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Chambre des représentants de Belgique
Séance du vendredi 28
octobre 1831
Sommaire
1) Projet de loi portant approbation du traité
de paix arrêté le 15 octobre 1831 (traité des 24 articles). Comité général (F. de Mérode, Milcamps, de Theux, Morel-Danheel, Dumortier, Davignon, de Haerne, Destouvelles, Angillis, Dumortier, (+partage
de la dette belgo-hollandaise) Helias d’Huddeghem, Milcamps, Jaminé)
(Moniteur belge n°137, du 30 octobre 1831)
PROJET DE LOI PORTANT
APPROBATION DU TRAITE DE PAIX ARRETE LE 15 OCTOBRE 1831 (TRAITE DES 24
ARTICLES)
Dans le comité général
du 28, on a entendu 12 orateurs.
M. F. de Mérode, M. Milcamps, M. de Theux, et M. Morel-Danheel ont prononcé des discours en
faveur de l’acceptation.
M. Dumortier,
M. Davignon, M. Helias d’Huddeghem et M. de Haerne ont
parlé contre.
M. Destouvelles a parlé contre les articles, et a déclaré qu’il
s’abstiendrait de voter.
M. Angillis a parlé sur les articles, et a déclaré qu’il voterait
probablement pour.
Nous donnons
ci-après les discours de MM. Dumortier, Helias d’Huddeghem, Milcamps et Jaminé.
M. Dumortier.
- Messieurs, dans les circonstances difficiles où la Belgique se trouve aujourd’hui
placée, au moment où nous allons donner un vote d’où peuvent dépendre les
destinées de la patrie, chacun de nous a senti toute l’importance de l’acte que
nous sommes appelés à consacrer.
Après une année
entière de crises et d’anxiété, de privations et de sacrifices, les puissances
nous ont signifié des conditions finales et irrévocables ; elles viennent nous
imposer un traité d’une révoltante injustice, dans lequel nos souvenirs
historiques, nos affections les plus chères, nos intérêts les plus évidents,
nos droits les plus sacrés, sont tour à tour foulés aux pieds et sacrifiés à
notre rivale ; dans lequel notre territoire est lacéré, nos frères abandonnés à
un ennemi perfide et haineux, et nous, devenus tributaires de ceux que nous
avions chassés de notre territoire. Ce n’est pas tout encore, et pour comble
d’avanie, c’est au nom de la justice et de l’équité, c’est en proclamant à la
face des nations l’intention de nos assurer de bonnes frontières, d’alléger les
fardeaux et de favoriser la prospérité des deux Etats, que la Belgique est en
tout sacrifiée, immolée à la Hollande, et réduite à conserver l’existence sous
le bon plaisir de son ennemi.
Je ne vous dirai
pas, messieurs, tout ce qu’a d’amer, tout ce qu’a de douloureux une aussi
dérisoire perfidie : l’indignation unanime qui accompagne la lecture de cet
acte inique, parle bien plus haut que les pages les plus éloquentes. Je me
bornerai à vous montrer les grandes raisons qui nous empêchent de souscrire aux
volontés de la conférence, et nous imposent le devoir de temporiser.
Un éloquent
orateur a traité la question sous le rapport de l’intérêt européen : pour moi,
qui ne suis pas diplomate, mais bien représentant de la nation, je vais
l’envisager sous le rapport de l’intérêt de mon pays.
La Belgique, telle
que les 24 articles la circonscrivent, est désormais privée de frontières
naturelles, et ouverte de tous côtés à la Hollande, tandis que celle-ci,
inattaquable par ses forteresses, pourra à chaque instant nous envahir, sans
que nous puissions lui opposer la moindre résistance, et cela sous un roi qui
ne nous pardonnera jamais d’avoir exclu sa dynastie. La rive droite de la
Meuse, cette partie si indispensable pour notre commerce avec l’Allemagne, et
qui de tout temps nous avait appartenu, est concédée à la Hollande, qui demeure
ainsi maîtresse de consentir à nous laisser exercer un commerce que son propre
intérêt lui prescrit de nous interdire.
Après vous avoir
montré, dans une séance précédente, la décadence future de notre industrie, et
l’impossibilité de la relever, j’ai été étonné d’entendre un orateur avancer
que la conférence avait résolu la question commerciale en notre faveur. Eh quoi
! On viendra proférer un pareil système, lorsque nous sommes privés de tout
rapport avec l’Allemagne, si ce n’est sous le bon plaisir de la Hollande, qui,
le traité vous l’apprend, « ne s’y refuserait pas » ! Peut-il tomber
dans la tête de qui que ce soit, que la Hollande, après avoir soutenu une lutte
de trois siècles pour faire à elle seule le commerce de l’Allemagne, viendrait
aujourd’hui à vous y laisser participer ? Messieurs, la question du commerce de
l’Allemagne est pour nous une question de vie ou de mort : avec lui nous
pouvons exister ; sans lui, il faut périr. Et qui deviendra un objet de cette
importance, lorsque nos intérêts seront confiés à la rivalité du commerce
hollandais, à ce gouvernement qui s’est bien promis, par ses organes officiels,
de nous faire tout le mal qu’il lui serait possible ? Messieurs, remarquez-le
bien, tout ce qui, dans les 24 articles, est stipulé en faveur de la Hollande
est formel et positif ? Au contraire, les intérêts de la Belgique y sont-ils
traités ? Rien n’est clair, rien n’est positif, tout est laissé dans un vague
effrayant. Sous le rapport de nos intérêts commerciaux, que nous importent les
bruyères sauvages des Ardennes que l’on nous laisse au prix du Limbourg, qu’à
titre de compensation l’on nous enlève ? Nous ne sommes plus maîtres ni d’un
fleuve, ni d’une rivière ; nous sommes en tout livrés à la merci de nos ennemis.
Mais, vous a-t-on
dit, vous avez une garantie de l’exécution des faveurs commerciales que l’on
vous accorde, dans le paiement du tribut qu’on vous impose. Eh ! qu’elle sera
dérisoire cette garantie, lorsque la dette inscrite à votre grand livre aura
passé entre les mains des tiers ! Je vous le demande, pourrez-vous alors avec
justice rendre ceux-ci responsables de l’inexécution des promesses de la
Hollande ? Oui, messieurs, les protocoles que vous avez rejetés avec
indignation étaient cent fois moins désastreux que les 24 articles que l’on
vous impose. Alors du moins vous conserviez des frontières, vous étiez maîtres
de votre territoire, vous aviez un commerce indépendant de la Hollande, et qui
vous aurait bientôt compensé des pertes que vous aurez dû faire. Aujourd’hui,
au contraire, accablés sous le poids énorme d’une dette étrangère, vos intérêts
abandonnés à vos plus mortels ennemis, vous ne pouvez traîner qu’une existence
éphémère, et bientôt vous devrez succomber.
