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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 19 février 1838

(Moniteur belge n°51 du 20 février 1838)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. B. Dubus procède à l’appel nominal à une heure.

M. Lejeune lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. B. Dubus présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« La chambre de commerce et des fabriques de Venloo adresse des observations contre le projet de loi relatif aux droits sur le café. »


« Des habitants du canton de Hal demandent la révision de l’article de la constitution qui concerne le jury. »


« Des négociants détaillants de la ville de Dinant demandent que la chambre s’occupe au plus tôt de la loi relative aux ventes à l’encan. »


« Le sieur J.-M.G. Van Bogaert à Basel, Flandre orientale, réclame contre les décisions du conseil de milice et de la députation provinciale de la Flandre orientale qui l’obligent au service. »


« Des cultivateurs et marchands de lin du canton de Huy adressent des observations contre la pétition des marchands de toiles tendant à faire empêcher la sortie du lin. »

« Même pétition des propriétaires et cultivateurs de la commission de Ligny. »


- Sur la demande de M. Desmanet de Biesme, les pétitions relatives à la sortie du lin sont renvoyées à la commission d’industrie.


- Sur la demande de M. Scheyven, la pétition de la chambre de commerce de Venloo est renvoyée à la section centrale chargée d’examiner le projet de loi concernant les droits sur le café.


- Les autres requêtes sont renvoyées à la commission des pétitions.

Projet de loi réduisant l'accise sur les eaux-de-vie étrangères

Rapport de la section centrale

M. Duvivier présente le rapport de la section centrale sur le projet de loi tendant à abaisser le droit sur les alcools étrangers.

- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ce rapport.

Projet de loi accordant la garantie de l'Etat pour l'émission d'un emprunt par la province de Limbourg

Lecture, développements et prise en considération

M. Pollénus monte à la tribune et donne, conformément à l’autorisation des sections, lecture d’une proposition ayant pour objet d’autoriser le gouvernement à garantir les intérêts et l’amortissement d’un emprunt de 500,000 fr. voté par le conseil provincial du Limbourg pour construction de routes.

- M. Pollénus développe cette proposition, qui est successivement appuyée et prise en considération.

M. le président. - Désire-t-on le renvoi aux sections ou à une commission ?

M. de Renesse. - Messieurs, je demande le renvoi de la proposition que mes honorables collègues du Limbourg et moi avons eu l’honneur de déposer sur le bureau, à l’examen d’une commission, parce que dans ce moment les sections sont très occupées de plusieurs lois importantes, et que l’examen et le rapport sur ladite proposition ne pourraient se faire dans un court délai ; déjà, par suite de la position fâcheuse où se trouve la province du Limbourg, l’emprunt décrété le 8 octobre 1836 n’a pu s’effectuer ; ce retard à mettre en exécution la résolution du conseil provincial sur la construction des routes les plus indispensables de cette province fait un grand préjudice au bien-être matériel des districts de cette province, qui jusqu’à présent manquent de plusieurs communications, pour les lier, soit avec le chemin de fer, soit avec les autres communications du royaume. Je viens donc prier la chambre de vouloir accueillir favorablement ma demande.

M. Verdussen. - Je serais fâché, messieurs, que le renvoi aux sections dût retarder la discussion de l’objet dont il s’agit, mais je crois que le principe établi dans le projet de loi est tellement important qu’il est indispensable de le renvoyer aux sections, afin que tous les membres de la chambre soient appelés à l’examiner.

M. Pollénus. - Messieurs, je crois pouvoir appuyer la demande qui vient d’être faite par l’honorable M. de Renesse, principalement parce que ceux qui seront appelés à examiner la proposition, auront à prendre connaissance d’un dossier qui renferme un grand nombre de pièces qu’il serait difficile de communiquer à toutes les sections ; il y d’ailleurs une question de chiffres à examiner en ce qui concerne le plan de l’emprunt ; je crois que des objets de cette nature doivent plutôt être renvoyés à une commission qu’aux sections. Quant au principe dont vient de parler l’honorable M. Verdussen, une commission pourra l’examiner aussi bien que les sections. Je crois donc, messieurs, que le renvoi à une commission n’offre aucun inconvénient.

M. de Jaegher. - Je ne puis, messieurs, qu’appuyer les observations qui viennent d’être faites par l’honorable M. Verdussen ; s’il ne s’agissait que d’une simple question de chiffres, je ne verrais pas d’inconvénient au renvoi à une commission ; mais, comme l’a fort bien dit l’honorable M. Verdussen, il y a une grave question de principe à examiner, et je crois que, dans de pareilles circonstances, la chambre n’a jamais dévié de l’usage de renvoyer les propositions à l’examen de toutes les sections.

- La chambre, consultée, renvoie la proposition à l’examen des sections.

Ordre des travaux de la chambre

M. Andries. - Je crois, messieurs, qu’avant d’en venir au projet de loi concernant le jury, il serait convenable d’épuiser le feuilleton de pétitions, n°2, qui a déjà plusieurs fois été mis à l’ordre du jour ; ce bulletin ne renferme qu’une trentaine de pétitions et il appartient à la dernière session.

M. Gendebien. - Il est certain, messieurs, qu’on néglige beaucoup trop les pétitions, car depuis le commencement de la session on ne s’en est occupé qu’une seule fois ; cependant ce n’est pas un motif pour changer l’ordre du jour : qu’on prenne une bonne fois la résolution de se conformer au règlement, qui exige qu’il y ait tous les vendredis un rapport de pétitions ; alors il ne s’en accumulera pas une grande quantité, et on ne devra pas consacrer une séance tout entière à ces objets. Je demande donc, par motion d’ordre, qu’on suive le règlement, et qu’à partir de vendredi prochain il y ait tous les huit jours un rapport de pétitions.

M. Andries. - Je vous ferai remarquer, messieurs, que le bulletin n°2 est à l’ordre du jour aussi bien que le projet te loi concernant le jury ; il ne s’agit que de savoir lequel des deux objets aura la priorité. Si l’on ne s’occupe pas de pétitions aujourd’hui, je demande au moins qu’on le fasse dans une prochaine séance et qu’on ne renvoie pas les pétitions aux calendes grecques.

- La chambre décide qu’elle s’occupera des pétitions vendredi prochain.

Projet de loi sur le jury

Discussion générale

M. le président. - M. le ministre de la justice se rallie-t-il au projet de la section centrale ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Vous vous rappellerez, messieurs, que le projet de loi, concernant le jury, vous a été présenté sous l’ancien ministère ; la section centrale a introduit des modifications importantes dans le projet du gouvernement ; il est plusieurs de ces modifications auxquelles nous nous rallierons ; il en est d’autres que je crois ne pas pouvoir admettre, de manière que, sans abandonner le projet du gouvernement, je ne vois aucune difficulté à ce que la discussion s’établisse sur le projet de la section centrale, me réservant de reproduire quelques dispositions du projet du gouvernement, et d’amender quelques dispositions du projet de la section centrale. J’espère que la chambre trouvera cette déclaration suffisante.

Après avoir répondu à l’interpellation de M. le président, je demanderai la permission à la chambre d’ajouter quelques explications.

La section centrale a introduit dans le projet cinq modifications principales : l’une concerne l’admissibilité aux fonctions de juré par suite de l’exercice de fonctions gratuites ; d’après le décret du congrès qui détermine les conditions voulues pour pouvoir être juré, ceux qui remplissent des fonctions gratuites sont de ce chef habiles à être jurés ; l’expérience a fait reconnaître que cette disposition donne lieu aux plus graves inconvénients, surtout à cause de la manière différente dont elle a été interprétée ; pour en avoir la conviction, il suffit de jeter un coup d’œil sur le tableau que j’ai eu l’honneur de communiquer à la section centrale, et qui se trouve imprimé à la suite du rapport de cette section.

C’est ainsi que vous verrez dans la colonne des individus qui exercent des fonctions gratuites ; vous verrez, dis-je, figurer 3,075 jurés pour la Flandre occidentale, 1,353 pour le Limbourg, 3 pour le Brabant, 24 pour le Hainaut et 8 pour la province de Namur.

Les trois individus qui sont portés sur la liste du Brabant sont trois bourgmestres ; les 8 qui figurent dans la liste de la province de Namur sont sept échevins et un administrateur de mont-de-piété. Dans le Hainaut les 24 sont membres de bureaux de bienfaisance.

Dans la Flandre occidentale, l’on a portée jusqu’ici sur la liste les marguilliers, les conseillers et receveurs de fabrique, etc. Dans plusieurs provinces, les conseillers communaux ont été appelés aux fonctions de juré. Et cependant il est certain que les conseillers communaux, pas plus que les membres des bureaux de bienfaisance, ne devaient être considérés comme étant toujours dans les conditions nécessaires pour être de bons jurés.

Il y avait en outre cet inconvénient que beaucoup de conseillers municipaux menaçaient de donner leur démission, s’ils devaient siéger comme jurés ; car, quoiqu’aux yeux de beaucoup de personnes, la qualité de juré soit une prérogative éminente ; quoique, d’après notre législation, ce soit un droit civique du premier ordre, il est de fait qu’un grand nombre de citoyens ne se soucient pas d’être jurés.

Messieurs, la section centrale vous propose de supprimer cette condition d’admissibilité aux fonctions de juré, et d’y substituer une règle beaucoup plus rationnelle, et qui range dans la catégorie des personnes aptes à être jurés, les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs dans les communes de 4,000 âmes et au-dessus. Cette disposition de la section centrale est à peu près la reproduction de l’article 2 du gouvernement, litt. C, avec cette différence que la section centrale a ajouté les mots « secrétaires et receveurs communaux, » et je crois que c’est une bonne adjonction. Il est inutile de dire que je me rallie à cette amélioration.

Une autre innovation qui avait été proposée par le gouvernement, concernait l’âge ; le projet proposait d’admettre à 25 ans le Belge à être juré.

La section centrale a cru qu’il était plus convenable de maintenir « l’âge de 30 ans ; » elle vous a donné d’excellentes raisons à l’appui de son opinion ; comme le rapport est sous vos yeux, je crois superflu de reproduire ces motifs. Sous ce point de vue, je ne crois pas devoir défendre la proposition du gouvernement.

Une troisième innovation, et qui est beaucoup plus importante, est introduite dans le projet de la section centrale, aux articles 13, 14 et 15.

Je crois que la chambre ne trouvera pas mauvais que j’appelle son attention sur les points culminants de la législation sur le jury, parce que s’il y a une discussion générale, c’est naturellement sur ces points qu’elle roulera.

L’article 13 est ainsi conçu :

« Lorsqu’il s’agira de crimes commis contre les propriétés, et que, sur le rapport du juge d’instruction, les juges seront unanimement d’avis qu’il y a lieu de comminer la peine de la réclusion en celle de l’emprisonnement, par application de l’arrêté du 9 septembre 1814 (Bulletin officiel, n° 34), ils pourront renvoyer le prévenu au tribunal de police correctionnelle, en exprimant les circonstances atténuantes, ainsi que le préjudice causé.

