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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 10 mai 1848

(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1611) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à midi et un quart.

La séance est ouverte.

M. Troye donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Dubus présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Pierre Fleury, pâtissier à Ostende, né à Saint-Valery-sur-Somme (France), demande la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Le sieur Pasque prie la chambre d'allouer un subside de 4,000 fr. à la commission des monuments de Sainte-Walburge. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


M. Eloy de Burdinne. - Messieurs, cette question est décidée depuis longtemps, mais il paraît qu'on a tardé à y satisfaire. Je demanderai que la commission des pétitions soit invitée à faire un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Eduabe soumet à la Chambre des notes tendant à faire apprécier la situation de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à une nouvelle émission de billets de banque.


Il est fait hommage à la chambre par M. Louyet, professeur de chimie an musée de l'industrie, de 50 exemplaires de son analyse du rapport publié par la commission qui a été instituée par le gouvernement anglais pour rechercher les moyens spéciaux à appliquer à l'amélioration de l'état sanitaire de Londres.

- Dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi accordant des un crédit supplémentaire au budget du ministère des finances, pour le service de la dette

Rapport de la section centrale

M. Cogels dépose le rapport de la section centrale sur le projet de crédit supplémentaire aux budgets de la dette publique et des finances.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et en fixe la discussion à la suite des objets qui se trouvent à l'ordre du jour.

Rapport sur des pétitions

M. d'Elhoungne, au nom de la commission des finances, présente le rapport sur les pétitions adressées à la chambre par MM. Hauman et Verhaegen. La commission conclut au dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à une nouvelle émission de billets de banque, à l'insertion au Moniteur et au renvoi à M. le ministre des finances.

- Ces conclusions sont mises aux voix et adoptées.

Rapports sur des demandes en naturalisation

M. Moreau dépose des rapports sur des demandes en naturalisation.

- Ces rapports seront imprimés et distribués. La chambre fixera ultérieurement le jour du vote sur la prise en considération.

Projet de loi autorisant l'aliénation de biens domaniaux

Rapport de la commission

M. Rousselle dépose le rapport de la commission des finances sur le projet de loi relatif à l'aliénation de certains biens domaniaux.

- La chambre ordonné l'impression et la distribution de ce rapport et fixe la discussion du projet à la suite des objets qui se trouvent à l'ordre du jour.

Projet de loi autorisant une nouvelle émission de billets de banque de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale

Motion d'ordre

M. Manilius (pour une motion d’ordre). - Messieurs, je demanderai si M. le ministre des finances trouverait des inconvénients à satisfaire au vœu de la section centrale qui tend à ce qu'il dépose sur le bureau les pièces qui doivent constituer la garantie de la Société Générale. Le rapport vous conduit à jeter les yeux sur ces pièces, et c'est en vain que je les ai cherchées pour les consulter. Déjà hier, encore aujourd'hui, on a déclaré au bureau qu'il n'y avait rien de déposé. Je désire que M. le ministre des finances s'en explique.

M. le ministre des finances (M. Veydt). - La Société Générale a adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il indique quelles sont les actions qu'elle donnera en garantie de la première émission de douze millions ; la chambre entend-elle que ces actions soient déposées sur le bureau, ou demande-t-on seulement le dépôt de la lettre ?

Des membres. - La lettre !

M. le ministre des finances (M. Veydt). - Je vais la déposer immédiatement.

M. le président donne lecture de la lettre suivante :

« Monsieur le Président,

« J'ai l'honneur de vous adresser une lettre que MM. les directeurs de la Société Générale, ont écrite au conseil des ministres, sous la date du 9 du courant.

« Comme elle se rattache au projet de loi en discussion, je vous prie, Monsieur le président, de vouloir en donner communication à la chambre.

« Agréez, Monsieur le président, l'assurance de ma haute considération.

« Veydt.

« Bruxelles, le 9 avril 1848. »

« Messieurs les Ministres,

« Le rapport de la section centrale qui parvient à notre connaissance, nous apprend, à l'instant, que la retraite des directeurs de la Société Générale est une des conditions de l'assentiment donné au projet du gouvernement.

« Quelle que soit la gravité delà mesure qui nous frappe, quel que soit le sentiment pénible qu'elle fait naître en nous, nous ne venons pas nous plaindre, nous avons rempli, avec bonne foi, avec loyauté, avec honneur, le mandat que la confiante des actionnaires a souvent renouvelé ; c'était, pour nous, un devoir de ne pas l'abandonner devant une crise sans exemple et des difficultés dont on semble vouloir nous rendre responsables ; mais, messieurs les ministres, c'est aussi, pour nous, un devoir de ne pas conserver ce mandat, en présence des préventions qui se révèlent si injustement à notre égard. Le dévouement dont nous avons toujours fait preuve pour les intérêts des actionnaires, ne nous permet pas de faire naître, par notre position personnelle, l'occasion d'un obstacle quelconque à ce qui peut leur être avantageux.

« Nous déclarons, en conséquence, au gouvernement, comme nous le ferons à l'égard de la Société, que nous renonçons librement, dès aujourd'hui, aux fonctions qui nous étaient confiées.

« Après avoir accompli ce que nous nous devons à nous-mêmes, qu'il nous soit permis, messieurs les ministres, de défendre, encore une fois, les intérêts auxquels nous avons longtemps consacré nos soins.

« Le gouvernement veut certainement que la mesure qu'il propose soit efficace et, dès lors aussi, il veut écarter tout ce qui peut en paralyse r les conséquences, tout ce qui peut discréditer l'établissement qu'il est de l'intérêt public de soutenir ; cependant, une seconde condition proposée viendrait stipuler qu'il ne serait payé ni intérêt, ni dividendes aux actionnaires de la Société Générale, avant le remboursement des billets dont l'émission serait autorisée. Ce serait évidemment discréditer, au plus haut degré, les actions que de les rendre aussi positivement stériles pour un temps illimité ; ce serait nuire à l'Etat, que sa garantie intéresse au bien-être de la Société, aux créanciers pour lesquels il est important que les actions qui composent, en partie, leur gage, ne soient pas rendues irréalisables, aux débiteurs que la même cause priverait de tous moyens de recouvrement, enfin aux actionnaires pour qui l'on détruirait tout moyen de disposer, utilement, d'une valeur réelle ; ce serait frapper de ruine la Société de Mutualité dont l'actif se compose principalement d'actions de la Société Générale, ce serait frapper aussi les Sociétés de Commerce et Nationale qui possèdent beaucoup de ces actions ; ce serait frapper enfin tous les intérêts qu'on veut protéger.

« Le gouvernement pourrait-il exiger un intérêt des actionnaires de la Société Générale en même temps qu'il les condamnerait à n'en recevoir aucun, alors même que la Société ferait des bénéfices ? Mais si une précaution était absolument indispensable, l'influence que le gouvernement exercera sur l'administration nouvelle ne suffira-t-elle pas pour assurer les résultats qu'une condition désastreuse a pour objet ? Ne suffirait-il pas d'établir qu'il ne serait pas payé de dividendes aux actionnaires ?

« Vous apprécierez, messieurs les ministres, les réclamations que nous prenons la liberté de vous soumettre, pour la défense des intérêts des actionnaires qui nous avaient honorés de leur confiance ; c'est un devoir que nous remplissons, non seulement envers eux, mais aussi envers vous qui êtes les protecteurs naturels de tous les intérêts.

« Nous vous prions, messieurs les ministres, de recevoir l'assurance de notre haute considération.

« Signé : Delvaux de Saive, H. de Baillet, Rittweger, de Munck, Basse.

« Nous devons ajouter, messieurs les ministres, que, déjà M. Vanvolxem, à raison de l'état de sa santé, a antérieurement donné sa démission. »

M. le président. - Cette pièce restera déposée sur le bureau pendant la discussion.

Discussion des articles

M. le président. - La discussion continue sur l'article premier.

Article premier

(page 1612) M. Delfosse. - Messieurs, d'honorables collègues paraissent craindre d'exprimer, en séance publique, leur pensée tout entière sur la situation de la Société Générale ; ils supposent que leurs paroles pourraient porter atteinte au crédit d'un établissement que les derniers événements n'ont déjà que trop ébranlé.

Je ne puis, messieurs, m'associer à cette crainte. Dans les circonstances où nous sommes, dans l'état actuel des esprits, il y a bien plus de danger dans le mystère que dans la publicité. La franchise n'est pas seulement un devoir, elle est aussi une sauvegarde.

De deux choses l'une : : ou la Société Générale est en mesure de faire face un peu plus tôt, un peu plus tard, à ses engagements, et alors son crédit me peut que se raffermir par la révélation des faits qui constatent sa situation. Ou cette situation est moins satisfaisante, et alors nous serions coupables en la cachant : nous aiderions à tromper le public et à préparer peut-être la ruine de bien des familles.

Mais non, le public ne serait pas trompé. Il y aurait, sans nous, en dehors de cette enceinte, des hommes assez courageux et assez intelligents pour extraire la vérité des faits connus, des faits publics, et pour signaler aux intéressés le péril qu'ils peuvent courir.

Il ne servirait donc à rien de garder le silence ; le but, alors même qu'il serait aussi louable qu'il l'est peu, selon moi, ne serait pas atteint.

C'est vous dire assez, messieurs, que je viens m'exprimer franchement, librement, sans toutefois m'écarter des règles de la prudence et de la modération.

Avant de présenter le projet de loi que nous discutons, le gouvernement avait institué une commission dont je faisais partie et qui avait pour mission de s'enquérir de la situation de la Société Générale.

Pour remplir sa mission d'une manière convenable, la commission aurait dû se livrera de longues et minutieuses recherches ; elle aurait dû approfondir chaque article du bilan de la Société Générale et s'assurer de la situation des sociétés importantes qui gravitent autour d'elle et des nombreux établissements industriels placés sous leur patronage ; elle aurait dû aussi rechercher la valeur des actions déposées en garantie et même la solvabilité des déposants. Mais ces recherches, dont, quelques-unes nous ont été interdites, auraient demandé trop de temps.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Interdites par qui ?

M. Delfosse. - On nous a dit qu'on ne pourrait livrer les noms des déposants sans porter atteinte au crédit privé.

Ces recherches auraient demandé trop de temps ; la mesure réclamée par la Société Générale était urgente. Subordonner la résolution à prendre à de longues et minutieuses recherches, c'était le rejet indirect de cette mesure.

Force a donc été à la commission de se contenter de certains aperçus généraux, de certaines données approximatives ; en un mot, il faut bien le reconnaître, d’une connaissance assez incomplète des faits.

Par la même cause, les sections, et la section centrale elle-même, n'ont guère eu pour se guider dans l'examen du projet de loi que les renseignements que la commission instituée par le gouvernement était parvenue à recueillir.

La commission et la section centrale ont néanmoins trouvé dans ces renseignements-îles motifs suffisants pour approuver le projet de loi, et pour déclarer que la mesure réclamée par la Société Générale serait, d'après toutes les probabilités, efficace pour elle, sans être onéreuse pour l'Etat.

Je voudrais, messieurs, avoir le même degré de confiance dans l'avenir. Mais j'ai beau faire, il me reste des doutes et des doutes sérieux sur les deux points que la commission instituée par le gouvernement, et après elle la section centrale, ont cru pouvoir résoudre dans un sens favorable au projet de loi.

Le doute, je vous le demande, n'est-il pas permis, lorsque l'on voit que le principal article de l'actif se compose de 57 millions de francs, ont la plupart des débiteurs ne nous sont pas connus, et qui ne sont garantis que par le dépôt de 10,503 actions de la Société Générale elle-même et d'une masse d'actions industrielles calculées au pair ? Je me trompe ; les actions de la Société Générale ont été calculées à 1,500 fr. Mais les actions industrielles ont été calculées au pair.

Remarquez bien que les 10,503 actions, calculées à raison de 1,500 fr., et données en garantie pour un prêt d'environ 10 millions de francs, ne garantissent absolument rien aux créanciers de la Société Générale ; car ces créanciers doivent être intégralement payés, avant que les actionnaires puissent recevoir un centime. Si les actions déposées ont quelque valeur, c'est qu'il y a dans l'actif, indépendamment de cette valeur, assez pour payer intégralement les créanciers de la Société Générale. Si les actions n'ont pas de valeur, il est évident qu'elles ne garantissent rien.

Remarquez encore que la plupart des actions industrielles que la Société Générale a reçues au pair en garantie des 57 millions ou d'une forte partie des 57 millions étaient déjà dépréciées avant les événements de Paris. Voici le nombre et, d'après le bilan de la Société Générale au 31 décembre 1847, l'évaluation de quelques actions déposées.

3,699 actions de la Société de Commerce, à 60 p. c.

3,473 actions de la Société Nationale, à 68 p. c.

2,831 actions de Société de Marcinelle et Couillet, à 78 p. c.

1,976 actions de la Société du Flénu, à 79 p. c.

2,225 actions des Manufactures de glaces, à 50 p. c.

12,288 actions de la Mutualité, à 470 francs.

1,492 actions de la Société de Châtelineau, à 10 p. c.

Je pourrais citer beaucoup d'autres actions, déposées en garantie à la Société Générale, qui étaient loin de valoir le pair au 31 décembre 1847. Dieu sait ce qu'elles valent aujourd'hui ! Dieu sait ce qu'elles vaudront plus tard !

Le doute n'est-il pas permis, lorsqu'on voit que les 37 millions de comptes courants sont dus par quelques sociétés placées sous le patronage de la Société Générale, sociétés dont la situation ne nous est pas indiquée, mais qui ne passaient pas pour faire de brillantes affaires et qui ont dû subir des pertes énormes par suite des derniers événements ?

Le doute n'est-il pas permis, lorsqu'on sait que le reste de l'actif se compose en grande partie de fonds publics et de valeurs industrielles que la Société Générale a acquises, de ces mêmes valeurs dont je vous signalais tantôt l'effrayante et rapide dépréciation !

Le doute n'est-il pas permis, lorsqu'à côté de cet actif en partie hypothétique, on trouve un passif dont les trois articles principaux s'élèvent à 114 millions ? Je veux parler des billets en circulation, des obligations à terme et dus caisses d'épargne.

Il y a 44 millions de caisse d'épargne, qui peuvent être exigibles dans les deux mois, et on espère que la Société Générale se tirera d'embarras à l'aide d'une seconde émission de 20 millions de billets de banque ayant cours forcé ! Mais quand elle aura épuisé ces billets à rembourser 20 millions de dépôts, que fera-l-elle ai on lui redemande les. 24 autres millions ?

On ne les redemandera pas, dit-on, parce que (c'est la commission qui parle) l'appui réel et efficace, la sollicitude envers les déposants dont la mesure proposée sera la preuve de la part des grands pouvoirs de l'Etat, doit calmer les inquiétudes, qui, bien plus que des besoins réels, ont provoqué de nombreuses demandes de remboursement.

Je désire qu'il en soit ainsi ; mais je crains le contraire. Vous allez en quelque sorte déclarer par la loi que l'Etat est tenu de garantir le remboursement des dépôts faits à la caisse d'épargne, quelle qu'en soit la nature, quelles que soient la qualité et la position des déposants. N'y a-t-il pas, messieurs, dans cette mesure une espèce de provocation à des demandes de remboursement ? N'oubliez pas que le 5 p. c. n'est qu'à 70 ; il ne faudrait pas de la part des déposants, de bien grands efforts d'imagination ou d'intelligence pour trouver qu'un placement qui produit un intérêt de 7 p. c. avec de grandes chances, de bénéfices sur le capital, est préférable à un placement qui ne produit qu'un intérêt de 4 p. c. sans d'autre chance de bénéfice.

On objecte que dans les 24 millions, dont le remboursement pourrait encore être demandé, il y a, à peu près, 10 millions qui appartiennent à des établissements publics et que. l'administration supérieure, qui a la tutelle de ces établissements, pourrait refuser son autorisation à des demandes, de remboursement qui ne seraient pas fondées sur des besoins réels.

Je ne sais trop, messieurs, s'il serait raisonnable de s'opposer par ce moyen détourné à des placements puis avantageux qui seraient projetés par des établissements d'utilité publique. Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas dans ce sens que je comprends l'exercice du droit de tutelle qui est dévolu par la loi à l'administration supérieure. Mais passons là-dessus. On reconnaît qu'il y aura certaines demandes de remboursement fondées, sur des besoins réels et qu'il faudra bien autoriser. Il reste en outre quatorze millions dont le remboursement pourra encore être demandé. Que fera-t-on pour parer à cette éventualité, si elle se présente ?

La Société Générale pourra, dit-on, y faire face, à l'aide de ses ressources disponibles. Fort bien ; mais alors elle devra vider ses caisses ; cesser ses escomptes et refuser tout secours aux établissements industriels qui sont sous son patronage.

Si l'Etat n'intervient plus pour la caisse d'épargne, il devra intervenir pour les escomptes et pour les établissements industriels. S'il ne le fait, pas, il sera inconséquent ; il perdra le fruit des sacrifices déjà faits ; il se trouvera en face des embarras auxquels il voulait échapper par la loi du 20 mars, auxquels il veut encore échapper, cette fois, par la loi que nous discutons.

(page 1613) J'ai beau, messieurs, réfléchir, j'ai beau retourner la question, dans tous les sens, il ne m'est pas démontré que la mesure réclamée par la Société Générale sera efficace pour elle sans être onéreuse à l'Etat. Mais, soyons très larges, faisons une grande concession, supposons un instant que la Société Générale conserve les 24 millions dans ses caisses, qu'on ne lui demande pas le remboursement des 24 millions ; supposons qu'elle ait les. moyens, de faire face, un jour, à tous ses engagements ; quand ce jour, viendra-t-il ? Il viendra quand les valeurs industrielles possédées par la Société Générale et par ses débiteurs, et dont quelques-unes sont données ou offertes en garantie à l'Etat, garantie insuffisante pour le dire en passant, pourront se réaliser sans trop de perte. Il viendra dans 10 ans, dans 20 ans peut-être.

