Accueil Séances plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Bibliographie et
liens Note d’intention
Séance précédente Séance suivante
Chambre des représentants de Belgique
Séance du lundi 5 mars 1838
Sommaire
1) Pièces adressées à la chambre
2) Projet de loi organisant le jury d’assises.
Second vote des articles. « Epuration » des listes des jurés par les
députations provinciales ou les tribunaux (Pirson, de Behr, Verhaegen, Ernst, Dechamps, de Brouckere, Verhaegen, Ernst, Dumortier, Lebeau, de Brouckere, Dolez, Raikem, Dumortier,
Devaux)
(Moniteur belge n°65, du 6 mars 1838)
(Présidence
de M. Raikem.)
M.
de Renesse procède à l’appel nominal à une heure.
M.
Kervyn donne lecture du procès-verbal de la séance
d’avant-hier, dont la rédaction est adoptée.
M.
de Renesse fait connaître l’analyse des pétitions
suivantes.
PIECES ADRESSEES A LA CHAMBRE
« Le
sieur Louis-Aimé-Désiré Carion, sous-lieutenant d’artillerie, né en France,
demande la naturalisation. »
-
Renvoi à M. le ministre de la justice.
_________________
« Le
sieur Coquille adresse des observations sur le projet de loi relatif aux ventes
à l’encan. »
-
Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la matière.
PROJET DE LOI ORGANISANT LE JURY D’ASSISES
Second vote des articles
Articles 1 et 3
M. le
président. - La discussion est ouverte sur l’article 1er
ainsi conçu :
« Art.
1er. Les jurés seront pris :
« 1°
Parmi les citoyens portés sur la liste électorale, qui versent au trésor de
l’Etat, en contributions directes, la somme ci-dessous indiquée :
« Dans
la province d’Anvers : 250 fr. (chef-lieu) ; 170 fr. (les autres communes) ;
« Dans
la province de Brabant : 250 fr. (chef-lieu) ; 170 fr. (les autres
communes) ;
« Dans
la province de Flandre orientale : 250 fr. (chef-lieu) ; 170 fr. (les
autres communes) ;
« Dans
la province de Flandre orientale : 200 fr. (chef-lieu) ; 170 fr. (les
autres communes) ;
« Dans
la province de Liége : 200 fr. (chef-lieu) ; 170 fr. (les autres communes)
;
« Dans
la province de Hainaut (Mons et Tournay) : 200 fr. (chef-lieu) ; 170 fr.
(les autres communes) ;
« Dans
la province de Namur : 140 fr. (chef-lieu) ; 120 fr. (les autres communes)
;
« Dans
la province de Luxembourg : 120 fr. (chef-lieu) ; 120 fr. (les autres
communes) ;
« Dans
la province de Limbourg : 110 fr. (chef-lieu) ; 110 fr. (les autres
communes).
« Et 2°, indépendamment de toute
contribution, parmi les classes de citoyens ci-dessous désignées ;
« a.
Les membres de la chambre des représentants ;
« b.
Les membres des conseils provinciaux ;
« c.
Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des
communes de 4,000 âmes et au-dessus ;
« d.
Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et
en lettres ; les officiers de santé, chirurgiens et artistes vétérinaires ;
«
e. Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;
« f.
Les pensionnaires de l’Etat jouissant d’une pension de retraite de 1,000 fr. au
moins.
« Ces
citoyens rempliront les fonctions de juré près la cour d’assises dans le
ressort de laquelle est établi leur domicile. »
M.
Pirson. - Messieurs, dans l’état actuel des choses,
les listes de jurés sont mal composées. Il se trouve sur ces listes des noms
qui appartiennent à des hommes d’une crasse ignorance, ou de professions qui
répugnent à l’honneur et à la morale.
Observons
d’abord que la loi en vigueur est diversement exécutée dans les diverses
provinces.
C’est
le cens qui devrait introduire le plus grand nombre d’individus sur les listes
; mais dans certaines provinces on a donné une telle extension à l’article de
la loi qui appelle certaines classes de citoyens indépendamment du cens, que
ceux-ci se trouvent beaucoup plus nombreux que les censitaires.
C’est
ainsi, par exemple, que dans la Flandre orientale les jurés qui paient le cens
s’élèvent au nombre de 2,659, et qu’en y ajoutant les professions libérales et
gratuites, on trouve sur la liste générale 6,223 noms.
Dans
la province de Liége, le nombre des jurés qui paient le cens s’élève à 1,557 ;
la liste générale se compose de 3,256 noms.
Dans
ces provinces on a porté non seulement tous les conseillers municipaux, mais
tous les marguilliers et conseillers de fabrique.
Dans
les provinces de Luxembourg, de Namur, du Hainaut, on a opéré avec plus de
discernement : à Luxembourg les censitaires sont au nombre de 2,023, la liste
générale est de 2,800 ; à Namur les censitaires sont au nombre de 865, la liste
générale est de 1,016 ; dans le Hainaut les censitaires sont au nombre de
2,407, la liste générale est de 2,774.
Il
était grandement nécessaire de régulariser un mode de formation des listes de
jurés.
Deux
projets sont en présence, celui du gouvernement et celui de la section
centrale.
On
a presque sans discussion, et à mon grand regret, adopté celui de la section
centrale. Je ne conçois pas comment M. le ministre de la justice a fait si bon
marché du sien. Mais, j’aime à le croire, il aura fait ses réflexions ; comme
nous, il a été pris au dépourvu.
Quoi
! une liste de jurés passant par deux immenses opérations réduite à moitié par
les premiers juges ! cette moitié réduite encore à moitié par le président de
cour d’appel, assisté de deux présidents de chambre !
Ah
! il faut qu’un président de cour soit bien hardi pour assumer cette terrible
responsabilité ; il aurait tout te temps de se repentir de son imprudence.
Et
moi aussi, dans des temps malheureux, j’ai fait des listes de jurés. Ecoutez ma
confession ; elle sera franche, sincère, aussi vraie que si je paraissais
devant l’Eternel.
C’était
en l’an V et en l’an VI de la république ; je présidais l’administration
centrale du département de Sambre-et-Meuse, et en cette qualité je faisais des
listes de jurés ; alors, messieurs, le directoire exécutif gouvernait par
système de bascule. Les élections de l’an V avaient été réactionnaires, le 18
fructidor renversa leur combinaison ; en l’an VI, appel aux hommes énergiques ;
tout fut permis et même ordonné à ceux-ci ; en l’an VII, la bascule perdit tout
mouvement. Bonaparte vint ensuite la briser.
Eh
bien, vous le dirai-je, les listes que je composais se ressentaient toujours du
besoin que j’éprouvais d’appuyer tel ou tel parti : de mon travail il est
résulté des acquittements et des condamnations qu’en mon âme et conscience je
n’aurais pas moi prononcées.
Suis-je
coupable pour cela ? Je suis ici mon seul et unique juge, parce que seul je
connais mes véritables intentions. Je suis donc absous dans mon for intérieur,
et j’espère que ceux qui m’ont suivi de vue dans ma longue carrière ratifieront
mon jugement.
Ah
! si, comme moi, vous aviez en horreur l’arbitraire dans la composition des
listes de jurés, vous repousseriez bien vite le projet de la section centrale.
Et qu’on ne dise pas que les circonstances ne sont plus les mêmes, que nous
avons un gouvernement solidement établi. Je le sais, nous n’aurons point de
liste composée d’orangistes pour juger les révolutionnaires de 1830 ; mais les
quelques orangistes répandus en petit nombre reviendront-ils à nous, si, sous
prétexte d’opinion que l’on prêtera gratuitement à quelques individus, on les
raie de la liste ?
Toute
question politique à part, ne peut-il surgit des excès, des violences par suite
d’autres opinions erronées ? Quel serait le résultat d’une liste de jurés
composée de tous excommuniés (de francs-maçons, par exemple), ou de tous
catholiques fanatiques ? S’il survenait des rixes graves à cette occasion parmi
les masses (dans mon opinion cela ne sera pas ; mais dans la discussion de la
loi qui nous occupe ou a soulevé des prévisions plus erronées pour appuyer de
mauvais articles), messieurs, il est un moyen tout simple de composer une liste
de jurés aussi parfaite que possible ; le voici. Fixez le nombre des jurés pour
chaque province ; mettez d’abord sur cette liste tous ceux que vous appelez par
le second paragraphe de l’article premier de la loi adoptée provisoirement dans
la séance de samedi, savoir, indépendamment de toute contribution :
a. Les membres de la chambre des représentants ;
b.
Les membres des conseils provinciaux ;
c.
Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des
communes de 4,000 âmes et au-dessus ;
d.
Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et
en lettres ; les officiers de santé, chirurgiens et artistes vétérinaires ;
e.
Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;
f.
Les pensionnaires de l’Etat jouissant d’une pension de retraite de 1,000 fr. au
moins.
Complétez
ensuite votre liste en prenant les noms des habitants les plus imposés, en
descendant jusqu’à concurrence du nombre fixé pour la province.
Alors,
messieurs, vous aurez des listes de jurés qui inspireront la confiance, quoi
qu’il arrive. Point d’arbitraire, point de partialité, point de prévention,
point de perte de temps, point de ces maniements et remaniements qui excitent
les soupçons.
M. de Behr, rapporteur.
- L’honorable M. Pirson craint l’arbitraire dans la composition du jury.
Cependant, je crois que nous avons fait à chaque autorité une juste part pour
laquelle elle doit intervenir dans la composition du jury. S’agit-il du cens ?
Sous ce rapport c’est l’autorité qui a par-devers elle tous les renseignements,
qui doit porter sur la liste les individus qui paient le cens déterminé pas la
loi. Après cela, que faire ? Examiner la moralité et la capacité des jurés,
questions qui sont à tout moment à l’ordre du jour devant les tribunaux.
Certainement, dans les affaires de faux, de banqueroute, etc., il faut
examiner, devant les tribunaux, la moralité des faits et des personnes. Ainsi,
ils sont bien compétents pour examiner ces questions. Dans les affaires de
prodigalité, lorsqu’il s’agit de la question de savoir si un testateur est sain
d’esprit ou ne l’est pas, etc.., les tribunaux seront appelés à examiner les
capacités mentales. D’un autre côté, les juges ne sont pas hommes politiques.
Les magistrats, dont le devoir est d’obéir aux lois et d’en faire la plus juste
application possible, sont intéressés à composer le jury des hommes les plus à
même de remplir leur mission. Je ne comprends donc pas l’arbitraire que redoute
M. Pirson dans la composition des listes, surtout lorsqu’on doit réduire les
listes à un quart, ce qui donne, dans certaines provinces, un nombre de 150
jurés. Ainsi, je ne crois pas qu’on doive craindre l’arbitraire dans la
composition des listes ; je crois au contraire que le mode proposé pour la
composition du jury doit donner les plus grandes garanties au malheureux qui
est sous le poids d’une accusation et qui a la conscience de son innocence.
M.
Verhaegen. - Un honorable collègue, dont la position et
l’âge doivent inspirer toute confiance, nous a fait sa confession. Cette
confession mérite de fixer votre attention ; elle résume en peu de mots tout ce
que j’ai eu l’honneur de dire dans une séance précédente. Il vous a dit, avec
la naïveté qui lui est propre que, dans les circonstances où il s’est trouvé placé,
il a contribué à composer des jurys dont il vous a indiqué les résultats, et
certainement sa position n’était pas encore celle des fonctionnaires que le
nouveau projet appelle à présider à l’épuration du jury.
Pour
moi, je considère comme dangereuse l’intervention du ministère public dans la
chambre du conseil, par laquelle on arrive en dernière analyse à réduire les
listes totales à un quart. En réduisant les listes à un quart, vous perdez tous
les avantages de cette institution qu’on appelle populaire. A cet égard, je
vous soumettrai les réflexions qui doivent nécessairement découler de l’opinion
des partisans du jury. C’était pour diminuer l’influence d’une magistrature
dans laquelle on n’avait pas assez de confiance, qu’on a établi une magistrature
spéciale, toute populaire, celle du jury. En veut-on ou n’en veut-on pas ?
Qu’on s’explique catégoriquement. Si on n’en veut pas, qu’on le dise
franchement et qu’on prenne les mesures nécessaires pour porter remède au mal.
Mais si on veut l’institution telle qu’elle est établie par la constitution, il
faut subir les conséquences de l’institution, et qu’on ne rende pas illusoire
une mesure qu’on a crue nécessaire dans l’intérêt général. Que deviennent en
définitive des listes de jurés, réduites à un quart, réduites de 1,200 à 300 ?
Le caractère de l’institution est perdu. Ce n’est plus l’institution populaire
dont on avait doté le pays ; c’est une institution toute différente ; c’est un
simulacre de jury et rien de plus. C’est vouloir sauver un principe constitutionnel,
lorsque dans son âme et conscience on n’en veut pas. A cet égard, ceux qui se
sont franchement expliqués dans le principe ne sont pas en contradiction avec
eux-mêmes lorsqu’ils combattent le système des honorables membres qui veulent
le jury, mais qui ne le veulent pas tel qu’il a été institué. L’épuration que
veulent le ministère et la section centrale est dangereuse. L’honorable M.
Pirson vous a dit ce qui est arrivé naguère, et moi, dans une séance
précédente, je vous ai dit mon opinion sur ce qui devait arriver dans la suite,
lorsque, je ne dis pas aujourd’hui, mais plus tard, on voudra composa le jury
de manière à obtenir dans une affaire déterminée le résultat dont on aura
besoin.
Voyez
ce qui serait arrivé si, dans les dernières années du gouvernement précédent,
l’institution du jury avait été modifiée par les dispositions que l’on propose
aujourd’hui. Vous connaissez les différentes affaires politiques qui furent
alors portées devant les tribunaux, et vous savez les efforts que fit le gouvernement
pour obtenir des condamnations. Ces condamnations il les aurait obtenues s’il
avait eu en son pouvoir les mesures qu’on veut obtenir aujourd’hui au moyen de
la loi en discussion. On veut permettre au président et à deux juges du
tribunal de première instance, parmi lesquels peut-être le juge d’instruction,
de choisir, avec l’intervention du ministère public qui fera ses observations,
les individus qu’ils croiront les plus aptes à faire partie du jury en raison
de leur moralité et de leurs connaissances ; car c’est là qu’on est : il ne
s’agit plus de connaissances seulement, il s’agit de moralité. L’honorable
rapporteur de la section centrale l’a dit : on ne placera personne sur la liste
qu’en raison de sa moralité et de ses connaissances.
M.
de Brouckere. - On aura raison.
M.
Verhaegen. - Sans doute si on pouvait atteindre le but
que nous nous proposons ; mais chacun envisage la moralité à sa manière. Il y a
une moralité politique comme il y a une autre moralité. Ce qu’on trouvera de la
moralité ne sera en définitive que de la servilité ; tout est relatif, tout
dépend du temps et des circonstances.
