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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 20 février 1838

(Moniteur belge n°52, du 21 février 1838)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. B. Dubus procède à l’appel nominal à une heure.

M. Lejeune lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. B. Dubus présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur J.-Joseph Bouillon, à Liège, né en France, et habitant Liége depuis 1829, demande la naturalisation. »


« Des habitants de la commune de Romignies et Thumade (Hainaut) demandent l’uniformité du cens électoral et sa fixation à 20 florins pour tout le royaume. »


« Les cultivateurs de garance demandent le rétablissement de la loi du 11 avril 1827 ou une augmentation du droit à l’entrée de cette substance. »


« Le sieur Tangre adresse des observations sur le projet de loi relatif aux ventes à l’encan. »


M. Pollénus demande que la pétition concernant la garance, et que les pétitions ayant le même objet qui ont été adressées précédemment à la chambre, soient renvoyées à la commission d’industrie.

M. de Jaegher appuie cette proposition, pourvu qu’on renvoie à la même commission la pétition des fabricants d’indiennes de Bruxelles, qui réclament contre toute augmentation de droit à l’entrée de la garance.

- La proposition de MM. Pollénus et de Jaegher est adoptée.


- Les autres pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.


- M. Dolez écrit qu’une indisposition l’empêche de se rendre à la chambre.

Projet de loi concernant la vente à l'encan des marchandises neuves

Rapport de la section centrale

M. Maertens dépose sur le bureau un rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif aux ventes à l’encan.

- L’impression de ce rapport est ordonnée.

Proposition de loi permettant l'introduction en franchise de droits de certaines céréales depuis la Hollande

Rapport de la commission

M. Andries, au nom de la commission chargée de la proposition de MM. Van Hoobrouck et Zoude, relative à des modifications à apporter à la loi sur les céréales en faveur des propriétés situées en deçà du canal de la Passegueule dans la Flandre hollandaise, dépose son rapport sur le bureau.

- L’impression en est ordonnée.

Projet de loi sur le jury

Discussion générale

M. Donny. - Messieurs, jusqu’ici le jury belge a répondu si mal à ce qu’on attendait de cette institution, que si la chose était encore à refaire, que si l’on se trouvait encore aujourd’hui dans la position où l’on s’est trouvé avant la révolution, bien loin de réclamer l’institution du jury, l’on pétitionnerait en masse dans un sens tout opposé.

Ce n’est pas, messieurs, que cette institution ne soit excellente en elle-même, mais dans ce pays-ci il y a deux obstacles qui empêchent qu’elle puisse porter ses fruits. D’un côté, l’organisation personnelle du jury est excessivement mauvaise, et d’un autre côte, nos lois pénales sont beaucoup trop sévères.

Que peut-on attendre d’un jury composé en grande partie, et même souvent en majeure partie, de gens dont l’intelligence est bornée, et dont l’éducation est nulle ?

Que peut-on attendre d’un jury dont le verdict doit avoir pour conséquence nécessaire l’application de peines trop souvent hors de proportion avec les délits ? Si l’on veut que l’institution porte les fruits que l’on doit en attendre, si l’on veut rendre à l’institution son ancienne popularité, il faut se presser d’épurer les listes du jury, et d’abaisser l’échelle des pénalités comminées par notre législation. D’après cette manière de voir, je voterai avec empressement en faveur du projet qui vous est soumis, parce que ce projet contient, au moins en partie, la double condition dont je viens de parler, puisque, selon ce projet, le juge aura, dans certaines circonstances, la faculté de se montrer moins rigoureux que nos lois actuelles, et puisque certaines dispositions du projet tendent à écarter du jury des personnes qui jamais n’auraient dû y figurer.

L’on a blâmé le projet de ce qu’il ordonnait aux jurés le secret du vote : pour ma part j’accepte cette disposition comme un grand bienfait, et je l’accepte non pas, comme on a semblé le croire, pour mettre le juré à l’abri des conséquences de son vote, à l’abri de toute réaction à l’extérieur ; mais pour le soustraire à la trop grande influence de ses collègues, pour l’empêcher d’être trop préoccupé des conséquences que son vote doit avoir pour l’accusé.

L’on a dit que dans l’esprit de nos institutions la publicité était une règle dont il fallait craindre de s’écarter : si, en effet, la publicité est une règle, c’est sans doute dans cette enceinte, plus qu’ailleurs, que l’on doit être porté à l’observer. Eh bien, que faisons-nous ? A très peu d’exceptions près, chaque fois qu’il s’agit d’une question de personnes, notre vote est secret. S’agit-il de prendre en considération une, demande en naturalisation, scrutin secret. S’agit-il de la nomination des membres de la cour les comptes, scrutin secret. S’agit-il de la nomination des membres du jury d’examen, scrutin secret. Pour la formation de nos commissions intérieures, pour la formation du bureau de la chambre, des bureaux des sections, encore toujours scrutin secret. Et si nous ne marchons pas contre l’esprit de nos institutions en agissant ainsi, comment s’en écarterait-on en ordonnant au jury de faire ce que nous faisons nous-mêmes ? Car le jury doit aussi voter sur une question de personnes, et sur la plus grave qui puisse se trouver, puisque de son vote doit dépendre l’honneur, la liberté, et quelquefois la vie de ses concitoyens.

L’on a dit que si la loi était votée, elle aurait pour conséquence de rendre les témoins encore plus timides qu’ils ne le sont aujourd’hui ; je pense d’abord, messieurs, que les témoins, à l’occasion de leur déposition, vont s’embarrasser assez peu d’une disposition légale prise à l’égard du jury. Mais en supposant qu’ils en tinssent compte, je pense que la loi aurait sur leur esprit un effet contraire à celui qu’on vous fait craindre.

Ce qui rend le témoin timide c’est la crainte que le jury ne remplisse pas ses devoirs avec assez de fermeté ; or, la loi tend à donner au jury plus de facilité pour accomplir sa mission ; par conséquent elle tend indirectement à augmenter la confiance que le témoin peut avoir dans le jury, et à le rassurer dans sa déposition.

Un autre orateur a dit que la disposition était incomplète ; que si l’on prescrivait le vote secret au jury, il fallait, comme complément naturel, proscrire les délibérations. Je pense qu’il n’y a aucune connexité nécessaire entre la délibération du jury et son vote ; ce sont là deux actes entièrement distincts, et d’autant plus distincts que la délibération est volontaire et le vote forcé. Aussi voit-on chez plusieurs peuples constitutionnels que leurs assemblées politiques délibèrent en public et votent en secret. Il n’y a là aucune inconséquence ; il n’y en aura pas non plus dans la disposition dont il s’agit.

En ce qui concerne le cens, je n’ai jusqu’ici aucune opinion déterminée ; je pense, toutefois, qu’il importe de ne pas le laisser au taux actuel. Il me semble, d’après quelques calculs que j’ai faits, que l’on pourrait augmenter uniformément le cens de moitié en sus de ce qu’il est à présent ; l’on atteindrait, de cette manière, à peu près le chiffre qui a été proposé dans le projet primitif. Cependant le chiffre que l’on obtiendrait ainsi serait dans une proportion plus exacte que celui qui se trouve dans le projet, car dans ce projet il y a effectivement défaut de proportion, et défaut assez sensible. Sur ce point, j’attendrai les lumières qui jailliront de la discussion pour me déterminer.

M. de Muelenaere. - Sans aller aussi loin que le préopinant, je dirai cependant que l’institution du jury n’est peut-être pas un bienfait pour la société. Elle est généralement considérée comme une charge à laquelle on cherche à se soustraire par tous les moyens et dont nos concitoyens paraissent, chaque année, mieux apprécier le fardeau. Sous le gouvernement précédent, on avait supprimé le jury en toute matière, et nous nous sommes hâtés de le rétablir en toute matière ; c’est là, à mon avis, deux extrêmes, deux écueils, et voulant éviter l’un, nous sommes tombés dans l’autre. Mais enfin l’article 98 de la constitution est là, et l’on est forcé de s’y soumettre. Toutefois, je pense que l’institution du jury, dans son application, est susceptible d’améliorations notables, et je crois que le projet qui nous est soumis est loin d’être complet.

Cependant, si on ne veut pas dépopulariser le jury en Belgique, son amélioration ne saurait être trop recommandée aux méditations du gouvernement et du ministre de la justice. Je crois qu’il importe de rechercher, dans l’intérêt de l’institution elle-même tout ce qui peut la rendre moins défectueuse dans la pratique.

Un honorable membre, dans la séance d’hier, avait proposé le moyen qui m’avait séduit, celui de faire juger les récusations par la cour ; mais, en y réfléchissant plus mûrement, j’y ai trouvé de graves inconvénients. D’abord, messieurs, pour que la cour fût à même de juger les récusations, il faudrait nécessairement que les récusations fussent motivées ; les motifs de la récusation devraient d’abord être allégués par le prévenu ; ensuite ils devraient être examinés par le juge et même relatés dans l’arrêt ; de tout cela il pourrait résulter de très graves inconvénients, et le jugement des récusations par la cour me paraît, dans la pratique, presque impossible. Mais il est un autre point, messieurs, sur lequel j’appellerai votre attention : il me semble que le droit de récusation, tel qu’il existe aujourd’hui, est trop étendu, et qu’il pourrait, sans inconvénient, être restreint ; je ne vois pas qu’il y ait nécessité absolue de laisser au ministère public d’un côté, et au prévenu de l’autre, le droit de récuser le jury tout entier ; je crois qu’au lieu de convoquer 36 jurés, il suffirait d’en convoquer, par exemple, 24 ; il me semble que ce nombre suffirait dans la plupart des affaires, et notamment quand il s’agit de crimes ordinaires. Je soumets ces observations à M. le ministre de la justice. Je sais que beaucoup de membres des cours, beaucoup de membres du parquet qui ont une grande habitude des affaires, partagent entièrement l’opinion que le nombre des récusations pourrait être réduit. De cette manière, il y aurait économie de jurés, si je puis m’exprimer ainsi.

Une autre observation, que je crois, messieurs, devoir vous soumettre, et qui m’a été suggérée par un homme qui a une grande expérience dans les affaires criminelles, c’est qu’on pourrait aussi, moyennant une modification à la loi, diminuer le nombre des séries : en multipliant le nombre des séries, on a obligé les personnes appelées à remplir les fonctions de juré à des déplacements plus nombreux, à des absences plus répétées : aux termes de l’article 3 de la loi du 1er mars 1828, le rôle de chacune des séries, contenant les noms des accusés, la nature des accusations, le jour fixé pour le jugement, doit être affiché au tribunal de première instance 24 heures au moins avant le tirage au sort ; or, la notification à faire aux jurés doit avoir lieu huit jours avant l’ouverture de la session, et ce délai doit ensuite être prolongé en raison des distances ; il résulte de là que le rôle de chaque série doit être affiché dans la salle d’audience au moins quinze jours avant l’ouverture des assises. Or, messieurs, l’expérience a prouvé qu’en tous temps, autrefois comme aujourd’hui, on ne s’occupe d’expédier les affaires que lorsque l’ouverture de la session est fixée, il résulte de là que la première série a régulièrement peu d’affaires ; ensuite on est obligé de créer une nouvelle série, et cette nouvelle série n’est également pas remplie comme elle devrait l’être. De là augmentation du nombre des jurés, des déplacements et les pertes de temps considérables pour les personnes appelées à faire partie du jury. Voilà, messieurs, deux observations que je livre à vos méditations, et surtout à celles de M. le ministre de la justice, persuade que si elles sont prises en considération, il pourra en résulter des améliorations notables pour l’institution du jury.