Si maintenant il
m’était donné d’en appeler à votre cœur, je vous montrerai combien est odieux
l’acte que les puissances vous appellent à consommer. Oui, messieurs, s’il est
quelque chose de sacré sur la terre et qui unisse les hommes par des liens
indissolubles, c’est assurément la communauté du malheur. Et vous irez
abandonner lâchement aujourd’hui ceux qui, comme vous, plus que vous peut-être,
ont abhorré le joug du gouvernement hollandais, ceux qui vous ont aidé à faire
votre révolution ! Et dans quel moment livrez-vous ainsi vos frères à un
implacable ennemi ? Alors même que le sol de l’héroïque Pologne est encore
fumant du sang des victimes, est encore frémissant sous les coups des bourreaux
; alors que le corps de Menotti ne semble avoir été enlevé du sol qui lui dut
la liberté que pour apprendre aux civilisations les plus abjectes les horreurs
des restaurations. Quel est celui d’entre vous qui, dans un pareil moment, aura
l’inhumanité de livrer ceux qui, depuis 2,000 ans, furent vos frères, qui se liguèrent
avec vos pères contre la tyrannie romaine, et avec vous-mêmes contre le
despotisme hollandais ? Auriez-vous donc oublié que, tandis que la Belgique
songeait à peine à s’opposer à la tyrannie des Nassau, le Limbourg vous en
donnait l’exemple ? Et c’est lui que vous expulsez aujourd’hui ! Les
populations que vous bannissez de notre antique famille n’ont-elles pas avec
vous voté l’expulsion de la maison d’Orange ? Et lorsqu’il s’agira de les
replacer sous le sceptre de fer d’un implacable ennemi, lorsque le moment sera
venu d’expulser leurs mandataires de cette enceinte, quel est celui d’entre
vous qui voudra consentir à faire marcher ce convoi funèbre ? Quel est celui
qui aura la barbarie de lancer à leurs députés ce foudroyant anathème :
« Sortez de cette enceinte, retournez dans vos foyers. Sortez ! Vous
n’êtes plus les représentants d’un peuple libre, vous êtes les esclaves d’un
tyran ! »
Que si vous étiez
insensibles au malheur de vos frères, songez du moins à votre propre avenir. Accablée,
dès ses premiers jours, sous le poids d’une dette énorme et disproportionnée à
ses ressources ; forcée de prélever de lourds impôts pour payer à la Hollande
le tribut humiliant auquel vous aurez consenti ; exposée sans cesse aux
vexations de sa rivale ; privée des premières sources de prospérité commerciale
; surchargée enfin d’une nombreuse population ouvrière sans ouvrage et mourant
de faim, la Belgique mutilée, chétive et misérable, sera contraindre à venir
mendier à la Hollande un libérateur. Que vous aura alors servi cette révolution
que vous appelez glorieuse ? Rien, qu’à montrer aux générations futures comment
une première faiblesse peut amener l’avilissement des nations.
Oui, messieurs,
avec les 24 articles qui vous sont soumis, la restauration devient inévitable.
Et comment pourrait-elle ne pas arriver lorsque notre sol sera ouvert sur tous
les points à la fois, sans que nous ayons une seule position militaire à lui
opposer ; lorsqu’il sera à deux lieues de Liége, à trois de Gand, à deux journées
de la capitale, et que vous aurez été désarmés par la conférence ? Voilà,
messieurs, où les 24 articles nous précipitent d’une manière irrésistible. Les
admettre, c’est souscrire invinciblement à la restauration ; et alors,
remarquez-le bien, vous ne serez plus les égaux des Bataves, vous serez des
rebelles et des vaincus, et, à ce titre, traités par des maîtres hautains comme
les esclaves les plus vils, et les plus abjects.
Mais, dira-t-on,
les conditions sont finales et irrévocables, et nous sommes sous le poids d’une
inexorable nécessité qui ne nous laisse qu’un seul parti, celui de courber la
tête sous la loi du plus fort.
Messieurs, ne
préjugeons pas aussi légèrement une question de cette importance, et
n’exagérons pas le danger qui paraît nous menacer. La peur, vous le savez, est
mauvaise conseillère, et la faiblesse accompagne toujours celui qui sacrifie
sur ses autels.
Sans doute, s’il
était démontré qu’aucune autre voie de salut n’est possible, que les 24
articles sont pour nous l’ancre de miséricorde, alors je concevrais les
craintes de plusieurs des préopinants. Mais, messieurs, l’expérience ne nous
a-t-elle pas appris ce que sont les conditions finales et irrévocables de la
conférence, ce qu’il faut attendre de ses menaces ? Et vous savez tous fort
bien qu’il lui est beaucoup plus facile de les faire que de les exécuter. Pour
moi, je vous l’avoue, je cherche partout cette imminence inexorable dont on
vous a parlé si haut, et, je dois le dire, je ne puis la trouver nulle part.
Quelle sera donc,
je le demande, la puissance chargée d’exécuter les hautes œuvres de la
conférence ? Sera-ce l’Angleterre ? Mais, messieurs, auriez-vous donc oublié
que la chambre des communes, que le peuple anglais ont les yeux ouverts sur la
Belgique, et qu’ils ne souffriront pas que cette même flotte, qui affranchit
notre pays du tribut aux barbaresques du Sud, viennent aujourd’hui nous imposer
un tribut aux barbaresques du Nord ? Auriez-vous oublié que notre Roi est le
fils aîné de l’Angleterre, et que son élévation sur le trône de la Belgique est
l’événement le plus important pour le peuple anglais ? Et vous pourriez croire
que cette nation, qui a un intérêt si
direct à notre conservation, consentirait à venir nous forcer à accepter des
conditions ruineuses, humiliantes, qui tôt ou tard doivent détruire cet
important ouvrage ! Apprenez, messieurs, à mieux juger les gouvernements et
comprenez enfin que la politique des roi, c’est leur intérêt.
L’intérêt de
l’Angleterre, c’est, avant et par-dessus tout, la séparation de la Belgique
d’avec la France. C’est pour y parvenir qu’elle a fait, pendant 25 ans, une
guerre pénible et ruineuse, et que maintenant encore elle est disposée aux plus
grands sacrifices pour une question d’où dépend toute son existence.
L’Angleterre a cru, pendant quelques temps, pouvoir relever les morceaux du
trône brisé par le canon de septembre, et alors ses efforts tendirent
constamment vers ce but. Maintenant qu’elle a reconnu l’impossibilité d’un
pareil résultat, son intérêt exige qu’elle cherche à affermir et à consolider
une combinaison qui lui offre les plus grandes garanties possibles de
consistance et de stabilité. En nous forçant à adhérer à des conditions qui
violent aussi évidemment nos affections les plus chères et nos intérêts les
plus sacrés, l’Angleterre s’attirerait à jamais l’animadversion du peuples
belge, et cette animadversion, trouvant dans la nature même des 24 articles une
source toujours croissante d’augmentation, devrait tôt ou tard amener des
suites funestes à la politique de la Grande-Bretagne. L’Angleterre sent trop
bien l’importance de cette vérité, pour qu’il soit possible qu’elle se charge
jamais d’exécuter les mesures de la conférence contre la Belgique. On a dit
qu’une flotte anglaise allait se diriger contre la Hollande, pour paraître la
forcer d’accepter un traité fait tout entier en sa faveur, et dont
vraisemblablement elle a écrit elle-même la plupart des articles : permettez
d’abord que je doute que cela ait jamais lieu. Mais que l’Angleterre envoie une
flotte contre la Belgique, qu’elle a si grand intérêt à ménager, messieurs, je
vous l’avoue, je ne puis le concevoir.
Sera-ce la Prusse
qui viendra nous asservir ? Ici, messieurs, je dois l’observer, l’exécution des
actes de la conférence par la Prusse peut s’opérer de deux manières : au moyen
de l’occupation des parties cédées à la Hollande ; ou bien au moyen de
l’occupation totale du pays. Si la Prusse envahissait les parties cédées à la
Hollande, je conviens qu’il nous serait difficile de nous y opposer ; mais
alors du moins nous aurions sauvé l’honneur, nous aurions évité la honte
d’avoir vendu nos frères, et de souiller l’une des pages les plus glorieuses de
notre histoire. Nous protesterions contre la violence, et nous nous garderons
bien de souscrire un tribut humiliant envers la Hollande, un tribut auquel on
ne peut nous contraindre que par l’effet de notre propre volonté. Si, au
contraire, la Prusse prétendait envahir la Belgique tout entière, pensez-vous
que le gouvernement français, quel que soit son état d’humiliation, et alors
même qu’il serait cent fois plus faible encore, puisse consentir à voir ses
frontières du nord, Tournay, Mons, Charleroi, Menin, occupes par les satellites
de la Russie, et les journées d’étapes assurées de Pétersbourg à Lille ?