Ainsi
le président et deux juges, dont l’un pourra être un juge d’instruction, après
avoir examiné quelles personnes, en raison de leur moralité et de leur
capacité, sont les plus aptes à faire partie du jury, réduiront la liste de
moitié, Mais j’ai déjà eu l’honneur de le dire, l’officier du parquet sera le
seul fonctionnaire qui, en raison de sa position, aura pu se procurer des
renseignements. Le président et les juges n’en ont point en leur pouvoir :
leurs fonctions ne leur permettant point de s’en procurer. Ce sera au ministère
public que ce soin sera abandonné. Le ministère public, en la chambre du
conseil à huis-clos (le public ni pourra contrôler cette opération ; je prie la
chambre de le remarquer), donnera des renseignements tendant à faire écarter
tels et tels de la liste du jury.
M. le
ministre de la justice (M. Ernst). - C’est nécessaire.
M.
Verhaegen. - C’est nécessaire dans le système du projet ;
mais ce n’est pas ce qu’il faut pour donner les garanties dont on a besoin dans
une opération aussi importante. Le ministère public fera ses observations.
Croyez-vous, lorsqu’il représentera au président et aux juges que tel juré ne
présente pas les garanties de moralité et de capacité nécessaires, que ceux-ci
ne soient pas disposés à obtempérer à ses observations ? Le ministère public, habitué
à porter la parole devant eux, leur inspirera toute confiance ; ce sera lui, en
réalité, qui réduira la liste ; il sera juge et partie, et tout cela en
défaveur des accusés.
Maintenant
la liste est réduite à moitié ; on prend cette moitié, et on la réduit à une
autre moitié. On arrive pour cela dans la cour, où l’on trouve des magistrats
indépendants, dans lesquels on peut avoir, j’en conviens, toute confiance ;
mais il y a encore là le ministère public qui doit donner son avis sur cette
seconde épuration. Remarquez que le premier président et les présidents de
chambre instance sont encore bien moins à même que les magistrats de première
instance de se procurer des renseignements sur les personnes aptes à faire
partie du jury. Car comment pourraient-ils savoir, par exemple, de quelle
moralité jouissent tels individus habitant telle ville ou tel village éloigné
du chef-lieu ? Iront-ils se rendre sur les lieux pour prendre des
renseignements ? Entendront-ils des témoins ? Non ; à qui donc s’en rapporteront-ils
? Au procureur-général ou à son délégué, qui, en raison de ses fonctions, est
le plus à même d’avoir des renseignements. Ce magistrat, agissant dans le
cercle de ses attributions, écrira aux procureurs du Roi ou à leurs substituts
; vous arrivez ainsi à la même source où vous avez puisé pour opérer la
première réduction. Voilà où vous conduit le projet ; voilà cette belle
épuration du jury qui, en dernière analyse, remet les listes à la discrétion du
ministère public. Ce sera lui, je le répète, qui aura le moyen, par ses
récusations indirectes, d’assurer les résultats qu’on voudra obtenir.
Tout
cela se fera secrètement en chambre du conseil sans que l’accusé puisse
intervenir et faire ses observations. Et puis on remplacera les 30 qui
sortiront par 30 autres que l’on choisira.
Notre
honorable collègue M. Metz avait voulu tempérer la rigueur de cette disposition
par un amendement qui n’a pas eu de succès. Voilà donc où en sont les choses.
Nous nous vantons d’avoir tout ce qu’il y a de mieux en institutions sociales ;
nous avons la constitution la plus libérale de l’Europe ; nous parlons souvent
de la somme des libertés qu’elle consacre ; mais, à chaque pas que nous faisons
dans la carrière législative, nous opérons des rognures ; et à force de rogner il
ne restera plus rien. L’institution du jury, qui nous occupe et que l’on
réduit, sera bien peu de chose, et présentera moins de garanties que les cours
d’assises proprement dites.
L’on nous a dit que la moralité et les
connaissances des citoyens peuvent être mieux appréciées par la magistrature
ordinaire ; c’est ainsi, a-t-on ajouté, que lorsqu’il se présente des questions
de savoir si un testateur est capable, on en fait juge la magistrature ; mais
s’agit-il ici de prononcer un jugement ? Non ; il s’agit d’établir une
magistrature extraordinaire dans l’intérêt général, de la composer dans
l’esprit de nos institutions ; et, pour atteindre ce but, vous voulez
abandonner l’épuration de cette institution à un fonctionnaire qui doit être
nécessairement suspecté de partialité ? Voilà, messieurs, où se réduisaient mes
observations dans une précédente séance ; et vous conviendrez que notre doyen
d’âge les a confirmées. Il vous a rendu compte de ce que son expérience lui a
appris ; et il a fallu qu’il fût guidé par des considérations majeures pour
faire ce qu’il a appelé sa confession.
Cette
circonstance sera appréciée par la chambre. Il n’est pas trop tard pour mieux
faire. Nous aurons à répondre de la mesure que nous allons prendre. Tous nos
concitoyens n’ont pas besoin d’être jurisconsultes pour savoir quoi penser
d’une institution réduite au quart et épurée par des fonctionnaires dont on
apprécie la position et les vues.
M. le
ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs,
l’honorable préopinant vient de vous dire que nous allons perdre tous les
avantages d’une institution populaire au moyen de la réduction de la liste des
jurés. Mais comment peut-il parler aujourd’hui des avantages de cette
institution lorsque lui-même a déploré l’état dans lequel elle était tombée,
lorsqu’il nous a dit qu’il voudrait la voir détruite, et qu’il adopterait, du
moins, tous les moyens propres à l’améliorer ! Eh bien, toutes les dispositions
que nous proposons ont pour objet de rappeler le jury à sa nature propre. Nous
voulons un jury, mais un jury qui offre des garanties de bonne justice, qui
offre des garanties de capacité et de moralité.
Nous
dirons avec l’honorable membre : Plutôt pas de jury qu’un mauvais jury. Le jury
actuel est formé au hasard, il est tombé dans l’opinion publique, il faut
l’entourer de la considération générale ; le seul moyen d’y parvenir est de
confier à une autorité indépendante et éclairée le soin de désigner un certain
nombre de bons jurés. Comment se fait-il donc que nous trouvions l’honorable
député au nombre de ceux qui combattent des mesures qui rendront le jury une
institution respectable et utile ?
On
veut, s’écrie-t-on, le jury tel que la constitution l’a établi ; mais comment
l’a-t-elle établi ? Quand la constitution a institué le jury, on n’en
connaissait pas où tous les membres fussent appelés par le hasard. En France,
la liste des jurés était formée par l’administration ; en Angleterre, le
schérif choisissait un petit nombre de citoyens dans lequel le sort en
désignait 12. N’est-ce pas là ce que la constitution avait en vue ? Je dois le
croire, puisqu’on n’avait pas d’autres exemples sous les yeux.
D’après
votre système, nous objecte-t-on, le gouvernement disposera du jury : et quelle
raison donne-t-on pour appuyer cette assertion ? Comment ! Les magistrats qui
procèdent à la confection des listes sont indépendants, inamovibles ; ils sont
attachés à nos institutions, et ont fait serment de les défendre, et vous les
suspectez ! Mais on leur fait injure en disant que les listes seront de la
formation du gouvernement ! Le ministère public donne son avis, et l’on en
conclut qu’il l’imposera à trois magistrats ; mais, je l’ai déjà fait observer,
il n’aura d’influence que celle qu’exerce un bon homme, laquelle n’est pas à
craindre ; s’il voulait en exercer une autre, il n’en aurait réellement aucune.
Mais,
poursuit-on, le président ne peut avoir des renseignements : on oublie que le
président correspond avec les juges de paix, et qu’il aura les moyens d’obtenir
tous les renseignements désirables.
On
ne veut pas qu’on s’enquière de la moralité des citoyens appelés à juger.
Eh quoi ! on devrait placer sur les listes des hommes d’une immoralité
notoire, car il ne s’agit pas d’une inquisition tracassière. Quant à moi, je
tiens pour beaucoup plus dangereux l’homme immoral que l’homme incapable ;
celui-ci aura au moins la volonté d’être juste, et le bon sens peut suppléer à
l’instruction ; mais que faut-il attendre de l’homme qui a perdu l’estime
publique ?
Je
trouve pour la formation des listes, dit le préopinant, des magistrats haut
placés ; le premier président de la cour d’appel, et deux présidents de chambre
; mais j’y trouve encore le ministère public : sans doute vous y trouvez le
ministère public ; est-ce à dire pour cela que les magistrats haut placés
abdiqueront toute espèce de volonté, et qu’ils écouteront aveuglément
l’avocat-général ; que s’il veut que tel figure sur la liste, on l’inscrira ;
que s’il veut que tel autre n’y figure pas, on l’effacera ? Mais je le
répéterai sans cesse, faire de semblables suppositions, c’est injurier la
magistrature : non seulement il ne sera pas possible d’exercer sur elle une
influence telle qu’on puisse lui faire admettre ou rejeter quiconque on lui
désignera, mais le premier président étant en correspondance avec les
présidents des tribunaux de première instance, qui sont eux-mêmes en
correspondance avec les juges de paix, il pourra avoir des renseignements sur
les personnes tout aussi bien que le ministère public.
A entendre l’honorable préopinant, il semble que
tous les jours le gouvernement arrache une pierre de l’édifice constitutionnel,
que tous les jours il vient porter atteinte à nos institutions libérales, et
que bientôt il n’en restera rien. Relativement au jury, voyons jusqu’à quel
point cette assertion est fondée. Celui que nous instituons offre plus de
garanties que dans aucun autre pays du monde ; partout les citoyens sont
choisis pour le jury, et peut-on me dire qu’ailleurs les fonctionnaires offrent
plus de garanties que ceux que nous appelons pour dresser les listes ? Moi
aussi, je suis défenseur de nos libertés, et je porte le défi le plus formel au
préopinant de nous montrer dans quelles circonstances nous avons manqué au
respect pour nos institutions que nos devoirs et nos serments nous imposent.
Chez
nous la liberté peut se concilier avec l’ordre, avec la prospérité ; et ce
n’est pas quand le gouvernement est entouré tous les jours de plus de
confiance, quand notre prospérité croissante excite l’envie de nos voisins, que
le gouvernement tendra à attaquer nos institutions ; son but unique est de les
consolider en les améliorant.
M.
Dechamps. - Vous me permettrez de présenter une
observation que j’avais déjà eu l’envie de faire à l’occasion de la discussion
des articles 2 et 3. Il faut avouer que la discussion sur le système
d’épuration, lors du premier vote, a offert un caractère particulier : nous
avons consacré plusieurs séances à l’examen des amendements présentés par nos collègues,
et nous avons glissé, presque sans controverse, sur un système nouveau qui
renferme presque tout entier l’institution du jury. On nous a à peine permis de
soumettre quelques observations fugitives sur un point aussi important.
Toutefois,
messieurs, je suis loin de blâmer le système de l’épuration ; je suis convaincu
qu’il est une amélioration, et qu’il est le meilleur moyen de porter remède aux
abus que la notoriété publique a signalés dans le jury tel qu’il est organisé
chez nous ; ainsi je suis loin de l’opinion de M. Verhaegen. Le point sur
lequel je veux attirer votre attention, est sur la question de savoir à quelle
autorité il convient de confier l’épuration des listes.
Seront-ce
les tribunaux de première instance et les cours d’appel, comme la chambre l’a
déjà décidé au premier vote ? Sera-ce, en partie, au moins, à l’autorité
provinciale ? Cette question, messieurs, est assez grave pour attirer toute
votre attention. Pour moi, je préférerais qu’on substituât la députation
provinciale, en partie, au moins, à l’autorité judiciaire, dans la formation
des listes des jurés, parce qu’il me paraît évident que la hiérarchie
administrative est mieux organisée pour arriver au but qu’on se propose par le
triage des listes des jurés. Les relations des députations provinciales avec
les districts et les communes sont tellement assidues, tellement journalières,
elles s’appliquent à tant d’objets différents, que ces députations sont
évidemment beaucoup plus à même que l’autorité judiciaire de faire convenablement,
au moins, la première épuration. Comment voulez-vous, messieurs, que le
président de la cour d’appel puisse faire avec discernement le choix que vous
lui avez dévolu ? Comment voulez-vous, par exemple, que le président de la cour
d’appel de Bruxelles puisse connaître les jurés des provinces le Brabant,
d’Anvers et de Hainaut ? Comment voulez-vous que le président de la cour
d’appel de Liége puisse connaître les jurés des quatre provinces qui sont
comprises dans la juridiction ? Mais, messieurs, cela me paraît matériellement
impossible, et l’épuration qu’on attribue aux cours d’appel sera, à mon avis,
nécessairement faite au hasard ; dès lors il me semble qu’il vaudrait tout
autant abandonner cette épuration au tirage au sort. Il me paraît donc, messieurs,
que sous ce rapport il y aurait un avantage évident à confier à l’autorité
provinciale le soin de faire la première épuration.
Il
est une autre considération, messieurs, que j’ai déjà signalée lors de la
discussion pour le premier vote, c’est que l’autorité administrative est bien
plus en rapport avec l’institution du jury que l’autorité judiciaire. Vous
savez, messieurs, que le jury a été principalement institué en défiance des
tribunaux permanents : on pensait que l’habitude qu’ont les juges permanents de
peser la culpabilité de l’accusé d’après le texte précis de la loi, on pensait
que cette habitude pourrait nuire à l’entière impartialité de l’appréciation
des faits, et l’on a cru nécessaire de donner à l’accusé, pour juges, des
citoyens de la même condition que lui ; on a institué le jugement des pairs,
afin, comme je l’ai déjà dit, que l’habitude qu’ont les juges de se trouver
tous les jours en face de condamnations à prononcer, afin, dis-je, que cette
habitude fût au moins contrebalancée. Maintenant je le demande, messieurs,
est-il rationnel de soumettre la confection des listes des jurés exclusivement
aux juges permanents, en défiance desquels, précisément, le jury a été en
partie institué ?
Cependant,
messieurs, comme des membres qui sont plus à même que moi de porter un jugement
en ces sortes de matières, et M. le ministre de la justice lui-même, croient
qu’il est nécessaire de faire intervenir l’autorité judiciaire dans l’épuration
des listes des jurés, j’aurai l’honneur de vous proposer un amendement qui
tiendra un milieu entre la disposition adoptée au premier vote, et celle qui
avait été primitivement présentée par M. le ministre de la justice.
Je
proposerai, messieurs, de faire faire la première épuration par la députation
provinciale, qui est chargée de dresser la liste générale des jurés, et la
seconde, par les tribunaux de première instance. De cette manière, messieurs,
on éviterait le vice essentiel qui se rencontre dans le projet adopté au
premier vote, de confier le soin de faire les listes des jurés aux cours
d’appel, qui sont à une trop grande distance des jurés de chaque
arrondissement.
M. le président.
- Voici l’amendement proposé par M. Dechamps :
« En
exécution de l’article premier, la députation du conseil provincial dressera
une liste générale par chaque arrondissement judiciaire de la province, et,
après avoir réduit cette liste à la moitié des noms qui s’y trouvent inscrits,
la députation la transmettra, ainsi réduite, au président du tribunai, avant le
30 septembre de chaque année.
