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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 16 novembre 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 35) M. de Villegas procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

- La séance est ouverte.

M. T’Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Villegas communique à la chambre l'analyse des pièces qui lui sont adressées.

« Plusieurs habitants de la commune de Worteghem demandent l'abrogation de la loi du 18 mars 1836, qui établit un impôt de consommation sur les boissons distillées. »

« Même demande de plusieurs habitants d'Eyne et d'Audmarde. »

- Renvoi à la section centrale qui est chargée d'examiner le budget des voies et moyens.

Composition des bureaux de section

Première section

Président : M. d’Huart

Vice-président : M. Raikem

Secrétaire : M. de Corswarem

Rapporteur de pétitions : M. Biebuyck


Deuxième section

Président : M. Lebeau

Vice-président : M. Sigart

Secrétaire : M. de Villegas

Rapporteur de pétitions : M. de Breyne


Troisième section

Président : M. Osy

Vice-président : M. Gilson

Secrétaire : M. Bricourt

Rapporteur de pétitions : M. Pirmez


Quatrième section

Président : M. Delehaye

Vice-président : M. Lange

Secrétaire : M. Eenens

Rapporteur de pétitions : M. Zoude


Cinquième section

Président : M. Le Hon

Vice-président : M. Destriveaux

Secrétaire : M. Bruneau

Rapporteur de pétitions : M. David


Sixième section

Président : M. de La Coste

Vice-président : M. Vanden Eynde

Secrétaire : M. de Liedekerke

Rapporteur de pétitions : M. de Denterghem

Nomination des commissions permanentes

Commission de comptabilité

La commission de comptabilité est composée comme suit : MM. Mercier, Broquet, de Brouckere, Rodenbach, d'Hane et de Man d'Attenrode.


Sur la proposition de M. le président, la chambre décide que le bureau complétera toutes les commissions et toutes les sections centrales qui seraient incomplètes, et qui sont chargées d'examiner des projets de loi en voie d'instruction parlementaire.

Projet d'adresse

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. de Theux.

M. de Theux. - Messieurs, il était dans les usages de répondre au discours du Trône par une adresse que tous les membres pussent voter, bien que leurs opinions ne fussent pas les mêmes. Aussi, à moins que l'opposition n'eût résolu de poser la question de cabinet, dès l'ouverture de la session, l'adresse était adoptée à la presque unanimité des voix.

Le document qui nous est soumis par la commission s'écarte trop de nos précédents, pour que nous cherchions à l'y ramener par des amendements ; nous nous abstiendrons donc d'en présenter. D'autre part, il n'entre pas dans nos intentions de poser la question de cabinet. Je me suis donc décidé à m'abstenir sur le vote de l'ensemble.

Il est, messieurs, une autre considération qui nous a déterminé à nous abstenir, c'est le paragraphe de l'adresse relatif à nos rapports avec la cour de Rome. Dans ce paragraphe, l'on associe la chambre à l'action du gouvernement ; je ne puis approuver cette confusion d'attribution.

Du reste, je n'hésite pas à déclarer que, dans le cours de la session, ma ferme résolution est d'examiner avec impartialité les projets de loi qui nous sont annoncés par le gouvernement, adoptant ceux qui me paraîtront bons et repoussant les autres.

M. Lebeau. - Messieurs, à entendre l'honorable préopinant, il semblerait que la commission d'adresse, répudiant tous les antécédents de la chambre, se serait en quelque sorte étudiée à rendre impossible pour tous les membres de cette chambre un vote d'adhésion au témoignage de confiance que la commission propose d'accorder au gouvernement.

Il n'en est rien. La commission dont j'ai l'honneur d'être le rapporteur n'a pas eu la pensée, indigne d'elle, de jeter une provocation peu généreuse à la tête de la minorité de cette chambre ; mais voulant se porter l'organe net et ferme drune opinion, elle n'a pas eu non plus, permettez-moi de vous le dire, la pensée par trop candide de présenter un travail qui pût concilier toutes les opinions. C'eût été, je le répète, de la part de la commission d'adresse une tentative politique de la plus grande puérilité.

Messieurs, il ne faut pas confondre des circonstances très différentes. L'honorable comte de Theux pourrait avoir raison si un cabinet siégeait dans cette enceinte avec l'aveu d'une majorité parlementaire incontestable depuis deux ou trois sessions.

Mais il s'est passé entre la session dernière et celle qui est ouverte depuis quelques jours un fait important. Un cabinet s'est retiré après une manifestation électorale ; un nouveau cabinet a annoncé au pays qu'il venait apporter une politique différente, c'est le sens vrai et raisonnable de ses paroles, une politique autre que celle qui était représentée sur les bancs ministériels. Dans ce cas, le premier devoir du ministère, avant de poser des actes quelconques, était de demander franchement à la chambre, si profondément modifiée, ce qu'elle pense de cette politique.

Le système préconisé par l'honorable M. de Theux, bien qu'il ne l'ait pas développé, je crois le comprendre. Selon moi, il conduirait à la négation la plus absolue des véritables principe du gouvernement représentatif et des droits des chambres législatives.

Légalement, officiellement, le ministère existe sans doute par le seul fait de la volonté royale ; mais dans les gouvernements représentatifs, il n'y a de ministère viable, de ministère normal qu'autant qu'à la confiance de la couronne se joigne la confiance des pouvoirs qui émanent de la nation.

Un ministre que les conservateurs n'accuseront pas d'avoir jamais fait bon marché des prérogatives du pouvoir royal, l'illustre R. Peel, a dit mainte fois dans le sein du parlement anglais que le centre de gravité du gouvernement de la Grande-Bretagne est dans la chambre des communes ; annonçant ainsi qu'il ne pouvait y avoir de gouvernement normal à ses yeux, sans le concours de la couronne et le concours du parlement, non pas un concours équivoque se manifestant seulement par des votes silencieux et partiels, mais une adhésion franche et nette qui prouve que le cabinet ne représente pas seulement la couronne, mais l'opinion du pays constitutionnel.

Voilà les principes, principes élémentaires, du gouvernement représentatif, principes que la doctrine de M. de Theux, contre son gré sans doute, tendrait à effacer complètement.

Voilà dans quel sens nous avons dit que la majorité de la chambre dont la commission s'est crue l'organe, déclare dès aujourd'hui, sans s'enchaîner pour l'avenir, qu'elle a confiance dans les vues du gouvernement et qu'elle est prête à donner à ce gouvernement l'appui réclamé par le chef de l'Etat.

Ainsi, loin que l'adresse que nous avons l'honneur de soumettre au vote de la chambre consacre une innovation, renferme une pensée provocatrice, elle est le produit naturel, nécessaire des circonstances actuelle ; elle est conforme (j'en appelle à ceux qui ont étudié le gouvernement constitutionnel) à tous les précédents ; elle est parfaitement justifiée par les circonstances nouvelles qui ont précédé l'ouverture de la session.

Un de nos honorables collègues me fait remarquer qu'on a reproché à l'adresse de chercher à mettre une partie de cette chambre dans une position fausse à l'égard de ce qu'on est convenu d'appeler « l'incident de Rome ». Il n'en est absolument rien. Ceux qui croient que dans cette affaire le gouvernement a eu des torts, ne fût-ce que des torts de légèreté, sont libres de voter contre ce paragraphe. Mais nous aurions manqué à notre devoir, nous aurions manqué de respect pour les prérogatives de la couronne qui avait mentionné cet incident dans le discours d'ouverture, si nous l'avions passé sous silence ; et en présence des attaques dont, depuis plusieurs mois, le gouvernement est l'objet, après les explications qu'il a données, et qui ont fait naître dans nos esprits la conviction qu'il n'avait aucun tort à se reprocher, nous aurions, je le répète, manqué à nos devoirs si nous n'avions pas répondu comme nous l'avons fait au paragraphe relatif à cet incident.

M. Dedecker. - L'honorable rapporteur de la commission d'adresse demande, et le gouvernement avec lui, que la chambre s'explique d'une manière franche et claire relativement à ce qu'on est convenu d'appeler la politique nouvelle. Pour ma part, je suis d'autant plus disposé à exaucer ce vœu de l'honorable rapporteur, que j'aime singulièrement les positions nettes. La chambre voudra bien, je l'espère, me rendre la justice de reconnaître, que, depuis que j'ai l’honneur de siéger dans cette enceinte, j'ai toujours eu, en toute circonstance, le courage de mes opinions ; ce qui n'est pas difficile, quand ces opinions sont loyales, indépendantes, désintéressées.

Je n'ai pas la prétention de faire un discours. Je veux seulement présenter à la chambre quelques réflexions, toutes de bon sens, je l'espère ; en tout cas, toutes de bonne foi.

Ce n'est pas d'aujourd'hui, messieurs, que je me suis préoccupé de l'étude des problèmes que présente notre politique intérieure. Pius j'avance dans cette étude, plus je suis convaincu que, pour les hommes de modération et de bonne foi, toutes nos luttes intérieures, depuis 17 ans, roulent sur un malentendu. (Mouvement.)

(page 36) Messieurs, ces rumeurs ne m'étonnent pas ; mais elles ne m'arrêteront pas dans la manifestation de mes opinions consciencieuses.

Si d'autres cherchent avant tout à diviser, je veux encore essayer de réunir.

Si d'autres se passionnent pour la lutte, je saurai jusqu'au bout me passionner pour la paix ; car, en définitive, je l'avoue, je ne trouve, ni dans mon esprit, ni dans mon cœur, des motifs sérieux pour perpétuer en Belgique ces luttes que je considère comme fatales pour notre avenir.

Si je succombe dans mes efforts, on pourra accuser l'insuffisance de mon intelligence politique ; mais on rendra au moins hommage à mes intentions droites. Si je réussis, au contraire, et j'en ai la ferme conviction, mais pour cela il faut du temps, on me remerciera de n'avoir pas désespéré de l'avenir du pays, d'avoir cru qu'au-dehors et au-dessus des deux partis qui nous divisent, il y a une admirable position à prendre pour les hommes qui croient qu'il ne faut pas en revenir indirectement à ces guerres religieuses indignes du XIXème siècle, indignes d'un pays constitutionnel.

Messieurs, notre règle de conduite à tous, ce doit être la constitution.

Récemment encore, un grand nombre d'entre nous ont solennellement juré d'observer cette Constitution. Tous nous avons prêté ce serment. Je ne ferai à aucun de mes honorables adversaires l'injure de supposer un seul instant qu'ils puissent être parjures. Je réclame de leur part la même justice à mon égard.

C'est en me plaçant au point de vue constitutionnel, que j'ai toujours, pour ma part, protesté contre la formation des partis exclusifs, autant d'un parti catholique exclusif que d'un parti libéral exclusif.

Messieurs, c'est le désir de conserver une majorité transactionnelle, une majorité sur les bases de la Constitution, qui m'a fait appuyer, et je le crois avec dévouement, l'administration de MM. Nothomb et Van de Weyer, quoique libéraux. C'est ce même désir qui m'a fait prendre des réserves contre l'administration de M. de Theux et de mes amis catholiques, quoique catholiques.

Messieurs, plus j'examine les affaires de notre pays, moins j'attache de prix aux personnes, et plus je sens que nous devons attacher de prix aux institutions.

C'est vous dire assez, messieurs, que j'accepte, dans toutes ses conséquences, la manifestation de l'opinion publique du 8 juin dernier. Je ne me fais pas du tout illusion sur l'importance du triomphe que l'opinion libérale a remporté dans cette journée. Mais, messieurs, si je subis de bonne grâce et sans arrière-pensée ce triomphe de mes adversaires politiques, je ne veux pas me séparer d'eux aussi longtemps qu'ils resteront fidèles aux principes constitutionnels ; or ils protestent hautement de leur respect pour ces principes et je les suppose de bonne foi. Aussi, jusqu'à ce qu'ils aient prouvé, par leurs actes, qu'ils veulent s'écarter des principes de la Constitution, je ne veux pas leur refuser le concours auquel ils ont droit.

Messieurs, ce n'est pas que j'approuve le principe en vertu duquel le ministère s'est constitué. Vous connaissez depuis longtemps mon opinion à cet égard. J'ai toujours cru que quand on commence par dire qu'il y a anomalie et danger dans l'immixtion du principe religieux dans la politique, on ne peut point partir du même principe pour exclure toute une opinion du pouvoir.

J'ai toujours cru que ce système n'est pas conforme à l'esprit de notre Constitution, parce que devant la Constitution il n'y a ni catholiques ni libéraux : nos principes religieux sont renfermés dans nos consciences ; nous avons seulement à rendre compte au pays de nos opinions politiques. J'ai toujours cru, enfin, qu'il y a un grand danger à ce que le gouvernement se fasse parti au lieu de dominer les partis. Je ne m'étendrai pas sur ce point parce que j'ai eu assez souvent l'occasion d'exprimer mon opinion à cet égard.

Je passe aux actes que le ministère a posés. Dans ces actes, il en est que j'approuve, il en est d'autres que je désapprouve.

D'abord, les destitutions prononcées par le ministère, je ne puis, sous aucun rapport, les approuver. Par caractère autant que par principes, je désavoue ce moyen violent de gouvernement.

Sous l'administration précédente, composée de mes amis politiques, j'ai protesté contre les destitutions opérées à cette époque ; et les membres qui siégeaient sur d'autres bancs, alors les bancs de l'opposition, montraient avec moi leur sympathie pour les victimes de l’arbitraire. Ces victimes existent encore aujourd'hui à l'état de victimes ; je suis curieux de voir si les membres de l'ancienne opinion auront le courage de demander à cet égard des explications au gouvernement.

M. Castiau. - Je demande la parole.

M. Dedecker. - Ces destitutions politiques, messieurs, que j'avais déjà blâmées alors qu'elles s'appliquaient à des hommes qui avaient posé des faits répréhensibles d'après le pouvoir, ces destitutions je dois les désapprouver plus complètement encore alors qu'elles sont opérées d'une manière préventive et surtout alors que ces destitutions se distinguent encore par un caractère de personnalité.

En effet, si c'est l'homogénéité politique, la moralité de l'administration que vous vouliez, il fallait alors ne faire d'exception pour aucun haut fonctionnaire de l'ancienne administration ; il fallait avoir le courage de poursuivre votre œuvre jusqu'au bout.

Ces destitutions, messieurs, nous ramènent, malgré nous, à ces temps de malheureuse mémoire, à ces temps que les amis de la révolution, surtout, n'ont pas intérêt à venir ressusciter parmi nous. Ces destitutions doivent d'ailleurs porter une atteinte profonde au dévouement des fonctionnaires.

Lorsqu'on les ballotte sans cesse entre des principes contraires, qu'on réclame leur dévouement aujourd'hui pour tels principes, demain pour tels autres, ils ne doivent plus savoir à la défense de quels principes se vouer ; ils doivent craindre que leur dévouement au pouvoir d'aujourd'hui ne soit un motif d'exclusion pour le pouvoir qui viendra après. Ce n'est pas ainsi que j'entends l'intérêt de l'administration, et, je suis obligé de le dire, je ne crois pas que les destitutions aient eu pour motif d'établir plus d'homogénéité, plus de moralité dans l'administration ; mais je crois sincèrement qu'elles ont eu pour but, d'un côté, de récompenser quelques services politiques et, d'un autre côté, de préparer le terrain aux futures élections.

Il est deux autres actes, messieurs, que je désapprouve dans la conduite du ministère, ou plutôt deux autres actes dont le ministère est responsable.

Ce sont, d'une part, les poursuites judiciaires exercées contre des échevins d'une commune voisine de la capitale. Il se peut, messieurs, que ces événements aient démontré qu'il existe des lacunes dans notre loi communale ; proposez des lois pour combler ces lacunes, vous trouverez de l'appui sur tous les bancs, parce que personne ne peut vouloir d'anarchie administrative ; mais il n'y avait pas là matière à attraire devant les tribunaux, comme de vils criminels, des citoyens indépendants dans leur opinion, que rien ne devait faire supposer coupables aux yeux de la loi.