En attendant, le pays devra-t-il subir le cours forcé des billets de banque de la Société Générale ? Il le faudra bien, à moins que le gouvernement ne trouve, je ne sais où, l'argent nécessaire pour les retirer de la circulation,

Une crainte beaucoup plus sérieuse me préoccupe encore, messieurs, le gouvernement nous a déclaré qu'il faudrait cette année 65 millions de crédits extraordinaires, savoir : 28 millions pour les bons du trésor, 9 millions pour la dette arriérée, 18 millions pour la guerre, 10 millions à répartir en travaux publics et en subsides. Les deux emprunts que nous avons votés s'élèvent à peu près à 37 millions ; si le projet de loi est adopté., nous aurons 12 millions de billets de banque destinés à tenir lieu des bons du trésor qui seront donnés en payement des impôts. Il faudra encore 16 millions, pour arriver au chiffre de 65 millions indiqué par le gouvernement.

Mais ce n'est pas tout ; il n'est que trop probable que les circonstances exerceront une fâcheuse influence sur nos recettes de toute nature. Les recettes, par suite des événements, décroissent alors que les dépenses augmentent. Ce n'est pas exagérer que de porter à 14 millions le déficit que l'exercice courant subira de ce chef. Au lieu de 16 millions, il en faudra donc 30. Où les trouver ? Dans un troisième emprunt forcé ? Les ennemis du gouvernement pourraient seuls lui conseiller d'user de ce moyen. Dans une troisième émission de papier-monnaie ? Je conçois qu'on ne s'effraye pas d'une émission de 66 millions, mais on doit bien reconnaître qu'il y aurait de graves dangers à porter cette émission à 96 millions.

Je n'hésite pas à le déclarer, messieurs, je redoute moins les complications qui résulteraient du rejet de la mesure réclamée par la Société Générale, que celles qui viendraient à la suite d'un troisième emprunt forcé ou d'une émission exagérée de papier-monnaie. Je crains que, dans l'espoir d'échapper, aux embarras du moment, embarras qui peuvent renaître, on se prépare, pour un avenir peu éloigné, des regrets amers et des embarras bien plus sérieux, bien plus menaçants.

La loi du 20 mars a été une faute qui pouvait s'expliquer, se justifier même, par les circonstances, par l'espèce de panique du moment ; mais la faute que l'o- veut nous faire commettre aujourd'hui n'aurait pas la même excuse et elle pourrait nous perdre si elle ne sauvait la Société Générale. Quelle confiance, je le demande, le pays pourrait-il avoir en ceux qui auraient montré à la fois tant d'imprévoyance et tant de témérité ?

Le parti le plus sage qu'il y avait, qu'il y a encore à prendre, était de ne pas engager l'Etat dans les opérations de la Société Générale, et d'accorder à cette Société un sursis qui lui permît de traverser, sans trop de souffrance pour elle-même et pour les établissements placés sous son patronage, la crise que nous subissons.

J'ai été étonné, je l'avoue, d'entendre l'honorable rapporteur de la section centrale, qui a une si belle intelligence, qui, jette ordinairement de si vives clartés sur les questions qu'il traite, repousser l'idée d'un sursis, par le motif que la Société Générale n'en demande pas, qu'elle n'en voudrait pas et que nous n'aurions pas le droit de le lui imposer.

Sans doute, messieurs, la Société Générale préfère une deuxième émission de 20 millions de billets de banque ayant cours forcé. Cela est beaucoup plus avantageux pour ses actionnaires. Mais à qui fera-t-on croire que si cette mesure était rejetée, la Société Générale ne se tiendrait pas heureuse d'obtenir un sursis, seul moyen, dans ce cas, de la préserver et de préserver d'une ruine certaine les nombreux établissements placés sous son patronage, dans lesquels on sait que les actionnaires influents de la Société Générale ont leur fortune engagée ?

L'honorable rapporteur de la section centrale nous dit que le sursis est une mesure extrême, désespérée, qui supposé une suspension immédiate, inévitable. Mais, messieurs, c'était justement là la situation de la Société Générale, lorsque l'Etat lui est venu en aide par la première émission de 20 millions de billets de banque ayant cours forcé. Il est évident que, sans cette intervention de l'Etat, la suspension était immédiate, inévitable.

L'honorable rapporteur de la section centrale est-il d'ailleurs bien sûr que les 46 millions de valeurs qu'il indique comme actuellement disponibles, pour faire face à toutes les éventualités de la caisse d'épargne et des obligations dont l'échéance est prochaine, est-il sûr qu’elle le soient en réalité ? Pourrait-il garantir la rentrée, je ne dirai pas immédiate, mais dans les deux mois, des sept millions d'escompte, des cinq millions de la banque d'Anvers, et des 8 millions des comptes courants et des prêts sur actions ?

Ce n'est d'ailleurs là qu'un fait accessoire. Le fait important et que l'honorable rapporteur paraît avoir perdu de vue, c’est que, sans l'intervention de l'Etat, la Société Générale se serait trouvée dans la position qui motive, qui justifie le sursis.

Si le sursis était accordé, il y aurait naturellement quelques mesures à prendre en faveur de certains dépôts., à la caisse d'épargne. Mais l'intervention de l'Etat, pour garantir et même pour effectuer au besoin le remboursement de ces dépôts, devrait avoir pour limite rigoureuse les motifs d'humanité qui l'auraient dictée.

Parmi les déposants à la caisse d'épargne, il en est beaucoup qui ne sont pas plus dignes d'intérêt que tous les autres créanciers et qu'il serait injuste de placer dans une classe privilégiée. Dans la limite que je viens d'indiquer, l'intervention de l'Etat serait peu onéreuse.

Je me résume, messieurs.

Il ne m'est pas démontré que la mesure réclamée par la Société Générale ferait cesser entièrement ses embarras.

Il ne m'est pas démontré que cette mesure ne causerait aucun dommage à l’Etat.

Il m'est démontré que beaucoup de valeurs industrielles, possédées par la Société Générale, ou qui lui ont été données en dépôts, comme gages de prêts, ne seront pas d'ici à longtemps réalisables.

Je crains, d'un autre côté, que le gouvernement ne se trouve dans un grand embarras, lorsqu'il faudra couvrir les dépenses qui devront être faites après le mois de septembre ; je voudrais que le gouvernement réservât, pour les besoins généraux, pour les besoins de tous, la seconde émission de papier-monnaie qu'il veut octroyer à la Société Générale.

Je voterai donc contre l’article premier du projet de loi ; mais, si cet article est adopté, je serai-heureux que mes prévisions soient démenties par les faits.

Je ne veux pas, messieurs, terminer sans joindre ma voix à celle d’honorables collègues et, entre autres, de l’honorable rapporteur de la section centrale qui ont justement blâmé les écarts de la Société Générale. Il est inouï, pour ne citer qu'un acte, que l'administration de la Société Générale ait reçu, au pair, comme garantie de prêts faits à ses principaux actionnaires, des actions d'une valeur, hypothétique ; il est surtout inouï qu'elle n'ait exigé de ces. emprunteurs qu'un intérêt de 4 p. c, alors qu'elle-même empruntait à ce taux.

.Mais là, messieurs, ne doit pas s'arrêter le blâme, il doit remonter plus haut.

Les coupables sont surtout les hommes d'Etat qui, sans, précaution aucune, ont toléré qu'un seul établissement prît des proportions aussi gigantesques. Ne savaient-ils pas qu'il en est des établissements comme des individus ? Plus on leur donne de pouvoir sans .contrôle, plus ils tendent à se corrompre.

La Société Générale était devenue, par la faiblesse de quelques hommes qui nous ont gouvernés, je pourrais presque dire, par leur complicité, la Société Générale était devenue une puissance, à, laquelle rien ne pouvait résister ; elle avait, par les nombreux intérêts qui se rattachaient à elle, un immense appui dans les administrations, dans les ministères et jusque dans les chambres.

Rien, ne pouvait lui résister ; il semblait que la moindre secousse qui pouvait l'ébranler dût être fatale à l'Etat. C'est ainsi, messieurs, que s'expliquent bien des mesures désastreuses qui ont été prises. Puisse la leçon nous profiter, et puissions-nous bientôt asseoir le crédit public sur des bases plus solides et surtout plus sincères !

M. de Foere. - Messieurs, je ne m'occuperai pas de la situation de la Société Générale. Il y a là une double question fort délicate, de choses et de personnes, à laquelle je m'abstiendrai, pour le moment de toucher.

Vous comprenez, messieurs, combien il est facile de blâmer les opérations financières d'une société de banque, après les résultats de faits accomplis qui ont été, en grande partie, brusquement amenés par des événements imprévus. Je me permettrai cependant de dire que, dans mon opinion, il eût été préférable, sans l’intervention de la caisse d’épargne, d’abandonner la Société Générale à son propre sort, à ses propres ressources, à sa propre énergie. Mieux que tout autre l’administration actuelle de cette société doit connaître les moyens de se tirer de sa situation, si tant est qu’elle soit embarrassée sous d’autres rapports que sous celui de sa caisse d’épargne.

Je me restreindrai dans le cercle principal de l'objet en discussion.

Je suis d'avis que l'émission de papier-monnaie doit être proportionnée non seulement aux moyens, que possède le pays, de le représenter en valeurs réelles, mais encore à la hauteur plus ou moins élevée de la confiance publique.

Cette confiance, considérée dans sa plus grande extension, est, sous tous les rapports, le principe de vie et de conservations des Etats. Tout puise dans cette source son mouvement d’action saine et normale : libertés publiques, ordre, commerce, industrie, travail, paiement des impôts, crédit et circulation. Sans confiance publique, le corps social est malade. Les fonctions de ses organes sont profondément altérées.

Il ne suffit donc pas d'examiner si le pays pourra rembourser la valeur nominale de cette nouvelle émission de billets de banque garantis par l'Etat ; il faut encore discuter la question de savoir si elle ne dépasse pas les limites de la confiance publique. Dans le cas affirmatif, il est de la plus haute nécessité de rechercher les moyens d’étendre ces limites, ou d’élargir la base sur laquelle la superbe et fragile statue de la confiance publique est assise, et de la garantir par un entourage solide et serré, contre toute atteinte.

C’est à la recherche de ces moyens que je m’arrêterai. Là est la question pratique. Les deux autres n’éprouvent pas le besoin d’une discussion sérieuse. La solvabilité du pays n’est pas douteuse. Déterminer, dans la situation actuelle, les justes limites de la confiance publique, ce (page 1614) serait tirer une conclusion dans l'absence de prémisses connues. La solution pratique de ces deux dernières questions dépend d'ailleurs des moyens d'élever la confiance publique sur des bases solides. Cette confiance est l'âme de tout. Elle sera exclusivement l'objet des observations que je me propose de soumettre à la chambre.

Le crédit est l'enfant de deux besoins, celui d'emprunter et celui de prêter utilement et solidement (erratum, p. 1640) l'excédant, soit des produits de son travail, soit de ses substances alimentaires, soit de ses capitaux.

Je n'entrerai pas dans l'histoire du crédit pour démontrer que, dès les temps les plus reculés, le crédit a été une condition indispensable de l'existence de la société humaine.

Pour vous faire comprendre et l'indispensable nécessité du crédit dans la civilisation actuelle, et les craintes peu fondées dans lesquelles la défiance puise ses aliments, veuillez remarquer, messieurs, qu'il se fait aujourd'hui, en un seul jour, et seulement dans une partie du monde, plus de transactions de crédit qu'il n’existe, dans le monde tout entier, de monnaie métallique pour couvrir ces affaires d'un seul jour, fondées sur le crédit. Vous ne rembourseriez pas un millième des transactions qui s'opèrent en crédit par tout l'or et l'argent qui existe en monnaie et en lingots.

Vous voyez, messieurs, en premier lieu, que le crédit est d'une nécessité indispensable à l'existence actuelle de la société ; en second lieu, qu'il ne faut pas trop s'effrayer de l'augmentation des instruments du crédit, tels que les billets de banque, circonscrite dans des limites sages et proportionnées aux besoins que les circonstances ont créés et auxquels la confiance publique serait disposée à subvenir.

Ma tâche serait incomplètement accomplie, si je m'arrêtais à la démonstration du besoin d'emprunter et de celui de prêter. C'est ce dernier qu’il faut cultiver avec soin par le stimulant de la confiance publique. J’arrive donc à la partie la plus sérieuse du développement de mon opinion, c'est-à-dire aux mesures à prendre pour maintenir le crédit public, seul moyen efficace de traverser la crise que nous subissons.

Ces mesures peuvent être réduites à une seule ; les autres ne sont que des moyens d'exécution. Cette mesure consiste dans l'accomplissement fidèle et rigoureux de tous les engagements pris par l'Etat, et, par conséquent, dans la résolution sincère, ferme et, s'il est possible, unanime du gouvernement et des chambres de satisfaire loyalement à tous ces engagements et d'en créer les moyens efficaces. Celui qui veut un but doit en vouloir les moyens. A cette condition seule, vous maintiendrez le crédit de l'Etat. Par la confiance publique et par la nécessité même qu'éprouvent les capitaux improductifs, vous leur offrirez un placement sûr et avantageux. Vous stimulerez l'intérêt privé, vous imprimerez aux capitaux, qui ne peuvent prendre la voie du commerce et de l'industrie, une direction à la fois utile à leurs possesseurs et à l'Etat.

Ici commence l'accomplissement d'un des premiers devoirs, l'action principale du pouvoir dirigeant : maintenir intacte l'arche sainte de la confiance publique.

J'ai été douloureusement affecté de la proposition faite par la section centrale chargée de l'examen du projet de loi sur l'emprunt forcé, tendant à ajourner le remboursement d'une partie de nos bons du trésor au-delà de leurs échéances.

M. d'Elhoungne. - La section centrale n'a pas fait cette proposition.

D'autres membres. - C'est la proposition de deux sections particulières.

M. de Foere. - Il me semble que j'ai lu dans le rapport de cette section centrale celle proposition, ou toule autre équivalente.

Quoi qu'il en soit, l'idée seule qui a été formulée par deux sections particulières a déjà porté une atteinte, plus ou moins profonde, à la confiance publique. Il est de la plus haute nécessité de la rétablir.

Je ne puis remercier assez le gouvernement, dans l'intérêt public, de son opposition ferme et absolue à cette mesure désastreuse. Il a compris les devoirs de sa position les plus rigoureux sous le rapport des premiers besoins de l'Etat.

Je pourrais entrer dans un grand nombre de faits, puisés dans l'histoire financière publique et privés, pour vous faire apprécier, messieurs, l'influence décisive qu'exerce le maintien inviolable et sacré du crédit public sur les situations financières les plus critiques des nations. Je me bornerai à vous en indiquer deux, que vous connaissez, mais dont vous n'avez peut-être pas apprécié toute la gravité, et les moyens par lesquels on a paré à ces situations périlleuses.

En 1814, à, l'issue des guerres continentales et maritimes, indépendamment de l'énorme accroissement de la dette consolidée, à laquelle il fallait faire face, à côté d'une émission considérable de papier de banque, l’Angleterre se trouvait, en outre, accablée d'une dette flottante, montant, au chiffre non moins énorme d'un milliard sept cents millions de notre monnaie. cette situation paraissait désespérée aux yeux de ceux qui ne comprenaient pas la toute-puissance du crédit, établi sur des bases solides. Comment l'Angleterre s'est-elle tirée de cette situation si accablante, et si désespérée aux yeux même d'une partie considérable du pays ? Quelle était cette base si inaltérable de son crédit au moyen duquel elle a sauvé tous les intérêts publics et privés ?

Cette base n'était autre que le respect inviolable envers tous les engagements de l'Etat, ouvertement déclare par tous les ministères et tous les parlements qui se sont succédé jusqu'aujourd'hui, et loyalement observé. La confiance publique, je ne dirai pas a continué d'opérer ses prodiges, mais par l'instinct de sa propre conservation, ainsi que des nombreux intérêts qui se trouvaient impliqués dans cette situation, la confiance publique a continué de soutenir l'Etat dans ses besoins, sans que la marche des affaires générales ait été interrompue ou essentiellement troublée. En accomplissant loyalement tous ses engagements, l'Angleterre a même mérité, contre les intérêts évidents du continent, la confiance des capitalistes et du commerce étranger, au point que des capitaux considérables d'autres pays sont investis dans ses fonds publics, et que son commerce soit d'or et d'argent, soit de marchandises, est porté en première ligne bien loin au-dessus de la confiance dont tout autre commerce jouit dans le monde entier.

Tel est, messieurs, l'exemple que vous devez suivre pour maintenir la confiance publique et pour traverser, sans secousses profondes, la crise actuelle. Il est tout entier dans l'inviolable accomplissement de tous vos engagements. C'est la même confiance, la certitude que tous les engagements de l'Etat auraient été loyalement remplis, qui a tiré dernièrement la Hollande de ses embarras financiers. La discussion aux états généraux s'est exclusivement portée, non sur la solvabilité et la loyauté du pays, mais sur les meilleurs moyens de régler les intérêts publics et de rassurer les créanciers de l'Etat. La confiance publique n'a pas fait défaut.

Il ne suffît pas de déclarer ouvertement votre loyauté et votre solvabilité, ni d'en avoir l'intime conviction. Il faut même vous garantir contre des assertions vides de sens pratique, qui dégénèrent en pures déclamations et finissent par détruire le crédit, pour créer ou pour relever la confiance publique par l'accomplissement loyal de tous vos engagements, et pour la soutenir, il faut aller, comme l'a fait l'Angleterre, droitement et surtout ouvertement au but, en employant publiquement les moyens propres et efficaces à atteindre ce but.

Quels sont les moyens auxquels l'Angleterre a eu recours pour faire face à tous ses engagements et maintenir ainsi la confiance publique, quoiqu'une impérieuse nécessité lui eût fait suspendre, comme nous, pendant plusieurs années, la conversion des billets de banque en espèces métalliques ?

Elle a présenté, chaque année, des budgets qui offraient un excédant de revenus de 30 à 50 millions de notre monnaie. C'est avec cet excédant qu'elle a amorti plus d'un milliard de notre monnaie de sa dette flottante.