«
Art. 3. Le président du tribunal, assisté des deux membres les plus anciens
dans l’ordre du tableau, réduira à la moitié des noms la liste qui lui sera
communiquée, et la renverra, ainsi épurée, avant le 1er novembre, à la
députation provinciale qui formera, de toutes ces listes réunies, une liste
générale pour le service du jury de l’année suivante.
-
L’amendement de M. Dechamps est appuyé.
M.
de Brouckere. - Messieurs, dès le principe de cette
discussion, l’honorable M. Verhaegen a fait entendre des paroles dont on peut
conclure qu’il n’est point partisan de l’institution du jury, et je crois qu’il
est aujourd’hui dans le pays beaucoup d’hommes éclairés qui partagent cette
manière de voir ; mais il me paraît qu’il est inutile de défendre cette opinion
comme de l’attaquer, parce que chez nous le jury est une institution
constitutionnelle, qui doit rester en vigueur, à moins qu’on n’apporte des
modifications à la constitution ; or modifier la constitution, c’est, je crois,
ce qui n’entre dans l’intention de personne, parce que changer la constitution,
c’est faire une véritable révolution. Je crois donc, je me répète, qu’il est
inutile d’attaquer ou de défendre en ce moment l’institution du jury.
Mais,
enfin, puisqu’il est des gens qui se sont déclarés les adversaires du jury, je
leur demanderai quelle est la raison principale pour laquelle ils n’aiment pas
cette institution. Cette raison, la voici (car, je répondrai pour eux). Ils
n’aiment pas le jury parce que le jury est un tribunal composé de juges pris au
hasard ; le premier orateur trouve qu’il y a moins de garanties dans des juges
pris au hasard que dans des juges choisis ; qu’il y a moins de garanties dans
des juges qui ne doivent faire preuve ni de connaissances ni de moralité que
dans des juges qui ont fait une longue étude, qui ont donné des preuves
irrécusables de sagesse. Eh bien, messieurs, à quoi tend la disposition qui a
été présentée par le gouvernement, et dont il résulte qu’il y aura une
épuration des listes des personnes destinées à composer le jury ? Elle tend
précisément à porter remède au mal que je viens de signaler ; elle tend à
diminuer les chances désavantageuses du hasard, en établissant un moyen d’éliminer
de la liste de ceux qui sont appelés à composer le jury, les hommes ignares,
les hommes illettrés, les hommes d’une immoralité notoire, précisément ceux
dont la présence au jury doit effrayer. C’est donc aux personnes qui n’aiment
pas l’institution du jury qu’on accorde une véritable satisfaction en diminuant
les chances défavorables du hasard, qui les effraient, et à bon droit.
Aussi,
messieurs, remarquez-le bien, on n’ose pas combattre l’épuration elle-même et
l’on s’y prend à la manière dont elle sera opérée. « L’épuration tombera,
dit-on, sur les hommes dont les opinions politiques déplairont, sur les hommes
que le gouvernement n’aimera pas, sur les hommes qui auront telle ou telle
opinion religieuse. » D’abord je sais très bien, messieurs, qu’une institution,
quelque bonne qu’elle soit ; qu’un système, quelque louable qu’il puisse être,
aura toujours un mauvais côté : je ne dis pas que dans l’épuration il ne se
présentera jamais des abus ; mais enfin la chose étant bonne en elle-même,
voyons si l’exécution présente effectivement tous les dangers qu’on a signalés.
A qui confie-t-on, d’après le système du gouvernement, l’épuration ? A la
magistrature, à cette magistrature en qui vous, adversaires du jury, vous avez
tant de confiance. Si le jury n’existait pas, quels sont les hommes qui
seraient appelés à juger les accusés ? Ce sont ces magistrats, et vous seriez
contents, car vous avez déclaré que vous aviez une entière confiance dans les
magistrats. Mais si vous avez confiance dans les magistrats lorsqu’il s’agit de
juger l’accusé, pourquoi n’en avez-vous pas aussi lorsqu’il s’agit d’épurer la
liste des jurés ? Vous croyez que quand ils jugent l’accusé, les magistrats
sont éclairés et impartiaux ; pourquoi donc ne seraient-ils pas aussi
impartiaux et éclairés quand ils épureront les listes des jurés
? « Mais, dit-on, je ne me défie pas du président et des juges du
tribunal de première instance ; je me défie moins encore du premier président
et des présidents de chambre des cours d’appel ; je ne me défie que des
magistrats qui donnent les renseignements nécessaires pour l’opération. »
On a répondu à cela, messieurs, que les présidents des tribunaux de première
instance, que les présidents des cours d’appel ont une correspondance suivie
avec les magistrats de l’ordre inférieur.
Ainsi,
par exemple, et j’en appelle aux présidents qui siègent dans cette chambre (il
en est plusieurs), les présidents des tribunaux de première instance ont des
rapports continuels avec les juges de paix. Eh bien, les juges de paix ne
sont-ils pas aussi magistrats ? Les juges de paix ne vous inspirent-ils donc
aucune confiance ? Après cela, les présidents des tribunaux de première
instance sont obligés de connaître plus ou moins les habitants de
l’arrondissement qu’ils habitent. Si même quelquefois les renseignements qui
leur sont donnés par les juges de paix étaient entachés de passion ou d’erreur,
ils sont encore en position de prévenir le résultat de ces passions ou de ces
erreurs : ils ne sont pas tenus de borner leurs renseignements à ceux que leur
fournissent les juges de paix.
Quant
aux premiers présidents de cours d’appel, ils ont les mêmes ressources que les
présidents des tribunaux de première instance, et de plus ils s’adresseront-à
ces derniers eux-mêmes, pour compléter les renseignements dont ils pourront
avoir besoin. Je vous le demande, quelles garanties peut-on désirer de plus ?
Mais
une chose effraie un honorable préopinant, c’est que le ministère public devra
être entendu ; eh bien, j’avoue sincèrement que je ne vois pas la nécessité de
l’intervention du ministère public pour faire l’épuration de la liste des
jurés. Mais si je ne trouve pas cette intervention nécessaire, je vous avoue
qu’elle ne m’effraie en aucune manière. Et pourquoi ? Parce que je connais les
magistrats ; parce que je sais que ni un président de tribunal de première
instance, ni un premier président de cour d’appel ne se laissera dominer par
l’opinion du ministère public. L’opinion du ministère public, remarquez-le
bien, ne sera jamais qu’un simple avis, avis qu’on ne sera pas tenu de suivre,
avis dont on s’écartera aussi souvent que l’on voudra.
Au
reste, je le répète, pour moi, j’aime autant qu’on n’appelle pas le ministère
public à intervenir, parce que leur intervention me paraît inutile, mais je ne
la crains pas.
J’ai
maintenant deux mots à répondre à l’honorable orateur qui parlé avant moi ;
partisan du système d’épuration, il voudrait faire intervenir la députation
permanente du conseil provincial.
Le
système de l’honorable M. Dechamps me paraît ne pas devoir être rejeté sans
examen ; peut-être même plaira-t-il à beaucoup d’entre nous ; mais, pour ma
part, je déclare que je préfère m’en tenir la seule intervention de la
magistrature.
Voyons
quels sont les avantages que l’honorable M. Dechamps trouve dans son système.
Le
plus grand avantage, dit-il, c’est que l’autorité provinciale connaît mieux le
personnel des habitants d’une province que ne peut le connaître un président de
tribunal de première instance, ou un premier président de cour d’appel.
D’abord,
en ce qui concerne le président du tribunal de première instance, je le nie ;
je prétends, au contraire, que le président du tribunal de première instance
connaît infiniment mieux le personnel des habitants de son arrondissement que
ne peuvent le connaître les membres du conseil provincial qui sont pris parmi
les habitants des différentes parties de la province, et qui ne sont pas assez
nombreux pour qu’ils aient pu être pris dans une foule de localités.
Il
faudra donc que la députation du conseil provincial prenne des renseignements
auprès de l’autorité inférieure ; c’est ce que l’honorable M. Dechamps a
répondu lui-même. Eh bien, du moment où il faut que l’on prenne des
renseignements auprès de l’autorité inférieure, quel avantage y a-t-il à ce que
ces renseignements arrivent au conseil provincial ou arrivent à l’autorité
judiciaire ? De l’avantage, il n’y en a plus ; et quant aux garanties que
présentent des fonctionnaires, je vous déclare que pour ma part, en pareille
matière, j’ai plus de confiance dans les magistrats.
Maintenant
que je viens d’établir, du moins je le crois, que le système de l’honorable M.
Dechamps ne présente pas l’avantage qu’il y avait découvert, je lui objecterai
que quand il est question de choisir des juges en matière criminelle, je n’aime
pas l’intervention de l’autorité administrative, telle que celle du conseil
provincial, parce que quoi qu’on en dise, le conseil provincial est un corps
politique. Je sais très bien qu’il n’est pas qualifié corps politique ; qu’on
peut soutenir que, d’après notre constitution, il n’est réellement
qu’administratif ; mais suivez les discussions des conseils provinciaux, et
voyez si les conseils provinciaux restent en dehors de la politique, la députation
permanente comme le conseil provincial : la députation fait partie du conseil
provincial, elle se compose de membres de ce conseil.
Eh
bien messieurs, je soutiens que le conseil provincial est véritablement un
corps politique. Le conseil provincial, selon qu’il approuvera ou désapprouvera
la marche du gouvernement, prendra lui-même une marche différente ; le conseil,
dans certains cas, contrariera le gouvernement dans la personne de son
commissaire c’est-à-dire du gouverneur, ou bien il favorisera ses propositions
; il prendra une couleur politique. Et vous vous en apercevrez davantage quand
nous serons dans des temps moins tranquilles, que je désire voir éloignés
autant que possible ; mais enfin, si des temps moins tranquilles arrivaient,
vous verriez les conseils provinciaux prendre une couleur politique. Eh bien ne
faites jamais intervenir dans le choix des juges, en matière criminelle, des
corps qui, par leur position elle-même, sont appelés à jouer un rôle politique.
Un semblable rôle n’appartient jamais à la
magistrature. La magistrature qui prend une couleur politique sort du rôle qui
lui appartient et manque à ses devoirs. La magistrature doit rester impartiale
; et j’ose le dire, la magistrature en Belgique restera impartiale, quelles que
soient les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions.
Me
résumant en peu de mots, je dis que l’épuration des listes de jurés est une
véritable amélioration ; que l’épuration des listes de jurés doit surtout
donner une entière satisfaction à ceux qui n’aiment pas l’institution du jury
en elle-même, et veulent la rendre le moins mauvaise possible ; qu’enfin
l’épuration des listes de jurés ne peut être mise en de meilleures mains qu’en
celles des magistrats de première instance et des cours d’appel.
M.
Verhaegen. - Messieurs, j’ai à répondre à M. le ministre
de la justice qui, pour la troisième fois, a voulu me mettre en contradiction
avec moi-même, et j’ai aussi à répondre à l’honorable M. de Brouckere avec
lequel je regrette de ne pas être d’accord.
M.
le ministre de la justice veut trouver une contradiction dans le système que je
vous présente aujourd’hui et celui que j’ai présenté au commencement de la
discussion.
II
y a erreur de la part du ministre, et j’en appelle à cet égard aux souvenirs de
la chambre ; non pas que je veuille examiner la question de savoir si le jury
est utile ou ne l’est pas. Je n’ai rien dit à cet égard, et j’admets avec
l’honorable M. de Brouckere que le moment n’est pas arrivé pour attaquer ou pour
défendre l’institution du jury, parce que la constitution nous impose cette
institution et qu’il n’y a pas lieu de réviser la constitution.
Messieurs,
ce que j’ai dit dès le principe, je le maintiens, et je suis loin d’être en
contradiction avec moi-même. J’ai dit que de la manière dont les dispositions
sur le jury étaient exécutées, ces dispositions ne donnaient aucune garantie ;
j’ai ajouté, et je le répète, que je préférerais, innocent, être jugé par la
cour d’assises, et coupable, être jugé par le jury.
J’ai
donné mes raisons à l’appui de cette opinion. Le plus grand défaut que j’ai
signalé, c’était celui qui avait trait aux récusations ; j’ai dit que quand sur
36 jurés on donnait 12 récusations au ministère public et l2 autres au prévenu,
il restait en définitive un jury le plus souvent incompétent pour les questions
qui lui étaient soumises. J’ai dit en second lieu qu’en admettant des gens tout
à fait incapables, qui ne sauraient ni lire, ni écrire, on s’exposait à de
graves inconvénients. J’ai émis toutes ces considérations, pour arriver à un
système d’épuration, qui est bien loin d’être celui qu’on veut nous imposer
aujourd’hui.
Dans
l’état actuel des choses, je suis aussi, moi, partisan de l’épuration ; et
n’allez pas me mettre en contradiction : je n’attaque pas le système
d’épuration, j’attaque le mode d’épuration qu’on nous propose.
Ainsi,
il n’y a pas de contradiction entre mon opinion d’aujourd’hui et celle que j’ai
développée à la première séance. Et quand l’honorable M. de Brouckere vous a
dit que lorsqu’il y avait des personnes qui n’aimaient pas le jury, elles
devaient en donner la raison, et que lui allait la donner, il a ajouté que ces
personnes n’aimaient pas le jury, parce que les chances du hasard, quand il
s’agit de composer une magistrature, sont dangereuses.
M.
de Brouckere me permettra de lui faire observer que je n’admets pas cette
raison qu’il donne ; il a dit la donner pour moi, mais je n’en veux pas ; ce
n’est pas pour cette raison que je trouve des inconvénients à l’institution du
jury ; les véritables raisons, je les ai fait connaître dès le principe, et je
les ai rappelées tout à l’heure. Les chances du hasard, loin d’être
dangereuses, tiennent à l’essence de l’institution. Puisqu’on veut du jury, il
faut prendre l’institution telle qu’elle est ; et qu’est-ce que le jury en
définitive ? C’est l’admission du pays dans l’administration de la justice ;
c’est une institution tout à fait populaire, et de la manière dont vous voulez
la réduite, ce ne sera plus cela. Ainsi, je suis loin d’admettre la raison qu’a
donnée pour moi l’honorable M. de Brouckere.
Messieurs,
quand vous avez voulu un système d’épuration, quels sont donc les motifs qui
vous ont guidés ? Quelles sont aussi les raisons qui m’ont déterminé à parler
de cette manière ? Voyons aussi ce que disait M. le ministre de la justice. Il
voulait, disait-il, écarter du jury quelques personnes qui, se trouvant sur les
listes, auraient été reconnues incapables, ou qui auraient été notoirement
d’une immoralité telle qu’ils ne pouvaient inspirer aucune confiance. Il
s’agissait donc de faire disparaître des listes quelques noms : c’était
l’exception à la règle. Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? L’exception est devenue
la règle : vous allez décider par une loi que dans une liste de 2,500 personnes,
par exemple, que vous avez supposées capables, d’après le cens qu’elles paient,
il y en, a les trois quarts qui seront incapables : c’est faire honneur à la
Belgique. Dans une liste de 1,200 personnes, il n’y aura que 300 personnes qui
seront jugées être capables ou avoir de la moralité. Voilà le système que l’on
veut faire prévaloir. Il ne s’agit pas ici seulement de la faculté de faire
disparaître des listes certaines personnes qui seraient reconnues incapables ou
immorales : il faut aller nécessairement jusqu’aux trois quarts, et, sur une
liste de 1,200 individus, il y en aura 900 incapables.
