(E. HUYTTENS, Discussions du Congrès national de Belgique, Bruxelles, Société typographique belge, Adolphe Wahlen et Cie, 1844, tome 3)
(page 407) (Présidence de M. Raikem, premier vice-président)
La foule des spectateurs est encore plus considérable qu’aux séances précédentes. (C., 5 juill.)
La séance est ouverte à midi. (P. V.)
Un des secrétaires, donne lecture du procès- verbal ; il est adopté (P. V.)
M. le vicomte Charles Vilain XIIII, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes :
Le conseil général des hospices de Bruxelles demande à être exempté du payement de l'emprunt.
Un grand nombre d'officiers de la garde civique de Liège protestent contre les propositions de la conférence.
Un grand nombre d'habitants de Charleroy expriment la même pensée.
M. Jumet Cattoir adresse des réflexions relatives au projet de loi sur les distilleries. (M. B., 5 juill., et P. V.)
Ces pièces sont renvoyées à la commission des pétitions. (P. V.)
M. Pirson – Je demande la parole pour un fait personnel. (Murmures.) On a parlé hier d'un commissaire de district de Dinant : ce commissaire, c’est moi. (Ah ! ah ! murmures d'impatience ; interruption.) (M. B., 5 juill.)
M. Charles de Brouckere – Je demande à faire une motion d'ordre. Messieurs, il est admis qu'un député peut répondre immédiatement à un fait personnel. Si M. Pirson n'était pas présent hier, lorsqu'on a fait l'allusion à laquelle il veut répondre, ce n'est pas la faute du congrès. Maintenant, c'est un fait consommé, il ne doit pas être permis de venir après coup y répondre en intervertissant l'ordre de nos discussions. (Appuyé !) (M. B., 5 juill.)
M. Pirson – Je n'insiste pas davantage, d'autant plus que les faits personnels sont à mépriser. (Murmures.) (M. B., 5 juill.)
M. le président – L'ordre du jour est la suite de la discussion sur les propositions de la conférence de Londres, sur la question préalable demandée par M. de Robaulx, et sur les propositions de MM. le baron Beyts et Van de Weyer. La parole est à M. Blargnies. (M. B., 5 juill., et P. V.)
M. Blargnies – Messieurs, après avoir solennellement protesté contre le morcellement du territoire, après avoir uni ma voix à celle de tous mes collègues pour repousser la possibilité de l'occupation de Maestricht par une garnison étrangère, après avoir entendu élire le prince de Saxe-Cobourg à la condition qu'il acceptât notre constitution, et par conséquent à la condition qu'il défendrait le Limbourg, le Luxembourg et la rive gauche de l'Escaut contre la Sainte-Alliance, je crois ne pouvoir consentir à la mise en délibération d'une proposition que le ministre des affaires étrangères lui-même confesse être une violation de notre pacte fondamental, un moyen de livrer à la Hollande une partie de la Belgique.
Les motifs de mon opinion sont que les dix-huit articles de l'ultimatum de Londres ne dérogent pas, et que même ils ne peuvent déroger aux bases du protocole de la conférence du 20 janvier.
Rappelez-vous, messieurs, que les protocoles n° 23 et 24, :du 10 et du 25 mai dernier, furent faits exprès pour nous apprendre que la Sainte-Alliance regarderait comme immuable les bases de la séparation de la Belgique avec la Hollande, ou les limites de la Belgique posées par elle dans le protocole-principe. La vaine promesse d'une négociation relative au trafic du Luxembourg y est glissée comme moyen de nous amener à (page 408) adhérer au protocole du 20 janvier. Toutefois, vu l'état des esprits en Belgique, ou plutôt par crainte de l'énergie que l'on supposait au congrès, on n'osa pas nous les notifier.
Les choses en étaient à ce point, quand les puissances résolurent de tourner une position qu'elles désespéraient d'emporter de vive force.
Ce soin fut confié à M. Ponsonby et à ses nombreux amis. Il nous fut insinué que le prince de Saxe-Cobourg aplanirait toutes les difficultés.
D'abord Léopold voulait que les questions de territoire fussent vidées avant son élection, et cela me parut sage ; le motif de cette détermination était avoué ; le prince, disait-on, répugnait à la guerre.
Moins de trois jours après, tout était changé ; l'élection pouvait, devait se faire immédiatement, sans délai ; Léopold accepterait avant la solution des questions vitales.
C'est que la conférence avait senti que jamais il ne serait élu si elle se plaçait dans la nécessité de nous assurer préalablement l'intégrité de notre territoire, ou, ce qui revient au même, de déroger au protocole du 20 janvier.
Arriva la lettre de lord Ponsonby à notre ministère, remplie de menaces et de leçons insultantes pour les représentants du peuple ; elle remplaçait la notification du protocole n° 23, que la peureuse conférence craignait de nous adresser officiellement ; elle nous leurrait d'un peu d'espoir, en nous outrageant jusqu'à nous parler de l'extinction du nom belge : cette pièce détermina l'élection.
La missive Ponsonby fut regardée par le roi Guillaume comme une atteinte au protocole-principe.
Le Foreign Office reçut les plaintes et les protestations du monarque hollandais, et celles-là, ayons le courage de le dire, étaient pleines de fermeté.
Aussi la conférence s'empressa-t-elle de désavouer la lettre et la conduite de lord Ponsonby, et il se trouva que le congrès belge avait nommé le prince Léopold sur la foi d'un diplomate subalterne qui avait agi en dehors de ses pouvoirs, et qui, sans doute, était d'avance destiné à être désavoué.
Encore une fois, la conférence venait de reconnaître que le protocole du 20 janvier réglait les limites de la Belgique, et constatait les droits de la Hollande.
Notre décret du 2 juin autorisa le gouvernement à ouvrir des négociations pour terminer toutes les questions territoriales, au moyen de sacrifices pécuniaires, et à faire au Foreing Office des offres formelles en ce sens.
Le même jour, fait bien digne de remarque, une résolution prise à l'unanimité des suffrages, décida que jamais nous ne recevrions de garnison étrangère à Maestricht. - Quantum mutatus ab illo ! ...
Enfin, par décret du 4 du même mois, Léopold fut nommé roi des Belges à la condition d'accepter la constitution telle qu'elle est décrétée par le congrès.
Des députés du congrès et des commissaires ministériels se rendirent à Londres.
Les commissaires ne purent même offrir nos sacrifices pécuniaires pour terminer les questions de territoire ; quelle en est la raison ? c'est que pareille tolérance aurait porté atteinte au protocole du 20 janvier, véritable victoire de la Sainte-Alliance sur la révolution belge ; c'est que le Foreign Office venait de rassurer le roi de Hollande contre un tel attentat.
La conférence voulut bien remettre à nos commissaires un paquet cacheté contenant dix-huit articles, dont elle exige l'acceptation intégrale par le congrès, à qui, pour cette fois, elle épargne le travail des amendements.
Ainsi il n'y a pas eu négociation avec le Foreign Office, qui, malgré l'élection du prince, malgré le patronage que nous pensions avoir acquis d’un royal avocat, continue sa marche et nous foule à ses pieds.
Le prince avait à accepter l'offre de la couronne belge, sous la condition du décret du 4 juin.
Cette condition, il ne pouvait s'y soumettre ; les dix-huit articles du dernier protocole de la conférence de Londres le lui défendaient.
Aussi, chose bien étonnante ! a-t-il accepté la donation sans la charge.
De bonne foi, est-ce là ce que nous avions entendu ?
Le prince l'a bien senti, et il a déclaré ne pouvoir se rendre au milieu de nous qu'après l'acceptation par le congrès de l'ultimatum du Foreign Office.
Je ne vois dans cette conduite qu'une acceptation diplomatique, que l'on pourrait au besoin faire considérer comme un refus.
La condition était d'accepter la constitution telle qu'elle est décrétée par le congrès national.
Pourquoi Léopold n'y a-t-il pas souscrit ?
Parce que les dix-huit articles que l'on nous impose sont dérogatoires à la constitution, attentatoires à l'intégrité du territoire défini par l'article premier de notre pacte fondamental.
(page 409) Ce prince, qui avait tous les moyens de pénétrer les intentions de la conférence, qui savait la teneur des nombreux protocoles qui ne nous sont point parvenus, et qui peut-être nous infligent des sacrifices et des dommages que nous ignorons, car nous marchons en aveugles et nous n'avons pas sondé tous les replis de la conférence ; ce prince, dis-je, a agi en connaissance de cause, et la forme de son acceptation est la preuve la plus irréfragable qu'il ne peut régner sur la Belgique des protocoles.
Par cela même il est démontré que l'ultimatum de la conférence ne déroge pas, dans son intention, aux bases essentielles du protocole du 20 janvier, et l'exécution nous le prouvera de reste, si nous les acceptons.
Il ne peut d'ailleurs en être autrement.
La conférence de Londres n'a, par aucun acte, déclaré rapporter un seul de ses protocoles, et ce point est décisif.
La Hollande a accepté sans réserves le protocole du 20 janvier.
Il reste donc décidé, pour les cinq puissances et pour la Hollande, que la Belgique n'a droit ni au Limbourg, ni au Luxembourg, ni à la rive gauche de l'Escaut.
Supposez maintenant que la Belgique adhère aux dernières propositions de Londres, et que la Hollande les rejette, la conférence restera liée à l’exécution du protocole du 20 janvier envers la Hollande ; et songez, messieurs, que c'est un engagement pris et confirmé à diverses reprises, à la face du monde, par les cinq grandes puissances envers le roi Guillaume.
Que si, malgré le protocole du 20 janvier, la Hollande acceptait les dix-huit propositions, c’est que leur exécution doit amener les mêmes résultats en sa faveur, c'est qu'on a résolu de nous tromper.
Pouvez-vous croire, messieurs, que la conférence, qui a désavoué son propre agent ; qui, pour rassurer le roi Guillaume, lui a répété que les bases du protocole du 20 janvier étaient sacrées pour elle, ait voulu les détruire par l'ultimatum qu'elle nous envoie ?
Je ne finirai pas sans dire que si le prince de Saxe-Cobourg ne regardait pas lui-même son acceptation comme un refus déguisé, je ne m'expliquerais pas sa conduite.
Il a été élu à une assez grande majorité, et c'est ce qu'il voulait.
Il sait que le principal motif politique de son élection était d'obtenir l'intégrité de notre territoire, de nous sauver des protocoles, en un mot d'avoir un chef qui pût accepter, et faire vivre notre constitution.
En n'acceptant pas la constitution telle qu'elle est, en soumettant son arrivée parmi nous à l'adoption de l'ultimatum du Foreign Office, il a remis en question et son élection et la majorité qu'il a obtenue ; il est certain, en effet, que tous ceux qui voteront contre le protocole seront censés avoir anéanti le suffrage qu'ils ont donné à Léopold ; de façon qu'en définitive l'élection pourra être rétractée par le fait.