C’est donc la
France que l’on veut rendre l’instrument de notre malheur ? La France ! cette
nation si fière et si généreuse, viendrait nous forcer à la honte et au
désespoir ! Quoi ! vous pensez que le gouvernement français oserait s’avancer
vers son armée pour lui dire : « Soldats ! Vous qui naguère encore avez
prêté votre secours à la fille aînée de la révolution de juillet ; vous qui
n’êtes entrés en Belgique que pour l’aider à secouer le joug d’un tyran :
soldats français ! rentrez en Belgique, marchez pour diviser son territoire,
pour l’immoler à la Hollande ! » Messieurs, le jour où le gouvernement
français se permettrait un pareil langage, il renierait sa propre existence, il
détruirait sa propre révolution, et la résistance de l’armée serait un devoir comme
aux jours de juillet. Oui, j’en ai pour garants les sentiments et l’honneur
français : si telle pouvait jamais être l’intention du cabinet des Tuileries,
cette pensée parricide ne s’accomplirait pas.
Reste la seule
agression possible à mes yeux, celle de la Hollande ; et celle-là, je la
regarde comme très désirable pour nous. En effet, rappelez-vous ce que nous a
dit M. le ministre de la guerre dans une précédente séance. « C’est, vous
a-t-il dit, moins l’armée que le manque de matériel et de vivres, qu’une organisation
fautive, qui a été cause de nos désastres. Aujourd’hui cette cause n’existe
plus, notre arme a subi une réforme totale, et il n’est pas douteux qu’en cas
d’agression de la Hollande nous pourrions la repoussez avec avantage. »
Auriez-vous donc oublié que, même pendant ces jours de malheur et de deuil, nos
soldats furent victorieux partout où l’on en vint aux mains avec l’ennemi ?
Auriez-vous oublié les journées de Maldeghem, de Bauthersem et de Houthalen ?
Auriez-vous oublié que l’ennemi, malgré nos revers, ne nous a pris que deux
canons pendant la campagne, et que nous lui en avons enlevé un pareil nombre ?
Ayez donc confiance dans une armée qui a une réputation à réintégrer et une
patrie à défendre.
Sans doute,
messieurs, une guerre agressive est difficile dans la Hollande. Mais
ignorez-vous donc que le succès d’une guerre défensive a pour résultat de la
rendre immédiatement agressive ? Et si, par suite d’avantage sur lesquels je ne
puis élever de doute, nous envahissons le Brabant septentrional, et que la
Prusse ensuite vienne nous ramener à nos frontières, notre marche rétrograde
sera bien moins celle de vaincus que de triomphateurs.
On vous a dit que
la guerre occasionnerait des dépenses, et cela est inéluctable ; mais le
premier résultat de l’adoption des 24 articles sera de vous forcer à prélever,
cette année même, la somme énorme d’au moins cinquante millions de florins. Et
ne vaut-il pas mieux prélever des fonds pour venger son honneur que pour payer
sa honte et son ignominie ?
J’ai entendu dire
que notre existence politique est menacée, et que le partage de la Belgique
serait peut-être le résultat de notre refus.
Lun des
préopinants, M. Nothomb, abordant cette question, vous a parlé dans le sens de
l’intérêt européen ; c’est là la base de son discours. Pour moi, je dois vous
l’avouer, je ne comprends pas ce que c’est que l’intérêt européen ; le mot seul
exprime l’impossibilité de la chose. L’intérêt européen, dont vous a parlé
l’honorable M. Nothomb, est celui des diverses puissances européennes. Mais
l’Angleterre, la France, la Prusse, l’Autriche et la Russie ont des intérêts
éminemment districts, et cette diversité même exclut la communauté d’intérêt
sur laquelle repose tout l’échafaudage du discours de l’orateur auquel je
réponds.
L’intérêt de la
France est d’obtenir les limites du Rhin : pour elle, c’est non seulement un
besoin, c’est une invincibilité. L’intérêt de l’Angleterre, au contraire, est
de s’opposer de tous ses moyens à cette augmentation de puissance de la France,
qui lui enlèverait par là sa supériorité dans la politique européenne. C’est
donc pour elle une question d’existence, et sous ce rapport son intérêt est
diamétralement opposé à celui de la France. C’est par suite de cet intérêt que
l’Angleterre ne consentira jamais à l’idées d’un partage dont M. Nothomb vous a
parlé. A cet égard, je crois pouvoir vous dire que, depuis un mois, la France a
fait d’inutiles efforts pour obtenir le partage de la Belgique, et qu’elle a
trouvé dans la Grande-Bretagne une résistance invisible qui s’opposera toujours
à ce dessein. Tous les partis en Angleterre sont d’accord sur ce point, les
torys comme les whigs, Wellington comme lors Grey. Ne croyez donc pas à l’idée
de partage dont vous a parlé M. Nothomb ; et déjà un honorable préopinant vous
a fait observer avec raison que, dès le commencement des négociations, les
puissances se sont engagées à renoncer à toute augmentation de territoire.
Je vous ai parlé
de l’intérêt des grandes puissances à l’égard de la Belgique, et je vous ai
fait voir combien était chimérique l’idée d’un intérêt européen qui excite si
hautement les craintes de l’orateur auquel je réponds. Reste à parler de
l’intérêt des puissances entre elles.
Fatiguée d’une
guerre longue et ruineuse, encore accablée sous le poids des impôts qu’elle a
fait naître, l’Europe ressent impérieusement le besoin de la paix. Voilà,
messieurs, à l’époque où nous vivons, le seul véritable intérêt européen, parce
qu’il est le seul commun à toutes les puissances. Ce que le gouvernement devait
faire dans ces circonstances, c’était d’opposer aux prétentions du roi de
Hollande les grands intérêts des puissances, et à la crainte d’une guerre
générale l’imminence de la voir éclater. Messieurs, vous tenez dans vos mains
et la paix et la guerre : pensez-vous que l’intérêt du roi de Hollande soit
tellement cher aux puissances qu’elles veuillent lui sacrifier leur propre
intérêt ? Pensez-vous que l’Europe soit disposée à risquer les chances d’une
guerre générale pour satisfaire les exigences du roi Guillaume ? Que si vous
pouviez douter un seul instant de cette vérité, lisez le discours du roi
d’Angleterre : « Un traité, dit-il, a été présenté aux plénipotentiaires
hollandais et belges, et j’espère que son acceptation que j’attends avec
anxiété, détournera les dangers dont la paix de l’Europe était menacée aussi
longtemps que cette question était indécise. »
Je regrette,
d’après cela, que le gouvernement se soit si empressé de nous proposer les 24
articles ; il aurait dû attendre que l’Europe fût éclairée sur les infâmes
résolutions de la conférence, résolutions qui ruinent à jamais la Belgique, et
auxquelles, quoi qu’en ait dit un préopinant, l’Europe constitutionnelle ne
saurait applaudir.
Il faut le dire,
messieurs, nous sommes aujourd’hui victimes de la peur du gouvernement français
et des concessions du parti whig au parti tory. L’Angleterre, dans cette
circonstance, a néanmoins son véritable intérêt, qui est d’accorder à la
Belgique des conditions certaines d’existence. La réforme parlementaire, qui se
prépare, donnant au parti whig une force nouvelle, changerait totalement notre
position, et l’Angleterre, mieux instruite sur l’état où les 24 articles vont
placer la Belgique, nous procurerait des conditions meilleures. Notre intérêt
bien senti est donc de temporiser, de maintenir le statu quo, de demander
d’exécution des 18 articles garantis par la conférence, et de ne pas consentir
à ce qu’il y soit délogé.