Pour
la première liste, vous supposez 1,200 personnes capables d’être jurés, et par
les dispositions subséquentes qui constituent votre système d’épuration, vous
réduisez la liste à un quart, vous ôtez donc les 3/4, par conséquent vous
déclarez que les 3/4 de ces personnes sont indignes de faire partie du jury en
raison de leur incapacité ou de leur immoralité notoire : ce sont les propres
expressions de M. le ministre de la justice. Eh bien, moi, je dis que cela
n’est pas admissible. Un honorable membre me fait observer qu’après avoir pris
300 jurés sur les 1,200 une année, l’année suivante on en prendra 300 autres,
c’est-à-dire que les personnes exclues pour cause d’immoralité ou d’incapacité
ne seront plus l’année suivante jugées indignes de faire partie du jury, et que
réciproquement les 300 personnes composant le jury d’une année seront jugées
indignes d’y figurer l’année suivante. Mais ce système de triage et de
catégories n’est plus le système d’épuration que veulent la section centrale et
M. le ministre de la justice.
Je
me suis plaint de l’intervention du ministère public dans cette épuration ;
mais M. le ministre de la justice nous ayant dit que l’influence du ministère
publie n’est pas à craindre, M. de Brouckere ayant dit que cette intervention
est inutile, je poserai à l’un et à l’autre le dilemme suivant : Ou
l’intervention du ministère public doit avoir quelque résultat, ou elle ne doit
pas en avoir. Si elle ne doit pas avoir de résultat, vous devez retirer cette
intervention de la loi ; si elle doit avoir des résultats, elle est dangereuse
en ce qu’elle donne au ministère public un droit de récusation indirecte ; je
le dis donc : si l’intervention est inutile, vous n’en avez pas besoin ; si
elle est utile, elle est dangereuse pour la société. Je défie M. le ministre de
la justice de répondre ce dilemme.
M. le
ministre de la justice (M. Ernst). - J’accepte le
défi.
M.
Verhaegen. - Oui ; mais comme je ne puis pas prendre la
parole une troisième fois, je répondrai dès à présent à votre argument que je
prévois. M. le ministre de la justice dira : Cette intervention n’est pas
inutile, car le ministère public donnera aux magistrats des renseignements
qu’ils ne peuvent avoir par devers eux. Mais, il est évident que ces
renseignements émanant d’un fonctionnaire qui est, quoi qu’on en ait dit,
partie au criminel et au correctionnel, ne sont pas admissibles.
M.
de Brouckere dit, pour combattre l’opinion de M. Dechamps, qu’il ne veut pas
abandonner l’intervention des magistrats dans la formation des listes même pour
les affaires politiques, parce que les magistrats ont la plus grande
indépendance. Je me saisis de cet argument pour repousser l’intervention du
ministère public. Le ministère public est un agent du pouvoir exécutif, il
dépend du gouvernement. Il est loin de ma pensée d’en faire un reproche à ces
fonctionnaires, mais cela tient à la nature des choses. Comment avons-nous vu
naguère des officiers du parquet refuser d’exercer des poursuites lorsqu’il
s’est agi d’affaires politiques, recevoir des ordres du gouvernement et faire
des poursuites ? Cela ne prouve-t-il pas que ces fonctionnaires sont aux ordres
du pouvoir exécutif ? Sera-t-il étonnant que le ministère public, soutenant une
opinion qui pourrait d’ailleurs être la sienne, employât tous les moyens pour
composer un jury dans l’intérêt de cette opinion ?
Le
ministère public ne pourrait-il pas ensuite faire sa confession. comme a fait
l’honorable M. Pirson ; dire, comme cet honorable membre, qu’il a été cause,
par son intervention dans la composition des listes, de condamnations et
d’acquittements, mais que sa conscience est tranquille et que l’opinion
publique ratifie l’opinion qu’il a de sa manière d’agir. Ces officiers du
parquet ne seraient pas plus blâmables que l’honorable M. Pirson qui vient de
dire à cet égard toute sa pensée.
En
résumé, je le répète, si l’intervention du ministère public est inutile, il
faut la retrancher ; si elle est utile, elle est dangereuse pour la société.
M. le président. - La discussion a
été ouverte sur l’article premier ; mais c’est l’article 3 qu’on discute. Au
premier vote, l’article 3 a été discuté en premier lieu. Je pense que
l’intention de la chambre est de faire de même au second vote. Je proposerai
donc à la chambre de continuer la discussion de l’article 3 et des amendements
y relatifs. (Adhésion.)
En
conséquence, la discussion continue sur l’article 3 et sur les amendements
proposés à cet article par MM. Pirson et Dechamps.
M. le
ministre de la justice (M. Ernst). - Voyez, dit
l’honorable M. Verhaegen, sur 1,200 jurés on réduit la liste à 300 ! Quel
honneur on fait au pays ! C’est dire que 900 jurés sont incapables, sont sans
moralité. Il suffit de présenter cette objection pour la faire tomber. Qui a
prétendu qu’en France, où l’on réduit les listes au quart, où les jurés ne
peuvent excéder le nombre de 300 par département, où la réduction est faite par
le préfet, les personnes éliminées de la liste sont incapables ou immorales ?
Dans
les 1,200 personnes composant la première liste, il peut y avoir des hommes
incapables et immoraux : ces hommes pourraient être appelés à faire partie du
jury si on en abandonnait la composition au hasard ; mais c’est ce que nous
n’avons pas voulu : notre but a été d’avoir dans le jury des gens honnêtes et capables
; pour cela nous avons eu recours au moyen employé dans tous les pays. En
Angleterre où le schérif, sur un nombre de jurés quelque grand qu’il soit, en
choisit 48 au moins et 72 au plus, qui a prétendu que les personnes qui ne font
pas partie du jury sont pour cela réputées incapables ou immorales ? Personne
sans doute.
Mais,
dit l’honorable M. Verhaegen, c’est l’intervention du ministère public dont
nous ne voulons pas ; et sur ce point il nous pose un dilemme en même temps
qu’il nous adresse un défi : ou l’intervention ne peut avoir aucun résultat, et
dans ce cas elle est inutile, il faut l’abandonner ; ou elle peut avoir des
résultats, et dans ce cas elle est dangereuse et inadmissible. Oui, sans doute,
si cette intervention devait avoir des résultats fâcheux ; mais si elle peut
être utile, pourquoi ne pas l’admettre ? Je vous comprends, c’est que vous
mettez en suspicion tous les fonctionnaires du ministère public, comme agents
dévoues à des poursuites, à des condamnations injustes ; mais la chambre
n’admettra pas cette suspicion, que tous les faits repoussent, qu’aucune raison
ne justifie. Elle sait d’ailleurs qu’en présence du ministère public sont trois
magistrats indépendants qui agiront d’après leur propre conviction, et
n’adopteront l’avis du procureur du Roi que par suite de la confiance qu’ils
auront dans la loyauté de son caractère et dans les bonnes raisons qu’il
donnera.
On répète toujours que le gouvernement fera tout
ce qu’il voudra dans le choix des jurés ; mais c’est le plus grand affront
qu’on puisse faire à la magistrature inamovible que de regarder les magistrats
chargés de cette mission délicate comme des hommes sans courage, sans fermeté,
sans opinion.
De
deux choses l’une : ou vous avez confiance dans ces magistrats, et pourquoi craint-on
alors le simple avis du ministère public qui leur donnera des renseignements
utiles ? ou vous vous méfiez d’eux, et dans ce cas que gagnerez-vous à éloigner
le procureur du Roi ?
L’honorable
préopinant nous a parlé de poursuites que des agents du ministère public
auraient abandonnées après les avoir commencées, et que le gouvernement leur
aurait ensuite imposé l’obligation de reprendre. Je ne sais ce qu’il a voulu
dire. A cet égard, je crois qu’il est très mal informé.
M.
Dumortier. - Lorsque le congrès national adopta la loi du
jury qui est aujourd’hui en vigueur, le système d’épuration fut aussi proposé à
son acceptation, et le congrès, cette digne expression du peuple belge, eut le
bon esprit de le repousser. Je porte trop de respect aux décisions du congrès
national, pour ne pas protester de tous mes moyens contre la reproduction du
système qu’il a écarté, comme illibéral, comme tendant à fausser le jury
lui-même. Ce que je trouve surtout de violent dans le système qu’on propose,
c’est l’intervention des agents du gouvernement, des officiers du ministère
public, dans les épurations des listes du jury, comme si l’on redoutait la
libre action du pouvoir judiciaire.
Pour
moi, je le déclare, je ne veux d’épuration par qui que ce soit, parce que toute
épuration est une déclaration d’indignité pour toute personne appelée par sa
position à faire partie du jury, et qui en serait écartée par cette mesure.
Dans un pays libre et éclairé comme le nôtre, il est inconcevable de venir
déclarer que les deux tiers des citoyens remplissant les conditions exigées par
la loi pour être jurés sont indignes d’en remplir les fonctions. Je ne veux pas
donner une pareille déclaration qui serait une flétrissure pour la majorité de
la nation, flétrissure qui, peut-être, vous atteindra vous-mêmes, qui êtes les
mandataires de la nation. Qui vous dit que demain ceux d’entre vous dont les
opinions pourraient paraître contraires à tel procès politique qui pourra avoir
lieu ne seront pas écartés de la liste des jurés ?
On
dira qu’il faut avoir confiance dans les magistrats, que ni les présidents des
tribunaux, ni les présidents des cours d’appel ne se laisseront influencer par
le ministère public. J’accorde beaucoup de confiance aux magistrats, mais je
demanderai à chacun de nous de le dire franchement, n’est-il pas incontestable
que dans tous les tribunaux il existe des membres sur lesquels les procureurs
du Roi exercent beaucoup d’influence ?
Quoi
que vous fassiez, cette influence se fera sentir dans la formation des listes.
Lorsque l’on prévoira des procès contre telle opinion, on tâchera d’avoir un
jury composé d’hommes d’une opinion inverse de celle qu’on veut poursuivre. Le
procureur du Roi qui viendra dans la séance même de la chambre du conseil où se
fera l’épuration, pour donner son avis, sollicitera l’élimination des personnes
dont il trouvera l’opinion politique contraire à celle qui présidera aux
poursuites. Ainsi, le jugement du jury ne sera plus le jugement du pays, et
cette grande garantie constitutionnelle sera faussée et vendue au pouvoir.
Quand le jugement du jury n’est pas le jugement du pays, c’est un mensonge, et
au lieu d’une garantie réelle, il devient une calamité pour l’avenir de la
patrie.
En
France, par suite de l’épuration introduite par Bonaparte, le jugement du jury
n’est pas le jugement du pays. Pourquoi Bonaparte a-t-il introduit cette
épuration ? Parce que l’empereur voulait gouverner avec une verge de fer,
dominer toute la France, et dans telle ou telle circonstance avoir un jury dont
il fût certain. Il voulait bien conserver certaines formes, de vains semblants
de libéralisme et de justice, mais, au fond, dominer le jury. Voilà pourquoi on
avait introduit dans le code impérial l’épuration du jury. Si vous maintenez
dans la loi actuelle un pareil système, ce sera une arme politique dont le
gouvernement pourra un jour se servir.
S’agira-t-il
de procès contre des orangistes, on écartera du jury tous ceux qui seront
censés professer cette opinion. Je ne veux pas qu’on puisse éliminer les
orangistes de la liste du jury ; chacun en Belgique a le droit de professer
telle ou telle opinion, pourvu qu’elle ne se manifeste pas en faits contraires
aux lois. On peut être orangiste avec sécurité. L’arbre de la liberté couvre de
ses rameaux tutélaires ceux qui méditent sa destruction comme ceux qui ont
versé leur sang pour la patrie. La révolution est une providence dont les
bienfaits s’étendent non seulement sur ses amis, mais aussi sur ses
blasphémateurs. Et cette liberté, dont jouissent les orangistes et dont ils
usent si largement, pour nous calomnier sans pour cela faire des prosélytes,
est la condamnation de leur cause, le triomphe de la révolution. Laissez donc
ces hommes, ne vous occupez pas d’eux, c’est le plus grand tort que vous puissiez
leur faire. Mais si vous voulez vous servir du jury comme d’un instrument de
vengeance et de haine, vous attiserez le feu qui s’éteint.
Oui,
messieurs, j’ai le droit de supposer qu’on veut éloigner certaines personnes
des fonctions du jury pour faire un plus grand nombre de procès de presse,
qu’on n’aurait pas fait sans cela. Pour ma part, j’ai toujours regardé comme un
bonheur l’impossibilité où se trouvait le gouvernement de faire des procès
politiques. L’opinion publique a fait justice des écarts de la presse dévouée
au gouvernement déchu. Si vous donnez au gouvernement, dans la formation des
listes, une influence qui lui permette de former un jury dont il puisse
répondre, vous verrez alors des procès politiques dont l’odieux et la honte,
tombera sur le gouvernement, affaibliront singulièrement le pouvoir en
Belgique. Je regarde donc le système d’épuration comme éminemment vicieux en ce
qu’il favorisera des procès politiques que jamais on n’eût songé à intenter
sans lui.
Mais,
dit-on, il faut bien écarter du jury les hommes ignares ou immoraux ? Eh !
messieurs, je vous le demande, le droit de récusation qu’a le ministère public,
ne vous en donne-t-il pas le moyen ? Est-ce donc que les hommes d’une ignorance
et d’une immoralité notoire sont tellement en grand nombre en Belgique, qu’il
faille prendre des mesures contre les deux tiers de la population ? La
récusation suffit au pouvoir ; elle n’a pas d’autre objet que d’empêcher
l’introduction, dans le jury, d’hommes immoraux ou ignorants ; alors la récusation
est un bienfait ; mais, indépendamment du droit de récusation, donner encore au
gouvernement une intervention dans la formation des listes d’épuration, c’est
un véritable contre-sens dans un système politique aussi libéral que le nôtre.
Ainsi
que l’a dit l’honorable M. Dechamps, à quoi servira l’intervention de la cour
d’appel relativement aux provinces de son ressort autres que celle où elle
siège ? Le premier président et les deux présidents de chambre réduiront de
moitié la liste qui leur sera remise ; ils devront rayer les noms d’individus
qui demeureront à 20 ou 40 lieues de leur résidence ; le hasard seul présidera
à cette opération. Alors vaut mieux s’en rapporter tout à fait au sort pour
désigner les jurés.