« Le ministère public et la partie civile pourront former opposition à l’ordonnance de renvoi, conformément aux dispositions du code d’instruction criminelle. »

L’article 14 ajoute :

« Dans le cas prévu par l’article précédent, l’exercice de la faculté attribuée à la chambre du conseil appartiendra également à la chambre des mises en accusation, à la charge de motiver le renvoi à la police correctionnelle, comme il est prescrit par ledit article. »

Enfin l’article 15 porte :

« Le tribunal de police correctionnelle devant lequel le prévenu sera renvoyé, ne pourra décliner sa compétence, en ce qui concerne les circonstances atténuantes et le préjudice causé. »

Je considère cette disposition comme une grande amélioration, et je suis convaincu que toute la magistrature du pays l’envisagera sous le même point de vue.

Vous savez, messieurs, que fréquemment les chambres de conseil, lorsqu’elles le peuvent convenablement, considèrent comme correctionnels, comme des délits, des faits qui, sous certains rapports, auraient dû être envisagés comme des crimes : pour dire ouvertement ma pensée, la tendance à correctionnaliser certains crimes qui entraînent la peine de la réclusion ; cette tendance, dis-je, existe aujourd’hui ; il faut la légaliser. La section centrale exposé les motifs de cette disposition, que je ne crois pas devoir reproduire ici. Pour abréger, je me bornerai à faire connaître l’extension dont je crois cette disposition importante susceptible.

Aujourd’hui, messieurs, quand la magistrature correctionnalise, ce n’est pas seulement du chef des attentats à la propriété, ce n’est pas seulement quand il s’agit de vol domestique ; mais cela a lieu encore, lorsqu’il s’agit de coups et blessures.

Lorsque la blessure a entraîné une incapacité de travail de plus de 20 jours, le fait inculpé devient un crime ; lorsqu’il y a un jour de moins, c’est un délit. Ce sont plutôt les résultats du crime que la moralité de l’agent, que la criminalité, dirai-je, de l’action, qui sont pris en considération pour déterminer la gravité du fait, pour déterminer si le prévenu paraîtra solennellement devant la cour d’assises, ou s’il sera simplement traduit devant le tribunal de police correctionnelle, s’il est menacé d’une peine infamante ou d’un simple emprisonnement.

J’ai pensé, messieurs, que l’idée de la section centrale était susceptible de produire de meilleures fruits encore, et j’aurai l’honneur de proposer à la chambre une disposition qui lui donne une plus grande extension. Voici cette disposition :

« Dans les cas où le fait inculpé est punissable de la réclusion, si, sur le rapport fait à la chambre du conseil, les juges sont unanimement d’avis qu’il y a lieu de commuer cette peine en celle de l’emprisonnement, par application de l’arrêté du 9 septembre 1814 (Bulletin officiel n° 34), ils pourront renvoyer le prévenu au tribunal de police correctionnelle, en exprimant les circonstances atténuantes, ainsi que le préjudice causé.

« La chambre des mises en accusation pourra à la simple majorité exercer la même faculté.

« Le ministère public et la partie civile pourront former opposition à l’ordonnance de la chambre du conseil, conformément aux dispositions du code d’instruction criminelle. »

Ainsi, la différence qu’il y a entre la disposition de la section centrale et celle que j’ai l’honneur de proposer, c’est que la section centrale restreignait son article aux crimes commis contre les propriétés, et qui auraient pu entraîner la peine de la réclusion, tandis que dans l’article qui j’ai l’honneur de vous soumettre, il s’agit de toute espèce de crimes, punissables de la réclusion. Le point de départ est le même, descendre d’un degré de peine, et les motifs pour cette nouvelle disposition sont, à mon avis, encore beaucoup plus forts. Quand nous arriverons à la discussion des articles, si les dispositions que j’ai l’honneur de proposer sont contestées, je développerai les raisons de mon système.

Une quatrième modification concerne le vote secret. Cette disposition a été introduite par la section centrale, pour assurer la liberté du juré, pour qu’il puisse, sans crainte, voter suivant sa conscience, sans avoir jamais à redouter les résultats de son vote. Tel est en quelques mots le résumé des motifs exposés dans le rapport de la section centrale. Du reste, la section centrale a pris toutes les précautions, pour que le vote ne soit pas seulement secret, mais qu’il y ait encore certitude dans le vote.

Je défendrai donc cette disposition ; je crois inutile d’entrer maintenant dans cette discussion.

Une autre modification, non moins importante, concerne le cens. Dans l’état actuel de la législation, pour être apte à être juré, il faut payer le cens électoral exigé dans le chef-lieu de la province. Ainsi, pour être juré dans le Brabant, il faut payer la contribution requise pour être électeur à Bruxelles ; en d’autres termes, pour être juré dans le Brabant, il faut payer, soit qu’on demeure à Bruxelles, soit qu’on habite une autre ville ou commune dépendante de la province ; il faut payer, dis-je, 169 francs 31 centimes. Pour être juré dans le Limbourg, quelle que soit la province dans laquelle on est domicilié, le cens est de 105 francs 82 cent. Pour être juré dans la Flandre orientale et dans la province d’Anvers, l’on paie un cens égal à celui qu’on paie dans le Brabant. Dans le Hainaut, le cens est beaucoup plus bas, il est de 105 fr. 82 c.

L’expérience a démontré que le jury ne réunit pas toujours toutes les conditions de lumières nécessaires. C’est un fait qui m’est revenu de toutes parts, et je puis dire que j’en ai personnellement la preuve. Il est vrai que, du chef de fonctions gratuites, on pouvait être appelé à faire partie du jury sans offrir des garanties de capacité.

Mais c’est une opinion assez générale que le cens est trop bas. C’est sous l’influence de cette opinion que mon prédécesseur vous avait proposé de l’élever.

L’article du projet du gouvernement porte :

« Art. 2. Les jurés seront pris :

« 1° Parmi les citoyens qui versent au trésor de l’Etat, en contributions directes, la somme ci-dessous indiquée :

« Dans la province d’Anvers, 200 fr. au lieu de 170, différence 30 ;

« Dans la province de Brabant, 250 fr. au lieu de 170, différence 80 ;

« Dans la province de Flandre occidentale, 200 fr. au lieu de 127, différence 73 ;

« Dans la province de Flandre orientale, 300 fr. au lieu de 170, différence 130 ;

« Dans la province de Hainaut, 200 fr. au lieu de 106, différence 94 ;

« Dans la province de Liége, 200 fr. au lieu de 148, différence 52 ;

« Dans la province de Limbourg, 150 fr. au lieu de 106, différence 54 ;

« Dans la province de Luxembourg, 100 fr. au lieu de 74, différence 26 ;

« Dans la province de Namur, 150 fr. au lieu de 85, différence 65. »

La section centrale s’est prononcée pour le maintien du cens électoral exigé par le décret du congrès.

Messieurs, sans me rallier actuellement à l’opinion de la section centrale, je ne crois pas non plus devoir défendre la proposition qui se trouve dans l’article 2 du projet dont je viens de donner lecture. Je trouve des inconvénients dans les deux systèmes.

Avant de proposer les amendements que j’ai l’intention de soumettre à la chambre, je désire m’éclairer des lumières de la discussion et de l’expérience personnelle de beaucoup de magistrats et de jurisconsultes qui siègent dans cette enceinte, et qui ont été à même de voir quel serait le cens qu’il conviendrait d’exiger d’un juré, pour être sûr qu’il peut remplir convenablement ses fonctions.

Voici les inconvénients que je vois dans le projet du gouvernement. D’abord je trouve que l’augmentation n’est pas proportionnelle, n’est pas établie d’après des règles qui soient bien susceptibles d’être appréciées et approuvées. Dans la Flandre orientale, par exemple, l’augmentation me semble beaucoup trop forte ; elle est presque de moitié car on la porte de 169 fr. 31 c à 300 fr. ; la différence est de plus de 130 francs, tandis que dans d’autres provinces elle n’est pas toujours du tiers. Y a-t-il des raisons suffisantes, pour augmenter aussi considérablement le cens dans la Flandre orientale ? D’un autre côté, il m’est venu des réclamations de la province d’Anvers, où on aurait voulu que le cens fût plus élevé que ne le propose le gouvernement : au lieu de 200 fr., on aurait voulu qu’il fût de 250 fr. comme dans la province de Brabant. Je dois dire la raison qui m’arrête le plus ; c’est celle-ci : comme le cens du chef-lieu est en même temps celui de toute la province, quelle sera l’influence d’une semblable augmentation sur l’appel au jury dans toute la province ? Si vous élevez le cens pour la ville de Gand, par exemple à 300 fr., vous aurez encore des jurés à Gand, vous en aurez beaucoup, assez peut-être ; des patentables qui jusque-là étaient appelés à être jurés ne le seront plus, il est vrai : mais n’arrivera-t-il pas en même temps qu’une une foule de rentiers, de propriétaires, d’hommes vivant dans les petites villes, dans les grandes communes de la province, assez instruits, jouissant de la considération publique, hommes de poids et de raison, ayant les mœurs et les traditions du pays, connaissant les moyens qu’on emploie dans les localités, pour commettre les crimes, appréciant l’importance qu’il y a à faire des exemples, se trouveront éliminés du jury, quoique ce ne soit pas votre intention ? Voilà ce que je crains. Je vous prie d’y réfléchir. Je prie les membres de la chambre, qui connaissent les localités, de nous dire quelle serait dans leur pensée l’influence d’une augmentation du cens sur la composition du jury.

Voici une règle dont tout le monde appréciera la justesse. Une fois arrivé au point où le Belge est présumé capable d’être juré, il faut l’admettre, quelque grand que soit le nombre des citoyens de cette catégorie. Dès que vous croyez avoir rencontré le cens qui donne la garantie de la capacité, il faut vous y arrêter. Si c’est un droit, tous les citoyens doivent être appelés à en jouir. Si c’est une charge, il importe qu’elle ne pèse pas trop fort sur quelques-uns. Il faut que tous ceux qui peuvent la supporter viennent la partager. Ainsi, en élevant trop le cens dans le chef-lieu de la province, vous pouvez éloigner non seulement des hommes qui seraient capables d’être jurés, mais des hommes qui seraient d’excellents jurés. Craignez surtout une chose, craignez d’altérer l’institution du jury. Pourquoi a-t-on établi un jury ? C’est pour avoir l’opinion du pays. Cette opinion n’est pas seulement dans les grandes villes. Ce qu’on a voulu avoir, c’est l’opinion qui se modifie suivant les localités. Ce n’est pas toujours dans les grandes villes, où les populations se renouvellent sans cesse, que les traditions et les mœurs du pays ont le plus vivantes. Je me suis demandé si dans le Brabant, quand j’excepte Bruxelles (je n’ai pas de connaissances locales pour résoudre la difficulté ; mais je me suis posé la question, chacun de vous se la fera, et plusieurs sont plus capables que moi de la résoudre ) ; je me suis demandé si tel citoyen d’une petite commune, payant 170 francs d’impôt, n’est pas souvent un citoyen très notable et très capable d’être juré. Il y a une grande différence entre Bruxelles et les autres communes de la province.

