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Chambre des représentants de Belgique
Séance du samedi 26 avril 1834
Sommaire
1)
Pièces adressées à la chambre
2) Discussion des rapports présentés
par les ministres de la justice et de l’intérieur, sur les émeutes des 5 et 6
avril 1834, et sur les expulsions d’étrangers qui y ont fait suite (A :
rôle des autorités civiles et militaires lors des pillages ; B : mesures
d’expulsion à l’encontre de certains étrangers orangistes, républicains ou
socialistes, C : mouvements républicains ou socialistes) ((A, notamment
garde civique de Bruxelles, et B) (Dumortier), (A, B,
liberté de la presse, C) (F. de Mérode, Jullien), B (Ch. Vilain XIIII,
Lebeau))
(Moniteur belge n°118, du 28 avril 1834 et Moniteur n°119, du 29 avril 1834)
(Présidence de M. Raikem)
(Moniteur belge n°118, du 28 avril 1834) Il y a toujours affluence
dans les tribunes publiques et réservées.
M. de Renesse fait l’appel nominal.
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de
la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse donne lecture des pétitions suivantes.
PIECES
ADRESSEES A
« Le sieur Van Look,
cultivateur à Lillo, demande le paiement d’une somme de vingt mille francs à
compte de l’indemnité qui lui revient du chef des pertes qu’il a essuyées par
l’inondation des polders. »
- Cette pétition est renvoyée à la
commission chargée de l’examen des pétitions.
______________________
« Trois notaires d’Audenaerde
réclament contre la disposition du projet d’organisation des justices de paix,
qui permet à tous les notaires d’exercer dans l’étendue de leur arrondissement
judiciaire. »
« La régence de Tamise réclame
contre le projet de comprendre la commune de Waesmunster dans le canton
judiciaire de Lokeren. »
« La régence de Deerlyk s’oppose à
la demande faite par la commune de Waereghem d’être érigée en chef-lieu de
canton judiciaire. »
- Ces trois pétitions sont renvoyées
à la commission chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription des
justices de paix.
_____________________
« Quatorze géomètres du cadastre de
la province de Luxembourg demandent que, vu leur position exceptionnelle, la
chambre leur fasse payer pour les travaux d’arpentage proprement dits, les
derniers huitièmes de l’indemnité qui leur est due. »
- Cette
pétition est renvoyée à la commission chargée d’examiner la situation des
opérations cadastrales.
Discussion
des rapports prEsentEs par les ministres de la justice et de l’intErieur, sur
les Emeutes des 5 et 6 avril 1834, et sur les expulsions d’étrangers qui y ont
fait suite
M. le président. - La parole est M. Dumortier.
M. Dumortier. - Messieurs, dans la discussion qui nous
occupe, des questions bien graves et bien importantes se présentent : d’une
part, la capitale a été témoin d’attaques contre les propriétés de plusieurs
citoyens ; désordres que nous devons tous déplorer, des étrangers ont été
violemment expulsés de notre territoire ; d’autre part, nous ne pouvons
méconnaître que les ennemis du pays ont éprouvé un échec considérable et qu’ils
ont été fortement punis de leur tentative audacieuse.
L’examen de ces questions est
difficile, je tâcherai d’y procéder autant qu’il est en moi ; je prendrai pour
guide l’intérêt du pays ; et sous ce rapport je rechercherai quelle a été la
conduite du gouvernement et ce qu’elle aurait dû être dans cette circonstance ;
et j’entreprendrai de montrer au pays quels sont ceux qui ont suscité les
désordres, quels sont ceux qui en sont les instigateurs.
Je commencerai par déclarer que je
déplore souverainement les désordres qui ont frappé la capitale. Car le pillage
ne tend qu’à déshonorer le pays. Si j’avais été appelé à les réprimer, je me
serais empressé à le faire : dans la ville que j’habite, aussitôt que j’ai
connu le danger, je me suis empressé de prendre des mesures pour que de
semblables attentats, dont elle était menacée, n’y fussent pas commis. Mais il
ne s’agit pas actuellement de réprimer des désordres ; il s’agit de juger un
fait consommé, et la chambre ne pourra voir dans ce que j’ai à dire une
adhésion aux pillages ; elle comprendra que si quelquefois je les explique,
c’est uniquement dans l’intérêt de l’honneur de mon pays.
D’abord, messieurs, je pense comme
vous tous que les opinions sont complètement libres en Belgique et doivent
l’être. Que telle personne qui jouissait des faveurs de la cour regrette le
gouvernement déchu, je ne l’imiterai pas, mais je ne le trouve pas
mauvais ; que telle autre cherche à donner des témoignages d’affection à
la famille dont le règne est fini en Belgique, ce n’est plus une opinion, c’est
un acte, et déjà la culpabilité commence. Mais lorsque de pareils témoignages
prennent le caractère de la publicité, lorsqu’ils tombent dans le domaine
public, lorsqu’on prétend en faire un moyen de contre-révolution, un moyen de
ramener parmi nous un gouvernement que nous avons à jamais expulsé, des actes
de ce genre ne sont plus des actes d’opinion individuelle, ils sont non
seulement de la malveillance, ils sont une conspiration, et celui qui conspire
doit savoir d’avance à quoi il s’expose.
Et nous aussi nous savions à quoi
nous nous exposions sous le tyran quand nous faisions des efforts pour le
chasser de la Belgique ; nous savions qu’après l’avoir expulsé, s’il fût
rentré, nous aurions payé de notre tête la part que nous avions prise à la
révolution. Celui qui se met en évidence dans les révolutions ou dans les
contre-révolutions doit connaître à quoi il est exposé selon les événements.
Parmi les ennemis de notre
révolution il était impossible de pousser plus loin l’impudeur. Chaque jour ce
que la Belgique a de plus cher et de plus sacré était par eux indignement
outragé ; dans leurs journaux, notre révolution était signalée comme un
mensonge perpétuel ; ils louaient sans cesse ce gouvernement déchu, objet de
l’aversion de la population tout entière.
Ils conçoivent l’idée de donner au
général de l’armée ennemie une marque d’affection, et, pour la réaliser, ils
veulent lui offrir des chevaux mis en vente pour payer les dettes du prince
d’Orange. Selon eux c’est sur un de ces chevaux qu’il rentrera dans Bruxelles ;
et cette rentrée devait avoir lieu le jour même où j’ai l’honneur de vous
parler.
Loin de moi, cependant, de prétendre
que les souscripteurs de ces listes scandaleuses aient tous voulu conspirer
contre la révolution, aient tous voulu renverser le gouvernement ; je sais et
je me hâte de déclarer qu’il en est plusieurs qui n’ont pas eu l’intention de
faire de la souscription un acte politique. Je regrette vivement que plusieurs
personnes, fort respectables d’ailleurs, se soient portées à un acte aussi
répréhensible : si elles n’ont pas commis une faute, elles sont au moins
coupables d’une grande imprudence, et nos lois rendent responsables des
imprudences qui amènent des résultats aussi terribles. Au nombre des personnes
victimes de la fureur du peuple, il en est pour lesquelles je professe une
haute estime ; ce que je dis ne leur est pas applicable ; ce que je dis ne
s’applique même à personne ; je n’examine que des principes, et je ne veux
point agiter des questions de personnes qui doivent rester en dehors de nos
débats. Mais toujours est-il incontestable que la publication de ces listes, les
grands noms sur lesquels on prétendait s’appuyer, les insultes contre les
patriotes, contre l’armée, contre le
peuple, étaient une provocation directe et flagrante qui devait
nécessairement agiter un peuple aussi profondément ennemi du roi Guillaume et
des Hollandais.
Les orangistes ont donc provoqué la
dévastation ; c’est un fait incontestable dans mon opinion ; je vais plus loin
: non seulement ils ont provoqué le pillage, je soutiens qu’ils l’ont suscité.
Ne croyez pas que les grands
personnages qui ont éprouvé les malheurs de la dévastation se soient fait
piller eux-mêmes ; je n’ai pas cette pensée ; il existe dans tous les partis
des frères meneurs et des frères dindons. (Hilarité
générale.) Excusez-moi, messieurs, cette comparaison ; mais il est
incontestable que ceux qui ont été pillés n’étaient pas les grands faiseurs,
les diplomates du parti. Quoi qu’il en soit, je crois pouvoir établir que ces
derniers ont non seulement provoqué le pillage, mais qu’ils l’ont encore
suscité.
D’abord rien n’obligeait à la
publication des listes provocatrices, et nous savons tous qu’elles ont été
publiées malgré l’opposition formelle de plusieurs signataires. La publication
de liste, est un fait d’excitation, est un appel aux mouvements populaires.
Dans la ville que j’habite, une
lettre adressée par un des chefs du parti orangiste arrive ; quelques jours
avant le mouvement, elle annonce la publication de la liste des souscripteurs,
elle ajoute que dans quelques jours on recevra d’autres nouvelles, on écrira
encore ; mais qu’alors on écrira victorieusement.
Pour amener cette victoire, il fallait commencer par opérer un mouvement : on
l’a opéré et on en a vu le résultat.
Quelques jours avant les événements
des 5 et 6 avril, que disait un journal orangiste en publiant les fameuses
listes de souscription ? Remarquez bien ses paroles : « Que les pillards
s’irritent, que nous importe ! » Mais comment saviez-vous, dirai-je à ce
journaliste, comment savez-vous qu’il y aurait eu des pillages, 5 jours avant
l’événement ? Personne à Bruxelles ne s’en doutait ; il ne pouvait y avoir que
ceux initiés dans les secrets contre-révolutionnaires qui les connussent.
Pour soulever le peuple, quel moyen
met-on en usage ? On répand un écrit incendiaire, un appel au peuple, dans
lequel, pour exciter sa fureur, on lui désigne dans les termes les plus
outrageants quels sont ceux dont il doit se faire justice. Je tiens en main cet
écrit incendiaire, et si je n’en donne pas lecture, c’est qu’il contient les
plus viles injures contre des personnes dont les malheurs commandent du
respect. Et cet écrit dégoûtant, de quelles presses est-il sorti ? vous le
savez tous, messieurs, des mêmes presses qui publiaient deux journaux
orangistes provocateurs !
Reconnaissez, messieurs, à ce trait,
la tactique du parti. Ah ! qu’il connaît bien l’opinion populaire lorsqu’il
sait que, pour exciter l’exaltation, il doit lui désigner les partisans du roi
Guillaume ! En vain, viendrait-on prétendre que des patriotes exaltés
pourraient être les auteurs de cet écrit. Je ne nie pas que les meneurs
orangistes ne soient assez habiles pour exploiter l’exaltation ; mais quand ce
fait serait prouvé, ce qui n’est pas, il ne prouverait rien, car, je vous le
demande, le premier soin des orangistes qui imprimaient cet appel au peuple,
n’aurait pas été d’en donner connaissance à l’autorité et à réclamer leur
appui.
Pour opérer le pillage, quel moyen
emploie-t-on encore ? On répand de l’argent parmi le peuple, et vous savez tous
quelles mains ont toujours répandu de l’argent pour dominer le pays.
Le 6 au matin, personne à Bruxelles
ne savait qu’un pillage dût avoir lieu. La première maison dévastée est celle
d’un journal qui sert les ennemis de nos institutions, les ennemis de notre
révolution : on arrive dans cette maison ; qu’y trouve-t-on ? Rien ; tout était
déménagé, tout sauvé, tout mis en sûreté. Si les meneurs du parti orangiste
n’avaient pas su qu’on devait les piller, se seraient-ils empressés de sauver
leurs meubles ? Evidemment non ; c’est parce qu’ils connaissaient les secrets
du parti qu’ils se sont mis en mesure.
C’est donc le parti orangiste qui a
provoqué au pillage, et il le savait si bien que ses ateliers étaient vides.
Plusieurs sociétés orangistes
savaient également qu’on devait piller ; elles disaient tout haut qu’elles
désiraient le pillage. Il est à ma connaissance qu’un des chefs du parti, qu’un
des chefs des listes de souscription a dit : J’ai tout fait pour me faire
piller, et je n’ai pas pu en venir à bout.
Une voix. - C’est un grand malheur !
M. Dumortier. - Aux faits que je viens de signaler il faut
en ajouter d’autres.
Nous n’ignorons pas que les
partisans de la maison d’Orange avaient reçu des conseils secrets et imprudents
de personnes qui sont dans une position particulière, et que ces personnes
avaient, sinon conseillé les souscriptions, du moins promis l’impunité aux
signataires. Une pareille conduite est infâme ; mais je n’en dirai pas
davantage parce que je veux respecter les convenances parlementaires.
La veille des mouvements, dans une
maison de Bruxelles, foyer des orangistes, on dit à un des meneurs du parti, à
un des diplomates d’orangisme : « Mais vous allez vous faire piller
; » répondit-il : « Tant mieux, c’est ce qu’il nous faut pour réussir. »
Ainsi provocation par la publication
des listes ; provocation par des écrits incendiaires ; mesures prises pour
sauver les meubles du pillage, argent répandu, tout tend à prouver que ce sont
les orangistes qui se sont fait piller : non les grands personnages, mais les
agents actifs ont fait piller les personnes placées plus haut.
Les désordres arrivent ; je ne
parlerai pas de la conduite de l’autorité ; ceci est en dehors de mon sujet.
Par ces désordres on voulait compromettre le peuple avec le soldat ; on voulait
faire verser le sang du peuple. L’autorité sort de son assoupissement ; elle
ordonne de faire cesser le pillage. Qu’arrive-t-il ? Un major de gendarmerie
commande d’arrêter les dévastateurs : un homme s’élance à la bride de son
cheval et veut l’empêcher de faire agir sa troupe, Quel est cet homme ? C’est
un Hollandais.
Dans la ville que j’habite des
provocations sont faites : on désigne des maisons au pillage ; on colporte une
liste : qui fait ces provocations ? Un Hollandais. Il allait dans les cabarets
exciter le peuple au pillage. C’est un Hollandais qui a la confiance des chefs
du parti.
Oui, ce sont des orangistes qui dans
les derniers troubles dont Bruxelles a été le théâtre, ont été les agents
provocateurs ; ce sont eux qui ont employé cet affreux moyen pour exciter à la
contre-révolution et ramener le prince d’Orange : il a fallu employer d’aussi
affreux moyens pour faire sortir le peuple de son assiette. Existe-t-il un
peuple en Europe plus tranquille que le peuple belge ? Au sein de nos
populations on ne peut remarquer que des idées d’ordre et de paix. La
révolution consommée, si des provocations n’avaient pas été faites, aucun
désordre n’aurait affligé nos villes ; je rends cet hommage à mon pays que tous
les désordres ont été le résultat des provocations des orangistes. Les
pillages, les dévastations sont le fait des orangistes. Les provocateurs
doivent s’en prendre à eux-mêmes de ce qui leur est arrivé.
La ville de Bruxelles ne peut donc
être tenue à des dommages envers les orangistes dévastés et si l’on invoquait
la loi de vendémiaire de l’an VI, ils se feraient piller par spéculation ; ils
se feraient piller et dans l’intérêt de leurs opinions politiques et dans un
intérêt pécuniaire. On peut déclarer avoir perdu au-delà de ce qu’on possédait,
et tel qui perdrait sept cent mille francs réclamerait un million et demi. On
peut gagner cent pour cent par suite de dévastations.
La loi de vendémiaire avait un côté
très moral ; elle établissait une espèce d’assurance mutuelle entre les propriétaires
d’une même commune ; mais elle ne peut être applicable aux provocateurs de
pillage et surtout aux provocateurs politiques.
Où était le prince d’Orange, pendant
que ces événements se passaient à Bruxelles ? Il était à la frontière, à la
tête de sa troupe qui avait le sac sur le dos ; il était prêt à entrer.
Quelle était la situation des autres
pays ?
En France de sanglants désordres
épouvantaient l’une de ses principales cités ; Paris était sur le point d’être
livré à l’anarchie.