Messieurs, la
fermeté vous a toujours bien servi. Avez-vous consulté la peur pour faire votre
révolution ? Avez-vous consulté la peur pour voter l’exclusion des Nassau, pour
restituer les protocoles, faire votre énergique protestation du 1er février, et
laisser partir les ambassadeurs ? Rappelez-vous cette séance à jamais mémorable
où le congrès national, seule contre l’Europe conjurée, sut par sa noble
fermeté arrêter les puissances européennes ! Alors aussi on voulait imposer des
lois à la Belgique, on voulait lacérer son territoire. Le congrès protesta
contre cette violation du droit des gens dans des termes dignes de passer à la
postérité. « Le congrès national, dit-il, proteste contre toute
délimination de territoire et toute obligation quelconque qu’on pourrait
vouloir prescrire à la Belgique sans le consentement de la représentation
nationale. Il proteste contre le protocole du 20 janvier, autant que les
puissances voudraient l’imposer à la Belgique. Il n’abdiquera dans aucun cas,
en faveur des cabinets étrangers, l’exercice de la souveraineté que la nation
belge lui a confié ; il ne se soumettra jamais à une décision qui détruirait
l’intégrité du territoire et morcellerait la représentation nationale. »
Rappelez-vous encore ce jour où un envoyé des grandes puissances vint vous
menacer d’anéantir à jamais le nom belge ; sans vous laisser effrayer par
ses menaces, vous répondîtes alors comme autrefois un célèbre orateur :
« Allez dire à vos maîtres que nous sommes ici par la force des lois, et
que nous n’en sortirons que par celle des baïonnettes. » Qu’est-il arrivé
de toutes ces menaces ? Rien, messieurs ; et la conférence a révoqué ses
conditions irrévocables.
Le ministre des
affaires étrangères vous a dit : L’héroïque Pologne n’est plus ! Oui,
messieurs, elle est tombée cette sublime Pologne qui commandait l’admiration de
l’univers, et les populations barbares ont roulé leurs flots tumultueux sur
cette terre d’héroïsme et de liberté. Mais, quelque douloureuse que soit cette
vérité, n’exagérons pas non plus ses conséquences. La Pologne n’est plus
debout, il est vrai ; mais elle vit encore plus noble et plus fière après sa
défaite. A chaque instant elle peut se relever, et le jour où la guerre
générale transporterait son théâtre sur nos frontières serait le signal auquel
la Pologne répondrait encore : Me voici ! Les puissances du Nord ne l’ignorent
pas, et c’est ce qui les fera reculer devant la guerre générale ; et puis, si
la Pologne n’est plus, l’intérêt des puissances n’est-il pas toujours le même ?
C’est donc bien à tort qu’un préopinant vous a dit qu’il s’agissait ici d’une
nécessité inexorable, que nous n’avions qu’un seul parti à prendre, qu’il
fallait se soumettre. Se soumettre ! Est-ce là, grand Dieu ! le langage que
l’on ose tenir aujourd’hui, quand la nation a repris cette attitude mâle et
vigoureuse, que notre armée est forte et aguerrie, parfaitement organisée, et
commandée par des chefs dont la capacité ne peut être révoquée en doute ?
Faites
un appel à la nation ; dites-lui les maux auxquels la patrie est exposée par
l’adoption des 24 articles ; créez un ordre militaire pour stimuler le courage
des braves et vous aurez bientôt repris le rang que vous occupiez et que vous
occuperiez encore sans les fautes commises par des hommes dont j’espère que la
patrie saura faire justice. Non, messieurs, je ne puis me convaincre que
l’adoption des 24 articles soit le seul moyen qui nous reste à suivre ; jamais
je ne pourrai consentir à l’avilissement, à la ruine de mon pays ; jamais je ne
pourrai consentir à l’abandon de mes frères. Non ! vous ne souscrirez pas à
cette iniquité, et, s’il était écrit que la Belgique dût subir une pareille
humiliation, que ce soit la force qui nous l’impose, mais du moins n’ayons pas
la honte de l’avoir acceptée.
M. Helias d’Huddeghem. - Messieurs, je vous prie, dans cette grave
occurrence où chacun aime à motiver son vote, de me permettre de vous exposer
brièvement mon opinion ; veuillez bien vous persuadez qu’elle n’a été formée
qu’après mûre réflexion et dans le calme du cabinet.
Si la première
condition de l’existence d’une nation est l’indépendance, une autre condition
de durée et de perpétuité est son assiette géographique : tant qu’elle n’occupe
point les limites que la nature assigne à son territoire, elle éprouve un
malaise ; parvient-elle à les atteindre, elle acquiert ce sentiment de sécurité
qui la pousse à s’occuper de son bien-être, à travailler à sa prospérité ; elle
fleurit alors sous l’influence bienfaisante de ses institutions.
Le traité qui vous
est soumis, sous le rapport de la fixation des limites, porte atteinte à tous
les principes d’équité. En effet, une pensée domine chez moi toutes les autres
: pourquoi la Belgique, qui n’a jamais appartenu à la Hollande, tandis que la
Hollande a appartenu à la Belgique, quand nous formions ensemble un même Etat
sous les ducs de Bourgogne, jusqu’au XVIème siècle, lorsque sous le
stathoudérat des princes d’Orange-Nassau, elle s’est violemment séparée de la
Belgique en se révoltant contre son souverain ; pourquoi, dis-je, parce que la
Belgique a été réunie quelques années à la Hollande, doit-elle aujourd’hui lui
être entièrement sacrifiée ?
Le traité nous
enlève, des provinces du Limbourg et du Luxembourg, qui de temps immémorial
appartiennent à la Belgique, la partie la plus productive, pour nous laisser
des bruyères ; et, quant à la rive gauche de l’Escaut, ce pays le plus fertile
des deux Flandres, dont il est une alluvion, possédé par le roi d’Espagne,
Philippe II, en sa qualité de comte de Flandre, jusqu’à la fin du XVIème
siècle, dont les terres appartiennent pour la plus grande partie aux habitants
des deux Flandres, on n’a pas même eu égard aux réclamations que nous avons
faites pour la conservation des écluses construites à nos frais pour
l’écoulement de nos eaux.
Le même traité est
incontestablement tout au désavantage de notre commerce, puisque tous nos
débouchés, non seulement par les fleuves, rivières et canaux, mais aussi par
les chemins et routes, sont en quelque sorte abandonnés à la discrétion de nos
ennemis. En effet, si le traité établit la liberté de la navigation des fleuves
et rivières, il détermine aussi le droit qu’à la Hollande de prescrire des
péages qui seront communs pour les deux pays ; mais il est à noter que la
Hollande n’a aucunement besoin de plusieurs de ces canaux et fleuves
intermédiaires qui nous sont indispensables.
Si à ces
observations, l’on oppose que l’Escaut n’était pas ouvert du temps de la
domination autrichienne, et que cependant la Belgique, sans y comprendre le
pays de Liége, a pu prospérer sous le rapport du commerce et de l’agriculture, au
point même que, lors de la guerre de sept ans, l’impératrice Marie-Thérèse a
reçu en dons gratuits et en deniers prenant d’emprunts volontaires la somme de
soixante-dix millions de florins, non compris les subsides et autres revenus
ordinaires du pays, je dirai que ces avantages ont été la suite des sages
mesures employées par le gouvernement pour encourager l’agriculture et le
commerce, et pour introduire l’économie dans toutes les branches de
l’administration. Mais, messieurs, à cette époque, on ne nous avait pas encore
imposé une dette que nous n’avons pas contractée, et qui, de dette morte
qu’elle était en 1814, a été ravivée, et qui, de tiers, non au profit des
créanciers primitifs, qui pour la plupart s’étaient dessaisis de leurs titres
de créances qu’ils croyaient anéantis, mais au profit de quelques spéculateurs
avides, entre les mains de qui on avait su faire passer ces créances.
Il est établi, par
pièces irrécusables, que le total des emprunts faits en commun, par la Hollande
et la Belgique, s’élevait, le 26 octobre 1829, à la somme de 167,670,000
florins ; donc pour chacune des deux parties 83,835,000 fl. En ajoutant cette
dernière somme au compte particulier de la dette ancienne, tant de la Hollande
que de la Belgique, il en résulte ue cette somme était pour la Hollande de
668,460,644 fl., et pour la Belgique de 125,863,198 fl., sauf que, par les
opérations ordinaires de l’amortissement régulier établi par la loi du 14 mai
1814, et par les amortissements extraordinaires imposés au syndicat par la loi
du 27 décembre 1822, le total de la dette différée se trouvait diminué, à la
fin de 1829, d’une somme de 240,135,000. Voilà les données sur lesquelles la
conférence de Londres aurait dû travailler pour partager équitablement la dette
du ci-devant royaume des Pays-Bas, entre la Hollande et la Belgique. Faire
payer à celle-ci, à la décharge des obligation de la Hollande, une somme
annuelle de quatre millions, c’est là tout ce que la justice pouvait permettre.