A Bruxelles, par la cherté des locations, l’élévation de la patente, un homme peut payer 170 fr. d’impôt sans être bien riche, sans figurer parmi les notables. Un ouvrier peut avoir été apprendre son état à Paris, venir s’établir dans une de nos rues les plus commerçantes, y tenir boutique et devenir peut-être juré l’année suivante. Je le crois ainsi. Il est possible que je me trompe. Si vous croyez qu’en élevant le cens à Bruxelles vous éloignerez du jury les hommes qui n’ont pas l’expérience et l’instruction nécessaires, qui n’ont pas assez de poids pour mettre leur suffrage dans une institution dont les résultats sont si importants, faites-le ; mais faudra-t-il élever le cens dans la même proportion, dans toutes les localités de la province ? Je ne suis pas convaincu que cela puisse se faire ; et je crains qu’en le faisant vous n’altériez l’institution du jury. C’est principalement cette observation que j’ai cru devoir recommander à votre sagesse.

Je ne choisirai pas encore entre le système du gouvernement et celui de la section centrale : si je devais le faire, je donnerais la préférence à ce dernier, d’après une règle fondamentale de législation, qui est de ne pas innover à moins d’être sûr de faire mieux que ce qui est.

Je serais disposé à accueillir une augmentation de cens ; mais je ne l’admettrai qu’avec réserve et sous cette condition que, si on éloigne du jury des hommes qui ne doivent pas y figurer, au moins on n’en éliminera pas un grand nombre de citoyens qu’il est désirable d’y voir appelés.

M. Doignon. - Ce fut en novembre 1814, par un simple arrêté, que le roi Guillaume prononça l’abolition du jury, institution que la Belgique possédait depuis longtemps sous l’empire.

A dater de cette époque, des réclamations universelles n’ont cessé de se faire entendre dans le pays, pour en demander le rétablissement, jusqu’à ce qu’enfin, en 1830, le congrès national s’empressa d’y faire droit, en déclarant que le jury sera établi en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de presse. Pendant tout le règne de Guillaume, les effets de l’absence de cette institution s’étaient principalement fait sentir dans les procès politiques, et il était généralement reconnu que si le roi ne l’eût ainsi abolie, elle-même aurait souvent été le palladium de nos libertés publiques.

La Belgique a donc accueilli le rétablissement du jury, comme l’un des bienfaits de sa régénération. Nous ne rappellerons pas tous les avantages que l’expérience des siècles a donnés à cette institution sur les tribunaux ordinaires en matière criminelle et de délits politiques : l’Angleterre surtout a, de tout temps, attaché le plus haut prix à la conserver intacte. Le jury devant se renouveler à chaque session, c’est par lui qu’on obtient, autant qu’il soit possible, l’expression de l’opinion du pays ; et, d’une autre part, telle est la faible nature de l’homme, que le magistrat, habitué à juger chaque jour des faits criminels, est souvent porté, sans qu’il s’en aperçoive lui-même, à supposer plutôt le crime que l’innocence, et il se trouve ainsi, comme malgré lui, plus incliné à la rigueur qu’à l’indulgence. Le jury, représentant la société entière, est naturellement le meilleur appréciateur des faits graves qui peuvent l’offenser ou la troubler, et il constitue par conséquent le véritable jugement du pays.

Mais, puisqu’il en doit être ainsi, comment expliquerons-nous ces critiques amères dont le jury n’a cessé d’être l’objet depuis 1830 ? D’abord ce n’est point cette institution elle-même qu’il faut accuser, mais bien la nouvelle organisation du personnel dont on ne pouvait se dispenser de faire un essai : quelques réformes sont reconnues aujourd’hui indispensables, et il y est fait droit, paraît-il, par les changements proposés à l’article premier du projet par la section centrale.

Mais nous chercherons encore ailleurs la première cause de ces plaintes. A la suite d’une révolution qui a mis en émoi pendant quelques années toutes les passions, tous les intérêts, le jury lui-même a dû faillir aussi quelquefois comme d’autres institutions. Ce serait donc une erreur grave de le juger d’après ce qu’il a pu être dans ces temps un peu difficiles : les jurés sont aussi des hommes ; et, sous l’impression d’un bouleversement général, et au milieu des ressentiments et même des haines politiques, est-il possible qu’une pareille situation soit toujours sans influence sur leurs décisions ? C’est d’après ce qu’elle est dans des temps plus calmes qu’il convient donc de juger une semblable institution.

On conçoit sans peine que le gouvernement ait pu avoir à se plaindre des décisions du jury. Est-il si étrange que ses jugements se soient quelquefois un peu ressentis de nos commotions politiques ? Les causes légitimes de la révolution ont dû naturellement répandre certain esprit de défiance et même parfois d’hostilité contre l’administration : mais de pareilles préventions ne peuvent disparaître en un jour ; c’était au gouvernement à adopter une marche propre à les dissiper peu à peu ; mais loin de là : souvent, au contraire, il a cherché à leur donner une nouvelle force en persistant dans les mauvais errements du pouvoir déchu, en laissant subsister beaucoup d’abus toujours inutilement signalés. Or, il est toujours difficile d’obtenir bonne justice lorsque des juges sont prévenus ou mal disposés.

Ce n’est que dans sa conduite même que le gouvernement doit chercher la cause de ces préjugés. Au lieu de respecter l’opinion publique bien ou mal fondée, ne l’a-t-on pas vu, inspiré par la plus mauvaise politique, braver cette opinion par le silence et même un refus d’examen ? Il faut bien que le pays soupçonne alors la culpabilité, quand, ayant intérêt de se disculper, on s’obstine même à ne pas laisser voir. Or, des idées de cette nature, une fois reçues par le peuple, doivent nécessairement produire une réaction sur l’esprit des jurys.

Je suis entré dans ces considérations afin qu’en discutant la question de réforme qui vont nous occuper, on ne se laisse pas entraîner trop facilement par les plaintes du ministère contre cette institution.

Le projet de la section centrale et celui du gouvernement portent au nombre des jurés les pensionnaires de l’Etat. Mais, dans les questions politiques qui peuvent intéresser directement l’Etat lui-même, est-il prudent de donner pour juges à celui-ci ceux qui il a donné et donne encore du pain ? Ce serait d’ailleurs une nouvelle charge pour ces pensionnaires dont la pension est au taux modique de mille francs, l’indemnité de séjour n’étant que d’un franc cinquante cents. En France même où l’on a appelé dans le jury tous les membres de l’ordre administratif, on n’y a pas compris ces pensionnaires.

Relativement au mode d’émettre le vote dans le sein du jury, la section centrale vous propose un système nouveau qui mérite toute l’attention de la chambre, et qui n’aura point probablement été examiné par toutes les sections, puisque le gouvernement ne l’a pas présenté jusqu’ici.

Cette section demande que le vote des jurés ait lieu au scrutin secret, tandis que, jusqu’à ce jour, les jurés, retirés et enfermés dans leur salle de délibération, prononcent entre eux leur avis à haute voix.

C’est dans la législation française de 1835 que la section centrale est allée chercher cette innovation, qui a d’ailleurs rencontré dans les chambres de France la plus forte opposition de la part des meilleurs jurisconsultes. Mais, tout en vous proposant ce changement de système, cette section dans son rapport se tait absolument sur les circonstances politiques qui l’ont provoqué chez nos voisins, circonstances manifestement étrangères à l’état de la Belgique.

Ce fut presque aussitôt après le fameux attentat de juillet 1835 que le ministère français est venu proposer le vote secret avec plusieurs autres projets de loi que nous aurions certainement considérés nous-mêmes comme liberticides, si on eût osé les présenter à notre législature. Les cours d’assises françaises étaient à cette époque encombrées de procès politiques et de presse, et le gouvernement se trouvait alarmé du nombre considérable d’acquittement comparés aux condamnations. Depuis 1831 jusqu’en 1834, la différence entre ceux-là et celles-ci, dans les procès politiques, était de 65 à 80 sur cent individus poursuivis.

Il est à remarquer qu’aux termes de la loi française, un très grand nombre de fonctionnaires à la nomination du roi font partie du jury. Mais, en présence des partis violents qui agitaient encore la France, ces citoyens avaient tout à craindre, selon le dire du rapporteur, des menaces et des vengeances de ces partis. Les divisions et les discordes ayant pénétré jusque dans le sein des familles, la même crainte pouvait exercer quelque influence sur tous les autres citoyens en général.

Mais, n’est-ce pas un fait certain que la Belgique n’a jamais offert, et qu’elle offre moins que jamais, rien de semblable à cette situation de la France ? Ce sont les trop nombreux acquittements prétendus scandaleux, dans les procès politiques, qui auraient déterminé le gouvernement voisin à demander ce changement, mais en Belgique, où l’on a vu régner constamment la plus grande union entre les citoyens, nous n’avons eu qu’un nombre extrêmement minime de procès de cette espèce, et Dieu sait quand il s’en présentera de nouveau. Ce vote secret a donc été adopté en France par des considérations politiques qui ne militent aucunement pour notre pays.

On a dit dans le rapport que ce vote secret était pratiqué sous la loi de septembre 1791 et le code de brumaire ; mais cela n’est point exact, car il n’était alors admis qu’en ce sens que, en l’absence de ses collègues, chaque juré était néanmoins tenu de faire connaître son opinion à un ou deux juges délégués par le président, commissaire du gouvernement. Le prétendu secret était donc confié à deux ou trois personnes et l’on voit que c’est encore ici un intérêt tout politique qui avait introduit cette singulière disposition, puisque c’est aux seuls agents du gouvernement que la confidence pouvait être faite. Or, encore une fois, rien de semblable ne saurait justifier une telle innovation en Belgique.

Mais le vote émis à haute voix dans la réunion déjà secrète des jurés offre évidemment des garanties et des avantages qui ne sauraient être balancés par quelques inconvénients, fort rares d’ailleurs, qui peuvent en résulter. L’idée seule que leur avis peut être connu et qu’ils auront à en rendre compte au pays ou à leurs concitoyens, cette idée seule est un grand frein pour les jurés que les passions, l’esprit de parti ou la servilité, pourraient détourner de leurs devoirs. Les ombres du secret favoriseraient au contraire singulièrement les mauvais desseins de ces jurés. Dans les procès politiques surtout, les hommes de parti, les complaisants ou les lâches, en profiteraient pour porter leurs coups avec plus de sécurité. Les fonctionnaires jurés, placés alors sous la seule influence secrète du gouvernement, auraient par conséquent beaucoup moins de liberté.

Lorsque le juré est tenu de déclarer son vote de vive voix, et que les preuves, soit de l’innocence, soit de la culpabilité, sont aussi claires que le jour, osera-t-il , en présence de tous ses collègues, nier l’évidence et se parjurer ? Eh bien, à la faveur du secret, il pourra tout oser.

L’article 344 du code d’instruction criminelle déclare que les jurés délibéreront sur le fait principal et ensuite sur chacune des circonstances. Mais si chacun d’eux veut faire un mystère de son opinion, il n’y aura donc point de délibération, puisque le seul moyen de ne pas la laisser deviner, c’est le silence absolu. Ainsi, tous ces jurés devront être alors autant de juges muets ; et, à l’exemple de certains tribunaux révolutionnaires en France, on pourra voir tous les membres d’un jury, après avoir entendu les parties, ne pas se dire un seul mot entre eux, et condamner immédiatement l’accusé sans s’être adressé une seule observation pour s’éclairer mutuellement.