Abordant maintenant le projet de loi en lui-même, je dirai qu’à mon avis l’introduction du vote secret est un véritable bienfait ; les raisons alléguées par la section centrale pour appuyer cette proposition me paraissent péremptoires, et sous ce rapport je suis entièrement de son avis ; les objections faites contre cette modification n’ont pas fait sur mon esprit une impression assez profonde pour me faire changer d’opinion ; les principales objections sont celles-ci :

La première c’est qu’un homme qui n’a pas le courage de son opinion ne mérite pas d’être juré ; d’abord, cette objection est séduisante, mais je vous prie, messieurs, de remarquer que les fonctions de juré ne sont pas de celles qu’on recherche, qu’on sollicite, qu’on accepte ; ce sont des fonctions qu’on subit par nécessité ; on n’est pas juré parce qu’on veut l’être, mais parce qu’on doit l’être. Dès lors vous ne pouvez pas vous montrer si exigeants envers des hommes qui ne demandent pas mieux que de déposer le fardeau que vous leur imposez.

La deuxième objection qu’on a faite contre le vote secret, c’est qu’il y aurait à cet égard une sorte de contradiction dans le projet de loi, parce que, dit-on, d’un côté il y a délibération, et de l’autre, vote secret. Or, délibération et vote secret sont, ajoute-t-on, des mots qui ne peuvent pas bien être conciliés ensemble. L’honorable rapporteur de la section centrale me paraît avoir répondu victorieusement à cette objection ; il nous a fait remarquer que la délibération n’est pas de rigueur, qu’elle n’est pas nécessaire, indispensable. En effet, messieurs, l’homme qui ne voudra pas faire connaître son vote ne prendra pas part à la délibération. Cependant je ne suis pas d’accord avec l’honorable préopinant quand il dit qu’il n’y a aucun rapport entre la délibération et le vote secret ; je pense au contraire qu’il y a beaucoup de rapport entre ces deux choses, car quoiqu’un juré puisse tenir son vote secret en ne prenant pas part à la délibération, cependant le vote secret détruit jusqu’à certain point la délibération, puisque tout individu qui voudra que son vote demeure secret, ne pourra pas prendre part à la délibération, et que dès lors la délibération ne sera pas complète comme elle l’est aujourd’hui. Il me semble que c’est là un inconvénient auquel nous devons chercher un remède ; ce remède, messieurs, je pense qu’on ne peut le trouver que dans de plus grandes garanties de capacité et de discernement de la part des jurés.

On a dit aussi, messieurs, que les témoins doivent être mis dans la même position que les jurés ; que, si les jurés ne doivent pas être responsables de leur vote vis-à-vis de l’accusé, vous ne pouvez pas exiger non plus que les témoins soient responsables de leur déposition vis-à-vis de l’accusé. Je dirai, messieurs, que sous ce rapport-là il y a peut-être moyen de mettre le juré à l’abri de la vindicte de l’homme contre lequel il peut émettre son vote, mais qu’il n’y a aucune possibilité de mettre les témoins à l’abri de la vindicte de l’homme contre lequel ils viennent déposer ; car je crois qu’il n’y a pas possibilité d’établir un ordre d’institutions dans lequel la déposition des témoins ne devrait pas, dans tous les cas, être connue du prévenu et de ses défenseurs. D’ailleurs, il ne me semble pas qu’il y ait tant d’analogie entre la position des jurés et celle des témoins ; il y en a beaucoup plus entre la position des jurés et la position des juges ; car qu’est-ce que le jury vient faire ? Il vient certainement juger le prévenu, il vient connaître des faits qui lui sont imputés ; dès lors il remplit une sorte de magistrature, il est juge des faits ; tout comme le magistrat, il juge l’accusé. Eh bien, messieurs, l’opinion des juges demeure secrète ; pourquoi donc l’opinion des jurés ne demeurerait-elle pas également secrète ? Je ne vois aucun inconvénient à ce que les votes des jurés soient cachés au prévenu ; j’y vois, au contraire, beaucoup d’avantages, et ces avantages me semblent exposés avec beaucoup de lucidité dans le rapport de la section centrale.

Ce que nous devons particulièrement chercher, messieurs, c’est, comme l’a fort bien dit l’honorable M. Verhaegen, d’obtenir dans le jury la plus grande somme de capacité, de discernement, d’indépendance et de probité. Dans ce but j’aurais volontiers accepté, pour ma part, une augmentation de cens de la part des personnes appelées à faire partie du jury, et je regrette que la section centrale n’ait pas trouvé le moyen de faire une proposition dans ce sens.

J’ai déjà eu l’honneur de vous faire observer, messieurs, que le vote secret détruit jusqu’à un certain point la délibération du jury ; dès lors il me semble nécessaire d’obtenir une plus grande somme de garanties de discernement et de capacité de la part des jurés, et je crois qu’au moyen de l’augmentation du cens, on parviendrait à obtenir cette plus grande somme de garanties.

D’ailleurs, messieurs, sous un autre point de vue, je désirerais encore voir augmenter le cens requis pour être juré ; c’est que, comme j’ai déjà eu l’honneur de le faire observer la chambre, les fonctions de juré sont une charge et même une charge assez lourde pour beaucoup de citoyens, qui sans d’assez grands sacrifices ne peuvent pas perdre leur temps pour subir des déplacements plus ou moins longs, lorsqu’ils ne reçoivent qu’une indemnité réellement trop minime pour pouvoir être considérée comme un dédommagement complet.

Eh bien, messieurs, l’élévation du cens aurait pour effet de diminuer le nombre des personnes appelées à remplir les fonctions de juré, et cela précisément au profit de ceux qui, par leur position sociale et leur peu de fortune, sont le moins à même de pouvoir se déplacer sans de grands inconvénients.

Ainsi, messieurs, l’élévation du cens amènerait, selon moi, un double avantage : d’un côté, une présomption plus grande de capacité, et d’un autre côté, des avantages personnels pour les personnes qui, à cause de la médiocrité de leur fortune, ne peuvent se déplacer qu’au prix des plus grands sacrifices. Toutefois, messieurs, l’on fait des objections assez graves contre l’augmentation du cens, et je vous avoue que mon opinion n’est pas définitivement arrêtée à cet égard ; j’attendrai la suite de la discussion pour me fixer sur ce point.

M. Angillis. - Messieurs, l’institution du jury a été attaquée, et même avec passion, hors de cette enceinte ; elle vient de l’être dans cette assemblée ; il faut bien que quelqu’un ait le courage de la défendre.

Sous l’ancien gouvernement, ou a aboli cette institution d’un seul trait de plume ; de nombreuses pétitions ont été adressées plus tard, à l’effet de réclamer son rétablissement, et à peine est-elle rétablie qu’on paraît ne plus en vouloir. Des plaintes se sont élevées de toutes parts. Messieurs, c’est en confondant l’abus de la chose avec la chose elle-même, en citant des exemples sans application, qu’on est parvenu à cette singulière conclusion : qu’il fallait supprimer l’institution du jury.

Messieurs, si le jury était supprimé en Belgique, j’en provoquerais le rétablissement. Cette institution repose sur des principes de douceur et de moralité, et sous ce rapport, sans doute, elle ne saurait être étrangère aux mœurs du peuple belge. Mais, dit-on, il résulte des abus : je le veux bien ; mais, remarquez-le bien, les abus sont inséparables de toutes les institutions humaines ; on cherche à remédier à ces abus, mais jamais les abus ne doivent provoquer à l’abolition d’une institution.

On parle aussi de quelques acquittements qui ont eu lieu. Selon moi, il ne serait pas difficile de rendre raison de quelques-uns de ces acquittements contre lesquels on se récrie tant. Il faut que je fasse observer à la chambre que le code pénal qui nous régit en ce moment nous a été donné par un maître absolu et ombrageux. Eh bien, le jury examine la loi à appliquer, en même temps que le fait sur lequel il doit se prononcer, et comme il n’y a presque pas de gradation dans plusieurs dispositions du code pénal, le jury peut alors se trouver dans cette fâcheuse position, ou de préférer un acquittement, ou de voir prononcer par le magistrat une peine qui bien souvent n’est pas en rapport avec le délit commis par l’accusé.

La première chose qu’il y aurait à faire, ce serait de réviser le code pénal, d’établir les peines sur une meilleure échelle ; alors vous aurez moins de ces acquittements dont on fait un texte d’accusation contre l’institution du jury.

Voilà, messieurs, ce que j’avais à dire sur l’institution en elle-même ; je ne suivrai pas les honorables préopinants qui ont parlé avant moi ; mais je me réserve de m’expliquer sur les articles quand il en sera question.

M. Metz. - Messieurs, je partage entièrement la manière de voir de l’honorable M. Angillis. Je ne saurais me ranger de l’opinion exprimée par quelques membres, que le jury est une institution dont il faut plutôt déplorer l’établissement que de se louer de son existence chez nous.

Le jury serait une faute ! Comment ! Quand je vois que là où l’homme a le moins d’entraves à sa liberté, chez les sauvages, par exemple, ce sont les anciens qui jugent en jury ; quand nous trouvons le jury chez toutes les nations les plus civilisées de l’antiquité, où le peuple assemblé en grand jury décidait sur le sort des plus éminents citoyens ; quand nous le voyons enraciné au cœur des nations modernes les plus libres ; quand nous voyons des rois absolus, en Prusse par exemple, ne pas oser l’enlever aux provinces qui en jouissent ; quand c’est de la suppression du jury que nous avons fait un grief contre le roi Guillaume, qui a été renversé pour n’avoir pas écouté nos plaintes ; quand nous nous sommes empressés de conserver le jury par la constitution qui assure nos droits, le jury serait une faute ! Non, non, messieurs, et comme l’a dit fort bien l’honorable M. Angillis, si le jury n’existait pas parmi nous, il n’y aurait peut-être qu’une voix dans cette enceinte pour l’appeler de nouveau.

Les bienfaits du jury sont assez sensibles ; on l’a dit cent fois, messieurs, l’habitude émousse la sensibilité des hommes, et l’insensibilité est dangereuse, surtout chez un juge. En France, on l’a si bien senti, qu’à propos de la loi qu’on veut renouveler aujourd’hui, celle du vote secret, le garde des sceaux lui-même l’a dit : le juge sait chercher et découvrir des preuves là où un juré n’en voit pas. Cette seule pensée était la critique des cours d’assises, instituées comme juges du fait.