La Belgique
possédait de riches domaines, et la Hollande n’en possédait presque pas. La
conférence, qui déjà nous force de payer, à la décharge de la Hollande, le
double de ce que nous devons réellement, permet encore à celle-ci de nous
spolier d’une partie considérable de ces domaines. En effet, le syndicat a dans
son actif pour plus de cinquante millions de valeurs, représentant pour une
pareille somme de domaines à vendre ou déjà vendus et non encore payés. La
conférence a ordonné que la masse du syndicat fût partagée entre la Hollande et
la Belgique. Voilà onc la Hollande qui emporte la moitié de ces valeurs
considérables qui se trouvaient cependant sur notre sol ; qui faisaient, avant
la réunion de 1815, partie exclusive de notre avoir.
Je fais,
messieurs, la même observation quant à la liquidation ordonnée par la banque de
Bruxelles. La belle forêt de Soignes, abandonnée au roi Guillaume pour une
valeur de 500,000 fl. à la décharge de la liste civile ; cette cession contient
28,018 bonniers métriques, qui furent cédés sans expertise préalable, et évalués
seulement à 4,500,160 fl., tandis que le roi Guillaume cède, le 14 décembre
1822, cette même propriété à la banque de Bruxelles, moyennant un capital de 20
millions ; ce qui prouve assez l’énorme lésion que le pays avait souffert par
la cession faite au roi, de ces belles forêts pour la somme modique de
4,500,160 fl. Vous vous rappellerez encore, messieurs, que dans le temps des
mémoires ont été mis en circulation, qui constataient à l’évidence que la
valeur de ces forêts, abandonnées au roi, s’élevaient à plus de 31 millions. Eh
bien ! messieurs, toutes ces propriétés vont encore passer pour la moitié à la
Hollande. On m’objectera peut-être qu’il n’a pas été dans l’intention de la
conférence de nous faire supporter une si injuste disproportion, et que même un
protocole n°48 laisserait entrevoir la possibilité de redresser les erreurs
glissées dans les calcul du partage des dettes et des bénéfices.
Mais, messieurs,
il me reste toujours une difficulté insurmontable : je ne puis abandonner
300,000 Belges qui ont secoué le joug avec nous, et nous ont aidé de leurs bras
à conquérir notre indépendance.
Je ne crois pas
pouvoir rompre par mon consentement le pacte social qui s’est formé avec les
provinces de Limbourg et de Luxembourg. Après avoir, pendant un an, travaillé à
écarter tous les obstacles qui se présentaient contre notre cause nationale,
pouvons-nous aujourd’hui faire l’abandon de ces principes sans nous exposer au
reproche d’avoir été bien prompts à entreprendre et plus prompts à abandonner ?
Quant à moi, messieurs, plutôt mille fois me voir contraint par la force
brutale que de souscrire volontairement à des conditions ignominieuses ; car ne
nous faisons plus de fausses illusions : notre indépendance reconnue dans
plusieurs protocoles est de nouveau mise en question ; tel est du moins le
contenu de la note du 3 septembre dernier, signée par tous les membres de la
conférence. Il est donc évident que la conférence agit avec nous de façon à
nous donner de justes motifs de méfiance. En nous proposant les dix-huit
articles des préliminaires, elle nous assurait notre choix ; vous avez accepté
les préliminaires, et la conférence, pour prix de votre complaisance, ne vous
en tient aucun compte : au contraire, il paraîtrait que c’est un motif pour
nous imposer aujourd’hui des conditions beaucoup plus humiliantes.
Et
si le traité proposé contenait au moins, messieurs, la reconnaissance de S. M.
le roi Léopold, l’espoir de la Belgique, entouré dès à présent de l’amour de
tous les Belges ! Mais non, messieurs, rien dans ce traité ne tend à cette
reconnaissance. Le roi Guillaume, constamment appelé dans ledit traité roi des
Pays-Bas, y est avec affectation opposé au gouvernement de la Belgique. Aussi,
messieurs, je vous déclare que ce défaut de la part de la conférence, de
reconnaître dans le traité de paix notre roi Léopold, est pour moi un motif
suffisant pour rejeter les 24 articles de la conférence.
M.
Milcamps. - Le projet
de loi soumis à la délibération de la chambre des représentants a pour objet
d’autoriser le Roi à conclure un traité de paix entre la Belgique et la
Hollande, arrêté par la conférence le 15 octobre.
Pour pouvoir me
prononcer dans une matière de cette importance, j’ai examiné attentivement les
conditions de ce traité imposé aux deux pays.
Je n’y ai vu, je
n’ai pu y voir qu’une transaction politique entre les cinq puissances.
Les
plénipotentiaires de ces puissances ne sont pas des arbitres établis ou
constitués pour régler les différends entre la Belgique et la Hollande. Des
arbitres doivent être sans intérêt dans l’affaire qui leur est soumise ; et
ici, messieurs, ne nous y trompons pas, les cinq grandes puissances sont
parties intéressées, très intéressées. C’est pour elle qu’elles ont stipulé.
La révolution de
juillet éclate ; celle de septembre la suit de près : elle attaque au cœur le
système de 1815.
Je ne vous
retracerai pas ce qui s’est passé depuis ces deux grandes époques : je vous
rappellerais ce que vous savez mieux que moi.
J’aborde de suite
la question : Quel a été le but de la conférence de Londres ? Celui sans doute
de prévenir une conflagration générale.
Le système de 1815
était debout : hostile envers la France, elle devait, non le détruire (l’effort
eût dû être trop violent), mais le modifier. Eh bien ! Je ne vois dans les
conditions du traité de paix du 15 octobre qu’une modification du système de
1815, une transaction politique.
La France l’a
acceptée parce qu’elle y gagne. Les autres puissances l’ont acceptée parce
qu’elle leur présente des garanties suffisantes, qui assurent mieux l’équilibre
de l’Europe.
Ici je n’accuse
pas le ministère français de faiblesse ; il n’a été que prudent dans l’intérêt
de la France.
Mais que dirai-je
de la Belgique ?
La Belgique,
messieurs, aura sa place dans l’histoire.
La révolution de
juillet, en éloignant Charles X et en appelant Louis-Philippe, n’a fait
qu’opérer qu’un changement de domination. La France se livre à des questions de
principe.
La révolution de
septembre a été plus loin : elle a troublé, rompu l’équilibre qui avait tant
coûté à l’Europe et particulièrement à l’Angleterre. De là le grand intérêt de
l’Europe. Aussi, depuis treize mois la conférence a été, pour ainsi dire,
exclusivement occupée de la question belge.
C’est après ce long espace de temps que la conférence
(peser bien ses paroles) considère « « que la solution immédiate de cette
question est devenue un besoin pour l'Europe ; qu’elle est forcée de la
résoudre, sous peine d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre
générale. Eclairée sur tous les points, elle ne fait que respecter un intérêt
européen du premier ordre, céder à une nécessité de plus en plus impérieuse, en
arrêtant les conditions d'un arrangement définitif. » A cet acte elle
attache un caractère d’irrévocabilité.
J’avoue (et j’éprouve
un sentiment pénible à le dire) j’avoue que cet arrangement, dans quelques
points, trompe l’espérance de la Belgique.
Les conditions du
traité de paix garantissent notre indépendance, comme Etat perpétuellement
neutre, et, à mon avis, la reconnaissance de Léopold, puisque c’est S.M. qui va
signer le traité, si la loi proposée est adoptée.
Elles garantissent le
port d’Anvers, comme port de commerce ;
La liberté des
fleuves et des rivières navigables ;
La communauté des canaux
qui traversent les deux pays, sauf l’imposition de droits modérés.