Convaincu par moi-même et par les paroles du ministre des relations extérieures que l'ultimatum de la conférence est dérogatoire à la constitution, destructif des intérêts du pays, et attentatoire à l'honneur national, je proteste contre la mise en délibération des dix-huit propositions de la conférence de Londres ; convaincu qu'une nation qui veut être libre et indépendante ne peut se laisser imposer la neutralité ou l'impuissance par la Sainte-Alliance, je m'oppose à sa discussion.
Je ne veux pas que l'histoire dise un jour : « En 1831, quatre millions de Polonais pressés entre l'Autriche, la Prusse et la Russie, vainquirent le colosse du Nord, et quatre millions de Belges valeureux, placés dans la plus favorable des positions, furent, par leurs représentants, livrés aux protocoles de la conférence de Londres. » Je ne veux pas que l'histoire dise un jour : « Les Belges avaient vaincu et chassé un roi, ils préférèrent un roi à leur révolution. » Je ne veux pas que l'histoire dise un jour : « La révolution belge fut un mensonge. » (Applaudissements nombreux et prolongés.) (M. B., supp., 5 juill.)
M. le comte Félix de Mérode – Messieurs, on a beaucoup attaqué jusqu'ici le ministre des affaires étrangères ; on a essayé, peut-être a-t-on réussi, à le mettre en contradiction avec certaines assurances tranchantes, facilement émises à la tribune lorsqu'on improvise et qu'on répond à beaucoup d'objections diverses et imprévues.
Ces attaques, bien ou mal fondées, prouveraient seulement ce dont j'ai toujours été convaincu, savoir, que les ministres présents, passés ou futurs, pas plus que leurs contradicteurs, n'ont été, ne sont et ne seront jamais des hommes infaillibles, constamment, exactement dans la ligne du vrai. Elles m'ont appris que M. Lebeau avait eu tort de comparer la conférence à Walter Scott, rien d'ailleurs sur les intérêts du pays.
Dix-huit articles préliminaires de paix avec la Hollande ont été envoyés au ministre par la (page 410) conférence de Londres. Dois-je les rejeter ou les admettre ? voilà ce qui, dans les circonstances graves où nous sommes, a le droit de m'occuper exclusivement. Le désir de voter en pleine connaissance de cause m'engagerait donc à m'opposer à la question préalable. J'ajouterai que ce mode de rejeter les propositions qui vous ont été transmises de la part des grandes puissances me semble tout à fait nuisible aux affaires du peuple qui nous a confié ses destinées.
Ce n'est pas comme appartenant à cette partie de l'assemblée qui n'a pas adopté la détermination de rejeter les dix-huit articles que je combats la question préalable ; mais alors même que mon opinion serait irrévocablement fixée sur le refus des propositions, je m'abstiendrais encore de l'exprimer par une formule aussi ennemie de toute conciliation ultérieure.
Pour satisfaire un amour-propre exagéré, ne sacrifions point l'avenir de notre patrie. Prenons en considération ce peuple laborieux dont on parle si souvent dans cette enceinte, et que j'aime avec l'affection la plus sincère, non pour lui dire qu'il est souverain, inutile flatterie qui ne lui procure aucun bien-être et ne lui en donnera jamais, mais pour le préserver des maux dont il est trop cruellement accablé au milieu des tourmentes révolutionnaires et des guerres ruineuses qui réduisent le pauvre à la dernière indigence sans laisser même aux riches les moyens de la soulager.
Oui, messieurs, j'ai été témoin des pénibles souffrances qu'éprouvent les populations dont le sol sert de théâtre aux excursions, aux chocs des armées, et j'admire l'impassibilité, la tranquillité d'âme avec laquelle on parle sur ces bancs ou dans les bureaux où s'élaborent nos feuilles quotidiennes, de l'effusion du sang ; comme si les désastres qu'entraînent ces massacres où l'homme extermine régulièrement son semblable n'étaient qu'un jeu pareil aux batailles de nos théâtres.
Il est dans le monde un pays puissant, dont le peuple fut aussi déclaré souverain par des hommes qui exploitèrent habilement sadite souveraineté. Ce peuple, plus fort que nous, provoqué par des gouvernements absolus, et lancé d'abord dans une carrière victorieuse, où il nous entraîna bientôt nous-mêmes par la conquête, vit ses enfants et les nôtres décimés dans mille combats jusqu'aux extrémités de l'Europe.
Que lui resta-t-il de tant d'efforts ! la liberté ? Non, messieurs, le despotisme du sabre et le souvenir de trois millions de jeunes gens arrachés à leurs familles pour servir inutilement de chair à canon pendant vingt années consécutives. Ce ne sont point ces fruits amers que la nation belge doit recueillir de son affranchissement du joug de la Hollande ; il faut qu'elle obtienne une existence heureuse et libre ; il faut qu'une dette restreinte ne lui impose que le fardeau de tributs légers ; or, l'état actuel de nos finances est de nature à ne pas nous imposer des charges trop pesantes. Conservons cet avantage immense en évitant les frais d'un ruineux enthousiasme. Il est beau, il est dramatique d'exprimer des sentiments hardis et belliqueux, de déclarer que, quoi qu'il en coûte, on ne veut céder aucun village ; le rôle de la prudence qui calcule les événements et ne joue pas à l'aventure pour quelques-uns l'existence et l'avenir de tous, est moins poétique, moins chevaleresque, j'en conviens ; mais moins juste au fond, moins noble, moins consciencieux, surtout, messieurs, s'il est conforme aux grands intérêts de la liberté européenne, s’il contribue à la délivrance de quatre millions d'hommes qui jamais ne retrouveront les chances qu'un courage héroïque a su faire naître ? Sera-t-il indigne de la nation belge, ce rôle pacifique que nous désirons pour elle en ce moment.
On vous a dit, avec cette facilité légère qui dispense de tout examen sérieux, que c'était, de la part des Polonais, une erreur d'espérer de la fin de nos affaires, un résultat favorable à leur cause ; qu'ils étaient aussi les dupes de la diplomatie, dont l'accueil n'a cependant point encore dû les séduire jusqu'à ce jour.
On vous l'a assuré, messieurs ; mais quelle preuve a accompagné l'assertion ? Quant à moi, lorsqu'un honorable député, siégeant à Bruxelles, contredit sur leurs intérêts les plus importants les hommes chargés spécialement par la Pologne elle-même de les étudier à Paris et à Londres, centres des grandes relations de tout genre, je ne crois point manquer à un estimable collègue en déclarant que je n'hésite point à accorder plus de foi à l'opinion des Polonais qu'à la sienne : quels reproches, en effet, n'aurais-je pas à me faire de ne les avoir point écoutés ! Si mon erreur leur était fatale, quel regret d'avoir refusé le simple examen d'une question qui peut décider de leur sort !
Après m'être exprimé contre la question préalable mêlée au fond, en suite de la résolution que vous avez prise à cet égard, et à laquelle je n'ai point participé, pensant qu'il eût mieux valu faire précéder le débat définitif par un renvoi aux sections, j'entrerai dans quelques considérations ultérieures à l'égard de ces préliminaires de paix (page 411) soumis à votre sanction ou à votre rejet. La principale de mes objections contre le rejet sera l'adoption d'un plan politique à suivre, après avoir mis de côté celui qu'on nous offre, et qui consiste, selon moi, à faire préalablement certaines concessions, afin d'en obtenir de nos puissants contradicteurs, de les séparer, et, en tournant les difficultés au lieu de les aborder de front, finir, à l’aide du prince Léopold, par gagner, autant qu'il est possible, le but auquel nous tendons. Nier ne suffit pas lorsqu'on argumente ; il faut à des démonstrations équivoques en substituer de plus convaincantes ; je voudrais donc que les adversaires des dix-huit articles nous proposassent un plan de conduite avantageux à la nation belge, et je l'adopterais avec bonheur. Mais on ne me parle que de sièges, prises de villes, combats, victoires. Les blouses, sabres, fusils, canons, mortiers et autres meubles de cette nature sont fort beaux dans nos revues du Parc, ou dans la cour de l'ex-palais du prince d'Orange ; mais après en avoir usé largement, le peuple belge jouira-t-il de toutes les béatitudes qu'on nous promet ? .
Députés à Londres, n'ayant souvent rien à faire de mieux, nous avons visité les objets les plus intéressants de cette capitale et des environs : parmi les curiosités nous avons particulièrement remarqué l'arsenal de Woolwich, au bord de la Tamise ; et là, messieurs, que de réflexions se sont offertes à notre esprit ! Quoi qu'il en soit, on nous assure qu'à défaut de bonheur, l'honneur ne nous manquera pas. Je le veux ; mais je ne puis cependant m’empêcher de désirer vivement le bonheur de mon pays, et de croire que si la témérité commence les révolutions, elle ne parvient pas à les clore au bénéfice des peuples et de la liberté.
Avant l'invasion de l'Espagne sous Louis XVIII, on offrit aux cortès, il m'en souviendra longtemps, car j'ai toujours pris l'intérêt le plus vif à la cause du bon droit contre le despotisme et l'intolérance apostolique ou philosophique ; on offrit aux cortès de transiger avec elles au moyen de changements à leur constitution, que les membres de représentation nationale trouvaient eux-mêmes par l'expérience d'un libéralisme exagéré. L'honneur, cria-t-on tout d'abord, l'honneur ne permet point qu'on cède à de pareilles propositions qui viennent de l'étranger ; et la tribune parisienne d’applaudir, et les journaux et les chansonniers politiques de promettre aux constitutionnels d'Espagne la sympathie du soldat français et les plus beaux triomphes. Le brave et malheureux Riégo, livré par les mêmes Français, ignominieusement traîné au supplice des meurtriers et des voleurs, et la Péninsule héroïque rejetée à cent ans en arrière : tel fut le résultat de l'honneur aveugle qui prévalut en ce pays.