L’on a reproché à nos jurys de manquer de connaissances et de lumières. Mais, si, de peur de révéler sa pensée chacun veut éviter les débats, les membres peu instruits, ou d’une conception peu facile, ne pourront donc recevoir de leurs collègues aucun éclaircissement ni aucune explication, et ils se verront ainsi réduits à voter en aveugles, machinalement et sans la moindre intelligence des motifs de leur vote. Tout le fruit de la discussion ordinaire des opinions sera perdu pour le jury.

Au lieu de se communiquer avec franchise leurs doutes, leurs embarras, les jurés entre eux ne pourront que dissimuler et se montrer défiants et mystérieux les uns envers les autres.

Les jurés ont aussi la faculté de faire des interpellations aux témoins pour en obtenir certaines explications. Mais, dans la crainte qu’on ne soupçonne leur intention, ils s’en abstiendront avec soin.

L’instruction même de chaque cause souffrirait donc essentiellement de ce nouveau mode de voter. La discussion, dans le sein du jury, cesserait d’être libre du moment que chaque membre peut être dominé par la crainte de trahir sa pensée.

L’on a objecté que, dans le vote à haute voix, les jurés ayant à craindre la divulgation de leurs opinions se laisseront intimider par les circonstances de localité, ou par leurs relations de famille ou de société.

D’abord les jurés n’ont pas autant à craindre qu’on se plaît à le dire de voir divulguer leurs opinions. Ces citoyens savent tous que les honorables fonctions dont ils sont revêtus leur commandent chaque fois une prudente discrétion, et nous n’avons point vu jusqu’à présent des révélations de cette espèce, et encore moins, avons-vu des malheurs qui en auraient été la suite ; ou, bien certainement, si on en a remarqué, leur nombre est tellement insignifiant qu’il ne peut être un motif pour provoquer un changement de système qui aurait lui-même d’autres inconvénients beaucoup plus graves.

Les circonstances de localités, les relations de famille ou de société peuvent parfois intimider certains jurés ; mais encore une fois ces cas ne peuvent être qu’extrêmement rares. On oublie que c’est le sort qui désigne les jurés. Or, il arrive bien rarement, dans les campagnes surtout, que les jurés soient précisément appelés à juger des accusés qui appartiennent à leur commune, et de plus, lorsque de pareils cas se présentent, ceux-ci ou le ministère public peuvent, au moyen de la récusation, les écarter et faire cesser tout embarras de position. On pourrait encore obvier à ces rares inconvénients en déclarant dans la loi même que les jurés des villes, notamment, seraient, dans ces mêmes cas, toujours récusables. Mais, nous devons le dire, pourquoi ce défaut de confiance dans la vertu et le patriotisme de nos concitoyens ? Lorsque jusqu’ici, en Angleterre, en Amérique et même en France (sauf peut-être pour les délits politiques), l’on n’a jamais craint sérieusement cette espèce d’intimidation dans les jurés, pourquoi la redouterait-on en Belgique ?

Un ami, a-t-on dit encore, peut-être appelé par le sort à juger son ami, ou le père ou le fils ou le frère de cet ami. Mais sont-ce des législateurs qui cherchent des suppositions aussi extraordinaires pour justifier la nécessité d’une loi ?

Nous dirons la même chose du cas également rare où la condamnation peut dépendre d’une voix. Dans tous les pays où le jury existe de temps immémorial, est-il jamais venu dans la pensée de personne de vouloir, pour un tel motif, supprimer le vote de vive voix ? On dirait, en vérité, qu’on ne veut absolument pardonner aucun défaut, aucune faute à l’institution du jury. Mais y en une au monde qui n’ait point ses imperfections ?

Ni la presse, ni l’opinion publique n’ont réclamé une semblable innovation. C’est la composition du personnel de ce corps qu’on a seul attaquée, et à cet égard personne ne conteste que certaine réforme soit nécessaire.

Ce même mode de voter à haute voix est suivi, comme il l’a toujours été, dans toutes nos cours de justice et les tribunaux. La justice criminelle exige les mêmes garanties de la part des jurés appelés à décider les questions de fait. Si les craintes dont il s’agit pouvaient être bien sérieuses, tous les jours nos magistrats seraient eux-mêmes exposés, et il faudrait aussi leur accorder ce vote secret qui entraînerait avec lu l’anéantissement de toute libre discussion en chambre de conseil.

L’on a encore mis en avant la supposition extraordinaire qu’un juré, abusant dans la discussion de sa supériorité de capacité ou de talent, pourrait inculquer à ses collègues son opinion erronée. Mais, aussi longtemps que les jurés conservent le droit de délibérer, vous ne sauriez enlever à celui-là le droit de parler et de faire usage de ses moyens pour rallier les autres à son avis. Quand vous aurez admis le vote secret, vous ne sortirez point pour cela de cet inconvénient qui peut se présenter dans toutes les assemblées délibérantes où il y a des membres plus ou moins faibles.

Mais il y a plus, de la manière dont la section centrale nous propose le vote secret, il ne serait même pas obligatoire : aucune peine de nullité ou autre n’est attachée à son omission, et en cela la section centrale imite encore la France. Mais si, dans ce cas, chacun demeure libre de voter à haute voix, il arrivera probablement que la plupart des jurés continueront à s’expliquer aussi librement et aussi franchement qu’auparavant, et, provoquant eux-mêmes alors des explications de ceux qui voudraient se taire, il en résultera que celui qui au milieu d’eux s’obstinera à garder un silence absolu sera censé dans leur opinion avoir adopté le parti le plus favorable à l’accusé, puisque dans le cas contraire, il n’aurait eu aucun intérêt à se prononcer ouvertement. Par conséquent le vote secret serait dès lors à peu près le secret de la comédie.

L’on a dit aussi qu’en matière criminelle ou de presse, il s’agit de question de personne. Mais tous les procès sont des questions de personnes, et dans ce sens il faudrait donc toujours admettre le vote secret, ce qui est contraire à ce qui s’est constamment pratiqué. Si, dans les assemblées délibérantes, on procède par scrutin secret dans les questions de personnes, c’est principalement parce que leurs séances ont lieu publiquement et non en comité secret. Or, c’est précisément toujours en comité secret que le jury doit voter : nul ne peut approcher de l’enceinte où il est réuni. D’ailleurs, dans les procès politiques qu’il conviendrait d’excepter dans tous les cas, c’est bien moins la personne qu’on a en vue que la cause de la patrie ou des libertés publiques. Or, dans des cas semblables, chacun de nous connaît l’utilité des appels nominaux, même dans cette enceinte.

L’indépendance de caractère et la franchise sont bien plus dans nos mœurs qu’en France. Dans ce royaume, on vote toujours par scrutin secret sur l’ensemble des lois. En Belgique au contraire les votes sont émis à haute voix et publiquement.

Dans tous les pays où le jury est établi, l’on a vu quelquefois, il est vrai, des jurés recevoir des lettres anonymes. Mais jamais l’on n’a attaché une sérieuse importance à de pareilles lettres qu’on put également adresser à tous nos conseillers et juges. Quand même le vote serait secret, vous ne pourriez encore empêcher de tels faits.

L’on a admis le scrutin secret dans notre système électoral ; mais quand l’électeur exerce son droit de citoyen, il n’en doit absolument compte à personne ; il use absolument de sa liberté comme il lui plaît et selon son bon plaisir, et c’est pour cette raison qu’il a besoin du secret. Mais le juré, au contraire, par le serment qu’il prête en vertu de l’article 312, prend des engagements solennels envers la société. Il jure notamment de juger avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. Il sait bien que si son vote venait à être divulgué, il aurait à rendre, envers le pays, un compte moral de ses engagements. La crainte que son vote puisse être rendu public ne peut donc être que salutaire et le raffermir d’autant plus, en lui rappelant sans cesse ses devoirs de juré. Mais cette crainte elle-même suppose des indiscrétions dont nos jurés en général sont incapables, et une pareille supposition leur fait injure.

Enfin, le vote secret est une innovation introduite principalement pour les délits politiques dans un pays voisin, où les abus de la liberté ont malheureusement obligé la législature à modifier et à restreindre les institutions libérales les plus précieuses. Or, il n’existe en Belgique aucune raison pour lui rendre applicable une telle législation.

Mais, du reste, le mode d’exécution proposé par la section centrale serait inadmissible : elle-même rejette le scrutin secret par boules noires et blanches, de peur qu’on ne commette des méprises. Mais le même danger existe évidemment en lui substituant le scrutin par lettre noires et rouges pour exprimer le oui et le non. Il serait en effet tout aussi facile de se tromper et de prendre alors une couleur pour l’autre. Le vote exprimé de vive voix est réellement le plus sûr, et c’est bien à ce mode qu’on doit s’arrêter lorsqu’il s’agit de la vie, de la liberté et de l’honneur des citoyens.

M. Gendebien. - Dans le rapport de la section centrale, on s’est appuyé sur l’opinion émise dans les sections, pour proposer un changement dans le mode de délibération du jury ; je voudrais qu’on nous fît connaître ce que les sections ont allégué pour motiver cet important changement, et si, comme on semble l’affirmer dans le rapport, toutes tes sections ont été de cet avis.

M. de Behr, rapporteur. - Trois sections ont été de cette opinion. Elles ont dit qu’il convenait d’introduire le vote secret dans les délibérations du jury, parce qu’il donnait aux jurés les moyens de voter avec plus de sécurité, en ce qu’ils n’avaient plus à craindre la divulgation de leur vote ; on a dit que, pour les crimes commis dans les campagnes, les jurés qui habitaient ces campagnes, intimidés par des menaces d’incendie, n’osaient émettre un vote contre l’accusé dans la crainte que leur vote ne fût divulgué. On a dit enfin que ce mode de délibération avait été introduit en France il y a quelques années, et qu’on ne s’en était pas mal trouvé.

M. Gendebien. - Je demande le dépôt sur le bureau des procès-verbaux des sections, pour qu’on puisse les examiner. Je trouve la proposition tellement exorbitante, que je désire recueillir tous les moyens de m’éclairer et de m’instruire sur cette grave question. L’honorable préopinant nous a donné une seule raison que je considère comme extrêmement faible. Il a dit que si le secret n’était pas introduit dans les délibérations du jury, les jurés n’oseraient pas remplir leurs fonctions.

L’honorable M. Doignon a déjà répondu à cette crainte en disant qu’on n’aurait qu’à écarter du jury les membres appartenant à la commune de l’accusé. J’ajouterai cette observation qui me paraît décisive : c’est que si vous changez le mode de voter, si vous ajoutez le secret au vote qui est émis à huis-clos, après l’engagement pris par chacun des jurés de tenir la déclaration secrète ; si vous avez encore des craintes sur la divulgation de la délibération et les conséquences qui peuvent en résulter pour les membres du jury, je vous demande ce que deviennent les témoins qui, la plupart, appartiennent à la commune de l’accusé ? Trouverez-vous un seul témoin qui osera déposer, lorsque la législature aura trouvé assez de danger dans la position du juré, pour rendre la délibération du jury secrète ? C’est la perturbation, c’est la condamnation complète du gouvernement représentatif.