Mais,
dit-on encore, la cour recevra des renseignements du ministère public. C’est précisément ce que je
trouve de plus vicieux dans le système. On dit que c’est faire affront au
ministère public que de repousser son intervention. Je trouve même qu’il serait
bien plus vrai de dire qu’exiger que la décision de magistrats soit soumise à
l’avis du ministère public, c’est faire l’affront le plus sanglant à la
magistrature. Tous les jours la magistrature est appelée à donner un avis sur
des personnes ; elle réclame, quand elle le juge utile, des renseignements du
ministère public, mais elle n’est pas forcée de le faire, et lui en imposer
l’obligation, c’est se défier de ses lumières, c’est lui faire un affront et un
affront sanglant.
Voilà,
messieurs, les funestes effets de la loi qu’on vous propose. Et quel nom
donne-t-on à cette institution bâtarde et dénaturée par les mains du pouvoir ?
C’est le jugement du pays, direz-vous ! Le jugement du pays ! Est-il possible,
grands dieux ! que l’on donne le nom du pays à une institution qui aura subi de
telles épurations ? Est-ce le jugement du pays qu’un jugement rendu par des
citoyens pris dans une classe de personnes remplissant certaines conditions,
mais dont on a eu soin d’éliminer les trois quarts ? Le prétendre est une chose
ridicule, absurde ; il y a plus, c’est une monstruosité.
Je
ne veux pas non plus du système de l’honorable M. Dechamps, qui présente encore
beaucoup plus d’inconvénients que celui de la commission. Si je ne veux pas de
l’intervention indirecte du ministère public, à plus forte raison n’admettrai-je
pas l’intervention directe du gouverneur qui est plus dangereuse, en ce que le
procureur du Roi n’aura pas voix délibérative dans la chambre du conseil,
tandis que le gouverneur l’aura dans la députation permanente, et qu’il y
apportera toute l’influence qu’il pourra exercer sur certains membres de la
députation. Ce système est donc encore plus vicieux que l’autre. Cela prouve
l’embarras que présente l’organisation de la mesure d’épuration qu’on veut
introduire. L’honorable M. Dechamps a senti les défauts du système que nous
propose la section centrale, mais celui qu’il veut y substituer est loin d’être
préférable.
Il me paraît que vous n’avez qu’une seule chose
à faire, c’est de maintenir ce qu’a fait le congrès, c’est d’écarter toute
épuration, d’imiter l’exemple de cette assemblée qui sera toujours un objet de
respect pour le pays, de décider que le sort seul présidera à la formation du
jury ; et vous aurez fait un grand bien.
Si
quelques personnes ont pu croire que dans l’état actuel le jury présentait des
inconvénients, on y a paré en élevant le cens fixé pour être juré ; vous avez
alors des garanties que vous n’aviez pas. Admettre encore, indépendamment du
droit de récusation qu’a le gouvernement, une épuration dans laquelle
interviendrait le ministère public ou le gouverneur, ce serait constituer un
système d’injustice et d’arbitraire. Et, je le répète, plusieurs d’entre vous,
qui êtes les mandataires du peuple, qui formez le grand jury national, seriez
les premiers, pour des circonstances données, à être épurés, à être déclarés
indignes. Songez-y !
M.
Lebeau. - Je ne crois pas manquer de respect au
congrès, dont j’ai en l’honneur de faire partie, en avançant que son décret
organique du jury fut une faute. Le congrès national, dans cette circonstance,
s’est trompé. L’expérience est plus sage que les assemblées les plus éclairées.
Je crois que l’expérience nous en a plus appris sur cette matière, depuis la
promulgation du décret du 19 juillet 1831, que le congrès n’en savait sur les
résultats possibles de son organisation du jury.
Que
le congrès se soit trompé, c’est ce que la chambre a déjà reconnu en repoussant
l’admission des personnes remplissant des fonctions gratuites ; c’est ce qu’on
a reconnu encore quand la grande majorité de cette chambre a voté l’élévation
du cens fixé par le congrès. On a encore reconnu, à mon avis, que le congrès
s’est trompé lorsqu’on a substitué au sort, à l’aveugle sort, un choix
intelligent et moralement responsable qui avait été jusque-là le droit commun
du jury.
Il
ne faut pas croire, en effet, que le système de réduction, de choix dans la
liste des citoyens légalement habiles à être jurés, soit une invention de
l’empereur, que ce système ne soit organisé que dans le code de 1808. Le système
de réduction est aussi vieux que le jury lui-même.
La
réduction s’exerce en Angleterre dans des proportions plus étendues, avec un
arbitraire plus grand laissé à un magistrat, qu’on ne le propose en Belgique.
En Angleterre, pays considéré comme le berceau du jury, à côté de l’aptitude
légale d’être juré, est le choix très restreint du magistrat, et de l’autorité
administrative.
Ce
n’est pas, messieurs, au code d’instruction criminelle, ce n’est pas à
l’empereur que l’honorable préopinant fait le procès, en attaquant le système
de réduction ; c’est à l’assemblée constituante elle-même, dont je tiens à
rappeler brièvement les dispositions en matière de jury.
Vous
savez que c’est l’assemblée constituante qui a institué le jury en France, et
qu’elle l’a divisé en jury de jugement, en jury d’accusation. Il est curieux de
voir comment le jury d’accusation était organisé par le code du 29 septembre
1791 :
« Nul
ne pourra être placé sur la liste, s’il ne réunit les conditions requises pour
être électeur. »
Cela
constituait un personnel assez considérable, puisqu’il suffisait de trois
journées de travail pour être électeur ; c’était à peu près le suffrage
universel.
Voilà
la liste des citoyens aptes à être appelés aux fonctions de jurés. Comment le
choix des jurés se faisait-il ? Le voici :
« Le
premier syndic (agent du pouvoir exécutif) formera tous les trois mois la liste
de trente citoyens qui servent de jurés dans les accusations ; elle sera
approuvée par le directoire (administration départementale). »
Ainsi,
sur une liste de sept à huit mille citoyens, on choisissait 30 jurés, et huit
jours avant la réunion on en tirait huit au sort pour former le jury
d’accusation. Qui avait formé la liste de 30 jurés ? Le procureur-syndic, agent
du pouvoir exécutif près de l’administration départementale.
Voici
ce qui concerne le jury de jugement :
« Tout
citoyen ayant la qualité requise pour être électeur se fera inscrire.
« Sur
cette liste, le procureur-syndic du département choisira, tous les trois ans,
deux cents, qui formeront la liste du jury de jugement. Cette liste sera
approuvée par le directoire (administration départementale). »
Je
ne pense pas qu’on puisse accuser les législateurs de 1790 de tendance au
despotisme ; cependant voyez combien est restreint le choix dans les jurys de
jugement et d’accusation ; c’est sur 30 qu’on tire au sort le jury
d’accusation, et sur 200 qu’on choisit le jury de jugement ; et ces deux
nombres sont extraits du chiffre de sept ou huit mille électeurs au moins.
Ce
n’est pas tout. L’assemblée constituante croyait n’avoir pas fait assez par
toutes ces précautions. En décrétant l’intervention des citoyens dans
l’administration de la justice criminelle, elle voulait que cette intervention
fût sans danger. Elle avait pensé qu’il y avait de certaines accusations qui
exigeaient des connaissances toutes particulières, et qui demandaient par
conséquent des jurés spéciaux.
Dans
le même code, elle désigne les crimes dont il s’agit, et indique ce qu’il faut
faire, sous le titre : « Procédure particulière sur le faux, la
banqueroute frauduleuse, la concussion, les malversations de deniers. »
Cette
classification de l’assemblée constituante de délits spéciaux et de jurés
spéciaux répond suffisamment à ceux qui prétendent qu’il suffit du simple bon
sens et d’une moralité ordinaire pour décider les affaires criminelles les plus
compliquées. Le législateur ajoute :
« Pour
former le jury spécial d’accusation, le procureur syndic, parmi les citoyens
éligibles, en choisira 16 ayant les connaissances relatives au genre de délit,
sur lesquels il en sera tiré au sort 8 qui composeront le tableau du jury.
« Le
jury spécial de jugement sera formé par le procureur-général syndic, lequel, à
cet effet, choisira 26 citoyens ayant les qualités ci-dessus désignées. »
Vous
voyez que non content d’avoir abandonné à l’administration départementale la
faculté de réduire à un très petit nombre de jurés ceux qui doivent figurer sur
les tableaux des jurys de jugement et d’accusation, les législateurs de 1791
croient devoir établir des jurys spéciaux d’accusation et de jugement pour des
questions complexes, délicates, dont l’appréciation ne peut avoir lieu qu’au
moyen de connaissances spéciales.
L’expérience
de ce système fut faire, et cette expérience était connue quand on publia le
code du 3 brumaire an IV. La convention ne peut pas être accusée d’avoir, à
cette époque, cherché à composer des listes des jurés dans un intérêt politique
; eh bien, je trouve dans le code du 3 brumaire an IV la consécration du
système posé dans le code d’instruction criminelle de 91. Voici ces
dispositions :
« La
loi appelle aux fonctions de jurés tous les citoyens âgés de 30 ans accomplis
qui réunissent les conditions requises pour être électeurs.
« Tous
les trois mois chaque administration départementale forme, d’après ses
connaissances personnelles, et les renseignements qu’elle s’est fait donner par
les administrations municipales, une liste de citoyens domiciliés dans
l’étendue du département qu’elle jugera propres à remplir les fonctions de jurés,
tant d’accusation que de jugement.
« Elle
divise cette liste en autant de parties qu’il y a de directeur de jury dans le
département.
« Elle
y porte autant de citoyens de chaque arrondissement pour le jury d’accusation
qu’il y existe de milliers d’habitants. »
Ainsi,
par exemple, dans la province de Namur, d’après la règle de brumaire an IV, la
liste réduite se composerait de 200, et dans la Flandre orientale, prenant
toujours pour base la population, la liste réduise se composerait de 700. Si
l’on fait attention que le nombre des électeurs était au moins décuplé, il
faudra, selon M. Dumortier, prétendre que le code de 91 et celui de brumaire an
IV déclaraient indignes des fonctions de juré cinq ou six mille citoyens par
département. Ce n’est pas une pareille signification que ces législateurs
attachaient à la faculté de réduction. De ce que l’on n’était pas appelé sur la
liste réduite, on n’était pas pour cela déclaré ignare, immoral ; l’épuration
disait seulement que pour être associé à l’administration de la justice, il
fallait une capacité particulière, une intelligence assez cultivée.
« Cette
liste (ainsi réduite) ne peut être arrêtée qu’après avoir été communiquée au
commissaire du pouvoir exécutif près l’administration départementale pour y
faire ses observations. »
Vous
voyez que le gouvernement lui-même était appelé à intervenir dans la
composition de la liste définitive du jury, à une époque où il n’y avait certes
pas de tendance à la centralisation du pouvoir.
Sous
la même loi du 3 brumaire de l’an IV, on a conservé également les jurys
spéciaux. Voici les dispositions du code :
« Toute
affaire dans laquelle, d'après la constitution et les articles 140, 141 et 142
ci-dessus, le directeur du jury exerce immédiatement les fonctions d'officier
de police judiciaire, doit être soumise à des jurés spéciaux d'accusation et de
jugement. »
« Il
en est de même de toute affaire qui a pour objet un faux en écriture ou
fabrication, une banqueroute frauduleuse, une concussion, un péculat, un vol de
commis ou d'associés en matière de finance, commerce ou banque, une forfaiture,
ou un écrit imprimé. »
« Pour
former le jury spécial d'accusation, le commissaire du pouvoir exécutif près le
directeur du jury choisit seize citoyens ayant les qualités et connaissances
nécessaires pour prononcer sainement et avec impartialité sur le genre du
délit. »
« La
liste destinée à former le jury spécial de jugement est dressée par le
président de l'administration départementale ; il choisit, à cet effet, trente
citoyens ayant les qualités et connaissances ci-dessus désignées. »
Le
code d’instruction criminelle de l’an VIII a supprimé les jurys spéciaux, mais
il a créé les cours spéciales.
Je
n’ai pas à faire l’éloge des cours spéciales ; elles ont été abolies et avec
raison, je crois ; mais on avait reconnu l’utilité de garder dans la
législation ce qui tenait lieu des jurys spéciaux.
Maintenant,
messieurs, le plus grand défaut du jury, tel qu’il a été constitué par le code
d’instruction criminelle, c’était, il faut le dire, l’intervention du préfet,
ou plutôt le mode de cette intervention : le préfet choisissait, comme vous le
savez, 60 jurés dans une liste formée des 300 plus imposés, de tous les membres
des collèges électoraux ainsi que des personnes exerçant quelques professions
spéciales, appelées capacités ; le préfet ne choisissait donc que 60 jurés dans
une liste de 7 ou 800, et il faisait ce choix à une époque tellement rapprochée
de l’ouverture des assises, qu’on pouvait dire jusqu’à certain point qu’il
était libre de choisir des jurés ad hoc pour les affaires qui allaient être
traitées. Après cela, le président de la cour d’assises réduisait la liste à
30, sans motiver en aucune manière cette épuration. Aussi, messieurs, de toutes
parts se sont élevées des réclamations contre le jury impérial, et des
réclamations tellement vives que la restauration elle-même a cru devoir y faire
droit. Eh bien, messieurs, quelles sont les réformes qui ont été introduites
alors dans l’institution du jury ? Vous les avez dans la loi du 2 mai 1827 ;
d’après cette loi on admit, dans la liste des personnes aptes à être jurés,
d’abord tous les électeurs et ensuite certaines catégories de capacités ; le
droit de réduire la liste fut conservé, et pas une réclamation ne s’éleva même
de la part de l’opposition la plus avancée contre la faculté de réduction
laissée au préfet, mais avec des garanties spéciales : ainsi, au lieu de ne
choisir que 60 personnes, il eut le droit de réduire proportionnellement la
liste, mais de manière qu’elle restât toujours composée de 200 jurés ; il
devait, ensuite, opérer cette réduction pour l’année suivante tout entière, et
à une époque où il était absolument impossible de prévoir la nature des
affaires qui occuperaient les cours d’assises, c’est-à-dire au commencement
d’octobre. Le système a survécu à la révolution de juillet ; à l’occasion de la
réforme du code pénal et des modifications apportées au code d’instruction
criminelle, personne n’a songé à modifier le jury, tel qu’il était organisé par
la loi du 2 mai 1827 ; c’est ce jury qui régit encore la France aujourd’hui et
contre lequel il n’y a aucune plainte, aucune réclamation.
Vous
le voyez, messieurs, l’assemblée constituante a pris le jury en Angleterre ;
elle y a trouvé, à côté d’une liste générale, la faculté de réduction ;
l’assemblée constituante a conservé cette faculté dans son code, la convention
l’a conservée, l’empereur l’a conservée, la restauration l’a conservée, la
révolution de juillet l’a conservée. Ce qui s’est fait en Belgique n’avait
d’antécédent ni d’analogie nulle part. Et c’est ce système que l’honorable
préopinant préconise ! Evidemment, si l’on voulait achever de ruiner le jury
dans l’opinion publique, si l’on voulait voir beaucoup de voix se joindre à la
voix réprobative de quelques-uns de nos collègues, il n’y aurait rien de mieux
à faire que de maintenir ce qui existe et de rejeter les modifications
proposées.