Cette coïncidence a dû nous paraître
saillante, car nous n’ignorons aucun des efforts, aucune des tentatives de
Guillaume pour rentrer en Belgique ; les sacrifices qu’il a faits, et qu’il
fait encore pour agiter la nation : il trouve commode d’exciter des émeutes,
des conspirations pour remonter sur le trône belge, et il ne néglige aucun des
moyens odieux qui servent à égarer les peuple.
Pendant que de sinistres événements
avaient lieu en France et en Belgique, qu’observait-on en Allemagne ?
Lisez le Journal de Francfort, rédigé par le soudoyé du roi Guillaume. Cette
feuille imprimait, le jour même des événements : « Il se passe en ce
moment en Belgique quelque chose d’assez important pour que l’Europe y soit
attentive : la république refoulée hors de Paris par des procès rigoureux,
transporte son domicile à Bruxelles… »
Cependant il n’y a pas de république
à Bruxelles puisqu’un honorable membre qui a voté la république au congrès a
déclaré que, pour la trouver maintenant il faudrait prendre un microscope ; il
n’y a d’autres républicains en Belgique que les orangistes.
Le Journal de Francfort ajoute à ce que nous avons cité : « En
attendant l’action du temps qui ne sera pas lente, qu’on remarque bien ce que
nous disons aujourd’hui les premiers : La république à Bruxelles est plus
menaçante pour l’Europe que la république à Paris. »
Qui donc a pu mettre le rédacteur du
Journal de Francfort, Durant, au
courant des événements qui se faisaient le jour même à Bruxelles ? Le roi
Guillaume lui-même ; celui qui paie le folliculaire comme il le payait chez
nous.
Voilà des faits qui ne peuvent
laisser aucun doute dans vos esprits : oui c’est la maison d’Orange qui a
provoqué les pillages ; oui ce sont les partisans de cette maison qui les ont
suscités.
Je dis plus : il n’y a pas le plus
léger doute que les pillages de mars 1831 n’aient été également suscités par la
maison d’Orange. Vous vous rappelez ces désastres ; vous savez qu’en 1831 on
chercha vainement quels en étaient les auteurs. On attribua les désordres à
l’association patriotique qui, dans ces circonstances, sauva le pays, loin de
porter atteinte à la tranquillité ; elle a toujours prétendu qu’elle fit tous
ses efforts pour réprimer les scènes de dévastation qui désolaient les
patriotes. Dans cette assemblée, nous avons le président de cette association
il pourra certifier ce que j’avance. Ainsi, des scènes de dévastation ont eu
lieu, des pillages ont été commis sans qu’on n’ait pu en connaître les auteurs
: examinons donc si nous trouverons quelques faits propres à nous les indiquer.
En 1831 comme aujourd’hui, des
écrits des orangistes excitèrent à la révolte ; alors aussi la conspiration
contre le gouvernement était flagrante ; elle s’était étendue sur tout le pays
comme un vaste filet. Alors vous trouvez aussi des orangistes informés des
pillages qui vont se commettre chez eux, et c’est à ce point que l’un d’eux
dresse d’avance son inventaire, et le dresse si exactement qu’il y porte
jusqu’à une demi-bouteille de vin ! Qui donc avait pu le mettre si bien au courant
des événements ? Evidemment ceux pour lesquels il tenait la plume.
Le congrès national ordonna une
enquête, et de cette enquête il est sorti cette vérité qu’on avait donné aux
orangistes qui seraient pillés l’assurance que la valeur de ce qu’ils perdraient
leur serait restituée. Je connais, moi, des personnes qui se faisaient gloire
d’être orangistes et qui disaient publiquement : Qu’on nous pille, c’est
ce que nous demandons. Aussi on les voyait excitant, provoquant, outrageant
leurs ouvriers pour les exciter au pillage, et l’autorité n’avait pas moins de
peine à arrêter ces provocations qu’à maintenir le peuple dans le devoir.
Mais voici un fait bien curieux qui
prouve la part que le parti orangiste prit alors aux pillages, et sur lequel
j’appelle toute votre attention. Il est consigné dans l’une des pièces de
l’enquête ordonnée par le congrès national.
Vous savez qu’en 1831 des pillages
et des dévastations affligèrent la ville de Liége, et que le pillage commença
par celui du bureau d’un journal orangiste l’Echo,
rédigé par un certain Dubard. Après le pillage de ce journal, la population se
porta dans la maison de M. Orban, que les procès-verbaux désignent tous comme
le chef du parti orangiste, et cette maison fut aussi dévastée… On peut nommer,
c’est de l’histoire maintenant.
Alors les bons citoyens voulurent
arrêter le désordre : on saisit des hommes en flagrant délit, et parmi ceux qui
furent ainsi arrêtés se trouvait un homme qui, une bouteille de vin à la main,
excitait vivement les autres. Savez-vous quoi est cet homme ? Je vous défie de
l’imaginer. C’est le rédacteur du journal orangiste l’Echo, dévastant et provoquant à la dévastation.
Peut-on en douter ? J’en ai la
preuve authentique ; j’ai en main le procès-verbal qui fut rédigé par le
bourgmestre de Liége. On y lit ces mots :
« Les instigateurs sont
difficiles à signaler. Quelques conducteurs des bandes dévastatrices sont
arrêtés ; ils jouissent de peu de considération ; il en est de mal notés dans
l’opinion publique (dans l’opinion patriotique). On a arrêté dans la maison
Orban, au moment où on la dévastait, le nommé Dubard, éditeur responsable de
l’Echo ; il tenait une bouteille de vin dans chaque main, et excitait les
pillards.
« Le bourgmestre.
« Signé : Louis Jamme. »
Après ces faits, ne reste-il pas
évident que c’est l’infâme maison d’Orange qui a excité les pillages en 1831
comme en 1834 ? Elle y a le plus grand intérêt. A l’étranger, elle veut
déshonorer la révolution ; à l’intérieur, elle veut désaffectionner les
personnes qui ont quelque chose à perdre en les poussant à recourir à elle.
C’est là la tactique constante de la
famille des Nassau ; toujours vous la voyez, pour établir sa domination, armer
la populace contre le peuple. Avez-vous, d’ailleurs, oublié l’histoire de
Barnevelt, des frères de Witt ? Avez-vous oublié que la maison d’Orange a fait
assassiner ces illustres républicains à cause de leur patriotisme ? Et la mère
du roi Guillaume, n’a-t-elle pas fait venir les Prussiens sur le territoire
hollandais en se faisant insulter par la populace hollandaise ? La maison de
Nassau n’a-t-elle pas excité des troubles dans la Hollande, afin de l’asservir
? Elle fait les mêmes tentatives chez nous, mais elle ne réussira pas dans ses
projets ; le patriotisme est trop enraciné en Belgique pour supporter encore le
joug de nos anciens tyrans... (Bien !
bien ! très bien !)
Messieurs, notre révolution est pure
des désordres qui ont désolé la capitale de la Belgique ; la révolution ne peut
être responsable du fait dont la famille d’Orange et ses complices sont
coupables. Ces faits tendent de plus en plus à démontrer aux puissances la
nécessité où nous étions d’expulser une famille qui faisait peser sur nous les
plus grands malheurs qui puissent peser sur un peuple.
Quant aux événements considérés en eux-mêmes,
ils sont malheureux, ils sont déplorables ; mais en définitive les orangiste
n’ont que ce qu’ils ont cherché ; ils ont cherché le pillage, et le pillage
leur est arrivé. Ils ont pu voir quelle était la pensée du peuple et jusqu’à
quel point ils pouvaient espérer de ramener le roi Guillaume.
Voilà la morale qu’on doit tirer des
événements : les plus grands noms, quand ils se rangent du côté du parti
populaire, sont tout puissants ; ils sont sans action quand ils se rangent
contre le peuple.
Messieurs, j’avais à cœur de
justifier la révolution des désordres que les ennemis du pays auraient voulu
lui reprocher, et je crois que j’y suis facilement parvenu. Maintenant vient
cette question toute parlementaire : Le ministère a-t-il fait son devoir ? Cette
question est bien difficile : assurément le ministère aurait pu intervenir ;
non pas, comme on l’a dit, pour verser le sang des citoyens ; car cela eût
servi les intentions des anarchistes ; mais pour chercher à dissiper le
tumulte. Ici une réflexion se présente : N’est-il pas de l’essence d’hommes qui
ne sont pas capables d’agir par eux-mêmes, de ne pas trouver mauvais que
d’autres agissent à leur place ?
Je pense que telle est la situation
du ministère ; je pense que le ministère a laissé faire parce qu’il est
incapable d’agir.
Ils ont reconnu, il est vrai, que
les choses allaient plus loin qu’on ne se l’était imaginé d’abord ; alors ils
ont essayé d’intervenir ; mais il était trop tard ; les malheurs étaient
arrivés, et il fallut mettre en quelque sorte la ville en état de siège. En
effet, une proclamation en dehors de la légalité, en dehors de la constitution,
mit la ville de Bruxelles sous l’autorité militaire.
Si on eût pris cette mesure au
commencement, pour prévenir le désordre, nous n’aurions pas à nous en plaindre
; si on ne l’eût continuée que pendant la journée des désordres, afin de
ramener le calme, nous ne dirions rien ; mais la continue pendant plusieurs
jours, quand l’ordre est rétabli, je n’en vois pas la nécessité ; et
l’illégalité devient patente.
Que les ministres n’aient pas été
fâchés de laisser faire, qu’ils aient effectivement laissé faire, c’est ce
qu’il est facile de prouver. J’ai en main la déclaration d’un officier
supérieur. Elle est extrêmement curieuse. Cet officier supérieur est commandé,
avec sa troupe, de se transporter sur les lieux de dévastation ; il arrive
vis-à-vis de l’un des hôtels pillés, et au moment où l’on ravageait cet hôtel,
les guides étaient déjà arrivés depuis quelque temps. Ce chef de corps aperçoit
un général de division qui occupe un des premiers rangs dans l’armée ; il
s’avance vers lui : - Général, vos ordres ? - Mes ordres, répond le général, je
n’en ai point ; adressez-vous au commandant de place.
Le commandant de place répond à son
tour : Mon cher, je n’ai pas d’ordres à donner ; c’est au bourgmestre à les
donner.
Le chef de corps rencontré le
major-général de l’armée et lui demande des ordres. - Comment vous n’avez pas
reçu des ordres, dit le major-général ? - On m’a dit qu’il fallait attendre les
ordres de la municipalité, répond le chef de corps. - Eh bien, reprit le
major-général, exécutez les ordres qu’on vous a donnés.
Le chef de corps rencontre un autre
général qui lui dit quatre fois dans la journée : Ne faites rien, puisque vous
n’avez pas d’ordres.
Cette conduite résume tous les faits
de la journée.
M. le ministre de l’intérieur a
parlé de l’inaction de la garde civique ; comme j’ai l’honneur d’appartenir à
la garde civique, je me permettrai de prendre ici sa défense.
D’abord, pour faire intervenir la
garde civique dans un pillage, dans une dévastation, il faudrait qu’il y eût
une garde civique ; c’est là une condition essentielle ; or, de garde civique
il n’y en avait pas.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Il y en a bien une aujourd’hui.
M. Dumortier. - Il y en a une parce que le danger rallie
les hommes. Il s’est fait une garde civique après les événements du 6 avril
comme il s’est fait à Bruxelles une garde bourgeoise malgré le gouvernement
hollandais. Un grand reproche à adresser à notre gouvernement, c’est d’avoir
laissé déchoir la garde civique. Je commande une légion, et on voudrait que je
la fisse marcher pendant toute l’année 1834 avec 13 francs 14 centimes. (On rit.) Cette légion compte deux mille
cinq cents hommes ; c’est un demi-centime par homme ; j’ajouterai que nous ne
pouvons trouver aucune justice de la part de l’administration provinciale,
c’est un fait que je signale au pays.
Il y a déjà longtemps qu’on a voulu
désorganiser la garde civique ; ce dessein remonte aux événements du mois
d’août. Je vais citer un fait qui est de toute authenticité.
Il y avait une partie de la garde
civique que l’on pouvait facilement rassembler, c’était le premier ban ; cependant,
quoique les hommes faisant partie de ce ban fussent prêts à marcher, on ne les
appela point ; savez-vous pourquoi ? C’est qu’ils n’avaient point de fusils.
Pour armer le premier ban quand il est parti, nous avons donné nos armes, les
armes que nous avions conquises sur les Hollandais. Lorsque ce premier ban a
été renvoyé dans ses foyers, vous penseriez qu’on nous a fait rendre nos armes
? Nullement, messieurs ; on les a fait déposer dans les arsenaux du
gouvernement, et l’on a ainsi enlevé 15 mille fusils à la garde civique. C’est,
comme on voit, commencer son désarmement.
Ce fait seul prouve jusqu’à
l’évidence que le gouvernement emploie tous les moyens pour renverser la belle
institution de la garde civique ; et c’est l’un des grands reproches que je lui
adresse.
Sans garde civique je trouve qu’en
présence des événements de Bruxelles la position était difficile ; mais
pourquoi vouloir désorganiser cette garde …
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - C’est une erreur ; je n’ai pas
voulu la désorganiser ; j’ai même présenté une loi sur la garde civique.
M. Dumortier. - Une loi sur l’uniforme.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - La garde civique refusait le
service sans uniforme ; vous l’avez dit vous-même.
M. Dumortier. - Répondez aux faits que j’ai cités, cela
vaudra mieux. Messieurs, ainsi que vous l’ont dit plusieurs orateurs, lorsque
le calme a été rétabli dans Bruxelles, le second tome des œuvres ministérielles
a commencé, c’est-à-dire, qu’on a procédé aux expulsions du territoire.
Dans une séance précédente, j’ai
déclaré, avec la franchise que je mets toujours dans les débats parlementaires,
que plusieurs des expulsions avaient reçu l’approbation du pays ; c’est un fait
que personne de nous ne contestera. Je pense, avec le gouvernement, que la
Belgique ne doit pas être un repaire de conspirateurs, et que nous devons
éloigner de notre territoire les étrangers qui cherchent à renverser notre état
social ; mais de pareilles choses doivent se faire légalement et non d’une
manière illégale. Que dans le moment du danger le gouvernement ait pris des
mesures extraordinaires, je suis prêt à lui accorder un bill d’indemnité. Mais
comment justifie-t-on les mesures extraordinaires ? Par la loi de la nécessité
qui est la loi suprême des Etats ; et le gouvernement ne devait pas sortir de
ce qu’imposait cette nécessité ; or, quelle nécessité y avait-il à expulser un
mort ? Quelle nécessité y avait-il à expulser des hommes qui depuis six mois
sont hors du sol de la Belgique ? Quelle nécessité y avait-il à expulser des
hommes complètement inoffensifs ! On a cité le nom du sieur Labrousse ; et moi
aussi je rendrai hommage à son caractère. Ce ne peut être que sur de faux
rapports qu’on a expulse ce généreux citoyen français. Il est républicain, cela
est vrai ; mais devons-nous expulser les hommes à cause de leurs opinions ?
Devons-nous écrire à la frontière : Les républicains ne peuvent entrer sur ce
territoire ?
Je dirai ce que je sais sur M.
Labrousse.
Il est à ma connaissance qu’on lui a
proposé de faire partie d’une association en Belgique ; il a refusé en disant
que, quoi qu’il conservât ses opinions, il ne voulait pas renverser un
gouvernement qui lui donnait l’hospitalité.
On lui a proposé d’écrire dans les
journaux, et il a encore refusé quoiqu’il ne fût pas fortuné. C’est un homme
plein de sentiments de délicatesse. II assistait ordinairement à vos séances ;
il allait ensuite prendre un frugal repas, et dans la soirée il conversait avec
plusieurs d’entre nous. Voilà quelle était sa vie. Quelle nécessité y avait-il
donc à l’exiler ? Pendant les journées de désastre qu’a-t-il fait ? Sa conduite
a été admirable ; il a lutté contre les pillards. Le cœur de ce jeune homme a
été navré ; il me disait au moment de son départ : « Ce qui m’indigne, c’est de
me voir frapper par le même arrêté qui frappait un Froment, arrêté qui frappe
en même temps et l’instigateur des dévastations, et celui qui s’est efforcé de
les empêcher. » Le gouvernement n’a pas suivie la loi de la nécessité dans
cette expulsion ; je l’invite vivement à revenir sur cette mesure.