Et comment cette pensée ne serait-elle pas venue dans l’esprit du chef suprême de la magistrature, lorsqu’en rendant compte de la situation judiciaire dans le pays, il nous apprend qu’il est des milliers de jugements correctionnels que les cours royales doivent s’empresser de réformer.

Messieurs, comme je le disais il n’y a qu’un instant, l’inhumanité, ou plutôt l’habitude de voir des coupables, est un danger dans les jugements. Les juges (soit dit sans vouloir offenser qui que ce soit), les juges ressemblent un peu à ce capitaine suisse qui, chargé sur le champ de bataille d’enterrer les morts, enterrait même les blessés, parce que, disait-il, si on les écoutait, il n’y aurait personne de mort. (On rit.)

Messieurs, je l’ai vu, et c’est pour cela que l’institution du jury me comptera toujours parmi ses plus chauds défenseurs, parce qu’elle n’offrira jamais le douloureux spectacle qui a affligé mes yeux ; j’ai vu un magistrat, d’ailleurs un modèle de probité, respirer le parfum d’une rose, pendant qu’il condamnait un homme à la mort.

J’en reviens à la loi. Je ne conçois pas trop, messieurs, quelle est cette espèce d’imitation manie qui nous tourmente. Le gouvernement nous propose une loi ; il nous soumet quelques changements à la loi sur le jury, et la section centrale chargée de l’examen de la loi présentée par le gouvernement devient pour ainsi dire gouvernement à son tour et elle nous propose une foule de dispositions nouvelles.

On vous a dit hier, messieurs, que rien ne nous empêchait d’adopter ces dispositions, de les accueillir avec bienveillance, puisqu’elles avaient été accueillies en France, et que jusqu’ici elles n’y avaient pas produit de mal.

Mais, messieurs, a-t-on donc fait attention à la différence qui existe entre la France et notre pays ? A-t-on donc perdu de vue que telle loi qui en France peut être fort bonne, peut être fort mauvaise chez nous ? Ne connaît-on donc pas l’histoire de la loi du vote secret ? Ne sait-on donc pas que le vote secret a été proposé deux fois à la chambre française, qui deux fois l’a repoussé : la première fois par un ordre du jour injurieux, sans aucune discussion ; la seconde fois, par un simple renvoi au ministre de la justice, sans que la chambre adhérât au principe ?

Telle était la pensée de la législature en France, au moment où un événement malheureux a permis au gouvernement de mettre de nouveau sur le tapis la loi concernant le vote secret. En France, la loi sur le vote secret a été réclamée par le gouvernement, non pas pour introduire le vote secret, comme chez nous, dans la décision des affaires ordinaires, mais uniquement pour l’introduire forcément dans la décision des affaires politiques. Au moment où l’on a proposé en France le vote secret, la France était encore sous l’impression de l’horrible attentat du mois de juillet dont son roi avait failli être victime ; alors les organes du gouvernement français sont venus dire à la chambre des députés : Si vous ne nous accordez pas le vote secret, il y a pour nous impossibilité de gouverner. Telle était la considération puissante sur laquelle le gouvernement français a échafaudé la demande du vote secret. A côté de ces hautes considérations, quelles sont les pitoyables raisons qu’on expose, pour changer chez nous l’état de la législation ?

A l’époque où on a modifié le jury en France, l’on voulait dans ce pays des lois sévères ; peut-être en ce moment aurait-on fait bon marché des libertés publiques. La vie du Roi était en péril ; l’existence politique même du pays pouvait être compromise. Mais chez nous a-t-il des dangers de cette espèce ? Quelle est donc la précieuse existence qui, chez nous, est menacée ? On peut se promener en assurance en Belgique. Pourquoi donc irions-nous changer l’institution du jury, alors qu’heureusement nous n’avons chez nous aucun des motifs qui ont provoqué des changements en France ?

Hier, l’honorable ministre de la justice a exprimé une pensée qui est très sage : c’est qu’il ne faut jamais se livrer, en matière de lois, à des changements, sans être sûrs qu’ils produiront le bien. Comment pouvons-nous acquérir cette certitude pour le cas qui nous occupe ? Serait-ce parce qu’en France on ne s’est pas plaint jusqu’ici du vote secret ? Mais j’ai déjà dit que les raisons qui ont amené le vote secret en France, n’existent pas chez nous.

Les partisans du vote secret dans cette chambre ont énoncé plusieurs motifs. Je vais les rappeler en peu de mots :

On a parlé des menaces par lesquelles on pouvait intimider les jurés ; on vous a entretenus ensuite de l’influence que les jurés pouvaient exercer entre eux ; on vous a parlé enfin de l’embarras où pouvait se trouver un juré pour se prononcer en faveur de la peine de mort, lorsque sa voix était décisive. Voilà les trois considérations pour lesquelles on vous a demandé le vote secret.

Aucune de ces raisons ne m’a touché. Je me suis d’abord demandé : Où sont donc les menaces sous le coup desquelles le juré doit émettre son vote ? Où sont donc ces incendies des propriétés d’un juré, parce qu’un accusé aurait eu à se plaindre de son vote ? Pour moi, dans mon expérience d’avocat, je suis encore à attendre le premier exemple d’une menace qui aurait été faite à un juré pour un vote qu’il aurait émis.

Dès lors pourquoi, dans la prévision qu’une menace peut être faite à un homme assez timide pour y souscrire, inscrire dans la loi le déshonneur du jury et consacrer sa faiblesse ? Pour innover au système suivi depuis un quart de siècle, il faudrait donner des raisons. Qu’on cite un seul exemple d’un juré qui ait cédé à des menaces ?

Parlera-t-on encore de l’influence d’un juré sur les autres ; influence assurément bien salutaire de la discussion à laquelle les jurés se livrent dans la salle de leurs délibérations. Faudra-t-il, comme vient de le dire l’honorable M. de Muelenaere, que ces délibérations soient paralysées ? Les membres du jury seront donc isolés comme les membres d’un conclave, on veut en quelque sorte les enfermer dans une boîte : car, messieurs, l’article parle d’une table disposée de telle sorte qu’ils ne puissent pas voir mutuellement leurs votes. A peine les jurés seront-ils entrés dans la salle de leurs délibérations, ces hommes que vous chargez de prononcer sur la vie et l’honneur de leurs concitoyens, que, vous défiant de leur faiblesse, vous les isolez, vous les empêchez de communiquer ensemble et de s’éclairer de l’expérience du plus capable d’entre eux. On craint l’influence d’un juré sur ses collègues ; mais, messieurs, comme on vous le disait hier, à peine les jurés se connaissent-ils ; rassemblés de toutes les extrémités de la province par un hasard aveugle, c’est tout au plus s’ils se sont vus : et que pouvez-vous désirer de plus que l’influence d’une raison supérieure ? Si un juré, convaincu par les bons motifs que lui donne son collègue, veut voter dans le sens qu’il lui a indiqué, à quoi bon votre vote secret ? Il n’en a pas besoin pour exprimer une opinion qu’il oserait exprimer tout haut ; s’il n’est pas convaincu, il n’ira pas se parjurer par considération pour un homme qu’il ne connaît pas. Le vote secret est donc ici inutile. Vous le voyez, ce n’est que par la délibération que vous obtiendrez du pays l’expression de la vérité.

Une troisième raison me paraît avoir séduit plusieurs membres de cette assemblée. On a dit que le jury était éminemment humain et qu’un juré reculera devant une condamnation à mort quand elle doit dépendre exclusivement de son vote. Cette considération, si elle était exacte, pourrait influer sur beaucoup de membres de cette assemblée ; mais elle manque entièrement d’exactitude. Il n’y a pas de cas où la déclaration d’un juré exerce une influence sur la vie d’un accusé. En effet, en France, où le jury décide maintenant à la majorité de 7 contre 5 sans la participation de la cour, cela peut être vrai, mais chez nous, il y a un palliatif à l’erreur du jury que l’on a supprimé à tort en France. La considération que j’ai indiquée est donc sans application chez nous qui avons encore l’adjonction de la cour à la déclaration du jury lorsqu’elle est prononcée à la majorité de 7 contre 5. Il n’y a donc pas de cas chez nous où l’opinion d’un juré entraîne nécessairement la mort d’un accusé. Par exemple, si 5 jurés ont prononcé l’acquittement, 6 la condamnation, le douzième doit se prononcer ; il semble d’abord que s’il se prononce dans le même sens que les 6 qui ont voté la condamnation, la condamnation sera dans ce cas inévitable. Mais il n’en est pas ainsi, puisque dans ce cas, c’est la cour qui prononce, en se réunissant soit à la majorité soit à la minorité du jury. On ne prétendra pas sans doute que cette seconde délibération soit de trop lorsqu’il s’agit de la vie d’un homme. Voilà le seul cas où la déclaration d’un juré puisse être d’une certaine influence sur le sort de l’accusé. Si huit jurés ont prononcé la condamnation, l’opinion des autres est indifférente.

Voilà les raisons qui me feront voter contre le projet de loi en discussion, et pour le maintien de la législation qui’ nous régit depuis plus d’un quart de siècle. Les innovations sont dangereuses lorsqu’elles ne sont pas nécessaires. Quand vous arrivez à mettre en pratique votre vote secret, c’est alors que vous en voyez la difficulté ; les uns veulent du papier, les autres des boules. Ainsi ce sera avec des boules qu’on jouera la tête d’un homme. Quand un homme doit prononcer sur la vie de son semblable, il doit le faire à haute voix. Il ne doit pas soumettre la vie de son semblable aux risques d’une méprise par le vote au moyen de boules noires et blanches, ou au moyen de bulletins rouges et noirs. Vous voyez, messieurs, la difficulté d’exécution de votre projet ; j’espère que cette considération, avec les autres qui vous ont été soumises, détermineront la majorité à voter avec moi le rejet du projet de loi.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Dans la séance d’hier, j’avais craint, en répondant à un honorable préopinant, de prolonger la discussion si la question du vote secret, qui me semble devoir être approfondie lorsque nous arriverons à l’article où se présente cette question. Je pense encore qu’il est dans l’intention de l’assemblée de ne pas discuter maintenant cette question et de la réserver pour cet article. Je me bornerai à répondre à une des objections principales de l’honorable préopinant. Il a cru renverser entièrement l’argument tiré de ce que le douzième juré, qui vote le dernier, est exposé à voter contre sa conscience lorsqu’il sait que de son vote peut dépendre la vie ou la mort de l’accusé. L’objection demeure dans toute sa force.