Maintenant,
messieurs, que tout est dit sur la question de la réduction des listes, il
reste à examiner les moyens de l’organiser. Je vous avoue que malgré tout ce
qu’on a dit contre l’intervention de la députation provinciale, j’ai, après
mûre réflexion, quelque regret de ce que M. le ministre de la justice ait cru
devoir abandonner son premier système.
Je
pense, messieurs, que d’après l’expérience de tout ce qui s’est pratiqué
jusqu’aujourd’hui, l’intervention de l’autorité administrative, telle qu’elle
est constituée en Belgique doit être préférée au système qui a été admis au
premier vote. La députation provinciale, comme l’a dit un honorable préopinant,
est en relation constante, en contact perpétuel avec les administrations
locales, et quoiqu’on en dise, elle présente autant de garanties d’indépendance
et d’impartialité que les tribunaux. A moins de n’avoir plus foi dans le
système électif, à moins de dire que l’élection n’est pas une garantie
d’indépendance comme la nomination inamovible, je crois qu’il faut avoir
confiance dans les députations provinciales.
« Mais,
dit-on, les magistrats inamovibles ne sont point exposés à subir l’influence
des passions politiques comme les corps administratifs. » On oublie ici
une chose, messieurs, c’est que du moment où vous instituez l’autorité
judiciaire juge des réductions à faire dans les listes des jurés, vous
introduisez nécessairement dans l’action de l’autorité judiciaire celle des
officiers du parquet ; vous aurez beau, comme l’a proposé un honorable
préopinant, rayer de la loi l’intervention du ministère public, vous n’auriez
rien fait, puisqu’il est évident que d’après la nature de leurs rapports avec
la magistrature, d’après la nature de leurs relations avec les officiers de
police judiciaire, ce sont les officiers du ministère public qui seront
nécessairement appelés à donner des renseignements en chambre du conseil, que
la loi le dise ou qu’elle ne le dise pas ; quoi qu’en pense le ministre de la
justice, c’est le ministère public qui exercera l’influence la plus
prépondérante dans la formation des listes des jurés.
Je
ne crains pas, messieurs, que les officier du parquet cherchent à influencer
les magistrats dans le but de faire composer les listes de manière à obtenir
des condamnations politiques ; je crois que, dans ce cas, il serait facile aux
magistrats de reconnaître qu’on veut les influencer et de se préserver de
l’influence ; mais ce qui est à craindre, c’est que les magistrats, sachant que
les officiers du parquet ont une connaissance bien plus exacte des personnes
capables, ne s’en rapportent naturellement à leurs renseignements, que vous
l’écriviez ou non dans la loi. Eh bien, messieurs, mettant toute préoccupation
politique de côté, il me semble qu’on peut toujours dire que pour les officiers
du parquet, en général, les bons jurés sont ceux qui condamnent, et les mauvais
jurés ceux qui acquittent ; comme un honorable membre l’a dit avec beaucoup de
raison dans une précédente séance, la tendance naturelle de ceux qui accusent
est de voir partout des coupables, comme la tendance naturelle de ceux qui
défendent est de voir partout des innocents. Voilà, messieurs, l’inconvénient
qu’il faut craindre : c’est qu’en quelque sorte à leur insu, sans se rendre
compte de la tendance dont je viens de parler, des officiers du parquet, hommes
très honorables, pourront influer dans ce sens sur la réduction des listes.
Voilà,
messieurs, des scrupules que je tenais à exposer à l’assemblée ; je vous avoue
que ce ne sont pas des raisons déterminantes pour me porter à rejeter la
proposition qui nous est soumise, mais je vous prie de les peser et d’examiner
mûrement la question de savoir s’il ne serait pas plus sage de revenir à la
proposition primitive du gouvernement, de confier l’épuration aux députations
provinciales.
Remarquez, messieurs, la différence qu’il y a
entre les magistrats et les membres des députations provinciales : ceux-ci ne
sont pas obligés de s’en rapporter aux hommes du gouvernement ; de s’en
rapporter aux gouverneurs, comme les présidents des tribunaux seront moralement
obligés de s’en rapporter aux officiers du parquet ; les membres de la
députation provinciale, qui, au vœu de la loi, sont choisis dans tous les
arrondissements judiciaires, ont une connaissance exacte de toutes les
localités ; ils peuvent juger par eux-mêmes, tandis que les magistrats sont
souvent étrangers à la plupart des localités et n’ont aucune correspondance
hiérarchique, aucun rapport direct avec les chefs des administrations locales.
Je
soumets ces observations à la chambre, mais je déclare que j’attache trop de
prix à la faculté de la réduction des listes pour ne pas l’admettre, même quand
elle serait confiée aux autorités judiciaires. L’expérience fera voir s’il est
utile de revenir de ce système.
M.
de Brouckere. - Messieurs, j’évite autant que possible de
prendre deux fois la parole sur une même question, afin de ne pas prolonger la
discussion ; mais l’article que nous discutons en ce moment me paraît tellement
important que j’ai la conviction que, si vous adoptez la proposition du
gouvernement, ce seul article exercera sur l’institution du jury une influence
plus bienfaisante que tout le reste de la loi. Vous ne trouvez donc pas mauvais
que je réclame encore quelques moments votre attention pour répondre à ceux qui
insistent, afin d’engager la chambre à ne pas admettre la proposition du
gouvernement.
On
a commencé par dire que le système d’épuration (on est convenu d’appeler ainsi
l’opération qui consiste à réduire le nombre des personnes qui figurent sur les
listes des jurés, mais je déclare n’attacher aucune importance à ce mot qui
pourrait peut-être blesser quelques personnes) ; je dis donc que l’orateur qui
s’est le plus élevé contre la proposition du gouvernement a rappelé que le
système d’épuration a été présenté au congrès national, et que le congrès l’a
repoussé comme éloignant du jury les garanties que le pays a voulu y trouver.
Comme
l’honorable orateur trouve bon ce qui a été fait par le congrès et qu’il ne
veut revenir sur rien de ce qu’a fait cette assemblée, il en tire la
conséquence qu’il faut laisser l’institution du jury telle qu’elle est. Je
respecte infiniment le congrès et j’ai une raison particulière pour cela, c’est
que j’en faisais partie ; mais cela n’empêche pas que je dois reconnaître que
le congrès s’est quelquefois trompé, et à mes yeux il s’est évidemment trompé
en matière de jury. Il n’y a pas, cependant, de quoi lui en faire un crime : le
congrès était dans une position bien différente de celle où nous nous trouvons
aujourd’hui ; le congrès a surgi immédiatement après la révolution,
c’est-à-dire qu’il avait encore présents à la mémoire les actes du gouvernement
précédent.
Il
se rappelait que, pendant 15 ans, nous avons eu une magistrature amovible,
alors qu’on nous promettait l’inamovibilité pour cette magistrature ; il se
rappelait que le gouvernement, dans certaines circonstances, avait mis tout en
œuvre pour dominer cette magistrature ; il se rappelait qu’il y avait eu une
grande quantité de procès de presse dans lesquels le gouvernement avait joué un
rôle, et il ne voulait plus que le gouvernement, qu’il établissait, pût jouer
ce rôle.
Il
n’est donc pas étonnant qu’en présence de semblables souvenirs, le congrès
national ait été plus méfiant que nous ne le devons être nous-mêmes ; et qu’en
instituant le jury, il l’ait établi sur des bases qu’il regardait, lui, comme
libérales, et qui aujourd’hui, à mes yeux et aux yeux de beaucoup d’hommes
sensés, sont contraires à la liberté bien plus qu’elles ne lui sont favorables.
Ainsi,
malgré tout le respect que nous pouvons avoir dans les décisions du congrès, et
nous en avons réellement, nous ne manquons nullement à cette grande assemblée
en réformant aujourd’hui ce que nous trouvons qu’il y a de vicieux dans ce
qu’elle a décrété il y a sept ans.
Quel
est le principal motif pour lequel l’honorable M. Dumortier (car c’est à lui
que je réponds en ce moment), l’honorable M. Dumortier, dis-je, ne veut pas du
système d’épuration ? Parce que, dit-il, rayer un citoyen belge de la liste où
il est porté et où il a le droit d’être porté à raison du cens qu’il paie,
c’est lui faire un affront, c’est lui imprimer une sorte de flétrissure au
front. Eh bien, ajoute-t-il, cette flétrissure viendra souiller les trois
quarts des personnes qui sont portées sur le liste des jurés ; elle pourrait
vous atteindre vous-mêmes. Voilà le langage de l’honorable M. Dumortier.
La
crainte qu’éprouve donc l’honorable membre, est qu’on n’imprime une flétrissure
a beaucoup de citoyens belges. Moi j’ai une crainte toute différente, ou plutôt
j’aurais une crainte toute différente si je n’avais la plus grande confiance
dans les magistrats qui seront chargés de l’opération épuratoire. Et savez-vous
quelle est ma crainte ? C’est qu’il y ait trop de citoyens en Belgique qui
cherchent à être ainsi flétris ; car si je n’avais pas confiance dans les magistrats,
je craindrais que des hommes éclairés, haut placés, n’abusassent de leur
position pour engager les magistrats à les rayer de la liste des jurés, et leur
appliquer la flétrissure dont parle M. Dumortier.
Mais,
messieurs, depuis quand, lorsqu’une liste qui contient un certain nombre
d’individus doit être réduite ; depuis quand, dis-je, a-t-on imaginé que
c’était un affront de tomber au nombre de ceux qu’on rayait ? Mais c’est dire
que dans une semblable opération, s’il y a par exemple 400 personnes portées
sur la liste, il y aura 300 personnes flétries, pour 100 personnes qui
resteront honorables. J’abandonne un semblable jugement à tous ceux qui
m’écoutent.
Si
vous adoptez ce système, continue l’honorable M. Dumortier, le jury ne sera
plus le jugement du pays ; vous aurez en quelque sorte détruit, faussé
l’institution ; car vous savez que le jury, c’est le jugement du pays.
J’admets
avec l’honorable M. Dumortier, que le jury, c’est le jugement du pays, mais le
jugement de la partie sage, éclairée et morale du pays. Si ce qu’a dit
l’honorable M. Dumortier est vrai, je lui demande comment il justifierait la
mesure en vertu de laquelle on ne porte sur la liste des hommes capables d’être
juré que ceux qui paient un certain cens. Ceux qui ne paient pas ce cens, ne
sont-ils pas Belges comme nous ? Et cependant vous ne les admettez pas à être
jurés, et ils ne se regardent pas pour cela comme flétris.
Ainsi,
tous ces arguments tombent à faux. Le jury, c’est le jugement du pays, c’est
vrai ; mais ce jugement ne peut pas être prononcé par le pays tout entier ;
c’est à la législature à indiquer le mode d’après lequel seront choisies les
personnes appelées à prononcer le jugement du pays. Il en est ainsi de toutes
les élections. Nous sommes, nous, les représentants du pays ; avons-nous été
pour cela appelés à siéger ici, par le pays tout entier ? Mais non ; nous avons
été nommés par des électeurs, et les électeurs, ce sont ceux qui paient un
certain cens. Je crois cependant que personne ne sera tenté d’attaquer les
opérations du collège électoral comme n’étant pas l’expression de l’opinion du
pays. Et pourquoi n’est-ce pas le pays tout entier qui exprime cette opinion ?
Parce que ce système présente trop d’inconvénients, et il a fallu encore une
fois que ceux qui ont fait la constitution déterminassent le mode d’après
lequel sera exprimée l’opinion du pays. Il en est de même en matière de jury.
J’ai
à répondre à ceux qui insistent encore, tout en admettant le système
d’épuration, pour que cette épuration soit confiée aux députations provinciales
et non pas à la magistrature.
L’orateur
qui vient de soutenir ce système a prétendu que nous montrons une défiance,
sans aucun fondement, en ne voulant pas permettre que ce soit la députation des
états qui fasse l’épuration ; la députation des états, dit-il, mérite la même
confiance que la magistrature ; la députation des états est également
indépendante du pouvoir, et présente sous ce rapport les mêmes garanties que la
magistrature.
Mais
l’honorable M. Lebeau a oublié que le principal membre de la députation
permanente, celui qui la préside, celui qui exerce la plus grande influence,
c’est le gouverneur de la province ; et l’honorable M. Lebeau ne prétendra certainement pas qu’un
gouverneur de province est un fonctionnaire indépendant du pouvoir. J’ai
toujours soutenu avec lui que les fonctionnaires amovibles, nommés par le
gouvernement, sont au contraire et doivent être plus ou moins sous l’influence
du gouvernement. C’est donc à tort que l’honorable M. Lebeau a soutenu que la
députation permanente présentait les mêmes garanties d’indépendance que la
magistrature.
Après
cela, je maintiens tout ce que j’ai dit sur l’inconvénient qu’il y a à confier
le choix des juges, en matière criminelle, à des corps qui, je le répète encore
une fois, sont des corps politiques.
Mais,
dit l’honorable M. Lebeau, la députation permanente aura bien plus facilement
des renseignements sur les jurés que ne pourront les avoir les magistrats. De notre
côté, nous avons établi que les magistrats auront plus facilement des
renseignements. Mais pourquoi M. Lebeau pense-t-il que la députation permanente
obtiendrait des renseignements avec plus de facilité ? C’est parce que, selon
lui, ces députations permanentes sont en correspondance continuelle avec les
autorités communales. Eh bien, moi, je désire qu’on ne s’adresse pas aux
autorités communales pour obtenir des renseignements. Si vous vous adressez à
des autorités communales, vous allez appeler des influences qui doivent rester
tout à fait étrangères, lorsqu’il s’agit du choix des jurés. Les bourgmestres
(je parle surtout des bourgmestres de certaines communales rurales), les
bourgmestres, dis-je, émettront des avis suivant les relations particulières
qu’ils auront avec certains individus qu’ils voudront ou ne voudront pas voir
faire partie du jury. Il est impossible que le bourgmestre d’une commune rurale
ne soit pas dominé par certaines influences ; il faut éviter ces influences, il
faut que les renseignements partent de plus haut. Je l’ai dit, les juges de
paix sont des magistrats qui, à cet égard, doivent inspirer toute confiance.
J’arrive
maintenant à ce qui concerne le ministère public.
L’honorable
M. Verhaegen a en quelque sorte accusé d’inconséquence ceux qui ne veulent pas
de l’intervention du conseil provincial, et qui, cependant, ne désapprouvent
pas avec la même énergie celle du ministère public. L’honorable M. Verhaegen a
perdu de vue que le ministère public n’interviendra jamais pour une décision ;
qu’il donne un simple avis, et que cet avis ne dominera jamais ceux qui sont
appelés à décider. Que de différences entre un avis du ministère public qu’on
peut suivre ou ne pas suivre, et un jugement rendu en dernier ressort ! Ainsi
le reproche de l’honorable M. Verhaegen est sans fondement.
Mais,
dit-on, vous vous fiez à la magistrature inamovible, et de l’autre, vous ne
vous en rapportez pas à elle ; vous voulez la forcer à consulter le ministère
public : c’est un affront que vous lui faites (le mot a été prononcé).