On a expulsé le sieur Béthune,
rédacteur de la Papillote, journal
tellement frivole qu’il porte sa destination dans son titre. Cette feuille
porte pour épigraphe Exclusion
perpétuelle des Nassau. Mais parfois elle lançait des quolibets contre M.
Lebeau ; elle l’appelait Tristan. (On
rit. Interruption. M. le ministre de la justice rit beaucoup.) Quelle
nécessité y avait-il d’expulser le sieur Béthune de la Belgique ? La sécurité
de l’Etat était-elle en danger ? L’honneur, la dignité nationale étaient-ils
outragés à cause que la Papillote disait « Tristan-Lebeau » ?
Ces faits vous prouvent que l’on a
mis dans ces expulsions au moins beaucoup de légèreté ; et si on s’est permis
des expulsions dans l’intérêt personnel de quelques ministres, nous ne pouvons
les admettre.
Quelle est la conséquence de ce
système d’expulsions ? J’appelle votre attention sur une lettre que je reçois à
l’instant de Tournay.
Deux Polonais, dont l’un officier de
cavalerie, ayant 28 ans de service et décoré par Napoléon, avaient été deux ans
en Belgique et venaient d’Ostende à Tournay. On demande à visiter leurs
passeports. Le commissaire de police écrit dessus : « Vu pour se rendre en
France, » le passeport n’ayant de destination que pour l’Angleterre. Voilà
comment on se conduit en Belgique avec les étrangers. Le gouvernement ne
voit-il donc pas vers quel abîme il marche ? Il est incontestable que,
lorsqu’une fois on est sur la pente des inconstitutionnalités, on marche
d’inconstitutionnalité en inconstitutionnalité jusqu’à ce qu’on tombe dans
l’abîme. Je désire que le gouvernement reconnaisse avec franchise qu’il est sorti
de la légalité et qu’il demande un bill d’indemnité. S’il agissait ainsi, tout
le monde approuverait sa conduite.
Mais, dit le ministre de la justice,
nous avons une loi, et nous serions bien dupes de ne pas nous en servir : c’est
la loi de vendémiaire de l’an VI. A cet égard, le ministre de la justice, pour
en prouver la légalité, a fait un long discours dans une des séances
précédentes, et dans lequel j’ai remarqué deux arguments assez curieux.
La loi existe encore en France, donc
elle existe en Belgique. Voilà un argument auquel je ne m’attendais pas. On
cite ensuite un passage d’un discours de M. de Broglie, dans lequel on lit :
« Notre pacte fondamental (la charte française) n’a porté aucune atteinte
à la loi de vendémiaire, car elle garde le silence sur les étrangers ; »
mais je ferai remarquer que cette citation est contre le ministre, puisque le
pacte fondamental du royaume des Pays-Bas porte des garanties pour les
étrangers et a anéanti ainsi la loi.
Le ministre a senti lui-même
l’objection qui naîtrait contre sa doctrine de l’article 4 de l’ancienne loi
fondamentale, et il a dit que cette objection n’était qu’une subtilité.
Il faut croire que les opinions
ministérielles sont bien mobiles puisqu’aujourd’hui on appelle subtilité ce
qu’il y a quatre ans on appelait évidence. Je tiens moi une brochure qui
contient toutes les adhésions des avocats à la consultation faite à l’occasion
de l’expulsion de deux jeunes gens ordonnée par le gouvernement hollandais.
Parmi les noms des avocats qui donnèrent leur adhésion je trouve le nom de
notre président ; le nom du premier président et de deux présidents de chambre
de la cour de cassation ; le nom d’un savant avocat que je regrette de ne plus
voit sur ce banc, le nom de M. Jaminé ; je trouve le nom de M. Jullien ; celui
de notre collègue M. Nothomb ; celui de M. le sénateur Thorn.
On y trouve aussi le nom de M. de
Robaulx, et même celui de notre honorable collègue M. Devaux (On rit). Je n’y trouve pas, il est vrai,
le nom de notre honorable collègue M. Lebeau ; c’est que la brochure était
imprimée avant qu’il eût donné son adhésion par correspondance ; or, quand on
adhère par correspondance, c’est par conviction profonde. Quelquefois on adhère
par camaraderie ; mais dans le silence et la méditation du cabinet, on n’adhère
que parce qu’on est persuadé. Maintenant que dit M. Lebeau relativement à
l’expulsion des étrangers ? Il dit « qu’il suffit de lire l’article 4 de
la loi fondamentale pour être convaincu qu’il n’est pas plus possible
d’expulser un étranger que de bannir un régnicole sans jugement. »
Remarquez ces expressions : « Il suffit de lire l’article 4 ; » la
chose est tellement évidente que la simple lecture suffirait pour convaincre.
Comment peut-on dire maintenant que
l’objection tirée de l’article 4 de l’ancienne constitution est une subtilité ?
C’est que M. le ministre de la justice a passé bien des nuits depuis cette
époque où il agissait de concert avec nous pour défendre nos libertés. Il est
vrai qu’il a dit, il y a peu de jours, que tous les raisonnements étaient bons
pour les mauvais gouvernements…
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je n’ai pas dit cela ; j’ai dit
le contraire.
M. Dumortier. - Cette maxime pourrait être funeste à M. Lebeau
lui-même.
Ainsi, l’opinion du ministre de la
justice était, il y a quatre ans, la même que nous professons aujourd’hui. Il a
cité mes paroles dans une des séances ; mais j’aurais désiré qu’il eût dit à
propos de quoi je parlais. Etait-il alors question d’expulsion ? Point du tout
: il était question d’une arrestation arbitraire. Je prétendais que l’article 7
de la constitution, étant placé dans le titre relatif aux droits des Belges,
devait avoir une autre portée que l’article 128. Je n’insisterai pas sur ce
point.
Quant à la loi de vendémiaire,
j’attendrai que le ministère de la justice nous déclare quels sont les motifs
qui l’ont fait changer d’avis pour croire qu’elle n’est pas abrogée, qu’elle
existe encore.
J’attache beaucoup d’importance aux
opinions des ministres émises avant qu’ils arrivassent au ministère ; c’est
qu’alors leurs opinions étaient désintéressés ; maintenant ils ne parlent plus
qu’en présence de certains intérêts qui les égarent. Pour moi, je crois que les
expulsions sont illégales, et j’espère que la cour de cassation fera son
devoir, et fera respecter la constitution.
Nous nous rappelons les promesses
qu’elle nous a faites le jour de son installation ; soyez assurés qu’elle saura
les tenir, et qu’elle se montrera digne de sa position et de la confiance que
nous avons en elle. Au reste, je conseille seulement au ministère de demander
un bill d’indemnité, parce que le résultat d’un tel bill est de faire
sanctionner par la chambre la mesure prise illégalement. Il faut ensuite que le
ministère nous propose une loi, parce que la Belgique ne peut pas être un
repaire d’étrangers malfaisants ; qu’on fasse une loi et qu’on la fasse
promptement ; mais aussi que cette loi soit temporaire.
Le gouvernement a cru remplir un
devoir en expulsant certains étrangers ; le gouvernement a un devoir beaucoup
plus grand à remplir, et j’espère qu’il s’en acquittera : tout fonctionnaire
public qui a signé les listes de souscription, est un traître à la patrie, et
je vous les signale comme tels ; il fait que le gouvernement le brise comme
verre, et destitue tout agent de l’administration, tout salarié de l’Etat qui
appelle de ses vœux l’arrivée de l’ennemi ; il ne faut pas souffrir que de tels
hommes soient à la charge du trésor et remplissent aucune charge.
M. Gendebien. - Ils auront la préférence.
M. Dumortier. - Loin de moi l’idée que les fonctionnaires
publics doivent être les serviles exécuteurs des volontés ministérielles ; les
fonctionnaires publics ne sont que les exécuteurs des lois. Mais lorsqu’il
s’agit de l’existence du pays, lorsque la nation tout entière s’est prononcée
avec une aussi frappante unanimité, le gouvernement serait coupable au premier
chef, s’il ne destituait pas tout fonctionnaire public qui, par ses actes,
cherche à ramener la patrie sous le joug du tyran. (Vives marques d’approbation.)
M. le président. - La parole est à M. Jullien.
M. Jullien. - L’honorable M. Dumortier vient de parler
contre les rapports de MM. les ministres de l’intérieur et de la justice. Mou
intention étant de parler dans le même sens, si quelque orateur veut parler
pour les rapports, je ne prendrai la parole qu’après lui.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de
Mérode) - Je
n’entreprendrai pas messieurs, de défendre le ministère contre les attaques
dont il devait être inévitablement l’objet après les troubles infiniment
regrettables dont Bruxelles a vu le triste développement. J’ai été témoin et
acteur répressif de ces scènes pénibles, ou j’ai entendu les hommes
spécialement chargés de les empêcher ; et si toute la fermeté, l’habileté, la
prévoyance possible n’ont pas été déployées dans ces moments critiques où la
moindre hésitation et en même temps la moindre démarche faible ou exagérée dans
sa force peuvent devenir funestes, je ne crains pas de dire : Bien hardi, bien
sûr de lui-même, est celui qui ose affirmer qu’il eût été capable de conjurer
le mal qui a été fait, de circonscrire ses ravages dans un cercle moins étendu.
Je laisse à l’enquête le soin d’accuser ou de justifier les actes individuels
soumis à ses investigations ; des explications préalables suffisantes ne
semblent avoir été données au pays par les journaux, aux chambres par mes
collègues.
L’autre cause qui vous est soumise
se résume dans ces deux questions :
La loi de vendémiaire an VI est-elle
abrogée ?
L’usage qui vient d’en être fait par
le gouvernement est-il opportun et justifié par les circonstances ?
La première question pourrait se
résoudre par l’affirmative si l’ancienne loi fondamentale avait assimilé
complètement l’étranger à l’indigène, quant au droit indéfini et illimité de
séjour en Belgique que possède le citoyen belge.
La constitution du précédent royaume
des Pays-Bas offre-t-elle un texte qui porte cette clause absolue et
extraordinaire ? Je n’en vois aucun ; je lis dans l’art. 4 : « Tout
individu qui se trouve sur le territoire du royaume, soit régnicole, soit
étranger, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. »
Qu’est-ce que cette protection
accordée aux personnes et aux biens, si ce n’est la garantie légale en faveur
de l’étranger comme en faveur de l’indigène contre tout attentat exerce sur sa
personne ou sa propriété ?
Mais la protection promise par
l’Etat à l’étranger qui se trouve sur son territoire, est-elle une renonciation
entière au droit que possède le gouvernement de cesser de consentir à la
résidence de l’étranger, lorsqu’elle devient un objet d’inquiétude ?
C’est ainsi que l’a compris, dit-on,
la commission mixte chargée du projet de loi fondamentale soumis à
l’acceptation des notables en Belgique et en Hollande ; et à l’appui de ce
système d’hospitalité universelle sans limites et hors de toutes les règles de
la prudence, on a cité des observations faites par M. Dotrenge dans une
circonstance où la question qui nous occupe se trouvait engagée. Messieurs,
fût-il vrai, ce dont je ne puis m’empêcher de douter, qu’une faible majorité de
la commission mixte hollando-belge, qui prépara le projet de loi fondamentale,
eût alors si peu d’intelligence des besoins éventuels de la société,
s’ensuivrait-il que les notables qui fictivement du moins, adoptèrent la
constitution des Pays-Bas, ont dû adhérer à autre chose qu’au texte offert à
leur acceptation et dans sa signification naturelle, signification qui ne porte
nullement le caractère exorbitant et dangereux qu’on s’est plu à lui attribuer
?
Je ne le pense pas. La méthode
interprétative qui consiste à établir des absurdités politiques sur des
inductions très étendues, que ne comporte pas le texte lui-même d’un article de
la constitution, a été employée, je le sais, par des publicistes libéraux
sincères, qui sont nos amis, par des membres honorables qui siégeaient aux
anciens états-généraux sous le régime précédent. Qu’est-ce que cela prouve ?
Que des hommes de hier, préoccupés du désir ardent de résister à l’oppresseur
obstiné s’échauffent quelquefois au point de dépasser les limites du vrai. Tout
argument plaidé en faveur d’une juste cause devient excellent à leurs yeux, dès
qu’il offre une apparence logique, et que pour empêcher l’arbitraire de frapper
méchamment quiconque lui déplaît, cette apparence demande impérieusement à être
transformée en réalité.
Théoriquement le ministre van Maanen
interprétait avec sagesse sous plusieurs rapports l’art. 4 de la loi
fondamentale ; en pratique, il soumettait Fontan à des mesures vexatoires que
rien ne motivait, et dès lors il excitait de la part de tout homme
consciencieux une vive opposition, qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, dérivait
d’une foule de griefs accumulés.
L’article 4 de la loi fondamentale,
je ne crains pas de le dire, n’exprimait donc point l’idée antisociale que tout
étranger qui se trouvait sur le territoire du royaume possédait le droit
absolu, irrévocable d’y fixer indéfiniment sa résidence au même titre qu’un
régnicole, et sans égard à aucune loi précédente, même en cas de guerre avec
son pays ; mais, dans le sens grammatical et rationnel, il signifiait que
l’attentat contre sa personne et ses biens serait aussi sévèrement réprimé que
tout acte semblable commis envers un régnicole. C’est ainsi d’ailleurs que l’a
compris le pouvoir constitutionnellement investi du droit d’interpréter la loi
fondamentale des Pays-Bas et qui n’a point obtempéré aux observations des
opposants. Nous sommes forcés de respecter ses décisions lorsqu’elles blessent
nos intérêts ; devons-nous les biffer comme non-avenues, lorsqu’elles sont
conformes aux nécessités de notre situation politique actuelle ?
Messieurs, l’application de l’art. 7
de la loi de vendémiaire an VI n’est point un attentat contre l’étranger ou ce
qu’il possède ; c’est une mesure d’ordre et de sécurité publique dont
l’application doit être rare et exceptionnelle, et pesée mûrement par
l’autorité chargée de l’exécution ? Est-elle moins rigoureuse cette autre
disposition légale qui permet aux agents de la justice criminelle d’arrêter et
de détenir un prévenu qui souvent, après une longue détention, est reconnu
innocent ?
Et toutefois celui-ci a un droit
naturel plus positif de ne pas être incarcéré, que l’étranger à ne pas recevoir
l’ordre de quitter un pays dont sa présence peut compromettre la sécurité ; et
cette loi de vendémiaire an VI, qui rend les communes responsables des
dévastations commises sur leurs biens, qui soumet les vingt plus forts
contribuables, fussent-ils entièrement étrangers au crime commis, à fournir
l’avance de l’indemnité exigée par la loi, qu’est-elle donc cette loi approuvée
par M. Ernst, et que je considère, moi, comme d’une révoltante iniquité ?
Est-elle moins dure pour le régnicole paisible dont elle peut consommer la
ruine, que l’expulsion pour l’étranger turbulent ?
N’est-il pas vrai, messieurs, que
cette protection si généreuse en faveur des moyens de perturbation retombe en
définitive de tout son poids sur l’honnête citoyen qui n’aura pas eu la
hardiesse ou l’habileté de se battre dans la rue ?
J’aborde la seconde question que
j’ai posée en commençant. L’usage que vient de faire le gouvernement du droit
d’expulsion est-il opportun et justifié par les circonstances ? Jusqu’au 6
avril je croyais assez au bon sens populaire pour me persuader qu’il était
incapable de tolérer désormais de graves excès ; je pensais que les habitants
de Bruxelles, appartenant aux diverses classes imiteraient notre exemple,
considéreraient sans colère de pompeuses et vides manifestations d’orangistes.