En effet, si cinq jurés ont voté pour l’accusé et, six contre, il suffira au douzième juré de voter en faveur de l’accusé pour que l’acquittement résulte de son vote ; car dès qu’il y a parité, il y a acquittement. On peut dire, sous ce point de vue, que la vie ou la mort de l’accusé dépend du vote du douzième juré. S’il vote l’acquittement, il y a absolution ; s’il vote pour la condamnation, il est possible qu’il y ait condamnation, cela est même probable.

Je ne crains pas d’en appeler à l’expérience de tous les magistrats et jurisconsultes de cette assemblée : dans les cas où le jury prononce la peine capitale à la majorité de 7 contre 5, la cour se réunit-elle à l’opinion de la minorité ? Chacun sait que cela n’arrive presque jamais. Souvent le jury prononce la condamnation à la majorité de 7 contre 5, afin de mettre la cour à même de confirmer son verdict. Ainsi, le douzième juré, en prononçant oui ou non, vote réellement la vie ou la mort de l’accusé.

Je pense qu’il ne serait pas difficile de répondre aux autres objections de l’honorable préopinant. Du moins j’essaierai de le faire dans la discussion des articles.

M. Metz. - J’ai oublié tout à l’heure, comme j’avais hâte de finir, d’indiquer un des principaux dangers du vote secret.

Vous faites du juré un homme timide et craintif, que pétriront, comme ils le voudront, les individus qui le menaceront dans son existence et ses propriétés. Vous faites de lui une espèce de machine à voter. C’est pour cela que vous voulez lui donner le vote secret ; mais, comme on l’a dit, le juré est essentiellement humain. C’est à son humanité qu’on s’adresse d’ordinaire sans chercher à l’intimider, car il résiste toujours à la crainte : les sentiments d’humanité, de bienveillance, d’affection, sont ceux par lesquels on cherche toujours à tourner le jury.

On fait solliciter un juré par une femme, par des enfants, par des amis, quand on veut lui inspirer les sentiments de bienveillance pour l’accusé, c’est-à-dire quand on veut lui faire voter son acquittement.

Eh bien, messieurs, puisque vous avez fait du juré un homme dont vous vous défiez, qui vous garantira qu’il ne cédera pas plus facilement encore à ces influences dont il trouvera un complice dans son cœur, qu’à la crainte contre laquelle vous voulez le cuirasser ? Un juré n’oserait pas, quand un fait est établi par la discussion et les témoignages positifs, déclarer, à la face de ses onze collègues l’innocence d’un homme qu’il doit reconnaître coupable. Si vous lui offrez par le vote secret le moyen de cacher l’opinion qu’il n’oserait pas émettre en présence de ses collègues, il mettra en poche le bulletin portant la réponse oui et glissera dans l’urne la déclaration d’acquittement de l’accusé qu’il aurait condamné, s’il avait dû proclamer hautement son opinion devant ses collègues assemblés. Cette observation est d’une grande importance ; faisant appel à mes souvenirs, à des expériences, je pouvais dire qu’il fallait défendre le juré et la société contre l’influence que peuvent exercer les sentiments d’affection et de bienveillance qui ont bien plus d’action sur lui que la crainte, moyen auquel on a rarement recours et auquel il cède plus rarement encore.

Voilà les observations par lesquelles je voulais terminer ce que j’ai eu l’honneur de vous dire tout à l’heure.

M. Pollénus. - L’honorable député de Courtray a appelé l’attention de M. le ministre de la justice sur une amélioration à introduire dans l’organisation du jury. La modification dont nous a parlé l’honorable membre auquel je fais allusion, me paraît devoir être considérée comme devant être l’objet d’une disposition préliminaire de l’article premier.

On a fait entendre qu’il serait possible de réduire la liste des jurés à 24 au lieu de 36, qu’elle est aujourd’hui. Si cette opinion devait être admise, il en résulterait que l’article premier, où l’on s’occupe des différentes catégories de personnes qui devront être appelées à composer le jury, pourrait être modifié ; l’adoption de ce système permettrait de réduire le nombre des personnes susceptibles d’être appelées à faire partie du jury ; car s’il suffit de 24 jurés au lieu de 36, on peut restreindre les catégories, et réduire dans cette proportion la liste générale des jurés, soit en élevant le cens ou en diminuant les catégories.

Cette opinion, qui nous a été communiquée par l’honorable M. de Muelenaere, je la partage ; du moins je n’y vois aucun inconvénient, et aucune objection n’y a été faite.

En réduisant le nombre des jurés à 24, il faudrait nécessairement diminuer les récusations dans la même proportion. En autorisant 6 récusations de la part de l’accusé et 4 de la part du ministère public, ce qui serait suffisant, il resterait toujours de quoi composer le jury au nombre actuel de 12, et on aurait encore deux jurés disponibles comme jurés supplémentaires, dont la nécessité paraît être reconnue d’après un amendement présenté par M. Raymaeckers et le rapporteur de la section centrale. Il me semble au premier aperçu qu’il conviendrait que le ministre nous dît s’il trouverait quelques inconvénients à adopter ce système. Pour moi, j’y verrais une double amélioration. On pourrait par ce moyen réduire un nombre trop considérable de personnes qu’on déplace et qu’on arrache sans utilité aucune à leurs affaires, et l’on poserait une limite au droit trop étendu de récusation. Ces avantages me font pencher pour cette opinion, si on n’y fait aucune objection sérieuse. Il me semble que la discussion de ce système, qui n’est pas formulé encore, devrait précéder la discussion de l’article premier, parce qu’il se trouve dans une corrélation évidente avec cet article, dont il me paraît même devoir être le préalable.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, l’honorable préopinant désirerait que je pusse m’expliquer sur le changement provoqué par l’honorable membre auquel il a fait allusion ; mais je crois qu’il n’avait pas été dans l’intention de cet honorable membre que je m’expliquasse instantanément sur un changement aussi grave que celui qu’il propose d’introduire dans notre législation.

Du reste, je dirai que si l’honorable M. Pollénus trouve la proposition bonne, comme il le dit, il pourrait la formuler en un amendement qui serait renvoyé à la section centrale. Chacun de nous pourrait le mûrir et se prononcer en connaissance de cause.

Je trouve comme lui, autant qu’il est possible de se prononcer au premier aperçu, que cette proposition pourrait présenter des avantages. Cependant je n’ai pas connaissance qu’elle ait été mise en pratique dans d’autres pays : sous l’empire du code d’instruction criminelle, comme sous la législation actuelle, le nombre des jurés était de 36.

Si l’honorable préopinant voulait déférer à l’invitation que je lui ai adressée, la question serait régulièrement soumise à la chambre.

M. Metz. - Les observations de l’honorable député de Courtray soulèvent, comme l’a dit M. le ministre de la justice une question très difficile à résoudre. Pour ma part, appartenant à une province où on parle allemand et où les débats devant les tribunaux ont lieu en français, je n’oserais appuyer une proposition tendant à diminuer le nombre des jurés appelés pour une session d’assises, malgré le désir que j’aurais de voir réduire, si c’était possible, le nombre des personnes qu’on doit déplacer. A Arlon, par exemple, on plaide en français ; eh bien, j’ai vu avoir toutes les peines du monde à composer sur 36 jurys un jury de 12 membres parlant français. J’ai moi-même plaidé devant des gens qui n’en comprenaient pas un mot. Voyez où nous arriverions si on donnait suite à cette proposition. M. Pollénus, qui appartient à une province où ces inconvénients peuvent se faire sentir, doit en savoir quelque chose.

M. Pollénus. - L’honorable préopinant vient de faire un appel à mon expérience : je dirai qu’en effet l’inconvénient dont il a parlé existe ; mais cet inconvénient a sa source non dans le nombre des jurés, mais dans les récusations qui s’exercent d’ordinaire à l’égard des jurés capables et intelligents : c’est là une tactique presque généralement admise, il faut y apporter un remède.

Je pourrais rappeler que devant une cour d’assises que je pourrais nommer, les défenseurs avaient précisément récusé les jurés qui connaissaient la langue que parlaient les témoins et dans laquelle l’affaire était traitée, de sorte que le jury s’est trouvé réduit à dix personnes dont le grand nombre n’entendait pas la langue dans laquelle avaient lieu les débats. L’accusé condamné par une cour dont l’arrêt avait été cassé pour vice de forme, fut absous par le jury composé ainsi que je viens de le dire. Cela devait être, jamais un jure ne condamnera s’il ne comprend pas les charges articulées contre l’accusé.

- Personne ne demandant la parole, la discussion générale est close.

Discussion des articles

M. le président. - M. le ministre a consenti à ce que la discussion s’établît sur le projet de la section centrale.

Article premier

« Art. 1er. (de la section centrale). Les jurés seront pris :

« 1° Parmi les citoyens qui, dans chaque province, paient le cens fixé par la loi électorale pour le chef-lieu de la province ;

« et 2°, indépendamment de toute contribution, parmi les classes de citoyens ci-dessous désignées :

« a. Les membres de la chambre des représentants ;

« b. Les membres des conseils provinciaux ;

« c. Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des communes de 4,000 âmes et au-dessus ;

« d. Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres ; les officiers de santé, chirurgien de campagne et artistes vétérinaires ;

« e. Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;

« f. Les pensionnaires de l’Etat jouissant d’une pension de retraite de 1,000 fr. au moins.

« Ces citoyens rempliront les fonctions de juré près la cour d’assises dans le ressort de laquelle est établi leur domicile réel. »

M. Lebeau. - Messieurs, si quelque chose peut démontrer l’urgence d’apporter des modifications à la loi actuelle du jury, l’urgence d’y apporter non pas des modifications légères, des modifications de détail, mais des modifications radicales, c’est assurément le langage qui a été tenu dans cette chambre hier et aujourd’hui.

Lorsqu’une institution vantée par nous-mêmes, avant et pendant la révolution, comme une grande garantie politique, est, à sept ans de distance, descendue dans l’opinion publique à ce point que des hommes éclairés viennent ici émettre plus que des doutes sur la bonté de l’institution, je crois que ceux qui ont à cœur, non seulement de conserver l’institution écrite dans la loi, mais de lui conserver quelque valeur dans l’opinion publique ; ceux-là, et j’en suis du nombre, doivent se hâter de modifier la loi organique du jury.

Je crois que cette urgence existe, et je n’en veux d’autre preuve que l’uniformité du langage tenu par les orateurs qui ont tour à tour occupé l’attention de la chambre ; je crois que les réformes doivent être larges, doivent être profondes.

Déjà, lorsque j’avais l’honneur de siéger dans le conseil du Roi, j’avais été averti par tous les symptômes d’une opinion générale et prononcée, et par les réclamations des magistrats qui en avaient fait l’expérience personnelle, par des juges, par des officiers du parquet, des nombreux défauts de la loi actuelle.