Oui, messieurs, l'honneur sans prévision est le fléau des peuples en mouvement ; hormis les cas de désespoir, il ne me guidera jamais. Or, je le demande, la Belgique est-elle si rigoureusement traitée, qu'elle doive abjurer toute prudence raisonnable et jouer hardiment son existence, l'ordre financier le plus prospère, l'heureuse et noble liberté dont elle peut éprouver les bienfaits sous un prince sage et généreux, parce qu'en la reconnaissant dans ses limites anciennes, on lui conteste encore quelques parties de territoire que la nature des choses lui rendra en grande partie presque nécessairement ? J'ai entendu hier avec attention et j'ai applaudi au discours de l'honorable M. Henri de Brouckere ; non, je n'ai point un cœur de marbre, messieurs, j'ai été ému ; cependant, n'a-t-il point exagéré les conséquences malheureuses du changement éventuel dont il a fait un si sombre tableau ? Je ne discuterai point sur ce fait. J'en tirerai seulement la conséquence que, comme membre du gouvernement provisoire, j'ai droit de me féliciter d'avoir contribué à la suspension d'armes et à l'armistice, sans lesquels la population du plat pays dans le Brabant septentrional eût été compromise, au même degré que les habitants de Venloo. Ah ! si vous vouliez les abandonner un jour, s'est écrié l'orateur aux sentiments duquel je rends hommage ; ah ! si vous vouliez les abandonner un jour, que ne les laissiez-vous en repos ? Messieurs, la reprise des hostilités entraînait nécessairement l'invasion du Brabant du nord. La paix nous eût forcés de le rendre à ses maîtres actuels, et que de bons citoyens eussent alors éprouvé les regrets de ceux que tous nos efforts ont tendu et tendent encore à préserver de la domination hollandaise ! Je le dis avec sincérité, ce motif et les dangers que courait la ville d'Anvers ont déterminé mon accession aux mesures proposées par MM. Cartwright et Bresson. Avouons-le, messieurs, depuis les premiers moments de notre révolution, nous marchons au milieu d'écueils si multipliés, qu'il était presque impossible d'éviter Charybde sans tomber dans Scylla. Soyons donc indulgents les uns pour les autres ; que la critique ne soit pas trop sévère envers ceux qui ont gouverné et gouvernent l'État au milieu de tant de difficultés. N'ayant point le talent et l'habitude de l'improvisation, et voulant vous adresser aujourd'hui quelques observations qui me paraissent essentielles, j'ai été forcé de renoncer au développement de beaucoup d'autres idées (page 412) qu'il me sera peut-être permis de vous exposer encore. Je dirai, en finissant, que j'ai entendu hier avec peine un orateur très honorable vous indiquer le projet de faire arborer de sa propre autorité le drapeau tricolore français sur les tours de Dinant. Peut-être ai-je donné lieu à ce projet d'un de nos collègues ; mais le mien, je dois vous le dire, en différait essentiellement : il consistait à proposer au congrès d'ordonner lui-même cette mesure, qu'il ne pouvait appartenir qu'à lui seul de décider, si les circonstances la rendaient nécessaire. J'ai trop bonne opinion de l'excellent esprit des Dinantois pour croire qu'ils consentent à s'isoler de leurs compatriotes belges, et à cesser d'obéir au pouvoir national pour reconnaître des ordres extra-légaux. (Très bien ! très bien !) (M. B., supp., 5 juill.)
M. Pirson – Je demande la parole pour un fait personnel. Messieurs, le préopinant vient de dire que j'avais dit que j'arborerais, à Dinant, le drapeau tricolore français ; je n'ai parlé ni de Dinant, ni du drapeau tricolore français. J'ai dit que j'arborerais, là où j'en aurais le droit, le drapeau de 1790 ; or, le drapeau de 1790 n'est pas le drapeau tricolore français. J'ai dit ce que j'avais le droit de dire, et je le maintiens. (M. B., 5 juill.)
M. Charles de Brouckere – Je dis avant-hier, messieurs, que, si les ministres nous avaient proposé l'acceptation des dix-huit articles de la conférence, qui nous sont présentés sous le nom de préliminaires, je les tiendrais pour traîtres au pays, parce que je considérais l'acceptation des propositions comme l'acceptation des protocoles, et, par conséquent, comme le déshonneur du pays, et l'anéantissement de la liberté dans toute l'Europe. Tenir un pareil langage, c'est dire assez, je pense, que je soutiendrai la question préalable, et que je suis prêt à déchirer ce que M. Van Snick a appelé la dernière page de notre révolution. Je commence par m'étonner que M. Van Snick, prenant sur lui la responsabilité d'un acte que n'avait pas osé faire le ministère, soit venu nous dire que son intention a été de nous soustraire pour jamais du joug hollandais, de répudier toute idée de conquête, et qu'il ait trouvé à propos d'assaisonner tout cela d'un traité de morale. Mais est-ce M. Van Snick qui a fait la révolution ? ou plutôt la révolution n'a-t-elle pas surpris l'honorable membre, comme beaucoup d'autres ? (Rumeurs.) Il était ici lors de la discussion de la constitution. Il a pris part à la discussion de l'article premier ; il a pris part aussi à l'élection du prince de Saxe-Cobourg, et si vous vous souvenez de ses paroles, elles étaient bien différentes du langage qu'il tient aujourd'hui. Si je m'attache ainsi aux paroles de l'honorable membre, c'est que je ne désespère pas de le voir revenir de son opinion, lui que, dans une matinée, j'ai vu tour à tour monarchiste et républicain. (Murmures.)
On nous dit, messieurs, que les propositions de la conférence ne sont pas des protocoles. Quoi ! ce ne sont pas des protocoles ? Faut-il répéter encore que protocole veut dire procès-verbal, en termes de diplomatie ? Tous les actes émanés de la conférence sont consignés dans des protocoles ou annexés aux protocoles. Les dix-huit articles sont donc ou un protocole ou une annexe. Voilà pour les mots. Passons à la chose. C'est, dit-on, de la part de la conférence, une proposition et non une décision, une médiation et non une intervention. Oui, une proposition qui n'est que l'explication du protocole du 20 janvier. Vous avez le droit de rejeter cette proposition, je le sais, mais alors les protocoles restent. Oh ! si la conférence vous avait dit : Notre rôle est changé ; nous reconnaissons que c'est à tort que nous voulions vous imposer les protocoles ; que c'était là une intervention à laquelle nous renonçons ; tout ce que nous avons fait antérieurement est nul ; nous devenons médiateurs entre la Hollande et vous ; voilà les propositions que nous faisons : oh ! alors nous pourrions examiner les propositions. Mais est-ce le langage qu'on tient à notre égard ? Non. On nous fait des propositions entées sur l'intervention : rejetez les propositions, et l'intervention reste. (Mouvement.)
On nous dit : Les propositions peuvent être acceptées sans violer la constitution. Mais je demande à ceux qui tiennent ce langage : Avez-vous le droit de céder une partie du territoire ? Avez-vous le droit de vendre vos frères ? Mais nous avons des enclaves qui faciliteront les échanges dont parlent les préliminaires. Nous avons des enclaves ! Avant d'en reconnaître aucune, je somme M. le ministre des affaires étrangères de dire si ses commissaires à Londres ont jamais osé parler aux membres de la conférence des enclaves que nous aurions en Hollande ; ou plutôt, si un des commissaires n’a pas dit qu'il eût été imprudent d'en parler, de crainte d'obtenir des explications défavorables, Que si le ministre des affaires étrangères répond : Oui, on s'en est expliqué, et la conférence a reconnu que nous avions des enclaves en Hollande ; alors je le prierai de m'expliquer les doutes qu'il a émis dans le comité général, et le mot peut-être échappé à un des commissaires... Quoi ! depuis trois mois vous êtes ministre, et vous ne connaissez pas les droits de la Belgique, et vous n'êtes pas fixé sur la question des enclaves ? Cependant, quand on (page 413) vous cite l'opinion de la conférence relativement à nos droits sur Maestricht, vous répondez : Oh ! la conférence n'est pas belge ; elle n'est pas obligée d’être fixée là-dessus. Eh bien, je répondrai pour vous, que nous n'aurons pas les enclaves qu'on promet ; vous n'avez aucun droit sur Berg-op-Zoom par exemple ; car les Hollandais, qui en possédaient d'abord la souveraineté, ont racheté la seigneurie après la paix de 1745. Vous nous parlé du comté de Cuyck, mais il est avéré que de temps immémorial il a appartenu à la maison de Nassau. Le reste des enclaves que nous pouvons avoir ne valut pas le quart de ce qu'on nous conteste dans le Limbourg.
(Ici l'orateur rappelle ce qui a été dit par un des commissaires du gouvernement, relativement à l’Oost-Frise donné par la France à la Hollande pour le marquisat de Berg-op-Zoom, par un traité de 1800, en échange de la rive gauche de l'Escaut, et il en prouve l'importance par des chiffres. Il ajoute : « Les enclaves, ou plutôt les prétendues enclaves, ne peuvent pas être comparées aux communes que nous voulons conserver, et dans la liste desquelles, par parenthèse, on en a oublié trois, formant ensemble une population de dix mille âmes. Interprétant les conditions dans le sens le plus favorable, elles nous mènent toujours à l’abandon, non de Venloo, mais du quart du Limbourg. Cependant la conférence insiste pour que les Hollandais restent provisoirement dans Maestricht ; les habitants du Limbourg savent par expérience que ces sortes de provisoire durent des siècles. Au surplus, la possession de Maestricht est d’un prix inappréciable pour la Hollande, qui ne vous la cédera jamais. Aussi vous flatte-t-on vainement de l'espoir de l'obtenir par les négociations. Que si nous étions obligés d'y renoncer, que nous importerait la possession des autres communes ? Que deviendrait notre commerce de transit ? En vain nous parle-t-on d'un chemin de fer de l’Escaut à Ruremonde ; chimère ! c'est Maestricht qu'il nous faut ; cette ville est aussi nécessaire à la prospérité de la Belgique que la Flandre zélandaise à sa sécurité. Ne vous attendez donc pas à des échanges ; mais en voudrait-on faire, je m'y opposerais, et ceux qui, comme M. Beyts, trouvent immoral le droit d'insurrection qui nous donne Venloo, et ceux qui trouvent immoral le droit de conquête, regarderont sans doute comme plus immoral encore l'échange des communes qui nous appartiennent, et qu'il faudrait livrer au joug
Après avoir réfuté quelques objections peu importantes, l'orateur arrive à la proposition de M. Van de Weyer. Cette proposition, dit-il, est pour moi de nul effet, parce qu'elle consacre un principe que je repousse. Je me souviens trop bien du protocole du 17 novembre. Le gouvernement a souscrit l'armistice, mais il n'a jamais souscrit aux conditions qui l'accompagnaient. Lorsqu'on a voulu faire des réclamations à cet égard, les puissances ont dit : Vous avez admis le principe, vous n'avez pas le droit de vous opposer aux conséquences. Je viens d'établir qu'on vous demande une cession. Avez-vous le droit de faire une cession de territoire ? L'article 68 de la constitution permet de faire des échanges par une loi. Mais vous, comment le feriez-vous, comme pouvoir législatif ? Vous ne le pouvez pas. Nous sommes sous une régence, dans un état provisoire, dans un cas extraordinaire et prévu par l'article 84 de la constitution. Et quelle excuse auriez-vous pour justifier un acte qu'on ne fait d'ordinaire que par force majeure ou de gré à gré. Vous ne le faites pas de gré à gré, car les habitants du Limbourg s'y opposent ; le cas de force majeure n'existe pas non plus, car vous êtes libres de refuser. Je ne raisonne ici qu'en vous considérant comme pouvoir législatif, et je vous démontre que vous ne pouvez pas conclure un échange en vertu de l'article 68. Le pourriez-vous comme pouvoir constituant ? Est-ce pour faire une Belgique qu'on vous a envoyés ici ? non, elle était faite sans vous (vif mouvement) ; si vous avez été envoyés ici, c'est pour constituer la Belgique, pour sanctionner l'alliance de toutes ses parties. Vous avez été envoyés par tous ceux qui faisaient partie de la Belgique après la révolution, et, parmi vos commettants, en est-il quelqu'un qui vous ait donné le droit de le vendre ou de l'échanger ? (Nouveau mouvement.) Si le Luxembourg n'était pas Belge, aucun des députés de cette province ne devait être reçu ; j'en dis autant des députés du Limbourg, car il n'en est pas un seul qui n'ait été envoyé ici par quelqu'une des communes que vous voudriez abandonner. Pouvez-vous maintenant vicier une élection que vous aviez reconnue bonne ? Non ; et si sous certains rapports on vous accordait que vous pouvez modifier la constitution, vous n'avez pas le droit de disposer de nos personnes ni de nos biens. Que si, en l'absence de tout autre pouvoir, vous invoquiez votre omnipotence, alors vous tombez dans le despotisme. Vous usez de la force ; mais alors chacun est en droit de s'opposer à vos actes par le même moyen. Que diriez-vous alors contre celui qui arborerait le drapeau tricolore français dans les treize cantons qui appartenaient à la France et qu'on ne vous cède pas ? car remarquez que si (page 414) les dix-huit articles portent que la Hollande reprendra ses limites de 1790, et que la Belgique aura tout le reste de ce qui formait le royaume des Pays-Bas en 1815, on ne dit rien des treize cantons qui n'ont été joints à la Belgique que postérieurement à la formation du royaume. L'homme du traité de Vienne est aussi celui des protocoles. Croyez-vous que celui qui arborerait le drapeau tricolore français dans ces treize cantons n'userait pas d'un droit ? Croyez-vous que celui qui arborerait le drapeau orange dans le Limbourg n'aurait pas raison de le faire ? Je le déclare, oui, moi habitant du Limbourg, j'irai dire aux habitants de ces communes : On veut vous démembrer, la Belgique ne vous veut pas, vous serez séparés, morcelés ; mais votre intérêt est d'être réunis à vos frères et de redevenir Hollandais plutôt que d'être fractionnés. Souvenez-vous de 1790 : vous n'aviez aucun débouché pour votre commerce, vos bruyères étaient incultes, vous étiez pauvres parce que vous étiez morcelés. Depuis 1815, les routes, les canaux qui traversent vos contrées vous ont donné un commerce ; vos bruyères sont devenues fertiles, parce que vous faisiez un tout compacte. Divisés, le père deviendra étranger à son fils, le frère à son frère, parce qu'ils seront séparés d'un quart de lieue. Ne vaut-il pas mieux que vous soyez réunis et riches, que d'avoir la liberté de la presse, vous, habitants de la campagne, qui ne lisez jamais les journaux ? et la liberté d'enseignement, quand d'ailleurs vos écoles ne manquaient pas de certaine liberté ? Ne vaut-il pas mieux que vous soyez réunis, que de vous voir à tout instant arrêtés par des lignes de douanes, fouillés, visités, vexés, humiliés à tous les quarts d'heure ? Oui, messieurs si ce pays était menacé de votre abandon, je tiendrais ce langage à ceux que je regarde comme mes frères, et si, pour les rapatrier avec le roi Guillaume, il fallait un holocauste, j'irais m'offrir... (Bien ! très bien ! Mouvement prolongé. )
Mais, dit-on, ce sont des ambitieux ou des réunionistes qui s'efforcent de faire échouer la combinaison qui doit nous sauver. Des ambitieux ! j'en appelle à M. Lebeau lui-même. Était-ce par ambition que j'acceptai le commandement de Liége, quand tant d'autres se casaient ? Était-ce par ambition que je donnai ma démission de colonel en devenant ministre, quand d'autres se ménageaient des retraites ? Je n'en dirai pas davantage sur ce point : quand on est ministre et qu'on a un journal officiel pour organe, on doit songer à ce que l'on dit.