Je ne m’imaginais point que des méchants ou des patriotes absurdes eussent
encore assez de crédit et d’influence pour engager des travailleurs à des actes
destructifs des éléments et de la prospérité industrielle renaissante de
travail à un vandalisme aussi stupide que la dévastation de 60 maisons. On nous
a dit que le gouvernement a manqué de prévoyance et de prestesse ; mais si la
moindre distraction, la moindre erreur du ministre ou des autorités
inférieures, livre en un instant l’ordre public à la merci des provocateurs de
troubles repoussants, comment la nation reposera-t-elle en confiance sous
l’arbre de la liberté ?
Lorsque nous nous séparâmes après la
discussion de la loi sur le chemin de fer, qui de nous, messieurs, songeait aux
désordres qui ont affligé cette capitale, prévoyait les événements bien plus
déplorables encore dont la France et nous-mêmes avons été effrayés ? Eh bien,
ces malheurs inattendus se renouvelleront et détruiront infailliblement les
institutions libérales qu’il nous a coûté tant de peine à établir, si
l’impunité des délits politiques continue à être le résultat de l’absence ou de
la non-application des lois répressives. Jusqu’ici, messieurs, une fatale
erreur a dominé les esprits en France et en Belgique ; on a été forcé de
renverser violemment les gouvernements établis pendant quinze années, parce
qu’ils manquaient ouvertement et audacieusement à leurs obligations, parce
qu’ils méconnaissaient d’imprescriptibles droits nationaux. On s’est ainsi
persuadé faussement que la révolte, le mépris de l’autorité, les tentatives de
bouleversement, n’étaient point des crimes infiniment préjudiciables à
l’humanité. On les a considérés comme des combats où le vaincu n’avait guère
d’autre tort que d’avoir échoué. On a placé sur la même ligne les réfugiés
politiques, n’importe leurs principes et leurs actes antérieurs ; et j’ai entendu
un fort honnête homme me dire sans émotion, en parlant de certains Polonais qui
ont provoqué les massacres des prisons à Varsovie, qu’ils professaient
l’opinion conventionnelle. C’est ainsi, messieurs, qu’on donne une dénomination
que j’appellerai fashionable à
l’opinion qui permet de livrer aux bourreaux ou aux assassins quiconque veut
résister aux principes d’une démagogie effrénée.
Je ne comprends pas cette tolérance
banale pour les croyants de certaines religions politiques essentiellement
cruelles. J’aime et j’honore le martyr de la liberté. Jamais, sous le nom de
réfugié politique qu’il porte, je ne lui ferai la honte de le confondre avec
l’anarchiste fugitif, couvert du sang des martyrs qui ont succombé sous ses
coups pour la défense de l’ordre public et des lois.
Quant à la presse, on lui a concédé
en fait une licence indéfinie et sans limites ; le jugement par jurés, combiné
avec le sentiment faux dont je viens de rendre compte, est absolument
illusoire. Les plus atroces calomnies et injures contre le Roi, publiées par le
Messager de Gand, ont provoqué une
seule fois, de la part du ministère public, des poursuites contre ce journal ;
il a été acquitté, et s’est enhardi par cette scandaleuse impunité : cette
impunité a excité alors le mécontentement des militaires, qui ont appelé à des
combats singuliers les auteurs de ces dégoûtantes injures, comme elle a
entraîné le peuple dans la voie révolutionnaire où il s’est engagé le 6 avril
pour obtenir par la violence une justice que le gouvernement ne peut lui
procurer par des moyens réguliers et légaux. Aussi, quel est le langage des
prôneurs de l’orangisme ! « Nous vous l’avons dit cent fois, répètent-ils
; vous avez établi un gouvernement de désordre et d’anarchie, un gouvernement
incapable d’offrir aucune sécurité intérieure et extérieure. Eh bien, nous
profiterons de l’impunité qu’assurent vos lois, qu’assure votre jury auquel nos
avocats persuadent qu’un délit politique n’est rien ; nous en profiterons pour
renverser ce régime impraticable, cette liberté ridicule. Nous provoquerons
votre classe moins éclairée que patriote, qui ne comprend point vos utopies ;
elle nous pillera, et alors nous aurons recours à la loi de vendémiaire an VI,
que vous maintenez soigneusement en notre faveur. Vos villes, votre capitale
plus particulièrement, seront ruinées par d’énormes indemnités : tant pis pour
vous, tant pis pour votre constitution, tant pis pour vos inventions
ultralibérales, tant pis pour vos ministres que nous rendrons responsables de
toutes les émeutes provoquées par nous-mêmes et dont nous savons bien qu’il
leur est difficile, si ce n’est impossible, de prévenir constamment
l’explosion. »
D’autre part la faction anarchique,
faible par le nombre en Belgique, mais qui ne manque jamais de quelque force
parce qu’elle emploie, non pas, tous les arguments, mais tous les moyens, vous
prêche la légalité et son puritanisme le plus étroit, afin de vous étrangler à
son aise dans les liens qu’elle tresse hypocritement, car elle se met sans
cesse hors de la constitution, hors des lois. Elle attaque la dynastie, la
royauté déclarée inviolable ; elle prêche plus ou moins haut un régime repoussé
par le vote presque unanime du congrès national. Elle vante tous les
brouillons, tous les ambitieux déçus, tous les aventuriers incapables ou
équivoques qui ont pêché en eau trouble et qui ne sont pas rassasiés. Elle
déchire les amis de l’ordre public, surtout ceux qui, plus courageux, se
prononcent hardiment et activement contre les doctrines de désorganisation
sociale. Elle flétrit sans relâche les ministres du culte que professe la
généralité du peuple belge, parce que ces hommes propagent des sentiments
moraux et religieux, incompatibles avec le délire de l’orgueil qui ne respecte
nul frein et de la cupidité brutale qui veut tout envahir, n’importe à quel
prix. Que faire provisoirement, messieurs, contre ces divers ennemis, dont les
uns nous menacent du côté du nord, les autres du côté de cette noble France
qu’ils essaient de replonger dans la barbarie. Violer, enfreindre la constitution
? A Dieu ne plaise ! elle est la base solide dont il ne faut pas nous écarter
malgré l’abus qu’en font ceux qui veulent la détruire et accusent ceux qui la
défendent, afin de tromper votre bonne foi. Non. Mais il faut nous abstenir
soigneusement de renier les lois de sécurité sociale que la constitution n’a
point abrogée. Il faut en laisser l’usage même au gouvernement, fût-il trop
large, trop mal défini, jusqu’à ce qu’un avenir moins orageux nous soit assuré.
Il faut nous défendre d’une générosité mal entendue et qui serait fatale à la
paisible existence du pays, au développement des forces agricoles et
industrielles, indispensables aux besoins de sa nombreuse population. C’est ce
qu’a compris le ministère en prenant avec modération et sous sa responsabilité
la mise à exécution de la loi de vendémiaire an VI, et contre les prédicateurs
étrangers de l’orangisme, et contre les organes passionnés du mauvais génie,
qui a porté la désolation et la ruine dans la plus industrieuse cité de la
France, qui a fait couler dans Paris le sang des meilleurs citoyens, qui a
conduit quelques soldats français à des excès commis par méprise sur des êtres
inoffensifs, au milieu des égarements de la colère enflammée par des
assassinats.
Attendrez-vous, messieurs, que des
malheurs si grands viennent vous réveiller pour prendre d’humaines et
salutaires précautions ? Est-ce pour vivre heureux et indépendants que vous
avez une constitution ? Ou bien la constitution a-t-elle été créée en faveur
des artisans de troubles nés et à naître en Belgique et en tous pays ?
Interrogez vos consciences : l’œuvre
du congrès national n’a point eu cette dernière destination. L’intention de sa
généreuse assemblée, dont plusieurs d’entre nous ont été membres, fut toujours
de concilier l’ordre, la sécurité publique et la liberté. L’interprétation
conservatrice, rationnelle, pratique, nécessaire des articles obscurs de la
constitution, est donc non seulement un droit qu’il vous appartient d’exercer,
mais un devoir sacré que vous avez à remplir envers le pays.
Voyez où nous conduisent, depuis
trois ans, les subtilités de la chicane méticuleuse qui envahit malheureusement
cette enceinte comme les tribunaux ordinaires ; qui nous fait pâlir des mois
entiers pour discuter quelques économies sans importance dans nos budgets. Une
foule de lois organiques, indispensables et pressantes, nous manquent
essentiellement, et lorsqu’il est évident que ces lois absorberont un nombre
considérable et presqu’indéfini de ces trop courtes séances que nous consacrons
aux affaires de la nation, vous consentiriez à priver le gouvernement des
moyens protecteurs dont les lois précédentes l’arment encore !
Vous ajouteriez au fardeau du
programme législatif dont vous êtes surchargés l’obligation immédiate de remplacer
d’autres lois imparfaites, j’en conviens, mais qu’il importe de maintenir
provisoirement. Le droit d’expulsion établi par la loi de vendémiaire an VI est
assurément trop absolu, trop indéfini pour un état normal ; mais n’oubliez pas
que nous ne sommes point en paix, que la guerre, moins menaçante que
précédemment, est cependant toujours à nos portes, tandis que les idées
subversives importées du dehors cherchent à détruire la moralité de nos
populations.
Ceux-là même
qui essaient de les corrompre, qui désirent le renouvellement de la plus
insupportable tyrannie (car ils ne peuvent s’empêcher de s’associer directement
ou indirectement aux adeptes de la barbarie despotique de la première
révolution française), ceux-là ne cesseront de nous attaquer sans mesure et
sans conviction, en nous comparant aux gouvernements les plus absolus, les plus
odieux. Qu’importe ! j’aime trop mon pays, je suis trop libéral, trop dévoué
aux intérêts du peuple, à mes devoirs envers le Roi, auquel nous avons promis
appui et fidélité, pour être un seul instant retenu par la crainte des injures
et des mensonges que fera retentir une calomnieuse renommée.
M. Jullien. - Messieurs, je ne crois pas qu’il y ait dans
tout le royaume un seul individu, s’il porte un cœur bon honnête, qui n’ait été
aussi indigné qu’affligé des brigandages commis dans la capitale le 5 et le 6
de ce mois.
Une chose digne de remarque, et sur
laquelle j’appelle l’attention de la chambre, c’est que c’est presque toujours
après notre séparation que de tels événements arrivent. Rappelez-vous ce qui
s’est passé il y a à peu près un an à Anvers et à Gand. Il s’agissait comme à
présent de menées orangistes. On parlait de remonter l’esprit public, il
fallait travailler les élections ; il y eut bientôt des attentats contre les
personnes et les propriétés ; c’était la même facilité pour l’exécution, la
même impunité dans l’action. Partout on avait des moyens de répression ; nulle
part ils n’ont été employés. En vérité, messieurs, si nous ne connaissions pas
le ministère autant que nous le connaissons bien, en examinant le retour
périodique de ces désastres, nous serions tentés de croire que le pillage est
chez nous un moyen de gouvernement.
Quoi qu’il en soit, j’examinerai
brièvement les faits, et ne m’attacherai qu’à ceux qui sont caractéristiques et
que tous les rapports du monde ne pourraient détruire ni affaiblir. Ces faits
sont que le 5 les pillages out commencé, et après que l’autorité a eu tout le
temps d’être avertie ; que le 6 les bandes de pillards parcouraient
tranquillement les rues, enseignes déployées ; qu’elles étaient suivies presque
toujours de la force armée qui les observait ; qu’elles plantaient leur drapeau
devant les maisons qui leur étaient désignées et que pendant qu’elles se
livraient à leurs criminelles dévastations, la force armée entourait les
maisons, étonnée, humiliée de son inaction, les regardait faire, et leur
livrait passage. Ces faits sont patents, ils sont notoires ; ils ont eu pour
témoin toute une population.
Si on demande maintenant au
ministère la cause de cette coupable inaction, il montre des ordres, des
lettres, des proclamations, des réquisitions, qui semblent se chercher ou
s’attendre, et qui se croisent en tous sens. Des écrits partout, des actes répressifs
nulle part ! Ainsi après des faits tels que ceux-là, et que l’on ne peut
révoquer en doute, tout ce qu’il est possible de dire, c’est que le ministère,
s’il n’a pas autorisé les pillages, au moins les a-t-il laissé faire. C’est
l’opinion générale, c’est l’opinion même de ceux qui les attribuent à des
causes particulières qui ont dû vous paraître fort étranges.
Mais, disent les ministres, que
pouvions-nous faire ? La force armée qui était à notre disposition était
insuffisante. Nous n’avions que 2,383 hommes, y compris la cavalerie. Si
j’écoute M. Nothomb, « il fallait attendre l’artillerie, sans cela on ne
pouvait rien. » Eh ! Messieurs, qui pourra croire à de semblables pauvretés ?
ce ne seront pas sans doute ceux qui ont vu des émeutes, ceux qui ont eu
l’honneur de porter l’épaulette, ni ceux qui voudront faire usage de leur
jugement, d’autant plus que d’après le rapport de M. le ministre de l’intérieur
les groupes (car ce n’étaient même pas des bandes), les groupes qui
parcouraient les rues ne semblaient pas très animées ; le pillage se faisait
tranquillement, avec ordre et comme un travail de commande.
Si avec 2,383 hommes vous n’avez pas
pu faire la police d’une ville dans une circonstance pareille, et si vous ne
l’avez pas faite, c’est que vous ne l’avez pas voulu. « Mais, dit encore le
ministre de l’intérieur, il y avait des empêchements moraux ; c’était aux cris
de vive le roi que se commettaient
les dévastations. » Il y avait des empêchements moraux ! C’est vraiment
bien le cas de dire : Où la morale va-t-elle se nicher ? (On rit.) Si l’administration propage cette doctrine, il suffira
donc de crier vive le roi pour
commettre impunément tous les attentats ; le cri de vive le roi sera pour la police répressive la tête de Méduse. Ce
n’est pas nous, messieurs, qui avons cherché à avilir ainsi la majesté royale,
à couvrir du manteau de la royauté ces honteuses saturnales, et à montrer les
rois comme des dieux malfaisants.
Il aurait fallu (c’est toujours M. le ministre de
l’intérieur qui parle), « il aurait fallu lancer les soldats sur le peuple
pour réprimer le mouvement. » Mais je vous demanderai à mon tour : qui
est-ce à Gand qui a lancé les soldats sur de jeunes étourdis pour un misérable
charivari, une simple contravention de police ? Et le sang a coulé, et le sang
de cette intéressante jeunesse est-il donc moins précieux pour vous que celui
des pillards ?
Enfin, vous demandez ce qu’il
fallait faire. Il fallait aussi planter votre drapeau sur la place publique, et
y inscrire ces paroles énergiques de la régence de Liége : « L’ordre
public sera maintenu à tout prix. » Et l’ordre public aurait été maintenu.
La voilà donc cette régence de Liége si violemment attaquée hier encore dans
cette enceinte, si injustement calomniée ! C’est elle qui donne l’exemple de
l’ordre, de la dignité et de la fermeté.
On oppose les troubles qui ont eu
lieu à Paris en février 1831 ; on les oppose comme un argument. La comparaison
est mal choisie. Au mois de février 1831, la révolution de juillet était encore
palpitante ; le parti qui avait excité la révolution, qui en avait été la
cause, relevait audacieusement la tête, tandis que trois ans et demi nous
séparent des journées de septembre. On n’excuse pas d’ailleurs des pillages par
d’autres pillages ; dans ces sortes d’excès, je ne peux voir des opinions
politiques.
Je sais que dans les luttes
véritablement politiques, il n’y a pas de criminel, il n’y a que des vaincus ;
ma sympathie est pour eux ; mais là où il y a des vols à force ouverte, des
bazars la voie publique, où se trouvent les objets volés, je ne vois plus là
que des crimes qui doivent être sur-le-champ réprimés dans toute société
organisée ; qu’on ne vienne donc pas me citer Cartouche pour excuser Mandrin. (Hilarité.) Cherchez vos comparaisons
ailleurs.