Il me serait difficile, à près de quatre ans de distance, de rappeler exactement les causes qui ont servi à amener les modifications consignées dans le projet primitif soumis à la chambre. Je crois cependant qu’elles étaient fondées sur plusieurs motifs : le nombre des affaires incombant à chaque cour d’assises ; le degré d’instruction que l’on supposait exister dans telle ou telle province ; le nombre des crimes commis ; et enfin différentes circonstances qu’il m’est impossible de retracer aujourd’hui. Toutefois, bien que je sois résolu à voter l’élévation du cens, je suis disposé cependant à admettre les modifications de détail qui rétabliraient la proportion qui paraît manquer dans quelques chiffres du projet.

M. le ministre de la justice, dans la séance d’hier, a invité la chambre à prendre garde, en élevant le cens actuel, d’éloigner des jurés capables ; je suis, comme lui, préoccupé de cette crainte ; mais il en est une autre qui faut avoir. M. le ministre a semblé dire qu’il y aurait peut-être moins d’inconvénients à conserver quelques jurés d’une capacité douteuse qu’à en éloigner de capables : je ne puis partager cette opinion. Je crois qu’il y a moins de danger, moins d’inconvénients à éloigner quelques jurés capables qu’à conserver des jurés incapables. L’éloignement de quelques jurés capables peut rendre la charge plus lourde pour ceux qui restent sur la liste ; mais la conservation de jurés notoirement incapables est un mal auquel se rattachent de bien plus graves conséquences ; car un juré incapable peut, par son vote, conduire un accusé à l’échafaud.

Je suis donc d’avis qu’il vaut mieux adopter un système qui assure l’éloignement des jurés d’une capacité douteuse que d’adopter le système qui conserverait des jurés de cette catégorie pour avoir la certitude de ne pas en éloigner de capables.

Mais, messieurs, vous l’avez entendu de toutes parts, de la part des orateurs qui s’apprêtent à soutenir son projet : l’institution du jury, telle qu’elle est organisée par le décret du 19 juillet 1831, est vicieuse. Quel est le remède qu’apporte la section centrale ? Elle maintient le cens actuel, et se borne à exclure ceux qui sont appelés aux fonctions de juré par suite de l’exercice de fonctions gratuites. Mais est-ce donc l’incorporation de cette catégorie de fonctionnaires dans le jury qui fait le vide fondamental de la loi organique actuelle ?

Les plaintes sont générales. Le jury est signalé comme au-dessous de sa mission à peu près dans toutes les localités ; cependant, par suite de la diversité de jurisprudence des députations provinciales, l’adjonction des fonctions gratuites n’a jamais eu lieu dans la province du Brabant, dans celle de Namur, dans celle du Hainaut, très peu dans la Flandre occidentale. En jetant un regard sur les documents communiqués à la chambre dans la colonne indiquant le nombre des fonctionnaires appelés à faire partie du jury par cela seul qu’ils exercent des fonctions gratuites, nous voyons qu’il y en a :

Dans la province du Brabant, 3 ;

Dans la province de Namur, 8 ;

Dans la province du Hainaut, 24 ;

Dans la Flandre occidentale (sur 2,600 jurés), 141.

Ainsi, dans ces quatre provinces, le projet de la section centrale ne modifie presqu’en rien la base qui sert aujourd’hui à la composition du jury.

En jetant un coup d’œil sur les chiffres consignés dans le projet que j’ai soumis à la chambre en 1834, je crois que, généralement, le cens a été augmenté de moitié, et je crois que cette augmentation n’est pas exagérée. C’est, messieurs, cette augmentation que je proposerai par amendement, en ramenant à cette proportion les provinces d’Anvers, de la Flandre orientale, et du Hainaut, qui en sont plus ou moins éloignées dans le projet de 1834.

Je ferai remarquer que, d’après ce qu’a dit M. le ministre de la justice, cette augmentation ne paraît pas exorbitante puisque la province d’Anvers a elle-même réclamé une augmentation, pour arriver à une proportion plus exacte que celle résultant du dernier projet.

Il me semble qu’une limite à laquelle on peut s’arrêter, c’est celle tirée du nombre des jurés quand il est assez considérable dans une province pour ne pas rendre le service trop lourd. Eh bien, si nous prenons les chiffres les moins élevés du projet dont je suis l’auteur, nous avons, dans la province de Namur, 600 jurés ; dans celle du Limbourg, 673.

Ce qui, en admettant que le nombre de 36 jurés soit maintenu, que le chiffre des affaires reste le même, suppose que chaque juré sera appelé une fois tous les trois ans. Dans les autres provinces chaque juré pourra être appelé une fois sur quatre, cinq ou six années.

J’ai dit, messieurs, que c’est en supposant que le nombre des affaires soumises aux cours d’assises, et par suite au jury, reste le même ; mais grande sera la différence dans le nombre de ces affaires si l’on adopte l’amendement de la section centrale pour lequel je voterai, et qui a pour objet de correctionnaliser un grand nombre d’affaires actuellement criminelles, bien plus grande encore sera la différence si vous admettez l’amendement de M. le ministre de la justice, qui pousse plus loin que la section centrale le déclassement des affaires criminelles et leur transformation en correctionnelles.

Je pose en fait que si cet amendement est adopté, les affaires déférées aux cours d’assises seront réduites de moitié ; et il faut prendre ceci en grande considération quand vous avez à établir le chiffre minimum des jurés dans chaque province. Dans les provinces où le nombre est le plus restreint, chaque juré pourra n’être appelé qu’une fois tous les six ou huit ans.

La loi actuelle du jury, le décret du 19 juillet 1831, part de ce principe que tout ce qui peut être électeur dans le chef-lieu de sa province est apte aux fonctions de juré. Je crois que cette proposition est très contestable. Il faut remarquer qu’au chef-lieu de province, la patente joue un grand rôle pour former le cens électoral. A Dieu ne plaise que je veuille jeter le moindre blâme sur une catégorie quelconque de citoyens ; mais quand je vois figurer, dans la liste des jurés de la capitale, environ cent cabaretiers, il m’est permis de croire que tous les électeurs du chef-lieu ne sont pas également aptes à remplir les fonctions de juré. Je ne veux, je le répète, jeter de la défaveur sur aucune classe de citoyens, je ne veux faire injure à personne, je crois qu’il y a des honnêtes gens dans toutes les classes ; mais quoiqu’il soit possible de leur confier le droit électoral, on peut leur dénier les qualités nécessaires pour être juré.

Il faut remarquer, en outre, que par l’exercice du droit actuel de récusation, le défenseur a bien soin d’éliminer les hommes les plus capables.

C’est ce que d’honorables avocats, qui font partie de la chambre, n’ont pas hésité à déclarer devant vous. Raison de plus pour écarter de la liste générale des jurés ceux dont la capacité est douteuse.

J’ai dit que le principe d’où est parti le droit du 19 juillet 1831, savoir que la capacité d’électeur du chef-lieu préjuge la capacité de juré, est très contestable. La section centrale le reconnaît encore aujourd’hui, puisqu’on n’exige de l’électeur que l’âge de 25 ans, et qu’elle exige du juré l’âge de 30 ans, et sur ce point je dois déclarer que je me raille entièrement à son opinion, et que ses raisons m’ont paru concluantes.

Ainsi, messieurs, la loi organique du jury reconnaît elle-même, en exigeant une condition d’âge spéciale, que la capacité d’électeur n’entraîne pas nécessairement la capacité de juré. En effet, messieurs, quand on se livre à un examen un peu approfondi de la différence qui existe entre les deux fonctions, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle est grande : le juré a puissance de vie et de mort sur l’accusé ; la fortune, l’honneur, la liberté d’un citoyen sont souvent entre ses mains ; il suffit d’un vote du seul juré pour faire pencher la balance soit pour, soit contre l’accusé ; le vote, l’action de l’électeur, au contraire, se neutralisent en quelque sorte au milieu de la foule de ceux qui votent avec lui.

L’électeur, d’ailleurs n’est pas, comme le juré, abandonné à lui-même ; il consulte l’opinion publique, il prend conseil des personne en qui il a confiance, de son voisin, de son ami ; et quand il se tromperait, l’erreur d’un électeur n’est rien en comparaison de l’erreur d’un juré.

Je dis donc, messieurs, qu’à la différence des fonctions électorales, les fonctions de jure sont difficiles et délicates ; qu’elles exigent un certain courage, beaucoup de discernement ; elles exigent que celui qui les exerce soit par sa position sociale, non seulement au-dessus de la crainte, mais encore au-dessus de la corruption.

Mais la capacité est chose bien vague, la capacité est chose peu appréciable en elle-même ? J’en conviens et je déclare que, pour mon compte, je ne suis pas certain de l’atteindre, et surtout de l’atteindre d’une manière précise, en proposant, comme je le ferai tout à l’heure, de maintenir le principe de l’élévation du cens ; mais il faut convenir cependant qu’il y a un vice dans la loi. D’où vient que tout le monde se plaint de la loi actuelle et que personne ne défend le principe sur lequel elle repose ? D’où vient que de toutes parts les magistrats, les avocats, les citoyens s’accordent à dire que si l’on n’introduit pas des réformes dans la loi qui nous régit, cette loi perdra entièrement le jury dans l’opinion publique om déjà cette institution est compromise, comme l’atteste le langage que nous avons entendu dans la chambre.

Je n’hésite donc pas, messieurs, tout en rendant pleine justice aux efforts de la section centrale pour améliorer la loi, à déclarer que dans mon opinion on n’y parviendra point par l’élimination des personnes qui exercent des fonctions gratuites, seule modification que, quant à la composition du jury, la section centrale ait proposée. Je vous ai déjà fait remarquer, messieurs, que cette modification serait nulle pour quatre provinces au moins, car le système proposé par la section centrale ne change rien à l’état actuel de la composition du jury dans le Brabant, la Flandre occidentale, le Hainaut, la province de Namur ; ces quatre provinces élèvent cependant des plaintes aussi énergiques et aussi générales que toutes les autres parties du royaume.

C’est sous l’influence de cette conviction et pour faire cesser les objections de détail contre les chiffres du premier projet, que j’ai l’honneur de faire à la chambre la proposition suivante, qui tend à augmenter de moitié le cens actuel :

Je propose de fixer le cens nécessaire pour être juré :

Dans la province d’Anvers à 250 fr., de Brabant à 250 fr., de la Flandre occidentale à 200 fr., de la Flandre orientale à 250 fr., du Hainaut à 150 fr., de Liége à 250 fr., de Limbourg à 150 fr., de Luxembourg à 100 fr., et de Namur à 150 fr.

- L’amendement de M. Lebeau est appuyé.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, l’honorable préopinant a supposé que j’aurais dit qu’il vaudrait mieux de maintenir quelques jurés incapables que d’éliminer des jurés capables ; cette assertion, messieurs, a été bien loin de ma pensée, et si je l’entendais mettre en avant par quelqu’un, je serais le premier à la combattre ; je n’ai rien dit de semblable, et j’ai été fort étonné des observations de l’honorable préopinant, qui probablement m’aura mal compris. Avant de prendre la parole, je me suis fait apporter le Moniteur pour vérifier s’il y aurait quelque chose dans mes expressions qui pût justifier cette supposition, et je puis affirmer le contraire. Voici, messieurs, ce que j’ai dit, la chambre s’en souviendra.