Nous sommes des réunionistes. Des réunionistes ! ceux qui ont voté pour le duc de Nemours des réunionistes ! Non, nous avons voté pour le duc de Nemours parce que nous croyions que, pour éviter la réunion à la France, il fallait nous rapprocher d'elle le plus possible. Le meilleur moyen de rendre cette réunion inévitable, c’est d'accepter les propositions de la conférence.
Je dirai ici ma pensée tout entière. Je n'étais pas éloigné de l'élection du prince de Sace-Cobourg, je la désirais même si elle avait pu être faite sans porter atteinte à la constitution, et cependant je ne pouvais me dissimuler que ce choix serait hostile à la France. Je dis à la France, messieurs, et pas au ministère français ni aux hommes rétrogrades, mais aux hommes de juillet et aux hommes du mouvement. Cette élection, appuyée sur la constitution et sur l'intégrité du territoire, pouvait nous donner assez de force pour éviter la réunion. Les hommes éclairés de tous les pays ne songent plus aux idées étroites d'agrandissement par les conquêtes alors qu'elles germent aux dépens de la liberté. Le premier besoin des peuples est la plus grande somme de liberté compatible avec l'ordre public, et l'extension du pouvoir populaire et national ; sous ce rapport nous sommes plus avancés que tous les autres peuples de l'Europe ; la réunion à la France lui enlèverait un point de comparaison utile pour le perfectionnement de ses institutions. Aussi les hommes éclairés en France n'en veulent pas plus que nous. Mais si vous nous mutilez, si vous nous paralysez, en nous morcelant dans nos ressources industrielles, alors tous les intérêts matériels se trouveront lésés, vous rendrez inévitable la réunion à la France.
Aujourd'hui, messieurs, on nous propose de violer les articles 1 et 68 de la constitution, qui donnent au roi le droit de paix et de guerre. Qu’est en effet le droit de paix et de guerre pour un Etat neutre, sinon une dérision ? Le roi arrivera ; il vous dira qu'il n'a pas assez de pouvoir, et qu’il doit nommer des sénateurs ; il faudra faire un changement ; non que j'y répugne pour ma part, mais de changement en changement, nous arriverons à la charte française. Alors on fera oublier à la France ses humiliations par la conquête, on vous absorbera, car elle vous trouvera tout préparés pour cela. Au contraire, si vous vous constituez sans faiblesse, vous aurez force et union, vos efforts en amèneront d'autres, et de proche en proche, la liberté s'établira dans toute l'Europe.
Mais, dit-on, la Pologne a besoin que nous nous constituions sans retard. Nous constituer maintenant, c'est prêter vie au ministère du juste milieu en France, c'est préparer pour la Pologne un abandon aussi lâche que celui de l'Italie. Oh ! (page 415) dit-on, unissons le Lion belge à l'Aigle blanc ; portons secours aux Polonais, allons cimenter cette alliance des deux peuples sur les bords de la Vistule. Mais, qui êtes-vous, pour vous joindre aux Polonais et pour les secourir ? Est-ce la pitié qui vous fera agir ; mais ce sentiment est le partage des femmes, et vous êtes neutres, c'est-à-dire hermaphrodites ; est-ce les armes à la main que vous aiderez vos frères ? les armes sont faites pour être maniées par des hommes, et vous êtes hermaphrodites ! (Sensation. )
La guerre générale est inévitable ; je l'ai dit et je le répète, et ce n'est pas pour la première fois. Vaut-il mieux la guerre avant d'être constitués, ou nous constituer avant la guerre. Mais qu'aurons-nous de plus pour faire la guerre en ayant un roi ? Nous apportera-t-il un général d'armée ? non ; mais vous serez morcelés si vous vous soumettez aux conditions qu'il met à son arrivée parmi nous ; et quand la Belgique sera châtrée, je vous le demande, les habitants du Limbourg auront-ils un grand empressement à vous aider à faire la guerre quand ils vous auront vu abandonner le quart de frères ? Si vous craignez la guerre, pourquoi ne conserveriez-vous pas le statu quo en attendant, pour vous constituer, un moment plus opportun ? Vous en êtes bien les maîtres. Mais l'anarchie, dit-on. Je vous le demande, est-ce par le refus que vous aurez l'anarchie, ou par l'acceptation ? Je n'ai pas vu M. le régent depuis l'arrivée des commissaires de Londres, mais croyez-vous qu’immédiatement après l'acceptation des protocoles, il ne viendra pas ici déposer ses pouvoirs ? Il le fera, soyez-en certains. Qui vous gouvernera en attendant que vous ayez un roi ? Personne. Je le dis donc, l'anarchie suivra immédiatement l'adoption des dix-huit articles. (Des bravos prolongés et des applaudissements unanimes partent de la tribune publique : il s' y mêle quelques cris : Aux armes !) (M. B., supp. 5 juill.)
M. le président rappelle, par une courte allocution, les tribunes au silence. (M. B., supp., 5 juill.)
M. Lebeau, ministre des affaires étrangères – Messieurs, l'honorable député qui descend de la tribune, et à la loyauté duquel je me plais à rendre hommage, m'a adressé diverses interpellations que je ne dois pas laisser sans réponse. D’abord il a dit qu'il aurait considéré les ministres comme traîtres au pays s'ils avaient proposé l’acceptation des articles de la conférence. Je dirai à cette première accusation qu'on a prodigué souvent les qualifications de traîtres aux hommes du pouvoir, et quelque bien connu que soit le patriotisme du préopinant, alors qu'il administrait le trésor public avec cette rigide probité que je me plais à lui reconnaître, on ne lui a pas épargné cette qualification. Que prouvent donc ces accusations qu'il est si facile de se renvoyer ? Rien. Elles ne servent qu'à déconsidérer d'honorables députés aux yeux du public, devant lequel on ne devrait rien dire qui pût porter atteinte à la considération du gouvernement sous lequel nous vivons.
On a demandé si les commissaires à Londres avaient osé parler des enclaves. Eh bien, oui, j'affirme qu'il en a été parlé, mais avec la circonspection que demandent les négociations diplomatiques, et sur ce point, nous pouvons dire qu'il y a dans la conférence des hommes d'État qui sont parfaitement fixés. Mais quoi ! dit-on, il y a trois mois que vous êtes ministre, et vous ne savez pas encore quels sont les vrais droits de la Belgique sur les enclaves ? Mais si l'on vous prouve dans la discussion que vous êtes vous-même tombé dans l'erreur relativement à ces enclaves, que répondrez-vous ? Il y a trois mois que vous êtes ministre et vous ne savez rien sur les enclaves ! Eh bien, non, je l'ai dit et je le répète, nous ne devions rien connaître à cet égard. Qu'était en effet la connaissance des enclaves ? la question des protocoles, et leur reconnaissance ; or la constitution elle-même nous défendait de nous enquérir des enclaves, et si nous venions aujourd'hui vous faire un cours diplomatique à ce sujet, vous nous diriez : Vous aviez donc depuis trois mois prévu la séparation, et vous vous y étiez préparés. Messieurs, eussions-nous voulu le faire, cela ne nous eût pas été possible. Il faudrait voir toutes les pièces qui sont relatives à ces questions, et avoir accès dans les archives de la Hollande, pour acquérir les connaissances nécessaires pour les bien traiter. Il faut négocier. Ainsi nous n'avons pu et nous ne pouvons donner de détails précis ; il serait donc téméraire à nous d'aller au delà d’une opinion. Quand un jurisconsulte a bien examiné les pièces d'un procès, il peut dire : J'ai la conviction que ce procès sera gagné ; mais il n'aura pas la témérité d'en répondre ; à plus forte raison, s'il n'avait sur le procès que des notions et des renseignements imparfaits.