Ce n'est pas en accablant la nation de nouveaux impôts qu'elle est parvenue à cet excédant de revenus ; c'est en réduisant considérablement ses dépenses publiques. Conduite par la nécessité la plus impérieuse, pressée vivement par les insistances courageuses de quelques membres du parlement, éprouvant lui-même la pression incessante de l'opinion publique, l'Angleterre a appliqué, d'une main forte, la hache de l'économie aux dépenses de tous les services publics.

Bien loin d'aggraver les charges publiques de |a population industrielle et ouvrière, elle les a réduites par un sage instinct de sa conservation, Elle a même augmenté, dans une proportion considérable, la masse des substances alimentaires, et en a, par conséquent, diminué le prix. Lorsque ces réductions ou d'autres causes imprévues ou anormales ont porté ses revenus à un chiffre inférieur à celui de ses dépenses rigoureuses, ou quand elles en ont simplement dérangé l'équilibre, elle a demandé à la richesse les moyens de combler le déficit, non en lui enlevant les ressources qui lui permettent de venir au secours des besoins publics, comme on semble en avoir la tendance fatale dans un pays voisin, mais en lui proposant le sacrifice modique et facile de 3, 4 ou 5 centièmes de ses revenus. Comme la richesse est représentée par son parlement, et comme elle a l'instinct de sa propre conservation, la richesse a sagement accédé à cette demande, dictée dans ses propres intérêts.

Telle est la marche que nous devons suivre si nous voulons sortir de nos embarras, rétablir la sécurité, faire renaître le crédit, évoquer les capitaux enfouis. En créant ainsi, par une réduction large de vos dépenses, les moyens sûrs de faire face à vos engagements, vous écartez les causes les plus probables des perturbations intérieures, vous rétablissez et vous raffermissez le crédit, vous créez la confiance dans la conversion du papier-monnaie, vous en facilitez la circulation, vous ravivez celle des espèces métalliques, vous attirez les capitaux vers des placements utiles et sûrs.

La force, réelle et, par conséquent, la stabilité des Etats n'est pas particulièrement dans leurs armées, dans leur diplomatie, dans le luxe d'une masse d'autres dépenses dont nos budgets soul chargés. L'histoire contemporaine en dit assez. Elle est surtout dans l'ordre dans leurs finances, dans la légèreté des charges publiques, dans le travail de la classe ouvrière, dans l'abondance et le bas prix de ses substances alimentaires, dans la sécurité dont jouissent les capitaux, appliqués aux sources les plus fécondantes de la prospérité, ou, tout au moins, de l'aisance publique. Sans ces conditions, les libertés publiques sont même paralysées dans leur action. Il faut le concours de toutes ces conditions pour attacher les familles au pays.

Là est la véritable force des Etats.

En entrant dans cette voie d'un pas ferme et décidé, je ne crains pas cette nouvelle augmentation d'émission de billets de banque, doublement garantie par la Société Générale et par l'Etat. C'est, d'ailleurs, un besoin de la situation. Le crédit peut opérer de grandes choses, mais il faut le créer par la confiance publique, et cette confiance ne peut être établie que sur le respect inviolable envers tous les engagements de l'Etat. C'est à cette condition, si facilement réalisable, et dans l’espoir (page 1615) qu’elle sera accomplie, que je donnerai mon vote au projet de loi. Je me réserve la faculté de prendre de nouveau la parole sur d'autres articles du projet.

M. Osy. - Je ne suivrai pas l'honorable préopinant dans la dissertation profonde du système, car nous pourrions discuter pendant plusieurs jours sur un objet aussi important ; mais je crois que ce n'est pas le moment et qu'il faut de suite nous occuper de la loi présentée par le gouvernement, car je crois que pour ceux qui discutent son acceptation, ils doivent désirer, comme le dit la section centrale, être très sobres d'observations et de discussions.

Un honorable collègue, député comme moi d'Anvers, et qui seul dans la section centrale a voté contre l'article premier, s'est défendu et a protesté contre le soupçon d'être guidé par une mesquine idée de rivalité. Je suis persuadé qu'attaché à un autre établissement, son opposition ne peut pas en être la cause ; lui rendant justice sous ce rapport, j'espère que moi, depuis plus de vingt ans président d'un établissement dépendant de la Société Générale et un de ses grands actionnaires depuis l'origine de sa fondation, on voudra aussi m'écouter avec indulgence et être persuadé que je ne parlerai également que dans l'intérêt du pays, et nullement dans mes intérêts personnels, ni comme un membre de cet établissement. Même en défendant l'article 10 de notre section centrale contre ceux qui voudraient le combattre, je vous prouverai, messieurs, que je soutiendrai toujours des propositions justes, même au détriment de mes propres intérêts. Je n'ai jamais en vue que les véritables intérêts du pays, et je crois m'être toujours souvenu qu'en entrant dans cette enceinte, nous devons nous dépouiller de toute préoccupation individuelle.

Ma position tout exceptionnelle dans cette question m'obligeait de vous parler un instant de moi ; afin qu'en prenant la parole, vous n'ayez pas d'avance une prévention contre le peu que j'aurai à dire.

D'après moi la plus grande faute qu'on ait commise lors de la formation de la Société Générale, c'est qu'on a entouré ce grand établissement de tous les moyens possibles pour éviter la moindre publicité. ; et même les soixante plus forts actionnaires, qui forment l'assemblée générale, n'ont jamais eu la moindre connaissance des opérations de la société. Jamais ils n'avaient à examiner en détail le bilan ; tout se bornait à remettre un bilan où se trouvaient, sans aucuns renseignements, les postes les plus essentiels à connaître et qui étaient les plus considérables, sans aucun détail qui aurait pu éclairer ceux qui pouvaient donner des conseils et qui auraient pu faire des observations.

Soyez sûrs, messieurs, que ce manque de publicité et de contrôle a malheureusement trop encouragé la direction à immobiliser ses capitaux et que c'est là le malheur de tous ses embarras dans la grande crise financière et politique.

J'avoue que cette société a rendu de très grands services au pays, tant avant qu'après 1830, et que c'est elle qui a donné cette impulsion à notre industrie et relevé bien des établissements qui ne faisaient que végéter. La province de Liège et celle de Hainaut lui doivent en grande partie la formation d'établissements industriels dont elles peuvent être fières. Mais comme je suis décidé à dire toute ma pensée sans détour, je crois qu'on a été trop vite et peut-être trop loin. Cependant, sans cette grande crise politique, qui a coupé court à toute exportation, je crois qu'encore quelques années de tranquillité, et le pays aurait retiré de grands fruits de toutes les entreprises créées et patronnées par la Société Générale, et que beaucoup de dépenses auraient été amorties par des bénéfices ; et qu'avant peut-être quatre ou cinq ans, les sociétés les mieux établies auraient pu marcher seules et qu'elles auraient eu des capitaux suffisants comme fonds roulants. C'est le défaut de ce capital roulant qui, dans les temps difficiles, fait le malheur des société les mieux établies, qui influe si rudement sur le crédit et qui cause tous ces embarras au gouvernement ; car la fermeture de grands établissements donne des inquiétudes lorsque subitement on tombe d'une grande activité et d'une grande aisance dans l'oisiveté et dans la détresse. Je crois donc qu'on a trop fait et surtout trop vite, et qu'on n'a jamais compté sur de grands événements politiques. Je conviens qu'on ne pouvait pas calculer sur les événements du 24 février, mais on aurait pu prévoir davantage que la mort du souverain maintenant détrôné aurait pu amener les mêmes événements et par suite les mêmes embarras.

J'aurai, à l'occasion de l'article 9, à dire mon opinion sur les caisses d'épargne, mais nous ne nous dissimulons pas que si l'Etat avait été chargé des 45 millions de la caisse n'épargne, il aurait eu pour leur remboursement le même embarras que la Société Générale, car la manie de toujours dépenser et de forcer le gouvernement de tout faire par lui-même, tant en travaux publics qu'en autres entreprises, aurait également fait dépenser les fonds déposés à la caisse d'épargne, et j'en ai la preuve dans ce qu'on a fait depuis plusieurs années en créant toujours des bons du trésor, sans que nos avertissements réitérés aient pu engager le gouvernement à les consolider et à prévoir des jours mauvais. Je dis donc que le gouvernement aurait eu maintenant les mêmes embarras que la Société Générale.

Je dirai à l'honorable M. Cogels que nous savons tous que le gouvernement n'a jamais garanti les caisses d'épargne ; mais il y a peut-être une loi de salut public, qui nous oblige de les prendre dans ce moment sous notre protection et d'y donner toute notre sollicitude ; et je suis persuadé que si nous rejetions l'article premier, comme il le désire d'après son vote dans la section centrale, qui nous demande de garantir pour le moment seulement 20 millions, que la force des choses obligerait le gouvernement à nous présenter dans peu de jours une loi pour vous demander la garantie de tous les 45 millions ; et nous tous qui voulons le maintien du pays ainsi que sa nationalité et sa tranquillité, nous voterions cette loi, ne fût-ce, je le répète, que comme loi de salut public.

Comme je suis persuadé que les créanciers de la Société Générale, tant détenteurs de livrets que d'obligations à terme que porteurs de billets, n'ont absolument rien à craindre, je ne doute pas qu'avant peu toutes les inquiétudes se dissiperont et que les demandes de remboursement cesseront quand on verra que la nation n'abandonne pas les déposants. Même sans être trop rassuré, je m'attends à ce que bien des demandes de remboursement seront annulées. Je crois donc que les vingt millions qu'on nous demande suffiront, et je partage l'opinion de la commission d'enquête que, sans en avoir la certitude, nous pouvons avoir la confiance que ce secours suffira, et même je pense qu'il ne sera pas entièrement employé. Je ne veux donc pas, comme M. Cogels, faire une distinction entre les grands et les petits déposants ; ils ont tous droit à notre sollicitude.

Persuadé que les ressources, réalisables peut-être seulement dans des moments plus calmes, suffisent pour garantir tout le passif de la Société Générale, je suis moins alarmé d'une émission de 66 millions de billets de banque ; mais il faut que le gouvernement ait la haute main pour faire rentrer le plus tôt possible les créances de la Société Générale, pour pourvoir à des besoins nouveaux, si la crise se prolongeait, ou pour retirer de la circulation le plus tôt possible les billets de banque ayant cours forcé, qui, cependant, d'après moi, sont parfaitement garantis ; et comme le gouvernement les prend pour le moment comme une dette du pays, nous devons travailler à éteindre cette dette et cette garantie.

Pour dire toute ma pensée et sans rien déguiser, je dois dire que depuis nombre d'années j'ai bien vu dans le bilan de la Société des postes créanciers pour des sommes considérables, comme avances par compte courant et avances sur dépôt de fonds publics, et qui se montaient, il y a peu d'années, à plus de 85 millions.

Gomme le bilan ne donnait pas de détails, je m'en suis quelquefois alarmé ; cependant j'avais confiance dans la direction, et mes craintes se sont dissipées par l'espoir qu'on n'avait fait de pareilles avances que sur des valeurs réalisables et parfaitement garanties. Aussi j'ai été bien étonné lorsque j'ai vu dans le rapport de la commission d'enquête que l’on avait avancé 28 millions à des particuliers, sur des actions industrielles et de la Société elle-même, et que ces escomptes étaient une belle spéculation pour les déposants, mais une très mauvaise opération pour la Société.

On avançait presque toute la valeur à 4 p. c. sur des valeurs de la Société elle-même, qui payait d'après ses statuts 5 p. c. et de beaux dividendes, qui se sont montés depuis deux ans à fr. 50, 5 p. c, soit 10 p. c. en tout. Je ne puis, nonobstant ma qualité de président de sa succursale, que donner ma désapprobation à de pareilles opérations, qui certainement n'auraient pas eu lieu s'il y avait eu publicité et si les actionnaires avaient connu les détails de l'emploi de ces grandes sommes de l'actif.

Je suis cependant persuadé que ceux qui sont débiteurs s'empresseront de s'exécuter, de se libérer et d'augmenter les ressources de la Société, pour parer à toutes les éventualités, soit à pouvoir payer les caisses d’épargne si, contre toute attente, les demandes de remboursements continuaient, ou pour retirer de la circulation les billets de banque dont nous allons autoriser l'émission.

Maintenant que j'ai dit franchement et sans détours les fautes commises, je dirai au public que je suis persuadé que tous les créanciers de la Société Générale peuvent se rassurer, et que la mobilisation d'une grande partie de ses fonds me paraît assurée, mais que l'époque des rentrées plus ou moins promptes dépend des circonstances politiques.

Je donnerai donc avec toute confiance, dans l'intérêt du pays, mon assentiment à l'article premier, et tout en approuvant la proposition de la section centrale d'avoir la nomination des directeurs, au lieu de trois commissaires comme le proposait le gouvernement, je ferai cependant un amendement à cette proposition de la section centrale ; je voudrais laisser aux actionnaires la nomination de deux directeurs et seulement faire nommer par le gouvernement quatre directeurs ; car comme le Roi a, d'après les statuts, la nomination du gouverneur, le gouvernement aura la grande majorité de cinq sur sept, et avec cela les directeurs des actionnaires auront le même intérêt que ceux du gouvernement à faire rentrer le plus tôt possible les fortes sommes portées à l'actif, tout en mettant les ménagements nécessaires dans ces circonstances difficiles, tant pour réaliser des actions, que pour trouver de l'argent sur hypothèque ou pour vendre des propriétés.

M. Eloy de Burdinne. - Messieurs, je ne dirai que quelques mots pour motiver mon vote.

Après le discours de M. Delfosse, je pourrais me borner à me référer aux raisons que mon honorable collègue a données pour démontrer qu'il n'a pas eu une entière confiance dans la Société Générale ; j'en ai une morale, mais cela ne suffit pas pour mes commettants. Je ne puis aveuglement souscrire à la demande qu'on nous fait. La Société Générale a voulu trop gagner. (Interruption.)

Elle a voulu trop gagner ; je vais le démontrer. En recevant des dépôts pour la caisse d'épargne, si elle s'était contentée de un ou un et demi pour cent de bénéfice, et qu'elle eût employé ces dépôts en fonds de (page 1616) l'Etat, aujourd'hui elle n'aurait pas la moindre difficulté ; l'Etat prendrait les actions qu'elle aurait achetées avec l'argent des caisses d'épargne, et le gouvernement se chargerait du remboursement. Je sais que l'Etat n'est pas responsable de la caisse d'épargne ; mais il y a une question morale, qui fait que nous devons nous en charger, mais en cherchant les moyens d'avoir des garanties de la part de la Société Générale. En fait, la section centrale ne me satisfait nullement quant aux garanties que nous devons avoir. Voici comment elle s'exprime, page 5 :

« La commission après avoir terminé, etc.

Les probabilités ne me suffisent pas. Quand je suis charge d'un mandat, je tiens a le remplir.

« Le sixième membre, etc.

Mais, cette presque certitude ne me suffit pas, comme je l'ai dit. M’étant chargé d'une mission je veux la remplir, non sur des probabilités, mais sur une certitude.

Une autre observation que je ferai, c'est que si la loi était votée, on autorisait la Société Générale à émettre 20 nouveaux millions de papier-monnaie, car on a déjà donné cours forcé à 20 millions de billets de cet établissement. Quand il s'est agi de discuter cet objet en section, d'engager le pays dans un emprunt, ce que nous avons fait sans prendre le temps d'imprimer le projet, j'ai signalé un inconvénient grave de n’avoir pas forcé la Société Générale, de changer ses billets de 1,000 et 500 florins en billets de 100 francs.

En effet, qu’est-il arrivé ? Naguère j'ai vu à Namur un industriel embarrassé de faire ses payements avec des billets de mille et 500 florins en mains, et cet embarras est général ; M. le ministre m'a dit qu'il donnerait aux receveurs de l'Etat l'ordre de changer ces bidets. C'est fort bien, quand ils auront des billets de 100 fr. Mais cela n'est pas toujours. Cet inconvénient est donc très grave pour le commerce et l'industrie. On paye un industriel avec des billets de mille et de 500 florins, et quand il doit payer ses ouvriers, il est dans l’impossibilité de faire face à ces obligations, de sorte que si la loi actuelle était votée, je demanderais qu’on forçât la société à changer les billets de mille et de 500 florins contre des billets de 100 fr. et même de 50 fr., car d’après le projet nouveau les billets de 50 fr. ne sont pas remboursables en espèce. Voilà les considérations que je crois devoir présenter pour motiver mon vote qui sera contraire à la loi à moins qu’on ne me présente des garanties plus certaines.

M. Destriveaux. - Messieurs, je ne reviendrai pas sur les questions d'économie politique qui ont été développées dans cette enceinte avec beaucoup de talent ; je ne discuterai pas non plus les probabilités du sort futur de la Société Générale, parce que, je l'avoue, son avenir ne m'inspire pas une confiance profonde. Un honorable préopinant, celui que j'ose appeler mon ami, M. Delfosse, a signalé avec la fermeté de son caractère et les vices de l’administration, et les chances menaçantes peut-être que l'avenir lui réserve. Mais j'ai pensé après plusieurs discours que je devais renfermer ce que j'ai à dire à la chambre dans le moins de paroles possible.

Je me place donc directement dans une alternative et je me dis : La Société Générale, par les ressources dont on a développé la nature, dont on a indiqué les évaluations, sera en position, connue on dit en finances, de faire honneur à ses affaires ; ou ces espérances, ces prévisions seront trahies et cet établissement devra montrer un grand exemple de la nécessité de la prudence dans les combinaisons industrielles, dans les combinaisons de la haute finance. Si l'avenir lui sourit, nos craintes seront dissipées ; mais si l'avenir s'assombrit encore, si la foudre que les nuages semblent renfermer dans leur sein, vient écraser cet établissement, que devons-nous faire ? Voilà la question que je me suis posée. D'abord, connue on l'a dit avec raison, ni le gouvernement, ni l’Etat ne sont responsables des transactions de la Société Générale ; à part la garantie donnée à l'émission d'un nombre déterminé de ses billets, le gouvernement reste en dehors de toute responsabilité.-

Mais pouvons-nous nous réfugier dans cette espèce d'inviolabilité ? N'est-il pas dans quelques-uns des intérêts qui seraient compromis par la mort de cet établissement quelque chose de sacré, quelque chose d’humiliant que nous soyons obligés de prendre en considération, mais au nom du pays que nous représentons, au nom de la moralité publique, au nom de la véritable application de ces maximes favorables aux travailleurs, favorables à ceux dont la vie a été employée à des travaux plus ou moins pénibles ?