On a parlé dans le rapport de la vive adhésion du peuple, de la sympathie
des soldats pour le peuple, parce qu’ils sont peuple aussi. Nous ne vous
comprenons pas ; de quel peuple parlez-vous ? Le peuple, à mon avis, c’est tout
le monde ; et je ne pense pas que toute la population de Bruxelles ait vivement
adhéré à des dévastations qu’on lui fera peut-être chèrement payer.
Voulez-vous diviser le peuple en
catégories ? Ce sont les propriétaires, les hommes titrés, les industriels, et
enfin les prolétaires ; or, on ne me fera pas croire que ce soient les grands
propriétaires, les hommes titrés qui aient eu une vive adhésion pour les
pillards des hôtels du prince de Ligne, du due d’Ursel, du marquis de
Trazegnies, du compte de Béthune, etc. Car les propriétaires savent que sans le
respect pour la propriété, il n’y a pas de société possible. Sont-ce les
négociants, les industriels, qui auraient adhéré par hasard, aux pillages des
magasins et les ateliers de MM. Tilmont, Jones, Hoorickx ? Mais le commerce ne
vit que de sécurité et de confiance. Enfin ces fauteurs de troubles
auraient-ils trouvé de la sympathie dans les prolétaires, et j’entends par
prolétaires cette classe estimable d’hommes qui vivent honnêtement de leur
travaux ; assurément non car ils savent par expérience que le résultat de
l’anarchie, est d’éloigner les riches et les étrangers qui les font vivre. Quel
est donc ce peuple qui adhère si vivement au pillage, ou qui pille lui-même ?
Ce peuple, c’est le rebut de toutes les grandes populations, c’est cette
population qui a l’instinct du pillage, qui est partout où on lui montre
l’appât du butin. Dites-moi donc, ministres, est-ce là votre peuple, et
voudriez-vous faire partie d’un peuple pareil ? (Rires, agitation.)
Mais, nous dit-on encore, la
tranquillité a été maintenue dans les provinces. C’est bien dommage vraiment
qu’elle n’ait pas été troublée partout ; mais à qui le doit-on ? A la fermeté
des administrations locales, et, s’il faut vous le dire, à l’indignation qu’ont
excité partout les troubles si étranges de la capitale. Car dans les villes où
ces désordres ont en lieu jadis, tous les citoyens sont bien résolus à
défendre, au péril de leur vie, leurs personnes et leurs propriétés.
Messieurs, ces excès sont déplorables
sans doute, mais il y quelque chose de plus déplorable encore, ce sont les
raisons par lesquelles on a prétendu non pas les justifier (c’est impossible),
mais les excuser. Nous avons entendu dire dans d’autres circonstances à des
organes du pouvoir, et on n’a pas manqué de le répéter, que les orangistes, par
leurs odieuses provocations, s’étaient mis eux-mêmes hors la loi, qu’ils ne
devaient pas compter sur sa protection, qu’ils n’avaient droit à aucune
réparation ; examinons cette doctrine, car tout l’ordre social est là.
La loi, soit qu’elle protège, soit
qu’elle punisse, ne perd jamais son empire ; si elle pouvait se retirer un
instant, je ne dis pas d’une classe d’individus, mais d’un seul citoyen, il n’y
aurait plus de sécurité pour personne, il y aurait à l’instant même anarchie,
car l’anarchie n’est rien autre chose que l’absence des lois.
La loi messieurs, protège le plus
vil criminel jusqu’à ses derniers moments. Voyez comme elle procède. Elle
entoure d’abord son arrestation de formes protectrices, elle le suit avec
sollicitude devant ses juges, elle lui donne un défenseur d’office, s’il n’a
pas le moyen de faire un choix, et s’il n’en veut pas du tout, elle le fait
défendre malgré lui, parce que dans la justice criminelle on professe cette maxime,
qu’on ne doit pas écouter celui qui veut périr ; s’il est condamné au dernier
supplice, la loi l’escorte jusque sur l’échafaud, que dis-je : elle veille
jusque sur son cadavre, pour qu’il ne soit pas jeté aux gémonies…
Et parce que des hommes d’un certain
parti auront fait une démonstration imprudente, coupable si vous voulez, de
leurs affections pour une famille, à laquelle ils doivent peut-être de la
reconnaissance, on viendra les déclarer hors la loi. Ah ! Messieurs, hâtez-vous
de flétrir de pareilles doctrines, car elles préludent d’ordinaire à la
dissolution des sociétés.
S’il en était ainsi, ce serait donc
un guet-apens que l’art. 14 de votre constitution, car cet article consacre la
liberté de manifester ses opinions en toute matière.
Et quand j’userai ou même que
j’abuserai de cette liberté, on viendra me piller, on remettra le glaive de la
justice aux mains d’une populace égarée !
Si c’est ainsi qu’on entend la
liberté et les gouvernements représentants, je vous déclare que, pour mon
compte, je préfère cent fois un gouvernement franchement absolu à toutes ces
constitutions de mensonge et de déception, véritables pièges où viennent se
prendre les hommes sincères, les hommes généreux, parce qu’ils ont foi dans les
lois qu’ils ont jurées ; mais quant ces fourbes politiques, qui se jouent de
leurs serments, pour qui tous les gouvernements sont bons pourvu qu’ils y
fassent leurs affaires, ceux-là s’en tireront toujours, sinon le cœur net, au
moins les mains pleines. (Rires,
mouvement prolongé.)
Je termine mes observations sur ce
rapport, et, en attendant une proposition formelle, je m’unis à mes honorables
amis pour blâmer la conduite du ministère.
Je passe maintenant, messieurs, à
l’examen du rapport de M. le ministre de la justice sur l’expulsion des étrangers.
(Moniteur n°119, du 29 avril 1834) Le gouvernement a profité des
derniers troubles pour bannir du royaume les étrangers qui l’importunent ou qui
lui déplaisent ; il prétend qu’il est dans son droit, et il se fonde sur
l’article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI.
Cette loi est-elle abrogée ? Dans le
cas contraire est-elle applicable à tous les étrangers indistinctement ? Voilà
les questions que je me propose d’examiner.
Ces questions, messieurs, sont plus
particulièrement du domaine des hommes de loi ; cependant si vous daignez me
prêter votre attention, je tâcherai de les exposer avec assez de clarté pour
qu’elles soient à la portée de tout le monde.
Si je voulais les compliquer et les
embrouiller de manière à ne plus s’y reconnaître, je pourrais tout comme un
autre y mêler de la diplomatie et vous faire des peurs effroyables des
revenants de la république et de la Société des Droits de l’homme. (On rit.) C’est la manière dont ont procédé
de tous temps les jongleurs politiques, quand ils ont voulu confisquer à leur
profit les libertés des peuples. Ce n’est pas ma manière de faire.
Avant d’entrer dans la discussion,
j’établirai quelques distinctions, je poserai quelques principes.
On a toujours distingué deux sortes
de lois, les lois temporaires et de circonstance et les lois ordinaires, lois
de perpétuité et de durée.
Les premières, faites pour des cas
extraordinaires, cessent avec les circonstances qui les ont fait naître ; et la
raison en est simple : on ne doit pas continuer le remède après que le mal est
passé, et quand dans un moment de crise on est obligé de sortir du droit
commun, on se hâte d’y rentrer aussitôt que le danger a disparu. Voilà de ces
principes élémentaires que personne, je crois, n’oserait contester.
Quant aux lois ordinaires, voilà les
règles que le législateur a toujours suivies.
Ou bien il déclare qu’au moyen de la
loi nouvelle toutes les autres lois sur la matière sont abrogées, ou bien il ne
dit rien du tout. Dans le premier cas, l’abrogation est formelle, la loi est
morte. Dans le second, on suit cette règle de droit que je ne fais que traduire
en français :
« Les lois postérieures
appartiennent aux lois antérieures, à moins qu’elles n’y soient contraires. »
Ainsi ; tout ce qui dans la loi
antérieure est contraire à la loi nouvelle, est virtuellement abrogé comme si
l’abrogation eût été formellement prononcée ; mais tout ce qui n’y est pas
contraire est conservé, parce que, dans l’intention du législateur, la loi ancienne
n’est que le complément de l’ancienne.
Ces principes qui, je l’espère, sont
compris par tout le monde, serviront à éclairer la discussion.
Je me propose d’établir les quatre
propositions suivantes :
1° La loi de vendémiaire an VI est
une loi de circonstance.
2° En fût-il autrement, elle a été
abrogée par l’art. 4 de la loi fondamentale.
3° Subsidiairement elle est abrogée
par l’art. 128 de la constitution.
4° Finalement, fût-elle encore en
vigueur, elle n’est pas applicable aux étrangers domiciliés.
Que la loi de vendémiaire soit une
loi de circonstance, une loi de crise, c’est ce qu’indiquent suffisamment et la
déclaration d’urgence, et les dispositions elles-mêmes de la loi.
Voici cette déclaration d’urgence. (L’orateur lit la déclaration.)
« Le conseil des 500,
considérant qu’on ne peut trop se hâter de pourvoir à la sûreté intérieure de
la république, déclare qu’il y a urgence. »
Toutes les dispositions de la loi,
qui se compose de 7 articles, justifient cette déclaration.
Et si vous pouvez vous emparer de
l’art. 7, dites donc aussi, d’après l’art. 2, que tous les passeports
antérieurs sont annulés ; obligez, d’après l’art. 3, tous les étrangers qui
sont dans le royaume de se présenter devant le gouverneur de la province où ils
se trouvent, pour y faire les déclarations prescrites.
Ordonnez, d’après l’art. 4, à tous
les commandants de vos ports de conduire devant les administrations du lieu où
ils débarquent, tous les passagers qui se trouveront sur les navires de toutes
les nations.
Faites revivre la législation pénale
de l’art. 6 contre les administrateurs qui délivrent des passeports sous des
noms supposés.
Pourquoi donc vous attachez-vous
uniquement à l’art. 7 ? Avez-vous plus de droit sur celui-là que sur les
autres, et si celui-là est toujours en vigueur, expliquez-moi pourquoi les
autres seraient abrogés ? La raison en est que vous voudriez déployer tous les
arbitraires à la fois, et faire ainsi d’un pays jadis hospitalier une véritable
Tauride
Vous voyez donc bien, messieurs, en
combinant ensemble toutes ces dispositions, que la loi de vendémiaire n’est
qu’une loi de circonstance, une loi temporaire ; je dirai plus, c’est que, dans
un procès analogue qui se plaide dans ce moment à la cour d’appel de cette
province, on a cité le Moniteur du
temps, qui prouve par la discussion que cette loi n’était considérée que sous
ce point de vue.
Je passe au deuxième moyen.
La loi de vendémiaire a été abrogée
par l’art. 4 de la loi fondamentale ; pour s’en convaincre, il suffit d’une
opération bien simple, c’est de mettre en regard les deux textes.
L’article 4 de la loi fondamentale
dit :
« Tout individu qui se trouve
sur le territoire du royaume, soit régnicole, soit étranger, jouit de la
protection accordée aux personnes et aux biens. »
Voici maintenant les termes de
l’art. 7 de la loi de vendémiaire :
« Tous étrangers voyageant dans
l’intérieur de la république ou y résidant, sans y avoir une mission des
puissances neutres et amies, reconnues par le gouvernement français, ou sans y
avoir acquis le titre de citoyen, sont mis sous la surveillance spéciale du
directoire exécutif qui pourra retirer leurs passeports et leur enjoindre de
sortir du territoire français, s’il juge leur présence susceptible de troubler
l’ordre et la tranquillité publique. »
Je vous le demande la main sur la
conscience, est-il possible de concilier de semblables dispositions. D’un côté
l’étranger est mis sous la protection de la loi absolument comme le régnicole ;
de l’autre il est mis sous la surveillance spéciale du gouvernement qui peut le
chasser suivant son bon plaisir.
Si deux dispositions aussi
contraires ne peuvent coexister, il faut bien que l’une cède la place à
l’autre, et qu’une loi de circonstance, une loi oubliée disparaisse devant une
loi nouvelle, une loi qui renferme la constitution de l’Etat ; en vérité,
messieurs, j’ai quasi-honte de débattre, non pas devant vous, mais avec un
ministre de la justice, des principes aussi élémentaires.
Cependant le ministre insiste et se
rejette sur l’art. 2 additionnel qui dit que les lois antérieures demeurent
obligatoires.
Mais la loi fondamentale n’a pas
entendu faire table rase et abroger d’un seul trait toutes les lois
antérieures, car il n’y aurait pas eu moyen de gouverner.
Elle a naturellement conservé toutes
celles qui ne lui étaient pas contraires et qu’elle ne détruisait pas.
Mais vouloir prendre cet art. 2
additionnel dans un sens absolu, c’est tomber dans l’absurde ; car, en
fouillant dans l’arsenal de M. le ministre, je suis assuré qu’on trouverait le
moyen de démolir une à une toutes les dispositions de la loi, et je viens d’en
faire l’expérience sur l’art. 4 qui est en discussion et qui ne peut subsister
en présence de l’art. 7 de la loi de vendémiaire.
L’honorable M. Nothomb, qui est venu
prêter la force de son raisonnement à celui de M. le ministre, a dit :
« Il y a deux manières d’entendre l’art. 4 de la loi fondamentale : dans
un sens absolu, et dans un sens exceptionnel. »
Il n’y a, messieurs, qu’une manière
d’entendre les lois, c’est de ne leur faire dire que ce qu’elles disent, et
c’est une règle que lorsque les paroles du législateur sont claires, on ne doit
pas même rechercher quelle a été son intention ; or, rien de plus clair que
l’art. 4 ; il ne comporte pas d’exception, et personne ne peut se mettre à la
place du législateur pour en faire.
Nos adversaires ajoutent que si on
admet l’abrogation de la loi de vendémiaire, il faut admettre aussi celle des
art. 11, 13 et 16 du code civil, de la loi du 10 septembre 1807 et de l’art.
272 du code pénal.
On se crée ici des difficultés pour
les combattre, car les orateurs qui ont parlé avant moi ont démontré que les
droits civils étaient tout à fait en dehors de l’art. 4, puisque dans la même
loi le législateur excepte formellement les droits civils. Or le articles cités
du code civil ne comportent que des droits civils.
Et quant aux lois de police, aux
lois pénales, c’est un principe consacré dans toutes les législations que
l’étranger, en échange de la protection que lui accorde le pays où il vient
chercher asile, se soumet à toutes les lois de police qui le régissent et qu’il
ne peut enfreindre, sans encourir les peines qu’elles prononcent, et qu’il est
censé connaître. Or, l’article 272 appartient au code pénal, et la loi du 10
septembre 1807 est considérée, d’après un arrêt de la cour de cassation de
France comme une mesure de police, qui se rattache aux droits civils des
indigènes, et pour les protéger contre les étrangers.
Mais, dit-on, d’après l’art. 272, les étrangers condamnés comme
vagabonds peuvent être conduits hors du territoire, et on ne pouvait en faire
autant aux nationaux sous l’empire de l’art. 4 de la loi fondamentale.
Soit, mais vous ne pouvez pas ôter à
l’étranger sa qualité d’étranger : cette mesure est dans son intérêt, car s’il
est vagabond dans un pays, c’est qu’il n’a pas trouvé les moyens d’y pourvoir à
son existence ; c’est donc un acte d’humanité que de les reconduire à la
frontière de son pays natal où il aura au moins des droits à des secours
publics, ou de tout autre pays où il voudra se rendre. Il n’avait donc pas le
droit de se plaindre.
Je viens au troisième moyen.
J’ai dit que lors même que la loi de
vendémiaire n’aurait pas été aussi formellement abrogée par la loi
fondamentale, elle le serait encore par l’art. 128 de la constitution.