Puisque j'en suis à faire mon compte avec la justice, j'ai encore à parler des scènes qui se sont passées dans les bureaux d'un journal d'Anvers. J'appelle l'attention spéciale de la chambre sur ces faits ; il ne faut pas que la chambre laisse passer de semblables faits sans protestation. Je ne vais pas jusqu'à dire qu'il y ait eu, dans ces scènes, une flagrante violation de la liberté de la presse ; mais il y a eu au moins des scènes d'inquisition qui y conduisent facilement, si l'on n'arrête pas le pouvoir sur cette pente dangereuse.

Après cela, le gouvernement a aussi posé des faits que j'approuve. L'exposition agricole est une heureuse conception ; les récompenses décernées aux ouvriers, l'association de l'ouvrier moral et intelligent aux honneurs décernés à son maître, voilà une pensée au moins heureuse et qu'il serait à désirer de voir développer d'une manière plus large ; car l'antagonisme injuste entre l'ouvrier et le chef d'industrie est un des principaux obstacles à l'organisation régulière du travail.

Le ministère jusqu'à présent n'a rien fait de bien efficace pour les Flandres, mais il a fait récemment encore au sénat une déclaration sympathique ; je lui en tiens déjà compte, et j'espère que, dans le cours de la session, des mesures législatives sérieuses seront proposées pour soulager des misères dont nous connaissons tous l'étendue.

Le ministère a posé encore un autre fait d'une nature extrêmement délicate, sur lequel je demande la permission de dire deux mots ; il s'agit de l'incident diplomatique de la cour de Rome.

Messieurs, des fautes ont été commises par tout le monde dans cette circonstance. Une première faute a été la nomination de M. le comte Vander Straeten Ponthoz, après les élections du mois de juin. Mon honorable ami M. Dechamps, alors ministre des affaires étrangères, n'avait pas, à mon avis, le droit de procéder à cette nomination, alors que le ministère avait déjà donné sa démission et n'était plus qu'intérimaire. Quant au choix en lui-même, je suis heureux de saisir cette occasion pour dire que M. le comte Vander Straeten Ponthoz n'est pas tel que la prévention l'a dépeint quelquefois dans les journaux ; c'est un homme d'intelligence et de cœur, qui fera honneur à la Belgique dans tous les postes qu'on voudra lui confier.

Le ministère que les élections du 8 juin venaient de porter aux affaires avait-il le droit de nommer un autre ministre à Rome ? D'après moi, le ministère avait parfaitement ce droit ; et non seulement il avait ce droit, mais c'était pour lui, et à son point de vue, un devoir. Dans la position nouvelle où le ministère était placé, il devait avoir à la cour de Rome un agent jouissant de toute sa confiance et capable d'expliquer parfaitement sa pensée afin de prévenir toute erreur relativement à ses intentions à l'égard du clergé et de la religion. Une fois ce droit admis, je dois reconnaître qu'il était impossible de trouver, dans toute l'opinion libérale, j'allais presque dire dans la Belgique entière, un homme à tous égards plus respectable et plus considérable que M. Leclercq. (Marques générales d'adhésion.) On a parlé vaguement d'influences exercées auprès de la cour de Rome ; à cet égard, je serais heureux que le ministère voulût s'expliquer d'une manière complète et catégorique ; car je n'entends pas du tout, pour ma part, accepter la solidarité de ce fait, et je pense que tous mes collègues sont dans le même cas. (Oui ! oui ! )

Nous désirons donc avoir des explications franches sur ce point. Je suis sincèrement affligé du refus de la cour de Rome, de recevoir M. Leclercq, et surtout pour les motifs allégués dans la correspondance diplomatique ; mais nous ne pouvons pas laisser planer sur nous le soupçon d'avoir contribué, en quoi que ce soit, à un semblable fait.

Après cela, le gouvernement belge et M. Leclercq lui-même ont-ils mis, dans la conduite de toute cette affaire si regrettable, la discrétion convenable ? Nous ne le pensons pas.

Je passe rapidement sur l'examen de tous ces faits, dont plusieurs (page 37) présentent un haut degré de gravité, et je demanderai à la chambre de vouloir encore m'écouter pendant quelques instants dans l'appréciation que je vais faire du programme du ministère.

Le grand principe, formulé par le ministère, c'est l'indépendance du pouvoir civil. J'admets ce principe aussi largement que le ministère, mais j'espère que le ministère reconnaîtra avec moi que, pour que l'Etat soit indépendant, il ne faut pas qu'il soit hostile à l'Eglise ; pour que le pouvoir civil soit laïque, il ne faut pas que le gouvernement se montre irréligieux, ni que la loi soit athée. C'est ainsi, sans doute, que l'entend le gouvernement. Eh bien, ces questions, ainsi posées, doivent nous rendre extrêmement facile la solution de ce qu'on croit une grosse question entre le ministère et nous.

Je ne demande pour l'Eglise aucune espèce de protection, car nous savons historiquement ce qu'est souvent cette protection que lui accordent les gouvernements. Ce que je demande, c'est la liberté religieuse, telle qu'elle résulte de différents articles de la Constitution. Ce que je demande ensuite, c'est que l'Etat, comme personnification de toute la nation, n'exclue pas l'Eglise là où elle a le droit d'intervenir, non pas comme principe catholique, mais comme élément social. Je veux d'autant plus la séparation des deux pouvoirs, qu'elle est en définitive le meilleur moyen d'empêcher entre eux de fâcheuses collisions, en attendant qu'on résolve définitivement la question la plus ardue peut-être de la science politique, celle des rapports entre l'Eglise et l'Etat. La liberté religieuse est d'ailleurs la consécration de la liberté de conscience qui est une des plus précieuses conquêtes du siècle. En conséquence, l'Etat ne voudra pas (et j'espère que le gouvernement aura le courage de résistera des tentatives en sens contraire, si elles se produisaient), l'Etat ne voudra pas que les pouvoirs politiques se mêlent de réglementer la constitution intérieure de l'Eglise. Nous avons déclaré l'Eglise libre ; c'est à elle à voir l'usage qu'elle juge convenable de faire des droits qui lui sont garantis par la Constitution.

Vous regrettez que le clergé, par exemple, intervienne dans les élections. Pour moi, je déclare sincèrement et à la face du pays, que je désire, autant que qui que ce soit, que le clergé s'abstienne de paraître aux élections ; mais en définitive, nous n'avons rien à y voir, c'est au clergé à connaître ses véritables intérêts sous ce rapport. Vous croyez qu'il ne faut pas augmenter le nombre des couvents en Belgique. Je désire, comme vous, que le clergé modère lui-même l'ardeur de son prosélytisme ; je désire, comme vous, que surtout les couvents qui n'ont pas un but d'activité sociale et humanitaire, ne se multiplient pas outre mesure en Belgique ; je le dis avec la même conviction que vous.

Vous demandez des garanties plus fortes pour le clergé inférieur ; vous désirez qu'on proclame l'inamovibilité des curés, qu’on rétablisse les officialités ; ce sont là des questions que le clergé doit examiner et résoudre ; pour ma part, je déclare que je désire, autant que vous, que le clergé retrouve dans la réforme de sa constitution les garanties que vous désirez pour lui. Mais encore une fois, ces questions de réforme ne nous regardent en rien ; nous ne pouvons que conseiller du haut de la tribune nationale, parce que, par notre position même, nous voyons toutes ces questions à un point de vue plus large peut-être et plus social.

Un autre point du programme ministériel concerne l'instruction publique : l'instruction supérieure d'abord. Convenons que les dernières modifications apportées à la loi sur le jury universitaire ont fait disparaître en grande partie les inconvénients les plus saillants du mode actuel de nomination du jury universitaire

Toutefois, je laisserai volontiers cette nomination à l'Etat, parce que je trouve qu'il y a quelque chose d'insolite à ce que ces choix se fassent par la chambre, parce que le mode actuel implique indirectement une usurpation sur l'administration.

Le programme fait allusion ensuite à l'enseignement moyen. Messieurs, cette question est des plus délicates ; mais ici encore je ne recule pas devant la manifestation indépendante de mes opinions. Voici comment je conçois cette question.

Vous admettez avec moi, ou plutôt avec la Constitution, qu'il y a la plus entière liberté d'instruction. Maintenant, j'admets avec vous, ou plutôt encore avec la Constitution, que l'État a aussi le droit d'avoir son enseignement. Mais l'Etat représente toute la nation belge. Cette nation belge, au nom et aux frais de laquelle on donne cet enseignement, a le droit d'exiger que l'on accorde aux pères de famille des garanties morales et religieuses. Pour avoir ces garanties morales et religieuses, pour que les pères de famille puissent tranquilliser leurs consciences, faut-il que, d'une façon plus ou moins déguisée, on abandonne au clergé la direction de ces établissements de l'Etat ? Non, je ne le veux pas ; le clergé lui-même ne peut pas le vouloir, sous peine d'arriver au monopole par la liberté.

Puisqu'il y a liberté entière d'enseignement, le clergé, selon moi, doit se contenter d'être maître, de diriger comme il l'entend les établissements d'enseignement moyen qu'il a lui-même fondés ; mais, quant aux établissements de l'Etat, le clergé ne doit intervenir que comme auxiliaire, non comme pouvoir dirigeant.

Vous le voyez, je ne recule pas devant la proclamation de principes très larges. Il va sans dire que, puisque le clergé représente les principes les plus élevés dans l'ordre moral et religieux, on le traite comme auxiliaire sérieux, qu'on respecte sa dignité. Mais en définitive, le pouvoir civil, auquel il faut d'ailleurs supposer aussi des vues morales, a le droit de conserver toute son indépendance.

Un autre point encore du programme, c'est la réforme électorale. Messieurs, je ne reconnais pas, selon l'expression du projet d'adresse, que cette réforme soit réellement réclamée par l'opinion publique. C'est une question d'appréciation entre mes adversaires et moi ; je ne puis admettre le fait que la réforme électorale soit réclamée par l'opinion publique. Ce qui m'arrête et m'empêche de suivre le ministère sur ce terrain, c'est la Constitution dont l'esprit et la lettre sont, selon moi, évidemment contraires à la réforme électorale annoncée.

Du reste, autant que qui que ce soit en cette enceinte, je suis froissé de voir l'intelligence exclue, comme indigne, du banquet des droits politiques ; je ne suis pas plus disposé qu'un autre à m'incliner devant le veau d'or. Peut-être y a-t-il un autre moyen que celui qu'on a en vue d'obvier à l'inconvénient de la brutale exclusion des intelligences : celui qui consisterait à reconnaître la propriété intellectuelle ; ainsi l'intelligence serait mise à même d'acquérir un intérêt positif et pécuniaire, susceptible de la faire admettre à l'exercice du droit électoral.

J'arrive enfin aux réformes communales qu'annonce le programme du ministère. Elles se divisent en deux. D'abord, il renferme le retrait de la loi du fractionnement.

Messieurs, j'ai voté la loi du fractionnement, non par tactique, mais par esprit de justice, parce que, dans toutes les assemblées délibérantes, il convient que toutes les opinions soient représentées. J'ai voulu ainsi prévenir le triomphe exclusif des majorités dans les conseils communaux, au point de mettre les minorités dans l'impossibilité de faire représenter leurs intérêts et connaître leurs besoins. C'est la même question que celle qui se présenterait pour la chambre, si, au lieu de scrutins par districts électoraux, il n'y avait qu'un seul scrutin général pour nommer la représentation nationale, il n'y aurait dans la législature qu'une seule opinion sans contradiction. Or, il est utile que les minorités soient aussi représentées dans toutes les assemblées délibérantes ; c'est à ce titre que j'ai voté la loi sur le fractionnement.

Le ministère propose une autre réforme à la loi communale, celle de soumettre à quelques garanties nouvelles le choix du bourgmestre en dehors du conseil. Messieurs, dans cette question si importante, je vais bien plus loin que le cabinet : je suis heureux de pouvoir rappeler à la chambre que, lorsque l'honorable M. Nothomb a proposé, il y a cinq ans, de nommer les bourgmestres en dehors du conseil, j'ai été l'un de ceux qui ont le plus énergiquement protesté contre cette proposition. A cette époque, j'ai voté contre, comme désormais encore, si la question se représente, je voterai contre cette violation de nos libertés communales. Je reste fidèle à mes convictions, et je ne veux pas plus aujourd'hui qu'alors accorder au Roi le droit de nommer les bourgmestres en dehors du conseil. Voilà, messieurs, toutes les réformes annoncées par le gouvernement. Vous venez de voir une je les aborde, que je les accueille toutes généreusement. Bien plus : j'ai la prétention d'aller plus loin et de devancer le ministère libéral : je demande la réforme parlementaire ; bien entendu pour l'avenir, sans effet rétroactif pour les collègues qui siègent en ce moment au milieu de nous.

Cette réforme parlementaire, je la demande parce que, d'après moi, quelle que soit l'indépendance d'esprit et de caractère des députés fonctionnaires, il y a incompatibilité naturelle entre l'exercice des fonctions d'agent du gouvernement et l'acceptation d'un mandat populaire.

Voilà donc, messieurs, mon appréciation du programme du gouvernement ; voilà ma profession de foi.

Reconnaissez qu'avec de telles convictions il doit m'être impossible de souffrir qu'on m'accuse d'être illibéral et rétrograde ; qu'il doit m'être permis de dire que nos divisions intestines reposent sur une équivoque funeste et injuste.

Je suis fatigué de m'entendre calomnier aux yeux de mes concitoyens ; car j'ai la prétention d'aimer autant que qui que ce soit la liberté, de vouloir autant que qui que ce soit, la gloire et la prospérité de mon pays. Oh ! messieurs, je vous porte un défi dans l'avenir : nous verrons qui perdra le premier haleine dans cette marche de progrès et de liberté ; nous verrons qui sera le dernier sur la brèche, pour la défense des principes constitutionnels.

Il y a un fait que tous les préjugés ne parviendront pas à détruire, messieurs : après dix-sept ans de ce que vous appelez le règne catholique, toutes nos libertés sont debout. Je souhaite que dans dix-sept ans nous puissions constater la conservation de toutes ces mêmes libertés ! Messieurs, un dernier mot.

Dans le domaine religieux, il y en a qui prétendent qu'il y a incompatibilité entre la raison et la foi. Je proteste contre cette opinion, et je proclame leur alliance non seulement possible, mais utile, mais nécessaire.

Dans le domaine politique, il y en a qui prétendent qu il y a incompatibilité entre la religion et la liberté, entre la conservation et le progrès. Je proteste contre cette opinion, je proclame leur alliance non seulement possible, mais utile, mais nécessaire.

Il y en a qui croient qu'il est impossible de développer notre prospérité matérielle, en conservant notre nationalité. Je proteste contre cette pensée antinationale, et je crois que, tels que nous sommes, nous pouvons nous élever à un haut degré de prospérité.

Il y en a qui se plaisent à établir un antagonisme funeste entre l'aristocratie et le peuple. Je proteste contre cette erreur. Notre aristocratie n'a plus d'existence comme corps ; elle n'est plus, j'aime à le reconnaître, pétrifiée dans ses vieux préjugés ; elle s'est glorieusement associée au mouvement de la nation, elle a subi l'influence du siècle ; nous devons (page 38) donc nous estimer heureux de la posséder comme un élément d'intelligente conservation, et, dans ces temps calamiteux, comme une source inépuisable de charité. Quant au peuple, au tiers état, je veux, comme vous, qu'il soit tout ce qu'il a le droit d'être.