Nous avons des devoirs et des droits à exercer. Il faut habituer les citoyens à les remplir en plein jour, à la face du soleil. Si on admet la restriction proposée à l’exercice des fonctions de juré pas un citoyen n’osera invoquer son droit, ni remplir ses devoirs si vous introduisez dans la loi qui nous occupe une précaution jugée utile pour la sécurité des jurés, plus un témoin ne voudra déposer ; vous légitimerez le silence dans lequel ils voudront se renfermer. Réfléchissez bien sur cette proposition, et voyez, si elle est admise, ce que deviendra la procédure avec publicité, et même le gouvernement représentatif.

M. de Behr, rapporteur. - Je ne sais ce que sont devenus les procès-verbaux. On n’est pas dans l’usage de les conserver quand le rapporteur a fait son rapport et que ce rapport a été approuvé par la section centrale. Au reste, j’ai rappelé dans mon rapport l’analyse de ces procès-verbaux, c’est tout ce qui s’est pratiqué jusqu’à présent. Je pense qu’on ne révoquera pas en doute la sincérité de ce qui est consigné dans le rapport ; ce rapport d’ailleurs a été approuvé par le président.

On a parlé d’inconvénients que présentait le vote secret des jurés. Je ferai observer que depuis 1835 le vote secret a été introduit, en France, dans les délibérations du jury, non seulement pour les affaires politiques, comme l’a dit M. Doignon, mais pour tous les crimes, et on n’a pas aperçu les inconvénients signalés par M. Gendebien. Ce mode existe aussi en Suisse, où il y a une très bonne législation, et on ne s’en est jamais plaint.

Quoi qu’en dise M. Doignon, le vote du jury était secret sous l’empire de la loi du 16 septembre 1791, et du code du 3 brumaire an IV. Après la délibération, chaque juré venait, dans une pièce attenante à celle où ils étaient réunis, faire, en présence du juge délégué par la cour et du commissaire du gouvernement, sa déclaration, et déposer une boule noire ou blanche suivant qu’il avait émis un vote contre ou pour l’accusé. De cette manière ils ignoraient quel avis avaient émis leurs collègues.

On a comparé les jurés aux magistrats, et on a dit qu’il n’y avait pas plus de raison pour entourer du secret le vote des uns que celui des autres. Je ferai observer qu’il y a une grande différence ; les jurés sont des gens qui ne se connaissent pas, qui se voient pour la première fois et ne se reverront probablement plus ; comment veut-on qu’ils aient une grande confiance les uns dans les autres ? Les magistrats au contraire se connaissent, ils font partie d’un même collège et doivent avoir confiance dans la discrétion des uns des autres. On a dit qu’il y avait moyen de remédier à l’inconvénient que présentaient les crimes commis dans les campagnes, qu’on n’avait, en composant le jury, qu’à écarter les citoyens demeurant dans le pays où le crime a été commis. Mais il en est d’autres ; par exempte, dans les accusations capitales, en votant à haute voix, quand un juré voit que son vote va entraîner la peine de mort, il hésite à prendre sur lui la responsabilité de la condamnation, et vote pour l’acquittement. C’est une chose connue. Je ne vois d’autre moyen de remédier à cet inconvénient que le vote secret.

Quand des jurisconsultes se trouvent avec des agents de la campagne, naturellement ils prennent le ton plus ou moins haut ; ils disent que l’accusé et évidemment innocent et qu’il faudrait ne se connaître aucunement en affaires pour voter autrement qu’eux. Ils intimident et entraînent les jurés. J’ai vu qu’un seul homme décidait de la condamnation ou de l’innocence d’un accusé, parce que malheureusement les autres jurés étaient des hommes de la campagne qu’il influençait.

Au moyen du vote secret, tous ces inconvénients disparaissent. Il a pour sanction, je le répète, l’expérience qu’on en a faite en France et en Suisse, où aucun inconvénient n’a été signalé.

M. Gendebien. - Je n’ai pas à m’expliquer sur la question de savoir si le rapport est sincère ou non ; je ne l’ai pas accusé de manquer de sincérité. On trouve extraordinaire que je demande communication des procès-verbaux des sections. Cependant, il y a quelques jours, la même demande a été faite, et M. Demonceau n’a pas hésité à y satisfaire ; seulement il avait quelques raisons pour éviter cette communication, c’est qu’il y avait plusieurs procès-verbaux dans lesquels il n’y avait rien.

Il pourrait peut-être y avoir quelques inconvénients à donner lecture des procès-verbaux sur le jury, mais il ne peut y en avoir à les déposer et à nous les communiquer individuellement. Mais M. le rapporteur déclarant qu’il ne les a pas conservés, je n’insiste plus ; il ne serait pas convenable que je le fisse. Toutefois les procès-verbaux sont adressés à la section centrale et remis au rapporteur pour faire son rapport, mais ils appartiennent à la chambre et non à la section centrale et encore moins au rapporteur. Il conviendrait, en toute occasion, de conserver les procès-verbaux des sections, afin que chacun pût les vérifier et les méditer, selon son droit.

On est revenu sur les inconvénients du vote par oui et par non prononcé à haute voix dans le secret de la chambre du conseil. Si vous admettez le vote secret, comme on vous le propose, vous arrivez par une conséquence toute logique à l’instruction secrète, ou, au moins à, l’audition des témoins en séance secrète, choses susceptibles de tant d’abus, et contre lesquelles on s’est tant récrié sous le roi Guillaume. C’est la conséquence logique que vous devez admettre même a fortiori.

On vous a dit (et c’est là le principa1 argument qu’on a présenté) qu’un membre du jury reculera devant l’émission de son vote, quand il devra déterminer une condamnation capitale. Vain subterfuge car ce n’est pas l’opinion du jury, mais la déposition de témoins qui établit la culpabilité ; ainsi la conséquence de la déclaration est plus funeste pour les témoins que pour les jurés.

Quel est celui qui osera dire : « J’ai vu l’accusé assassinant un tel, mettant le feu à telle maison ? » Si vous croyez qu’un juré n’osera pas le dire en secret, dans la chambre de conseil, comment voulez-vous que le témoin vienne le dire en audience publique ? Le juré ne fait que déclarer la conséquence du fait. Vous trouvez des inconvénients à ce qu’il le fasse en secret, et vous n’en trouvez pas à ce que le témoin, qui articule le fait et le prouve, soit entendu en public ? Avec ce système vous arrivez à l’instruction secrète, à l’inquisition avec toutes ses conséquences fâcheuses, surtout pour le gouvernement qui est toujours supposé intéressé à cacher la vérité et à agir dans l’ombre. Oui, on accusera le gouvernement de vues intéressées et de machiavélisme politique.

On vous a dit que, si l’on ne votait pas secrètement dans la salle des délibérations du jury, l’influence d’un homme plus exercé en affaires pourrait entraîner la condamnation ou l’acquittement d’un accusé. D’après cela, comme l’a déjà fait remarquer M. Doignon, la loi serait incomplète, parce qu’il faudrait imposer le silence dans la salle des délibérations et condamner au mutisme tous les membres du jury ; ce mutisme sera d’ailleurs la conséquence de la loi, car qui osera parler lorsque la législature aura reconnu et proclamé un danger pour les jurés, et qu’elle aura fait croire à la nécessité d’une protection toute spéciale.

Et croyez-vous que les inconvénients qui résulteraient de ce mutisme ne seraient pas cent fois p1us grands que ceux provenant de l’influence des hommes les uns sur les autres ?

Je n’admets d’ailleurs pas cette influence ; elle ne pourrait avoir lieu que pour des positions très rares, et le législateur ne doit pas s’occuper de semblables inconvénients. Mais ce qui se présente ordinairement dans le jury, ce sont des hommes qui n’ont pas l’habitude de juger, des personnes timorées, timides, qui ont besoin de compléter leurs opinions par une discussion avant le vote ; et vous allez interdire ce moyen. C’est une conséquence nécessaire du système.

Pendant l’audience chacun écoute individuellement, et se fait, bien ou mal, une opinion d’après les débats ; mais c’est le degré de capacité individuelle et isolée qui détermine cette opinion que chacun a, en entrant dans la chambre du conseil.

Pourquoi voudrait-on exclure de la chambre du conseil la discussion entre douze personnes ? Il est bien certain que le contingent de lumières de douze personnes donnera une moyenne qui dépassera la moyenne des lumières de chacune d’elles individuellement ; pourquoi se priver de cette moyenne de douze personnes ? Vous voulez vous en rapporter à des capacités individuelles qui, selon les probabilités, sont les plus exposées à l’erreur, tandis que leur réunion conduirait plus probablement à la vérité.

L’hypothèse faite par le rapporteur peut sans doute se réaliser ; mais, je le répète, ce cas est rare. Je ne suppose pas les hommes méchants ; toutefois, de quelque méchanceté qu’on puisse supposer un homme capable, qui oserait faire usage d’une influence quelconque pour perdre un innocent ou pour sauver un coupable, en présence et de connivence avec onze concitoyens revêtus des hautes fonctions de jurés ? Ce sont des choses que la législature ne doit pas prévoir ; car c’est insulter la société tout entière que de supposer un homme capable d’exercer une semblable influence, et de supposer en même temps onze personnes capables de se laisser aller à cette influence.

Je crois en avoir dit assez pour le moment ; je me réserve d’en dire davantage lors de la discussion des articles.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La question du vote secret est sans doute très grave et mérite d’être approfondie. Mais j’ai entendu dire autour de moi que cette discussion était prématurée ; j’attendrai donc que nous soyons arrivés à l’examen de l’article qui renferme ce principe, pour répondre aux objections de l’honorable préopinant.

Si j’ai demandé la parole, ce n’a été que pour faire une simple observation. Il n’est que trop vrai que les témoins déposent souvent en tremblant devant les cours d’assises ; il m’est revenu de divers côtés, j’ai appris par les rapports qui m’ont été adressés, que les nombreux acquittements prononcés par le jury avaient exercé une fâcheuse influence sur les témoins, et qu’on avait la plus grande peine à leur arracher la vérité.

On se rappellera ce qui s’est passé dans la Flandre orientale, où un grand coupable (on peut le qualifier ainsi, puisqu’il a été condamné à mort) était parvenu à échapper à la justice par la terreur qu’il inspirait aux témoins ; eh bien, ces mêmes témoins, lorsqu’ils ont eu la certitude qu’il allait enfin subir la peine de ses nombreux forfaits, sont venus déclarer en justice des faits qu’ils n’avaient pas osé révéler auparavant.

Pour les témoins, la publicité de leurs dépositions est un mal nécessaire. Il n’en est pas de même du vote des jurés ; dès lors, pourquoi repousser un moyen qui permet aux jurés de remplir leur devoir, sans qu’ils soient exposés eux-mêmes ou leur famille à des menaces, à des calomnies, à des diffamations ? Lorsqu’il existe si peu de propension pour l’exercice des fonctions importantes de juré, il ne faut rien négliger pour populariser une institution constitutionnelle.

