(Paru dans « Hainaut. La terre et les Hommes. Mélanges offerts à Jean-Marc Cauchies », publié en 2016 à Mons, chez Hannonia)
(page 475) « Je n’ai qu’à me féliciter de ma troupe et de sa discipline. »
La ville de Mons est, à la fin du XIXe siècle, une cité prospère où habitent de nombreux rentiers, investisseurs, avocats, intellectuels, artistes, … mais aussi de nombreux ouvriers qualifiés travaillant dans les petites industries du centre de la ville. Tous profitent d’une ville où fleurissent de nombreux magasins et estaminets de qualité et de tout genre. Le Borinage, lui, est le centre industriel de la région de Mons, il rassemble tous les établissements d’extraction de charbon et propose des emplois, considérés comme précaires, à des milliers d’individus. Au-delà de cette distinction économique, il y a depuis le dernier quart du XIXème siècle une rupture sociologique entre les habitants de Mons et ceux du Borinage. Certains parleront d’un fossé dont on peut percevoir, encore en 2016, les stigmates. Nous pouvons, dès lors, nous interroger sur les causes de cette division entre Montois et Borains : est-elle uniquement économique ou des évènements particuliers en sont-ils la cause ?
Un élément de réponse proviendrait d’évènements ayant eu lieu à la charnière du XIXème et du XXème siècle. La question qui divise est fondée sur l’égalité des hommes devant les urnes. En effet, l’une des revendications des Borains est de pouvoir bénéficier du suffrage universel. Le suffrage est alors censitaire, c’est-à-dire limité uniquement aux individus payant un certain montant d’impôt. Ainsi, devant la loi, la plupart des riches Montois ont la possibilité de voter alors que les mineurs du Borinage n’ont pas le droit de désigner leurs représentants. Le soulèvement des Borains est dès lors imminent et le Parti Ouvrier belge (P.O.B.), nouvellement institué, leur donne l’espoir qu’un jour tous les hommes pourraient (page 476) être égaux. En 1893, tout bascule lorsque les Borains souhaitent montrer leurs revendications en défilant dans Mons. Le bourgmestre, membre du Parti libéral, ne souhaite pas voir les mineurs défiler et décide d’interdire la manifestation. Le résultat est sanglant et le Parlement belge doit finalement concéder une partie du pouvoir et instituer le vote universel tempéré par le vote plural.
Cet évènement peut être analysé de diverses façons et l’historiographie usuelle aborde l’angle de vue des mineurs borains, à savoir les manifestants. Nous allons, dans cette étude, aborder cette thématique a contrario et ce grâce aux archives de la Ville de Mons où le dossier constitué par les autorités montoises en relation avec cet évènement a été retrouvé. Dès lors, notre objectif est de vous dévoiler le rôle des organes du maintien de l’ordre et de présenter les faits selon leur vision. Tout d’abord, nous analyserons les documents d’archives et nous établirons un état des lieux des forces en présence. Ensuite, nous aborderons les préliminaires de l’évènement. Par après, nous nous plongerons dans la journée du 17 avril 1893 et ce sur les différents lieux d’entrée de Mons en direction du Borinage. Finalement, nous étudierons les conséquences des évènements pour les forces de l’ordre, les manifestants ainsi que pour les victimes collatérales.
Retrouvé dans le fonds des archives de la Ville de Mons conservé aux Archives de l’Etat à Mons, le dossier spécifique à la journée du 17 avril 1893 a été constitué au cabinet du bourgmestre de Mons. Au-delà de son titre général, le sous-titre du dossier est assez explicite quant à la finalité de l’évènement : Collision entre les grévistes et la garde civique. Il rassemble les différents rapports des officiers et sous-officiers de la garde civique mais aussi la correspondance spécifique à l’organisation de l’évènement et à ses conséquences. Ce dossier présente une structure très organisée car il doit, en partie, permettre de satisfaire à la lettre adressée à la Ville de Mons par le juge d’instruction requérant les documents relatifs à l’organisation de la journée du 17 avril 1893 (Lettre du lieutenant-colonel commandant de la Garde civique Léon Dolez, 10 mai 1893, dans Archives de l’Etat à Mons (AEM), Archives de la Ville de Mons (AVM), fonds contemporain semi inventorié (s.i.), 82.). Les (page 477) informations conservées dans ce dossier sont produites par l’autorité communale, la police et la garde civique.