J'appartiens par ma naissance, par mon éducation, par mes goûts, par mes sympathies, au monde industriel, à cette bourgeoisie au sein de laquelle se trouvent aujourd'hui toutes les forces vives.

Il y en a qui veulent établir une lutte d'intérêts entre les villes et les campagnes, entre l'agriculture cl l'industrie. Je vois plus largement les choses. Je ne conçois pas la prospérité générale du pays, sans la prospérité spéciale des villes et celle des campagnes.

Le bonheur public, la sécurité publique se rattachent au développement simultané de l'agriculture et de l’industrie.

Et vous pensez, messieurs, qu'avec des sentiments, j'ose le dire, si généreux, avec des opinions si libérales, je puisse un seul instant me considérer comme vaincu ! Non, je ne suis pas vaincu ! Si je suis sur ces bancs où se trouvent ceux que vous nommez les vaincus, j'en appelle de l'opinion égarée aujourd'hui, à l'opinion mieux éclairée dans l'avenir ! J'ai foi dans la justice nationale, qui peut arriver à pas lents, mais qui arrivera.

Mon parti subit en ce moment une épreuve naturelle sous un régime constitutionnel, mais une épreuve qui peut lui être salutaire. A ce point de vue, je m'en réjouis pour lui. Toute opinion s'énerve plus ou moins, se corrompt au pouvoir. Nous nous retremperons ; dans notre position nouvelle, nous prouverons que nous étions sincères et désintéressés quand nous étions au pouvoir.

En dehors du pouvoir, nous saurons conserver au pouvoir toute sa force, au pays toute sa liberté. Bien qu'on nous exclue injustement du pouvoir, nous accorderons au cabinet notre concours, aussi longtemps qu'il respectera les libertés constitutionnelles.

Eh ! pourquoi perdrions-nous l'espérance ?

Il y a 17 ans, nous, catholiques belges, avons été les premiers à arborer le drapeau de la liberté en Europe ; ce drapeau, nous l'avons maintenu sous le coup d'une encyclique papale ; et aujourd'hui nous renierions notre drapeau, alors que nous voyons Rome sanctionner définitivement l'alliance de la religion et de la liberté, alors que nous entendons descendre du haut du Vatican, urbi et orbi, des paroles magnifiques qui font tressaillir les nations !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Messieurs, je pourrais répondre à l'orateur distingué qui vient de s'asseoir, qu'il se range gratuitement au nombre des vaincus. Non, vous n'êtes pas vaincu ; avec vos sentiments, avec vos principes, vous ne devez pas siéger dans les rangs des adversaires du cabinet. Car ces sentiments, ces principes, le cabinet les professe et les pratique.

J'ignore si l'honorable préopinant parle en son nom personnel, ou s'il parle au nom de son parti.

M. Dedecker. - J'ai parlé en mon nom personnel. Je n'ai jamais eu la prétention de parler au nom de mon parti.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Si l'honorable préopinant exerçait l'influence que lui méritent son talent et son caractère, s'il parlait au nom de son opinion tout entière, je dois le dire, le vœu qu'il exprimait au commencement de son discours, et que malgré moi j'étais tenté de prendre pour une utopie, ce vœu serait bien près de se réaliser.

En effet, à part les quelques réserves qu'il était parfaitement en droit de faire (car nous ne voulons pas une approbation aveugle pour tous nos actes), à part des réserves au sujet de quelques actes posés par le cabinet et que nous nous réservons de défendre, il a approuvé de la manière la plus complète la politique du cabinet, la politique nouvelle.

J'éprouve en ce moment un certain embarras à aborder le débat.

Croyant trouver dans cette chambre le reflet de ce qui se dit au-dehors, je m'attendais à voir sortir des bancs que j'ai en face de moi quelques attaques virulentes contre tous les actes, contre toute la politique du cabinet nouveau. Loin de là, l'une des individualités les plus respectables de l'opinion qui siège sur les bancs de droite déclare qu'en présence des actes posés par le cabinet, des déclarations faites par lui, il n'y a pas, pour l'opinion qu'il représente, d'autre parti à prendre que l'abstention.

L'honorable M. Dedecker, allant plus avant, annonce qu'il donnera au cabinet (je crois l'avoir compris ainsi) la marque de confiance que la commission d'adresse réclame pour lui.

Cette situation est nouvelle. Cache-t-elle quelque arrière-pensée ? Je ne veux pas le dire, je ne veux pas le croire ; l'avenir pourra nous éclairer.

On a dit de l'opinion que nous avons en présence de nous, qu'elle était morte. Accepte-t-elle cette condamnation ? cette opinion est-elle en effet morte ? Avant de célébrer ses funérailles, on nous permettra d’observer quelque délai légal et moral ; car il ne nous est pas démontré encore que l'envie de renaître ne puisse lui reprendre, si pas aujourd'hui, demain, après-demain, bientôt ; et quand je considère les nécessités du gouvernement représentatif, loin de désirer de voir disparaître cette opinion naguère encore si forte en cette enceinte, je suis presque tenté de m'en affliger, pour la sincérité de ce gouvernement.

Si l'on ne veut pas que le gouvernement que nous avons conquis devienne un vain simulacre, il lui faut des partis. Il1 ne faut pas qu'à la suite d'une première défaite, un parti tout entier crie le sauve qui peut, et se déclare lui-même anéanti.

J'attends, d'une partie de cette chambre, de l'opposition. Un gouvernement, quel qu'il soit, en a besoin. Il en a besoin, tantôt comme d'un frein, quand il veut marcher trop vite, tantôt comme d'un stimulant, s'il ne veut pas marcher du tout. Voilà les services que l'opposition peut rendre dans le gouvernement représentatif, et j'espère de mes honorables adversaires qu'ils rendront, comme opposition, ce service à leur pays.

Je laisserai de côté la partie la plus étendue, la plus élogieuse pour le cabinet du discours de l'honorable préopinant, que jusqu'ici je ne puis pas appeler, en conscience, mon honorable adversaire.

J'en viens, car je suppose que d'autres que lui en parleront, j'en viens à quelques-uns des actes qu'il a cru devoir blâmer/

Le premier acte que l'honorable M. Dedecker a frappé de blâme, ce sont les destitutions. Il s'est apitoyé sur le sort de ce qu'il a appelé les victimes de l'arbitraire. Il y a eu, messieurs, le 8 juin, un grand nombre de victimes, le corps électoral a destitué un grand nombre de titulaires ayant siège au parlement. Je ne pense pas que l'honorable préopinant fasse un crime au corps électoral de s'être séparé de ceux à qui il ne croyait pas pouvoir continuer sa confiance.

A la suite de ces destitutions prononcées par le corps électoral, les premières victimes tombées sont les membres du cabinet auquel nous avons eu l'honneur de succéder. Je ne pense pas non plus que l'honorable préopinant veuille nous rendre responsables de ces destitutions prononcées par le jury électoral.

A la suite des ministres, messieurs, des fonctionnaires qui leur touchaient de très près, des fonctionnaires en qui le cabinet nouveau n'avait pas une entière confiance, ont dû, par une loi nécessaire, en être détachés.

Ici, messieurs, on s'est écrié : Voilà donc la politique nouvelle ! Des destitutions !

Eh, non, messieurs, les destitutions ne sont pas œuvre nouvelle en politique. Les destitutions politiques sont, dans tous les temps, dans tous les pays constitutionnels, la conséquence nécessaire de l'arrivée au pouvoir de principes nouveaux et d'hommes nouveaux.

Je ne veux pas introduire dans cette discussion, à moins d'y être forcé, le système des récriminations et des revues rétrospectives. Mais j'en appelle au souvenir de chacun de vous, et chacun de vous reconnaîtra que le droit et la convenance des destitutions politiques, dans des circonstances données, n'ont jamais été contestés par aucun homme d'Etat sérieux.

Avons-nous été trop loin dans cette voie ? Ici l'honorable M. Dedecker a deux systèmes ; d'abord il dit que nous avons fait trop ; puis il ajoute que nous n'avons pas fait assez. Suivant lui, il fallait destituer en masse tous les fonctionnaires publics.

M. Dedecker. - Pour être conséquents.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - L'honorable membre me permettra de lui dire que nous avons suivi ici cette ligne du juste milieu dans laquelle il croit que le gouvernement doit se renfermer pour le bonheur et la liberté du pays. Nous avons fait ce qui était indispensable. Nous nous sommes arrêtés à ce que nous avons cru le strict nécessaire. Car remarquez-le bien, les questions personnelles sont, pour un gouvernement, les plus difficiles, les plus pénibles à aborder et a résoudre ; et certes on ne peut disconvenir qu'après, la manifestation du 8 juin, après ces destitutions en masse prononcées en quelque sorte par le corps électoral, il était impossible à une administration nouvelle d'entreprendre le gouvernement du pays avec tous les agents de l'ancienne politique.

J'en viens à une question plus spéciale et je l'aborderai d'une manière très nette et très franche.

Ici ce n'est pas aux victimes de l'administration actuelle qu'on fait allusion ; c'est aux victimes de l'administration passée. On a voulu parler de deux fonctionnaires ; il y en a eu plus de deux destitués, mais enfin on a voulu parler de deux fonctionnaires qui ont été frappés, je pense, pour avoir refusé à ne plus prendre part à des associations politiques. Nous allons vous dire catégoriquement notre manière de voir sur cette question.

Nous tenons que le ministère précédent a eu le droit de se détacher de fonctionnaires publics qu'il croyait entrés dans une voie qui lui était contraire et hostile. Je ne décide pas si en fait il avait raison, mais je dis que le droit ne peut pas lui être contesté.

Un de ces deux fonctionnaires appartenait à l'ordre administratif, était un fonctionnaire civil ; l'autre qui n'a pas été frappé d’une destitution, mais d'une espèce de disgrâce, appartenait à l'armée.

Pour ce qui concerne le fonctionnaire civil., voici notre système : nous n'entendons pas interdire aux fonctionnaires civils la faculté d'user de leurs droits constitutionnels comme ils l'entendent.

La liberté d'association existe comme la liberté de la presse ; les fonctionnaires civils ont le droit d'user de la liberté de la presse, ont le droit de faire partie des associations. Mais à côté de ce droit, le gouvernement a aussi le sien ; et si, dans l’exercice de tel ou tel droit, tel fonctionnaire de l'ordre civil vient à poser des actes ouvertement hostiles au gouvernement, vient à se séparer de lui, par des actes patents, le gouvernement a le droit de se séparer du fonctionnaire.

Voilà comment nous entendons la doctrine.

M. de Theux. - C'est clair.

M. de Man d’Attenrode. - Nous aussi ; tout le monde l'entend ainsi.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Reste maintenant le fonctionnaire de l'armée.

(page 39) Ici, messieurs, l'honorable ministre de la guerre, s'il est interpellé, tous fera connaître son opinion. Cette opinion, du reste, est partagée par le cabinet.

M. Eenens. - Je demande la parole.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je n'en dirai qu'un mot. Il existe vis-à-vis des membres de l'armée certaines règles, certaines restrictions, non pas seulement en ce qui concerne les associations politiques, mais en ce qui concerne des actes de la vie civile ; et ces règles, ces restrictions, les militaires les doivent accepter, pour la bonne discipline de l'armée.

Le troisième grief (et je ne sais si je dois y insister plus que ne l'a fait l'honorable préopinant), le troisième grief est relatif à des poursuites exercées contre des membres d'un conseil communal et, ensuite, à une descente faite dans les bureaux d'un journal. Quant à ce dernier fait, je crois qu'il n'est pas nouveau ; je crois que dans beaucoup de circonstances les procureurs du roi ont été dans les bureaux des journalistes prendre des renseignements quand ils étaient à la recherche d'un délit.

M. d’Anethan. - D'un délit !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Si l'honorable M. d'Anethan se propose de joindre sa voix à celle de l'honorable M. Dedecker pour blâmer cet acte, nous l'entendrons avec plaisir.

Quant aux poursuites dirigées contre quelques conseillers communaux, si je m'abstiens d'en parler maintenant, c'est que l'affaire se débat aujourd'hui dans une autre enceinte., Quand d'autres juges auront prononcé, nous reviendrons sur cette affaire, et nous pourrons démontrer que, de ce côté, le gouvernement est demeuré tout à fait irréprochable.

Nous n'avions point, messieurs, provoqué de la part de nos honorables amis qui ont été chargés de la rédaction de l'adresse, nous n'avions point provoqué une manifestation aussi sympathique, aussi énergique que celle qu'ils ont bien voulu proposer. Cette manifestation, nous l'acceptons aujourd'hui et nous mettons notre honneur politique à la défendre. Nous croyons, en effet, messieurs, que quelles que soient les dispositions qui semblent se. manifester sur les bancs où nous pensions rencontrer de résolus adversaires, nous croyons que, pour notre direction, pour la sûreté de notre marche, il est besoin que les positions se dessinent et que nous connaissions d'une manière précise quels sont nos véritables soutiens. Nous n'excluons sans doute le concours de personne, nous ne refusons les voix de personne, mais nous le déclarons tout de suite, notre principal appui ce n'est point sur les bancs de la droite que nous espérons le trouver. Ce sont d'autres influences qui ont été amenées aux affaires par les élections du 8 juin. Ce sont ces influences-là qui doivent faire aujourd'hui notre force principale. C'est à elles (M. le ministre se tourne vers la gauche) que nous en appelons, c'est sur elles que nous nous nous reposons.

J'espère que l'ancienne opposition, qui a rempli loyalement, courageusement son rôle, pendant plusieurs années, saura remplir avec le même courage, avec la même loyauté, le rôle nouveau qui lui revient aujourd'hui.

Nous ne demanderons rien (et sous ce rapport je puis rassurer tout le monde) ,nous ne demanderons rien à la nouvelle majorité parlementaire, qui répugne à ses antécédents, rien surtout qui ne soit pas en harmonie avec le texte et l'esprit de la Constitution sur laquelle le ministère est fermement établi. Nous ne lui demandons pas un vote toujours aveugle et toujours complaisant. Nous soumettons nos acte à son contrôle. Mais dans les circonstances décisives lorsqu'il s'agira de l'existence du cabinet, alors nous, qui ne sommes après tout que vos représentants, alors nous réclamerons, mes chers amis, votre concours énergique et sympathique. Nous réclamons ce concours pour la bonne marche des affaires, pour la prompte expédition des lois.

Il importe pour l'honneur de la nouvelle majorité parlementaire qu'on ne dise pas d'elle qu'ayant été puissante pour renverser, elle est impuissante pour réédifier, pour gouverner.

J'espère que dès cette première session la nouvelle majorité parlementaire saura prouver que, représentante fidèle de l'opinion du pays, elle saura aussi donner au pays des lois justes et des lois bienfaisantes.

(page 43) M. Castiau. - Messieurs, s'il faut en croire l’honorable M. Dedecker, toutes nos discussions et nos luttes n'auraient reposé depuis quinze ans que sur un malentendu. Et comment l'honorable orateur est-il arrivé à la démonstration de cette assertion qui me semblait passablement paradoxale à moi qui ai pris une part assez large à ces luttes ? C'est en oubliant tous les précédents du parti auquel il appartient ; c'est en se faisant en quelque sorte l'écho du parti libéral ; c'est en s'appropriant toutes les réformes, toutes les améliorations que nous avons si souvent réclamées sur ces bancs ; c'est, enfin, en se transformant lui-même en libéral et en libéral des plus avancés, il faut le reconnaître, car, à mon grand étonnement, j'ai retrouvé dans sa bouche la plupart des idées et des propositions que j'ai si souvent exprimées dans cette enceinte. Cette conversion est très édifiante, sans doute ; et si toujours nos adversaires avaient tenu un langage aussi libéral, il n'y aurait pas eu certes de malentendu. Mais l'honorable M. Dedecker s'est-il posé en cette circonstance comme représentant de son parti ? En a-t-il le mandat ?