Et devions-nous rester calmes, impassibles, devant des misères qui, pour être humbles et sans éclat, n'en sont pas moins douloureuses ? La caisse d’épargne est un appel fait au travail, à l’ordre, à l’économie. Souvent les dépôts qui y sont fats ne sont que le prix de longues privations. Tous les déposants à la caisse d’épargne le sont-ils au même titre devant l’humanité, la commisération, cette association générale qui fait le lien de l’Etat contre les misères qui peuvent atteindre celui qui est le moins en état de s’en défendre.

M’adressant à ceux qui nous ont envoyés dans cette enceinte, je leur dirai : Pourriez-vous, sans ressentir quelque chose dans votre cœur, voir se présenter à votre porte de malheureux travailleurs, qui, par une circonstance fatale, auraient été privés des épargnes destinées au soutien de leur vieillesse, amassées au prix de longs efforts et constituant non pas une fortune, loin de là, mais l’humble pécule de leurs enfants, à défaut duquel ceux-ci seront obligés de travailler sans cesse, sans aucun espoir de voir jamais arriver le moment du repos.

Je leur demanderai s’ils diraient à ces malheureux : « Mon cœur est fermé pour vous. Vous ne deviez pas vous soumettre à de semblables éventualités. Vous êtes pauvres ; vous êtes ruinés ; consolez-vous ! » Non ; ils ne tiendraient pas ce langage. Je ne ferai pas à ceux qui nous ont envoyés dans cette enceinte, l'injure de croire qu'ils pourraient repousser ces malheureux. Je ne leur fais pas l'injure de supposer qu'ils attendent de nous, leurs représentants, que nous n'ayons à opposer qu'un cœur calme et impassible à d'aussi cruelles épreuves.

Nous ne sommes pas seulement les représentants des intérêts ; nous ne sommes pas envoyés ici seulement pour calculer, pour combiner les recettes et les dépenses. Nous sommes appelés à représenter le pays dans ses besoins moraux, à montrer qu'il y a un lien entre ceux qui souffrent et ceux qui sont dans une situation prospère.

Dans cet ordre d'idées, je trouve l'article premier incomplet d’un côté, et trop étendu, trop vague, de l'autre ; je trouve qu'il ne répond pas au besoin de moralité, qui me semblé dominer ici. Je me suis dit qu'il ne faut pas que nous votions une somme qui pourrait être absorbée par les déposants des classes les plus élevées qui ne seraient pas les moins pressés de se présenter à la caisse où ils croiraient trouver des valeurs.

On a beau dire que le faible déposant primera celui dont les dépôts sont le plus considérables. Mais ne savons-nous pas qu'il existe de ces dépôts qui se multiplient, pour une même personne, dans des livrets différents ?

Je trouve donc, je le répète, la disposition de l’article premier trop large et trop vague. Il m'a semblé que si nous voulions au nom du pays venir éventuellement au secours des déposants, nous devions avoir égard à la quotité des dépôts ou à la qualité des déposants.

J'ai fait sous ce rapport un double calcul que je mettrai sous les yeux de l'assemblée.

Envisageant la qualité, je trouve que les ouvriers, domestiques et détaillants ont 17.081 livrets formant une somme de 12,486,277 fr.

Envisageant la quotité des dépôts, je trouve que les titulaires des dépôts de 1 fr. à 100 fr. progressivement, de 500 à 1,000 fr., et de 1,000 fr. à 1,500 (en ne prenant dans cette dernière classe que les ouvriers, domestiques et détaillants) ont 27,257 livrets, formant une somme de 12,640,385 fr.

Le nombre total des livrets est de 39,827. On ne laisserait donc à l'écart que 12 mille livrets.

Qu'on adopte l'une ou l'autre de ces catégories. Je n'insiste pas sur l’alternative. Mais ce qui sera la condition inébranlable de mon vote, c'est la clause formelle qu'aucun remboursement ne sera garanti par l'Etat, en dehors de l'une ou l'autre de ces catégories.

On me demande quel sera le sort des autres ? Mais si nous ne faisons rien, quel sera le sort de tous ? Voudriez-vous voir dépouillés de leurs épargnes des malheureux qui ont économisé une centaine de francs, en calculant au plus strict nécessaire le pain qui leur sert de nourriture, et cela pour laisser quelque ressource à leurs enfants ou pour ne pas aller mourir à l'hôpital ?

On parle de fraternité. Voilà où elle doit se trouver. On ne doit pas souffrir que le pauvre soit victime de son ordre, de sa moralité, tombe je ne dirai pas dans l'abaissement, car cette situation serait même respectable, mais dans le malheur. C'est ici que doit prévaloir le sentiment évangélique de la fraternité. Nous ne devons pas permettre que celui qui, par l'ordre et l'économie de sa vie entière, a voulu se créer un asile contre le malheur, retombe dans le malheur, ainsi que les siens.

M. Lebeau. - Messieurs, il ne faut rien moins que le sentiment profond d'un grand devoir pour que je vienne prendre part à cette discussion. J’éprouve à l'aborder une répugnance puisée dans deux motifs également graves. Cette discussion rentre peu dans mes études habituelles. Ensuite je dois me mettre ici publiquement en désaccord avec des hommes de cœur et de talent, auxquels j'ai voué toutes mes sympathies et qui possèdent ma confiance à un très haut degré. Mais, devant un aussi grand intérêt, il n'est pas permis de faire bon marché de certaines dissidences, et j'ai cru que toute considération secondaire devait ici complètement s’effacer. D’ailleurs le projet en discussion ne se rattache en aucune manière à la mission politique, au programme du cabinet actuel, et dès lors il laisse une entière liberté d'action à ses adversaires comme à ses amis politiques.

Une première fois, messieurs, la chambre et le gouvernement sont venus en aide à la .Société Générale. Chacun se rappelle dans quelles circonstances le projet qui est devenu la loi du 20 mars est apparu dans cette enceinte : c’était comme coutre-coup d’une mesure qui venait d’être prise en France et qui avait pour objet de suspendre le remboursement des billets de la banque, et de leur imprimer un cours légal et obligatoire pour les particuliers.

Une première différence que je dois dès l'abord faire remarquer à la chambre, c’est que la disposition prise par le gouvernement provisoire de France diffère de la loi adoptée par la chambre en ce que le gouvernement français n'accorde aucune garantie aux billets de la banque.

Seconde différence, messieurs, c'est qu'il y a eu là un acte purement révolutionnaire, émané d'un pouvoir purement révolutionnaire. Sur cet acte il y aurait beaucoup à dire ; la chambre comprendra les motifs pour lesquels je m'abstiendrai de l'examiner.

Le projet de loi, qui est devenu chez nous la loi du 20 mars reposait, je le reconnais, sur un grand intérêt public, un grand intérêt d'ordre, un grand intérêt d'humanité. Il s'agissait de rende à des établissements financiers, sur lesquels un cataclysme politique venait de réagir, le moyen de continuer leurs escomptes et de maintenir en (page 1617) activité de nombreux établissements industriels. Aussi les chambres n'hésitèrent pas à voter, pour sauvegarder ce grand intérêt d'ordre public, l'émission de papier-monnaie à concurrence d'une somme de 34 millions de francs. Mais je fais remarquer à la chambre que cette émission avait, dans la pensée de tout le monde, une affectation spéciale, et, pour ainsi dire exclusive ; c'était en vue de faciliter les escomptes et par ce moyen, de maintenir en activité, nos fabriques, nos usines, menacées de chômer et de jeter sur le pavé des populations d'ouvriers. C’était si vrai, messieurs, que vous avez, par la même loi, institué un comptoir spécial d'escompte, à qui vous avez affecté une partie assez considérable de l'émission de papier-monnaie que vous créiez.

Je voudrais savoir si l'on est bien sûr que cette émission a reçu exclusivement la destination que le gouvernement et les chambres lui assignaient. Sur ce point, le moment de donner des renseignements n'est pas arrivé. Mais si j'en croyais certaines rumeurs, la pensée des grands pouvoirs publics n'aurait pas été, dans l'exécution, aussi religieusement respectée qu'on avait le droit de l'attendre.

Ici encore, c'est au nom d'un grand intérêt public, c'est au nom de la caisse d'épargne annexée à la Société Générale qu'on vient faire appel au pouvoir législatif. Mais, messieurs, il ne saurait vous échapper que la question de la caisse d'épargne ne se rattache que partiellement à des considérations d'humanité et d'ordre public, C'est peut-être pour la partie la moins importante de la caisse d'épargne qu'on peut invoquer ces considérations. Elle s'y rattache par les petits déposants par les ouvriers, par les petits détaillants, par les domestiques ; et encore, messieurs, à cette dernière catégorie la question ne se rattache qu'exceptionnellement. Car il est impossible de comparer en ce moment la situation des domestiques avec celle des ouvriers.

Quoi qu’il en soit, pour les catégories dont je viens de parler, je suis prêt, comme l’honorable préopinant. à engager jusqu'à certain point les ressources de l'Etat ; mais je le déclare dès l'abord, si je consens à souscrire à une pareille proposition, c'est à la condition que le gouvernement ne demandera ni ne recevra pas de gage ; c'est à la condition que le gouvernement deviendra, à l’égal de tout le monde, créancier de la Société Générale, qu'il en suivra, comme tous les autres, la fortune bonne ou mauvaise. Au-delà de ces conditions, je refuserais nettement ; et au-delà des besoins dont je viens de faire l'analyse, comme je méconnais le lien qui rattache les caisses d'épargne à l'intérêt public, je refuserai mon concours. Je placerai, je maintiendrai les déposants à la caisse d’épargne qui ne sont pas dans une catégorie spéciale au rang des créanciers ordinaires de la Société Générale ; je ne vois aucun titre à l'exception.

Il y a, messieurs, pour les classes ouvrières, pour les classes inférieures, non seulement des considérations d'humanité et d'ordre public qui frappent tout le monde ici ; mais il y a, pour l'Etat, à l'égard de ces classes, une véritable obligation morale. Quoi qu'on en ait pu dire, quelles que soient les protestations qui ont pu émaner de cette tribune, il n'en est pas moins vrai, aux yeux de ceux qui ne sont point initiés à nos débats politiques, que le caissier général de l'Etat, c'est l'homme de l'Etat, que les agents du caissier de l'Etat sont les agents de l'Etat. Voilà, messieurs, une croyance générale parmi nos classes ouvrières.

Le lien, le lieu intime qui rattache le caissier de l'Etat et ses subordonnés à l’Etat, est, aux yeux des classes ouvrières, le signe que c'est l'Etat lui-même qui a reçu des fonds, produit de leurs épargnes.

Pour les classes moyennes, messieurs, pour les classes aisées, cela n'est pas : elles ont été en position de s'instruire des véritables rapports qui unissent le gouvernement au caissier de l’Etat, et c'est très volontairement qu’ils ont couru les chances de la fortune bonne ou mauvaise de la Société Générale.

J'ai dit, messieurs, qu'en faisant des sacrifices pour une catégorie spéciale de déposants à la caisse d'épargne, je n'entendais pas obtenir en retour du prêt que le gouvernement ferait de son crédit, d’autres chances de remboursement que les autres créanciers.

J’ai, messieurs, de très graves doutes qu'il soit même possible, légalement parlant, de nous faire une autre situation. Je soumettrai volontiers ces doutes à d'honorables membres, aux habiles juristes qui siègent dans cette chambre, et, jusqu'à preuve du contraire, je crois que l’actif d'une société anonyme est le gage commun de tous les créanciers ; je crois qu'il n'appartient pas plus à un gouvernement qu'à un particulier d'en distraire une parcelle, de déclarer qu'il se place de son autorité privée au rang des créanciers privilégiés.

Je sais l'objection qu'on va me faire, La Société Générale pouvait disposer d'une part considérable de son actif ; elle pouvait disposer des valeurs qui sont dans son portefeuille, des actions qui sont déposées chez elle ; elle pouvait, elle peut donc encore engager ces valeurs entre les mains du gouvernement.

Oui, messieurs, avant le 20 mars la Société Générale pouvait disposer ainsi des valeurs susceptibles d’être mises sur la place ; les tiers qui auraient contracté avec elle, auraient pu arguer vraisemblablement de leur bonne foi, puisque voyant la Société Générale en pleine possession de tous ses moyens, il y avait pour eux présomption qu'elle était dans une position tout à fait suffisante ; mais, messieurs, il n’en est pas ainsi du gouvernement. Le gouvernement, dès le jour où la Société Générale s'est adressée à lui, pour obtenir l'autorisation de ne pas rembourser ses billets, a été officiellement averti de l'état de gêne dans lequel elle se trouvait.

Je reconnais que cette gêne pouvait être l'effet de la crise, l'effet des événements qui se sont passés chez nos voisins ; mais elle n'en était pas moins réelle. Il est certain que le jour où vous avez rendu obligatoire la circulation des billets de la Société générale, le jour où vous l’avez dispensée de les rembourser, vous avez constaté quelque chose qui ressemble singulièrement à un état de sursis, car il y a véritablement là suspension de payement envers les porteurs des effets payables à vue. Il y a là presque un commencement de liquidation, tout au moins une sorte de sursis.

Ce serait une très grave erreur que de penser qu’un établissement ou un particulier, peut-être en état de faillite, a besoin d’être au-dessous de ses affaires. Il n’en est pas ainsi : à la suite d’une grande commotion politique ou financière, les maisons les plus respectables, les maisons les plus solides, dont l’actif est parfois double ou triple du passif, par cela seul que cet actif est momentanément irréalisable, et que le passif est immédiatement exigible, ces maisons sont en faillite. A la suite des événements dont nous sommes témoins depuis plusieurs mois, on peut se servir de ce mot sans qu’il emporte avec soi une idée de blâme, une idée de censure. Depuis plusieurs mois, des maisons, dont la réputation était séculaire en Europe, sont en faillite. La faillite est devenue le sort commun ; le maintien sur pied, c’est l’exception.

Et, messieurs, c’est à une société qui a été placée pour ainsi dire en état de sursis, par la loi du 20 mars, que nous demandons des gages ! C’est de cette société que nous avons obtenus des gages ! Et si, ultérieurement, ce qu’à Dieu ne plaise, une faillite venait à être déclarée, si elle était reportée à une époque antérieure à votre convention et à votre loi, il ne serait pas impossible que le gouvernement belge fût condamné à faire rapport à la masse, comme ayant frustré les droits de tous les créanciers. Je demande s'il est un gouvernement dont la réputation pourrait supporter une pareille situation ?

Voilà, messieurs, déjà pour la loi du 20 mars ; ce qui ne veut pas dire que si j'avais été présent à la discussion de cette loi, je ne l'eusse pas votée comme mes honorables collègues de cette chambre, car tout le monde, gouvernement et chambres, était pour ainsi due pris au dépourvu.

Mais, messieurs, au moins quand on a voté la loi du 20 mars, quand on s'est occupé, dans cette chambre, pour la première fois, de la situation de la Société Générale, son bilan n’était pas connu, sa situation n’était connue de personne ; depuis, ce bilan a été produit, et vous n'avez qu'à consulter, en dehors de cette enceinte, tous les commentaires dont ce document a été l'objet, et vous verrez quelle impression profonde cette publication a produite sur les esprits.

C'est un nouveau sursis qu’on vient demander aujourd’hui, et vous allez encore, par les gages que vous réclamez, diminuer le patrimoine des créanciers de la Société Générale. Je demande, messieurs, de quel droit vous voulez mettre dans une position privilégiée une certaine catégorie de ses créanciers, les déposants de la caisse d'épargne ? Pourquoi voulez-vous que les porteurs d'obligations soient primés par ces déposants ? Pourquoi faites-vous des privilèges pour les uns, des exclusions pour les autres ? Faites-le, si vous voulez, mais ne le faites pas aux dépens d'autrui, faites-le à vos risques et périls. Si vous avez confiance dans le crédit de la Société Générale, mettez-vous au nombre de ses créanciers, et ne commencez point par lui dire que vous avez si bonne opinion de son crédit que vous ne voulez rien lui prêter si ce n’est sur nantissement et sur gages !

Et par quel privilège les dépôts à la caisse d’épargne, sans distinction de catégorie, seraient-ils l’objet d’un payement préférentiel ? mais, messieurs, il y a tels déposants de la caisse d’épargne, et j’en connais, qui sont millionnaires ; il y a tels porteurs d’obligation de la Société Générale, et j’en connais, qui sont simples ouvriers. Je connais tel ouvrier qui avait un dépôt à la caisse d’épargne ; il s’est présenté chez un des agents de la Société Générale, pour augmenter ce dépôt ; il a été induit par lui, et je suis bien loin d’incriminer ce fait (c’était avant la crise), il a été induit à convertir son dépôt, qui ne lui rapportait que 3 p. c., en une obligation qui lui en rapporterait 4 ; il a demandé si pour le cas où il lui arriverait un malheur, où il aurait un besoin immédiat de cet argent, il pourrait réaliser, négocier cette obligation ; on lui a répondu que oui, et on avait droit de lui répondre ainsi, car encore une fois, je n’incrimine en aucune façon la sincérité du langage qui a été tenu en cette circonstance. La crise du 24 février est arrivée ; ce malheureux ouvrier, ayant besoin de son argent, s’est présenté à l’agence de la Société Générale ; et il lui a été répondu qu’il serait remboursé en 1852 ; c’était la date d’échéance de l’obligation.