Mais en même temps
(et c’est ici la partie douloureuse), elles nous obligent à renoncer aux plus
belles parties du Limbourg et du Luxembourg, en nous contraignant à recevoir
les adieux des populations intéressantes de ces portions de territoire. Mais,
messieurs, si, parmi ces populations, il existait des hommes qui voulussent
rester Belges, je crois pouvoir prévenir la délibération du pays en leur disant
: Nos cœurs vous seront ouverts.
Elles nous frappent
d’une dette annuelle de 8,400,000 florins, que nous n’avons pas contractée.
Elles nous ne donnent
que des espérances, pour ainsi dire illusoires, pour le commerce avec
l’Allemagne.
Elles nous privent de
positions militaires, en nous faisant perdre tout espoir sur Maestricht et la
rive gauche de l’Escaut, qu’il entrait tant dans nos intérêts et dans notre
politique d’obtenir.
J’apprécie,
messieurs, tout ce qu’ont et peuvent avoir de désastreux pour la Belgique les
conditions du traité de paix qui nous est imposé.
Mais d’où
faisons-nous résulter nos prétentions à de meilleures conditions ? Du droit
d’insurrection ? De la force ?
Réfléchissez,
messieurs, qu’il ne s’agit pas ici de la Hollande seule, qu’il vous faut
résister à l’Europe toute entière, et c’est l’Europe qui a prononcé.
Pour moi, appelé à
donner mon vote dans cette grave délibération, et convaincu que notre sort est
fixé, une pensée me domine et ne me quitte point :
C’est que les
circonstances critiques qui se présentent sont, dans mon opinion, au-dessus de
la Belgique et de la chambre.
La politique de
l’Europe a subi un changement. La Pologne est tombée. La bille de réforme est
rejeté. Les deux principes qui étaient en présence se rapprochent, excepté dans
la Belgique. Tout cela m’éclaire et me guide. Je veux éviter à mon pays le
fléau de la guerre.
Ce
n’est pas que personnellement je la craigne ; c’est parce que je n’en
attendrais aucun résultat favorable pour mon pays.
Et l’honneur ! Ah !
messieurs, on ne perd pas l’honneur quand on cède à l’empire de la nécessité.
L’histoire, qui juge
les peuples, dira, dans le calme des passions : Les représentants de la nation
belge ont cédé à la force.
Oui, messieurs, c’est
la force seule qui me déterminera à voter en faveur de la loi proposée.
M. Jaminé - Messieurs, d’après
ce qui s’est passé dans les sections, à en juger d’après les marques de
patriotisme qui éclatent partout, alors surtout qu’il n’est pas même donné à
trois cent mille de nos frères d’assister aux derniers débats qui vont décider
de leur sort, j’aurais mauvaise grâce de me consumer en efforts pour obtenir le
rejet des 24 articles ; je ne puis qu’émettre mon vote et le motiver aussi
soigneusement que possible : écoutez-moi, et décidez ensuite si je dois quitter
cette enceinte et s’il m’est permis d’emporter votre estime et votre amitié !
La révolution belge a
eu de beau jours ; l’histoire aura de belles pages à inscrire.
Sans plan, sans
direction, dans les campagnes comme dans les villes, le peuple se lève en masse
pour briser le joug qui lui pèse depuis 15 ans.
Les forteresses
tombent au moindre souffle de la révolution.
Toute une armée fuit
devant quelques volontaires.
Les mandataires du
peuple s’assemblent, et une constitution forte et libérale remplace un fantôme
de charte octroyée.
Sourde aux
mugissements du despotisme, la représentation nationale, imprudente, téméraire
peut-être, mais courageuse et énergique, proclame l’exclusion d’une famille que
tant de haines poursuivent, que tant d’adulations avilissent.
C’était encore un
beau jour que celui où cent mille âmes vibrèrent à ces royales paroles :
« Je suis Belge par adoption, je serai Belge par ma politique. »
La révolution belge a
eu ses jours de honte et de deuil. Le règne des lois fut suspendu un instant.
Chaque ville eut ses émeutes et ses pillages ;
L’armée et les
administrations peuplées de favoris.
Les fonds publics
indignement dilapidées ;
La mollesse,
l’insouciance remplaçant l’énergie ;
L’impunité scandaleusement
assurée à de grands coupables ;
Une tourbe de gens
armés, sans chefs, sans subsistances, sans discipline, s’évanouissent comme la
fumée au premier hourra poussé par un ennemi que, deux jours avant, nous nous
vantions de replonger dans ses marais.
C’est qu’il s’était
trouvé des hommes, bons patriotes sans doute, qui, dans leur aveugle confiance,
crurent devoir arrêter la victoire. C’est qu’il était des hommes, dont le rôle
de diplomate chatouillait l’orgueilleuse faiblesse. Jusqu’au dernier moment, de
sages négociations nous conduiraient à un état stable et prospère. Plus de
guerre, plus d’armée, plus de précautions ! Et non pas seulement, nous allions
être sauvés ; le sort de la Pologne était entre nos mains. Entendez-vous encore
ces mots que contractèrent alors mes lèvres : « La diplomatie ne fait rien
pour les peuples ? » Mais on suppliait avec tant d’instance, mais ces
regards étaient si caressants, ces paroles si douces ; nous avons sauvé la
Pologne… ! Cherchez bien, et vous verrez des esclaves et des tombeaux.
« Mais, nous a
dit un orateur, dont je suis loin de contester les grandes connaissances, il
n’y a que deux systèmes en Europe : le système belliqueux et le système
diplomatique. La France abandonna le premier, pour entrer dans le second. Elle
ne se croyait pas en état de soutenir les luttes colossales de la convention et
de Napoléon. Nous, peuple imperceptible, nous n’avions rien de mieux à faire
que d’imiter le gouvernement français. Le 21 novembre, la question de la guerre
fut tranchée. La nouvelle de la cessation des hostilités fut accueillie par des
applaudissements unanimes. »
Quel était l’ennemi
de la France ? Charles X, ses ministres et ses partisans. La France ne cessa de
faire la guerre à cet ennemi que lorsqu’il eût quitté son sol, ou qu’il fût
réduit à l’impuissance. Quel acte y avait-il encore à consommer ? La royauté
nouvelle devait être reconnue, le nouvel ordre de choses respecté. Avant d’en
appeler aux armes, il était nécessaire d’ouvrir des négociations : des
armements considérables en appuyèrent le succès.
Quel était notre
ennemi, à nous ? La Hollande. Nous déposâmes les armes lorsque cet ennemi était
encore au cœur du pays. Les voies diplomatiques ne devaient s’ouvrir pour nous
qu’après avoir conquis la Belgique de la constitution. Système belliqueux avec
la Hollande, système diplomatique vis-à-vis des puissances, c’était la règle à
suivre. Nous préférâmes mendier, après nous être limer les dents.
Aussi voyez ce qui en
est arrivé : des applaudissements accueillirent la nouvelle de la reprise des
hostilités. Il fallait des larmes, des imprécations.
Nous est-il donné
d’effacer tant de honte et d’humiliation ?
Mais je m’arrête ; je
crains de me livrer encore une fois à une émotion déplacée ; je vois déjà
grandir le reproche : on ne fait pas ici de la politique sentimentale. Pour
entrer ici, il faut avoir les yeux termes, le cœur sec. Que signifient en
politique les mots « humanité, honneur national… » ? Je me range de
cet avis, messieurs ; j’étoufferai mon émotion. Qu’importent, en effet, trois
cent mille à mes révolutionnaires par nous, pour nous ? Voyons si nous seuls
nous pouvons exister, s’il peut y avoir une Belgique !
Ainsi, homme d’Etat,
je me fais cette question : En sommes-nous absolument réduits à devoir accepter
?
Plus d’une fois, nous
avons été menacés d’une intervention armée de la part des grandes puissances ;
contre nous, elle n’a pas eu lieu. Au sein de ce petit pays, superbe et honoré,
ou misérable et humilié, réside le germe d’une conflagration à laquelle nul
n’ose pousser, à laquelle tous peuvent être entraînés : on n’interviendra pas.