Non. messieurs ; il vous a dit qu'il ne parlait qu'en son nom personnel, je le conçois, car chacune de ses paroles retombait en accusations sur le parti auquel il appartenait jusqu'à présent ; ces luttes que nous avons soutenues, nous les avons soutenues au nom de la liberté et du pays ; nous les avons soutenues pour repousser toutes les attaques dirigées, par le parti réactionnaire, successivement contre nos principales libertés, nous les avons soutenues enfin pour obtenir quelques-unes de ces réparations qui nous sont enfin promises par le nouveau ministère.

L'honorable M. Dedecker a parlé de sa franchise ; je rends hommage à son caractère, à l'énergie de ses convictions ; il nous a dit qu'il détestait la tactique, et cependant dès ses premières paroles, il m'adresse un défi qui pourrait bien ressembler à de la tactique, car il parait avoir pour but de me mettre en dissidence avec mes amis politiques. Il me demande si j'aurai le courage de reproduire sur les destitutions les doctrines que je soutenais dans cette enceinte sous l'ancien ministère.

Si l'on a cru, en m'adressant cet appel si direct, me placer dans une position embarrassante, qu'on se détrompe ; ma position est aujourd'hui ce qu'elle a toujours été, une position d'indépendance, et pour moi les principes l'emporteront toujours sur les personnes. Oui, j'ai attaqué les destitutions prononcées sous l'ancien ministère, je les ai attaquées avec toute l'énergie de mes convictions ; les destitutions étaient, à mes yeux, iniques et illégales, parce qu'elles frappaient des fonctionnaires couverts en quelque sorte par leur inviolabilité de citoyens, puisqu'on les frappait dans l'exercice de leurs droits constitutionnels.

Quant aux destitutions prononcées sous le nouveau ministère, ont-elles le même caractère ? Etaient-elles motivées par les mêmes causer ? Mais l'honorable ministre de l'intérieur, qui se rassied, vous a dit qu'une autorité souveraine avait prononcé avant le ministère sur le sort de ces hommes que vous proclamez les victimes les plus illustres de la réaction. Cette autorité souveraine, c'est le jury électoral.

Le jury électoral les avait frappés d'incapacité en les repoussant ; ici donc c'est le jugement du pays qui a été ratifié par le ministère, et s'il avait fallu d'autres motifs pour justifier ces destitutions, je suppose qu'ils n'auraient pas manqué, même en se bornant à les chercher dans des faits relatifs à l'exercice de leurs fonctions. Aussi est-ce avec regret que je viens d'entendre la voix chaleureuse de M. le ministre prendre sous son patronage les destitutions prononcées par l'ancien ministère et reproduire ici des arguments que j'avais combattus, lorsqu'ils se trouvaient dans la bouche de nos communs adversaires. Il me semble que lui, homme du libéralisme, lui qui avait été l'un des plus ardents défenseurs des droits constitutionnel, il aurait dû au moins éviter de se poser dans cette enceinte comme le défenseur des mesures réactionnaires prises par l'ancienne administration et lui en laisser la responsabilité.

Quant à moi, mes convictions ne peuvent changer avec les ministères. Je persiste à croire, à dire, à prétendre, que les destitutions dont l'ancien ministère avait frappé certains fonctionnaires pour l'exercice de leurs droits constitutionnels et politiques, sont des actes arbitraires, illégaux, odieux. Et puisque M. le ministre de l’intérieur faisait tout à l'heure apparaître ici l'autorité souveraine du Jury électoral pour justifier les destitutions qu'il avaient prononcées, je l'invoquerai à mon tour contre les destitutions prononcées par l'ancien ministère. Le jury électoral n'a-t-il pas aussi cassé, solennellement cassé les destitutions dont avaient été frappées, sous l'ancien ministère, quelques victimes de l'arbitraire, en leur ouvrant les portes de la représentation nationale ? Eh bien, j'aurais voulu que, dans cette circonstance, le ministère actuel s'élevât à la hauteur du jugement du pays ; le pays avait rendu son verdict solennel ; il les avait absous ; que dis-je ? il leur avait décerné à ces fonctionnaires destitués, la plus grande, la plus noble des récompenses civiques ; j'aurais voulu que le ministère, s'associant à ce verdict du pays, prononçât, lui aussi, la réhabilitation solennelle de ces victimes de l'arbitraire, est récompensât le courage qu'elles avaient montré, en sacrifiant leur position et leur intérêt à leurs devoirs de citoyens.

Cependant, quelque affecté que je sois du refus du ministère de s'associer au jugement du pays et d'accomplir un acte de justice, je n'en suis pas moins disposé à répondre au brûlant appel qui nous a été adressé tout à l'heure par l'honorable ministre de l'intérieur. Cet appel a remué toutes mes sympathies ; et, en l'entendant, il me semblait le retrouver à mes côtés sur les bancs de l'opposition que nous avons si longtemps occupés ensemble.

Ces sympathies, elles s'étaient éveillées déjà à l'apparition du nouveau ministère, car je voyais dans ce ministère les hommes avec lesquels j'avais longtemps combattu sous le même drapeau et contre les mêmes adversaires ; j'y trouvais aussi d'anciens collègues avec lesquels j'étais uni par des liens d'affection personnelle, liens qui, j'espère, survivront aux dissentiments passagers qui pourront encore nous diviser. Mais si j'ai applaudi à l'apparition du ministère, c'était bien moins pour suivre l'entraînement de mes sympathies personnelles que parce que j'avais l'espoir qu'avec des hommes nouveaux, des principes nouveaux surgiraient au pouvoir ; que c'en serait fait à jamais non seulement des hommes de la réaction, mais encore des traditions désastreuses de la réaction, de ces atteintes portées successivement à toutes nos institutions, à tous nos droits, à tous nos intérêts pendant la longue domination de nos adversaires politiques, atteintes que l'honorable M. Dedecker niait tout à l'heure avec un aplomb qui ne fait pas beaucoup d'honneur à sa mémoire, car je ne veux pas incriminer sa franchise. Je dois dire que quelques-unes de mes espérances ont été réalisées par le programme ministériel.

Ainsi, d'abord on nous annonce une réforme électorale, l'adjonction des capacités aux listes des électeurs. C'est une proposition que je connais quelque peu, car j'ai eu l'honneur de la soumettre moi-même à l'assentiment de l'ancienne majorité de la chambre qui n'a pas voulu l'accueillir. Cependant, je dois le rappeler, si j'ai fait cette proposition si humble, si modeste, en la bornant à deux mille noms peut-être, c'est que je me trouvais en présence d'une majorité assez peu sympathique, quoi qu'en dise l'honorable -M. Dedecker, à tout ce qui était institutions libérales, développement de l'intelligence, des droits et de la liberté. J'ai donc, qu'on me pardonne l'expression, j'ai donc rapetissé en quelque sorte ma proposition à la taille de l'ancienne majorité ; mais, je dois le dire, si j'avais eu l'honneur de parler alors devant une majorité libérale, comme celle qui m'écoute, je ne me serais pas borné à une proposition aussi écourtée. J'aurais été un peu plus loin et j'aurais donné une tout autre portée à cette proposition.

On nous annonce également, dans le programme ministériel, le retrait de la loi sur le fractionnement. Celle loi a perdu aujourd'hui singulièrement de sou importance, il faut le reconnaître. Dans la pensée des hommes de la réaction, elle avait une importance immense, il est vrai ; car il y avait dans cette loi tout un système de division entre les citoyens, et de compression de l'esprit public et des tendances libérales de l'époque. Mais cette loi s'est retournée contre ceux-là mêmes qui l'avaient proposée ; elle n'a produit aucun des résultats sur lesquels elle avait compté ; loin de là : elle a trompé complètement leurs espérances : cette loi est devenus une arme dans les mains des libéraux pour frapper leurs adversaires, tant il est vrai que l'arbitraire finit toujours par atteindre ceux qui y ont recours. Aujourd'hui donc, le retrait d'une pareille loi n'a plus une haute signification politique ; cependant, comme c'est une loi de réaction, qu'elle est entachée de ce vice primitif, je dois féliciter le ministère d'avoir annoncé l'intention de la faire rentrer au néant.

On nous promet aussi des garanties contre l'arbitraire des nominations des bourgmestres en dehors des conseils communaux. La nomination des bourgmestres en dehors des conseils ! Voici encore une de ces mesures émanées du parti réactionnaire, qui, s'il fallait en croire M. Dedecker, aurait religieusement respecté toutes nos libertés et toutes nos institutions alors qu'il a tellement mutilé et faussé notre loi communale de 1836, qu'elle en est devenue méconnaissable.

Sur cette question, le ministère nous annonce que des garanties seront données pour prévenir les abus de l'arbitraire, et que pour la nomination en dehors du conseil, elle n'aura lieu à l'avenir que de l'avis confirme de la députation provinciale ; c'est quelque chose sans doute, mais j'aurais voulu que le ministère allât plus loin ; qu'il fît disparaître jusqu'à la dernière trace de ces mesures réactionnaires, en en revenant purement et simplement à la loi de 1836, en abdiquant le droit de nomination en dehors des conseils communaux. Il le peut d'autant plus facilement, que c'est à peine si le parti réactionnaire lui-même a fait usage de cette disposition tant elle était odieuse et impolitique.

Enfin l'on nom promet le retrait de la législation sur les céréales et l'adoption de mesures libérales pour tout ce qui est relatif à cette grave (page 44) question des subsistances, question bien aussi intéressante que toutes les questions politiques que nous agitons dans cette enceinte. Ici encore toutes mes sympathies sont acquises d'avance aux propositions qui seront faites pour améliorer le sort u-plus grand nombre. Le retrait de ces lois imprudentes sera une mesure véritablement libérale et populaire, et qui sera accueillie par la reconnaissance publique ; ce sera sans doute le plus grand bienfait que nous devrons au nouveau cabinet. Ce bienfait fût-il le seul, qu'il devrait suffire pour lui assurer des droits à nos sympathies.

Ici malheureusement s'arrêtent les promesses libérales du programme. Réforme électorale, retrait des lois sur le fractionnement et sur les céréales, garanties pour les nominations des bourgmestres, c'est quelque chose, sans doute ; mais, dût-on m'accuser de pousser trop loin mes exigences, je m'attendais, je l'avouerai, à des mesures plus complètes et plus décisives.

Il me semble qu'après notre longue lutte et notre éclatante victoire, on avait le droit d'espérer au moins que toutes les atteintes portées à nos institutions disparaîtraient avec le parti qui s'en était rendu coupable.

Eh bien ! n'y a-t-il donc pas d'autres mesures empreintes du caractère réactionnaire, dont le ministère aurait dû faire justice ? Je regrette de devoir en ce moment rappeler les principaux méfaits de l'ancienne majorité, puisque ses représentants aujourd’hui se renferment dans un rôle d'abstention et semblent vouloir demander grâce et se faire oublier ! Mais tant que les actes resteront, nous aurons le droit de les attaquer en conservant dorénavant, dans nos attaques, les plus grands ménagements pour les personnes.

Un des actes les plus odieux de la réaction, c'est celui qui est venu fausser le principe représentatif dans les communes, en prorogeant pendant huit ans la durée des fonctions municipales. Huit ans, c'est une sorte de permanence ; c'était une pensée de haine et d'hostilité contre les institutions représentatives qui avait dicté cette mesure. Pourrait-on la conserver aujourd'hui, que la principale mission du nouveau ministère est de réparer le mal fait par ses prédécesseurs, et de venger nos institutions des attaques ouvertes ou détournées dont elles n'ont cessé d'être l'objet de la part de nos adversaires ?

Puis-je maintenant oublier une autre loi qui, plus que toutes les autres, était la loi de prédilection du parti réactionnaire, la loi sur l'enseignement primaire ? Comment donc n'en est-il pas parlé dans le programme ministériel ? Vous savez à quels débats cette loi a donné lieu dans cette enceinte ; elle y fut, pendant un mois, je pense, l'objet des attaques les plus vives, et ce n'est qu'au dernier moment que, par je ne sais quel revirement, elle fut adoptée par l'opposition…

L'honorable M. Verhaegen m'interrompt pour me rappeler qu'il a protesté contre la loi ; c'est vrai ; je me souviens qu'en effet il a voté contre celle loi et que deux voix également courageuses se sont jointes à la sienne pour repousser l'une des combinaisons les plus dangereuses de nos adversaires.

Cette loi sur l'enseignement a porté l'atteinte la plus grave aux prérogatives du pouvoir civil. Elle a admis l'épiscopat en partage de l'autorité souveraine, et c'est dans ses mains que l'Etat a déposé la principale de ses attributions. Oui, messieurs, le pouvoir civil est venu dans cette loi déclarer son incapacité et son incompétence en matière de surveillance, traiter d'égal à égal avec l'épiscopat et faire dépendre l'exécution d'une loi civile de l'adhésion de nos évêques. C’était là, de sa pari, une véritable abdication, il faut en convenir.

Et maintenant si le ministère veut, comme il le dit, l'indépendance du pouvoir civil dans tous les degrés ; s'il veut, comme l'a annoncé au sénat l'honorable M. de Haussy, faire prévaloir le principe de l'indépendance du pouvoir civil dans tous les actes de la législation ; s'il veut renforcer le pouvoir central, il a quelque chose de mieux à faire que d'enlever à la majorité libérale de la chambre la nomination des membres des jurys d'examen ; qu'il revendique la prérogative dont l'Etat n'aurait jamais dû se dessaisir ; qu'il fasse cesser cette confusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et qu'il reprenne enfin cette surveillance exclusive qui est tout à la fois le premier des droits et des devoirs pour l'autorité civile.

Je ne pousserai pas plus loin l'examen des questions politiques ; je ne veux pas prolonger outre mesure les explications que j'avais à donner à la chambre, et j'arrive bien vite aux questions d'intérêts matériels.

Pour abréger, je m'en tiendrai à la plus importante, à celle qui résume en quelque sorte toutes les autres, le dégrèvement des taxes publiques et particulièrement de celles qui pèsent sur les classes nécessiteuses et les objets qu'elles consomment. Que de fois n'avons-nous pas attaqué, quelques-uns de mes honorables collègues et moi, le système de nos impôts et notamment les taxes les plus impopulaires ! Que de fois n'avons-nous pas demandé la suppression de la taxe sur le sel, par exemple, et des autres taxes indirectes qui ont pour effet de frapper, non le superflu et la richesse, mais le nécessaire et souvent la pauvreté ! J'avais l'espoir, je 1 avouerai, à l'apparition de l'administration libérale, connaissant la sollicitude de ses membres pour les classes pauvres, que nous verrions surgir des promesses de réformes financières et que nos efforts obtiendraient enfin la promesse du dégrèvement de quelques-unes de ces taxes que nous avions si souvent attaquées. Malheureusement, sur ce point, j’ai éprouvé, je le dis avec regret, un désappointement complet. Non seulement il n’et pas dit un mot dans le programme du dégrèvement de ces taxes ; mais dans le discours du trône comme dans le programme, partout on fait apparaître de nouvelles dépenses et de nouvelles charges, et l'on nous annonce l'insuffisance de ressources et la nécessité de recourir à des moyens extraordinaires pour y faire face. Les emprunts et les impôts, voilà la perspective qu'on ouvre devant nous. L'effet a suivi de près la déclaration ministérielle, et déjà la chambre est saisie de propositions relatives à la création de nouveaux impôts.

Avant d'en venir à cette extrémité et de s'engager dans une voie périlleuse, n'y avait-il donc rien à faire ?