Prenez garde qu’en élevant le cens dans le chef-lieu, vous n’éloigniez du jury une foule d’hommes capables des autres parties de la province, et, faisant application de cette idée à un exemple, j’ai ajouté :

Elevez le cens de la ville de Gand à 300 fr., vous éloignerez peut-être du jury quelques patentables que vous désirez ne pas y voir figurer, mais vous éliminerez en même temps les notabilités des autres villes et communes rurales de la province.

Prenez garde que vous ne dénaturiez l’institution du jury, car le jury c’est l’opinion du pays, l’opinion de tous les hommes notables, instruits, capables, non seulement des grandes villes, mais de toutes les communes.

Voilà, messieurs, l’observation que j’ai faite et que je renouvelle encore maintenant ; elle me semble s’élever de toute sa force contre l’amendement que l’honorable préopinant vient de proposer. Il peut y avoir nécessité d’élever le cens à Bruxelles, à Anvers, à Gand, c’est une question qu’on examinera ; mais je ne suis pas du tout convaincu qu’il soit nécessaire de l’élever, pour toute la province du Brabant, pour celles de Flandre et d’Anvers, au-dessus de ce qu’il est aujourd’hui, car il me semble qu’un homme qui paie 170 francs dans une petite commune est un homme présumé capable.

Comment se fait-il, dit l’honorable préopinant (et cette observation mérite d’être prise en considération) ; comment se fait-il que l’opinion générale est qu’il y a un vice dans le jury ? Tout le monde croit que c’est au défaut d’élévation du cens qu’il faut attribuer ce vice, au défaut de capacité dans les personnes appelées à faire partie du jury. Oui, messieurs, on le croit, et faut-il vous dire que je l’ai cru aussi ? Mais quand j’ai examiné la question de plus près, quand je me suis demandé : est-ce là la cause de ce qu’on ne voit pas assez de lumières et de fermeté dans le jury ? alors j’ai changé d’avis. Avant de chercher à porter remède à un vice, il faut bien connaître ce vice ; eh bien, messieurs, je vois par une expérience que je viens de faire, il n’y a qu’un instant, qu’on se trompe lorsqu’on attribue le mal dont on se plaint à la circonstance qu’il y aurait trop d’habitants de la campagne dans le jury ; on m’a mis sous les yeux la liste des jurés qui ont prononcé dans deux affaires qui sont fréquemment citées pour exemple ; je ne veux faire aucune allusion défavorable pour qui que ce soit, car je veux croire que les deux verdicts dont il s’agit ont été prononcés consciencieusement et que le public s’est trompé quand il a pensé autrement ; mais j’ai cru, messieurs, ne pouvoir choisir de meilleurs exemples ; eh bien, messieurs, dans l’un des cas dont il s’agit, il y avait 9 jurés habitants le chef-lieu, 1 juré appartenant à une ville importante de la province, 1 juré appartenant à une autre ville et 1 seul juré de la campagne ; dans l’autre cas, messieurs, il y avait encore 9 habitants du chef-lieu, et 5 habitants de la campagne, parmi lesquels il y avait un docteur en médecine.

Une voix. - C’est que les jurés du chef-lieu ne valent rien.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je ne vais pas jusqu’à affirmer cela, mais si l’on croit que c’est là que réside le vice, alors il faut prendre le remède adapté au mal ; mais d’un seul coup élever le cens de 170 fr. et l’élever de moitié, non seulement pour le chef-lieu, mais en même temps pour toutes les autres communes de la province, ce serait, je crois, comme je l’ai déjà dit, dénaturer complétement l’institution du jury.

Je bornerai là mes observations, mais je réitère ma déclaration que si l’on proposait une élévation du cens, bien réglée, bien proportionnée, bien appropriée au chef-lieu et aux autres parties de la province, alors j’examinerais cette proposition avec toute l’attention que je pourrais y donner.

M. Demonceau. - Messieurs, l’institution du jury vient d’être censurée sévèrement, trop sévèrement peut-être, car nous sommes en ce moment appelés à apporter des modifications à la loi sur le jury, et non pas, je pense, à la censurer.

L’honorable M. Lebeau pense trouver dans l’élévation du cens une amélioration dans l’institution du jury ; mais, messieurs, la proposition de l’honorable M. Lebeau revient à ceci : le cens constitue-t-il la capacité ? Lorsque l’honorable M. Lebeau me prouvera que le cens constitue la capacité, je serai peut-être de son avis, qu’en élevant le cens on améliorera l’institution du jury. Mais aussi longtemps qu’il ne me sera pas prouvé que le cens domine la capacité, je dirai que l’augmentation du cens, au lieu d’améliorer l’institution, la rendra plus mauvaise.

Si vous tenez, en effet, à ce que le jury soit la représentation du pays, n’éloignez pas les campagnes ; et le résultat inévitable de l’amendement de M. Lebeau est de les éloigner. Faites attention à une chose, messieurs, c’est que pour être juré dans les campagnes et les petites villes de la Belgique, il faut payer le cens voulu par la loi électorale pour être électeur dans le chef-lieu d’arrondissement. Il y a donc une différence considérable entre les jurés pris dans les campagnes et les jurés pris dans les villes, car si vous consultez les listes électorales pour les élections aux chambres et aux conseils provinciaux, les villes ont à peu près le tiers de la population (je parle ici en général). Si maintenant je fais attention à ce qui se passe dans mon arrondissement, je pourrais citer telle petite ville dont les habitants, pour être électeurs, ne paient que 30 florins, et qui réunit peut-être plus d’hommes aptes à être jurés que plusieurs villes plus grandes et plus peuplées. Vous voyez que si vous avez égard au cens pour constituer la capacité, vous êtes certains de tomber dans des inconvénients.

Cependant, messieurs, l’on se plaint assez généralement des décisions prises par le jury. Pour moi, voici ce que je pense. Comme la plupart des jurés considèrent les fonctions qu’ils exercent comme une charge, ils usent de tous les moyens qui sont en leur pouvoir pour se faire récuser ; je pourrais même indiquer quelques-uns de ces moyens, mais je me garderai ici de rien dire sur ce point ; je crois qu’il est assez généralement connu dans le pays que les hommes les plus aptes à être jurés sont ceux-là même qui cherchent à se faire récuser.

L’honorable M. Lebeau vous a dit que, si l’on adoptait l’amendement proposé par M. le ministre de la justice, il y aurait une diminution de moitié dans les crimes à soumettre au jury. Je pense, messieurs, que lorsque nous viendrons à cet amendement, il obtiendra mon assentiment.

Cependant, je dois le dire, il aura pour résultat inévitable de faire retomber sur la catégorie des magistrats, à laquelle j’appartiens, une besogne immense. J’ai fait l’énumération de tous les articles du code pénal auxquels s’applique la réclusion, et je puis vous assurer que les tribunaux correctionnels auront leur besogne doublée dans certains cas. Membre des tribunaux inférieurs, je ne dirai pas que nous reculons devant la besogne, mais il est toutefois des circonstances où il faut éviter d’augmenter trop les attributions des tribunaux inférieurs. Chaque jour leurs attributions augmentent ; par des mesures récentes vous leur en avez donné de nouvelles à joindre aux nombreuses qu’ils ont déjà en matière de voirie, en matière forestière ; ils ont à juger des affaires civiles, et vous savez par quels moyens on cherche à les stimuler pour qu’ils cherchent à mettre au courant les affaires importantes qu’ils ont à juger.

Je saisis donc cette occasion pour prier M. le ministre de la justice de réfléchir aux conséquences de l’amendement qu’il a proposé ; j’engage mes honorables collègues à y réfléchir également, car il pourra en résulter un encombrement dans certains tribunaux correctionnels. C’est ainsi, par exemple, que vous avez dû augmenter le personnel du tribunal de Bruxelles, et vous allez lui donner de nouvelles causes à juger, pour pouvoir alléger en partie la cour d’assises ; il en sera de même pour les tribunaux de Liége et de Gand.

Je le répète, je n’émets ces réflexions que pour exhorter M. le ministre de la justice à réfléchir aux conséquences de l’article qu’il a proposé, à l’effet d’étendre de beaucoup les limites de la nouvelle disposition que la section centrale a introduite dans le projet primitif du gouvernement.

Quant à ce qui concerne le cens des jurés, aussi longtemps qu’il ne m’aura pas été prouvé que le cens constitue la capacité, je préférerai m’en tenir au présent, à vouloir apporter des améliorations sur ce point, car je craindrais de faire quelque chose de plus mal que ce qui existe aujourd’hui.

M. de Behr, rapporteur. - Messieurs, je pense que- l’honorable M. Demonceau s’est un peu exagéré le travail qui incombera aux tribunaux correctionnels dans le cas où les modifications proposées par la section centrale seraient adoptées.

La moyenne du nombre des affaires fournies par la cour d’assises de la province de Liége est de 55 à 60. Prenons 60. L’arrondissement de Verviers ne fait guère que le tiers de la province : il fournit par conséquent 20 affaires, et en supposant que dans ces 20 affaires que l’arrondissement de Verviers fournît à la cour de Liége, la moitié soit correctionnalisée (ce dont je doute beaucoup, si l’on se borne aux affaires dans lesquelles le préjudice causé n’excédera pas 50 francs), il n’y aura que 10 affaires qui auraient été soumises à la cour d’assises, et qui seront renvoyées au tribunal correctionnel de Verviers ; je ne vois donc pas là l’encombrement dont a parlé l’honorable préopinant.

Maintenant, j’en viens à la composition du jury. En ma qualité de chef de la cour de Liége, j’ai souvent reçu des rapports qui m’ont été faits par les présidents des assises, et toujours leurs plaintes ont porté sur la composition du jury qui comprenait les personnes de la campagne exerçant des fonctions gratuites. Les observations avaient rapport aux conseillers communaux dans les communes, aux conseillers de fabriques, aux membres des bureaux de bienfaisance ; mais quant aux jurés censitaires, je n’ai jamais vu qu’ils fissent l’objet de plaintes dans les rapports dont je viens de parler. Je ne suis pas convaincu dès lors de la nécessité d’augmenter le cens.