Dans le troisième quart du XIXème siècle, la Belgique entre dans une ère économique très prospère grâce, entre autres, aux nouveaux organismes financiers qui font apparaître de grandes structures employant d’innombrables ouvriers. Ce développement s’arrête en 1873 mais n’a jusqu’alors pas profité aux classes laborieuses, toujours dans un état de pauvreté extrême. En effet, la Belgique et les autres pays européens subissent une crise économique sévère jusqu’en 1895. En outre, le libéralisme économique, considéré comme source de tous les bienfaits, ne peut souffrir d’aucune législation contraignante. En 1885, le Parti Ouvrier Belge est créé avec comme objectif l’obtention du suffrage universel lui permettant d’avoir des représentants au sein du Parlement, seule voie possible pour toute modification de la loi afin de protéger et améliorer la vie des classes laborieuses. Son programme social est simple : semaine de six jours, fixation de l’âge de la pension pour les employés, amélioration des conditions d’hygiène et de sécurité dans les ateliers et habitations.
Dans la région de Mons et du Borinage, ces deux mondes existent et s’opposent.
Les Montois regardent le Borinage et ses habitants comme un parc naturel, une lointaine colonie ou un jardin zoologique (G. WAELPUT, 1893 : La fusillade de l’avenue de Jemappes vue à travers la presse montoise, dans La Pensée Wallonne, n° 156, 2000, p. 34.). L’ouvrier est considéré comme le mendiant, il est suspect de tous les vices aux yeux de la bourgeoisie libérale. Gonzales Decamps, auteur d’un guide touristique sur Mons en 1894 et membre de la garde civique lors des évènements d’avril 1893, présente les Borains comme des nègres en raison de leurs occupations absorbantes et dangereuses autant que par la poussière noire recouvrant leur visage. Il complète en affirmant que ces gens ont bien des défauts et que leur travail n’est pas de nature à vivifier leur intelligence et à développer leur sensibilité morale (G. DECAMPS, Mons. Guide touristique, Mons, 1894, p. 202). Toutefois, il donne quelques qualités aux Borains : ce sont des travailleurs acharnés que ne rebutent ni la fatigue ni les catastrophes épouvantables dont les houillères sont le théâtre à certains moments. Quant aux Montois, ils peuvent se montrer charitables envers les Borains lors des nombreux accidents qui se déroulent dans les mines. Ils organisent fêtes et banquets afin de récolter des fonds pour aider les familles (page 478) victimes des accidents. Pour les bourgeois, l’état déplorable des pauvres suscite une certaine compassion mais cela se limite à quelques actions sporadiques : ils considèrent l’ouvrier comme un mal nécessaire, un outil indispensable au développement économique.
La vision des Borains par rapport aux Montois n’est pas plus glorieuse. Ainsi, ils ont aussi une image très négative des Montois : ils les considèrent comme des hommes rentiers et oisifs en les traitant plus particulièrement de fâdes.
La garde civique est constituée directement après l’indépendance de la Belgique en 1830 et regroupe les anciennes gardes bourgeoises. Elle est instituée dans toutes les grandes villes du pays et rassemble des hommes à partir de 21 ans. Elle a, à son origine, pour objectifs de maintenir l’obéissance aux lois, conserver ou rétablir l’ordre et la paix publics, assurer l’indépendance de la Belgique et l’intégrité de son territoire (Bulletin officiel de la Garde civique, Bruxelles, 1889, p. 3.). Elle est constituée en compagnies commandées par un capitaine. A Mons, la garde civique est stationnée à la Grand’Place devant l’Hôtel de Ville. Son rôle consiste surtout à monter la garde et à faire des patrouilles qui rassurent la population. Elle épaule également la police dans la dispersion des manifestations (P. LECLERCQ, Histoire de la garde civique, Bruxelles, 2005, p. 125). Finalement, elle doit garantir la conservation des propriétés (A. GRAUX, La garde civique de Binche, dans Bulletin d’information de la Société d’Archéologie et des Amis du Musée de Binche, 2010, n° 1, p. 4.). En fait, la garde locale doit défendre la population contre les étrangers lato sensu, c’est-à-dire contre les agresseurs venus du dehors qu’ils soient voisins ou d’une autre nationalité (R. DARQUENNE, Les Warocqué et la garde civique, Morlanwelz, 1987, p. 25.). En outre, et ce à l’instar des nombreux militaires, les membres de la garde civique participent à la vie culturelle de la cité par la réalisation de banquets et autres festivités.