M. Gendebien. - On m’accuse d’avoir traité prématurément la question du vote : je ferai remarquer que dans une discussion générale il est permis à chacun de dire son opinion sur l’ensemble et les diverses dispositions capitales d’un projet de loi. Je tiens à me justifier, parce que je ne suis pas du nombre de ceux qui, dans cette assemblée, traitent prématurément les questions. Ce n’est pas moi d’ailleurs qui ai engagé la discussion sur le mode de voter du jury. M. Doignon a commencé, je n’ai fait que répliquer au rapporteur qui a essayé de répondre à M. Doignon.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je me permettrai, messieurs, de faire un appel à cette honorable assemblée. Ai-je rien dit pour accuser l’honorable membre ? Je me suis borné à énoncer une observation qui se faisait autour de moi.

M. Verhaegen. - Je me permettrai de dire quelques mots sur le projet de loi et d’exprimer toute ma pensée.

La position du jury a été l’un des griefs que l’on a accumulés contre le gouvernement précédent. On a fait droit à ce grief, et l’on a établi en principe, dans la constitution, que le jury était créé pour tous les cas en matière criminelle, de presse et politique. Si l’on veut être de bonne foi, quel qu’ait été l’état des choses avant la révolution, il faut convenir que l’institution du jury, dans les matières criminelles ordinaires, a présenté de graves inconvénients ; et que si l’on pouvait revenir sur ses pas, peut-être désirerait-on le contraire de ce que l’on a demandé.

Dans les affaires criminelles ordinaires, l’expérience nous a démontré qu’un coupable a tout à espérer du jury, et qu’un innocent a tout à en redouter. Franchement, j’aimerais mieux être jugé par une cour d’assises sans jury que par un jury.

Malheureusement, l’établissement du jury est posé en principe dans notre constitution. Nous ne blâmerons pas les auteurs de ce principe ; ils avaient de grandes intentions ; toutefois, je crois nécessaire de communiquer à cet égard mes idées.

Que résulte-t-il de l’observation que nous venons de faire ? Il en résulte qu’il faut tâcher d’épurer, autant que faire se peut, cette institution, et que lorsque les circonstances se présentent de faire des améliorations, on doit les saisir avec empressement. Aussi quant à moi, je donnerai les mains à toutes les dispositions d’un projet de loi qui pourraient avoir pour objet d’augmenter la somme des capacités dans la réunion des individus appelés à faire partie d’un jury.

Les premières dispositions du projet doivent, dans ma manière de voir, amener ce résultat. Cependant il ne sera pas complet si la chambre n’ajoute pas encore d’autres dispositions.

En effet, messieurs, d’après les dispositions en vigueur aujourd’hui, parmi les trente-six jurés, le ministère public peut en récuser douze et l’accusé douze ; ce qui est loin de constituer une épuration et ce qui peut conduire à un résultat tout à fait opposé ; car, de cette façon, on peut parvenir à composer le jury d’une manière tout autre à ce qui devrait être pour opérer le bien. Si, par exemple, l’accusé a intérêt de ne pas être jugé par des individus compétents en une matière quelconque, il récusera successivement tous les jurés qui pourraient, dans l’intérêt public, offrir des garanties. S’agit-il d’un crime commis dans une ville, où les connaissances des habitants des villes devraient dominer, on écartera tous les habitants des villes.

S’agit-il d’un crime commis à la campagne, où les connaissances des campagnards seraient nécessaires, on récusera les campagnards ; et on composera toujours le jury de manière à ne comprendre que des hommes qui n’auront aucune compétence pour apprécier la question.

On vous a parlé de ce qui s’était passé sous nos yeux ; je vous citerai d’autres inconvénients qui se rattachent à l’objet qui fixe en ce moment votre attention. Je ne parle pas d’affaires spéciales, je raisonne en général.

Qu’il s’agisse, par exemple, d’un crime de banqueroute frauduleuse ; il faudra apprécier des questions délicates, des questions qui peuvent se rattacher au droit ; il y aura à examiner des objets de commerce, des registres, etc. ; des connaissances spéciales sont ici nécessaires. Eh bien, l’avocat chargé de la défense de l’accusé écartera tous ceux des jurés qui auraient quelques connaissances de droit, tous les négociants, et fera en sorte que le jury soit composé de paysans qui, quelquefois, ne savent ni lire ni écrire.

On a tout à espérer d’un pareil jury dans de telles circonstances ; et l’on obtient des acquittements pour les hommes les plus coupables. Ce sont là de graves abus. N’y aurait-il donc pas moyen d’y remédier ? Je pense que si ; et je prie l’honorable ministre de la justice de vouloir peser mes observations. N’y aurait-il pas moyen, en laissant les récusations telles qu’elles sont établies par le code criminel, de stipuler que les motifs des récusations seraient jugés par la cour en chambre du conseil et en présence de tous les jurés assemblés ? De cette manière l’accusé aurait ses garanties nécessaires, et le ministère public aurait aussi les siennes.

On me dira peut-être : Mais ce serait donner à la cour d’assises le pouvoir de composer le jury de la manière qui lui conviendrait le mieux. Je commence par dire, messieurs, que je ferais une exception pour les affaires politiques, pour les affaires de la presse ; mais lorsqu’il s’agira de crimes ordinaires, de ces crimes pour l’appréciation desquels il faut des connaissances spéciales, il faut nécessairement empêcher qu’on ne réduise le jury de manière qu’ il ne se compose plus que de personnes réellement incompétentes, pourquoi ne pas alors laisser à la cour d’assises l’appréciation des motifs des récusations ? Je soumets ces réflexions à l’assemblée et à M. le ministre de la justice, persuadé qu’il y a moyen d’en tirer parti ; au moins de cette manière on parviendrait à faire cesser quelques-uns des inconvénients dont on se plaint ; il en existera encore, mais ils seront dus à l’établissement du jury, puisqu’on l’a voulu, puisque le principe en a été posé dans notre constitution et que nous ne pouvons dire aujourd’hui le contraire de ce que nous avons dit naguère.

Je ne dirai rien, messieurs, des dispositions particulières du projet ; je me réserve de faire connaître à cet égard mon opinion à mesure de la discussion de chacun des articles ; néanmoins, comme on a déjà parlé du vote secret, je dirai à mon tour ce que j’en pense.

Cette question est très délicate ; mais elle ne serait pas, encore une fois, délicate pour moi quant aux délits de la presse et aux délits politiques, car là, à coup sûr, je ne voudrais pas du vote secret. En ce qui concerne les crimes ordinaires, vous avez entendu, messieurs, des raisons pour et contre le vote secret ; là la question peut être controversée. Cependant, de la manière dont le projet est conçu, il serait selon moi difficile d’admettre le principe du vote secret, car l’exécution m’en semble impossible : l’honorable M. Gendebien disait tantôt que la loi est incomplète ; je dis moi qu’il y a des contradictions dans la loi, et que si l’on veut le principe du vote secret, il faut changer le projet. En effet, messieurs, l’article 6 suppose une délibération, car il dit formellement qu’ « après la délibération chaque jury recevra, etc. » ; il faut donc délibérer ; or, quand on délibère, chacun doit alléguer ses motifs, chacun doit détailler les raisons qui concourent à établir son opinion favorable ou défavorable. Dès lors tous les inconvénients qu’on a dit résulter du vote non secret, existent dans toute leur plénitude.

D’un autre côté, si l’on veut le vote secret, il faudrait, me semble-t-il insérer dans la loi une disposition d’après laquelle celui qui ne sait ni lire ni écrire ne pourrait être juré ; car comment voulez-vous qu’un homme ne sachant ni lire ni écrire puisse arranger son bulletin ? Il faudra qu’il consulte son voisin ; qu’il aille lui demander ce qu’il doit faire. On me dira que les oui et les non seront écrits l’un en rouge, l’autre en noir, et qu’il ne faut pas savoir lire pour distinguer deux couleurs ; mais c’est en revenir aux boules blanches et noires, et beaucoup d’honorables membres de cette assemblée, qui appartiennent à l’une ou à l’autre société, ont dû s’apercevoir plus d’une fois combien il est facile de se tromper dans un vote au scrutin secret, combien l’on est exposé à mettre une boule pour une autre ; cet inconvénient peut être léger quand il ne s’agit que de l’admission de telle ou telle personne dans une société ; mais quand il s’agit de la vie ou de la mort d’un individu, les malheurs qui peuvent en résulter sont irréparables.

D’après l’article 9 du projet, c’est le président qui dépouille le scrutin, sans même rendre compte du nombre des voix ; ensuite les bulletins sont brûlés ; c’est donc le président du jury qui peut décider du sort de l’accusé. On me dira qu’il faut bien augurer d’un président de juré, on me parlera d’honneur, de délicatesse, etc. ; tout cela est fort bien, mais il faut à un accusé d’autres garanties. On me dira encore que le dépouillement aura lieu en présence des jurés ; mais cette présence ne sert à rien puisque les jurés n’exercent aucun contrôle, puisque le président n’indique pas même le nombre de voix.

Messieurs, je ne ferai pas d’autres observations spéciales pour le moment, je me réserve de reprendre la parole dans la discussion des articles ; j’ai cru devoir dire sur l’ensemble du projet ma pensée tout entière.

Je me résume, messieurs, et je dis : dans les affaires ordinaires l’institution du jury présente de graves inconvénients, mais elle existe et nous devons la subir, tout en réunissant tous nos efforts pour l’épurer ; nous ne pouvons l’épurer qu’en réunissant dans le jury le plus de capacités possible, ce qui ne me semble pouvoir être opéré qu’en laissant la cour d’assises juge des motifs des récusations ; mais si vous maintenez les dispositions du code d’instruction criminelle, peut-être accumulerez-vous de plus graves inconvénients que ceux qui existent aujourd’hui.

Je soumets ces considérations aux méditations de la chambre et à celles de M. le ministre de la justice.

M. de Behr, rapporteur. - On vous a dit, messieurs, que la loi proposée est incomplète, qu’elle est en contradiction avec elle-même, puisque d’une part elle établit le vote secret et que d’autre part elle dit qu’il y a délibération ; mais il n’est pas nécessaire, messieurs, que chacun prenne part à la délibération : dans cette assemblée, pour les questions les plus graves, il y a quelquefois quatre ou cinq membres qui prennent la parole ; il en sera de même pour les jurés ; lorsqu’il y en aura qui craindront, par exemple, les vengeances de la famille de l’accusé, ils ne prendront pas part à la délibération, ils entendront les autres, et ils se borneront à voter.

On a dit aussi, messieurs, que le président ne devant pas inscrite en marge de la question le nombre des voix qui sont pour ou contre l’accusé, il serait en quelque sorte maître du sort de celui-ci. Cette disposition est empruntée littéralement à la loi française qui été mise en vigueur en 1835, et jusqu’à présent, messieurs, on n’a pas signalé le moindre inconvénient auquel elle aurait donné lieu ; d’ailleurs le dépouillement devant avoir lieu en présence des jurés, je ne vois pas comment il pourrait y avoir d’erreur.