J’ajouterai qu’on a remarqué avec raison qu’en général les fonctions de juré, quoique regardées comme une espèce de prérogatives par notre constitution, répugnent cependant à un grand nombre de citoyens qui cherchent par tous les moyens à se soustraire à cette charge. Eh bien, à côté de la charge, nous avons un avantage, celui de l’électorat ; nous savons aussi que les chefs-lieux fournissent en général le plus grand nombre de jurés. Eh bien je dis que ceux-ci ne susciteront pas de difficultés à l’effet de se faire rayer de la liste du jury, au moins du chef du cens, car ils perdraient le droit d’électeur.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, j’ai demandé la parole pour donner connaissance à la chambre d’un petit tableau statistique qui peut jeter des lumières sur la discussion. Avant d’en donner lecture, je dois vous communiquer une observation qui m’a été faite par des magistrats du ministère public. Je disais, il y a un instant, qu’il n’était pas prouvé que ce fût le défaut de capacité, pour telle ou telle catégorie d’électeurs, qui eût exercé de l’influence sur le verdict des jurés ; qu’il pouvait exister d’autres causes ; et parmi les causes qui ont été signalées se trouve l’inexpérience des jurés. Quelques magistrats m’ont assuré que depuis quelque temps le jury agissait avec plus de sagesse, avec plus de discernement, et m’en ont donné une raison bien simple : « Nous voyons maintenant, disaient-ils, arriver dans le jury des jurés qui en ont déjà fait partie ; nous remarquons une grande différence dans leur manière d’être aux débats, dans l’aptitude qu’ils montrent pour les suivre ; nous voyons que leur influence s’exerce sur d’autres jurés moins expérimentés ; enfin, les résultats sont meilleurs. »

J’arrive au tableau dont je voulais vous parler, et qui est extrait d’une liste de jurés dressée en 1833 : il indique le nombre des jurés des diverses localités de la province du Brabant : Pour la ville de Bruxelles, ce nombre est de 1216, de Louvain 255, de Tirlemont 60, de Nivelles, 57, de Diest 45, de Halle 13, de Wavre 16, d’Aerschot 15.

Ainsi, pour le chef-lieu, le nombre est de 1,216 ; pour les autres villes du Brabant, il est de 441, et pour toutes les communes rurales de la province, de 493.

Ces chiffres fournissent le rapport suivant : sur 100 jurés, Bruxelles en a 57, les autres villes 20 et les communes rurales 23.

Il ne faut pas perdre de vue que les conseils de l’accusé et le ministère public peuvent exercer leur droit de récusation sur les 36 jurés fournis par ces différents éléments, et qu’ainsi il en résulte beaucoup de moyens de ramener encore le jury à telle ou telle catégorie de jurés.

Je borne là mes observations.

M. Lebeau. - Je dois rencontrer d’abord une objection faite par M. le rapporteur de la section centrale, car si elle restait sans réplique, elle pourrait exercer une certaine influence sur la chambre.

L’honorable rapporteur de la section centrale a reproduit une objection qu’il avait déjà consignée dans son rapport ; elle est relative aux listes. Il faudra, dit l’honorable rapporteur, si l’on élève le cens, si on croit devoir établir un cens plus élevé pour les jurés que pour les électeurs, il faudra faire une liste spéciale ; dès lors, on emploiera tous les moyens pour échapper à la charge de juré, en cherchant à ne pas être inscrit ; ensuite viendront les difficultés sur le jugement à porter relativement aux inscriptions et aux omissions. Mais, messieurs cet inconvénient, si c’en est un, existe aujourd’hui, car aujourd’hui les listes électorales ne servent que comme renseignements.

La députation permanente du conseil provincial ne se sert et ne peut se servir de la liste des électeurs que comme renseignements. La liste des électeurs ne peut être prise en considération dans le chef-lieu de la province, puisque l’on n’est pas juré par cela seul que l’on est électeur ailleurs que dans le chef-lieu. Ainsi l’on n’est pas juré dans le Brabant bien qu’on soit électeur à Halle, à Louvain, à Tirlemont ; il faut pour cela payer le même cens qu’à Bruxelles ; il faut donc, messieurs, appeler à son aide des listes spéciales fournies par les autorités locales, pour compléter le jury, en les rapprochant de la liste des électeurs du chef-lieu. Quant aux difficultés qui peuvent s’élever à propos des inscriptions ou omissions sur les listes, ces difficultés sont jugées par la députation permanente du conseil provincial qui maintient l’inscription ou ordonne la radiation.

Quant aux questions d’inscription ou d’élimination qui peuvent donner lieu à un recours en cassation, ces questions peuvent être soulevées également aujourd’hui à l’occasion des jurés qui ne sont pas portés sur la liste du chef-lieu.

L’objection se réduit donc à rien.

Je ne comprends pas davantage l’honorable M. Demonceau, quand il vient dire qu’il serait assez porté à voter pour mon amendement s’il était convaincu que le cens constitue la capacité. Personne ne prétend que le cens représente infailliblement la capacité, mais le législateur a été amené par la force des choses à prendre le cens non comme la représentation exacte, mais comme une présomption de la capacité.

Je ferai remarquer à l’honorable membre que la présomption de capacité dans ses propres commettants repose uniquement sur le cens électoral. Ainsi son objection prouverait ceci : que si le cens électoral ne représente pas la capacité, il n’y a aucune présomption de capacité dans ceux qui ont envoyé ici l’honorable préopinant, car il est le produit d’une élection dont le cens électoral est la base unique.

Si le cens ne représente pas la capacité, s’il n’en est pas la présomption, pourquoi a-t-on élevé le cens des petites villes et des campagnes au niveau de celui du chef-lieu de la province, lorsqu’il s’est agi d’organiser le jury ? Pourquoi a-t-on pris le cens le plus élevé qui fût payé dans la province pour s’assurer qu’on est capable de remplir les fonctions de juré ? Il est impossible d’analyser, d’expertiser chaque individu ; il faut bien que le législateur s’attache à une position quelconque ; toutes les lois électives reposent principalement sur la présomption de capacité qui résulte du cens. L’objection de l’honorable député de Verviers ne va pas à moins qu’à détruire la base de tout système électif.

Nous avons eu aussi en Belgique le jury avant la révolution ; nous avons eu le jury de l’empire. On ne l’accusera pas d’avoir fait sa cour au pouvoir, car le pouvoir alors n’avait pas besoin de faire traîner devant les tribunaux des écrivains politiques. Il m’est resté le souvenir, et j’ai entendu dire à un grand nombre de magistrats, qu’il y avait sous l’empire un jury qui répondait à sa mission, parce qu’il était composé d’hommes ayant l’intelligence des fonctions graves qu’ils étaient appelés à exercer. Les jurés étaient pris parmi les 300 plus imposés des départements. Nous sommes aujourd’hui loin, bien loin de ce chiffre, puisque dans certaines provinces nous venons de voir qu’il y avait plus de trois mille jurés ; et nous en conserverons au moins deux mille dans la même province si l’amendement que j’ai proposé est adopté.

M. le ministre nous a dit que ce qu’il fallait obtenir dans la généralité des verdicts, c’était l’opinion du pays ; que le jury devait représenter, exprimer l’opinion du pays. Cette théorie pourrait être vraie pour les délits politiques où la société, où certaines opinions du moins sont en cause et ont pour adversaire, devant les tribunaux, le gouvernement.

Mais dans la répression des délits ordinaires, je ne sais plus très bien ce que cette théorie veut dire. Dans les accusations pour crimes et délits ordinaires, quand le débat n’est plus entre l’opinion, entre un parti, entre un écrivain d’une part, et le gouvernement de l’autre, je ne veux plus dans le jury qu’une magistrature qui a la plus grande analogie avec la magistrature permanente.

Exige-t-on que la magistrature permanente représente l’opinion du pays par ses arrêts ? Non ; on demande qu’elle fasse une saine application de la loi, qu’elle juge avec intégrité et indépendance sans s’inquiéter quelle peut être l’opinion du pays sur ce point. On demande que la magistrature permanente offre des garanties de lumière et d’indépendance. Par la nature des fonctions qu’il exerce, par leurs résultats, le jury, magistrature temporaire, a, je le répète, beaucoup d’analogie avec la magistrature permanente. Je ne conçois pas, dès lors, l’application aux crimes et délits ordinaires de la théorie du jugement du pays.

On a dit : Si vous ne mettez les villes et les campagnes dans des catégories différentes, vous pouvez, en élevant le cens, éloigner des hommes capables.

Sans vouloir faire injure aux jurés des campagnes, on vous l’a dit plusieurs fois, ceux dont les défenseurs des accusés ont le plus facilement bon marché, ce sont les jurés des campagnes. On le disait encore hier dans cette chambre. La preuve que le congrès a jugé qu’il ne trouvait pas la même garantie de lumière, de capacité pour être juré dans les campagnes que dans les villes, c’est qu’il a exigé qu’on payât dans les campagnes le même cens que dans le chef-lieu de la province, alors qu’il avait admis une différence notable pour le cens purement électoral. Je propose de maintenir la même proportion ; je propose une élévation qui frappera également les villes et les communes rurales. La base reste la même, le chiffre seul sera changé.

Mais, dit M. le rapporteur, ce dont on se plaint le plus vivement, c’est de l’adjonction de ceux qui exercent des fonctions gratuites, tels que les conseillers communaux, les membres des bureaux de bienfaisance. J’ai fait remarquer que ces adjonctions n’existaient pas pour plusieurs provinces ; et même elles n’ont jamais existé dans une des provinces qui font partie du ressort de la cour dont l’honorable rapporteur est le chef.

Dans la Flandre occidentale, le jury ne compte que peu de personnes admises du chef de fonctions gratuites. Vous avez entendu cependant une des notabilités de la Flandre occidentale, un homme dont la parole a une grande autorité quand il s’agit de cette province, qu’il connaît si bien : de toutes parts, vous a-t-il dit, on réclame la réforme de la loi organique du jury. Cependant, cet honorable membre n’a pas pu être frappé des inconvénients de l’adjonction des fonctions gratuites aux capacités constatées par le cens.

Il y a une cause toute particulière de l’indépendance avec laquelle les habitants des villes, et surtout des grandes villes, exercent en général les fonctions de jurés ; elle résulte de la protection dont ils sont entourés ; ils savent que dans les villes l’autorité a mille moyens de déjouer, de les mettre à l’abri de toute tentative de vengeance de la part d’un accusé ou de sa famille. Dans les communes rurales au contraire, rien n’est malheureusement plus facile pour les parents, pour les amis d’un accusé, pour l’accusé lui-même, que d’exercer une vengeance contre un juré, car celui-ci est entouré d’une protection bien moins active que l’habitant des grandes villes.

A la campagne, on est plus vulnérable que dans la ville ; on l’est dans sa ferme, dans sa grange, dans sa récolte, dans ses meules, dans ses plantations, on y est en quelque sorte à la merci du passant ; voilà une circonstance dont il faut tenir compte pour établir une différence entre les jurés des villes et les jurés des campagnes Quand je révèle ces différences, qui tiennent à la nature des choses, ce n’est pas assurément pour jeter la moindre défaveur sur les habitants des campagnes, qui sont en général d’excellents citoyens ; mais il faut voir les choses comme elles sont, il faut tenir compte de ce que les habitants des villes, et surtout des grandes villes, sont à l’abri d’une foule de dangers qui menacent les habitants des campagnes, à l’occasion des fonctions de jurés.