En cette fin de XIXème siècle, les bourgeois, dont est composée la garde civique, sont habités par la peur de la révolte ouvrière qui sévit en de nombreux endroits du pays (P. LECLERCQ, op. cit, p. 113). Les membres de la garde civique sont déterminés à mater les fauteurs de trouble considérés comme des voyous. Néanmoins, ils ne font preuve d’aucune brutalité contrairement aux soldats et gendarmes qui répriment les grèves sauvagement. Les ouvriers, de leur côté, préfèrent avoir affaire à la garde civique, constituée de simples citoyens, moins violents. La garde civique apparaît comme une force de (page 479) modération et essentiellement démocratique (A. PANTENS, Droits et devoirs du citoyen ou petit code politique et administratif belge à la portée de tous, Bruxelles, 1876). Toutefois, une troupe non préparée à de réelles opérations de maintien de l’ordre civil, à l’instar de la garde civique, risque d’avoir moins de retenue et d’avoir tendance à tirer plus facilement sur la foule qui lui paraîtrait menaçante (S. SIROT, La grève en France : une histoire sociale, XIXème-XXe siècles, Paris, 2002, p. 170).
Le mardi 11 avril 1893, après plusieurs mois d’études et de débats, la révision de l’article 47 de la Constitution, proposant le suffrage universel est repoussée au Parlement par 115 voix contre 26. A l’annonce de ces résultats, le conseil général du Parti Ouvrier décide qu’il y a lieu de recourir à la grève générale. Le congrès du parti tenu à Gand le 5 avril avait décidé de déclarer cette grève générale si la Chambre repoussait le suffrage universel (J. PUISSANT, L’évolution du mouvement ouvrier socialiste dans le Borinage, Bruxelles, 1979, p. 342). AVM C’est la première fois qu’une grève en Belgique est exclusivement à caractère politique, ne vise pas le patronat et est déclenchée sur décision régulière d’un parti (VAN KALKEN, Commotions populaires en Belgique 1834-1902, Bruxelles, 1936, p.133,). Des scènes de confrontations entre forces de l’ordre et grévistes réclamant le suffrage universel se déroulent partout dans les zones industrielles de Wallonie (Liège, Centre et Borinage) et à Bruxelles (P. LECLERCQ, op. cit., p. 123.). Dans le Borinage, la grève est particulièrement bien suivie, ce qui s’explique par la misère ouvrière qui y règne. La violence est à son comble et les émeutiers sont surexcités. De nombreuses bandes de grévistes se déplacent chaque jour dans le Borinage et font cesser le travail dans les fosses, les chantiers mais aussi les fabriques. De nombreuses bagarres ont lieu entre grévistes et gendarmes. Déjà plus de 9000 grévistes sont dénombrés dans le Couchant de Mons en date du 12 avril (F. MAHIEU-HOYOIS, L’évolution du mouvement socialiste borain (1885-1895), dans Cahiers du centre interuniversitaire d’histoire contemporaine, n° 68, Louvain-Paris, 1972, p. 79.).