Messieurs, je me borne à vous citer cet exemple de la singulière position que vous feriez par votre loi de privilège à tel déposant qui est millionnaire et à tel porteur d’obligations qui est simple ouvrier.

Messieurs, je répète que j’ai de très graves doutes sur la légalité de l’acte par lequel le gouvernement reçoit des gages et prend une position privilégiée à l’égard d’un établissement qui ne peut pas continuer à faire face à tous ses engagements ; mais si vous le pouviez, en vertu de votre omnipotence, je n’appellerais pas un tel acte une loi, mais une voie de fait parlementaire ; ce serait, à mon avis, une sorte d’expropriation sans indemnité.

J’examinerai maintenant ce qu'on peut attendre, sous le rapport de l’efficacité, du secours qui vous st demandé. Je le repousserai par les raisons que je viens d'exposer, et je fais grâce à la chambre de beaucoup d'autres considérations de cette nature ; je le repousserai, sauf l'exception que j'ai indiquée en commençant mon discours. J'ai la conviction que la loi actuelle est sans efficacité, pour terminer les pénibles rapports (page 1618) qui se sont établis depuis quelque temps entre la Société Générale, les chambres et le gouvernement ; j'ai la conviction que si vous donnez aujourd'hui 20 millions, vous en donnerez 20 autres peut-être avant deux mois d'ici.

Savez-vous, messieurs, à qui ira le secours que le gouvernement veut donner à la Société Générale ? Vous croyez que si l'on conserve la loi dans la généralité de son contexte, ce secours ira aux plus nécessiteux ; eh bien, c'est le contraire. D'après la nature des choses, votre secours ira aux plus aisés, parce que ce sont les plus prévoyants ; ce sont les plus aisés qui ont été les premiers avertis, par tout ce qui s'écrit dans les journaux, par tout ce qui se dit dans les conversations particulières, qu'il y avait à aviser pour leurs dépôts de la caisse d'épargne ; mais les ouvriers, les domestiques, les petits détaillants, absorbes dans leur labeur, qui n'ont le temps ni de se mêler aux conversations de la bourse et des salons, ni de lire les journaux, sont à peine suffisamment avertis aujourd'hui de faire les diligences qui doivent sauvegarder leur petit pécule. C'est donc aux classes aisées, aux classes les plus prévoyantes que votre secours ira ; elles ont demandé déjà, elles demanderont les premières le remboursement de leurs dépôts ; et quand vous aurez voté 20 millions pour satisfaire à ces exigences, de quel droit pourrez-vous refuser 10, 20, 25 autres millions, quand on viendra dire que cette seconde somme est spécialement destinée aux petits déposants ? Je fais le défi à la chambre de reculer devant une proposition de ce genre, si elle était faite, quand cette destination lui serait clairement démontrée.

Mais, dit-on, les demandes de remboursement qui affluent aujourd'hui vont cesser ; elles vont cesser comme par enchantement ; dès que vous aurez voté la loi qui vous est demandée, la confiance va renaître de toutes parts.

Pas un seul déposant à la caisse d'épargne ne conservera la moindre inquiétude. L'honorable M. Delfosse a déjà fait si bonne justice de cet argument que ce serait abuser des moments de la chambre que d'y insister. Je dirai avec lui que l'adoption du projet de loi aura un effet contraire à celui qu'on suppose, qu'elle va provoquer parmi les déposants non-inscrits, une véritable course au clocher pour sauvegarder leurs droits. Comment, vous voulez que les déposants qui ne seront pas compris dans la première émission de votre papier-monnaie, vous voulez que ces déposants que vous avez avertis par là de la situation où se trouve, quant à eux, la Société Générale, vous voulez que ces déposants, auxquels on a dit, qu'une fois les 20 millions partages, il n'y aura plus rien pour personne de la part du gouvernement, vous voulez que ces déposants se croisent les bras ! Je le répète, ce sera une véritable course au clocher, de sorte que ce n'est pas seulement 20 millions, mais 44 ou 45 millions que la chambre doit se résigner à voter, si elle donne son approbation au projet de loi qui lui est soumis.

C'est donc, messieurs, pour une quarantaine de millions que vous devrez songer à demander des gages, aujourd'hui et plus tard, à la Société Générale.

J'ai déjà dit qu'à mon sens cela n'est pas légal ; j’affirme que ce n'est pas moral, si c'est par un acte, que j'ai entendu qualifier de spoliation, qu'on veut maintenir et fortifier le crédit de l'Etat belge, on se trompe gravement. La première base du crédit de l'Etat, c'est la moralité dans le principe et dans les actes des pouvoirs publics, du gouvernement.

Mais enfin pour laisser là cette question, en la supposant résolue contre les principes que je viens d'exposer à la chambre, je demande quels sont ces gages aujourd'hui que, par la publication du bilan de la Société Générale, il nous est permis, non pas certes de juger, mais de pressentir quelle est sa véritable situation.

Voyons d'abord ce qui s'est passé lors du vote de la loi du 20 mars. Nous avons reçu premièrement pour 4 à 5 millions de fonds nationaux.

Je crois que le chiffre en est plus élevé ; mais comme on a voté, je crois, le pair nominal, même pour le 2 1/2 p. c., je crois pouvoir réduire la valeur environ 5 millions ; il nous a été donné sept mille actions du canal de jonction de la Sambre à l'Oise, au pair de mille francs ce qui fait sept millions. Eh bien, savez-vous quelle était la cote officielle en Belgique de ces actions avant le 24 février, la cote du 21 février insérée au Moniteur était de 625 francs ; au 9 mai elle était de 500 francs. Le deuxième gage consiste en quatre mille actions de la Société Générale à 1,500 francs. Je reconnais que le cours en était même supérieur avant le 24 février ; mais depuis, je ne veux pas argumenter de cette circonstance, je me borne à l'indiquer, je la considère comme exceptionnelle, elles étaient descendues le 1er mai à 850, le 8 mai à 800 francs.

Maintenant il resterait à savoir si ces actions du canal de la Sambre à l'Oise, que la Société Générale nous donne en garantie, sont cotées au prix offert en bourse ou si c'est le prix demandé, si c'est argent ou papier, ce qui peut établir une notable différence ; car je connais telles actions industrielles cotées à 7 ou 800 fr., qu'on offre sans pouvoir les vendre à 500 fr. Il n'y a pas moyen d'établir dans les circonstances actuelles une appréciation exacte des valeurs données en nantissement ; mais pour longtemps, quoi qu'il arrive, ce sera pour le gouvernement du papier et rien de plus.

Nous sommes dans une crise politique si profonde, si générale, que personne n'oserait en assigner le terme ; il faut que la société se rassoie, non seulement en France, mais dans presque toute l'Europe, et quoi qu'il arrive, par suite de nos discussions, par suite de ce que la Société Générale a été contrainte de faire en face du pays, croyez-le bien le prestige qui environnait cette société, qui avait élevé si haut son crédit, est profondément atteint, et, il faudra bien du temps et des événements bien favorables pour le ramener au niveau de ce qu'il était.

Comment méconnaître le mal que va lui faire pour la seconde fois cette bizarrerie, que c'est précisément à une société dont en vante ici le crédit, qu'on ne veut pas prêter une obole sans se mettre dans une position exceptionnelle, sans exiger des gages ?

La troisième espèce de gage pour le premier prêt ce sont des immeubles : ce sont les forêts de Couvin et de Harre, et les bâtiments de la Société Générale à Bruxelles. Ils sont évalués à 5 millions dans la lettre de la direction de la Société, adressée au ministre, le 18 mars. J'appelle l'attention sur ce point, pour faire voir qu'il ne faut pas admettre trop aisément certaines évaluations quand il s'agit de gages à donner à l'Etat. Ces immeubles, dis-je, furent estimes à 5 millions. Or, je prends le bilan du 3 décembre 1847, publié après la loi du 20 mars. Je trouve dans l'actif les immeubles sous 2 articles portant les n°8 et 122. Sous le n°8, les forêts de Couvin et de Harre sont estimées 3 millions et demi ; et au n°122, les bâtiments de la Société sont estimés à 506,309 fr., total en somme ronde quatre millions ; de sorte qu'entre le bilan du 31 décembre 1847, et la lettre au ministre, la valeur de ces immeubles a augmenté d'un million sur quatre. C'est probablement la révolution du 24 février qui a produit ce miracle.

Supposez qu'un jour l'Etat soit dans l'obligation de se défaire de sept mille actions, d'une seule catégorie. Ne faudra-t-il pas échelonner sur une période extrêmement longue l'aliénation de pareilles actions, sous peine de leur faire subir la plus énorme dépréciation ?

L'honorable M. Delfosse a passé en revue quelques actes de l'administration de la Société Générale. Il a surtout appelé l'attention sur ce nombre considérable d'actions qui encombrent son portefeuille. Il y aurait énormément de choses à dire : nous n'en aurions pas fini en plusieurs semaines, si nous voulions aborder l'examen des différents actes qui constituent l'administration proprement dite de la Société Générale. Mais je me bornerai à signaler, à côté des faits indiqués par l'honorable M. Delfosse, un seul fait qui vous montrera que l'on doit être un peu en garde sur la valeur de certaines créances de cet établissement. Il y a une seule société fondée sous le patronage de la Société Générale, la Société de Commerce, qui doit à la Société Générale, en compte courant (somme ronde), 16,000,000 fr. et en prêt sur effets publics, 18,000,000 fr. Total : 34,000,000 fr.

Savez-vous à quel capital cette société a été fondée ? Au capital de 10 millions. Ainsi, voilà une société constituée au capital de 10 millions qui doit à un seul établissement 34 millions, plus de trois fois son capital social. Cela ne veut pas dire nécessairement que cette société ne soit pas dans une très bonne situation. Mais aussi longtemps que nous ne verrons pas son bilan et tous les éléments de son actif et de son passif, nous serons en droit de dire qu'il y a là un fait tout au moins anormal et propre à exciter les défiances de la chambre sur la valeur de ces créances, et, par suite, sur l'action même de la société-mère.

Un membre de la commission spéciale a osé prononcer un mot que je répète après lui. parce que, selon moi, c'est la seule solution vraiment pratique et loyale de la question ; c'est le sursis. Et je me hâte de dire que je partage l'opinion de l'honorable membre, que je l'ai même exprimée dans le sein de ma section. Je ne lie par la question du sursis à l'établissement d'une banque nationale. Je reconnais avec l'honorable rapporteur de la section centrale que l'établissement d'une banque nationale est une question beaucoup trop grave pour être improvisée et traitée incidemment. Laissons donc de côté la question d'une banque nationale : voyons la question du sursis ; concentrons la discussion sur ce point.

Qu'il me soit permis de le dire, on s'effraye d'un mot. Le sursis ne ferait pas à la Société Générale, une situation nouvelle ; le sursis ne ferait que régulariser une situation que vous êtes eu train de lui faire depuis la loi du 20 mars. La loi du 20 mars est un premier sursis, puisque cette loi dispense la Société Générale de rembourser ses billets en numéraire ; la loi actuelle est un sursis, puisqu'elle permettra à la Société Générale de rendre du papiers à des déposants qui lui ont apporté du numéraire, c'est-à-dire, qu'elle suspend pour eux le remboursement en écus.

Et le projet annoncé par la commission, si le gouvernement pouvait le réaliser, d'interdire aux établissements particuliers la faculté d'exiger le remboursement de leurs dépôts à la caisse d'épargne, ce serait un troisième acte constitutif du sursis. Non seulement le sursis se déduit des trois circonstances que je viens n'indiquer, mais le sursis résulte encore de ce que vous constituez par la loi une nouvelle administration, de ce que vous déposez en quelque sorte l'administration actuelle, de ce que vous placez pour ainsi dire la Société Générale en tutelle. Voilà tous les symptômes, tous les caractères d'un sursis : la chose sans le mot. Qu'importe le mot, quand la chose est si évidente ? Ce ne sont plus que jeux d'enfant.

Mais vous aurez la chose avec cette différence que la loi que vous ferez sera pire qu'un sursis légal, qu'elle aura tous les inconvénients du sursis, sans en avoir les avantages.

C'est une idée fausse qu'on se fait du sursis quand on le considère comme une flétrissure imprimée à un établissement, à un particulier. Le sursis ne s'accorde que lorsque la probité de l'impétrant est notoire, et qu'il y a force majeure,

(page 1619) J'accorde que ce sont là les conditions où se trouve la Société Générale. Les maisons les plus respectables dont la solidité et la réputation sont séculaires n'ont pas reculé devant la demande d'un sursis. Avec un sursis on parera à tout ; nous en avons de nombreux exemples.

Un nom illustre, le père de la métallurgie belge, John Cockerill, créateur du plus bel établissement de l'Europe, ou au moins du continent, a-t-il par le sursis été rabaissé ? Le sursis a-t-il compromis l'honneur de l'établissement de Seraing ? Nullement ; cet établissement, sous l'administration du sursis, s'est relevé ; il donnait naguère encore et avant la crise, de magnifiques dividendes, et grâce aux ménagements qu'un gouvernement véritablement paternel lui a accordés, en raison des circonstances difficiles, cet établissement serait encore aujourd'hui, sans les derniers événements, un des plus prospères du pays.

Mais, dit-on, on ne peut imposer le sursis. C'est là l'argument de la section centrale. Mais nous n'imposons pas le sursis ; on nous le demande.

On nous l'a demandé au 20 mars ; on nous le demande aujourd'hui. On veut, je le répète, la chose sans le mot. Seulement on vous la demande en faisant ses conditions. Car si vous n'avez pas besoin d'un sursis, pourquoi donc venez-vous à nous ? Si vous êtes si solide que vous puissiez-vous draper dans une parfaite quiétude, dans un dédain profond pour tout secours étranger, pourquoi donc venez-vous demander, en réalité et moins le mot, un sursis ? Car ce que vous demandez n'est pas autre chose.

Comment, messieurs, la Société Générale, qui consent à ce que son administration soit complètement changée, qui consent à recevoir, en quelque sorte, un conseil judiciaire, la Société Générale repousserait le sursis ! et de quel droit, s'il vous plaît ? Est-ce qu'il ne suffirait pas, d'ailleurs, au gouvernement, pour avoir raison d'une résistance qui serait véritablement inexplicable. de rappeler certaine faculté insérée dans la loi du 20 mars 1848, et ne suffirait-il pas d'y faire allusion pour avoir raison de toute résistance ?,

La section centrale repousse le sursis par des raisons qui devaient faire repousser le projet de loi. Il suffît pour cela de lire quelques lignes du rapport d'ailleurs remarquable de l'honorable M. d'Elhoungne :

« L'existence de la Société Générale, y dit-on, était si peu en question, lorsqu'elle adressait au gouvernement sa lettre du 13 avril dernier, que son bilan arrêté au 31 mars accuse en valeurs réalisées ou prochainement réalisables, une somme équivalente à peu près aux fr. 46,335,132-75 qui représentent la totalité des dépôts de la caisse d'épargne, plus 2,419,000 fr., import des obligations échéant jusqu'au 30 juin 1849. »

Suit l'énumération de ces valeurs (non reprise dans la présente version numérisée).

46 millions, je ne dirai pas immédiatement, mais prochainement disponibles. Donc, selon la section centrale, la Société Générale aurait amplement, en poursuivant le recouvrement des valeurs qui sont à sa disposition, de quoi faire face aux besoins de la caisse d'épargne.

Voici l'objection : mais, poursuit-on, elle devrait pour cela abandonner à eux-mêmes les nombreux établissements industriels placés sous son patronage.

Là, messieurs, je le reconnais, il y a encore un intérêt d'ordre public et d’humanité, de la nature de celui qui vous a fait voter la loi du 20 mars. Mais pour cela, pour cela seul, vous avez accordé à la Société Générale, par une première loi, 22 millions de papier-monnaie ; et si je rapproche le chiffre de l'escompte, qui est d'environ 9 millions, de ce chiffre de 22 millions de papier-monnaie que l'intention des chambres a été d'appliquer exclusivement à l'escompte, je ne comprends pas qu'on puisse, de ce chef, venir demander un nouveau secours et venir dire qu'en distrayant une portion notable de l'actif qui serait destinée à rembourser la caisse d'épargne, on se prive des moyens de continuer l'escompte aux établissements placés sous le patronage de la Société Générale ou qui sont en relation avec elle ?

Je demanderai d'abord, messieurs, s'il est possible de soutenir tous les établissements industriels sur le pied où ils étaient avant le 24 février, au moyen des escomptes les plus abondants ? Il est un fait malheureusement plus puissant que toutes les lois, que tous les efforts mêmes des banquiers : ce fait, c'est le resserrement de la circulation ; c'est le rétrécissement des débouchés, des moyens d'écoulement. Ce ne sont pas les commandes qui manquent ; mais tout le monde aujourd'hui refuse de prendre livraison ;c'est que beaucoup d'industriels qui ont des commandes pour alimenter pendant plusieurs années quatre, cinq, six hauts fourneaux ont cependant été obligés d'en éteindre la moitié, et tous les moyens d'escompte que vous leur procureriez ne parviendraient pas à vaincre des obstacles qui sont dans la nature des choses et qui ne disparaîtront qu'avec la crise actuelle.

Si, d'ailleurs, messieurs, le sursis est prononcé, c'est-à-dire si le sursis est régularisé, on pourvoira à l'alimentation de ces établissements. ; Le sursis ferait en cela des actes de bonne administration ; et si pour atteindre ce résultat, le gouvernement devait faire lui-même, pour son propre compte, une émission spéciale, j'y consentirais très volontiers. Je consentirais très volontiers qu'on prît une mesure analogue à celle qui a eu pour but de faciliter les escomptes ; mais je voudrais que ce fût avec du papier de l'Etat.

Le papier de l'Etat, on le repousse aujourd'hui, et, chose bien étrange on le repousse même pour les besoins de l'Etat ! Le premier motif que fait valoir la section centrale, et qu'avait déjà présenté, je pense, la commission spéciale, c'est qu'il ne faut pas jeter sur la place, en fait de papier-monnaie, une grande diversité de valeurs, qui se nuiraient respectivement.