Mais,
messieurs, dans presque toutes les affaires, les tribunaux sont obligés, sous
peine de récusation, de demander l’avis du ministère public. Croyez-vous qu’il
y ait un seul magistrat qui ait cru qu’on lui avait témoigné la moindre défiance,
parce qu’on l’avait forcé de consulter l’opinion du ministère public, avant
qu’il émît la sienne ? J’ose le dire, c’est la première fois qu’une semblable
idée est mise en avant.
Mais
à quoi bon, dit-on, demander l’avis du ministère public ? Mais, messieurs,
c’est une garantie de plus que l’on veut donner à ceux qui ont des intérêts à
porter devant la magistrature. Le ministère public est en quelque sorte l’agent
de la société, l’agent du gouvernement dans certaines circonstances ; il émet
un avis, mais cet avis ne peut en aucun cas faire loi ; cet avis enfin est
adopté ou rejeté, selon que les magistrats le trouvent bon ou mauvais.
Il en sera de la liste des jurés, comme il en
est du prononcé de toutes les affaires. Du reste, je le répète, je ne tiens pas
pour ma part à l’intervention du ministère public, je ne la crois pas
nécessaire ; mais je ne la crains pas ; je la regarde comme ne devant entraîner
aucun inconvénient, quelle que soit la disposition qu’adoptera la chambre ;
soit qu’elle laisse ou non intervenir le ministère public, je voterai pour la
proposition du gouvernement.
Je
termine en répétant ce que j’ai dit en commençant : c’est que cette seule
disposition améliorera plus le jury que toutes les autres dispositions de la
loi.
M.
Dolez. - Messieurs, la chambre paraissant fatiguée de
cette discussion, je m’abstiendrais de prendre la parole, si je n’avais
peut-être quelques droits à son indulgence dans cette occasion, n’ayant pas
pris jusqu’ici part à la discussion fort grave qui nous occupe. Elle me
permettra donc de dire quelques mots, pour lui faire connaître ma pensée sur le
système qui lui est actuellement soumis.
Si
jamais nécessité fût universellement sentie dans cette chambre et dans le pays,
c’est certes celle de changer la législation actuelle du jury. Aussi, à cet
égard, sommes-nous tous ou à peu près tous d’accord. Le mode d’améliorer cette
institution amène seul quelques dissidences entre nos opinions.
Faut-il
l’améliorer en élevant le cens requis par le congrès ou au moyen d’une élection
qui ne soit plus l’œuvre du hasard, mais l’œuvre de l’intelligence humaine ?
Tels sont les deux systèmes qui vous sont soumis. L’un et l’autre ont été admis
au premier vote.
Je
déclare, quant au premier moyen, celui d’élever le cens requis par le congrès
pour être juré, que je n’y trouve qu’une amélioration bien faible, tellement
insignifiante, que si c’était la seule qu’on adoptât, ce ne serait pas la peine
de changer la loi qui nous régit. Quant à la seconde, je la regarde comme étant
de nature à produire les meilleurs résultats. Je pense qu’il est impossible de
composer un jury de noms d’hommes que le hasard seul aura désignés, et qu’il
faut que les jurés soient tirés parmi ceux qui auront été reconnus par une
autorité quelconque comme présentant des garanties et à l’accusé et à la
société, qui sont en présence dans une accusation publique. Mais quelle est,
dans ce système, l’autorité qu’il importe de choisir ? Est-ce, comme on l’a
fait au premier vote, l’autorité judiciaire ? ou bien est-ce la députation
provinciale, comme plusieurs membres le demandent et comme M. le ministre de la
justice l’avait proposé ? Quant à moi, je le proclame, je n’hésite pas à me
prononcer pour la députation provinciale, et je le fais par des motifs
péremptoires que je vais exposer.
Nous
trouvons que le jury manque quelque peu le but qu’on s’était proposé, mais nous
ne critiquons pas sa base ; nous reconnaissons que le jugement du jury doit
rester l’opinion du pays, une émanation du pays. Eh bien, si vous accordez à la
députation provinciale, qui est une émanation du pays, le choix des jurés, vous
laissez intacte la base de l’institution. Si, au contraire, vous donnez ce
choix à l’autorité judiciaire, vous méconnaissez son principe ; ce ne sont plus
les élus du pays qui désignent les jurés, mais les élus du pouvoir, car les
magistrats ne tiennent pas leur mandat du peuple, mais de l’autorité du pouvoir
exécutif. Abandonner l’élection du jury à l’autorité judiciaire, c’est changer
entièrement la base de l’institution. Je crois que pour la laisser intacte, il
faut recourir à l’autorité provinciale et pas à d’autre.
Maintenant
aurez-vous dans le choix de la députation toutes les garanties désirables ? Je
n’hésite pas à répondre que oui. Si par impossible, comme semblait le faire
craindre M. de Brouckere, les membres de la députation abandonnaient leur
prérogative et se laissaient diriger dans leur choix, d’une manière absolue,
par le gouverneur, on trouverait un correctif dans le principe de la députation,
dans les élections qui, lors de la réélection, rappelleraient les mandataires
provinciaux à leur devoir, en ne continuant pas le mandat de ceux qui en
auraient mal usé. Voilà une garantie que je ne rencontre plus si vous livrez le
choix des jurés à l’autorité judiciaire. S’il arrivait que l’autorité
judiciaire se laissât aller à l’impulsion du ministère public, quel serait le
moyen de la rappeler à des voies plus saines ? L’autorité judiciaire, par cela
seul qu’elle est inamovible, est au-dessus de toute censure, quel que soit le
système qu’elle embrasse, quelle que soit la marche qu’elle suive. Je crois que
la chambre fera sagement en revenant au système proposé par le ministre de la
justice et en abandonnant celui formulé par la section centrale.
Il
est un autre point sur lequel je désire appeler votre attention, c’est sur
l’expression dont on s’est servi pour caractériser l’opération qu’établit la
loi nouvelle. On l’a caractérisée par l’expression : « épuration du
jury. » Je ne crains pas les mots ; mais il en est de tellement
caractéristiques qu’ils m’effraient, et le mot d’épuration appliqué à la
formation du jury est de cette dernière espèce. Je ne vois pas là d’épuration,
je n’y vois que l’élection de personnes capables d’exercer les fonctions de juré,
une déclaration qu’ils sont aptes ; dites alors que la liste dressée en vertu
de l’article premier ne sera pas celle des jurés, mais la liste des personnes
capables, des personnes aptes à être appelées aux fonctions de juré, et que les
autres dispositions ne sont que le mode d’élection des jurés. Vous aurez par
cette marche répondu à une objection qui a été reproduite. Je ne crains pas,
vous a dit M. de Brouckere, que par esprit de parti, dans un but politique, on
appelle de préférence telles personnes aux fonctions de juré ; ma crainte,
c’est que les plus capables intriguent pour ne pas faire partie du jury. Il y a
moyen de parer à cet inconvénient, c’est d’appeler sur les fonctions de juré
une marque de confiance, de dignité ; si les citoyens savent que c’est à titre
de plus dignes, de plus capables qu’ils sont appelés aux fonctions de juré,
l’amour-propre s’en mêlera, on tiendra à bonheur d’y figurer. Au lieu d’avoir à
craindre que par complaisance on n’écarte des personnes capables, vous aurez
une sorte d’émulation qui portera les citoyens à désirer d’être appelés à ces
fonctions.
Je
crois donc qu’il ne faut pas se tromper sur le véritable caractère de la loi.
Il faut reconnaître que les qualités mentionnées à l’article premier rendent
seulement le citoyen habile à remplir les fonctions de juré, mais ne confèrent
pas cette qualité, et qu’elle ne peut l’être que par les moyens que la loi
déterminera.
Ce
sera dans cet ordre d’idées que j’aurai l’honneur de proposer des modifications
au projet adopté au premier vote.
Je
proposerai, au dernier paragraphe de l’article premier, la rédaction suivante :
« Ces
citoyens seront habiles à remplir les fonctions de juré près de la cour
d’assises dans le ressort de laquelle est établi leur domicile réel. »
A
l’article 2. Remplacer, au premier paragraphe, les mots « des
jurés, » par ceux : « des personnes dont il est parlé à l’article
premier. »
« Art.
3. Chaque année, avant le 1er septembre, la députation du conseil provincial
dressera, pour toute la province, la liste des citoyens dont il est parlé à
l’article premier. »
« Art.
4. Chaque année, avant le 1er novembre, elle désignera parmi les citoyens
inscrits sur cette liste, ceux qui seront appelés à former celle du jury pour
toute l’année suivante. Elle comprendra le quart de la première. »
Si,
messieurs, la pensée que j’ai l’honneur de vous soumettre n’était pas adoptée
par la chambre, si la chambre devait persévérer dans son premier vote sur
l’autorité appelée former les listes, je m’élèverais de toutes mes forces contre
la disposition qui appelle l’intervention du ministère public dans cette
opération. Je crois pouvoir m’appuyer sur des motifs non encore produits et qui
me paraissent péremptoires.
En
matière de justice criminelle, un principe fondamental qu’on a toujours
respecté, c’est l’égalité la plus absolue entre la défense et l’accusation. Si
quelque faveur doit être accordée, c’est toujours à la défense et jamais à
l’autorité qui accuse. Aussi voyez avec quel soin la législation pénale et les
lois d’instruction criminelle ont respecté ce principe fondamental.
Si
le ministère public a le droit de récuser des jurés, l’accusé a le même droit ;
si l’accusation a droit d’en récuser neuf, la défense a droit d’en récuser le
même nombre. Si l’accusation peut récuser des témoins, la défense le peut de
même ; tout, en un mot, est sur le pied d’égalité le plus complet entre
l’accusation et la défense. Or, qu’établit la loi ? Une récusation préalable
qui est donnée à la défense. Il y a donc dans la loi une violation du principe
fondamental que tous les législateurs ont toujours respecté quand ils ont voulu
rester justes.
Je
ne crains pas d’une manière exagérée l’influence que le ministère public peut
exercer dans une épuration sur les membres de l’autorité judiciaire ; ce que je
crains, c’est de voir diminuer le respect qui doit toujours entourer les arrêts
de la justice. Aujourd’hui, quand une condamnation est prononcée sur la
déclaration du jury, l’opinion publique la ratifie parce que cette condamnation
est à l’abri de l’intervention du gouvernement, parce qu’entre l’accusation et
la défense, les armes sont restées les mêmes. Si vous mainteniez cette
disposition malencontreuse que vous avez adoptée au premier vote, il n’en
serait pas ainsi ; dès qu’un accusé serait frappé, il ne manquerait pas de
s’écrier que c’est à l’intervention du ministère public qu’il faut attribuer sa
condamnation, que la composition du jury a été de telle manière plutôt que de
telle autre, et qu’il a dû se défendre comme accusé devant des jurés choisis
par l’accusateur.
Par ma profession, je dois tenir à ce que les
décisions de la justice, quels que soient ses organes, soient toujours
respectées. Il en est de même de ses arrêts. Vous ne pouvez maintenir une
disposition qui irait diamétralement contre ces résultats. Je crois donc que,
quelle que soit la base qu’on adopte, quelle que soit l’autorité à qui on
défère le soin si grave de composer la liste du jury, on devra, dans tous les
cas, proscrire toute intervention du magistrat que la loi charge de diriger
l’accusation.
Ce
sera dans ce sens que je voterai, lorsque la chambre sera appelée à le faire.
Je
dépose sur le bureau les amendements que j’ai eu l’honneur de vous soumettre.
M.
Raikem. - Après les discours que vous venez d’entendre,
je crois devoir restreindre les observations que je désire soumettre à la
chambre.
Il
me semble que les questions qui se présentent se réduisent aux trois suivantes
:
1°
Confiera-t-on une autorité quelconque le droit de réduire les listes du jury ?
2°
Sera-ce l’autorité administrative (la députation provinciale) ou l’autorité
judiciaire qui sera chargée de la confection de la liste réduite dans laquelle
les jurés seront tirés au sort ?
3°
Comment organisera-t-on le mode de réduction des listes ?
Quant
à la première question il me semble inutile de m’en occuper longuement ; car la
grande majorité de l’assemblée paraît d’avis qu’il y a lieu de réduire les
listes des jurés ; il n’y a pas de difficulté sur ce point, malgré la décision
contraire prise par le congrès national dans une de ses dernières séances,
lorsqu’il était sur le point de se séparer. L’honorable M. de Brouckere a
suffisamment répondu à l’honorable M. Dumortier sur ce point, et j’ai déjà fait
observer dans une précédente séance que la minorité qui a voté contre la loi du
jury au congrès, et qui cependant avait appuyé l’institution du jury, avec un
choix de jurés tel qu’il était proposé par la commission, était assez forte
pour qu’il fût permis d’appeler de nouveau l’attention du législateur sur cet
objet.
L’honorable
M. Dumortier vous a dit que ce système de choix dans une liste de jurés avait
été le résultat du système de l’empereur Napoléon, qui voulait dominer toute la
politique ; je ne doute pas qu’avant de prendre part à cette discussion, cet
honorable député n’ait fait une étude particulière de ce qui concerne le jury ;
mais il n’aura probablement pas fait attention à tout ce qui s’est dit lors de
la discussion du code d’instruction criminelle, où un des orateurs a fait
remarquer que, par les dispositions alors existantes, le jury était étranger
aux crimes politiques. En effet, il suffit de lire les dispositions
législatives existant à cette époque pour se convaincre qu’il en était ainsi.
D’après cette erreur échappée à l’honorable membre, il me permettra de me
défier de ses lumières sur la question, au moins en ce qui concerne la partie
historique.
M.
Dumortier. - Je demande la parole.
M.
Raikem. - Je viens donc à la seconde question, celle
de savoir si c’est l’autorité administrative ou l’autorité judiciaire qu’il
faut charger de réduire les listes. La section centrale s’est prononcée pour
l’autorité judiciaire. Quelle objection fait-on contre ce système ? Un
honorable préopinant a dit : Le jury est le jugement du pays. Donc vous devez
charger de la composition du jury un corps électif. La députation provinciale
est dans ce cas ; si elle ne remplit pas sa mission, elle est soumise au
jugement des électeurs. Les magistrats sont inamovibles ; on reconnaît leur
indépendance ; mais s’ils se trompent dans la composition du jury, ils ne sont
pas soumis au jugement des électeurs. II s’ensuivrait qu’en France le jury
n’est pas le jugement du pays, car à on aurait dû, dans ce système, confier à
un corps électif le choix des jurés composant la liste particulière prise dans
la liste générale.
Cependant
remarquez que la liste particulière dans laquelle on tire au sort est formée
par le préfet qui est, comme on sait, un agent du gouvernement. Aucune autre
autorité n’intervient ; là il n’y a pas de corps électif qui forme la liste ;
cependant je crois que le jury représente l’opinion du pays, alors même que la
liste est formée par le préfet. Quand même en Belgique le jury serait choisi
par le gouverneur (non pas au nombre de 60 jurés, mais au nombre de 2 ou 3
cents), il serait encore vrai qu’il représente l’opinion du pays, car ce ne
serait pas le choix des jurés qui serait délégué à ce fonctionnaire, mais la
formation d’une liste assez nombreuse pour prévenir les abus de l’arbitraire.