J'aurais voulu que l'honorable ministre des finances, pour lequel j'éprouve surtout une sympathie toute particulière, avant d'apporter dans cette enceinte une idée qui me paraît malheureuse, avant de demander le rétablissement du serment en matière de succession, avant de proposer ainsi le rétablissement d'une mesure qui avait été l'objet d'une flétrissure solennelle de la part du gouvernement provisoire, avant de recourir à tous ces accroissements de charges que suit presque toujours le mécontentement public : j'aurais voulu, dis-je, qu'il se posât avec ses collègues en face d'un problème plus intéressant à résoudre, la nécessité de mettre un terme aux profusions gouvernementales et d'introduire dans nos budgets l'économie qui, jusqu'ici, parait être, il faut le dire, la pierre philosophale des gouvernements représentatifs. Cette question me ramène aux promesses de notre révolution.

On nous avait promis au début de la révolution un gouvernement à bon marché, c'est-à-dire sévère, démocratique, économe des deniers publics, qui aurait dégrevé les impôts et supprimé les charges les plus lourdes qui pesaient sur les masses. Elles n'étaient pas appelées, elles, à jouir de tous les droits de la souveraineté, puisqu'on proclamait leur incapacité politique ; le dégrèvement des charges était donc le seul bienfait qu'elles dussent attendre de la révolution, et cette amélioration, on la leur avait solennellement promise.

Comment ces promesses se sont-elles réalisées ? Jetez les yeux sur le budget, sur la situation du trésor, vous verrez que le gouvernement à bon marché est arrivé à augmenter le budget de l'Etat de 40 millions en 15 ans et qu'après être arrivé à un budget annuel de près de 120 millions, il se trouve aujourd'hui en présence d'un déficit de 71 millions. Un budget de 120 millions et un déficit de 71 millions, voilà le bilan de votre gouvernement à bon marché !

Pourquoi et comment sommes-nous arrivés à de tels résultats en quelques années ? C'est, il faut le dire, qu'on a oublié que nous n'étions qu'une nation de quatre millions d'habitants ; et nous avons voulu nous élever à la hauteur des grandes et puissantes nations par la multiplicité et la complication de nos établissements, de nos institutions et de nos services publics. Chaque jour, c'étaient de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux traitements, de nouvelles occasions de dépenses qui devaient inévitablement retomber en charges écrasantes sur le pays et sur les contribuables.

On a oublié également que nous étions un peuple neutre, qu'en cette qualité, notre existence était placée sous la protection du droit public européen et que nous n'avions aucun rôle politique à remplir. Et comme si nous avions pu peser dans la balance des destinées de l'Europe, il nous a fallu une armée nombreuse, des cadres pour 80,000 hommes, une diplomatie fastueuse, et même un simulacre de marine militaire, enfin toutes les institutions que les grandes nations peuvent se permettre, mais qui, dans notre position, ne peuvent que créer des superfétations ruineuses, sans qu'il en résultât le moindre reflet de grandeur ou d'illustration pour le pays.

J'ai constamment combattu ces tendances, auxquelles il est si difficile, je le sais, de réacter. Toutes ces prodigalités se retrouvent dans tous nos budgets, dans tous nos budgets sans exception. C'est cette conviction qui jusqu'ici, m'a fait repousser, avec quelques-uns de mes collègues, tous les budgets ; c'est cette conviction qui me les fera repousser encore, aussi longtemps qu'une main héroïque n'aura pas le courage de porter la hache à la racine du mal, et d'attaquer courageusement les abus qui vont chaque jour en augmentant, et qui se produisent chaque année par de nouveaux déficits et la nécessité de nouveaux impôts.

Si l'on ne se sent pas la force de revenir sur le passé et de réparer le mal qui a été fait jusqu'ici, que, du moins, on s'arrête dans ces voies désastreuses et qu'on nous épargne pour l'avenir de nouvelles dépenses sans but et sans utilité réelle.

J'espère donc que M. le ministre de la guerre voudra bien, à son tour, ne pas donner suite au projet annoncé de compléter ce qu'il appelle la défense du pays par l'établissement de nouvelles forteresses.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je demande la parole.

M. Castiau. - Je suis charmé d'entendre M. le ministre réclamer la parole, car il doit éprouver le besoin d'expliquer son projet et de rassurer l'opinion publique qui, je le pense, ne sera pas sympathique à de telles innovations.

L'honorable ministre de la guerre était parfaitement apte à résoudre par lui-même cette question de la défense du territoire et des moyens de la compléter. Pourquoi donc en a-t-il renvoyé l'examen à un comité militaire ? Malgré toute mon estime pour les capacités qui le composent, il me semble qu'il est facile de prévoir d'avance sa décision. Demandez à un comité d'officiers du génie, s'il faut fortifier le pays tout entier, le transformer en une vaste citadelle en quelque sorte et couronner ce système de défense en fortifiant Bruxelles comme on fortifie Paris, je crains bien que ce comité, cédant à l'excitation de l'esprit militaire et de ses tendances spéciales, ne soit tenté de répondre affirmativement à toutes ces questions. On ne vous proposerait pas de réaliser tous ces projets en un jour, (page 45) sans doute, mais successivement ; et le premier pas fait, il faudrait bien adopter tout le système.

C'est ainsi que quand, il y a deux ans, on a fait, dans cette enceinte, l'essai du système qu'on semble vouloir reproduire aujourd'hui, on s'est contenté de nous demander la construction d'une modeste tête de pont, celle d'Aerschot ; mais, derrière cette tentative timide se cachait tout un système qui se serait déroulé successivement, si la chambre n'en avait pas fait justice.

Je n'ai donc pu m'empêcher de m'alarmer à l'annonce du projet soumis en ce moment au comité militaire créé par le ministre. Ce projet m'eût moins épouvanté si la décision en eût été abandonnée à la haute raison et au libéralisme de M. le ministre de la guerre. Oui, j'ai plus de confiance en lui, en cette occurrence, que dans tous les comités militaires du monde. Car ce n'est pas seulement un homme de guerre, c'est encore un homme de progrès et de libéralisme.

Comme homme de guerre, il sait mieux que personne que toutes les fortifications du monde n’ont jamais rien défendu, rien empêché, rien sauvé, ni gouvernement ni pays. Elles n'ont jamais eu d'autre résultat que de rendre des populations inoffensives victimes des horreurs de la guerre.

Comme homme de progrès, de civilisation, de libéralisme, il doit avouer qu'élever de nouvelles forteresses dans un moment où les peuples, arrivés à l'émancipation, se rapprochent pour ne former qu'une grande famille et où l'on veut, par le chemin de fer qui réunit et confond tous les territoires, battre en brèche les fortifications et bouleverser toutes les règles de la vieille stratégie militaire, il doit avouer, dis-je, que construire dans un tel moment de nouvelles forteresses et les construire dans un pays neutre, c'est commettre un double anachronisme.

Que la chambre me permette de terminer par quelques observations que j'ai à soumettre à l'honorable ministre de la justice. Je professe pour son caractère la plus haute estime ; mais plus j'ai de sympathie pour son caractère, plus je regrette de l'avoir vu débuter dans son administration sous de fâcheux auspices. Je le rappelle avec une véritable douleur, à peine la nouvelle administration était-elle installée, que l'échafaud se dressait au sein de la capitale pour recommencer ses sanglants sacrifices.

Je sais, messieurs, les divergences d'opinion qui existent sur la peine de mort. Je conçois qu'elle ait encore des partisans zélés ;je le conçois, quoique son inefficacité soit démontrée par l'expérience du passé et par les résultats des essais qui naguère encore avaient lieu à Bruxelles même et qui n'ont pas empêché le retour et l'impunité de crimes horribles.

Mais enfin, en admettant ces divergences d'opinion, tout le monde reconnaît aujourd'hui que la peine de mort ne peut plus être appliquée que pour le crime d'assassinat. Les criminalistes du moins sont d'accord aujourd'hui sur ce point. Et de quoi s'agissait-il dans l'affaire dont je m'occupe ? Il s'agissait d'un crime odieux, exécrable sans doute, du crime de fratricide ; mais la circonstance de préméditation avait été écartée ; ce n'était donc plus un assassinat, ce n'était qu'un meurtre. Il est vrai qu'à côté de ce crime de meurtre venait se placer une atteinte contre la propriété, et qu'aux termes des lois pénales actuelles la peine de mort est prononcée dans ce cas. Ce n'est pas le meurtre, c'est le vol qui alors entraîne la peine capitale.

Or, vous savez que cet article 304 du Code pénal, en vertu duquel l'exécution a eu lieu, est précisément l'un de ces articles du Code que la France s'est empressée de modifier depuis 1832, et dont la révision est proposée à la chambre depuis 1834. A l'heure qu'il est, cet article n'existerait plus peut-être, si la chambre s'était enfin occupée de cette révision de nos institutions pénales, qui depuis tant d'années est soumise à son examen. Et c'est en vertu de cet article condamné par la raison et par l'humanité qu'une exécution capitale a eu lieu dans le pays ! Ceci nous rejette au milieu des plus mauvais jours de l'administration que nous avons renversée, et je ne puis comprendre qu'une administration libérale ait accepté la responsabilité du sang qui a été versé dans cette occurrence.

J'ai tort peut-être, messieurs, de donner autant d'animation à mes paroles : je vois qu'involontairement je retombe dans mes habitudes agressives, malgré tout mon désir de me renfermer dans les limites de la réserve et de la modération.

M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - De la part d'un ami cela s'accepte.

M. Castiau. - Je vous remercie de la tolérance que vous voulez bien m'accorder et je vous prie de nouveau d'être bien assuré de tout ce qu'a de pénible pour moi la nécessité de relever quelques-uns des actes du ministère qui ont froissé mes convictions.

Quelques jours après, une exécution pénale d'une autre espèce, mais également déplorable, avait lieu dans ce pays.

Il existe un arrêté du gouvernement provisoire, car c'est à ce pouvoir révolutionnaire que nous devons toujours en revenir quand il s'agit de réformes utiles et nationales et de pensées généreuses. Il existe, dis-je, un arrêté du gouvernement provisoire qui défend d'une manière absolue la peine odieuse, la peine dégradante de la bastonnade. Eh bien ! un arrêté d'un conseil de guerre est intervenu, qui déclare que cet arrêt du gouvernement provisoire n'était pas applicable à la marine. Un matelot avait été condamné à être précipité du haut de la vergue. J'ignore quel est le caractère de ce nouveau supplice, et l'on devrait bien nous donner quelques explications à cet égard. Il était de plus condamné à 150 coups de corde. Pour quel crime ? Pour avoir déserté !

La hante cour militaire avait ratifié la condamnation. Quel devait être, ce me semble, le devoir du gouvernement dans cette occurrence ? De faire usage du droit de grâce et d'empêcher l'exécution d'une pénalité qui, en la supposant légale, n'en était pas moins entachée d'une profonde immoralité.

Malheureusement il n'en a rien été. La condamnation a été exécutée, et si l'on n'y prend garde, cette ignoble et dégradante exécution va se reproduire encore dans quelques jours. Car je voyais ce matin dans un journal que la haute cour militaire, persistant dans sa jurisprudence, venait de prononcer de nouveau une semblable condamnation dans une de ses dernières audiences.

Ainsi que d'autres orateurs, je ne puis m'empêcher de déplorer, en terminant, les rigueurs exagérées dont on a fait usage à l'égard de conseillers communaux qui, en ce moment, sont soumis au jugement du jury. Des faits très graves, messieurs, avaient été articulés sur ce point. Il est vrai que ces faits ont été, en partie du moins, expliqués dans les observations présentées à l'audience d'hier, devant le jury, par l'honorable procureur général. On avait annoncé qu'on les avait traités comme de grands criminels, qu'on avait eu recours à des liens et à des menottes, et qu'on avait fait subir à ces fonctionnaires les plus cruelles humiliations.

Ces faits ont été désavoués par l'honorable procureur général, et je dois me rendre à ses déclarations. Mais il est un fait dont je regrette de ne pas avoir trouvé le désaveu dans les explications de l’honorable procureur général : c'est le fait de la torture du secret qu'on prétend avoir été employé pendant douze jours entiers dans une affaire qui, quelle qu'en soit l'issue, n'exigeait pas certes le déploiement d'une telle rigueur.

Je termine ces longues observations et l'exposé de ma profession de foi. Comme vous le voyez, messieurs, malgré mes sympathies pour les personnes, je crains de me trouver trop souvent peut-être encore en dissentiment avec l'administration nouvelle ; cependant, je l'ai dit, je n'en suis pas moins disposé à lui donner la marque de confiance qu'elle vient réclamer ; je voterai donc en faveur de l'adresse, et mon vote sera tout à la fois un témoignage de sympathie personnelle, et l'expression des espérances qui, pour moi, se rattachent à l'apparition d'une politique nouvelle.

Mais, ce vote émis, j'entends rentrer, pour juger les actes du nouveau ministère dans toute la liberté de nos principes.

Je viens déjà d'en user largement de cette liberté et je continuerai à marcher, comme par le passé, dans toute l'indépendance de mes convictions.

L'honorable ministre de l'intérieur faisait allusion, en terminant son |discours, à deux oppositions de caractères opposés.

Il nous parlait d'une opposition qui arrête, celle-là ne sera jamais la mienne ; c'est l'opposition de l'immobilité ; je m'associerai, au contraire, au ministère pour combattre toute opinion, quel que soit son drapeau, qui voudrait dans ce pays enchaîner le progrès et murer en quelque sorte l'avenir.

Mais l'honorable ministre de l'intérieur a aussi parlé d'une opposition qui aurait pour but de stimuler le gouvernement et de lui rappeler ses promesses et ses devoirs ; c'est à cette opposition qui je compte me ranger. Aussi longtemps que je siégerai dans cette enceinte, tous mes efforts tendront à hâter le développement de nos institutions représentatives et à réclamer pour le pays les améliorations et les réformes dont l'opinion publique attend la réalisation.

Je le répète donc une dernière fois ; j'appuierai toutes les mesures du ministère qui auront un caractère libéral, populaire et progressif.

M. Rodenbach. - La réforme postale.

M. Castiau. - Mais aussi, je combattrai celles des mesures de la nouvelle administration qui ne me paraîtront pas avoir ce caractère ou qui pourraient avoir pour effet de créer des dépenses inutiles et des charges ruineuses pour les contribuables et surtout pour les classes nécessiteuses auxquelles le ministère a promis son patronage.

Et en remplissant ce rôle d'opposition consciencieuse et d'adhésion sympathique, selon que les propositions ministérielles seront ou non conformes à mes convictions, je croirai mieux servir et mon pays et le ministère lui-même, qu'en lui prêtant un concours systématique et conséquemment aveugle et passif.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je n'ai jamais demandé cela.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, je ne crois pas que j'aie besoin de me justifier d'avoir nommé une commission pour examiner tout ce qui tient à la défense du royaume ; je me rappelle que souvent, sur les bancs de cette chambre, on a provoqué cette mesure. Je n'aurais donc pas pris la parole, si je n'avais senti la nécessité de rassurer l'honorable M. Castiau. Il ne s'agit pas d'embastiller la Belgique, de l'entourer d'une muraille de la Chine ; mais j'ai pensé que, puisque vous consacrez chaque année des sommes considérables pour l'armée, c'est que vous voulez une armée et une armée qui puisse répondre à toutes les éventualités, à tout ce que vous êtes en droit d'attendre d'elle. J'ai pensé qu'il fallait prévoir l'avenir, et j'ai cru utile de m'entourer des militaires les plus compétents pour décider le meilleur (page 46) emploi de l'armée, les meilleures dispositions à prendre en cas d'événement.

Le système de défense générale du royaume renferme de grandes questions à résoudre, des questions de démolition aussi bien que des questions de construction. Que l'honorable M. Castiau se rassure donc, ses appréhensions ne se réaliseront pas, et j'espère que ce peu de mots suffiront pour lui rendre toute sa tranquillité.