Je dois répondre encore à l'allusion qui a été faite à un journal qui sert d'organe au gouvernement. Je ne pensais pas, messieurs, qu'alors que le préopinant voit que tous les jours certains journaux traitent les ministres de lâches, de parjures, d'infâmes, je ne pensais pas, dis-je, qu'on s'arrêtât à un article du Courrier de la Meuse, journal dont la loyauté est connue et qui était à la tête de (page 416) l'union catholique, article qui parle d'hommes qui poussent à l'anarchie. Mais je le demande au préopinant, y a-t-il des hommes qui poussent à l'anarchie ? oui. Mais sont-ils dans le congrès ? non. Mais au dehors il y a des hommes qui ne veulent pas que la Belgique se constitue ; l'écume de la France a débordé sur la Belgique, et tous les jours ne travaillent-ils pas à réaliser leurs projets ? C'est à ces hommes-là que s'adresse l'article du Courrier de la Meuse, et non à des hommes qui peuvent voir les choses autrement que nous, mais qui n'en sont pas moins des hommes honorables et d'excellents patriotes. (I., 5 juill.)
M. le baron de Leuze – Messieurs, les préliminaires de paix présentés par la conférence de Londres me paraissent justes, mais s'ils ne l'étaient qu'à demi, je dirais encore : Il faut les accepter ; il y a nécessité, et pour en être persuadé, il suffit de regarder autour de soi : ici l'anarchie, là des armées formidables, et avec elles, la peste ! (Rire.) Voulez-vous éviter tous ces maux ? dites : J'accepte ! Alors le roi vient, les ennemis de l'intérieur prennent la fuite, et vous aurez fait un pont d'or pour tous deux. C'est en vain qu'on voudrait devenir Français, ou s'appuyer sur l'espoir d'un nouveau bouleversement en France ; les Français veulent la paix, et ne veulent pas de nous. Deux millions d'hommes y sont armés pour maintenir l'ordre, et si malheureusement ils n'étaient pas assez forts, quelques espérances républicaines seraient comblées : oui, nous aurions l'anarchie et la guerre ; mais deux années ne seraient pas écoulées que vous auriez tout perdu, vos trésors, vos enfants et le fruit de vos victoires, l'indépendance et la liberté ! Qui viola les lois de l'assemblée constituante de France et profita des victoires de la Bastille et de Jemmapes ? la terreur ! Qui s'empara des triomphes de Pichegru et de Moreau ? le despotisme ! Que devint la France ? ce qu'elle était au point du départ. Mais que fit-elle en route ? le malheur du monde et le sien. Ne parcourons pas le même cercle ; arrêtons-nous, puisque nous avons indépendance et liberté.
Nous sommes les enfants des plus braves soldats de César, mais nous ne pouvons nous vanter d’avoir plus de valeur que les Français. Eh bien, pour avoir la paix, n'ont-ils pas sacrifié 80,000,000 de francs, des forteresses, et leur général, le dieu qu'ils adorent encore, quoiqu'en repos enfin sous un rocher ? Cependant la France n'est pas déshonorée pour avoir fait cette paix ; elle ne l'est pas non plus pour avoir abandonné les peuples qu'elle souleva. Mais n'importe, dit-on ; nous sommes sûrs d'obtenir tout ce que nous voulons ; usons seulement de la fermeté et de la persévérance. En vérité, messieurs, nous voulons toujours davantage, ou plutôt nous semblons dire aux grandes puissances : Donnez-nous cela, ou bien nous allons vous brûler ! Persévérons, oui, mais dans ce qui est juste. Mais parce que la terre de mon voisin me convient, dois-je la prendre, puis-je la conserver ? irai-je, à cette fin, commencer un procès ruineux pour ma famille ? D'un autre côté, si on me la laissait, je craindrais quelque piège, je craindrais le provisoire. Croyez-vous que les Français ne demanderont pas les forteresses qu'ils ont abandonnées en 1815 ? leur ferez-vous la guerre pour conserver Philippeville ? Moi, je la leur rendrais dès aujourd'hui. Demain je rendrais Venloo.(Murmures.) Je ne veux pas du bien des autres ; et quand je le voudrais, pourrais-je le garder ? Non, les seuls traités durables sont ceux fondés, non sur la force, mais sur la justice. Et pour exemple, voyez ce que sont devenus ceux conclus depuis trente ans ; et pour exemple encore, que feriez-vous si la Hollande révolutionnaire venait à réclamer Venloo ? il faudrait le lui rendre. C’est pourquoi je rejette tout amendement tendant à le conserver ou à obtenir ce que nous n'avions pas en 1790 ; et je les rejette encore, parce qu'ils me paraissent devoir reculer la fin de nos affaires, et être une pomme de discorde, non seulement pour aujourd'hui, mais pour toujours. C'est une erreur de penser qu'une restauration soit toujours tyrannique. Quand elle arrive à la suite d'un traité, elle ne l'est jamais ; au contraire elle cherche à gagner (page 417) ses ennemis, et ce sont eux ordinairement qui obtiennent toutes les faveurs. Il faut regretter les amis, les frères dont peut-être nous devrons nous séparer, mais non dans l'idée qu'ils seront malheureux et exposés aux vengeances d'un tyran ; il n’y aura plus de tyrans. Ce n'est plus l'épée de Damoclès qui menace leurs têtes, c'est la foudre ! ils le savent : désormais, sur quelque terre qu'on vive, les rois devront y gouverner avec des formes constitutionnelles représentatives. Alors, que ces hommes s'appellent Belges, Hollandais, Anglais ou Français, ils seront également heureux. Je ne doute pas de ce résultat ; mais enfin, s'il pouvait devenir contraire, ne faudrait-il pas encore sacrifier une partie pour sauver le tout ? Qui ne se fait couper bras et jambes pour sauver sa vie ? Ce qu'on nous demande n'est que le petit doigt. En effet, c’est le prix du Luxembourg. C'est la seule injustice dont nous puissions raisonnablement nous plaindre. Mais il y a plus que le petit doigt, dira-t-on encore, c'est l'honneur national ! A cela, je vous renverrai aux lumineuses explications de l’honorable M. Beyts. Quant à moi, j'avouerai que je sais plus que répondre, car si deux ou cents habitants de Venloo nous disent : Vous ne pouvez pas nous abandonner sans vous déshonorer, il est évident qu'il faut que toute l'Europe prenne les armes. La guerre est le seul moyen d'en finir ; avec la guerre tout le monde sera content ; c’est une des grandes découvertes de ce siècle. Etes-vous malheureux, faites la guerre ! avez-vous faim, soif, faites la guerre ! Autrefois le médecin disait au malade : Prenez des pilules ; aujourd'hui il lui dira : Faites la guerre ! La guerre enfin est un remède universel ! (Ces derniers mots excitent les clameurs, les sifflets et les huées de la tribune publique. Il se fait un tel tumulte dans cette tribune, que plusieurs députés se lèvent spontanément pour en demander l'évacuation.) (M. B., 5 juill.)
M. Van de Weyer, au milieu du bruit – Messieurs, je ne partage pas l'opinion du préopinant, et c’est précisément pour cela que je prends la parole pour réclamer de la nation qui nous écoute le respect qu'elle doit à ses représentants. Nous délibérons ici à la face de l'Europe entière, et il serait dit que les véritables députés de la nation ne seraient pas ici, mais dans les tribunes publiques ! ce seraient les tribunes qui délibéreraient et non pas le congrès national ! Non, il n’en sera pas ainsi. J'adjure les citoyens des tribunes de ne pas renouveler ce tumulte indécent, et j'adjure M. le président, si le bruit se renouvelle, d'user des moyens que la loi lui donne pour faire respecter l'assemblée. (M. B., 5 juill.)
M. Charles Rogier – J'ai demandé la parole pour appuyer M. Van de Weyer, et pour prier M. le président de lire l'article 40 du règlement, qui garantit la liberté de nos délibérations et l'indépendance et la dignité du congrès, et d'en faire l'application immédiate. Je suis grand partisan des hommes du peuple ; j'ai été le premier, lors de notre révolution, à revêtir la blouse nationale ; mais quand je vois cette blouse, pour laquelle à la fin on pousse la vénération trop loin, revêtir des hommes qui viennent ici vociférer des cris de mort contre les représentants de la nation, je les renie. Jusqu'à présent je me suis tu devant les applaudissements, j'en laisse l'honneur ou la responsabilité à ceux qui les provoquent ; mais je déclare que si la moindre huée, le moindre murmure, le moindre sifflet se fait entendre, je me regarderai comme placé sous une influence déshonorante, et je quitterai la salle à l'instant. (Bravo ! bravo !) (M. B., 5 juill.)
M. le président – Article 40. « Pendant tout le cours de la séance, les personnes placées dans les tribunes se tiennent découvertes et en silence.
« Toute personne qui donne des marques d'approbation ou d'improbation est sur-le-champ exclue des tribunes par ordre du président.
« Tout individu qui trouble les délibérations est traduit sans délai, s'il y a lieu, devant l'autorité compétente. »
J'invite les citoyens des tribunes à se découvrir et à observer le plus profond silence. Sinon, d'après les pouvoirs que me confère le règlement, je serai obligé de les faire exclure des tribunes. Après ce qui vient de se passer, si pareil tumulte se renouvelait, je serais taxé de lâcheté par l'assemblée si je ne faisais exécuter le règlement. Les tribunes seront évacuées où je quitterai le fauteuil le président.
- La parole est continuée à M. de Leuze. (M. B., 5 juill.)
M. le baron de Leuze, continuant – Cependant, messieurs, je vous conseille d'en appeler à votre neutralité, car la guerre pourrait aussi tout engloutir, et jusqu'à l'honneur même, dont on parle tant. Oui, messieurs, notre honneur pourrait être compromis ; la guerre pourrait nous livrer pieds et poings liés et la corde au cou à nos ennemis. Impossible, dira-t-on. Messieurs, il n'y rien d'impossible au sort des armes ! Le czar aussi méprisait ses ennemis, il croyait ses armées invincibles : elles ont été vaincues. Ne méprisons pas nos ennemis, ils furent braves un tel jour ! (page 418) Insatiables joueurs, dirai-je aux partisans de la guerre, n'avez-vous pas assez gagné ? Plus que vous ne pouviez espérer. Que voulez-vous encore ? Peut-être allez-vous perdre tout. Moi aussi j'ai beaucoup gagné, je suis libre, mais je suis content. Je m'arrête : quel est le plus sage ? Des préliminaires acceptables de paix sont présentés ; qu'avez-vous de mieux à nous offrir ? La guerre ! Et après la guerre que ferez-vous ? Nous nous reposerons sur nos lauriers. Eh bien, faites ce que disait à son maître un ministre sage, le modèle des nôtres, reposez-vous dès aujourd'hui ! Il faut en convenir, messieurs, nous sommes bien heureux, plus heureux que sages, peut-être ; mais soyons-le assez pour savoir profiter de notre bonheur. Assurons d'un seul mot nos grandes destinées ; jouissons des fruits de la plus belle des révolutions, belle, exemplaire révolution, parce qu'on n'y dressa jamais d'échafauds, et c'est pour cela, sans doute, que Dieu la protège : gloire à lui, au congrès, au régent, et surtout au gouvernement provisoire, qui régna par droit divin, et sut imprimer à la révolution son saint et bienfaisant caractère. Disons-le donc, le mot heureux qu'attend toute la nation, et retournons ensuite, la joie dans le cœur comme celui qui fit le bien, dire à nos commettants : Citoyens, votre révolution est accomplie, vous êtes indépendants, vous êtes libres !