Si, messieurs, nous en étions réduits à la théorie, il y aurait peut-être une controverse à entamer sur cette proposition, mais nous n'avons qu'à consulter le passé, noire propre passé. N'avons-nous pas eu simultanément sur nos places les bons du trésor, les billets de la Société Générale, les obligations de la même Société, les billets de la Banque de Belgique, les billets de la société de Commerce, les billets de la banque commerciale d'Anvers, les billets de la banque des Flandres, etc. ? Je demande si ce n'est pas la crise et la crise seule qui a empêché quelques-uns de ces établissements de continuer leurs émissions, leurs escomptes, leurs opérations ? Ce n'est donc pas du nouveau que la présence sur nos places de plusieurs valeurs de papier-monnaie circulant simultanément. En Prusse, messieurs, où il y a, comme en France en en Angleterre, des billets de banque, il y a également des billets de l'Etat, non pas des billets du trésor mais du véritable papier-monnaie, des billets de l'Etat, appelés Tresor-Scheine. Personne ne se plaint de la coexistence de ces deux fonds sur les places de commerce.

D'ailleurs, si je ne m'abuse, l'honorable rapporteur de la section centrale a proposé lui-même l'émission d'un papier-monnaie de l'Etat, qui aurait existé simultanément avec les billets de la Société Générale. (Interruption.) Permettez-moi, M. le rapporteur ; votre opinion d'alors a besoin d'explications. Voici ce que je trouve dans votre discours prononcé dans la séance du 20 avril ; je n'ai certainement pas la prétention de mieux connaître votre pensée que vous-même ; mais j'espère que, dans votre impartialité, vous reconnaîtrez, avec la chambre et avec moi, que l'on peut s'y tromper ; voici comment vous vous exprimiez :

« Je dois rappeler qu'il s'agissait d'autoriser l'Etat à émettre du papier-monnaie pour amortir 16 millions de bons du trésor et diminuer d'autant l'emprunt forcé. »

Je demanderai volontiers à ceux qui ont proposé ce projet dans les sections, s'ils n'avaient pas en vue un papier de l'Etat, pour remplacer les bons du trésor. C'est là le sens de la proposition, et voici ce qu'a dit M. le rapporteur :

« Croyez-vous, disait-il, que cela ne sera pas mieux accueilli (une émission de 16 millions de papier-monnaie), qu'une émission de 20 millions dans l'intérêt exclusif d'un grand intérêt privé ? »

M. d'Elhoungne. - J'ai déclaré que si l'on créait un nouveau papier, et qu'on laissait tomber les banques, il fallait retirer leurs billets.

M. Lebeau. - Je suis aussi de cet avis, et je consentirais aisément à ce qu'on mît l'Etat en mesure d'échanger contre des billets venant de lui, les 20 millions qu'il a consenti à garantir, car émettre pour son propre compte ou laisser émettre par d'autres sous votre garantie, peut être en définitive, pour le trésor public et pour les contribuables, exactement la même chose ; cela peut ne devenir qu'une simple question de forme, qu'une question d'imprimeur.

La section centrale, messieurs, va jusqu'à exprimer la pensée que le papier de l'Etat recevrait un moins bon accueil que le papier d'une banque. C'est, j'ose le dire, à ne pas y croire :

« En effet, dit la section centrale, à des valeurs connues, acceptées, en possession depuis longtemps de la confiance publique et qui ont déjà traversé des jours si difficiles, on substituerait une valeur nouvelle, inusitée, avec laquelle les esprits ne seraient point familiarisés. »

Voyez page 6 du rapport de la section centrale, comment cette théorie est développée.

Ainsi, messieurs, l'Etat, pour avoir du crédit, doit s'abriter derrière qui ? derrière la Société Générale. Il doit s'abriter, pour avoir crédit, derrière la Société Générale. C'est elle qui vient demander le patronage du gouvernement, et si je comprends bien le rapport de la section centrale ; c'est l'Etat qui a besoin, lui, du couvert de la Société Générale, pour se faire accepter par la confiance publique. J'avoue que je partagerais au plus haut degré l'optimisme de certains membres de la chambre sur l'avenir de la Société Générale, que je regarderais encore comme une grande humiliation pour le gouvernement la défaveur qu'on veut faire peser sur des billets émanés de lui, parce qu'ils n'auraient point le patronage de la Société Générale.

Eh bien, messieurs, c'est encore ce patronage que semble vouloir consacrer le projet de loi pour les 12 millions qui seraient spécialement affectés au service de l'Etat. Cela seul me ferait repousser le projet de loi.

Mais la section centrale elle-même est-elle bien sûre de conserver au papier dont elle veut autoriser l'émission, une entière uniformité, et (page 1620) n’est-elle pas coupable elle-même de cette diversité qu'elle signale comme un véritable danger ? Si je comprends bien l'article 7 du projet de loi actuellement en discussion, la section centrale propose une garantie spéciale pour les 12 millions, qui doivent être émis pour le service de l'Etat. Elle lui affecte la forêt de Soignes par privilège.

Eh bien, si cela est, et il m'est impossible de donner un autre sens à l'article 7, si cela est, vous créez, quoi que vous fassiez deux catégories distinctes de billets. Il y aura nécessité de les distinguer et le cours en peut être différent, car si vous ne les distinguez pas, je vous demanderai à quoi sert l’espèce d’hypothèque spéciale que vous voulez donner à ces douze millions de billets affectés au service de l’Etat ? Si cette garantie n'est pas indiquée dans le texte ou par la forme des billets, la stipulation est inutile.

Je me demande, du reste ce que signifie cette garantie spéciale de la forêt de Soignes. J'avoue que je n'y vois pas d'autre garantie que celle qui serait accordée, aux 20 millions spécialement consacrés aux besoins de la Société Générale. Leur conférez-vous, par le projet de loi, un privilège ? Evidemment. Lisez tous les contrats d’emprunts tous les contrats des emprunts faits soit par souscription, soit par des capitalistes, vous verrez que tous les biens meubles et immeubles de l’Etat sont affectés à la garantie de ces emprunts. C’est là le gage de tos les créanciers de l’Etat. Que feront donc les porteurs des 12 millions de billets garantis par la forêt de Soignes ? Que l’Etat ne paye pas, que l’Etat soit en retard de payer, est-ce qu’ils iront exproprier l’Etat ? Feront-ils vendre les arbres ou les fruits pendant par racines ? Vous savez vine qu’il n’y a pas d’action de ce genre contre l’Etat.

Si vous voulez faire quelque chose de sérieux, il faut déclarer que la forêt de Soignes sera aliénée et que vous recevrez en payement les billets dont il s'agit, en un mot il faut créer pour ce cas spécial de véritables los-renten ; sans cela, vous ne donnez rien aux porteurs.

Eh bien, messieurs, sans vouloir aborder aujourd'hui la grande question d'une banque nationale, je dis qu’il est impossible de se préoccuper de l’idée de la création éventuelle d’une banque nationale, sans considérer nos biens domaniaux et spécialement la forêt de Soignes, si cela est possible, comme un des apports les plus faciles et les plus utiles pour former le capital social d'une pareille société ; et c'est pour cela que je ne voudrais pas que l'on touchât maintenant à ces immeubles. (Interruption.) Si vous pensiez qu'on ne peut pas en disposer sans manquer à des engagements, je lui refuserai même cette destination.

Je dirai, pour en finir, ce que l'honorable M. Delfosse a dit, en terminant, et c'est ici que se trouve, pour moi, la plus grave des objections contre le projet de loi ; je dirai que le projet nous porte probablement à la limite extrême, quant à l'émission du papier-monnaie dans ce pays.

Le projet de loi porte l'émission du papier-monnaie à 66 millions. Il me souvient que M. le ministre de l’intérieur regardait naguère le chiffre de 70 millions comme ne pouvant pas être atteint sans imprudence. Qu'arrivera-t-il si la crise se prolonge ? Ne soyons ni trop prompts à nous effrayer, ni trop prompts à nous rassurer ; la crise actuelle peut se prolonger ; les emprunts forcés, ce n'est pas là une ressource inépuisable, c'est la dernière raison financière d'un gouvernement prudent ; il n'y a recours que quand tous les autres moyens lui font défaut.

Messieurs, quand les contribuables, exténués par la crise et par les sacrifices qu'elle entraîne, seront expropriés peut-être pour le payement des impôts et des emprunts forcés, ils demanderont pourquoi on n'a pas plus tôt recouru à une émission de papier-monnaie ? On leur répondra que le papier-monnaie a été épuisé pour soutenir la banque.

Quand les ouvriers qui appartiennent à des établissements qui ne sont pas placés sons ce patronage, seront congédiés, parce qu’il sera de toute impossibilité de leur fournir des secours, et qu'ils demanderont comme ressource extrême un peu de papier-monnaie, on leur répondra que le papier-monnaie est épuisé, et qu'il l'a été pour la banque.

Si les malheureux ouvriers des Flandres viennent, dans la misère qui les accable, demander de nouveaux secours au gouvernement et que le gouvernement n'ait d'autre moyen de les secourir qu'avec une émission de papier-monnaie, il faudra qu'on leur réponde que ce moyen est épuise et l'a été pour la banque.

Si des armements nouveaux, imposants, étaient indispensables, si la sécurité extérieure, si la nationalité elle-même était mise en question, et qu'on fût arrêté, faute de moyens matériels ; si vous vouliez faire un dernier appel au papier-monnaie, on vous répondrait que cette ressource est épuisée et qu'elle l'a été pour la banque.

M. le président. - Si les honorables membres qui combattent le projet de loi ont des propositions à substituer à celles du gouvernement, je les prierai de les déposer sur le bureau. La discussion sera plus régulière.

M. Lebeau. - M. le président a paru dire que je devrais conclure. Eh bien, je rejette le projet de loi, dans la confiance que le suris peut parer à toutes les difficultés, sursis que le gouvernement peut accorder par mesure administrative ou proposer par une loi spéciale,

M. le président. - Il n'y avait dans mes paroles de de personnel à l'honorable M. Lebeau. Je faisais une observation générale.

M. le ministre des finances (M. Veydt). - Messieurs, je sais que jamais je n'ai eu à ce point besoin de l'indulgence de la chambre. Après le discours que l'assemblée vient d'entendre, je me demande si le gouvernement s'est trompé en présentant le projet de loi dont vous vous occupez en ce moment.

Nos points de vue, nos points de départ, de l'honorable M. Lebeau et de nous, sont différents. J'espère démontrer qu'au point de vue où le gouvernement s'est placé, le projet de loi peut se défendre ; qu'il mérite même l'approbation de la législature.

Il était réservé au ministère que les élections du 8 juin 1847 ont appelé au pouvoir, de rencontrer de plus grandes difficultés que jamais un ministère n’en a rencontré pendant son passage aux affaires ; il était réservé à un de ses membres (permettez-moi de parler un instant de moi), il était réservé à un homme qui n'occupe cette place qu'après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour n'y être pas appelé, qui plus qu'aucun d'entre vous est convaincu de son insuffisance à la bien remplir... (Dénégations nombreuses.)

Oui, messieurs, ce qui fait ma principale, mon unique force, c'est le dévouement, le désir sincère d'être utile que j'apporte dans l’accomplissement de mes fonctions. Les difficultés qui viennent fondre sur le ministère, viennent forcément presque toutes aboutir au ministre des finances, qui s'efforce, autant qu'il est en lui, d'en supporter le fardeau. Voilà les motifs de l'indulgence que je demande à la chambre.

On a critiqué la loi du 20 mars dernier ; jusqu'à présent nous pouvons nous applaudir de l'avoir présenter. Nous avions des craintes que la loi n'atteigne pas son but, et cependant voilà deux mois qu’elle fonctionne ; elle a permis aux établissements qui en profitent de reprendre leurs escomptes ; elle a permis de continuer aux établissements industriels les secours dont ils ont besoin pour marcher. Cette loi n'eût-elle que ce résultat, de nous avoir aidé à traverser les deux mois qui se sont écoulés, comme nous les avons traversés, nous aurions encore à nous en applaudir, parce que dans les limites où elle a été renfermée, il ne peut, nous en faisons l’expérience, en ressortir aucun inconvénient.

Je disais que notre point de départ était différent de celui de l’honorable M. Lebeau. L’honorable orateur s’est attaché à faire ressortir toutes les difficultés qui peuvent naître de la mesure qu’il s’agit de prendre ; il a été même si loin que son discours m’a fait une impression pénible dans quelques-unes de ses parties. Car, messieurs, le but de la mesure que nous avons cru devoir proposer est avant tout qu'elle soit efficace, et certainement quelques-unes des considérations qu’a développées l'honorable M. Lebeau tendent à mettre en question cette efficacité.

Cependant nous tous nous avons été au-devant de toutes les objections : le gouvernement, la commission, la section centrale et la Société Générale elle-même ; car tous les renseignements que nous avons demandés, elle les a fournis avec empressement ; il n’y a eu aucune réticence de la part de sa direction. Elle s’est arrêtée quelquefois devant des noms propres, et la commission elle-même a apprécié ce scrupule. Je dis donc qu’après un examen approfondi, autant qu’il convenait de s’y livrer, de cette question, nous pouvions l’apporter à la chambre et que chacun de nous est aujourd’hui en état de se former une opinion.

Le but principal du ministère a été, tant en politique que dans les questions presque aussi difficiles de finances et d’industrie, de maintenir debout ce qui existe ; c’est là notre sollicitude constante, c’est l’objet de recherches sincères et de nos constants efforts.

Si nous pouvions atteindre le but, nous serions heureux de voir nos efforts couronnés de succès. Eh bien, jusqu'à présent, tout est resté debout, tant sous le rapport politique que financier. La nation s’est hautement prononcée pour ses institutions. Nous sommes en présence de la difficulté de la caisse d'épargne, car s'il s'agissait d'autre chose, la justification du projet de loi serait impossible- ; c'est uniquement de la caisse d’épargne qu'il est question ; cela a été dit sans cesse et il faut encore le redire.

Si la caisse d’épargne n’était pas en cause, personne de nous, messieurs, n’eût songer à formuler un projet autorisant une émission nouvelle de billets de banque ayant cours de monnaie.

Nous ne voulons pas faire de distinction entre les déposants ; c'est l'être moral nommé caisse d'épargne que nous voulons soutenir. Que les déposants soient riches ou non, quelle que soit leur condition de fortune, tous sont pour nous des déposants, et à ce titre ils ont droit à profiter de l’intervention de l’Etat en faveur de la caisse d’épargne. Si vous ne le faites pas, si vous faites des distinctions, bientôt vous n’aurez plus de caisse d’épargne, il faut y renoncer, même pour les petites économies, car la confiance sera détruite.

M. Lebeau. - Les 44 millions y passeront.

M. le ministre des finances (M. Veydt). - Je démontrerai que les 44 millions n’y passeront pas. Au reste j'irais bien loin pour sauver l'institution des caisses d'épargne et la conserver intacte au pays, et je suis convaincu que j'aurais l'appui de la chambre. La caisse d’épargne doit être à l'abri de tout désastre et elle peut l'être au moyen de la mesure proposée, sans que l'Etat y consacre des fonds spéciaux.

Une crise extraordinaire est venue paralyser toutes les valeurs, toutes les ressources réalisables de la Société Générale. Il n'est pas de situation si belle qu'on puisse se l'imaginer, que la crise du 24 février n'ait pas affectée. Que faut-il faire ? Faciliter à la Société Générale les moyens de rembourser les dépôts de la caisse d'épargne. Ce moyen jusqu’à ce qu'on nous en ait indiqué un qui soit préférable, c'est une émission nouvelle de billets. L’émission dont il s'agit est uniquement destinée à ce but, elle y sera si positivement appliquée que pas un denier ne sera détourné de cet emploi pour recevoir une autre destination : y veiller sera la mission des commissaires, sera l'objet de la sollicitude constante du gouvernement, et cela fait, les autres opérations de la Société Générale se (page 1621) poursuivront dans les mêmes conditions ; elle continuera ses escomptes, et vous avez vu, messieurs, qu'ils ont été repris dans une proportion assez notable depuis la loi du 20 mars.

Elle continuera ses avances directes ou indirectes aux établissements industriels autant que faire se pourra ; car si la crise devait durer encore longtemps, les avances de fonds étant employées à entretenir le travail, c'est-à-dire à créer de nouveaux produits, ceux-ci s'amoncelant sans cesse et ne trouvant pas de débouchés, il arriverait infailliblement un moment où toute la puissance des capitaux disponibles ne pourrait plus empêcher le chômage. Toul le plan du gouvernement est de tenir aussi longtemps que possible les ateliers en activité. Si la Société Générale ne remplissait pas cette mission de venir en aide aux établissements industriels, le gouvernement ne pourrait pas efficacement y suppléer ; il serait arrêté par de grandes et de nombreuses difficultés qu'il ne pourrait pas surmonter.

Il faut que des sociétés financières se chargent de ce soit et continuent la mission qu'elles ont acceptée.

Voilà donc le but principal, la justification de la mesure que nous avons proposée à la chambre. Il a fallu des considérations extrêmement puissantes pour nous y résoudre, car, dans le sein du cabinet, chacun des membres a résisté, a fait des objections comme on les fait en ce moment dans la chambre.

Après le rapport de l'honorable M. d'Elhoungne, après l'examen si consciencieux de la commission spéciale, le gouvernement s'est senti fortifié dans la confiance qu'il avait dans sa proposition.

L'honorable M. Lebeau a des scrupules que je partage à certains égards. Quand il s'est agi de demander des gages à la Société Générale, il m'a paru qu'on ne pouvait pas aller aussi loin que certains membres l'auraient voulu.