M. le ministre des finances (M. Veydt). - Messieurs, l'honorable orateur qui vient de se rasseoir a bien voulu déclarer que j'avais particulièrement ses sympathies. Je l'en remercie, et je crois pouvoir lui dire que je lui porte les mêmes sentiments. Si je ne faisais que les écouter, nous serions souvent d'accord sur leur tendance généreuse, qui, j'ose le dire, est aussi dans mon caractère. Mais, messieurs, les nécessités de ma position m'obligent à me séparer de l'honorable M. Castiau au sujet de l'opinion qu'il a émise, en parlant de quelques mesures financières. Ce dissentiment est inévitable, il ajoute un inconvénient de plus à ceux, déjà si nombreux, oui sont inhérents à mes fonctions. Un des premiers devoirs d'un ministre des finances, c'est de faite face aux besoins constatés du trésor, de maintenir l'équilibre d'un budget.

D'abord en ce qui concerne le service de l'exercice prochain, il m'a paru nécessaire de chercher des ressources nouvelles. Je n'ai pas jusqu'à présent, après trois mois seulement d'administration, pu me rendre suffisamment compte des améliorations qu'il est possible et désirable d'introduire dans nos lois d'impôts, et eussé-je eu des idées arrêtées à ce sujet, je ne pouvais espérer d'en tirer immédiatement parti. J'ai donc cru pouvoir m'arrêter à des moyens plusieurs fois indiqués et qui fourniront des ressources suffisantes pour compenser les charges des budgets. Leur augmentation sera, je le pense, reconnue nécessaire ; elle est d'ailleurs plus apparente que réelle. Deux causes principales l'ont occasionnée.

Le budget des travaux publics pour l'exercice courant a été arrêté au chiffre de 16,100,000 fr., mais nous aurons à demander pour ce même exercice des crédits supplémentaires à concurrence de 1,100,000 tr., ce qui portera la dépense totale de 1847 à 17,200,000 fr. Afin de prévenir ce mécompte, le budget des travaux publics de 1848 a dû être porté à un chiffre comparativement beaucoup plus élevé que le chiffre voté au mois d'avril dernier.

C'est aussi afin d'éviter de demander à l'avenir des crédits supplémentaires considérables au budget de la justice, que le montant s'en trouve fixé à une somme plus forte de plusieurs centaines de mille francs. Si à présent on ne peut échapper au surcroît de charges, il faut s'efforcer d'y pourvoir.

J'ai proposé, à cet effet, à la législature un projet de loi qui, d'après les premiers calculs, pourra suffire pour couvrir le découvert que laisserait l'état actuel des choses. Le moment de discuter ce projet n'est pas venu, et je regrette que l'honorable député de Tournay ail anticipé sur cette discussion. Lorsque nous y serons arrivés, je m'attacherai à défendre les mesures relatives au droit de succession, et j'aurai à prouver que le serment dont il s'agit n'est pas le même que celui qui a été l'objet d'un grief et que le gouvernement provisoire a fini par supprimer.

Mais, messieurs, les charges ordinaires de 1848 ne sont pas les seules qu'il s'agira de couvrir. Après avoir réglé le budget, nous aurons à demander des crédits supplémentaires pour 1847 et les exercices antérieurs ; sans avoir pu en faire le calcul tout à fait ex-ict, nous pensons que ces crédits s'élèveront à la somme d'environ six millions.

En troisième lieu, la chambre a été saisie par nos honorables prédécesseurs de divers projets de lois qui, s'ils sont votés, nécessiteront de nouveaux crédits. De notre côté enfin, nous aurons également à présenter des projets qui entraîneront des dépenses nouvelles.

Telle est, messieurs, la position à notre entrée aux affaires. Certainement, si nous n'avions qu'à écouter nos désirs, qu'à nous laisser aller à nos penchants, loin de chercher à trouver de nouvelles ressources, nous serions heureux de pouvoir diminuer immédiatement les charges du contribuable. Moi aussi je suis partisan des dégrèvements d'impôts ; je suis partisan des économies toutes les fois qu'elles sont possibles et conciliables avec la bonne exécution des services publics. Mais entre ce que je désire et ce que la situation du trésor me commande, il y a, à mon grand regret, une notable différence.

Cette situation, malgré toutes les dépenses auxquelles il a fallu faire face, est bonne. Plus vous l'examinerez avec attention, messieurs, plus vous reconnaîtrez que nous n'avons aucune crainte à en concevoir. Les 71,1100,000 dont l'honorable M. Castiau a parlé, je pense, d'après l'aperçu récemment publié par un homme très compétent pour l'examen des questions de chiffres, ces 71,000,000 pour 1830 à 1847 ne doivent pas être considérés comme un déficit qui existe encore. Il a été comblé en très grande partie par des moyens extraordinaires, il est vrai, par des moyens que nous avons absorbés, savoir les fonds reçus à la suite du traité de paix avec la Hollande, par la conversion de 15,000,000 de dette flottante en dette consolidée et par d'autres ressources temporaires qui sont venues en déduction de ce chiffre du déficit.

Mais, messieurs, si la situation du trésor est bonne, le devoir du ministre des finances est de la maintenir, de la fortifier même, et je m'efforcerai de remplir cette tâche tant que je serai assis sur ces bancs.

M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - Je remercie aussi l'honorable M. Castiau de la sympathie qu'il a bien voulu exprimer pour moi comme pour les autres membres du cabinet ; mais ce n'est pas une raison pour que j'accepte le reproche fort grave qu'il m'a fait, d'avoir réhabilité la guillotine. Ce sont, je crois, les expressions dont s'est servi l'honorable membre.

Messieurs, depuis mon avènement au ministère, quatre condamnations à mort ont eu lieu, ou plutôt le cabinet nouveau a eu à statuer sur quatre demandes en grâce, par suite de condamnations capitales. Trois commutations ont eu lieu pour des crimes bien graves, bien atroces ; mais enfin le cabinet a pensé qu'il y avait des motifs suffisants pour ne pas appliquer la peine capitale. Une seule exécution a eu lieu ; ici le crime était tellement horrible que je ne puis comprendre comment l'honorable M. Castiau a pu vouloir l'atténuer.

Il s'agissait d'un frère qui. après avoir été reçu chez sa sœur, après avoir reçu d'elle l'hospitalité, l'a massacrée en présence de son enfant au berceau, lui a voté le peu d'argent, le peu d'effets qu'elle possédait, et est allé ensuite dépenser cet argent dans une maison de prostitution, où il a été arrêté par la police.

Ce sont ces faits qui ont été prouvés devant le jury et qui, d'ailleurs, ont été avoués par le coupable, qui ont attiré sur sa tête la condamnation capitale qu'il n'était pas au pouvoir du cabinet de ne pas laisser exécuter, à moins de proscrire à tout jamais la peine de mort de notre système pénal. C'est ce que nous ne voulons faire en aucune manière. Nous serons très sobres, messieurs, quant à l'exécution des condamnations capitales.

Nous reconnaissons que notre code pénal est excessivement rigoureux ; nous ne ferons donc exécuter les condamnations à la peine capitale que dans des cas extrêmement rares et pour de très grands crimes. D'ailleurs nous voudrions aller plus loin, que nous ne le pourrions pas peut-être ; car nous vivons sous un prince qui a la peine de mort en horreur et dont la clémence est toujours prête à descendre même sur la tête des plus grands coupables.

M. Castiau. - S'il fallait en croire l'honorable ministre, je vous aurais présenté la justification d'un crime odieux ; il vient de vous en reproduire le récit dans des termes propres à soulever toute votre indignation contre ce crime. Je n'ai point cherché à affaiblir l'horreur qu'il peut inspirer ; seulement, sans entrer dans les détails que vient de nous révéler M. le ministre, j'ai dû prendre la décision du jury telle qu'elle se présentait. Or, le jury avait écarté la circonstance de préméditation ; il ne restait donc que le crime de meurtre, et c'est parce qu'à ce meurtre se joignait un vol que la condamnation à mort avait été prononcée. C'est donc, en réalité, l'attentat contre la propriété qui a entraîné la peine capitale.

Je n'ai cessé de déclarer la peine de mort une peine immorale, quand elle est appliquée pour venger un attentat contre la propriété. J'ai protesté quand le ministère précédent en a fait l'application pour des crimes contre la propriété ; je ne pourrais me dispenser de renouveler aujourd'hui ma protestation. Je prie, du reste et de nouveau, la chambre de se rappeler que l'article du Code pénal dont on a fait l'application, dans cette circonstance, est l'un de ceux dont la révision a été réalisée en France et proposée en Belgique depuis plus de douze ans.

(page 39) M. Eenens. - Messieurs, je me trouve placé dans une alternative fort embarrassante. En prenant la parole sur la question des fonctionnaires dont vient de parler l'honorable ministre de l'intérieur, il semblera que je défends ma cause personnelle.

Si je me taisais alors que cette question est soulevée, on pourrait conclure de mon silence que la mesure qui m'a frappé n'est pas empreinte d'illégalité. Chacun pourrait croire que j'ai manqué aux règles de la discipline, ce qui n'est pas un blâme pourrait entacher ma carrière militaire irréprochable jusqu'à ce jour ; je dis irréprochable, messieurs, puisque ni le ministre qui a précédé l'honorable général Chazal au département de la guerre, ni l'honorable général Chazal lui-même n'ont pu ni l'un ni l'autre émettre (à ma connaissance du moins) aucun argument valable pour réfuter ceux par lesquels j'ai cherché à leur démontrer que la mesure prise à mon égard est illégale.

L'honorable ministre de l'intérieur vient de nous dire qu'il existe des règles, des restrictions pour les militaires. Il n'y a, selon moi, pour les militaires, de règles et de restrictions que celles établies par les règlements militaires en vigueur, il n'y a pas de règles ni de restrictions que l'on puisse arbitrairement imposer par des circulaires ministérielles. On ne le peut pas surtout pour des questions qui ne sont pas du ressort des devoirs militaires. M. le ministre a invoqué les intérêts de la discipline.

Mais la discipline n'est-elle donc plus l'exactitude à remplir les devoirs militaires ?

Les devoirs militaires ne sont-ils plus déterminés par les règlements en vigueur ?

S'il en est encore ainsi, tous les officiers qui ont assez de jugement pour comprendre les lois militaires, en ont assez aussi pour comprendre si on les suit ou non ; et la discipline est plus ou moins bonne selon le plus ou moins d'exactitude que mettent les supérieurs à se conformer à ce que prescrivent ces lois militaires et à empêcher que les subordonnés ne s'en écartent.

S'il est prescrit que les ordres doivent être conformes à la loi, le ministre, prédécesseur de l'honorable général Chazal, nuisait à la discipline par sa circulaire du 22 juin, qui n'était pas conforme à la loi.

L'officier doit-il obéissance passive à tout ordre quel qu'il soit, ou seulement aux ordres donnés conformément aux règlements militaires ?

Voyons ce que prescrit à ce sujet le règlement :

« Art. 4. Caractère de l'obéissance et de l'autorité.

« Le gouvernement veut que le supérieur trouve toujours dans l'inférieur une obéissance passive et que tous les ordres donnés soient exécutés littéralement et sans retard ; mais en prescrivant ce genre d'obéissance, il entend que les ordres soient conformes à la loi, ou fondés en raison. »

Voyons également ce que prescrit l'instruction ministérielle du 25 juillet 1842 dans la formule d'installation des officiers promus :

« De par le Roi, officiers, sous-officiers et soldats, vous reconnaîtrez M. ( ) ici présent comme ( ), et vous lui obéirez dans tout ce qu'il vous commandera pour le bien du service et pour l'exécution des règlements militaires. »

Le règlement cité, combine à la fois deux principes : l'obéissance de l'inférieur aux ordres du supérieur, et la légalité dans les ordres donnés par le supérieur.

La formule d'installation, au lieu de prescrire l'obéissance pour tout ce qu'on commande, prescrit d'obéir à tout ce qu'on commande pour le bien du service et pour l'exécution des règlements militaires.

L'obéissance et l'autorité étant ainsi définies par les règlements militaires, le ministre doit se conformer aux règlements aussi bien que le dernier officier de l'armée, et quand il y a doute, ce n'est pas au ministre de trancher la question, c'est aux tribunaux militaires.

Il est à désirer que la chambre exige, de la part du ministre et de tous les chefs de l'armée, une exécution sérieuse des lois militaires..., si elle ne veut exposer nos institutions à un danger évident dans l'avenir.

La circulaire ministérielle du 22 juin 1846, qui supprime le droit d'association, était-elle conforme à la loi ?

La comparaison des arguments établis à l'appui de l'opinion de M. le ministre et de la mienne, pouvant le mieux éclairer la chambre, j'ai l'honneur de les lui soumettre : voici ce que j'écrivais à M. le ministre, le 9 septembre dernier.

« A M. le lieutenant général Chazal, ministre de la guerre.

« Schaerbeck, le 9 septembre 1847.

« M. le ministre,

« J'ai l'honneur de soumettre à votre appréciation la position qui m'a été faite par le ministre qui vous a précédé au département de la guerre.

« Le Moniteur du 12 août 1847 contient votre programme qui annonce :

« Une administration que vous voulez bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinion politique. Si vous exigez des fonctionnaires le rigide accomplissement de leurs devoirs administratifs, vous veillerez aussi à ce que leurs droits soient garantis et respectes. La capacité, la probité, le dévouement à leurs devoirs seront toujours pour eux les meilleurs titres de recommandation à faire valoir auprès du gouvernement. »

« Cette déclaration me fait augurer favorablement de vos sentiments de justice, et me donne l'espérance que vous voudrez bien examiner avec attention si la mesure prise à mon égard par votre prédécesseur était juste et nécessaire.

« La position d'un officier peut-elle être brisée et son avenir compromis pour ne pas avoir renoncé à l’exercice d'un droit que la Constitution reconnaît à tous les Belges ?

« Quant à moi, j'ai la conviction que le ministre votre prédécesseur s'est trompé lorsque, pour l'abus problématique que quelques officiers auraient pu commettre dans l'usage d'un droit, abus que les lois militaires en vigueur donneront toujours le moyen de réprimer, il a voulu priver de ce droit tous les officiers indistinctement.

« Lorsque l'ordre de me faire rayer de la société de l'Alliance m'a été intimé, j'ai demandé à M. le colonel Rigano, commandant le régiment dans lequel je servais, ainsi qu'à M. le ministre de la guerre, baron Prisse, lui-même, si l'usage du droit que l'article 20 de la Constitution donne à tous les Belges avait été préjudiciable à l'accomplissement de mes devoirs militaires ? J'ai demandé que, s'il existait à ma charge quelque plainte, on voulut bien me la faire connaître.

« La réponse de mon colonel fut qu'il agissait d'après un ordre reçu du ministre de la guerre ; et celle du ministre « que l'injonction qui m'avait été faite n'était fondée sur aucun motif personnel ; que c'était le résultat (page 40) d'une mesure générale prise de commun accord par tous les membres du cabinet. »

M. le ministre a exprimé dans sa lettre : « le vif regret qu'il éprouve de devoir momentanément recourir à une semblable extrémité envers un officier aussi distingué et qu'il se plaît à le reconnaître, a donné, en toutes circonstances, des gages de son dévouement au Roi, au pays, et a rendu, dans les diverses positions qu'il a occupées, des services importants à l'arme. »

« De ce qui précède, il ressort deux faits : la mesure rigoureuse prise à mon égard l'a été uniquement pour avoir usé de l'article 20 de la Constitution, sans qu'aucun motif personnel l'eût provoquée, sans qu'aucune faute, en un mot, pût m'être imputée.