J'espère qu'ils me répondront : Vous étiez du congrès, vous avez sauvé vos frères ! (M. B., 5 juill.)
M. Jottrand – Messieurs, je me proposais de traiter la question préalable, qui a pour objet de faire décider par l'assemblée qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur les propositions de la conférence ; mais d'autres orateurs qui m'ont précédé ont traité la question beaucoup plus convenablement et mieux que je ne pourrais le faire. J'abandonnerai donc la question des intérêts moraux pour ne traiter que la question des intérêts matériels, et j'aborderai le fond sans traiter la question préalable, me contentant de dire que je suis de ceux qui veulent maintenir la constitution telle que nous l'avons décrétée ; je suis de ceux qui ne veulent pas revenir sur un acte solennel du congrès, je veux dire la protestation contre le protocole du 20 janvier ; je suis de ceux enfin qui veulent la révolution avec tous ses résultats et la constitution pour ce qu'elle vaut : c'est assez en dire pour prouver que je voterai pour la question préalable.
Ceux qui ont accueilli ou qui se proposaient d'accueillir les propositions de la conférence ont, à mon gré, bien mal expliqué la nature de ces propositions. On a dit que les dix-huit articles n'étaient pas un protocole. C'est hasarder beaucoup que de tenir un pareil langage, lorsque d’ailleurs il est si facile de prouver que les protocoles et les dix-huit articles, sont absolument identiques. J'admettrai, si l'on veut, que nous avons des propositions de la part de la conférence ; mais on m'accordera aussi, je l'espère, que nous devons les accepter sous peine de retomber dans les protocoles, car rien ne prouve que la conférence y ait renoncé. Au fond, on a dit que l'article 6 était le seul qu'il fallait repousser ; mais je soutiens que tous doivent l'être ; car, même admettant que l’article relatif à la dette fût bon au fond, il ne vaut rien dans la forme.
On a dit que le Luxembourg, qu'on nous déniait d'abord, nous est maintenant accordé ; c'est ce que je nie, et j'ai à cœur de démontrer que nous ne pouvons admettre les propositions de la conférence sur ce point sans nous jeter dans les difficultés les plus graves. En effet, consentir à ce que cette question soit traitée comme une question étrangère à nos limites, c'est reconnaître d’un premier abord que le Luxembourg ne nous appartient pas : c'est une chose évidente d'après les propositions, et quand viendra le temps d'établir le contraire et de prouver nos droits, la question sera des plus litigieuses. (L'orateur lit l'article 3 des propositions, et établit que tout se réduit au statu quo et aux bons offices qu'emploiera la conférence pour faire obtenir le Luxembourg). Voilà, dit-il, quel est le résultat qu'on se propose, et voilà tout ce qu'on nous promet : des bons offices pour tâcher de nous faire obtenir le Luxembourg : mais que devient cet article quand on l'examine avec toutes ses relations antérieures ? Le protocole du 20 janvier a reconnu au roi Guillaume ses droits sur le Luxembourg, et déjà, quand il s’est plaint de la lettre de lord Ponsonby, le roi Guillaume s'est prévalu de cette circonstance et a déclaré que le Grand-Duché était inappréciable pour lui et pour sa famille. Espère-t-on de bonne foi qu'après cette déclaration le roi de Hollande cédera ? Mais, dit-on, les puissances maintiendront le statu quo. Mais de qui dépend le statu quo ? de la confédération germanique et du roi de Hollande. Je vois bien que les puissances promettent leurs bons offices pour le maintenir ; mais il faut plus, il faut que le roi Guillaume veuille négocier et que la confédération germanique ne bouge pas, ce que personne ne nous garantit. De tout cela il suit que le Luxembourg n'est pas reconnu nous appartenir, mais qu'on vous permet d'espérer qu’il pourra vous appartenir. Je déclare, moi, que je (page 419) ne veux pas risquer de reconnaître qu'il ne nous appartient pas, pour les éventualités que nous promet la conférence ; mais je vais plus loin, et j’envisage la question sous un autre point de vue. La révolution que nous avons faite avec le Luxembourg a fait pour nous de cette question une question d'honneur. Si aujourd'hui les députés du Luxembourg consentaient aux articles de la conférence, ils reconnaîtraient qu'ils ne sont pas Belges. Alors la question d'honneur disparaît, et, je le déclare, lorsqu'il s'agirait de donner pour le Grand-Duché une indemnité pécuniaire, je ne voudrais pas donner une obole pour une province dont je ne serais pas certain que les habitants voulussent faire partie de la Belgique, puisque leurs représentants auraient renié le nom belge et voté pour la séparation. Je le demande maintenant, est-il quelqu'un dans cette assemblée qui pense que ce soit seulement un litige que le prince de Saxe-Cobourg nous assure ? non. Mais je vais plus loin, voulez-vous que je vous démontre que le prince de Saxe-Cobourg n'a pas besoin de prendre notre avis sur le Luxembourg ? la chose est facile. On a fait du Luxembourg une question à part, une question en dehors des questions de limites et par conséquent en dehors de la constitution ; eh bien, le prince de Saxe-Cobourg, viendra vous dire : J'ai abandonné le Luxembourg, c'est une question qui me regardait seul avec le roi de Hollande ; votre compétence n'allait pas jusque-là, c'était en dehors de vos limites. Par toutes ces considérations, vous paraît-il encore que cette question soit décidée en notre faveur ? et notre honneur national n'est-il pas blessé de ce côté comme il l'est du côté de Venloo ?
J’en viens, messieurs, à la question du Limbourg et je l'examinerai toujours sous le rapport des intérêts matériels. La question du Limbourg, dit-on, peut être facilement résolue si nous avons des enclaves à donner à la Hollande en compensation. Je répondrai d'abord à ce qu'a dit M. le ministre des affaires étrangères, que nous n'avons pas les titres nécessaires pour être fixés sur ces questions. Il fait la comparaison d'un avocat qui a besoin, pour donner son opinion, de bien connaître les pièces d'un procès ; mais ici toutes les pièces du procès sont publiques : les questions d’enclaves ont été décidées par des traités qui sont des documents historiques à la connaissance de tout le monde. Il n'y aurait donc pas de témérité à dire son opinion, car toutes les pièces sont connues.
Ici l’orateur soutient que la Hollande ne cédera jamais Maestricht ni Venloo, qui sont des points militaires et commerciaux tout à la fois ; elle aimera mieux conserver les enclaves sans faire d'échange, car elle a supporté cet état de choses pendant deux siècles, et elle est assurée par là d'attirer chez elle tout ce que la, nature a donné d'avantages à la Belgique sous les rapports commerciaux. Il établit ensuite que la Belgique n'avait en 1790 aucun droit, si ce n'est un vain droit seigneurial.
Après avoir examiné la question sous le rapport des intérêts matériels, l’orateur ajoute : Il est un autre intérêt sous le rapport duquel il faut encore traiter la question, je veux parler de l'intérêt moral. On parle d'admettre les préliminaires de la conférence : je suppose que nous les ayons admis. Le prince de Saxe-Cobourg arrivera parmi nous. Il trouvera une partie de la nation qui, par fatigue, l'accueillera avec quelque empressement ; mais il est des partis différents et nombreux qui ne l'accepteront jamais pour roi, de bonne foi, parce qu'ils ne veulent pas que la Belgique soit indépendante, et ces partis conserveront toujours l'arrière-pensée de le renverser. Le prince aura contre lui des partis qui se serviront, pour l'abattre, des principes de la révolution même. Je les vois dire au soldat et au peuple : « Vous étiez Belges par votre volonté, vous ne l'êtes plus. C'est par fatigue que votre représentation nationale a accepté ce que d'abord elle avait rejeté ; » et l'on fera tout ce qu'il sera possible de faire pour détruire ce que vous aurez voulu édifier. Je laisse de côté l'intérêt du parti de la réunion à la France, et vous savez cependant que ce parti n'est pas sans quelque vigueur. Le parti orangiste, je me sers de ce mot parce qu'il exprime mieux ma pensée et la fait mieux comprendre, le parti orangiste est plus fort que l'autre, parce qu'il s'appuie sur des intérêts matériels mieux raisonnés. Le siége de ce parti est dans deux ou trois villes où les intérêts matériels sont prépondérants. Ces villes demandent aujourd'hui le prince de Saxe-Cobourg, mais ce n'est que comme un moyen d'éviter une guerre imminente. Anvers veut préserver ses toits des bombes de Chassé ; mais une fois ce danger passé, et au souvenir de la prospérité dont elle jouissait sous le règne des Nassau, croyez-vous que cette ville le soutienne encore longtemps ? non. Sur qui s'appuiera donc le prince de Saxe-Cobourg ? Sur le parti catholique indépendant. Sur le parti catholique ? mais d'abord j'admets que nous ayons tous beaucoup de raison et de bon sens ; pensez-vous cependant qu'il ne pourra pas arriver bientôt que l'on demandera au prince : Pourquoi vous, prince protestant, êtes-vous sur le trône d'un pays (page 420) éminemment catholique ? J'y suis, répondrait le prince si cela était vrai, parce que je vous ai apporté en dot votre indépendance et l'intégrité de votre territoire. Mais si cela n’est pas vrai, il ne pourra plus faire cette réponse, et alors que devient-il ?
S'appuiera-t-il sur le parti indépendant ? Mais ce parti, qui paralyse actuellement les menées des partis français et orangiste, ne soutiendra jamais celui qui viendrait contre le principe de la révolution belge. Il s'appuiera donc sur la partie la moins prévoyante et la moins forte de la nation, et il sera tout étonné, au bout de quelques mois de n'avoir pour soutiens que les fonctionnaires publics et quelques courtisans dont il aura satisfait la vanité. Indépendamment de ces embarras, ajoutez les menées de la France et de la Hollande, et jugez si la position du prince sera brillante. Pour moi, c'est comme partisan exclusif et absolu de l'indépendance belge, ayant d'ailleurs assez d'expérience pour savoir ce que nous pouvons attendre de la diplomatie, que je refuse d'admettre le prince de Saxe-Cobourg avec les conditions qu'on veut nous imposer, parce que je ne veux faire ni le malheur de ce prince ni le malheur de mon pays.