Ces gages, la société les donne, mais il serait très difficile de se les approprier si des circonstances fâcheuses venaient à se présenter ; d'autres créanciers pourraient venir reprocher à l’Etat d'avoir privé la masse des meilleures valeurs, des valeurs le plus facilement réalisables, L’Etat, d’ailleurs a confiance dans la solvabilité de la Société Générale et je suis heureux de pouvoir opposer à l'honorable M. Lebeau l'autorité d'un membre, l'honorable M. Cogels, non moins compétent, qui, tout opposé qu'il est au projet de loi, a dit que dans son opinion, abstraction faite de la question de temps, les créanciers de la Société Générale ne courraient aucun risque de n'être pas payés. Cela étant, devons-nous encore, en présence de la considération qui domine la question, être si exigeants sur les gages ? Il y a là une question de délicatesse envers les créanciers en général qui peut être prise en considération.

Je fais, en ce qui me concerne, plus de cas que mes honorables adversaires des gages qui nous sont offerts ; ce sont, dit-on, des actions industrielles ! Mais des actions de cette nature n'ont-elles pas de valeur en Belgique ? Ce sont, pour la plupart des parts de propriété dans des charbonnages, c'est-à-dire dans une des ressources principales de la richesse industrielle de la Belgique ; il n'est pas possible de les apprécier dans ce moment ; il n'est pas juste de les évaluer d’après l'étal actuel des choses ; mais dans un temps normal elles ont une valeur incontestable, elles sont recherchées, car elle donnent, j'entends parler des actions qui nous sont offertes, de beaux bénéfices.

Je m’en rapporte volontiers aux membres de cette chambre que leur position met plus spécialement à même de juger de ces actions. Attendons que les circonstances soient meilleures, et vous verrez qu'elles ne méritent pas le discrédit dans lequel on semble prendre à tâche de les faire tomber. Je laisserai à l'honorable rapporteur de la section centrale le soin de combattre le système de sursis. Cet honorable membre pourra mieux que je ne le ferais, moi, traiter cette question. Il n'est pas dans l'intention du gouvernement de recourir à ce moyen, il pense pouvoir venir en aide à la Société Générale sans arriver à cette extrémité. Que deviendraient avec elle les billets de banque en circulation ? Quelle impression ferait dans le pays la suspension d'un établissement qui fait les fonctions de caissier de l’Etat ? Le réduire à demander un sursis qui n'a été réclamé jusqu'à présent par aucun établissement financier moins important, c’est consommer sa ruine, c'est perdre d'un trait ce que vous avez encore espoir de soutenir.

L'honorable M. Lebeau, dans un passage de son discours, a donné ses motifs de préférence pour un papier émis par l’Etat. Je ne conteste pas ce qu'il y a de fondé dans quelques-unes de ses observations ; mais la question a été examinée et résolue, lors de la loi du 20 mars, et je persiste à croire, eu égard aux circonstances exceptionnelles où nous sommes, qu'elle a été bien résolue. Le papier-monnaie de l'Etat sera adopté un jour ; jusqu'à ce que ce moment arrive, il ne peut y avoir de papier en circulation de deux espèces, sans encourir le danger de la dépréciation de l’un d'eux.

Elle a été mûrement examinée. Il a paru que, dans les circonstances actuelles, il valait mieux s'en tenir au papier de banque, papier connu dans la circulation, papier déjà garanti par un avoir très réel des établissement financiers, par des valeurs spéciales et supplémentaires déposées entre les mains de l’Etat, par l’Etat lui-même. Il nous a paru qu'il fallait d’autres circonstances pour substituer au papier des banques le papier de l’Etat. L’expérience que nous tentons fera faire un grand pas à cette question. Plus tard il sera facile (probablement on arrivera à ce résultat) de substituer le papier de l’Etat au papier des banques.

Mon but essentiel, en prenant la parole, a été de vous faire voir le point de départ, le véritable, l’unique motif de la mesure que nous avons été amenés à proposer aux chambres.

La mesure serait-elle efficace ? Si nous en avions la certitude, je suis porté à croire que nous la voterions tous. Qu’avons-nous pour juger de son efficacité ? Des probabilités. Nous savons que les dépôts des caisses d'épargne, au 1er mai, s'élevaient encre à 42 millions environ ; d'où nous pouvons déduire, en supposant toute la somme du projet de loi employée, 20 millions. Restent 22 millions.

Les honorables orateurs MM. Delfosse et Lebeau, tout rn n'admettant pas que l'administration supérieure puisse retenir le remboursement qui serait demandé par des établissements publics, conviennent cependant qu'il y a une action que l'autorité peut utiliser dans une certaine mesure, alors qu'elle a la conviction que ces établissements ne courent aucun danger pour leurs capitaux confiés à la caisse d'épargne. Il arrive toujours, à cette époque de l'année, que les communes et les établissements publics demandent le remboursement d'une partie de leurs dépôts. Cette partie doit leur être donnée.

Mais la majeure partie de ces dépôts, dans les circonstances actuelles, ne devra pas être remboursée. Il ne s'agit pas de poser une règle. Chaque cas particulier devra être approuver par les députations, d'après les instructions du gouvernement et d'après ce qu'elles-mêmes regarderont comme équitable.

Supposons que les fonds qui ne seront pas réclamés ou dans le cas d'être immédiatement restitués s’élèvent à six ou sept millions ; il restera en définitive 15 millions, au remboursement desquels il ne sera pas pourvu par le projet de loi. Mais la Société Générale a des ressources dont elle peut tirer parti ; et elle en tirera parti, en cas de nécessité, au détriment, il est vrai, de l'escompte et des subventions qu'elle accorde aux sociétés placées sous son patronage. Mais quand la force majeure est là, impérieuse, inexorable, il faut bien qu'on s'exécute.

Il y a encore une catégorie de dépôts qui sont en quelque sorte à demeure ; ce sont les dépôts faits depuis un grand nombre d'années, et qui, par des circonstances exceptionnelles, ne peuvent pas être retirés. Je n'en connais pas l'importance ; mais le fait est réel et il faut aussi tenir compte de la part d'influence qu'il ne peut manquer d'exercer.

Je suppose qu'après avoir tiré parti de toutes ces circonstances les dépôts de la caisse d'épargne encore exigibles soient réduits à sept ou huit millions ; si l'on parvenait à les abaisser à ce chiffre, je me demande s'il y aurait encore là un embarras sérieux ?

Alors, si malgré toutes les précautions qu'on aura prises, malgré toutes les garanties de surveillance et d'intervention, la panique devait continuer à agir, il faudrait, j'en conviens, aviser à ce qu'il y aurait à faire. Le gouvernement ne peut prendre dès à présent une position absolue ; il serait téméraire à lui de garantir les événements.'

Ce qui s'est passé depuis quinze jours est sans doute cause que plusieurs dépôts ont été retirés ou redemandés. La loi même et la discussion à laquelle elle donne lieu en sont cause ; mais il faut subir ces conséquences.

Vous savez, messieurs, ce que c'est que le crédit public, combien il est ombrageux ; mais il renaît avec la confiance.

Dès que la confiance sera rétablie, comme elle mérite de l'être, beaucoup de déposants qui se sont mis en mesure de retirer leurs dépôts, ne les réclameront plus ou se montreront disposés à les rapporter à la caisse d'épargne.

Je parlerai, en terminant, des précautions propres à tranquilliser et qui ajouteront aux garanties que l'honorable M. Delfosse ne trouve pas suffisantes dans la loi.

Vous savez qu'il y avait dans le projet du gouvernement la proposition de nommer trois commissaires avec des attributions déterminées. La section centrale a pensé qu'une mesure plus efficace serait le renouvellement de la direction.

Aujourd'hui sur ce point, 'il y a table rase. Tous les directeurs viennent de donner leur démission. Ils devront être remplacés, et il y aura là une intervention du gouvernement.

Quand nous en serons à l’examen de l’article qui concerne ce point, je ferai valoir quelques considérations en faveur de la nomination de commissaires. Leur mission sera entre autres de hâter la rentrée des sommes dues, autant que possible, sans porter préjudice, sans compromettre complètement des positions. Les créances qui sont en retard remontent à une date très ancienne, à dix ans peut-être. Ces remboursements successifs viendront en déduction, s’il le fait, des sommes nécessaires à la caisse d’épargne.

Il y a donc plusieurs ressources disponibles pour réduire considérablement ces dépôts et suffire aux besoins de lu situation, avec une émission spéciale de 20 millions en billets.

Je me bornerai, pour le moment, à ces considérations d'intérêt général, parce qu'elles se rattachent plus particulièrement à l'article premier du projet de loi.

M. Pirmez. - Il paraît qu’on est d’accord sur la convenance de rembourser certaines catégories de dépôts à la caisse d’épargne. Mais je viens d’entendre M. le ministre des finances déclarer que c’était en quelque sorte une obligation pour l’Etat de rembourser intégralement les dépôts faits à la caisse d’épargne. Ses paroles ont rencontré dans une partie de la chambre un très grand assentiment dont je ne comprends pas le motif. Serait-ce à cause du nom donné à cette caisse. Vous donneriez ce privilège, cette faveur du remboursement intégral à cause d’une dénomination, à cause d’un mot !

Parmi les déposants que vous voulez rembourser, il en est une quantité qui jouissent d’une grande aisance et qui connaissent parfaitement (page 1622) l'organisation des caisses d'épargne, les obligations des dépositaires et qui n'ignorent pas que l'Etat ne leur a donné aucune garantie.

Il est beau sans doute et dans cette circonstance il est facile de se montrer généreux, mais il faut considérer que vous ne ferez cet acte de grande munificence qu'aux dépends des sacrifices que vous imposerez à d'autres citoyens, sacrifices qui seront dans certains cas fort cruels.

On a dit que le pays peut supporter 68 millions de papier-monnaie sans qu'il subisse aucune dépréciation. On l'a dit sans preuves, sans aucune démonstration, à tout hasard. Supposons que ce soit exact aujourd'hui. Croyez-vous que ce soit encore exact dans trois mois ? Non. Au fur et à mesure qu'il aura servi à éteindre les créances remboursables, il perdra de sa valeur. Dans les temps comme celui où nous nous trouvons, la valeur du papier-monnaie est fondée en grande partie sur les créances établies à une époque où le papier-monnaie forcé n'existait pas et dont les possesseurs sont obligés d'accepter le remboursement. Sans aucune aggravation de circonstances et les choses restant dans le même état, 68 millions de papier-monnaie forcé non déprécié aujourd'hui le seraient sans doute dans quelque temps à cause de l'extinction des créances qui auraient été opérées.

Messieurs, je ne démontrerai pas quels sont les inconvénients d'un papier-monnaie déprécié. Dans la première discussion, les honorables ministres de l'intérieur et des travaux publics ont fait cette démonstration beaucoup mieux que je ne pourrais la faire ici ; vous n'auriez qu'à relire leurs discours, ils ont dit que c'était l'anéantissement de toutes les transactions, que c'était la mort de toutes les affaires.

Messieurs, il est à remarquer aussi qu'à cette cause de dépréciation du papier-monnaie, vous avez encore la crainte exagérée ou non du danger que court l'Etat, la situation politique. On a comparé pour le papier-monnaie la Belgique à l'Angleterre ; mais on sent bien que cette comparaison ne peut se faire. L'Angleterre est un pays qui est pour ainsi dire à l'abri de toutes les attaques, et la Belgique est un pays de 4 millions d'hommes sans doute pleins de patriotisme, pleins de bonne volonté, pleins de moralité, qui veut remplir ses engagements ; mais il ne faut pas oublier notre situation ; notre capitale est à 15 lieues de la frontière et à cette frontière se trouve un peuple en proie à une révolution sociale. Vous sentez bien que les événements qui se passeront chez nos voisins doivent avoir une très grande influence sur la valeur qu'aura votre papier-monnaie ; et que très peu de monde conservera du papier-monnaie dans une pareille situation. Les créanciers qui auront été forcés d'en recevoir s'empresseront de le changer contre du numéraire, malgré la perte qu'il devra subir, et ce même papier-monnaie viendra faire le même office de rembourser malgré lui un autre créancier. On comprend donc qu'il doit circuler avec une extrême rapidité, et qu'une petite quantité doit opérer de nombreux remboursements.

Ainsi, messieurs, dans la position où nous nous trouvons, nous devons craindre une trop grande émission de papier-monnaie. On ne doit s'exposer à un pareil danger que lorsque le salut de l'Etat en dépend absolument. C'est un moyen extrême que l'on ne doit risquer que pour sauver l'Etat des plus grands périls.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que le papier-monnaie, tel que nous l'avons créé, agissant rétroactivement sur tous les contrats, peut porter avec soi une multitude d'injustices et de ruines. C'est pourquoi vous ne devez pas, sans absolue nécessité, en émettre davantage.

Ici ce n'est proprement pas pour l'Etat que vous le créez. Vous le créez pour sauvegarder des intérêts particuliers.

Je sais que l'intérêt de la Société Générale est mêlé à celui de l'Etat ; mais vous créez principalement le papier-monnaie pour sauvegarder des intérêts particuliers. Je veux surtout parler des débiteurs de la banque ; et faites bien attention que vous sauvegardez les intérêts de ces débiteurs de la banque aux dépens de toutes les personnes qui possèdent une créance quelconque ; que s'il y a une dépréciation sur le papier-monnaie pour une des causes que je viens d'indiquer, les débiteurs de la banque profiteront de toute la perte qu'éprouveront les créanciers qui recevront forcément leurs créances. Si je suis débiteur de la banque d'un million, et que le papier-monnaie baisse de 10 pour cent, est-ce que je ne gagne pas 100,000 fr., et celui ou ceux qui sont forcés de recevoir des remboursements de créances pour un million, ne perdraient-ils pas 100,000 fr. ? Il est évident que si le papier-monnaie est déprécié, vous avantagez les débiteurs de la banque dans la proportion qui frappera les créanciers qui se sont obligés de recevoir leurs créances. Si, par suite des circonstances, le papier-monnaie venait à tomber (par une supposition extrême) au prix où était anciennement l'assignat, le débiteur de la banque serait entièrement libéré de son million, et les possesseurs de créances auraient perdu entièrement ce million.

Les chances de cette opération sont donc en faveur des débiteurs de la banque contre les créanciers quelconques. Voyez donc si vous pouvez être si généreux dans l'émission de votre papier-monnaie ; et si vous ne devez pas prendre la plus grande précaution avant d'adopter une semblable mesure. Il est facile sans doute de dire : Je vais faire une grande émission, je vais me montrer généreux envers les dépositaires des caisses d'épargne ; mais il faut bien calculer les conséquences de votre opération.

Je crois, messieurs, que de pareils résultats font voir la difficulté de la mesure. Certainement vous ne croyez pas que le papier-monnaie gagnera. Vous avez, de très fortes présomptions qu'il y aura une perte ; et si l'émission est considérable, la perte sera considérable. Il y aura bénéfice d'un côté, et ruine, peut-être grande ruine de l'autre. Il y a des contrats qui sont faits à terme ; il y a des remboursements qui n'auront lieu que dans deux, que dans trois ans, à une époque quelconque. En bien, ceux qui auront à recevoir ces remboursements, devront recevoir du papier-monnaie à quelque prix qu'il soit ; les débiteurs de la banque profiteront de la dépréciation. Cette dépréciation profiterait à tous les débiteurs quelconques sans doute. Je cite la banque parce qu’elle nous met dans la position où nous nous trouvons, et que la marche de ses opérations doit attirer notre attention.

Je ne veux pas discuter ici la solidité de la banque, je ne saurais pas l’apprécier, elle a toujours refusé ses registres à l'inspection du gouvernement. Elle ne les a ouverts que lorsqu'on est venu nous annoncer une calamité : la nécessité de donner un cours forcé au papier-monnaie. M. Cogels, qui jouit d'une grande confiance dans ces sortes d'appréciation, a dit que ses créances étaient très bonnes, mais non réalisables maintenant. Son témoignage a été invoqué dans la discussion, mais je n'ai pas bien compris son assertion.

Je ne dirai plus rien pour le moment, mais je me réserve de reprendre la parole pour répondre aux objections qui me seront faites.

M. d'Elhoungne. - Messieurs, bien que l'heure soit très avancée, je vous prierai de m'écouter quelques instants ; les observations que nous venons d'entendre me semblent exiger une réponse immédiate.

De toutes parts. - Parlez ! parlez !

M. d'Elhoungne. - Je dois déclarer, messieurs, que le discours que vient de prononcer l'honorable M. Pirmez me paraît être un anachronisme et la plus flagrante des contradictions. Si l'honorable membre avait prononcé ce discours le 20 mars, lorsque le principe du papier-monnaie a été introduit devant la chambre, j'aurais compris son attitude et son langage. Mais ce que je ne puis comprendre, c'est qu'il vienne retracer d'une manière si sombre tous les dangers que le papier-monnaie traîne à sa suite, qu'il vienne appeler le papier-monnaie une calamité publique, après avoir voté silencieusement, le 20 mars, le principe de cette mesure néfaste et lorsqu'il en est, par conséquent, un des éditeurs responsables.

Il y a non seulement un anachronisme dans cette réfutation posthume du vote que l'honorable membre a émis le 20 mars, mais il y a encore une contradiction flagrante. Vous craignez, en effet, que la peur ne s'empare de tous les porteurs de papier-monnaie, et vous venez faire de la panique ! C'est vous qui venez nous relire dans l'histoire du papier-monnaie les pages les plus sombres ! C'est vous qui vous vous évertuez, à grand renfort d'imagination, d'assombrir même les faits beaucoup au-delà de ce qui a jamais existé !

Que le papier-monnaie présente des inconvénients, tout le monde le reconnaît ; le gouvernement, comme nous ; le gouvernement a lutté avec énergie contre la nécessité de décréter cette mesure ; il ne l'a proposée qu'à la dernière extrémité, lorsqu'il voyait que l'intérêt public en faisait une loi.

La chambre, de son côté, a si bien compris qu'elle était sous le coup d'une sorte de fatalité, que c'est par un vote presque unanime que le papier-monnaie est passé dans nos lois, et, malgré des souvenirs malheureux qu'il était inutile de raviver, dans nos mœurs. Mais que l'honorable M. Pirmez veuille bien le reconnaître : s'il a des dangers, le papier- monnaie a aussi un bon côté. On dit : Si le papier-monnaie se déprécie, celui qui a un payement à faire impose une perte à son créancier. Mais d'abord, jusqu'ici la dépréciation n'a pas été sensible et elle ne le deviendra pas si on observe, dans l'émission, les règles de la prudence ; mais, la dépréciation fût-elle plus forte, elle n'aurait pas les conséquences que l'honorable M. Pirmez lui attribue.