« Le ministre de la guerre, en exprimant dans sa lettre le vif regret qu'il éprouve, et en reconnaissant d'une manière bien formelle mon dévouement au Roi et au pays, dévouement dont j'ai donné, du reste, assez de preuves pour que personne ne puisse le mettre en doute, le ministre de la guerre établit ainsi lui-même que je ne suis point exclu des titres de recommandation énoncés par votre politique nouvelle : capacité, probité, dévouement.

« Quant à la capacité, c'est à mes chefs, et non à moi, qu'en appartient l'appréciation ; toutefois je puis certifier ne jamais avoir encouru de blâme, mais au contraire avoir souvent reçu des éloges pour la manière dont j'avais rempli les fonctions qui m'étaient confiées ; la lettre ministérielle citée plus haut en est la preuve évidente.

« Ma probité et mon dévouement à mes devoirs étant reconnus, je crois, M. le ministre, être pourvu des titres que le programme, signé par vous, déclare les meilleurs à faire valoir auprès d'un gouvernement qui se propose de faire présider une politique nouvelle à la direction des affaires. Je ne doute nullement que les actes de cette politique ne répondent à ses phrases, qui sont convenables et dignes, et qu'elle ne restitue aux fonctionnaires publics l'indépendance de leur conscience de citoyen à laquelle la politique précédente faisait violence.

« Je n'ai vu nulle part qu'il faille, pour jouir des droits accordés par l'article 20 aux Belges, joindre à la condition d'être Belge, la condition de n'être pas fonctionnaire de l'Etat.

« Telle est, M. le ministre, la raison qui a motivé ma conduite et qui, selon moi, me justifie entièrement envers mes chefs.

« Aussitôt que j'apprendrai mon erreur, je me ferai un devoir de reconnaître ma faute et d'accepter, comme juste et méritée, la punition que je subis. Mais jusque-là, je me considère comme frappé arbitrairement, au mépris de la loi ; et ma conscience, comme mon serment de fidélité à la Constitution me feront persister dans ma conduite.

« Afin de lever tout doute sur la mesure imposée aux fonctionnaires sous peine de destitution, je vais essayer de démontrer l'insignifiance des motifs allégués quelquefois par les partisans du pouvoir, fort quand même, fût-ce en violant la loi, pour défendre l'ordre du ministre précèdent.

« Mais, dit-on, la jouissance de tous vos droits de citoyen est-elle compatible avec l'accomplissement de vos devoirs militaires ? Peut-on admettre que vous concouriez activement comme fonctionnaire à l'exécution des lois dont, comme citoyen, vous attaquez publiquement l'esprit, dont vous demandez la réforme radicale ?

« L'homme est-il capable d'exiger des autres hommes l'obéissance à une loi qu'il attaque lui-même, qu'il trouve injuste et contraire à ses convictions personnelles ?

« Je crois n'avoir pas amoindri la valeur de l'argument opposé aux fonctionnaires qui revendiquent leurs droits de citoyen ; mais cet argument a si peu de valeur qu'on en pourrait conclure, à défaut d'autres preuves, l'impuissance où l'on est de justifier la mesure qui m'a frappé.

« Votre premier acte, M. le ministre, en entrant aux affaires, est une réponse éclatante à l'objection que je viens de rapporter ; votre programme déclare en toutes lettres la faculté pour les fonctionnaires d'exécuter les lois qu'ils désapprouvent, dont ils demandent l'abolition comme citoyens.

« Jusqu'à ce que le pouvoir législatif ait rapporté ou modifié une loi en vigueur, les ministres et leurs agents doivent, sous peine de violer leur serment, en garantir la pleine jouissance à tous les ayants droit désignés dans la loi, s'ils ne veulent substituer le gouvernement selon la volonté des personnes, le gouvernement de l'arbitraire selon le bon plaisir, au gouvernement selon les principes de la Constitution.

« Une circonstance bien digne d'attention, c'est que le congrès national, en rédigeant les articles 14 et 20 de la Constitution, ne les a point restreints pour les fonctionnaires qu'il a dit lui-même devoir être Belges. Le congrès savait donc qu'en disant dans l'article 20 les Belges, sans aucune exception, il y comprenait les fonctionnaires ; d'un autre côté, on ne peut douter qu'il ne voulût sérieusement l'exécution de toutes les lois.

« Le congrès national, en donnant les droits des articles 14 et 20 à tous les Belges indistinctement, avait donc reconnu leur parfaite compatibilité avec l'accomplissement des devoirs administratifs des Belges fonctionnaires.

« Mais le congrès national n'agissait pas en aveugle en rédigeant les articles 14 et 20 sans restriction ; il se basait sur l'expérience de chaque instant, il avait la juste intelligence des affaires administratives.

« Ne voyons-nous pas tous les jours les juges appliquer les lois qu'ils désapprouvent, contre lesquelles ils écrivent comme simples citoyens ?

‘Le membre de la chambre ne se soumet-il pas, d'une manière absolue, hors de la chambre, comme citoyen et comme fonctionnaire, a la loi qu'il a combattue et rejetée d'une manière absolue comme membre de la législature ?

« Combien de ministres n'assurent pas l'exécution de la loi contenant des dispositions contraires à celles qu'ils ont présentées ?

« Et le cabinet dont vous êtes membre, M. le ministre, ne tient-il pas rigoureusement la main à l'exécution des lois dont il a demandé le retrait à la couronne, lois contre lesquelles plusieurs de vos collègues n'ont cessé de protester en les qualifiant de réactionnaires et funestes à nos institutions ?

« On peut donc exécuter comme fonctionnaire les lois qu'on attaque publiquement, on peut exécuter même celles qu'on trouve funestes au pays.

« La conduite du ministère actuel en est la meilleure preuve.

« A moins de prouver que l'exécution, comme fonctionnaire, des lois qu'on désapprouve comme citoyen, ne soit une faculté particulière aux juges, aux membres de la chambre et aux ministres, et qu'elle n'existe pas pour les militaires ; que cette faculté n'est pas une faculté de l'homme, mais une faculté inhérente aux fonctions ; il faut en admettre aussi l'existence chez un lieutenant-colonel d'artillerie.

« On a dit aussi que la qualité de fonctionnaire devait absorber tout à fait le citoyen, que la qualité de l'individu privé était anéantie par celle de l'officier public.

« Mais la loi dit positivement le contraire :

« Tout militaire en activité conserve son domicile et peut exercer ses fonctions de citoyen actif. »

« Le Belge après avoir été l'agent du pouvoir exécutif, agissant d'après ses ordres et par obéissance passive, peut rentrer et rentre en réalité en possession de son individualité d'homme, libre d'agir selon les mouvements spontanés de sa conscience.

« Vous connaissez trop bien, M. le ministre, nos institutions de 1830, à la conquête desquelles vous avez prêté un concours si actif, pour refuser au Belge de pouvoir être tantôt citoyen ayant sa volonté individuelle, tantôt fonctionnaire public, n'ayant et ne pouvant avoir que la volonté de la loi.

« Ainsi la loi appelle le fonctionnaire, en qualité de citoyen, à faire partie du collège électoral ; libre de voter selon ses convictions personnelles, sans aucun contrôle de ses chefs comme tous les autres Belges, et comme eux tous, il a la libre gestion de tous ses intérêts privés.

« Il est donc clair que, lorsqu'il agit comme fonctionnaire, les actes du Belge sont passibles du code administratif (les miens le sont de l'application des lois et règlements militaires) ; et que, quand il agit comme citoyen, les actes du Belge sont passibles du code social qui régit les droits et les devoirs de tous les citoyens.

« Il est bien facile de distinguer quand le Belge employé de l'Etat doit compte de ses actions au pouvoir exécutif, au code pénal du service administratif dont il est membre ; et quand le Belge fonctionnaire est libre d'agir selon ses convictions individuelles, affranchi de tout contrôle, de tout commandement administratif.

« Les devoirs de nos fonctionnaires découlent de nos institutions nationales.

« Au Roi, dit l'article 29, appartient le pouvoir exécutif, tel qu'il est réglé par la Constitution.»

« Le roi délègue spécialement chacun de ses ministres pour l'exécution de la partie du pouvoir qui forme les attributions de chaque département.

« Chaque ministre a des agents subordonnés qui sont chargés de la mise à exécution d'une partie de ses attributions.

« Chacun de ces agents n'est responsable que de la partie, souvent très restreinte, des lois qui forment les attributions de ses fonctions, car l'autorité de chaque agent étant restreinte à l'exécution de la loi relative à la partie spéciale du service dont il est chargé, l'action de cet agent étant limitée, circonscrite dans ses attributions ou fonctions spéciales, c'est dans ces limites seules qu'il est agent du pouvoir exécutif et qu'il peut être responsable envers le code administratif dont il dépend.

« Pendant le moment du service administratif, quand le Belge agit au nom de la loi, la qualité d'homme privé, de citoyen, est anéantie radicalement avec tous les droits attribués au citoyen belge.

« Mais hors du moment du service, le Belge fonctionnaire n'étant plus la personne de la loi, n'ayant plus à la représenter, représente sa qualité d'homme privé qu'il reprend exclusivement avec tous les droits qui y sont inhérents, aussi longtemps que la loi n'en aura pas disposé autrement.

« Ces considérations, dont vous me pardonnerez l'étendue, M. le ministre, mettent en évidence, selon moi, les points nécessaires à l'appréciation exacte de ma conduite.

« Je crois avoir établi :

« Que la responsabilité du fonctionnaire, envers le code pénal administratif, est restreinte à ses actes comme agent de la loi, comme officier public ; à ses actes ayant pour but l'exécution des devoirs de son emploi administratif, et que cette responsabilité ne peut plus exister hors de ses fonctions, là où il n'a plus de commandement à faire, au nom de la loi, soit aux citoyens, soit à ses subalternes.

« Que le fonctionnaire existe seul à l'exclusion du citoyen, pendant tout le temps du service administratif où le premier représente la loi et agit pour son exécution.

(page 41) « Que hors de ce temps, dans tous les autres cas, le citoyen existe seul à l'exclusion du fonctionnaire.

« Cela établi, l'acte de m'être fait membre de la société de l'alliance, est-il un acte posé par moi, comme agent de la loi, en qualité de lieutenant-colonel d'artillerie, au nom des devoirs de mon emploi ? Non, je l'ai posé comme simple citoyen. Donc cet acte, s'il est légal et il l'est, doit échapper à l'appréciation de mes chefs militaires qui n'ont rien à y voir. Donc cet acte n'est pas passible du code militaire.

« Aussi j'étais en droit de faire ce que j'ai fait.

« Telles sont les conclusions qui me paraissent résulter des développements que je viens d'avoir l'honneur de vous soumettre. Je les abandonne avec confiance à votre jugement et à votre impartialité et j'ose espérer que vous, M. le ministre, vous homme de 1830, vous n'avez pas renié les principes libéraux que nos institutions consacrent, pour partager ceux du ministère dont vous renversez le système à la suite des élections dernières.

« Daignez agréer, M. le ministre, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

« Le lieutenant-colonel en non-activité,

« (Signé) A. Eenens. »


« A M. le lieutenant général baron Chazal, ministre de la guerre.

« Schaerbeek, le 14 octobre 1847.

« M. le Ministre,

J'ai eu l'honneur de vous faire connaître par ma lettre du 9 septembre 1847, n° 2, l'espérance que m'avait donnée le programme signé par vous, lors de votre avènement au ministère.

« Je vous priais d'examiner si la mesure prise, à mon égard, par votre prédécesseur était juste et nécessaire.

« Après votre promesse si formelle d'exiger des fonctionnaires le rigide accomplissement de leurs devoirs administratifs et de veiller à ce que leurs droits soient garantis et respectés, j'avais lieu de croire qu'il serait fait une prompte réparation de l'acte illégal dont je suis frappé.

« J'étais persuadé, et je le suis encore, que tous les actes du pouvoir, en Belgique, doivent être basés sur l'équité, à moins de substituer le fait au droit et de nous ramener au bon plaisir, mission rétrograde que ne peut se donner un ministère libéral.

« La lettre dans laquelle j'expose les motifs qui ont déterminé ma conduite me semble contenir mon entière justification. Elle est restée jusqu'à ce jour sans réponse. Cependant je m'y déclarais prêt à reconnaître mon erreur dès qu'on me la démontrerait, et à accepter comme juste et méritée la peine qui m'est infligée aujourd'hui, au mépris de la loi.

« Dans notre conversation du 15 septembre dernier, vous m'avez fait l'honneur de me dire que vous examineriez ma position dont vous n'aviez pu jusqu'alors vous occuper.

« Je vous ai développé les motifs de ma conviction ; si vous les trouvez mal fondés, je vous prie de ne pas me laisser ignorer ceux qui vous déterminent à briser une carrière à laquelle j'ai consacré toute ma vie avec le plus entier dévouement jusqu'au jour où votre prédécesseur m'a fait rayer des contrôles du 2ème régiment d'artillerie.

« Je ne sais, M. le ministre, si, après la promotion du 3 de ce mois, qui ne laissa plus d'emploi de lieutenant-colonel vacant, je puis avoir encore quelque espérance dans les actes posés par vous et s'ils seront conformes aux idées que vous avez publiquement énoncées dans le Moniteur et dans le Journal militaire officiel.

« J'ai eu l'honneur de vous dire, le 15 septembre dernier, que la peine de non-activité désignée dans la loi de 1836 sur la position des officiers ne m'était pas applicable ; pour qu'elle le fût, j'aurais dû commettre une faute. Ce fait bien décisif parait avoir échappé à votre appréciation.

Le général Evain, alors ministre de la guerre, fit connaître à la législature, lors de la discussion de la loi précitée, les motifs pour lesquels un officier pouvait être mis en non-activité.

Voici ce que contient textuellement le Moniteur, dans sa partie qui reproduit la séance du 15 juin 1836, au sénat :

« M. le ministre de la guerre. - Il y a quatre motifs pour mettre un officier en non-activité :

« Le premier provient de la suppression de l'emploi, soit par motif d'économie, soit que cet emploi soit devenu inutile.

« La deuxième cause est le licenciement du corps dont il fait partie, ou sa réduction au pied de paix, par la suppression d'une partie des bataillons ou escadrons du régiment. Les officiers excédant l'effectif réglé sur le pied de paix sont alors mis en non-activité.

« La troisième cause est produite lorsque l'état de santé d'un officier ne permet pas d'obtenir de lui un service actif dans son corps. On lui accorde alors la non-activité, et quand il a rétabli sa santé, ce qui est constaté par le rapport du commandant de province, il reprend son activité, lorsqu'un emploi de son grade est vacant.

« La dernière cause est déterminée par mesure disciplinaire que l'on inflige à un officier qui aurait commis une faute qui oblige à l'éloigner du corps, mais dont la nature ne pourrait pas comporter la mise au traitement de réforme, et encore moins son renvoi devant un conseil d'enquête pour prononcer la perte du grade. Il se trouve mis alors en non-activité par simple mesure disciplinaire et pour un temps proportionné à la faute qu'il a commise, »

« Il faut donc, pour justifier la mise en non-activité d'un officier, s'il n'y a ni suppression d'emploi, ni licenciement de corps, ni mauvais état de santé, qu'il y ait une faille commise.

« Voilà comment comprenait la loi celui qui l'a proposée et la législature qui l'a votée malgré la définition si claire, si précise des quatre motifs auxquels le ministre promoteur de la loi disait la non-activité applicable, on veut aujourd'hui en forcer l'interprétation ; le ministre de la guerre ne doit pas perdre de vue que ce n'est pas à lui, pouvoir exécutif, mais au pouvoir législatif seul qu'appartient cette interprétation. L'article 28 de la Constitution est bien formel sur ce point.

« Mais quelle faute puis-je avoir commise sans m'en douter ? Je suis prêt à la reconnaître dès qu'on me la fera apercevoir.