Mais la Hollande,
riche de soldats allemands, fière de ses dernières succès, ne respectera pas
les frontières auxquelles d’autres plus forts, plus fiers, n’ont osé toucher !
Je le crois ; mais alors, je demande : Avons-nous une arme, des chefs, de la
discipline, quelque confiance ?
Et, si les chances
sont de nouveau défavorables à la Belgique, la restauration ou des conditions
plus onéreuses encore !
Il n’y a pas de
conditions plus onéreuses à imposer à un peuple que celles qui le placent sans
frontières, sans commerce, sans honneur, entre quatre invasions.
La restauration ! Un
repos de quinze ans a donné en France, comme partout, un développement étonnant
à la prospérité matérielle. Dans un moment où les mots magiques de
« liberté » et d’« indépendance » résonnent à vos oreilles,
on ne songe pas à ce qu’on possède. Mais si l’enthousiasme a eu le temps de se
refroidir, on y songe, on y tient. Ainsi un ministère du mouvement a pu se
placer pendant quelques jours sur les débris du trône de Charles X ; il devait
se retirer devant un ministère qui représentât les intérêts matériels.
Ne faire envisager la
révolution que comme un changement de dynastie, c’était le système. Pour le
faire triompher, il fallait étouffer au-dedans les efforts de la propagande
évolutionnaire, et conserver au-dehors les alliances du roi déchu.
Les faveurs et les
destitutions imposèrent silence aux hommes de juillet. Pour obtenir
l’absolution de la sainte-alliance, on sacrifie la Pologne et l’Italie. La
Belgique l’eût été de même, si, trop voisine de la France, si, trop liée à ses
destinées, il n’eût été démontré à l’évidence que le triomphe de la paix à tout
prix échouerait devant ce nouveau sacrifice. Un mezzo-termine a été proposé et
accepté. Une indépendance éphémère a été assurée à la Belgique.
Les mêmes motifs qui
ont procuré cette indépendance s’opposent à une restauration.
La France a donc beau
signer, presser et menacer ; elle reculera devant l’exécution.
Mais si, en cas
d’échec, la France intervient une deuxième fois, c’est la guerre générale, et
alors seront entraînées à la faire les puissances qui la redoutent aujourd’hui.
Peut-être non, si le principe monarchique ne se sent pas encore assez fort ;
peut-être oui, et alors la Belgique n’aura fait qu’avancer un peu l’aiguille.
Mais à une
intervention armée pour nous faire plier, de commun accord avec toutes les
puissances, non, je n’y crois pas. Les menaces n’ont pas plus d’influence sur
moi que les promesses. Dans ma courte carrière parlementaire, j’en ai tant vu,
tant entendu, que je suis devenu un saint Thomas politique.
Pouvons-nous accepter
? Voilà ma seconde question.
Nous sommes loin de
notre constitution, loin des 18 articles, loin même du protocole du 20 janvier.
Dans cette
constitution, point de différence entre le Limbourg et le Brabant, entre le
Luxembourg et Liége ; tout cela était à nous. Elle nous permettrait même de
rêver la possession de la rive gauche de l’Escaut.
Mais la constitution
était notre propre ouvrage. La conférence n’y avait pas imprimé le sceau de son
approbation. Passons ; voici l’œuvre de la conférence :
Le protocole de
janvier compose la Hollande de tout ce qui appartenait anciennement aux
Provinces-Unies. Le reste du royaume des Pays-Bas était Belgique, le Luxembourg
excepté.
Ce protocole
expliqué, appliqué, nous accordait la majeure du Limbourg, la moitié de
Maestricht, des enclaves en Hollande.
Les 18 articles,
calqués sur le protocole du 20 janvier, consacraient les mêmes droits, fixaient
la même ligne de démarcation. Mais ils contenaient une amélioration sensible,
en ce qu’ils nous mettaient dans la possibilité de traiter pour le Luxembourg,
sans qu’il dût être question d’échange. C’était une affaire d’argent.
Les discours
éloquents de ceux qui défendaient et les préliminaires et le protocole sont
encore présents à notre mémoire. « Nous étions à la dernière page de notre
révolution ; nous allions nous réconcilier avec la conférence, sans subir de
grandes pertes ; elle ne nous voulait pas de mal. Pour elle ce n’était qu’une
question d’amour-propre ; pour nous, un article de plus au budget. Vous aurez
Maestricht, le Luxembourg ; vous aurez même Venloo : sans le Luxembourg, il
n’était donné à personne de régner six mois en Belgique. »
Eh ! Je n’accuse pas,
je n’ai jamais vu de près les rouages de la machine administrative, et il me
siérait mal, à moi presque étranger parmi vous, de dresser un acte d’accusation
; je cite des faits.
Et nous de
l’opposition, nous avions beau crier : « Le char de la révolution ne doit
pas s’arrêter ; une révolution ne capitule pas, parce qu’on ne capitule pas
avec une révolution, » les préliminaires de paix furent adoptés. Ils
devraient être insérés dans le code du droit public de l’Europe.
A quoi en sommes-nous
aujourd’hui ? Plus d’enclaves, plus de Maestricht, plus de Venloo ! Voilà
l’ultimatum de la conférence ; soumettons-nous.
Et soumise enfin, que
sera la Belgique ?
Tout être, comme tout
pays, qui est dépourvu de moyens de se défendre, est un monstre. En fait
d’Etat, entre la France, la Prusse et la Hollande, le monstre existera.
Sur la ligne d’Anvers
à Venloo, pas un seul point de défense.
Du côté de la Meuse,
pas un seul point.
Menacés et
constamment menacés, quand la Hollande le voudra, en deux jours de marche elle
est sous les murs de Bruxelles ; quand la Prusse en aura envie, en trois
journées de marche elle nous aura séparés de la France.
Et du côté des
Flandres ? Si là la défense est possible, l’inondation n’est pas à éviter.
Voyez la carte ; la
Hollande nous enlace comme un serpent.
La conférence a
cependant voulu accorder à la Belgique des frontières fortes ; elle l’a dit. Je
ne connais rien de plus vil, de plus odieux, que le juge qui, du haut de son
tribunal, insulte au malheureux qu’il a condamné à mort.
Et enlacés par la
Hollande, où sont vos débouchés ?
Le passage ne peut
nous être refusé : nous aurons un canal, une route.
Eh bien, soit. Vous
aurez ce canal et cette route, et le passage ne vous sera pas refusé. Mais il y
aura des mesures de précaution, des visas, des procès-verbaux, des saisies. Et
vous routes seront couvertes de chariots ; et l’on se disputera une place dans
le bassin d’Anvers !
Et enlacés par la
Hollande, comment éviterons-nous la fraude ? Combien de milliers de douaniers
nous faudra-t-il ? Adieu vos taxes sur le café, le sucre, le tabac !
Mais, dit-on, ces
vexations on ne les souffrira pas. La Hollande n’aura pas toujours une armée de
cent mille hommes, et nous pouvons en avoir une.
Vous êtes fatigués de
ces vexations ; par la force des armes vous voulez y mettre un terme. En
épuisant les ressources que vous présente votre industrie agricole, vous vous
êtes créé une armée. Inclinez-vous devant les puissances, vous êtes neutres. Et
lorsqu’on aura examiné votre demande, on vous répondra : « Ce n’est pas un
cas de guerre. »
Mais les injustices
sont tellement craintes, tellement accumulées, que l’octroi vous est accordé !
Par où entamerez-vous la Hollande ? Ne l’oubliez pas ; elle peut entrer chez
vous, quand cela lui plaît ; il vous est défendu de lui rendre visite.
Mais si la Hollande
ne tient pas ses engagements, vous refuserez de remplir les vôtres : tout est
prévu. Vous n’avez pas même la faculté de vous opposer au paiement des huit
millions et demi.
Je n’ai pas certes la
prétention de pouvoir examiner en détail, et sans dégoût, le traité infamant
qu’on nous propose ; sans cela je vous montrerais les bruyères du Luxembourg
échangées contre la plus belle et la plus riche partie du Limbourg.