En effet, messieurs, il n'y a pas dans le pays des hommes qui ne soient que créanciers ; tout le monde est un peu créancier et tout le monde est un peu débiteur. Si aujourd'hui vous imposez une perte à votre créancier, demain votre débiteur vous impose à son tour une perte. Il s'opère là une compensation, résultat nécessaire de la solidarité que l'ordre social engendre.

Mais, messieurs, l'introduction du papier-monnaie, lorsqu'il vient, tout à coup, dans une crise, remplacer le numéraire absent, sauver le pays de tous les désastres que l'absence du numéraire devait entraîner ; maintenir le travail, la moralité et le paix publique ;empêcher le désordre et l'anarchie de jeter la population ouvrière dans la rue, n'est-ce pas là un grand service rendu au pays ? En présence de ce service, le pays se laissera-t-il entraîner à une inintelligente panique, alors surtout que le papier-monnaie n'est pas émis sans garantie de son remboursement ; mais lorsqu'il est la représentation d'un gage sérieux, solide, réalisable, et lorsque, indépendamment de toutes les autres garanties, vous y attachez la garantie de l'honneur national ?

L'honorable M. Pirmez se demande ce que deviendra le papier-monnaie, si à ses émissions on donne de l'extension par la loi actuelle. Mais, messieurs, je l'ai déjà dit dans une discussion récente, le papier-monnaie se soutient avant tout par la confiance du pays, par le calme et l'ordre dont il jouit. Eh bien, si demain vous faites naître une crise par le non-remboursement des sommes déposées à la caisse d'épargne, que deviendront la tranquillité publique, la confiance du pays, et le papier-monnaie déjà en circulation ? Ne pensez pas, messieurs, qu'il s'agisse seulement ici de la caisse d'épargne de Bruxelles.

(page 1623) La caisse d'épargne de la Société Générale a des ramifications dans tous les centres importants du pays. On viendrait donc alarmer, agiter, ameuter, sur toute la surface du pays, des intérêts nombreux qui, pour ne pas être considérables relativement, n'en sont pas moins de ceux qu'il faut avant tout rassurer.

Messieurs, je dois également une réponse à l'honorable M. Delfosse. Qu'il me soit permis de m'étonner de la contradiction que je remarque aussi dans la conduite de l'honorable membre. Le gouvernement n’est pas venu, cette fois, déclarer qu'il faisait de l'adoption du projet de loi une question de cabinet. La porte est ouverte aux amendements. Eh bien, je demanderai à l'honorable membre pourquoi il s'abstient de formuler les propositions par lesquelles il faudrait remplacer le projet du gouvernement. (Interruption.)

L'honorable M. Lebeau propose deux choses : établir des catégories entre les déposants à la caisse d'épargne et accorder un sursis à la banque. Est-ce aussi votre avis ? Dans ce cas, veuillez-nous dire avec quoi vous payerez cette catégorie de déposants, que vous entendez privilégier ? Veuillez nous dire avec quoi vous rembourserez les billets de la Société Générale qui circulent aujourd'hui ! Il ne suffit pas de venir combattre le papier-monnaie, sans rien proposer qui le remplace ; il ne suffit pas de venir sonder des plaies sans s'inquiéter du moyen de les guérir : quand on s'attribue l'honneur et le courage du chirurgien, il faut pousser ce courage jusqu'au bout ; quand on vient solennellement constater qu'un membre est gangrené, il faut avoir le courage de faire l'amputation. (Interruption.)

L'honorable M. Delfosse s'est livré au dépouillement du bilan de la Société Générale. Dans la pensée de la section centrale il ne pouvait s'agir d'examiner ce bilan, chiffre par chiffre. Véritablement, ce n'est pas là que le projet de loi porte la discussion. Mais, puisque l'honorable M. Delfosse faisait ce dépouillement, il aurait, au moins, dû le conduire jusqu'à une donnée générale qui, je ne crains pas de le dire, devait être de nature à rassurer le pays. Car enfin, messieurs, en prenant le bilan dans son ensemble, quelle est la situation qu'il présente ? C'est que la Société Générale peut perdre la totalité de l'immense capital qu'elle a apporté dans les affaires, sans que ses créanciers perdent un centime.

Eh bien, je le demanderai à l'honorable M. Delfosse, combien y a-t-il en Europe de grandes maisons de commerce ou de banque qui, après ces crises redoublées que nous venons de subir coup sur coup, puissent dire : « Pour répondre de mon passif, il ne faut pas même mon capital ; mon capital peut faire tout entier naufrage sans que mes créanciers perdent quoi que ce soit. » Voilà cependant la position de la Société Générale ; la voilà, telle que des chiffrés irrécusables, telle que des faits constants la révèlent à la seule inspection du bilan.

Messieurs, quand on entend des hommes qui, comme les honorables MM. Cogels et Osy, ont une si longue expérience des affaires, et qui, malgré le mystère dont on les enveloppait, ont une connaissance toute spéciale des affaires de la Société Générale ; quand on les entend déclarer que, dans leur opinion, les créanciers de la Société Générale n'ont rien craindre ; que le passif sera amplement couvert par l'actif ; je m'étonne péniblement qu'on vienne faire une critique si superficielle du projet de loi ; et que, sans rien proposer qui le remplace, arec une stérilité désolante, on vienne de cette tribune inutilement jeter l'alarme dans le pays.

Messieurs, le projet de loi qui vous est soumis est un projet spécial. Il n'a trait qu'à la caisse d'épargne. On a eu soin de détacher cette question de la situation de la Société Générale et d'adopter une solution, qui, quoi qu'il arrive, laisse toutes les autres questions entières. On a voulu sauvegarder un seul intérêt, prémunir un seul intérêt, mettre sous la protection nationale un seul intérêt, celui de la caisse d'épargne.

Que répondent à cela les honorables adversaires du projet de loi ? Ils disent qu'il faut établir des catégories ; distinguer, entre les déposants, ceux qui ont de la fortune et ceux qui n'en ont pas. Mais que les honorables membres me permettent de le dire : le vote de la chambre, qui créerait des catégories, serait étrangement interprété par le peuple. Le peuplé dirait : « La caisse d'épargne a fait faillite ; elle ne payera personne des déposants ; mais le gouvernement fera une aumône à quelques-uns d'entre eux ! » Sons le poids d'une pareille décision, l'institution des caisses d'épargne, ce puissant élément de moralité pour la classe ouvrière, est perdue, sinon pour toujours, du moins pour de longues années. Et l'on vient invoquer l'intérêt des classes laborieuses, on vient prédire au rapporteur de la section centrale les reproches irrités de ses frères malheureux des Flandres ! Eh bien, au nom de ces milliers de malheureux qui n'ont pas, eux, le moyen de faire des épargnes, je déclare que cet intérêt de la classe ouvrière, quoi qu'il soit le moins sensible dans les Flandres, n'est pas moins de tous les intérêts le plus sacré ! Je déclare que la cause des caisses d'épargne n'est pas moins populaire dans les Flandres, n'y est pas moins respectée, vénérée, que partout ailleurs en Belgique ! En élevant la voix pour défendre ici ce grand intérêt, cet intérêt sacré, je n'ai pas peur qu'aucun de mes concitoyens, et j'entends des plus pauvres, m'adresse les reproches dont on me menace !

L'honorable M. Pirmez dit : «Vous allez imposer des sacrifices énormes aux contribuables qui sont épuisés, pour rembourser des déposants de la caisse d'épargne qui sont riches. »

Mais quels sont donc le» sacrifices qu'on demande, en définitive ? On demande à l'Etat de cautionner la Société Générale. On ne demande rien de plus. En effet, d'une part, la Société Général dispose des garanties spéciales pour couvrir l'émission demandée de billets de banque ; d'autre part, elle offre la garantie générale de sa solvabilité, qui serait déjà une garantie suffisante, au dire des hommes les plus compétents, les plus impartiaux. Que fait l'Etat ? Il ajoute sa garantie à toutes ces garanties-là.

Messieurs, l'état de la question est extrêmement simple. Par le projet de loi, on veut d'abord détacher, isoler la question de la caisse d'épargne de la situation de la Société Générale. On introduit ensuite dans la Société Générale une direction nouvelle, un personnel nouveau. Ce nouveau personnel aura pour mission de dégager d'une main inexorable toute la partie saine et solide de l'actif. Grâce à lui, on saura bientôt, d'une manière irrécusable et jusque dans les moindres détails, à quoi s'en tenir sur la position de la Société Générale ; on pourra ainsi y puiser, à la satisfaction de tous les intérêts, des matériaux précieux pour la fondation d'une banque nationale, institution vivement réclamée par tous, qui manque au pays et que le pays depuis trop longtemps attend de la législature.

Maintenant... Mais j'ai peur d'abuser de la condescendance de la chambre… (Non ! non !) Maintenant, les 20 millions qu'on demande seront-ils suffisants ? Les honorables MM. Delfosse et Lebeau disent : Déclarer qu'on ne veut donner que 20 millions et rien de plus, c'est offrir une prime aux plus pressés. » Et les plus pressés d'entre les déposants-ajoute M. Lebeau, « ce seront les plus riches ».

Messieurs, qu'on me permette de le dire, les honorables membres n'ont pas saisi l'économie du projet de loi. Le projet ne se borne pas à accorder 20 millions pour la caisse d'épargne. Il y ajoute un autre moyen, c'est le transfert des livrets de la caisse actuelle à la caisse nouvelle dont le projet de loi consacre l'institution. Evidemment, ce moyen aura de l'efficacité. M. le ministre des finances a expliqué pourquoi, par d'autres motifs encore, une grande partie des remboursements ne serait pas demandée immédiatement ; et pourquoi, par exemple, les établissements publics pourraient être contenus sans vexation. Quant à l'objection faits par l'honorable M. Lebeau, à savoir que les créanciers des plus grosses sommes seraient les premiers à demander et à obtenir leur remboursement, elle repose sur une erreur manifeste. En effet, ce sont les dépôts les plus considérables à l'égard desquels le terme de remboursement est le plus éloigné.

De même la frayeur que témoigne l'honorable M. Delfosse, que les déposants ne livrent une sorte d'assaut à la caisse d'épargne, pour en retirer leur argent, afin de le placer en fonds publics, de le consacrer à acheter à la bourse les fonds belges, aujourd'hui si dépréciés ; je dois le dire, cette objection me surprend et m'afflige de la part de l'honorable membre, qui fait de nos finances l'objet habituel de ses études, qui est une des lumières financières de la chambre.

Pour mon compte, messieurs, si je pouvais déterminer les déposants de la caisse d'épargne à acheter avec les sommes qu'on leur remboursera 20 ou 30 millions de nos fonds publics, je m'applaudirais de ce fait comme de la chose la plus heureuse pour le pays ; ces achats, en effet, relèveraient le cours d'une manière considérable et soudaine. Ils permettraient au gouvernement, pour les besoins de l'avenir, qui alarment l'honorable M. Delfosse, d'user de la grande ressource du crédit public, de faire un emprunt volontaire, au lieu de grever les contribuables par des emprunts forcés, par des charges extraordinaires. Ainsi, si les achats dont parle l'honorable M. Delfosse se réalisent, si le projet de loi les amène, je m'en applaudirai hautement, loin de m'en alarmer avec l'honorable membre, qui est décidément en veine de s'alarmer. (Interruption.)

L'honorable M. Delfosse pense encore que le projet de loi engage profondément le gouvernement dans les affaires de la Société Générale. La section centrale serait bien malheureuse si l'on n'avait pas mieux compris ses intentions : elle a fait au contraire tous ses efforts pour dégager nettement de la situation de la Société Générale la question de la caisse d'épargne. La section centrale a tellement voulu isoler la question, que tout son rapport fait foi que c'est là sa tendance exclusive. (Interruption.)

M. le ministre de l'intérieur me dit : Comme c'est celle du gouvernement. Celle déclaration était inutile : le projet de loi et l'exposé des motifs attestent que c'est là la pensée prudente et sage du gouvernement.. Le gouvernement lui aussi a voulu mettre sa responsabilité à couvert. Il a voulu une solution qu'on pût, quoi qu'il arrivât, approuver et maintenir.

Je passe à la question du sursis.

L'honorable M. Lebeau trouve, à ce propos, qu'on s'effraye d'un mot. Il s'écrie : « Vous vous effrayez d'un mot, le sursis existe de fait. » Mais alors vous vous gendarmez donc pour un mot ! (Interruption. C'est vrai !) Si déjà, si depuis le 20 mars, le sursis existe, à quoi bon nous faire un long discours pour prouver qu'il faut accorder un sursis ?

Un sursis !... Entendons-nous ; pourquoi ce sursis ? Pour les billets de banque qui sont en circulation ? c'est un fait accompli, irrévocable ; et accompli avec la complicité de M. Pirmez, qui exprimait tout à l'heure ses remords rétrospectifs.

Faut-il le sursis pour les remboursements de la caisse d'épargne ? C'est là, il est vrai, la question posée par le projet de loi. Mais proposer donc, si c'est votre avis, de dispenser la Société Générale de payer, de rembourser les dépôts de sa caisse d'épargne. Je pense que la grande majorité de cette chambre répondra : Il faut rembourser les dépôts de la caisse d'épargne, c'est une dette populaire, sacrée, inviolable. Que si vous écartez les billets de banque et les caisses d'épargne il ne reste que les obligations à l'égard desquelles on imposerait le sursis. Or, combien (page 1624) y en a-t-il de ces obligations qui échoient jusqu'en juillet 1849 ? Pour deux millions ! Faut-il, pour deux millions, faire éclater un cataclysme financier, ébranler tout le crédit public et privé ! faire chanceler toute la Belgique sous le choc d'une mesure qui n'est que la suspension, qui doit être la chute de la Société Générale ? Evidemment les honorables membres qui demandent le sursis, qui prétendent que ce n'est qu'un mot, devraient fouiller ce qu'il y a de malheurs et de dangers au fond de ce mot !

L’honorable M. Lebeau a soulevé des scrupules juridiques sur la question des garanties. Voici la théorie qu'il a émise et que je lui laisse l'honneur d'avoir inventée. Un débiteur qui a des dettes échues et des dettes non échues n'a pas le droit de payer ses dettes échues.(Interruption.) L'honorable membre ne dit pas cela ? Alors il admet que la société a le droit de payer ses délies exigibles ? Par conséquent, il admet qu'elle a le droit de faire payer ces dettes à sa décharge par un tiers ? Par conséquent encore il admet, il doit admettre, car la conséquence est rigoureuse, que la Société Générale a le droit de donner une garantie au tiers qui, à sa décharge, paye ses dettes exigibles. Je ne vois pas là de difficulté possible, je ne vois poindre aucune objection sérieuse.

Et je suis persuadé que M. le ministre des travaux publics, qui veut bien m'écouter en ce moment, est de mon avis. (Interruption.) L'honorable ministre des finances a posé la question des garanties d'une manière plus sérieuse. Il voit là une question de délicatesse. Si, contre toute attente, la situation de la Société Générale s'empirait, on pourrait, selon lui, reprocher au gouvernement de s'être emparé avec peu de scrupule des valeurs le plus facilement réalisables. Messieurs, si cette hypothèse la plus improbable, j'ai presque dit la plus impossible, venait à se réaliser, je n'hésite pas à dire que le gouvernement se devrait à lui-même de ne pas prétendre à une position privilégiée. Mais, cette réserve faite, la question de garantie a une autre face, c'est avant tout une question de principe. Si vous supprimez les garanties, vous émettez du papier inconvertible sans gage réel qui ne repose que sur le crédit personnel d'un établissement privé et du gouvernement ; or, émettre du papier-monnaie sans gage réel, sans qu'il représente effectivement une valeur immobilisée ou du moins stagnante, c'est de tous les procédés le plus périlleux, le plus abusif.

Je répéterai que dans l'hypothèse d'un conflit, conflit très peu probable entre les créanciers de la Société Générale et le gouvernement, celui-ci devrait répudier une position privilégiée. Mais je soutiens, et je soutiens énergiquement l’affectation spéciale de garanties, à chaque émission de billets non remboursables à vue : c'est, pour moi, une condition essentielle du projet de loi tout entier.

On a agité enfin la proposition de substituer au papier de la Société Générale un papier de l'Etat. L'honorable M. Lebeau a cru que j'avais émis une opinion contraire au principe de l'unité dans une discussion antérieure. Il s'est trompé. C'est, chez moi, une conviction arrêtée, raisonnée de ne pas admettre la multiplicité des papiers ayant cours légal ; la multiplicité est un mal ; elle établit une rivalité entre les papiers, une concurrence ; l'un monte, l'autre baisse et le résultat est la dépréciation de toutes les valeurs circulantes. On a cité l'exemple de la circulation simultanée des billets de la Société Générale, de la banque de Belgique, de la banque commerciale d'Anvers, de la banque de Flandre ; mais c'était là un papier convertible, remboursable à vue ; aujourd’hui il s'agit de papier-monnaie, ayant cours légal, cours forcé ; qui doit porter le sceau de la souveraineté et de l'unité nationale ; que tout le monde doit recevoir ; et pour lequel l'unité est dès lors une garantie essentielle.

L'honorable membre n'attache pas non plus d'importance à l'affectation d'un gage spécial. Mais ce gage a pour objet d'empêcher qu'on crée du papier à découvert ; qu'on fasse des émissions en l'air, sans une provision qui attache au papier la garantie d'une valeur réelle et sûre. C'est un frein contre les émissions immodérées et surtout contre ces émissions qui n'ont d'autre motif et qui, sans cela, n'auraient d'autre limite que les besoins de l'Etat.

Je bornerai là mes observations.

M. le président. - M. Osy a déposé un amendement ; il sera imprimé.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.