Je pose ici d’abord une question de
bonne foi : il y a dans cette chambre beaucoup de nos collègues qui étaient
membres du congrès ; or, je leur demande s’il est jamais entré dans leur pensée
de concilier l’art. 128 avec l’art. 7 de la loi de vendémiaire ; ils l’auraient
voulu qu’ils ne l’auraient pas pu, car ces deux éléments sont inconciliables :
voyez plutôt, et faisons la même expérience que sur l’art. 4 de la loi
fondamentale.
Si on admet le système des
ministres, voilà comme il faut lire l’art. 128 :
« Tout étranger qui se trouve
sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes
et au biens, sauf qu’il sera mis sous la surveillance spéciale du gouvernement,
qui pourra le chasser quand bon lui semblera. »
Ne voyez-vous pas que vous insultez
le congrès, que vous insultez le bon sens quand vous vous obstinez vouloir
soutenir un pareil système ?
L’art. 128 consacre une exception
précisément parce que l’art. 4 de la loi fondamentale n’en prononçait pas, et
qu’on en avait senti l’inconvénient ; mais cette exception ne peut avoir lieu,
comme mes honorables amis vous l’ont démontré par des citations irrécusables,
qu’au moyen d’une loi à faire ; ou si vous voulez que l’exception se rapporte à
des lois antérieures, il faut au moins que ces lois ne soient point abrogées ou
bien encore qu’elles ne soient pas contraires au principe organique de
l’article 128, car vous savez qu’il est de l’essence de toute exception de
confirmer la règle, et dans le système des ministres l’exception tuerait la règle
et le principe ; car, encore une fois, impossible de concilier l’art. 128 de la
constitution avec l’art. 7 de la loi de vendémiaire.
J’ai entendu soutenir dans ma
quatrième proposition que, dans le cas même où la loi de vendémiaire serait en
vigueur, tout au moins elle ne serait pas applicable aux étrangers domiciliés dans le pays.
En effet, en lisant attentivement
cette loi, tout arbitraire, toute brutale qu’elle soit, elle n’a en vue que les
étrangers voyageant ou résidant momentanément dans le pays toujours comme
voyageurs ; car, après avoir dit que tous les étrangers indistinctement seront
mis sous la surveillance spéciale du directoire exécutif, elle ajoute qu’il pourra leur retirer leurs passeports.
Or, on admettra sans doute que des
étrangers établis, mariés, domiciliés, patentés dans un pays depuis des années,
n’ont plus leur passeport étranger dans leur poche ; on ne peut donc pas le
leur retirer.
Dans toutes les sociétés organisées,
et dans le droit des gens, on a toujours fait une distinction entre l’étranger
domicilié et celui qui ne l’était pas. Le premier est environné partout de la
protection des lois pour sa personne et pour ses biens ; on ne lui fait de
conditions que pour la jouissance des droits civils et des droits politiques ou
de citoyen ; mais, pour tout le reste, il est considéré comme étant entre dans
la famille. Il ne faut pas d’autre preuve que cette même loi du 10 septembre
1807 dont on argumentait tantôt ; car, en permettant l’arrestation provisoire
de l’étranger, elle a grand soin de dire dans les deux premiers articles que la
mesure ne s’applique qu’à l’étranger non domicilié.
La raison de cette distinction est
toute naturelle : l’étranger voyageur ou simplement résidant ne présente que
des garanties sans consistance ; mais celui qui a transporté dans un pays son
industrie, sa fortune, sa famille ; qui s’est assis à nos foyers non pas comme
pèlerin, mais comme frère ; qui a chez nous tout ce qu’il possède au monde ;
celui-là donne à la société toutes les garanties possibles que puisse offrir le
régnicole ; et voilà ce qui répond à toutes ces déclamations insensées contre
les étrangers. Car, domiciliés ou non domiciliés, il ne leur est pas plus
permis qu’à d’autres d’enfreindre nos lois ; et on dirait à vous entendre que
nous soyons sans défense comme sans garanties contre eux.
Il y a plus : les hommes que vous
chassez ont exercé chez nous des droits politiques ; car ; d’après l’arrêté du
8 octobre 1830 sur la recomposition des régences, « sont notables et à ce
titre électeurs ceux qui paient, patentes comprises, dans une commune de plus
de 25,000 habitants, au moins 100 florins. »
J’ai vu à Bruges dans nos assemblées
électorales tous les étrangers qui étaient dans ce cas.
Vous avez banni des hommes qui ont
concouru à votre élection au congrès et qui aussi vous ont faits ministres ;
car d’après l’arrêté du 10 octobre de la même année concernant les élections au
congrès.
« Pour être électeur, il faut
être né ou naturalisé Belge, on avoir six années de domicile en
Belgique. »
Et vous ayez expulsé des hommes qui
étaient domiciliés depuis 10 et 20 ans, et on vous a signalé avant moi des
circonstances si étranges qu’on en doit conclure que dans votre arbitraire il
n’y a ni règle ni discernement et que chacun doit trembler pour son compte.
Je passerai maintenant à quelques
considérations générales.
On a dit que la loi n’est pas
abrogée chez nous parce qu’on prétend qu’elle ne le serait pas en France : mais
on vous a déjà répondu qu’en France la constitution ne règle pas les droits des
étrangers, à la différence de la nôtre.
Vous citez M. Barthe ; mais M.
Barthe n’est pas précisément connu par la fixité de ses opinions politiques,
c’est lui qui si je ne me trompe, a proposé et cherché à justifier la fameuse
loi contre le droit d’association. Venez donc MM. les ministres, dans cette
chambre avec une pareille loi contre les associations et vous verrez comme vous
y serez reçus.
Les honorables collègues qui siègent
à mes côtés me font observer que M. Barthe lui-même a signé aussi la fameuse
consultation pour M. Ducpétiaux ; il était alors de notre avis avec M. Lebeau,
et toutes les notabilités du barreau de Liége et voilà que ces hommes,
consultés sur un texte de loi qui leur paraissait clair comme le jour, il y a
quatre ans, professent à présent une opinion diamétralement contraire et se
mettent en contradiction flagrante avec eux-mêmes. Pour nous, hommes
d’opposition, nous n’avons pas changé ; nos doctrines sont toujours les mêmes,
nous ne sommes pas des renégats !! (Applaudissements
dans les tribunes publiques.)
M. le président. - Silence !
M. Jullien. - Toutes ces expulsions ont eu pour cause,
dit-on, la licence de la presse. Je conviens que la presse a excédé les bornes
des convenances ; je conviens qu’elle abuse de la liberté, je conviens qu’elle
tombe dans la licence, mais les expulsions que vous avez faites
l’empêcheront-elles ? Non ; les écrivains que vous avez expulsés résideront à 3
ou 4 lieues de la frontière ; et comme ils l’ont dit eux-mêmes, tout ce qui
résultera de la mesure que vous avez prise, c’est que les articles arriveront
24 heures plus tard aux journaux. La presse pourra donc abuser de la liberté
comme auparavant.
Ne dirait-on pas à vous entendre
qu’il n’y a que les étrangers auxquels il soit permis d’écrire, que sans les
étrangers il n’y aurait pas d’écrivains, il n’y aurait pas un seul journal en
Belgique, et que depuis que le journalisme a perdu ceux qui s’y sont distingués
avant d’arriver au banc des ministres il ne peut plus se passer du secours des
étrangers ? Mais non la presse trouvera des écrivains tant qu’il y aura une
liberté constitutionnelle. Si elle est aussi licencieuse, usez des moyens que
vous avez pour la réprimer ; si ces moyens sont insuffisants, demandez une loi
plus sévère. Mais n’arrêtez pas arbitrairement les écrivains pour en venir à
attaquer ensuite la liberté de la presse. Car bientôt, si on vous laisse faire,
cette constitution modèle, cette
constitution si vantée suivra le chemin de la charte-vérité. (Très bien.)
Revenant aux personnes expulsées,
j’ai entendu dore à l’honorable M. Nothomb : « Nous avons expulsé des
assassins. » Nous avons expulsé des assassins ! Il paraît que tout le
monde s’en mêle. M. Nothomb n’est cependant pas ministre que je sache. Ainsi
vous avez expulsé des assassins ! Mais il est bien téméraire, il est bien lâche
de s’attaquer ainsi à des hommes qui ne peuvent se défendre parce qu’on les a
chassés. Vous avez fait imprimer la liste de ceux que vous avez expulsés. Les
noms sont connus de tout l’Europe. Vous dites que ce sont des assassins ; et
vous ne faites pas de distinctions ; vous voulez donc qu’ils portent tous sur
le front en pays étranger la tache que vous y avez imprimée. Mais donnez donc
des preuves ; justifier vos assertions ; sinon nous avons le droit de vous
considérer comme des calomniateurs. (Mouvement.)
Vous avez demandé une loi
d’extradition. Je vous rappellerai que j’ai combattu cette loi de toutes mes
forces, Elle a été adoptée, mais elle est restée dans vos mains comme une arme
inutile, parce que vous n’obtiendrez jamais la réciprocité de la part des
nations qui entendent la liberté. Ce à quoi vous vous êtes appliqué, messieurs,
ç’a été à rendre impossible l’extradition des réfugiés politiques. C’était là
notre fiche de consolation. « Tranquillisez-vous, disait l’honorable M.
Ernst dans la discussion, jamais les réfugiés politiques ne seront livrés par
notre gouvernement ; toutes les opinions seront toujours respectées. » Ce fut
le principe de la loi d’extradition. Vous ne vouliez pas, messieurs, que le
gouvernement pût livrer un seul réfugié politique. Aujourd’hui MM. Lebeau et
consorts se donnent le droit de les renvoyer tous.
Je finirai par une réflexion, si le
ministère trouvait qu’il était dans une position à devoir faire usage de la
suprême loi, de la loi de salut public, il devait faire de l’arbitraire sous sa
responsabilité, comme on l’a vu quelquefois dans des cas extraordinaires. Mais
faire de l’arbitraire en vertu de la loi c’est une profanation, c’est jeter
dans la société un germe de dissolution qui portera bientôt ses fruits.
Si vous
voulez de l’arbitraire, mettez-y au moins de la franchise ; imitez ce que
firent en France les ministres de Charles X. Ils ne pouvaient pas gouverner
avec la charte ; ils avaient besoin de lois d’exception, ils venaient en
demander aux chambres. L’opposition leur criait : c’est de l’arbitraire que
vous demandez. Oui répondaient les ministres de Charles X, c’est de
l’arbitraire ; mais nous en avons besoin pour gouverner. Les chambres leur ont
fait le funeste présent qu’ils demandaient ; elles leur ont donné l’arbitraire.
Vous savez ce qui leur est arrivé. (Agitation
dans l’assemblée et dans les tribunes.)
(Moniteur
belge n°118, du 28 avril 1834) - M. le vicomte Vilain XIIII. - Messieurs, à
entendre quelques orateurs, on dirait que la chambre est un tribunal ordinaire,
que nous sommes des juges chargés d’appliquer un texte de loi et qu’on plaide
devant nous. Ce n’est pas de cette position rétrécie, ce n’est pas, sous cet
horizon borné qu’une chambre politique doit envisager la question ;
mettons-nous en face des événements qui viennent de se passer, voyons l’état du
pays, et consultons la nation. Que veut-elle ? que demande-t-elle ? que
réclame-t-elle de nous ?
Est-ce de longues plaidoiries
contradictoires sur l’abrogation ou l’existence de la loi de vendémiaire an VI
? Est-ce le blâme des ministres ? Est-ce le renversement du cabinet ? Non. La
nation demande l’ordre, la tranquillité et la paix : la nation demande que la
révolution soit enfin close, que ces scènes de dévastation et de pillage ne
viennent plus l’épouvanter, que d’insensées provocations ne viennent plus
irriter les populations, ni d’odieuses doctrines anarchiques bouleverser la
société ; en un mot la Belgique demande qu’on la laisse jouir en repos de la
constitution qu’elle a faite, du Roi qu’elle s’est donné, et qu’à cet abri elle
puisse développer en paix son industrie, son commerce, son goût des arts, tout
ce qu’elle possède de richesses. Qu’on nous laisse à nous-mêmes, et au bout de
peu de temps le monde s’étonnera de ce que peut le petit peuple qui, à un
ardent dévouement à la liberté, joint la moralité du chrétien, l’amour de
l’ordre et la patience du travail.
Mais ce développement lent et
graduel de nos libertés n’était pas le compte de l’étranger : la Belgique,
ouverte à tout le monde, a paru à certaines gens une riche proie à exploiter,
et l’asile que nous offrions au proscrit est devenu l’apanage de l’intrigue et
du crime.
Les uns, soudoyés par nos ennemis,
sont venus soutenir des intérêts de vanité blessée et ont vociféré de folles
provocations à la révolte et au suicide national ; les autres, plus dangereux,
ont exploité la misère de l’ouvrier au profit de leurs passions et ont présenté
au malheureux l’appât trompeur d’un partage de biens, impossible à réaliser.
Ils ne parviendront pas à leur but,
je le sais, mais ils répandent le trouble partout : les orangistes se gonflent
de folles espérances criées d’autant plus haut, que leur échec est plus certain
; dans les classes laborieuses, l’envie et la haine du riche ronge la part de
bonheur que l’ouvrier peut trouver dans sa famille ; partout l’inquiétude est
semée ; puis l’irritation se fait jour, et les journées de Lyon, de Paris et de
Bruxelles viennent épouvanter le citoyen paisible qui s’étonne enfin, qui se
demande si la liberté ne peut donc exister sans licence, et si l’hospitalité
met une nation à la merci de son hôte.
Quand un voyageur se présente devant
la tente de l’Arabe, celui-ci ne s’informe ni de son nom, ni de sa religion, ni
d’où il vient, ni où il va ; il le fait asseoir à sa table, dormir à ses côtés,
et il est traité comme un membre de sa famille. Mais si l’étranger abuse de
l’hospitalité qu’on lui accorde, si, mû par un sentiment peut-être généreux, il
cherche à changer quelque chose aux mœurs, aux coutumes de ses hôtes : Va, lui
dit l’Arabe, sors ; et si demain le soleil te retrouve dans les environs de ma
tente, tu auras à défendre ta vie.
Une nation, pour être civilisée,
perdrait-elle les droits que Dieu donne à tout homme venant au monde ?
Charbonner est maître chez lui ! et un peuple ne le serait pas ? C’est absurde
à penser. Aussi le bon sens de la nation ne s’y est pas mépris, et d’un bout du
pays à l’autre la mesure d’expulsion prise par le gouvernement a été approuvée
et applaudie. Que tous les étrangers, que tous les proscrits, à quelque pays, à
quelque opinion qu’ils appartiennent, trouvent asile en Belgique ; qu’ils y
trouvent sûreté et protection, mais qu’ils nous laissent tranquilles, qu’ils
s’occupent de leur patrie et non de la nôtre ; qu’ils écrivent sur la Pologne,
sur la France, sur l’Italie ou l’Allemagne, et non sur la Belgique ; qu’ils se
mêlent de leurs affaires, en un mot, et non pas des nôtres où ils ne
connaissent rien.
C’est bien, me dirait-on, vous
prouverez peut-être que la mesure est juste ; soit, mais est-elle légale ?
Vraiment je n’en sais rien, je ne m’en occupe guère. L’honorable M. Pirson nous
a dit l’autre jour qu’il était athée en politique ; eh bien, moi, je suis athée
en ordre légal ; je ne crois pas à cette nouvelle religion. Un acte peut être
mauvais, quoique légal, un acte peut-être nécessaire et bon sans être légal.
La légalité est un vieux manteau que
je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tout par tous les partis,
porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est
trouvé par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous
ses maîtres ; la féodalité s’est assise dessus et lui a laissé une odeur de
bête fauve que nos codes respirent encore ; la royauté l’a foulé aux pieds et
traîné dans la fange ; la république l’a tout maculé de sang, car la guillotine
fonctionnait légalement en 93. Napoléon l’a déchiré partout, avec la pointe de
son sabre ou le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu’on élève,
aujourd’hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie, famille, que
tout tombe en dissolution ; voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde !
L’ordre légal est le dernier mot de la civilisation !... (Sensation.) Ah ! c’est une amère dérision ! Oui, le mensonge, la
fraude, le vol, la spoliation, l’injustice ont besoin de la légalité pour
s’introduire chez une nation et s’y faire obéir matériellement ; mais la vérité
et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours se faire
respecter par tous les peuples.
L’ordre légal est bon tant qu’il
suffit ; mais dès qu’il ne suffit plus, le pouvoir est obligé de recourir aux
coups d’Etat : son devoir est n’est pas de périr avec les principes, comme
l’esclave romain mourait selon les règles, mais de sauver le peuple par tous
les moyens possibles. Salus populi
suprema lex ; c’est le cas de le dire. Toute nation qui a une constitution
écrite doit nécessairement faire des coups d’Etat : c’est ce que l’histoire des
cinquante dernières années prouve à l’évidence. L’Angleterre, seule parmi les
gouvernements constitutionnels, n’y a point recouru, parce que, n’ayant pas de
constitution écrite, elle subordonne sans cesse la théorie des principes aux
leçons de l’expérience. La seule question quand un gouvernement en est réduit à
un coup d’Etat, c’est de savoir s’il est juste, s’il est destiné à soutenir
l’essence de la constitution, ou bien s’il est injuste, hostile aux
institutions fondamentales et contraire aux vœux du peuple ; c’est à ce choix
qu’on reconnaît l’homme d’Etat et, selon l’événement, on le monte au Capitole,
ou on le jette aux Gémonies.
Ainsi, Charles X et Guillaume
expient les ordonnances du 25 juillet et le message du 11 décembre, tandis que
la Belgique vit avec reconnaissance l’entrée des troupes françaises en 1831,
violation directe et flagrante de la constitution, et qu’aujourd’hui
l’expulsion des étrangers raffermit sur son banc un ministère prêt à tomber.
Ainsi donc, me dira-t-on, vous allez
accorder un bill d’indemnité et provoquer une nouvelle loi ? Non, je ne veux
pas de nouvelle loi. D’abord je ferai toujours le moins de loi possible, car je
suis de l’avis, de Tacite : Pessimae
reipublicae plurimae leges ; et je désire bien vivement voir s’introduire
en Belgique, comme en Angleterre, des précédents, des usages, des coutumes, qui
se plient à une sage expérience, plutôt que toutes ces lois politiques toujours
mauvaises et toujours à refaire.
Ensuite la loi, qui sortirait
maintenant de cette chambre, outre qu’elle nous ferait perdre un temps que
réclame impérieusement l’organisation de la garde civique, de la commune et de
la province, ne vaudrait rien et ne servirait à rien. Son résultat serait le
même que celui de la loi d’extradition que l’honorable M. Ernst nous a proclamé
avant-hier : « L’étranger, a-t-il dit, est entouré de telles garanties qu’on
n’a pas encore pu en expulser un seul. » Il y a doute sur l’abrogation de
la loi de l’an VI, cela me suffit ; il faut du vague dans l’arbitraire, et
remarquez, messieurs, que ce vague, cet arbitraire sont bien plus favorables à
la liberté qu’une loi expresse et définie, car ils forceront les ministres à
rendre compte aux chambres chaque fois qu’ils en useront ; et si la justice ne
présidait pas à leur arbitraire, nous ne leur ferions pas attendre longtemps
leur condamnation ni leur expulsion à eux-mêmes ; : si nous faisions une loi,
les ministres, en repos derrière la légalité, pourraient commettre des
injustices à leur aise. En général, dans les lois d’exception, plus le champ
est large et moins il y a de victimes.
J’appuie donc le gouvernement de
toutes mes forces, et en votant l’ordre du jour sur toutes les propositions qui
pourraient être faites, je le laissé armé des mêmes moyens dont il vient d’user
à la satisfaction générale de la nation.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - L’honorable député de Tournay qui
siège à ma gauche a fait, de la mesure dont la légalité se discute devant la
chambre, une pure question d’opportunité. Il a donc mis de côté (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril
1834 :) la question légale ; il a dit : « J’en fais une question
de convenance politique, de nécessité ; à certains égards, la mesure, envisagée
ainsi, obtient mon approbation, et je suis prêt à voter un bill
d’indemnité. » Voilà ce qu’a dit le premier orateur qui a parlé dans la séance
d’aujourd’hui. Eh bien ! Nous ne venons pas demander ce bill d’indemnité, parce
que si, dans certains cas, un gouvernement peut, en présence de circonstances
impérieuses, se mettre momentanément au-dessus de la loi, il faut qu’il puisse
au moins justifier cette déviation par des considérations dont l’importance et
l’évidence frappent tous les yeux. C’est ainsi qu’en 1831, lors de l’invasion
hollandaise, je n’ai pas hésité à associer mon nom et ma responsabilité à la
demande de faire entrer, sans autorisation législative, sur notre territoire,
une armée française, bien que la constitution y mît formellement obstacle.
Etions-nous, messieurs, dans cette
position lorsque nous avons procédé aux arrêts d’expulsion ? Je le dirai avec
franchise, je ne le pense pas, au moins pour quelques-uns de ces expulsions.
J’ajouterai que si j’avais été convaincu de l’abrogation de la loi de
vendémiaire an VI, je n’aurais pas conseillé à mes collègues, je n’aurais pas
pris sous ma responsabilité de procéder, sans aucune exception, à toutes les
expulsions prononcées. C’est en partant de la conviction profonde que la loi du
28 vendémiaire an VI n’a pas cessé d’être en vigueur, que j’ai soumis au
conseil la mesure d’ordre dont il s’agit, et qui, sans cette conviction de
notre part, n’aurait point reçu la même étendue.
Messieurs, je l’ai déjà dit : je ne
veux pas descendre minutieusement dans les questions individuelles ; cependant,
je puis ne pas garder un silence absolu sans manquer à l’indépendance du
gouvernement dont j’ai l’honneur d’être l’organe, ni à la dignité de la chambre
On a parlé de deux hommes qui ont
été frappés d’expulsion ; je commence par faire remarquer que je ne suis pas
responsable de telles ou telles expressions qui pourraient échapper à tel ou
orateur qui appuie le ministère. Chacun parle ici d’après sa conscience, sous
sa responsabilité et sans recevoir le mot d’ordre de personne. J’avouerai
volontiers qu’on ne doit pas entourer de la même réprobation tous les hommes
qui ont été l’objet des arrêtés d’expulsion.
Je suis prêt à souscrire à l’éloge
qu’on a fait ici de la moralité prive d’un de ces étrangers. Mais, parce que
tel étranger est irréprochable dans sa moralité privée, est-ce à dire qu’on
doive blâmer la sollicitude d’un gouvernement, dont la première mission est de
préserver de tout danger le principe de notre société politique, de veiller à
ce que des germes de troubles ne soient point même involontairement déposés sur
notre sol, et d’empêcher la propagation, par l’étranger, de telles ou telles
doctrines ? Il est des hommes dont le fanatisme politique est d’autant plus
dangereux qu’ils se montrent plus convaincants dans l’expression de leurs
opinions. Il est tels étrangers, tarés, flétris, qui, par cela même, sont
beaucoup moins dangereux que tel autre, fauteur ardent et consciencieux de
propagande démocratique, dont la vie privée est irréprochable et qui,
précisément à cause de cela, fera plus facilement des prosélytes. Qu’est-ce
ensuite si cet homme joint à des convictions chaleureuses un caractère ardent,
un tel dévouement à ses opinions politiques, qu’il ait au besoin les traduire
en coups de fusil ?
Je n’en dirai pas davantage sur ce
sujet ; j’espère que la chambre comprendra ma pensée et les circonstances
auxquelles j’ai fait allusion.
Quant à certains ressentiments
personnels, dont les arrêtés d’expulsion auraient été l’occasion d’une mesquine
vengeance pour les ministres, je n’opposerai jamais de telles insinuations que
le silence du mépris. J’ai assez prouvé, dans le cours d’une courte mais
pénible carrière politique, que je sais mépriser les injures de quelque part
qu’elles viennent ; à plus forte raison les aurais-je méprisées lorsqu’elles
partaient d’aussi bas ; mais dans ces injures, dans ces outrages, il y en avait
qui s’adressaient à celui que la constitution a placé en dehors de toute
discussion en proclamant son inviolabilité. Ces injures ont tellement révolté
des hommes honorables dont je ne suis pas connu, et qui certes n’avaient pas
mission de venger les injures du ministre de la justice, qu’ils ont cru devoir
aller sur le terrain pour venger l’honneur de celui qu’ils regardaient, avec
raison, comme leur chef suprême.
Je n’ajouterai rien à cet égard ;
plusieurs membres de cette chambre connaissent suffisamment les faits que je
rappelle ici.
La question doit être examinée en
elle-même : c’est la moralité qu’il faut d’abord envisager. Sous ce rapport,
l’opinion publique n’a pas pris le change. J’ai déjà signalé l’immense
différence qui existe entre les expulsions consommées par le gouvernement des
Pays-Bas et les expulsions que le gouvernement a prises sous sa responsabilité
comme l’accomplissement d’un impérieux devoir : l’opinion publique s’était
montrée unanime pour repousser, pour flétrir l’acte d’expulsion du sieur
Fontan. Je ne dirai pas en présence des partis qui nous divisent, que l’opinion
publique soit unanime aujourd’hui pour accueillir les mesures du gouvernement ;
mais je ne crains pas de l’affirmer, ces mesures ont été approuvées par les
principaux organes de la presse, par la grande majorité du pays.
C’est donc le pays qui
a apostasié en cette circonstance ? Non, le pays n’a pas apostasié ; mais
le pays, avec son bon sens, sa moralité profonde, a fait la part, la juste part
des circonstances : d’un côté, il a vu un acte arbitraire, cruel et purement
gratuit ; de l’autre, il a vu une grande mesure d’ordre public ; il a vu un
terme aux scandaleux abus du droit d’hospitalité ; il a vu le principal remède
apporté à un danger dont le germe existait, se fécondait, et dont nous avons
arrêté le développement, l’attaquant dans sa source.
On vous a beaucoup parlé du danger
de l’arbitraire, on vous a préoccupé de la perspective d’attentats du
gouvernement contre les libertés publiques.
Messieurs, veuillez-vous en souvenir
: on s’est attaché, sous l’influence de la réaction qui suit toujours une
grande révolution, à constituer un pouvoir faible, trop souvent désarmé,
surtout par l’absence de nos lois
organiques.
La défiance, sous l’empire de
laquelle on stipulait les prérogatives du pouvoir royal, était si vive encore,
qu’on s’efforçait de le désarmer de manière à l’empêcher d’accomplir sa
première mission, celle d’assurer l’ordre dont le maintien lui est spécialement
confié.
Non content d’avoir stipulé
garanties sur garanties, d’avoir assuré la liberté presque illimitée de la
presse, l’élection directe, (erratum au
Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) deux chambres électives, le droit
d’association, la liberté de l’enseignement, la responsabilité ministérielle ;
non content de toutes ces garanties, on tremble encore que le gouvernement,
ainsi limité de toutes parts, n’abuse de son pouvoir ; on dit que ce sont des
coups d’Etat qu’il fait, lorsqu’il use, dans l’intérêt de la sûreté nationale,
de son pouvoir légitime.
Si l’arbitraire vous effraie,
pourquoi avez-vous donné au gouvernement un droit égal à chaque branche du
pouvoir législatif ? pourquoi lui avez-vous donné le droit illimité de
destituer les fonctionnaires publics chargés de le seconder ? le droit de
dissoudre les chambres ? Pourquoi lui avez-vous donné, messieurs, le droit
terrible de faire la guerre, de la faire même sans le consentement des chambres
législatives ? Pourquoi vous l’avez fait ? c’est parce qu’à côte de cet
arbitraire, qui est la vie des pouvoirs politiques, vous avez placé la responsabilité
ministérielle, le contrôle quotidien et sévère de nos actes devant les
chambres, la presse et l’opinion publique, et surtout cette responsabilité si
efficace, d’où résulte pour le gouvernement la nécessité de votre concours pour
puiser dans la bourse du contribuable, pour percevoir l’impôt, pour en
disposer.
Puisque vous avez pensé que le
pouvoir exécutif était suffisamment limité, contenu par les institutions créées
dans ce but, comment pourriez-vous croire que le pouvoir rompant tout à coup
les lisières qui l’empêchent de se mouvoir en dehors de son orbite lorsqu’elles
ne l’arrêtent pas dans sa marche, viendrait violer de gaîté de cœur le droit
d’hospitalité, détruire toutes les garanties dont est entouré ce droit sacré,
mais qui périrait, comme les meilleures choses, au milieu de l’indigne abus
dont il serait l’objet.
Quant à nous, nous croyons que si
les bons citoyens, les amis de l’ordre ont à s’effrayer, chez nous, ce n’est
pas du danger de l’arbitraire, mais de la faiblesse du pouvoir, des hésitations
qu’on lui inspire de tous côtés, des scrupules dont on l’assiège, des vives
attaques par lesquelles on le déconsidère et l’affaiblit. Je m’abstiendrai, par
respect pour la chambre et pour nous-mêmes, de relever les accusations, les
injures dont on l’a encore abreuver aujourd’hui.
A entendre un honorable orateur, non
seulement le droit d’expulsion a été anéanti dans toutes les dispositions
antérieures, mais il ne peut revivre même par le concours du pouvoir
législatif. On vous a cité le procès-verbal de la section centrale en 1831.
Voilà ce qu’un homme de talent, un jurisconsulte distingué écrivait, en
rapportant, il y a plus d’un an (ce n’est pas une opinion de circonstance)
l’article 128 qui porte que tout étranger, qui se trouve sur le territoire de
la Belgique, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf
les exceptions établies par la loi :
« Il ne suffit pas que la
constitution ait garanti les droits des Belges ; elle doit aussi protéger les
étrangers. Mais cette protection doit avoir des bornes. C’était l’objet de
l’article 33 du projet de la commission ainsi conçu : « Tout étranger qui
se trouve sur le territoire de la Belgique, jouit de la protection accordée aux
personnes et aux biens. Il ne peut être dérogé au présent article, soit par
extradition, soit de toute autre manière que par une loi. »
« Les 1ère, 6ème et 10ème ne se
sont pas occupées de cette disposition ; les 3ème, 4ème, 5ème et 8ème l’ont
adoptée.
« La 2ème section proposait la
rédaction suivante :
« Tout étranger qui se trouve
sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes
et aux biens. Nulle extradition ne peut être consentie que par le pouvoir
législatif. »
« La 7ème section a pensé que
la manière dont les étrangers devaient être traités était susceptible d’une
foule de modifications qui dépendaient de circonstances impossibles à prévoir ;
que par suite, un principe général à leur égard ne pouvait être inséré dans une
constitution ; que ce qui les concernait devait faire l’objet de la législation
ordinaire ; qu’il suffisait que la constitution ne les plaçât pas en dehors du
droit commun.
« La troisième section
proposait de déclarer que la loi déterminerait les cas dans lesquels
l’extradition ou l’expulsion pourraient être prononcées, et les formes qui
devraient être suivies à cet égard. La section centrale a pensé que la
protection accordée aux étrangers devait faire la règle, et que le législateur
pouvait seul y apporter des exceptions ; par là les étrangers sont placés sous
la protection de la loi ; aucune autorité autre que le pouvoir législatif ne
peut prendre des mesures exceptionnelles à leur égard. » (Rapport de la
section centrale, par M. Raikem, le 24 janvier 1831.)
L’article a été adopté sur ce
rappel, tel qu’il était présenté.