On a parlé des difficultés que pourraient avoir pour voter les jurés qui ne savent ni lire ni écrire ; je conviens, messieurs, que le vote par boules blanches et noires peut donner lieu à des erreurs ; mais quand un juré aura devant lui un bulletin sur lequel les mots oui et non seront imprimés l’un en rouge, l’autre en noir, il ne pourra jamais se tromper ; indépendamment de la couleur, il saura toujours discerner le oui du non d’après les explications qui lui auront été données ; mais en supposant même qu’il y ait un juré qui ne puisse pas faire cette distinction, il s’adressera à l’un de ses collègues pour demander quel est le mot favorable et quel est le mot défavorable, sans dire pour cela dans quel sens il se propose de voter. En France, les jurés étant obligés d’écrire le mot oui ou non sur leur bulletin, ceux qui ne savent pas écrire doivent le faire remplir par un autre, et cela certainement met plus à découvert le secret du vote ; mais on ne peut redouter cet inconvénient du mode adopté par la section centrale ; car, dans notre système, un juré peut prendre des informations près de son collègue, sans que celui-ci puisse deviner son opinion, tandis qu’en France il faut qu’il fasse écrire par un autre le mot oui ou non ; et cependant l’on n’a pas dit en France que par là on manquerait le but qu’on se propose.

Je crois donc devoir persister dans le mode qui vous a été proposé par la section centrale.

M. de Brouckere. - Messieurs, je commence par déclarer que je prends la parole dans la discussion générale, parce que je ne la regarde pas comme prématurée ; car, dans une discussion générale, il est assez naturel qu’on examine successivement toutes les dispositions d’un projet de loi, sans s’y arrêter d’une matière aussi précise qu’on le fait pour la discussion des articles. Je vais donc répondre quelques mots à divers orateurs qui ont combattu la disposition relative au secret du vote des jurés, et je me réserve d’y venir, lorsqu’on s’occupera spécialement de l’article 5 et des articles suivants du projet de loi.

Je crois, messieurs, qu’on ne saurait assez applaudir au changement proposé par le projet de loi, et qui tend à faire en sorte que le vote des jurés qui, jusqu’ici, s’émettait en quelque sorte publiquement, puisque chacun des jurés devait l’émettre devant onze personnes qui lui sont probablement inconnues ; que ce changement, dis-je, qui tend à rendre maintenant le vote secret, est un grand bien.

On a signalé de prétendus inconvénients qui en seraient la suite ; ces inconvénients ne me touchent en aucune manière ; on y a déjà répondu. Ainsi, un honorable préopinant vous a dit que c’était un pas que vous faisiez vers le secret en matière d’instruction criminelle ; que, si vous vouliez que les jurés émissent leur vote en secret, la conséquence presque naturelle et immédiate d’un semblable changement serait que les témoins déposeraient aussi en secret, et que de cette manière on reviendrait au système qui était en vigueur sous le gouvernement des Pays-Bas.

Je ferai observer que jamais la déposition des témoins ne s’est faite en secret, puisqu’elle a toujours eu lieu en présence de l’accusé et de ses conseils. Il est très vrai que le public n’était pas admis à être présent aux instructions criminelles ; mais on y admettait nécessairement et l’accusé et ses conseils, et l’on y admettait en sus tous les membres du barreau. C’était plutôt une mesure d’ordre : on ne voulait pas intimider les témoins en les forçant à déposer devant le public ; mais le secret n’a jamais existé. Je ne conçois même pas comment il serait possible, avec la meilleure volonté du monde, qu’on en vînt à rendre la déposition des témoins secrète, puisqu’il est impossible que l’accusé se défende, si vous ne lui communiquez pas les charges qui pèsent sur lui, ou si vous ne lui accordez pas le droit d’être présent au moment où l’on dépose contre lui. Ainsi, sous ce rapport, vous ne devez éprouver aucune crainte.

Ce qui milite encore en faveur de la disposition dont nous nous occupons, c’est l’expérience qu’on en a faite en France. Parlez à tous les magistrats français, et tous vous diront que le vote secret des jurés est un véritable bien ; et je dois le dire, je n’ai jusqu’ici entendu personne qui regrettât que le vote des jurés eût été rendu secret.

Quant aux avantages qui résultent de ce mode, on en a déjà exposé plusieurs ; mais celui qui me touche le plus, c’est celui qu’a fait valoir M. le rapporteur de la section centrale, lorsqu’il vous a dit que ceux qui émettent leur vote les derniers, et qui savent que du oui ou du non qu’ils vont prononcer dépendra l’acquittement ou la condamnation de l’accusé, que ces jurés-là sont toujours très gênés dans l’émission de leur opinion, et que la crainte que la condamnation ne dépende de leur seule voix, les retient quelquefois et leur fait prononcer un non contre leur conviction. Eh bien, par le mode que nous introduirons, si le projet de loi est admis, cet inconvénient qui est le plus grave à mes yeux n’est plus à craindre.

Un autre préopinant s’est beaucoup appesanti sur la nécessité où allaient se trouver les jurés de savoir lire. Je répondrai à l’honorable préopinant que le projet de loi n’impose aux jurés d’autre obligation que celle d’avoir des yeux. En effet, on leur remettra un bulletin où le oui sera écrit en noir, et le non en rouge ; ainsi, ce que le juré devra savoir, ce sera de pouvoir distinguer le rouge du noir.

Je pose en fait que les individus qui ne savent pas lire, savent toujours distinguer le oui du non ; il ne faut pas pour cela avoir été longtemps à l’école. Ensuite, comme l’a dit M. le rapporteur de la section centrale, on peut toujours consulter son voisin, pour savoir quel est le oui, quel est le non, enfin, quel est le mot que l’on doit effacer pour émettre son vote. Sous ce rapport donc, il n’y a aucune crainte à avoir.

Messieurs, l’on s’est appesanti sur une dernière considération : c’est que, d’après le projet, ce sera le chef du jury qui fera le dépouillement du scrutin, et que c’est mettre le sort de l’accusé entre les mains du président tout seul. Mais, messieurs, la disposition par laquelle on met le dépouillement du scrutin dans les attributions du président est tout bonnement une mesure d’ordre : il fallait bien que la loi indiquât la personne qui retirerait les bulletins et celles qui en donnerait lecture ; or, c’est là simplement ce que la loi dit. Du reste, tous les jurés indistinctement ont le droit de contrôler les votes, de faire le calcul des votes pour et des votes contre ; en un mot, tous les jurés sont sous ce rapport sur la même ligne que le président ; le président n’a d’autre prérogative que celle de faire l’opération matérielle du dépouillement, c’est-à-dire de retirer les bulletins de l’urne et de les lire à haute voix. Je vous le demande, messieurs, peut-il y avoir des craintes fondées sous ce rapport ? En un mot, toutes les appréhensions que l’on a énoncées en cette circonstance ne me paraissent reposer sur aucun fondement.

M. Verhaegen. - Je dirai à mon tour que les observations de l’honorable préopinant ne m’ont nullement convaincu, car il décide la question par la question même.

Il n’y a pas, dit-il, d’inconvénients, et il y a des avantages ; c’est précisément ce que nous avons à chercher. Quant à moi, je n’y vois pas d’avantages et j’y vois des inconvénients. Je retourne donc la question, et je vais me donner la peine d’établir mon dire.

Je n’y vois pas d’avantages. En effet, s’il faut trancher la grande question, j’aime beaucoup mieux qu’un homme soit mis à découvert et s’explique conformément à la vérité, que de le voir rester dans des réticences et être dans le cas de dire un mensonge. Il faut, lorsqu’on est appelé à prononcer sur le sort de ses semblables, qu’on ait le courage de s’expliquer franchement et hautement ; voilà, selon moi, le principe fondamental devant lequel toutes les considérations secondaires doivent se taire.

Ensuite, je n’y vois pas d’avantages, parce qu’en France on a fait la même chose ; car il ne sera pas dit que toujours nous devons subir ce qui se fait ailleurs, et surtout dans les pays voisins. Il n’y a pas d’inconvénients en France, dit-on ; c’est ce que je ne sais pas ; tout ce que je sais, c’est qu’on a voulu, en principe, le vote secret ; et on l’a voulu, disons-le franchement, en raison de considérations politiques ; on l’a voulu bon gré mal gré. Vous en serez convaincu lorsque vous vous rappellerez qu’après avoir décrété le principe, on a été tellement embarrassé quant à l’exécution, qu’on n’a pu prendre aucune mesure et qu’on a laissé au gouvernement le soin de l’exécution. La chambre belge n’arriverait-elle pas à ce résultat, si aujourd’hui elle proclamait ce principe dans l’espèce ? Pour moi, messieurs, j’ai tout lieu de croire que si vous décrétiez ce principe, vous seriez fort embarrassés quant aux mesures d’exécution.

Et ici je réponds à l’instant même à l’observation de M. de Brouckere et de M. le rapporteur de la section centrale. Il ne faut pas, disent ces honorables membres, qu’on sache lire et écrire. L’honorable M. de Brouckere a d’abord supposé que tout le monde pouvait distinguer le oui du non ; je ne suis pas d’accord avec lui sur ce point. Je connais tels individus qui ne peuvent pas distinguer le oui du non.

Mais, dit-on, on donnera des explications aux jurés ; on leur dira que le noir, c’est oui ; que le rouge, c’est non ; mais, messieurs, c’est en revenir aux boules blanches et noires. Or, on a senti l’inconvénient des boules blanches et des boules noires, et on veut les remplacer par des bulletins noirs et rouges. On tourne autour de la question et on rencontre toujours les mêmes inconvénients. Ainsi les bulletins ne présentent d’avantage sur les boules qu’autant qu’on fasse répondre aux questions oui ou non ; mais pour cela, il faut qu’on sache lire et écrire. Remarquez que l’opération ne sera pas aussi simple qu’on veut le dire ; car il ne s’agira pas seulement de répondre sur la question principale, mais encore sur toutes les circonstances aggravantes, sur les circonstances qui sont de nature à donner au fait le caractère qui constitue le crime ou le délit.

C’est ainsi que s’expliquent les articles 6 et 7 ; ils portent :

« Art. 6. Après la délibération, chaque juré recevra un de ces bulletins, qui lui sera remis ouvert par le chef du jury.

« Le juré effacera ou raiera le mot non, s’il veut répondre oui ; il effacera ou raiera le mot oui, s’il veut répondre non.

« Il fermera ensuite son bulletin et le remettra au chef du jury, qui le déposera dans une urne à ce destinée. »

« Art. 7. Les jurés voteront séparément et distinctement, d’abord sur le fait principale, ensuite sur chacune des circonstances aggravantes ; et, s’il y a lieu, sur chacune des questions posées dans les cas prévus par les articles 339 et 340 du code d’instruction criminelle. »

Voilà donc une masse de questions sur lesquelles le juré aura à répondre. J’ai vu des procès criminels où il y en a eu 3 et 4 cents et pour chacune d’elles il faudra faire la même opération. N’est-ce pas dans l’ordre des choses qu’un individu, sans instruction, puisse se tromper en répondant sur l’une de ces questions ? On répond à cela qu’il consultera son voisin. En France on a même établi qu’un juré peut faire écrire son vote par son voisin ; mais alors le principe du vote secret disparaît. Il peut résulter de là les plus graves inconvénients.