Mais la Pologne, dit-on, attend avec impatience que la Belgique soit constituée. Elle espère que les puissances s'occuperont d'elle à son tour, et que ses malheurs auront une fin. Messieurs, les puissances font tous leurs efforts pour éviter la guerre ; mais pensez-vous que pour la Pologne on fera plus que pour nous ? Pensez-vous que l'Angleterre voudra blesser l'empereur Nicolas et le roi de Prusse, l'Angleterre qui, toute désintéressée qu'elle est dans notre question, refuse de nous faire donner l'intégrité de notre territoire ? Pensez-vous que les diplomates feront davantage pour la Pologne ? Non. Ils iront en Pologne pour la faire rentrer dans ses limites de 1815 ; ce ne sera qu'un pays démembré, incapable de faire ce à quoi le destinait sa position. On lui proposera d'abandonner les Lithuaniens, comme on nous propose d'abandonner le Limbourg. Le droit d'insurrection est un droit que les conférences ne peuvent pas reconnaître. Vous voyez comme cette Pologne, aveuglée sur ses véritables intérêts, voudrait abandonner son sort à la diplomatie ; mais nous, qui pendant dix mois avons appris à nos dépens combien peu nous devions compter sur la sympathie des diplomates, nous dirons aux Polonais : Vous n'avez pas l'expérience de la diplomatie, vous avez l'expérience de la guerre. Soyez certains que le statu quo restera tant que les cinq puissances seront occupées de nous ; mais quand elles auront terminé nos affaires, elles se jetteront sur vous comme sur une proie. Gardez-vous de compter sur elles. Voilà, messieurs, ce que je répondrais, et je lui refuserais ce qu'elle désire comme on refuse le poison à ceux qui ne savent pas ce qu’ils demandent. (Bien ! très bien ! (M. B., 5 juill.)
M. Devaux, ministre d’Etat – Comme je suis du nombre des députés qui professent une opinion qui a le malheur de déplaire à quelques personnes qui se trouvent dans les tribunes, j'ai l'honneur de prévenir M. le président que je suis décidé à faire respecter le mandat que mes commettants m'ont donné, et que si, pendant que j'adresserai la parole à l'assemblée, des clameurs inconvenantes s'échappent des tribunes, comme cela est arrivé hier et aujourd'hui pendant les discours consciencieux de plusieurs honorables orateurs, à l'instant même je m'arrêterai, déclarant d'avance que je ne regarde plus la discussion comme possible, et que je ne consentirai à reprendre la parole qu'en comité secret.
Messieurs, je ne suis pas de ceux qui ne conçoivent qu'une opinion unique et exclusive sur la matière qui nous occupe. Je comprends et explique sans peine celle des honorables membres que vais combattre, et qui s'appuie sur les motifs les plus nobles et les plus généreux. Je conçois surtout celle qu'ont émise plusieurs députés du Limbourg. Je suis touché de la pénible position où ils se trouvent, et j'applaudis bien sincèrement aux efforts qu'ils font pour exciter notre sympathie en faveur de leurs concitoyens, qui certes ont bien mérité de porter le nom de Belges.
Mais, à leur tour, ils me permettront, j'en suis sûr, de croire que ce n'est pas la sympathie et l'enthousiasme seuls qui, dans des questions de la nature de celle qui nous occupe, doivent dicter la décision d'hommes d'Etat. Ils m'accorderont que nous devons ici peser avec calme et réflexion les nécessités et les droits du pays, et examiner froidement et scrupuleusement s'il y a, je ne dirai pas intérêt, mais obligation morale à exposer l’indépendance et la sûreté du pays tout entier pour éviter les désavantages qui peuvent résulter du traité pour certaines parties de territoire que nous avons possédées jusqu'à présent. Une chose, messieurs, que nous avons demandée aux collègues qui s'opposent à l'adoption des propositions de la conférence, c'est qu'ils voulussent bien nous exposer leur système et leur but. Pour rejeter un parti qu'on nous offre, il faut savoir ce qu'on lui préfère : La guerre ! dit-on. Mais la guerre n'es pas le but, ce n'est qu'un moyen ; ce n'est pas pour (page 421) rester éternellement en guerre qu'on crie aux armes ; quels avantages attend-on de la guerre ? Quel est le plan de guerre et de pacification ? dans quelle position espère-t-on se trouver à la fin de la guerre pour entamer les négociations, car la guerre doit inévitablement finir par des négociations ? Pense-t-on pouvoir en venir aux mains sans exposer Anvers à une ruine certaine, ou sacrifie-t-on cette superbe ville commerciale à la conservation de Venloo ? Si nous sommes victorieux, ne mettrons-nous pas en possession du Brabant septentrional et d'autres parties du territoire hollandais où une foule de citoyens, par haine du protestantisme hollandais, viendront incontestablement se compromettre pour notre cause ? Pourrons-nous espérer de conserver ces territoires ? ne nous trouverons-nous pas à l'égard de leurs habitants dans la même position où nous sommes aujourd’hui à l'égard de ceux de Venloo ? Voilà autant de points au sujet desquels j'aurais désiré d'être éclairé par les honorables membres qui repoussent le traité de paix, mais sur lesquels ils ne m’ont jusqu'ici donné aucune lumière.
Une question plus importante encore, messieurs, et qui doit dominer toutes les autres, c'est celle de savoir quels sont nos droits en fait de limites, et jusqu'à quel point ces droits sont lésés par les propositions de la conférence.
Plusieurs orateurs nous ont répété que les propositions nouvelles n'étaient que les anciens protocoles déguisés. Mon opinion est différente. Il n'est presque pas un des dix-huit articles qui ne me semble contenir une amélioration digne de remarque. Mais je vois surtout quatre différences principales entre le projet de traité et les anciens protocoles.
Je parlerai d'abord de celle qui concerne la dette. Vous vous en souvenez, messieurs : lorsqu'il y a un mois nous discutions la question de l'élection immédiate, combien de fois ceux qui nous combattaient ne nous ont-ils pas affirmé que jamais nous n’échapperions au protocole des dettes, que jamais nous ne parviendrions à délivrer la Belgique du fardeau de l'ancienne dette hollandaise ! toutes nos prévisions, toutes nos espérances furent traitées de chimères et d'illusions. Eh bien, aujourd'hui le traité qu'on nous propose nous délivre à jamais de l’ancienne dette hollandaise. Jamais, messieurs, vous n’avez désiré une disposition plus précise, plus juste, plus avantageuse, que celle qu'on propose aujourd'hui. Si nous souscrivons au traité, la Belgique ne paye plus les dettes d'autrui ; elle obtient justice d'une iniquité énorme qui pèse sur elle depuis quinze ans, et dont pendant quinze ans nous avons désespéré de la délivrer jamais. Cet immense résultat matériel de la révolution est aujourd'hui dans nos mains. Aucun de vous, je pense, ne croira que c'est là un changement insignifiant à notre situation.
Le second changement est relatif au Luxembourg. Naguère cette question du Luxembourg paraissait l'unique difficulté de notre diplomatie. Pendant plusieurs mois il s'est agi presque exclusivement du Luxembourg parmi nos diplomates et dans la législature. On exigeait de nous à toute force, et comme préalable à toute autre négociation, la reconnaissance des prétendus droits du roi Guillaume sur le Luxembourg. Aujourd'hui on ne nous la demande plus ; la décision est différée, elle est abandonnée aux parties ; la conférence s'en retire, et en attendant le statu quo reste ; l'article de la constitution demeure aussi ; le prince prêtera le serment de le maintenir, car celui des honorables membres qui a avancé que le prince demandait un changement au serment s'est complètement trompé. Et quand nous savons, messieurs, quelles sont les dispositions de la confédération germanique à rester en paix, quelles sont celles de la nation hollandaise contre les prétentions de son roi, je vous demande si avec les bons offices des cinq puissances pour le maintien de la paix, avec la parole du prince, avec les intentions qu'on nous connaît à tous de ne jamais aliéner le Luxembourg qui nous appartient et dont on a disposé en 1815 sans son assentiment et sans celui d'aucun Belge, je demande s'il peut nous rester à ce sujet la moindre crainte !
Un changement notable, qu'on n'a pas encore fait remarquer, c'est que, d'après les protocoles, les échanges se faisaient par la conférence ; nous n'étions sûrs de rien. Aujourd'hui, ils se font de gré à gré entre la Belgique et la Hollande. Si le roi de Hollande nous refuse tel arrangement que nous désirons, nous restons en possession de nos enclaves, nous restons chez lui, sur le Rhin, au cœur de la Hollande.
Enfin, messieurs, dans la forme, tout est changé. On ne nous commande plus, on ne nous impose plus rien ; on nous propose. Rappelez-vous, messieurs, notre protestation contre le protocole du 20 janvier. Qu'y disons-nous ? Que nous protestons contre toute délimitation et toute obligation qu'on pourrait vouloir nous imposer sans notre assentiment, que c'est dans ce sens que nous protestons contre le protocole du 20 janvier. C'est moi qui proposai cette rédaction ; je crois me (page 422) souvenir, il est vrai, que l'honorable préopinant qui, si ma mémoire ne me trompe, vota contre la protestation, trouva la rédaction encore trop forte, et qu'il proposa de mettre tous les verbes au conditionnel ; mais l'assemblée jugea que ma rédaction atteignait assez clairement le but. Aujourd'hui, messieurs, on ne nous impose plus rien sans notre assentiment, on nous propose. Il n'y a donc que le fond même des propositions à examiner : sous le rapport de la forme nous devons être satisfaits.
On a dit que les propositions contenaient une violation de la constitution. C'est une erreur. Nous avons déclaré, dans la constitution, qu'il y aurait une province de Luxembourg, nous ne l'aliénons pas par le traité ; nous avons déclaré qu'il y aurait une province de Limbourg, nous la maintenons ; mais en vertu du droit que la constitution même donne à la législature ordinaire, nous changeons, au moins pour quelque temps, ses limites. L'article premier de la constitution est donc maintenu, toutes les provinces dont il parle subsistent ; mais en vertu d'un droit constitutionnel, les limites d'une seule sont modifiées.
Un des préopinants a prétendu que la neutralité était une violation de la constitution, parce qu'elle ôtait au roi le droit de paix et de guerre. C'est chercher bien loin les objections. D'abord le texte même des dispositions du traité qui concernent la neutralité prouve qu'on nous garantit, au contraire, le droit de faire la guerre. En poussant plus loin la conséquence du raisonnement de M. de Brouckere, il faudrait soutenir que la constitution nous ôte le droit de faire des traités de paix avec les nations étrangères ; car, si je ne me trompe, un traité de paix est un engagement de ne pas faire la guerre. Messieurs, il en est des traités comme de la neutralité : si on ne les observe pas à votre égard, libre à vous de les rompre et de faire la guerre. La neutralité qu'on nous propose est une garantie de notre indépendance contre ceux qui, un jour, voudraient nous envahir ; c'est aussi en temps de guerre une mesure d'une grande importance pour notre commerce.
Le même orateur a fait encore une autre objection. Vous ne pouvez pas, a-t-il dit, céder une partie de province, car les députés de cette province, ayant concouru à la confection des lois, tous les actes faits avec eux seraient nuls. Quoi ! si, par exemple, après une guerre malheureuse, une nation se trouvait obligée de céder une province contestée, toutes les lois de ce pays, faites depuis des siècles peut-être, seraient-elles annulées, parce que les habitants de cette province auraient eu leurs représentants dans la législature ? Non, messieurs, les plus simples notions de droit et de bon sens disent que quand vous avez la possession d'un pays, vous avez le droit de l'administrer, d'y faire des lois, et que les habitants ont, dès lors, le droit de concourir à une administration et à une législature qui leur sont communes avec le reste du pays.