« On ne peut qualifier de faute l'exercice d'un droit qui m'est virtuellement garanti par l'article 20 de la Constitution, puisqu'aucune loi ne porte que les fonctionnaires sont exclus de l'exercice de ce droit.

« Si, à l'occasion de l'exercice de ce droit, j'avais commis une faute, je serais punissable pour cette faute ; mais je ne le suis pas, je ne puis pas l'être pour l'exercice de ce droit.

« Votre circulaire du 28 août 1847 prescrit aux officiers d'attendre de la justice et de l'impartialité de leurs chefs la récompense de leurs services qui ne doit être accordée, dites-vous, qu'au mérite et sur la proposition des chefs compétents.

« Ces conditions prévues par vous, M. le ministre, je les remplissais entièrement ; j'avais la proposition de mon chef compétent, l'inspecteur général de l'artillerie, pour me faire rendre la position qui m'avait été injustement ravie.

« Dans ma lettre du 9 septembre, j'en ai appelé à votre jugement et à votre impartialité ; dans celle-ci, j'en appelle à votre loyauté et à votre franchise, qualités qui, selon voire circulaire du 28 août, doivent distinguer le militaire.

« Veuillez, je vous prie, vous rappeler que, depuis bien des années, j'ai servi mon pays d'une manière irréprochable, avec zèle toujours, et parfois avec quelque distinction, au dire de mes chefs. Ce sont là des titres qui doivent être garantis et respectés comme le promet votre programme ; on ne peut pas me priver violemment, au mépris de la loi, du fruit de mes services, de la position que j'avais lentement et honorablement acquise dans la carrière militaire, si ingrate pour quelques-uns.

« J'espère, M. le ministre, que vous voudrez bien peser les considérations que je vous soumets dans les deux lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire, et je ne pense pas que vous méconnaissiez des droits incontestables, à ce point de maintenir une punition imméritée et illégale que m'a infligée le cabinet tombé devant la réprobation nationale.

« Ma lettre du 9 septembre est restée sans réponse, j'ose espérer que vous daignerez y répondre.

« Je vous prie, M. le ministre, d'agréer l'assurance de ma considération la plus distinguée.

« Le lieutenant-colonel en non-activité,

(Signé) A. Eenens. »


« A M. le lieutenant-colonel d'artillerie Eenens, en non-activité de service à Bruxelles.

« Bruxelles, le 20 octobre 1847.

« M. le lieutenant-colonel,

« J'ai pris connaissance de vos lettres du 9 septembre et du 14 octobre 1847, et j'ai pesé mûrement les considérations que vous m'avez soumises au sujet de votre position. Antérieurement à la réception de ces lettres, j'avais déjà eu l'occasion de faire savoir à M. le lieutenant général, inspecteur général de l'artillerie, que je m'étais préoccupé de votre position, et que, dans l'intérêt des principes qui régissent l'armée, je ne pouvais, pour le moment du moins, vous rappeler à l'activité de service. Je regrette que les considérations contenues dans vos lettres précitées, ne soient pas de nature à me faire changer de résolution.

« La mesure disciplinaire prise à votre égard par mon prédécesseur a été motivée sur ce que vous aviez enfreint les ordres du gouvernement, en refusant de vous retirer d'une association, alors que, par circulaire du 22 juin 1846, le département de la guerre avait interdit l'affiliation des officiers à des sociétés ayant un but politique. Votre conduite, dans cette circonstance, a été contraire aux principes admis dans toutes les armées régulières. Il importe, dès lors, que la peine soit proportionnée à la faute qui a été commise ; il ne m'est donc pas permis de revenir immédiatement sur la mesure prise à votre égard : ce serait sacrifier les graves intérêts de la discipline, à la garantie desquels j'ai mission de veiller. Il m'est d'autant plus pénible de ne pouvoir revenir, dans ce moment, sur cette mesure, qu'elle atteint un homme qui a mon estime particulière comme militaire, et qui appartient, comme député, à une opinion à laquelle mes sympathies sont acquises depuis longtemps.

« Mais vous avez le caractère trop militaire, Monsieur le lieutenant-colonel, pour ne pas comprendre que je dois maintenir avec impartialité les principes que je considère comme essentiels aux intérêts de la discipline, et vous apprécierez, j'en suis persuadé, les regrets que je dois éprouver d'être dans l'obligation de vous tenir momentanément encore éloigné de l'armée où vous seriez à même de rendre d'importants services.

(page 42) « J'ai l'honneur, M. le lieutenant-colonel, de vous offrir l'expression de ma considération distinguée.

« Le ministre de la guerre,

« (Signé) baron Chazal. »


« A M. le général baron Chazal, ministre de la guerre à Bruxelles.

« Schaerbeek, le 25 octobre 1847.

« Monsieur le Ministre,

La lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser le 14 de ce mois, pour vous dénoncer un abus de pouvoir, commis à mon égard, vous priait, si vous trouviez les motifs de ma conviction mal fondés, de ne pas me laisser ignorer ceux qui vous déterminent à maintenir la peine dont je suis arbitrairement frappé.

« Votre lettre du 20 octobre, cabinet, dit que la mesure prise à mon égard par votre prédécesseur était motivée sur ce que j'avais enfreint les ordres du gouvernement, en refusant de me retirer d'une association, malgré la circulaire du 22 juin 1846.

« Votre prédécesseur, admettant les principes du cabinet dont il faisait partie, croyait pouvoir commander dans l'armée, comme il lui plaisait, sans tenir aucun compte des lois.

« Il serait vraiment fort commode de pouvoir anéantir la Constitution au moyen de quelques petites circulaires. Il est clair que les ordres du gouvernement du pays doivent être conformes aux lois du pays.

« Or, d'après l'article 130 : « La Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie. »

« Les droits compris dans les articles 14 et 20 de la Constitution s'appliquent, comme j'ai eu l'honneur de vous le démontrer dans ma lettre du 9 septembre dernier, à tous les belges sans exception, et la circulaire ministérielle du 22 juin 1846, qui supprime la jouissance de ces droits pour les officiers de l'armée, est sans valeur, en présence de l'article 130 et de l'article 118 de la Constitution, qui veut que « la loi règle les droits et les obligations des militaires. »

« Ayant juré, comme officier, obéissance à la Constitution, je crois de mon devoir non seulement de lui obéir aveuglément, mais encore je me crois tenu par mon serment, de m'empêcher, autant que possible, de me prêter à la violation d'une de ses dispositions quelle qu'elle soit

« Votre lettre du 20 de ce mois me dit que ma conduite a été contraire aux principes admis dans toutes les armées régulières.

« C'est une erreur qu'il m'est bien facile de rectifier !

« En effet, M. le ministre, dans toute armée la conduite de l'officier doit se régler d'après les institutions qui régissent cette armée.

« L'officier doit se conformer aveuglément à la volonté du ministre de la guerre, dans tous les pays où cette volonté a force de loi.

« Ici, en Belgique, je me suis conforme à la loi ; car ici, en Belgique, ni la volonté du ministre ni celle d'aucun Belge ne peuvent s'écarter de la loi.

« Dans d'autres pays, le ministre de la guerre a toute l'autorité que le monarque lui concède ; eu Belgique, l'autorité du ministre de la guerre est limitée : elle ne peut s'exercer que dans le cercle qui lui est tracé par la loi. Tels sont, en Belgique, les principes qui régissent l'armée ; le ministre de la guerre ne peut s'en écarter sans violer son serment et sans compromettre les graves intérêts de la discipline, à la garantie desquels il a mission de veiller ; ma position actuelle en est la meilleure preuve.

« En Belgique, d'après les lois en vigueur, le ministre de la guerre peut contrôler l'exercice du droit d'association, chez l'officier, mais non l'en dépouiller.

« Ce droit imprescriptible, je le tiens par le fait même de ma naissance sur le sol belge. Il n'est donné à personne, si ce n'est au nom de la loi, d'y porter atteinte.

« Ce sont là des vérités irréfutables et qui me semblent ne pas pouvoir permettre, M. le ministre, le maintien du système que vous êtes venu remplacer au ministère, à moins que vous n'abandonniez les principes de l'opinion libérale à laquelle vous déclarez vos sympathies acquises depuis longtemps.

« S'il est vrai, M. le ministre, que j'aie votre estime particulière, comme militaire, et s'il est vrai que vous pensiez que je sois à même de rendre à l'armée d'importants services, comme vous me faites l'honneur de me le dire dans votre lettre, vous ne prolongerez pas, après les preuves d'illégalité si clairement établies dans mes deux lettres, la peine dont je suis victime ; vous ne la prolongerez pas, au mépris des promesses si formelles du programme signé par vous. Où sera, pour l'officier, le recours du droit contre la force, si le ministre de la guerre, qui doit le protéger, se refuse au redressement d'un acte injuste qu'il subit ?

« Daignez agréer, M. le ministre, l'assurance de ma considération la plus distinguée,

« Le lieutenant-colonel en non-activité. (Signé) A. Eenens. »


Le ministre paraît considérer exclusivement les intérêts de la discipline, mais il ne doit pas en exagérer l'importance, jusqu'à traiter légèrement nos institutions nationales, jusqu'à compromettre les garanties stipulées dans l'article 118 de la Constitution qui met entièrement l'armée sous le régime de la loi pour la soustraire au régime de la seule volonté du ministre.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, je regrette que la discussion générale soit devenue en quelque sorte une discussion personnelle. Mais j'éprouve le besoin de donner quelques explications, pour que la chambre comprenne parfaitement les motifs qui m'ont décidé à maintenir la décision prise par mon honorable prédécesseur à l'égard de M. le lieutenant-colonel Eenens.

Messieurs, pour bien apprécier cette mesure, il est nécessaire que vous connaissiez les circonstances qui l'ont provoquée.

Je demande à la chambre de me permettre de lui donner à ce sujet quelques courtes explications.

Au mois de juin 1846, M. le général Prisse, alors ministre de la guerre, adressa une circulaire à l'armée, pour interdire aux officiers de s'affilier à des sociétés ayant un but politique.

Cette circulaire ne renfermait aucun principe nouveau pour l'armée, aucun principe qui ne fût admis depuis longtemps ; elle ne faisait que rappeler les ordres donnés par tous les ministres qui se sont succédé aux affaires depuis 1830 ; elle ne faisait enfin que rappeler des principes généralement en honneur dans toutes les armées régulièrement organisées, dans toutes les armées constitutionnelles.

Cette circulaire était tellement nécessaire que, peu de temps après sa publication, M. le ministre de la guerre apprit que des officiers s'étaient affiliés à la société de Saint-Vincent de Paul et qu'à la suite de cette affiliation, des dissensions graves avaient porté le trouble et la désunion dans un régiment de l'année ; le désordre avait été poussé si loin que ce régiment qui jusque-là s'était distingué par son excellent esprit de corps se trouvait dans la situation la plus déplorable.

Pour rétablir l'harmonie entre les officiers, le ministre se vit obligé d'intervenir et de déployer la plus gronde sévérité envers plusieurs d'entre eux, et d'en disséminer plusieurs autres dans les divers corps de l'armée.

Tous les officiers reçurent l'ordre de cesser de faire partie de la société de St-Vincent de Paul, et tous obtempérèrent à cette injonction. Un peu plus tard, le ministre de la guerre apprend que d'autres officiers font partie de la société de l'Alliance ; il leur enjoint de se retirer de cette société, comme il avait enjoint aux autres officiers d'abandonner la société de St-Vincent de Paul. Tous obéirent à cet ordre, à l'exception d'un seul, M. le lieutenant-colonel Eenens. Cet officier répondit au ministre qu'il se trouvait dans une position exceptionnelle, qu'ayant accepté la candidature aux prochaines élections, qui lui avait été offerte par cette société, sa retraite serait considérée comme une renonciation à cette position qu'il ambitionnait et à laquelle il croyait ne pouvoir arriver qu'avec l'appui de l'Alliance.

Le ministre répliqua qu'il ne pouvait entrer dans ces considérations, que la mesure prise à son égard était une mesure générale ; que le gouvernement ne s'opposait pas à sa candidature, qu'il le verrait arriver avec satisfaction à la chambre, et qu'il serait même favorable à son élection s'il ne se présentait pas aux électeurs en s'appuyant sur une opinion ouvertement hostile au cabinet. Le ministre terminait en lui réitérant l'ordre de se retirer de la société de l'Alliance. M. le lieutenant-colonel Eenens répondit par un refus formel, et c'est alors que le ministre l'informa qu'il allait proposer au Roi sa mise en non-activité, mesure qui fut immédiatement prise.

Messieurs, voilà les faits. Il y avait dans le refus de M. le lieutenant-colonel Eenens d'obtempérer aux ordres du ministre de la guerre une faute contre la discipline ; c'est cette situation que j'ai trouvée, à mon arrivée aux affaires, et après avoir mûrement examiné les faits qui l'avaient produite, j'ai cru devoir la maintenir. J'ai maintenu la punition infligée à M. le lieutenant-colonel Eenens, parce qu'il y avait commis une faute grave contre la discipline, et qu'il y avait un refus formel d'obéissance.

Messieurs, dans un pays qui jouit de beaucoup de liberté, qui possède les institutions le plus libérales de l'Europe, il faut, pour que ces institutions, ces libertés soient entièrement sauvegardées, que l'armée reste en dehors des luttes des partis politiques.

Ce qui se passe dans les pays où ces principes ne sont pas observés doit vous démontrer combien il est essentiel de persévérer à marcher dans la voie que nous avons si heureusement suivie depuis 16 ans. Depuis 16 ans, l'armée est restée en dehors des luttes politiques, l'armée n'a pesé sur aucun parti, elle s'est développée, organisée, instruite, grâce aux principes qui ont prévalu ; grâce à ces principes, l'armée est devenue, je le dis avec orgueil pour le pays, une des années les plus instruites, les mieux organisées de l'Europe. Et cependant, messieurs, tous les éléments pour ainsi dire lui ont fait défaut dans le principe ; elle s'est trouvée dans les conditions les plus défavorables ; il a fallu tout créer, tout improviser, et les éléments dont on pouvait disposer alors étaient des éléments insuffisants et hétérogènes, si je puis m'exprimer ainsi. Nous avions des officiers appartenant à l'ancienne armée, et des officiers de la révolution, qui avaient combattu les uns contre les autres et qui dès lors étaient plus ou moins hostiles les uns aux autres ; nous avions des officiers français, des officiers polonais ; eh bien grâce à la fermeté avec laquelle tous mes prédécesseurs ont maintenu les principes de discipline dans l'armée, tous ces hommes de sentiments divers ont marché au même but et se sont montrés animés d'un sentiment commun, l’amour de la nationalité, le dévouement au trône et aux libertés constitutionnelles du pays. Je maintiendrai ces principes. Moi plus jeune dans la carrière que tous mes prédécesseurs, je n'abandonnerai pas la marche qu'ils ont suivie et qui a produit de si heureux résultats.

Le jour où le gouvernement tolérera que l'armée intervienne dans les luttes politiques, n'importe dans quel sens, ce jour verra naître un (page 43) danger réel pour nos institutions. C’est parce que je suis dévoué à nos libertés, c'est parce que je ne veux pas encourir le reproche d'avoir laissé affaiblir dans mes mains cette armée pour laquelle vous faites de grands sacrifices dans l'intérêt du maintien de l'indépendance nationale, de l'ordre public, de nos institutions libérales que j'ai pris la ferme résolution de ne tolérer aucun acte d'indiscipline et de le réprimer sans faiblesse de quelque part qu'il se produise. Devant ce grand intérêt, toute autre considération disparaît à mes yeux. C’est parce que je comprends toute la grandeur de la tâche qui m'est imposée, que je maintiens, quoique à regret, une décision qui frappe un officier que j'estime, et que j'apprécie comme homme et comme soldat.

- La séance est levée à 5 heures et quart.