M. Demonceau. - Ce que vient de dire l’honorable M. Lebeau revient, dans mon opinion, à dire qu’il faut éliminer du jury les habitants des campagnes.

M. Lebeau. - Non certainement.

M. Demonceau. - Si fait, indirectement. A l’appui de mon opinion, je n’ai qu’à m’appuyer du tableau communiqué à la chambre par M. le ministre de la justice. Vous avez, vu par ce tableau combien, dans la province de Brabant, les jurés appartenant à la ville de Bruxelles, sont en petit nombre proportionnellement aux jurés des autres localités de cette province. Augmentez encore un peu le cens, et vous n’aurez plus pour jurés que des habitants du chef-lieu.

J’ai demandé si le cens démontrait la capacité : je n’ai pas dit que, d’après le système en vigueur pour les élections et le jury, le cens ne fît pas présumer la capacité.

Je ne sais pas s’il y a de l’avantage à élever le cens à la même hauteur pour les habitants des villes et des campagnes. J’ai beaucoup été en relation avec les habitants des campagnes. J’ai été à même de les voir dans le tribunal correctionnel que je préside, et je puis assurer que j’ai rencontré autant d’intelligence chez les habitants des campagnes que chez les habitants des villes. (Réclamations.) Telle est au moins mon opinion. Je ne trouve donc pas qu’il convienne de laisser dans le jury les habitants des villes dans une proportion supérieure aux habitants des campagnes.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, l’honorable préopinant a mal rendu ma pensée en essayant de la réfuter ; quand j’ai dit que le jugement du jury est le jugement du pays., le jugement des pairs, je voulais arriver à cette conséquence que les hommes capables de toutes les parties de la Belgique devaient être appelés à composer le jury, qu’il ne fallait pas y faire dominer l’esprit des chefs-lieux, des grandes villes, à l’exclusion de l’esprit des autres villes et communes des provinces. Appliquant cette pensée à la province du Brabant, j’ai reconnu qu’il pourrait être utile de hausser le cens du chef-lieu, afin d’exclure du jury les habitants de cette ville qui n’offrent pas de garanties suffisantes ; mais j’ai craint qu’en élevant le cens pour toute la province, on l’éliminât du jury les notabilités des autres communes.

La question devient ainsi de savoir si les habitants des localités de la province, autres que le chef-lieu et qui présentent les mêmes garanties de capacité que les habitants du chef-lieu, ne doivent pas concourir avec eux à la composition du jury.

Remarquez qu’il est bien plus facile d’atteindre le cens de 170 fr. dans le chef-lieu que dans les autres localités, Ainsi la cherté des logements, l’élévation de la patente (comme je le disais hier), peuvent faire atteindre à un commerçant dans une grande ville le cens de 170 fr., quoiqu’il soit bien éloigné d’être une notabilité, tandis que, dans mon opinion, le cens de 170. fr. est une garantie de capacité dans les autres parties de la province. C’est ce à quoi il faut faire attention dans la composition du jury. C’est dans ce sens que j’ai dit que le jury devait représenter l’opinion du pays, être composé d’hommes du pays et non pas seulement d’hommes du chef-lieu.

M. Gendebien. - M. le ministre de la justice nous a communiqué tout à l’heure un tableau statistique des membres du jury dans la province du Brabant, indiquant les jurés qui appartiennent à la capitale, ceux qui appartiennent aux villes de second ordre et aux campagnes. Je voudrais savoir si M. le ministre de la justice pourrait présenter le même travail pour les autres provinces ; ce serait d’un grand poids dans la discussion.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Si les éléments de ce travail sont réunis dans mon ministère, je ferai faire ce tableau pour les autres provinces, et je le présenterai demain à la chambre, s’il est possible.

M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - J’entends dire que les éléments du travail dont il s’agit sont réunis au ministère de l’intérieur. Il y a au ministère de l’intérieur les éléments nécessaires pour apprécier la chose à peu près. On connaît tous les électeurs des chefs-lieux de province. Il n’y aurait qu’à défalquer ces électeurs de la liste du jury. Mais je ne pourrai savoir quels sont les électeurs des autres villes.

M. Dumortier. - La discussion de l’article qui nous occupe est réellement une des plus importantes de la loi en discussion. Cette importance s’est surtout accrue à mes yeux depuis que j’ai connaissance du tableau dont a parlé M. le ministre de la justice.

Le jugement du jury doit être le jugement du pays. Pour cela, il est indispensable que les habitants de toutes les parties quelconques de la Belgique soient appelés à concourir à la formation du jury. Or, c’est ce qui n’existe pas. Dans la province du Brabant, 1,200 jurés appartiennent à une seule ville ; 441 aux autres villes et 493 aux communes rurales. Nous devons faire cesser cette inégalité ; car il est certain que, dans cet état de choses, le jury ne représente pas complétement le pays. Comme il importe que nous n’émettions qu’un vote éclairé, je demanderai que MM. les ministres de l’intérieur et de la justice réunissent et présentent demain sur les autres provinces les renseignements analogues à ceux produits pour la province du Brabant. Je demanderai en même temps qu’on imprime les amendements.

Dans une séance précédente un honorable député de la Flandre occidentale a émis une opinion qui me paraît digne de votre attention : ce serait d’échelonner le cens pour la composition du jury dans la même proportion qu’est échelonnée le cens dans la loi électorale. S’il est vrai que le jury soit un devoir et la participation aux élections un droit, il est incontestable qu’il faut établir entre ce droit et ce devoir une proportion équitable pour arriver au même résultat. Je pense donc que le meilleur moyen d’améliorer complétement le jury, ce serait d’admettre pour le cens du jury l’échelle proportionnelle de la loi électorale. Je ne proposerai pas les chiffres de la loi électorale, parce que ces chiffres seraient trop bas, pour qu’il y eût une garantie de la saine appréciation des faits soumis au jury. Je demanderais que pour le jury on doublât les chiffres de la loi électorale. Je pense que ce système est digne de votre sollicitude ; je ne fais pas de proposition formelle à cet égard. Je verrai si je crois devoir le faire à la séance de demain. Mais en suivant le système que je viens d’indiquer, les habitants des campagnes concourraient avec les habitants des villes à la formation du jury, en nombre à peu près égal ; et comme le cens pour le jury serait double du cens électoral, il en résulterait que ce serait les personnes les plus considérables et par conséquent les plus éclairées qui composeraient le jury.

D’un autre côté, l’échelle se trouvant élevée, dans les villes vous n’aurez à appeler que des cabaretiers, ou d’autres classes d’industriels, qui se laisseront impressionner. Je n’aime pas voir des cabaretiers faire partie d’un jury qui a à prononcer sur une question dans laquelle leur industrie est compromise. Je préférerais avoir de bons fermiers ; il y a plus de lumières, plus de bon sens dans ces hommes-là que parmi les cabaretiers.

Je présente ces observations à l’assemblée, me réservant, demain, de faire un amendement dans ce sens. Je persiste à inviter les ministres de la justice et de l’intérieur à nous présenter les documents que nous avons demandés.

M. Verdussen. - Je crois que l’on attache trop d’importance à la statistique demandée aux ministres. Il faudrait savoir sur quelles bases les tableaux seront dressés. Vous savez qu’il y a.de grandes anomalies dans les listes relativement à l’inscription des fonctionnaires non salariés, à cause de l’interprétation différente qu’à reçue la loi dans chaque province. Si le ministre nous présente des tableaux, il faut qu’il tienne compte de toutes les causes d’anomalie.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Pour qu’on présente à la chambre un tableau ayant quelque intérêt, il est certain qu’il faut comparer entre eux les individus qui sont dans les mêmes catégories, et ne pas confondre les jurés appelés à titre de fonctions gratuites avec les jurés censitaires.

M. Verhaegen. - Je viens d’entendre une observation faite par M. Dumortier et qui m’a frappé. D’après cet honorable préopinant, vous aurez à juger demain la question électorale. La discussion portée sur ce terrain mérite d’attirer votre attention ; aussi, j’invite tous les membres à se trouver à leur poste demain.

L’honorable M. Dumortier nous annonce que, partageant l’opinion d’un préopinant, il présentera un amendement qui aurait pour but de créer une échelle de proportion conforme à la loi électorale, sauf à doubler la somme. Si la chambre adoptait cette opinion, la question électorale serait tranchée, ou tout au moins l’un des arguments en faveur de la réforme électorale serait écarté.

Il faudrait que M. Dumortier déposât son amendement et qu’on le fît imprimer.

M. Dumortier. - Il y a entre les fonctions de juré et celles d’électeur une distance immense. L’électeur n’est appelé qu’à apprécier les facultés de celui qui doit le représenter ; c’est pour lui un acte de pure confiance qu’il exerce. Le juré doit apprécier un fait et prononcer un jugement sur ce fait, ce qui peut entraîner une peine capitale. Je suis forcé de reconnaître que si mon amendement était adopté, il enlèverait aux partisans de la réforme électorale un des arguments qu’ils mettent en avant. Mais je n’admets pas la validité de cet argument. Laissons de côté cette considération et revenons au jury en lui-même. Quels sont les faits qui ont été signalés ? Ils sont de deux espèces.

On prétend d’une part que les villes envoient dans le jury les quatre cinquièmes des électeurs, et que les campagnes n’y envoient qu’un cinquième ; on prétend qu’avec l’amendement de M. Lebeau, il n’y aurait plus de jurés dans les campagnes : dans un pareil état de choses, j’ai été frappé de ce que disait M. Lebeau. Il a dit que lorsque les jurés étaient pris dans les villes, les personnes exerçant des fonctions infimes étaient appelées, tandis que dans les campagnes les fermiers, qui ont autant de capacités que les cabaretiers, étaient repoussés. Il y a là une inégalité choquante et qui fait que dans beaucoup de circonstances, comme dans les querelles de cabaret, et dans les faits qui en sont la suite, le cabaretier émet un vote d’acquittement, parce que ces faits peuvent se passer chez lui.

Je viens d’essayer de formuler mon amendement, il serait conçu à peu près ainsi :

« Sont jurés tous les citoyens qui versent au trésor public, en impôts directs et de patente, une somme égale au double de celui fixé par le code électoral pour les villes et pour les campagnes. »

Il faudrait supprimer les fonctions non salariées. Ces fonctions amènent un grand nombre de jurés des campagnes. Ainsi, dans la Flandre occidentale, on avait mis les bourgmestres, les échevins, les marguilliers, etc. sur la liste des jurés. Ces fonctionnaires seront écartés. Il faut rétablir l’équilibre. Il faut calculer l’échelle sur le tableau électoral ; voilà les observations que je soumets à l’assemblée. Quand nous aurons sous les yeux le tableau promis par les ministres, nous résoudrons la difficulté, et nous formulerons définitivement notre proposition.

- La discussion est renvoyée à demain.

La séance est levée à 4 heures et demie.