Vous allez faire dépendre le vote réel d’un juré de l’impulsion que lui donnera celui qu’il ira consulter, S’il est d’une autre opinion et qu’il soit malhonnête homme, il pourra bien faire répondre oui au lieu de non. Ce ne sera plus celui qui aura consulté son voisin, mais le voisin lui-même qui votera. (Réclamations.) Cela ne se suppose pas, dites-vous ; ce n’est pas dans l’ordre des choses. Mais, quelque bien que l’on puisse augurer de l’humanité, l’homme est homme, et cet inconvénient peut se présenter. Il suffit qu’il puisse se présenter une fois sur mille pour qu’on doive le prévenir. Aussi longtemps que vous n’établirez pas en principe qu’il faut savoir lire et écrire pour être juré, le principe du vote secret est inadmissible.

On vous l’a déjà dit, si vous voulez mettre à son aise un juré qui serait intimidé, c’est une très mauvaise leçon que vous donnez au témoin. Il dira : « Moi j’irais me compromettre aux yeux de la famille qui peut me faire beaucoup de mal, qui peut incendier ma maison, tandis que le juré a toutes garanties. Je ne veux pas prendre tant de responsabilité. Plutôt que d’être l’objet de l’animadversion des parents et amis de l’accusé, je trahirai mon serment ; je dirai que je ne sais rien, que je n’ai rien vu. » C’est là le plus grave de tous les inconvénients. Il n’y a pas de milieu, il faut mettre le juré dans la même position que le témoin.

Ainsi, messieurs, vous voyez que les dispositions du projet ne sont pas coordonnées, qu’il ne peut pas marcher tel qu’il est, qu’il contient des dispositions qui en détruisent d’autres, et que le vote secret ne peut pas marcher avec notre législation.

Je me résume : le projet n’a que des inconvénients et pas d’avantages, et je n’y vois pas surtout l’ensemble qui pourrait seul m’engager à en voter l’adoption.

M. Pollénus. - Je suis aussi peu enthousiaste de l’institution dont nous nous occupons que l’honorable préopinant ; comme lui, je la considère comme étant susceptible d’une foule d’améliorations sans lesquelles elle ne peut guère mériter les suffrages qu’elle a obtenus et qu’elle ne cesse de recevoir encore. Placé dans cette position, je puis donc sans prévention examiner les différentes propositions de la section centrale, puisque, à mon avis, il sera toujours bien difficile, si pas impossible, de trouver un système qui puisse purger l’institution du jury des vices inhérents à une combinaison qui repose, non sur un choix éclairé, mais sur le sort, et m’expliquer en toute liberté. Mais je me hâte d’aborder ce qui concerne le vote secret.

L’honorable M. Verhaegen est d’accord avec moi qu’il est nécessaire d’augmenter autant que possible la somme de capacité des citoyens appelés à former le jury. Mais il faut également reconnaître qu’il n’est pas moins important d’augmenter la somme d’indépendance ; car, à mon avis, ce qui constitue véritablement le juge capable de rendre un jugement impartial et éclairé, ce sont ces deux conditions de capacité et d’indépendance ; ces deux conditions sont également indispensables, personne ne me le contestera, je pense ; or, je demande quelle indépendance peut avoir celui qui, exposé à d’indiscrètes révélations, aura à redouter plus tard l’expression d’un jugement consciencieux ! Une expérience unanime a fait reconnaître que les embarras que rencontre le jury, son indifférence à remplir ses fonctions, l’espèce d’aversion qu’on éprouve à s’en charger, tous ces inconvénients résultent particulièrement de ce que son opinion n’a pas une indépendance suffisante. Un honorable préopinant s’est écrié que le jury devait exercer ses fonctions à découvert, que l’opinion qu’il était appelé à émettre devait être une vérité et non un mensonge. Voulez-vous qu’il émette une opinion qui soit une vérité, assurez son indépendance ; car, sans elle, il ne pourra jamais émettre un vote impartial. N’oubliez pas, messieurs, que les jurés sont des hommes, et souvent des hommes ordinaires et peu habitués à lutter contre les passions... En exigeant trop d’eux, on pourrait faire un cruel mécompte.

On pense que le système du vote secret qu’on propose doit nécessairement réagir sur la position des témoins. Les jurés, dit l’honorable M. Verhaegen, doivent se trouver dans la même position que les témoins. Je prie la chambre de remarquer que déjà aujourd’hui, dans le système actuel, il existe une grande différence entre la position des jurés et celle des témoins. Le témoin fait la déclaration à la face du soleil, comme on l’a dit tout à l’heure, et le juré, pour se trouver dans la même position que le témoin, devrait délibérer et voter en séance publique. Ce n’est pas ainsi que les choses se pratiquent. Les jurés ne délibèrent pas en présence du public, et cependant on regarde leur délibération comme étant de nature à donner toutes garanties, puisque l’on propose de la maintenir.

L’assimilation entre le témoin et le juré me paraît d’ailleurs inexacte ; leurs positions, leurs rôles sont tout à fait différents ; une déposition n’opère pas aussi directement que frappe le jugement du juré.

On a trouvé des inconvénients à ce que le président du jury fût appelé à faire le relevé des votes. L’honorable M. de Brouckere a déjà répondu à cette objection ; il a démontré que le président du jury était chargé d’une opération toute matérielle, et que cette opération était soumise au contrôle des autres jurés, puisqu’elle devrait se faire en leur présence, et qu’ils pourraient examiner les différents bulletins dont le président avait à faire le relevé.

Mais l’honorable M. Verhaegen a fait une autre observation, et quoique, comme membre de la section centrale, j’aie émis une opinion conforme à ses propositions, je dois convenir que cette observation a fait impression sur moi. On trouve quelques inconvénients à admettre comme jurés des personnes ne sachant ni lire ni écrire ; j’avoue que dans les cas ordinaires, là où le juré est appelé à se prononcer sur un fait unique, à statuer sur le sort d’accusés qui seraient dans la même catégorie et en petit nombre ; je conviens qu’avec des indications qui sont encore fortifiées, au moyen de couleurs et de couleurs aussi significatives que le rouge, surtout en matière criminelle, il n’y aurait peut-être pas grand inconvénient.

Mais l’honorable M. Verhaegen nous a rappelé qu’il y a des procès criminels dans lesquels le jury est appelé à se prononcer sur une longue série de questions à l’égard d’accusés qui se trouvent dans des catégories différentes. Là je reconnais que l’ignorance des jurés pourrait avoir des dangers et donner lieu à des méprises ; sur ce point je ne suis pas entièrement rassuré, dans un grand nombre de bulletins, une substitution d’une question à l’autre, une méprise en un mot, est possible de la part de celui qui, ne sachant lire, ne pourra distinguer la question à laquelle il a l’intention de répondre.

Voilà les observations que j’avais à faire sur ce qui a été dit par l’honorable M. Verhaegen ; je profite de cette occasion pour soumettre à la chambre une réflexion que j’ai entendu faire avant la séance. On a signalé l’inconvénient résultant de la faculté illimitée des récusations à l’égard des jurés. Je partage l’opinion du préopinant quant à ces inconvénients. Je les avais indiqués à quelques-uns de nos honorables collègues, et l’un d’eux me fit observer que peut-être il y aurait, pour y obvier, un moyen autre que celui proposé par M. Verhaegen.

On me fit observer qu’on pourrait parer à ces inconvénients, en divisant les jurés en deux séries, comprenant, l’une les jurés de capacité comme les jurisconsultes, les personnes graduées ou lettrées, l’autre les jurés censitaires. En autorisant la récusation en nombre égal pour chacune des deux séries, on serait certain d’avoir toujours un jury composé, pour la moitié au moins, de personnes appartenant à la catégorie des hommes lettrés.

Je le répète, je n’ai pas eu le temps de méditer cet amendement. En l’indiquant à la chambre, je n’ai d’autre but que d’attirer son attention sur une pensée qui pourrait peut-être amener une amélioration.

Pour ce qui est du système de M. Verhaegen, de faire juger les récusations des jurés par la cour d’assises, ce système me paraît offrir des difficultés ; car il faudrait préciser les causes de récusation, car il faudrait donner des règles aux cours d’assises, et à quels débats, à quelles longueurs ne donneraient point lieu à ces questions de récusation !

Je me résume en peu de mots : Au sujet des inconvénients qu’on a cru motiver dans le vote secret proposé par la section centrale, j’adopte les arguments qu’ont fait valoir M. le rapporteur et M. de Brouckere et l’exemple des pays voisins qu’ils ont cités. D’après ces raisonnements, confirmés par l’expérience d’autres peuples, il me semble qu’il y a de l’avantage à adopter le vote secret, et qu’il y aurait de graves inconvénients à maintenir l’état de choses actuel, qui tient le juré dans un état de dépendance et l’empêche d’émettre un vote libre.

Je le répète, si on propose un amendement par lequel on pourrait sans inconvénient exiger que les jurés sachent lire et écrire, je l’admettrai. C’est une amélioration à laquelle je serai heureux de pouvoir donner mon vote.

M. Gendebien. - Je ne reviendrai pas sur les détails, que l’on pourra examiner aux articles 6 et suivants. Je me bornerai à renouveler une observation à laquelle on n’a pas répondu. J’ai dit (je prie la chambre d’y penser) que si la législature croyait devoir prendre des précautions pour garantir les membres du jury, sur les résultats de leur vote, dans une salle à huis-clos, en secret, à plus forte raison les témoins ont-ils le droit de demander à la législature des garanties pour les conséquences du témoignage qu’ils viennent rendre en audience publique, et alors même qu’on en reviendrait à l’ancien système, puisque ce serait encore en présence de l’accusé et de son conseil et même des membres du barreau, ainsi que cela se passait sous le roi Guillaume, comme l’a rappelé un préopinant. J’ai dit qu’il n’y aura plus un témoin (et déjà ils sont fort intimidés, vous a-t-on dit) qui osera dire : « J’ai vu le crime se commettre ; J’ai vu l’accusé le commettre. »

Dès l’instant, je le répète, que la législature aura cru nécessaire de donner des garanties législatives aux jurés, dès lors les témoins auront, à plus forte raison, le droit de réclamer des garanties pour eux-mêmes, car c’est reconnaître qu’il y a un danger pour le membre du jury, et le danger est plus grand pour le témoin que pour le juré. Vous ne pouvez méconnaître cette observation. Sans cela vous reconnaîtriez que votre loi est insignifiante, inopérante, sans objet, sans cause.

J’ai établi que le secret est nécessaire pour le vote du juré ; il l’est a fortiori pour la déposition des témoins. Or, comme on reconnaît qu’il est impossible de rendre secrètes les dépositions des témoins, laissons les choses comme elles sont, si nous ne voulons pas intimider les témoins plus qu’ils ne le sont déjà, au dire de plusieurs orateurs. Gardons-nous de légitimer les craintes des témoins en proclamant légitimes celles des jurés, et en laissant croire à la nécessité d’un remède.

Voilà l’observation que je voulais renouveler et soumettre aux méditations de la chambre. Quant aux détails, nous y reviendrons plus tard ; je me réserve de développer mon opinion.

- La séance est levée à 4 heures et demie.