Mais je ne fais cette observation que par comparaison à ce qui a lieu dans un
pays voisin, sans y avoir excité de réclamation. Car ce n’est pas le système
que nous proposons.
Du
reste, à quoi fait-on allusion quand on dit que le jury doit être choisi par un
corps électif ? On fait allusion aux crimes et délits politiques et de la
presse. On dirait vraiment, à entendre les honorables préopinants, qu’il n’y a
que les crimes et délits politiques et de la presse qui intéressent la société,
et qu’il ne faut pas veiller à la répression des autres crimes et délits. Pour
moi, je crois qu’il faut veiller à tout ; et qu’indépendamment des délits
politiques et de la presse, il y a les crimes contre les personnes et les
propriétés que chacun conviendra qu’il est essentiel de réprimer ; c’est aussi
sans doute notre but principal. Or, pour la répression de ces délits, je crois
que les magistrats de l’ordre judiciaire sont très aptes à faire le choix des
jurés.
Je
ne répéterai pas les arguments présentés par l’honorable M. de Brouckere ; il
vous a fait voir que la correspondance hiérarchique entre tous les membres de
l’ordre judiciaire les met à même de recueillir des renseignements propres à
les guider dans leur choix. Les magistrats étant, par leur position, étrangers
à la politique, sont plus que tous autres à même de choisir les jurés, même
pour les affaires politiques et de la presse ; car enfin que doit-on chercher
dans ces affaires ? L’impartialité ; eh bien ! le choix fait par des magistrats
qui n’ont que l’impartialité pour guide, sera lui-même impartial.
Mais,
dit un honorable préopinant (et ceci nous conduit à la troisième question
relative au mode d’organisation de la réduction des listes), vous aurez
toujours l’influence du ministère public. (Or, ce ministère public semble
inspirer une grande crainte à quelques membres de cette assemblée. Heureusement
il n’en est pas de même partout.) Vous aurez, dit-on, son action prépondérante,
soit qu’il doive être entendu, soit qu’il ne doive pas l’être ; car, dans ce
dernier cas, il sera consulté officieusement ; il aura des renseignements sur
les individus. S’il est considéré des magistrats de l’ordre judiciaire, ses
renseignements auront quelque poids. Vous aurez beau dire qu’il est étranger à
la confection des listes ; il n’en aura pas moins de l’influence par les
informations que sa position lui permet de fournir.
On
ajoute que le gouverneur est dans une position autre que le ministère public ;
et toutefois il fait partie de la députation provinciale, il en est le
président, il y a voix délibérative. Mais, dit-on, les membres de la députation
peuvent correspondre avec diverses autorités, comme si toute la correspondance
ne passait pas principalement par les mains du gouverneur. Néanmoins, on veut
se figurer qu’il y aurait plus à craindre avec le ministère public, parce que
prétendument aux yeux du ministère public, les bons jurés sont ceux qui
condamnent, les mauvais sont ceux qui acquittent.
Eh
bien, messieurs, il ne faut pas croire qu’il en est ainsi ; c’est une véritable
illusion. Ne paraîtrait-il pas que le ministère public ne voit partout que des
coupables et qu’il n’aurait confiance que dans des jurés qui condamneraient
toujours ? Le ministère public ne cherche que la vérité ; et même il peut aussi
prévoir l’issue de chaque affaire suivant la suffisance ou l’insuffisance des
preuves. Je sais qu’un officier du ministère public avait prévu la décision des
affaires qui étaient portées devant une cour d’assises, et toutes ses prévisions
ont été confirmées par les décisions du jury. Dira-t-on qu’il regardera comme
de mauvais jurés ceux qui ont prononcé les acquittements qu’il avait prévus ?
Ce n’est qu’un vain épouvantail que cette crainte des observations du ministère
public.
Mais,
dit-on, la défense et l’accusation doivent être placées sur la même ligne, et
même la défense doit avoir plus de latitude que l’accusation : nous sommes
d’accord en principe ; mas l’application qu’on en fait est inexacte.
Quand
forme-t-on la liste des jurés qui contient un nombre considérable de personnes
? Elle se forme dans les mois de septembre, octobre, novembre, et elle sert
pour l’année suivante ; or, les opinions des hommes peuvent varier suivant les
diverses affaires qui sont portées devant eux, et il sera impossible de prévoir
quelles affaires seront portées devant les jurés dans le cours de l’année qui
suit.
Que
fait le ministère public ? Il fournit des renseignements s’il en a à fournir.
Si telle personne avait été l’objet d’une condamnation, je ne dis pas
infâmante, mais qui laisse des doutes sur la moralité, le ministère public fait
des observations les pièces à la main ; et l’on doit comprendre qu’il est dans
l’intérêt de la société que de tels renseignements soient fournis aux juges.
Il
ne s’agit alors ni de l’accusation, ni de la défense : l’officier du ministère
public n’a aucune espèce d’intérêt dans la formation des listes, il n’est mû
que par le désir d’y voir figurer des personnes capables et d’une moralité sans
nuages ; il ne s’occupe pas de distinction entre celles qui auraient telle ou
telle opinion. On a parlé d’orangistes dans ce débat ; ce n’est pas à cela que
s’attache le ministère public, puisque le plus souvent les crimes poursuivis
devant le jury ne sont pas politiques ; ils ne concernent que les personnes et
les propriétés et non les opinions ; et que la plupart du temps on ne sait pas
même, lors de la formation des listes, s’il se présentera des affaires qui se
rattachent à la politique.
Mais,
dit-on, vous allez appeler sur les listes du jury une espèce de censure, et
cela parce que le ministère public sera intervenu. Il n’en sera pas ainsi ;
quelle censure voulez-vous qu’on exerce en prévision de crimes ordinaires ?
S’il pouvait en exister une, ce serait plutôt en prévision de délits politiques
ou de la presse ; mais ces cas sont des exceptions très rares.
L’honorable
membre qui a fait l’objection voudrait confier à la députation, dont le
gouverneur est le président, les choix pour la confection des listes : je crois
les gouverneurs hommes de probité et ne voulant que le bien ; mais la censure,
s’il pouvait y en avoir, les gouverneurs en seraient bien plutôt l’objet que
les officiers du ministère public, parce qu’ils sont plus hommes politiques que
ces derniers.
Vous
voyez que le système que l’on propose pour remplacer celui de la section
centrale va en sens contraire du but que l’on paraît vouloir atteindre.
On
a dit que le ministère public devait être présent quand la liste serait formée
; mais la loi projetée dit le contraire, car elle dispose qu’après avoir
entendu le ministère public, les magistrats procèdent à la formation des
listes. Que fait ici le ministère public ? Il fournit des renseignements et se
retire. C’est ainsi que l’expression doit s’entendre.
Je
suis étonné que M. Dumortier ait voulu lui donner un autre sens. Dans la
réalité, d’après les dispositions adoptées au premier vote, il n’y a pas
intervention du ministère public ; l’officier ne peut que faire des
observations préalables à la confection des listes.
Mais, dit encore M. Dumortier, les juges
pourront demander des renseignements à l’officier du ministère public, s’ils le
trouvent convenable. Mais, s’il ne doit pas être entendu, il pourra s’y
refuser. En tous cas, l’audition de ce magistrat ne peut être qu’utile, et ne
doit inspirer aucune crainte.
Du
reste, je crains bien plus les interventions officieuses que les interventions
officielles. Quand il s’agit de l’exécution de la loi, les magistrats ont
toujours présent devant les yeux le sentiment de leurs devoirs ; ce ne sont pas
les officiers du ministère public qu’il faut redouter, mais les interventions
secrètes. Les interventions en vertu de la loi n’entraînent aucun danger.
M.
Dumortier (pour un fait personnel). - Il est facile de
combattre en choisissant le terrain. C’est ce que vient de faire le préopinant.
Il suppose que je n’ai pas examiné les lois relatives au jury à cause que le
jury impérial n’était pas chargé de poursuivre les délits politiques. Il a
dénaturé mes paroles. Je sais, sans être jurisconsulte, que les délits
politiques n’étaient pas du ressort du jury ; mais j’ai dit que Napoléon
voulait intervenir dans les affaires ordinaires. Personne n’ignore le célèbre
procès qui eut lieu à Anvers, quelques années avant la chute de l’empereur : il
y eut acquittement, et Napoléon intervint.
Si l’épuration était mauvaise quand le jury
n’était pas chargé des délits politiques, elle est encore bien plus mauvaise
maintenant que ces délits lui sont renvoyés.
Quant
à ce que dit le préopinant relativement au ministère public, qu’il
n’interviendrait pas dans la chambre du conseil, je lui répondrai que des
membres de cette assemblée, aussi bons jurisconsultes que lui, sont d’un autre
avis. Ils prétendent que le ministère public sera obligé de venir dans la
chambre du conseil quand on formera les listes. Quoi qu’il en soit, s’il y a
doute, il faut qu’il soit tranché.
Si
l’épuration doit être admise, il vaut la laisser à la magistrature, mais en
écartant les agents du ministère public. Le jury a été institué en défiance du
pouvoir judiciaire ; et l’honorable préopinant, qui appartient à ce corps, peut
aussi bien se tromper que moi.
M.
Devaux. - Messieurs, vous vous rappellerez que c’est
moi qui, lors du premier vote, ai suscité la discussion qui s’est élevée ; que
ce sont les scrupules que j’ai soumis à la chambre qui ont élevé des doutes sur
la question de la réduction des listes des jurés. Je crois, messieurs, que nous
n’avons plus à discuter la question de savoir si les listes seront réduites, il
me paraît que tout le monde est d’accord à cet égard. Mais de quelle manière
seront-elles réduites ? Voilà ce que nous avons à examiner. Je pense qu’il y a
des inconvénients dans l’un et dans l’autre des systèmes qui nous sont soumis.
Si les tribunaux décident, malgré toute la bonne opinion que j’ai des
magistrats et des procureurs du Roi, je suis convaincu que ce seront les
procureurs du Roi qui décideront la plupart du temps : les chambres du conseil
auront à faire une opération à laquelle les tribunaux sont peu habitués, une
opération extrêmement fastidieuse ; elles se trouveront en présence d’une liste
de 4, 5 ou 600 noms qu’elles auront réduire de moitié ; ne se trouvant pas en
mesure de prendre directement des renseignements sur tous les individus qui
seront compris dans cette liste, les juges s’en rapporteront nécessairement aux
indications du procureur du Roi ; de son côté, le procureur du Roi, fût-il
l’homme le plus estimable (et je crois qu’il n’y a que des hommes estimables
qui remplissent ces fonctions), le procureur du Roi, dis-je, cédant, sans le
vouloir, aux habitudes de sa profession, choisira les jurés les plus sévères,
de même qu’un avocat, s’il était consulté, serait naturellement porté à
indiquer les plus indulgents. C’est là, messieurs, l’inconvénient du système de
la section centrale.
Quant
au système qui donne tout à la députation provinciale, il a aussi des
inconvénients : les états députés peuvent devenir des corps politiques
favorables ou contraires au gouvernement, et dans ce cas il serait très
dangereux qu’ils eussent exclusivement le droit le composer les listes des
jurés. Si les magistrats décidaient d’après leurs propres renseignements, je vous
avoue, messieurs, que je préférerais beaucoup leur laisser le soin de
l’épuration, car les magistrats sont nécessairement dans une position plus
indépendante, non seulement à l’égard des électeurs, mais même à l’égard de
l’opinion qui a besoin aussi quelquefois qu’on lui résiste. Mais, comme je l’ai
déjà dit, les magistrats ne pourront pas juger par eux-mêmes, ils devront s’en
rapporter aux renseignements du ministère public.
La
section centrale fait faire deux opérations : elle fait réduire les listes d’abord
à la moitié par les tribunaux de première instance, et ensuite au quart par les
cours d’appel ; je pense qu’il serait possible d’adapter à cette opération un
système que la constitution a déjà adapté à la nomination des membres de la
cour de cassation par exemple ; je voudrais que l’autorité judiciaire et
l’autorité administrative se contrôlassent mutuellement ; je voudrais, en un
mot, que la liste des jurés fût réduite dès l’abord au quart par la députation
permanente, mais je voudrais en même temps que les listes ainsi réduites
fussent soumises à l’approbation de l’autorité judiciaire qui aurait le droit
d’y faire des changements. De cette manière on n’aurait plus à craindre
l’influence politique des députations provinciales, parce que dans le cas où la
passion aurait eu part à la confection de la liste, elle serait changée par les
tribunaux ; d’un autre côté on n’aurait plus à craindre l’influence trop grande
du ministère public, parce que le juge n’effacera pas sans de graves motifs des
noms qui auraient été maintenus par la députation ; cela ne se ferait jamais
sans une discussion, car on y regardera de beaucoup plus près pour effacer un
nom qui doit être remplacé par un autre, que pour effacer tel nom au lieu de
tel autre dans une liste dont la moitié doit nécessairement être effacée. Je
crois donc que ce système présenterait plus de garanties que ceux qui nous sont
soumis. Mais je voudrais aller plus loin ; je voudrais dire que lorsqu’une
liste aura été modifiée par le tribunal de première instance, le président et
les vice-présidents de la cour d’appel prononceraient en dernier ressort.
Vous
voyez, messieurs, que le système que j’ai l’honneur de vous soumettre est à peu
près le même que celui qui existe pour la nomination des membres des cours d’appel
et de la cour de cassation. Voici en quels termes je formule mon amendement ;
je prierai la chambre de vouloir en ordonner l’impression :
« Art.
3. En exécution de l’article premier, la députation permanente du conseil
provincial dressera une liste générale par chaque arrondissement judiciaire de
la province.
« Pour
chaque arrondissement, la députation portera également, sur une autre liste
réduite au quart de la première et destinée au service du jury de l’année
suivante, les noms de ceux qu’elle croit les plus propres à exercer les
fonctions de jurés.
« Les
deux listes seront transmises, avant le 30 septembre de chaque année, au
président du tribunal de l’arrondissement qu’elles concernent. »
« Art.
4. La liste destinée au service du jury de l’année suivante sera, pour chaque
arrondissement, soumise à l’approbation du président du tribunal et des deux
juges les plus anciens dans l’ordre du tableau, qui pourront la modifier, sans
cependant pouvoir y porter des noms qui ne font pas partie de la liste générale
de l’arrondissement et sans pouvoir l’étendre au-delà du quart de celle-ci
« Dans
le cas où de pareilles modifications auront lieu, le président et les deux
vice-présidents les plus anciens de la cour d’appel arrêteront définitivement
la liste.
« Les
listes ainsi arrêtées des arrondissements de la même province seront réunies en
une seule liste pour le service du jury de l’année suivante. »
« Art.
5. Les opérations prescrites par l’article précédent auront lieu dans la
chambre du conseil. Le juge d’instruction ne pourra, dans aucun cas, y prendre
part. »
M. le
président. - Les amendements qui ont été présentés dans
la séance de ce jour seront imprimés et distribués.
-
La séance est levée à 5 heures.