Le vœu de cette disposition étant
seulement de mettre l’étranger sous la protection de la loi, il semble qu’il
faut, comme l’a fait la cour de cassation, en interprétant l’article 113 (voyez
la note à cet article), ne pas distinguer entre les lois faites ou à faire ; et
il résulte de la, comme conséquence ultérieure, que la loi du 28 vendémiaire an
VI est encore en vigueur. Voyez sur le maintien de cette loi la discussion aux
chambres françaises, les 9 et 18 avril 1832 (Moniteur de France, des 3, 10 et
19 avril. Pasinomie ou collection complète des lois, décrets, arrêtés et
règlements généraux qui peuvent être invoqués en Belgique ; mise en ordre et
annotée par Isidore Plaisant, premier avocat général à la cour de cassation,
1833.)
Il y a un an que ceci est écrit ; ce
fait répondra aux insinuations auxquelles on pourrait se livrer. Il résulte
bien de ce que j’ai là, que l’opinion de la section centrale, est que c’est en
vertu de dispositions émanées du pouvoir législatif que des mesures d’expulsion
et d’extradition doivent être prises à l’égard des étrangers. Mais il en
résulte aussi que le congrès n’a pu entendre abroger les lois anciennes
relatives aux étrangers ; évidemment, quand on dit qu’il ne pourra être pris de
mesures que par le pouvoir législatif, on s’en réfère aussi bien aux lois
anciennes qu’aux lois futures. Il en a été ainsi pour la loi relative à la
contrainte par corps envers les étrangers ; il doit en être ainsi pour la loi
de vendémiaire an VI, pour toutes les lois existantes et relatives aux
étrangers.
On a objecté la présentation dans
cette chambre d’un projet de loi dont l’honorable ministre de la justice, M.
Raikem, était l’auteur.
On en tire la conséquence que
l’honorable président de cette chambre a jugé qu’il n’y avait plus de lois
relatives à l’expulsion des étrangers, bien qu’en France, tant à la chambre des
pairs qu’à celle des députés, on soit toujours parti du principe que la loi du
28 vendémiaire an VI était encore obligatoire, et qu’on n’en ait pas moins
proposé une loi qui est presque identiquement celle qui a été soumise dans
cette chambre par M. Raikem. Pourquoi l’honorable M. Raikem avait-il présenté
cette loi ? C’est parce que, sans doute, il voulait ici comme en France,
modifier la loi de vendémiaire an VI ; parce qu’il voulait conférer
expressément, explicitement au pouvoir exécutif, le droit d’assigner une
résidence à certains étrangers, avec la condition que si cette injonction
n’était pas observée, des peines seraient appliquées par les tribunaux aux
contrevenants.
La loi formulait des pénalités ; ces
pénalités s’appliquaient non seulement au cas d’une résidence assignée à
l’étranger et abandonnée par lui, mais au cas d’une expulsion non obéie par
l’étranger, car ce projet accordait aussi formellement le droit d’expulsion. La
loi contenait encore d’autres dispositions fort utiles ; elle créait, par
exemple, dans la personne d’un employé supérieur, un officier de police
judiciaire, autorisé à agir dans tout le ressort de l’arrondissement de
Bruxelles.
La proposition remettait ainsi son
droit illimité, et arbitraire, si l’on veut, dans les mains du pouvoir exécutif
; lorsque je dis un droit illimité, je parle du principe ; car vous comprenez
que si le pouvoir veut conserver la confiance des chambres et du pays, il doit
faire l’usage le plus circonspect d’un tel pouvoir, il doit mûrement examiner
s’il convient de faire sortir du pays l’étranger que la loi autorise à en
expulser. Ce qu’il fait alors, il le fait sous sa responsabilité, et ce n’est
jamais impunément qu’un ministre abusera de l’arme qui lui est remise par la
confiance de la représentation nationale.
Un membre qui siège à ma droite a
dit, si je ne me trompe, dans la séance d’avant-hier, que la loi du 28
vendémiaire était contraire, même en principe, à la constitution. C’est au
moins l’induction que je me crois autorisé de tirer de ses paroles. Vous allez
le voir : selon l’orateur, la constitution de la Belgique n’est pas moins
libérale, sous le rapport de l’hospitalité, que la loi fondamentale. Or,
suivant le même orateur, l’article 4 de la loi fondamentale, plaçant l’étranger
sur la même ligne que le régnicole, il en résulte que toute loi d’expulsion se
trouvait aussi bien proscrite dans l’avenir, qu’abrogée dans le passé, par la
loi fondamentale.
S’il en était ainsi, il s’ensuivrait
qu’en venant vous proposer aujourd’hui une loi d’expulsion, on vous
présenterait une loi inconstitutionnelle, une violation de la constitution ; on
ne peut admettre un pareil raisonnement.
On a comparé les droits des
étrangers avec ceux des régnicoles ; mais on a reconnu que l’article 4 de la
loi fondamentale ne parlait pas des droits civils, qu’aux termes de l’art. 5,
les droits civils sont réglés par la loi. Je l’admets ; mais cela prouve-t-il
que la loi, en réglant les droits civils, peut dévier du principe général,
constitutionnel posé dans l’art. 4 ? Et si cet art. 4 établit le principe d’une
assimilation absolue, sous le rapport de la personne et des biens, entre
l’étranger et le régnicole, de quel droit ferez-vous cesser l’assimilation, par
une loi sur l’exercice des droits civils ?
L’argument, tiré de l’art. 5, ne
signifie donc absolument rien.
M. Jullien a parlé de la loi de
1807, il l’a appelée une loi de police ; nous vous demanderons comment une loi
de police contre l’étranger seul pourrait se concilier avec l’article 4 de la
loi fondamentale s’il comporte le sens absolu qu’on lui donne ?
On a dit qu’aux termes de l’article
3 du code civil, les lois de police obligent également les régnicoles et
étrangers ; c’est vrai, mais pourquoi alors la loi de vendémiaire an VI, qui
est bien une loi de police, serait-elle abrogée ? Ne doit-il pas en être pour
cette loi, comme pour la plupart des lois sur les passeports, comme pour
l’article 272 du code pénal, comme pour la loi de 1807 ? On reconnaît que les
dispositions de lois sur les passeports et les dispositions de l’article 272 du
code pénal de la loi de 1807 n’ont pu être abrogées ; comment donc ne
reconnaît-on pas le même principe pour la loi de vendémiaire ? pourquoi met-on
cette loi à l’écart ? où est le fondement de cette distinction ?
Un orateur a été jusqu’à prétendre
que comme la loi du 28 vendémiaire n’avait pas été publiée en Hollande, elle
avait été abrogée en Belgique, dès que la Belgique et la Hollande avaient été
réunies pour constituer le royaume des Pays-Bas ; que comme cette loi ne
pouvait pas être reconnue dans toute l’étendue de ce royaume, elle ne pouvait
pas l’être en Belgique. Les conséquences de ce système nous conduiraient fort
loin. Cette théorie est tellement fausse que pendant longtemps une législation
diverse a régi le ressort de la cour de Liége et le ressort de la cour de
Bruxelles. Depuis 1815, et pendant toute la durée du royaume des Pays-Bas dans
le ressort de la cour de Liége, on n’appliquait la flétrissure que dans les cas
des travaux forcés perpétuels, tandis qu’on l’appliquait (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) dans le ressort
de la cour de Bruxelles comme accessoire de peines temporaires. Si diverses
législations ont pu coexister dans les ressorts de Liége et de Bruxelles sous
le royaume des Pays Bas, il est évident que les législations différentes ont pu
coexister en Belgique et en Hollande, lorsque le royaume des Pays-Bas se
composait de ces deux agrégations. C’est d’ailleurs là un principe
incontestable.
Si l’assimilation est telle qu’on a
voulu l’établir entre l’étranger et le régnicole, elle fait tomber toutes les
lois de police qui les soumettent à des conditions différentes, elle abroge la
législation des passeports qui tous les jours est appliquée. Si un étranger se
présente sans passeport ou avec un passeport irrégulier ; si, trompant la
vigilance des autorités placées à la frontière, il arrive jusque dans la
capitale, il reçoit presque toujours l’ordre de sortir à l’instant du royaume ;
c’est un fait public, notoire ; ce n’est pas une innovation de l’administration
actuelle ; elle a suivi à cet égard les errements de ses prédécesseurs, et sans
que personne ait réclamé ; au contraire on a plusieurs fois réclamé dans cette
chambre l’exécution stricte et sévère des lois sur les passeports. Si toutes
les lois de police, si la loi de 1801 sur la contrainte par corps, si la loi du
28 vendémiaire ne subsistent plus, il n’y a pas non plus existence légale pour
les lois des passeports. L’étranger vous dirait : Comme je suis parfaitement
assimilé au Belge, vous n’avez pas le droit, parce que mon passeport est
irrégulier, de m’arrêter ou de me faire sortir du territoire. Mon arrestation
ne peut avoir lieu que dans les formes et sous les conditions déterminées pour
l’arrestation du régnicole.
Voilà, messieurs, où nous conduirait
directement la doctrine plaidée par les adversaires du gouvernement.
On s’est récrié sur un passage de
mon rapport où j’ai dit que : « pour certaines expulsions, le gouvernement
ne se serait pas arrêté à des scrupules de légalité. » On a dit :
« Le ministère se croit donc le droit de se mettre au-dessus des
lois. » Messieurs, il est des cas où le ministère l’a cru et l’a fait ; la
chambre et le pays lui en ont adressé des actions de grâce. Il l’a fait en août
1831 ; il l’a fait le 6 avril 1834 au profit de l’autorité militaire ; et c’est
pour ne pas l’avoir fait assez tôt, qu’on lui a adressé des reproches. Il s’est
placé au-dessus de la loi comme la régence d’Anvers l’a fait, il y a un an, dan
l’intérêt de l’ordre public en fermant une société ; il s’est placé au-dessus
de la loi comme la régence de Liége lorsqu’elle a rétabli la censure
dramatique, que le gouvernement provisoire a proscrite ; comme la régence de
Bruxelles lorsqu’elle a frappé d’un interdit momentané la libre industrie d’un
directeur de théâtre qui était garantie par notre législation. Par quelle
subtilité logique, ce qu’on trouve bon, louable de ces autorités, devient-il
mauvais, coupable de la part du gouvernement ?
J’ai déjà dit que pour certaines
expulsions, le danger ne nous paraissait pas également imminent, et que nous
n’aurions pas hésité à demander et à attendre une loi pour exécuter
quelques-unes de ces expulsions, si la législation ne nous avait pas paru
incontestable à moi et à mes collègues et à bon nombre de jurisconsultes
distingués dont nous avions pris l’avis.
On a dit que c’était de la Hollande
que le droit d’asile nous était venu. D’abord en fait de droit d’asile la
Hollande aujourd’hui ne reconnaît pas plus qu’ailleurs de droit absolu. Il est
si vrai que ce droit n’a pas été réputé sans limites en Hollande, que les
députés de la Hollande ont voté avec le ministère lors de l’expulsion du sieur
Fontan, et qu’aujourd’hui encore de fréquentes expulsions ont lieu, sans
qu’aucune voix s’élève pour les combattre, de cette terre qu’avec raison on a
cependant appelée hospitalière.
La loi de vendémiaire a détruit,
dit-on, le droit d’asile. Mais, je l’ai déjà dit dans une précédente séance, la
loi de vendémiaire a son analogue dans tout pays civilisé. Direz-vous qu’il n’y
a pas de droit d’asile en Angleterre ? Là cependant dans toutes les
circonstances un peu graves l’alien bill est proclamé sans aucune réclamation.
Plusieurs auteurs, notamment Blakstone, soutiennent que le droit d’expulsion
est inhérent à la couronne et qu’il ne peut lui être contesté. En France, où
quatre millions sont votés annuellement, pour secourir les victimes des
révolutions extérieures, le droit d’asile n’est pas illimité. En Amérique, aux
Etats-Unis, le droit d’extradition est formellement reconnu. Des traits avec la
Grande-Bretagne et la France attestent cette vérité. Cependant le droit
d’extradition est peut-être une mesure plus sévère envers l’étranger que le
droit d’expulsion. Le droit d’extradition assure l’action de la justice au
profit d’un gouvernement étranger. Un homme très inoffensif chez vous, qui
s’est toujours bien conduit peut être livré ; tandis que c’est dans l’intérêt
même de la société nationale que le droit d’expulsion existe, et qu’il dérive
du droit de conservation.
On a dit qu’il serait plus loyal
d’annoncer que nous ne recevrions plus personne, que d’expulser les étrangers
qui sont chez nous et devaient s’attendre à y trouver un asile inviolable. Il
eût été inviolable si ces étrangers avaient observé les premiers devoirs de
l’hospitalité ; si beaucoup d’entre eux n’avaient pas cherché à empoisonner les
opinions de notre jeunesse et de notre population manufacturière ; s’ils
n’avaient pas cherché à exciter la guerre civile. Pour de tels hommes il n’y a
plus de droit à l’hospitalité. Le devoir cesse lorsque le contrat est ainsi
déchiré. De tels principes n’ont pas besoin d’une promulgation préalable. (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril
1834 :) Tout honnête homme les possède gravés dans le fond de sa
conscience. Alors qu’à la frontière nous frappions d’interdit des anarchistes
prêts à nous envahir, nous en aurions imprudemment conservé l’avant-garde au
cœur du pays ! Le gouvernement eût été absurde ou coupable en agissant ainsi.
C’est donc, nous dira-t-on, de
l’arbitraire que vous voulez faire ; si encore votre responsabilité n’était pas
illusoire ! Messieurs qu’entendez-vous par responsabilité ? S’agit-il de
traduire un ministre sur le banc des accusés ? Je n’ai point attendu que je
fusse ministre pour reconnaître franchement que ce genre de responsabilité
rencontre et doit rencontrer beaucoup d’obstacles en pratique. La véritable
responsabilité, c’est la responsabilité parlementaire, celle à laquelle l’administration
est soumise et que vous pouvez exercer tous les jours ; vous pouvez l’exercer,
je ne dirai pas par un refus de subsides, car ces moyens effraient toujours
quelques personnes, mais par le refus d’une loi de confiance, par une adresse,
par la moindre manifestation hostile au ministère. En Angleterre, en France, en
Belgique d’un souffle la majorité parlementaire peut renverser un ministère, et
l’arbitraire, c’est-à-dire, un pouvoir responsable remis en de telles mains
vous fait peur ! Vraiment je ne comprends pas tant d’énergie dans les paroles,
à côté de tant de crainte dans les esprits.
Mais on nous fera dit-on une loi
nouvelle sur le droit d’expulsion. Je me défie un peu de ces promesses. Pour la
loi d’extradition tout le monde paraissait d’accord aussi. Personne ne voulait
que les banqueroutiers, les voleurs, les assassins, le rebut des sociétés
étrangères trouvât un refuge dans la Belgique. La loi d’extradition a été
présentée ; et comme le disait dans la dernière séance un orateur dont
j’admirais l’ingénuité et la franchise, elle a été tellement faite, tellement
perfectionnée qu’elle est restée dans les mains du gouvernement une arme brisée
et que le ministère n’a pu encore trouver l’occasion de l’appliquer.
Félicitons-nous d’un si beau succès, d’un succès qui soustrait à leurs juges
les plus vils criminels. C’est vraiment un beau pronostic pour la loi
d’expulsion qu’on nous engage à présenter.
Une loi d’expulsion existe, le
gouvernement n’a pas besoin d’en solliciter une nouvelle. Aussi longtemps qu’elle
ne sera pas abrogée, le gouvernement s’en servira dans l’intérêt de l’ordre.
C’est une dette qu’il a à remplir envers le pays ; il usera de la loi avec
fermeté et discernement ; car il ne fait pas le mal pour le mal ; il sait avec
quelle réserve il faut employer de telles armes. Il espère que l’usage qu’il en
fera, il ne doute pas que l’usage qu’il vient d’en faire ne soit ratifié par
vous et par la véritable opinion du pays.
- La séance est levée à quatre
heures et demie.