Messieurs, au début d'une négociation, et dans son cours, on peut faire valoir toutes ses prétentions, les mettre même toutes au maximum, afin que, si la décision qui interviendra est contraire à vos droits d'un côté, vous puissiez les recouvrer de l'autre. Mais quand est arrivé le moment décisif de signer ou de rejeter le contrat, alors il faut être plus sévère envers soi-même et examiner rigoureusement quels sont nos droits, et à quelle limite ils expirent.
Si l'on vous disait : Il y a deux pays réunis, l'Angleterre et l'Écosse par exemple, ou la Suède et la Norwége ; ces pays veulent se séparer, quelles limites prendront-ils ? Vous, hommes impartiaux, désintéressés dans la question, vous diriez : Qu’ils reprennent les limites qu'ils avaient avant leur réunion. Eh bien ; c'est tout ce qu'on vous propose ; on va même plus loin, car, d'après ce principe, on aurait dû dire : A la Belgique appartiendra tout ce qui constituait les Pays-Bas autrichiens ; à la Hollande les limites de 1790. On l'a dit pour la Hollande ; on ne lui rend que ce qu'elle avait en 1790 ; à la Belgique on donne le pays de Liége, et non seulement Liége, mais Marienbourg, mais Philippeville, mais des enclaves en Hollande qui ne nous appartenaient pas. Nous sommes les successeurs de tout le monde ; nous avons non seulement ce que nous avions autrefois, mais ce qui appartient à d'autres. Quant à moi, je le déclare, quoique j'aie toujours défendu avec chaleur nos prétentions, quoique je les aie défendues jusqu'au dernier jour, même jusqu'à la dernière heure de mon séjour à Londres, je dis que nous ne pouvons aller au delà de nos droits. Nous devons être justes envers tout le monde, même envers les Hollandais ; et nous ne devons pas vouloir prendre ce qui ne nous appartient pas.
M. Beyts a parlé souvent de la Flandre hollandaise, et il a prétendu prouver qu'elle nous appartenait ; la raison, c'est que la Hollande l'avait cédée à la république française en 1795 ; mais en 1814, il a été stipulé que la France, en rentrant dans ses limites, a nécessairement rendu à la Hollande ce qu'elle lui avait pris. Je ne sais pas par quelle voie ni à quel titre nous aurions succédé à la France à cet égard, pas plus pour la rive gauche de l'Escaut que pour la rive gauche du Rhin.
(page 423) J’ai entendu dire plus d'une fois, et j'ai cru quelque temps moi-même, que la séparation des deux pays devait se faire en mettant les provinces méridionales d'un côté et les provinces septentrionales de l'autre ; mais examinez-les conséquences de ce principe et voyez-en les résultats. Vous voulez effacer ce qui existait autrefois ; eh bien, qu'en résulte-t-il ? Que si vous voulez les provinces méridionales, il faut que vous preniez votre part de la dette hollandaise. En effet, veuillez les limites anciennes, avec l'ancienne dette, ou veuillez la dette de 1815 avec les limites de 1815.
Sous le rapport du droit, il n'est pas possible de méconnaître la justice des propositions. Je sais que c'est par un sentiment généreux que d'honorables membres demandent plus que nous ne devons avoir, mais il faut raisonner en hommes d’Etat si nous voulons être écoutés.
J’ai entendu dire que même l'évacuation provisoire de Venloo était un déshonneur, qui détruirait la révolution tout entière. Eh bien, aujourd'hui, un honorable orateur est convenu lui-même qu'il avait approuvé l'armistice, qui admettait pour base l’abandon provisoire de Venloo aux Hollandais. Le gouvernement provisoire s'est-il déshonoré en signant l'armistice ? L'honorable orateur a dit que son erreur avait été détruite le lendemain ; mais, bientôt après, il est entré au ministère sous le gouvernement provisoire. S'est-il cru déshonoré ? Eh ! messieurs, si aujourd'hui le roi de Hollande voulait s'en tenir à l'armistice et l'exécuter, vous seriez forcés d'évacuer Venloo, car l'armistice est signé depuis plus de six mois.
Je ne vois dans les dix-huit articles que des bases posées sur les négociations qui seront ouvertes pour des échanges et des indemnités. Nous ne devons abandonner Venloo provisoirement qu’en prenant possession de la moitié de Maestricht, y compris le droit de garnison ; sans cela, point d'évacuation de Venloo ni autre.
Ainsi, messieurs, la force que le traité nous donne est extrême, et peut se résumer en deux points : tant que le roi de Hollande ne nous met pas en possession de la demi-souveraineté de Maestricht et de tous les avantages du traité ; tant qu'il ne l’exécute pas jusqu'à la dernière lettre, nous ne payerons pas une obole de la dette austro-belge, ni de la dette commune. Une fois le traité exécuté, tant qu'il ne nous accordera pas les échanges que nous demandons, nous restons dans les enclaves, au cœur de la Hollande.
Pour moi, quand je vois, d'un côté, un traité sur l'équité, la garantie de notre indépendance, celle des libertés que nous avons si longtemps et si vainement réclamées, le pays définitivement constitué, l'exclusion des Nassau reconnue et sanctionnée par l'Europe entière, l'avènement d'un roi ami des deux cabinets dont l'amitié nous est la plus précieuse ; en un mot, tous les résultats de la révolution atteints et consolidés ; quand je vois de l'autre part une guerre sans issue, une prolongation indéfinie du provisoire, la stagnation de l'industrie, l'anarchie, la guerre générale et la perte de ce qu'un peuple, qui mérite ce nom, met au-dessus de tous les biens, l'indépendance, l'existence nationale, je ne puis plus hésiter et je donne ma voix à l'adoption du traité qui nous est proposé. Je regarde ce traité, et l'avènement du roi des Belges qui en sera le résultat, comme le lien qui va unir désormais, dans la carrière de la liberté, la France, l'Angleterre et la Belgique : noble trépied, qui doit un jour servir de base à la liberté de l'Europe entière. Par mon vote, ce n'est pas la cause de mon pays seul que je crois servir, mais celle de la liberté partout où elle pourra un jour prendre des racines.
Messieurs, si nous voulons être libres, sachons être justes, sachons borner nos prétentions à nos droits ; si nous perdons notre liberté par un désir de conquête, quelle sympathie obtiendrons-nous, des autres peuples ? Quel jugement la postérité portera-t-elle de nous ?
Ah ! messieurs, ne craignez-vous pas qu'un jour on ne dise de nous : « Ils étaient dans la position la plus favorable, une révolution avait réussi comme par miracle, tous les événements de l'extérieur les servaient comme à plaisir ; ils avaient retrouvé, après des siècles, l'occasion unique de constituer une Belgique indépendante ; ils avaient pu créer de leurs mains les institutions les plus libérales de l'Europe. Liberté, indépendance, révolution, ils ont tout perdu ! Tout perdu, par un vain désir d'agrandissement, et pour disputer à la Hollande une ville et demie et cinquante-deux villages ? »
Et alors peut-être, messieurs, on parlera de la révolution belge de 1830 comme on parle aujourd'hui de notre ancienne révolution ; l'indépendance de la Belgique sera peut-être considérée comme un de ces rêves chimériques dont on s'étonnera que des hommes sérieux aient pu s'occuper un instant ; et notre drapeau tricolore, arrosé du pur sang de nos héros, ce symbole glorieux de notre liberté et de notre indépendance, aura fait place au drapeau de l'étranger ; et, pour tout honneur, servira peut-être de point de mire aux épigrammes insultantes de quelque sous-préfet que nous enverront nos nouveaux maîtres.
(page 424) Il ne me reste plus, messieurs, qu'à dire quelques mots de la proposition de M. Vande Weyer. Je ne puis l'admettre, parce qu'il est impossible qu'elle ne soit considérée comme détruisant ou modifiant dans son essence l'adhésion au traité. La proposition de M. Van de Weyer, dans son premier article surtout, exige ce qu'il est bien désirable que nous possédions, ce qu'il faut faire tous nos efforts pour obtenir par un arrangement, mais ce que nous ne pouvons exiger comme droit. Dans son second article, il exige que les puissances interviennent directement contre le roi de Hollande, ce qu'elles sont décidées à ne pas faire. Elles se sont retirées de la question du Luxembourg : ne leur demandons rien de plus ; dans la position où nous nous trouverons, nous n'avons plus rien à craindre de ce côté.
Quel serait le résultat de cette proposition ? Un refus de la conférence, de nouvelles négociations sans résultat, et nous sommes déjà si fatigués des négociations ! Comptez-vous que pendant ce délai les événements changeront ? N'espérez rien de plus des puissances du Nord : ceux qui plaidaient pour nous ont eu assez de peine d'obtenir d'elles ce dernier mot. En détacherez-vous la France et l'Angleterre ? viendront-elles reconnaître comme injuste ce qu'elles ont déclaré juste jusqu'ici ? Le ministère français, avec ses nouvelles élections pacifiques, et le ministère anglais, avec un parlement qui lui demande sans cesse de ne pas compromettre l'Angleterre dans une guerre continentale, s'exposeraient-ils à cette guerre dans l'intérêt d'une sixième partie de la province du Limbourg ? y a-t-il là une chance de succès sur mille. Je n'exposerai pas les plus graves intérêts du pays à un tel jeu. Je sais trop combien de chances défavorables peuvent se présenter pour nous d'un instant à l'autre, pour ne pas saisir avec empressement celle qui s'offre à nous aujourd'hui, et semble raisonnable et admissible sous tous les rapports. N'oubliez pas, messieurs, que par suite des manœuvres de la Hollande, un projet de partage a déjà paru bien séduisant à plusieurs puissances. Vous apprendrez peut-être un jour que, récemment encore, l'exécution de ce projet a été loin d'être considérée comme un vain projet, et qu'il n'est pas bien sûr qu'il soit complètement effacé de toutes les têtes influentes qui régissent les affaires européennes dans ce moment ; oui, messieurs, je crains sérieusement que, si notre indépendance nous était ravie, les Belges n'a pas même la consolation de supporter ensemble le malheur d'un sort commun. Dans l'espoir de nous rendre plus certaine la possession de Venloo et de l'autre moitié de la souveraineté de Maestricht, je ne m'exposerai pas à voir échoir à la Prusse le Limbourg entier, Liége et Luxembourg ; à la France, le Hainaut, Namur et Bruxelles ; à la Hollande, Anvers et Gand ; et peut-être, messieurs, à la Russie et à l'Autriche, les ossements et le territoire des Polonais.
(L'orateur termine en combattant la proposition de M. Van de Weyer, qu'il regarde comme changeant complètement le traité ; car c'est dire que la Belgique a droit à une chose que la conférence déclare qu'elle ne peut pas obtenir. L'adoption de cette proposition pourrait être la cause d'un voyage à Londres, mais elle n'amènerait aucun résultat.) (M. B., 5 juill.)
M. Jottrand justifie en peu de mots le vote qu'il émit lors de la protestation du 1er février. (M. B., 5 juill.)
- La séance est levée à cinq heures. (P. V.)