(page 480) Le 14 avril, Henri Roger, secrétaire général du Syndicat général des ouvriers mineurs du Borinage, fait parvenir une lettre au cabinet du bourgmestre de la Ville de Mons, Henry Sainctelette. Il indique au bourmestre que les ouvriers borains ont l’intention de se rendre à Mons le lundi 17 avril à 14 heures pour manifester leur désir d’obtenir le suffrage universel. Henri Roger rassure les autorités en invoquant que la manifestation se fera dans les mêmes conditions et avec le même itinéraire que celles qui l’ont précédée ; elle sera comme ses aînées calme et pacifique.
La réponse du bourgmestre Sainctelette est rapide et cinglante : il fait rédiger et publier une ordonnance interdisant tout rassemblement en s’inspirant d’un recueil récemment publié sous le titre Les grèves et le maintien de l’ordre (C. WILIQUET, Les grèves et le maintien de l’ordre. Précis des droits et des devoirs de l’autorité et du citoyen, Frameries et Mons, 1891), prescrivant spécifiquement le rôle et le pouvoir des autorités communales lors de manifestations :
« ADMINISTRATION DE LA VILLE DE MONS
« Le Bourgmestre
« Vu la lettre du Syndicat général des ouvriers mineurs du Borinage. en date du 14 avril 1893, informant que les ouvriers borains ont l'intention de se rendre à Mons lundi 17 avril, à 2 heures de relevée, pour manifester à nouveau, par un cortège, leur désir d'obtenir le suffrage universel ;
« Considérant que si les articles 14 et 19 de la Constitution consacrent pour les Belges la liberté d'opinion en toute matière et le droit de s'assembler paisiblement et sans armes, les rassemblements en plein air n'en restent pas moins entièrement soumis aux lois de police ;
« Considérant que les décrets du 14 décembre 1789,16-24 août 1790 et des 19-23 juillet 1791, confient expressément et d'une manière générale au pouvoir municipal le soin des mesures préventives propres à le désordre sur la voie publique et y maintenir dans l’intérêt de tous, la paix et la tranquillité ;
« Considérant qu'il est de notoriété que la plupart des ouvriers mineurs du borinage sont actuellement en état de grève et qu'à cette occasion il y a eu déjà, à diverses reprises, collision entre la force publique et les grévistes ;
« Vu l'article 94 de la loi communale,
« Arrête :
« Article 1. La circulation des bandes ou cortèges non autorisés par le Bourgmestre est interdite.
« Art. 2. Les attroupements ou rassemblements sur la voie publique sont interdits.
« Art. 3. La circulation individuelle est interdite partout où besoin sera pour assurer l'exécution des dispositions qui précèdent.
« Art. 4. Toute contravention à la présente ordonnance sera punie des peines de police.
« Art. 5. La présente ordonnance sera obligatoire immédiatement après qu’elle aura été publiée et affichée.
« Fait à Mons, le 15 avril 1893. »
« Le Bourgmestre, Henry Sainctelette. » (AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82).
En outre, le bourgmestre Sainctelette répond avec une lettre laconique au Syndicat général des ouvriers mineurs du Borinage qu’il ne peut tolérer en ce moment une manifestation ou un cortège (Minute du 15 avril 1893, Cabinet du bourgmestre, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82.). Le bourgmestre fait parvenir son ordonnance au gouverneur de la province de Hainaut, Charles d'Ursel, au colonel de la garde civique et au commandant de gendarmerie. Il prévient l’armée de son arrêté du 15 avril 1893 interdisant la circulation en bande, les attroupements et rassemblements sur le territoire de la ville de Mons et requiert, en vue des dispositions de la loi, le concours de l’armée pour assurer l’exécution de cet arrêté (Minute du 15 avril 1893, Cabinet du bourgmestre, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82.). Les communes limitrophes de Mons et une partie des villages industriels du Borinage (Asquillies, Baisieux, Bougnies, Boussu, Ciply, Cuesmes, Dour, Elouges, Eugies, Flénu, Frameries, Genly, Ghlin, Hainin, Havré, Hornu, Jemappes, La Bouverie, Noirchain, Pâturages, Quaregnon, Thulin, Warquignies, Wasmes, Wasmuel et Wihéries) reçoivent aussi l’ordonnance de Sainctelette ; (page 481) mais les villages de l’est de Mons, excepté Havré, n’en sont pas instruits. L’ensemble de ces informations est rapidement diffusé grâce au télégraphe.