Je dirais que c’est
un acte d’iniquité que de nous faire supporter une partie de la dette, sans
nous donner le moindre avantage en échange.
Je dirais : Qu’est
devenu notre accès aux colonies ?
Je dirais : Quelle
part avons-nous dans la marine ?
Je dirai que la
tyrannie est poussée si loin, qu’on se mêle même de nos affaires de ménage. Il
nous est défendu de toucher aux pensions, aux paiements d’attente. Il nous est
enjoint de laisser vivre sur notre budget les créatures d’un gouvernement
étranger.
Je dirai : Le
commerce des houilles à Liége est entièrement anéanti.
Je dirais : Les
forges dans le Luxembourg sont frappées à mort.
Je dirais : Cette
masse d’employés à réformer, cette masse d’officiers à renvoyer, formeront une
masse de mécontents.
Je dirais enfin : La
révolution a été dirigée contre le despotisme ; dans six mois vous aurez une
nouvelle révolution contre la misère.
Et l’honneur ! Vous
avez fait une révolution, et vous n’aurez pu la soutenir.
Partout à l’étranger,
le Belge est méprisé. En France même, on vous dira : On vous avait surpris ; un
premier échec, nous l’avions réparé. Vous pouviez effacer cette tache, vous ne
l’avez pas fait. Les conditions les plus humiliantes, vous les avez acceptées !
Oui, pays sans
commerce, sans frontières, sans honneur !
Et c’est ce que
voulait la conférence ! Elle ne pouvait étouffer la révolution d’emblée ; il y
avait un autre moyen d’atteindre le but, vous le connaissez.
Une autre idée
a-t-elle pu guider la diplomatie ? Mais que lui avons-nous fait pour être
traités avec tant d’inhumanité ? N’avons-nous pas été dociles à ses conseils ?
N’avons-nous pas obéi à ses injonctions ? Est-ce nous qui avons violé nos
engagements ? Est-ce nous qui avons rompu l’armistice ? Ainsi la bonne foi, la
loyauté sont punies.
Cependant, elle nous
avait dit : « Adoptez les 18 articles, et vous aurez ce qui vous
appartient, et vous aurez un roi. »
Et aujourd’hui, que
nous avons obéi, on nous dépouille ! L’autorité royale est avilie ; et
qu’importe à la conférence ? Ce n’est qu’une royauté populaire. Le véritable
souverain, le propriétaire de quatre millions d’âmes, c’est le roi créé par le
congrès de Vienne.
Et quel conseil donnerai-je
? La guerre ? Non, je ne ferai plus retentir ces voûtes d’accent guerriers !
Nous avions alors 68,000 hommes bien équipés, prêts à entrer en campagne :
comme on nous trompait ! Non, mais je conseille le refus du traité ; et puis
attendons. Si tous nous n’avons pas fait la révolution, tous nous y avons
adhéré ; suivons tous le même sort : qu’on nous prenne ce qu’on exige de nous.
Que le Belge ne se présente pas à la postérité avec deux taches sur le front,
celle du déshonneur et celle de l’iniquité !
Et il y aurait
iniquité à céder le Limbourg et le Luxembourg.
Le Limbourg et le
Luxembourg ne sont pas restés en arrière lorsque la révolution éclata ; et
déjà, bien avant cette époque, c’était là que l’opposition était triomphante,
que les premiers coups furent portés à la domination hollandaise.
Les députés du
Luxembourg aux états-généraux n’ont-ils pas, pour la plupart, défendu avec
chaleur les intérêts du peuple ? Dans le Limbourg, depuis le célère procès du
bourgmestre de Maestricht, s’est-il passé une seule heure qui ne fût signalée
par une vigoureuse opposition ?
Venloo n’a-t-il pas
ouvert ses portes ?
Mais Maestricht ! Les
députés qui plaçaient jadis nos droits à l’indépendance dans la part plus ou
moins grande que nous avons prises à l’insurrection, récusaient Maestricht. Il
est temps de parler : oui, je l’espère, ces murs n’auront pas d’oreilles. On a
voulu le comité secret, je m’en saisis.
(…) (…) (…)
Toute résistance
devenue inutile, la jeunesse abandonna ses foyers pour venir grossir vos bataillons.
Sur le champ de bataille, les boulets ennemis ont été chercher de préférence
les Maestrichtois, comme pour leur faire payer leur part dans la dette du sang.
Elle était heureuse
pourtant cette ville de Maestricht ; mais, comme à vous, il lui manquait un peu
de bien-être moral.
Pendant plus de douze
mois elle a souffert en silence. Il y avait là un point à l’horizon qui la
rassurait. Le jour de la délivrance, de la réunion, viendrait. Le point s’est
avancé ; c’est une terrible tempête. Son bien-être matériel qu’elle voulait
échanger en partie contre un peu de bien-être moral, est perdu sans retour. Du
haut de ses remparts, ses malheureux habitants assisteront à des élections
directes, à un jugement par jury, aux agitations de la presse libre… C’est le
supplice de Tantale !
Et songe-t-on encore
à indemniser les nombreuses familles qui ont suivi le mouvement ?
Et Venloo !... Mais,
si je vous en fais un lugubre tableau, ne verrai-je pas le sourire errer sur vos
lèvres ? C’est ici que le cœur se soulève, qu’il y a concours d’indignation.
Oui, déjà à Maestricht, ceux que la révolution avait consternés parcourent les
rues, insultant aux habitants connus pour avoir des opinions libérales, connus
pour avoir applaudi à la révolution : attendez quelques mots !... A Venloo, je
vois déjà entrer les misérables que pour la sûreté publique on avait cru devoir
chasser ; leur âme est gonflée de rage et de vengeance. Députés de Ruremonde
(je ne nomme pas, mais j’indique), dites-moi, si votre sang ne coule pas plus
impérieux dans vos veines. Députés de Ruremonde, non, vous ne donnerez pas le
scandale d’un vote approbatif ; pour votre honneur, pour le repos de votre
conscience, au moins vous vous abstiendrez.
Et si je repousse ce
traité de honte, d’infamie, fer brûlant ; si je le repousse de toutes mes
forces, de mes cris de mes bras ; s’il me fait horreur, c’est de l’intérêt
personnel, et l’on comptait sur ma générosité !
Eh ! quels droits
avez-vous à ma générosité ? Ce pays, c’était le mien ; ensemble nous l’avions
conquis, ensemble nous devions vivre sous ses lois tutélaires, et vous me dites
aujourd’hui : « Allez-vous-en, retournez en Hollande ! » Etes-vous
donc aussi une conférence, messieurs ? Elle, quand elle nous dépouille, quand
elle nous outrage, elle veut que nous criions merci, et vous, quand vous me
sacrifiez, là sous le couteau, vous exigez que la victime fasse entendre des
accents de reconnaissance !
De l’intérêt
personnel ? Mais c’est vous qui voulez vivre, c’est vous qui nous sacrifiez !
Nous ne demandons rien, nous sommes contents de ce que nous avons.
Et qu’ai-je besoin
d’être généreux ? Encore, un mot et vous n’êtes plus rien pour moi ! La
Hollande, c’est ma patrie ! Et non, la Hollande m’est aussi fermée ; à moi
fermée ! Pardonnez à ma douleur, pardonnez à un malheureux qui plaide pour tant
d’autres malheureux !... Ai-je trop dit ? C’est que je songeais à moi ! Mes
propres souffrances sont aussi de quelques poids à mes yeux. Pardonnez-moi !
Non, je ne vous ai pas maudits ; non, je ne veux pas que la misère de tant de
familles, que le sang de tant de victimes pèsent éternellement sur vos têtes :
loin de là. Ici parmi vous, heureux et estimé, ou malheureux, refoulé sur la
terre étrangère, errant demain comme j’errais hier, je dirai : « Dieu
bénisse la Belgique ! Et ce roi, honnête homme, dans les destinées duquel il
semble être de voir se flétrir tout ce qu’il touche d’un main caressante, je
dirai encore : Que lui aussi soit béni ! »… Adieu.