Le dimanche 16 avril, Henri Roger répond à l’ordonnance de Sainctelette interdisant la manifestation. Il explique qu’il a pris seulement connaissance de l’ordonnance le 15 avril au soir et rétorque au bourgmestre (page 482) de Mons que cette missive est arrivée trop tard pour que le syndicat puisse intervenir efficacement et empêcher les ouvriers borains de se rendre à Mons. Le reste de sa lettre démontre point par point l’inconstitutionnalité de l’ordonnance :
« … Chaque fois que nous avons organisé une manifestation à Mons et que, par déférence, nous vous avons averti, vous avez déclaré que vous ne vous reconnaissiez pas le pouvoir de l’interdire et que nous usions légitimement d’un droit que la constitution nous accorde. Aujourd’hui, vous invoquez contre les articles de la constitution qui nous confèrent ce droit des décrets de 1789, 1790 et 1791, oubliant que la constitution, dans son article 138, a abrogé toutes les lois, décrets, arrêtés, règlements et autres actes qui y sont contraires. Vous invoquez aussi la nécessité de soumettre aux lois de police les rassemblements en plein air, droit que nous ne vous avons pas contesté et auquel nous nous sommes soumis les premiers en vous avertissant de nos intentions. Mais vous confondez volontairement le droit de surveiller, que nous vous reconnaissons, avec le droit d’interdire, que vous ne possédez pas. Enfin, chose inconstitutionnelle et illégale par-dessus tout, vous interdisez la circulation individuelle, sans même indiquer dans quels endroits, déclarant ainsi que l’arbitraire le plus absolu va régner dans la ville de Mons et que le plus inoffensif passant est soumis à votre fantaisie. »
Ensuite, Henri Roger rappelle au bourgmestre qu’à de nombreuses reprises, les Borains ont manifesté dans Mons sans jamais y causer le moindre trouble. Il continue en démontrant que ces mesures draconiennes pourraient être la cause de troubles dans le Borinage. Toutefois, il essaye de calmer l’affaire et affirme que si les Borains arrivent jusqu’à Mons - ce qui lui semble douteux par suite des mesures exceptionnelles prises à leur égard -, il se ferait un devoir de se rendre partout où il sera nécessaire pour les engager à éviter des conflits. Finalement, il demande aux autorités le calme et le sang-froid indispensables dans l’intérêt de la paix publique.
Le bourgmestre de Mons prend connaissance de cette lettre cachetée du 17 avril 1893, jour de la grève et y répond directement en confirmant son ordonnance et en affirmant qu’elle n’est pas en contradiction avec ses autorisations antérieures ; il prend l’exemple de la manifestation socialiste du 9 novembre 1890. Effectivement, l’ordonnance de police de cette année-là indique que le bourgmestre ne peut pas interdire la manifestation mais qu’il peut empêcher le désordre sur la voie publique et qu’il aurait pu s’en prévaloir, avec l’approbation du (page 483) conseil communal, grâce à un arrêté de police. Si la manifestation du 9 novembre 1890 fut autorisée, c’est suite aux renseignements pris par la police de Mons indiquant qu’aucun désordre n’était à craindre et que « ni la paix ni la tranquillité publique ne sont compromis ». (Lettre de Sainctelette, bourgmestre de Mons, au commissaire de police en chef concernant la manifestation socialiste du 9 novembre 1890, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i..). En effet, la présentation faite par le commissaire de police, suite à sa rencontre avec les délégués de la Fédération boraine, semble confirmer l’aspect pacifique de la manifestation pour le suffrage universel de 1890 (Rapport du commissaire de police en chef du 3 novembre 1890 au bourgmestre de Mons, Manifestation socialiste du 9 novembre 1890, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 81).
Il est intéressant de pouvoir déterminer les raisons pour lesquelles le bourgmestre décide de rester sur sa position quant à l’interdiction de la manifestation à Mons. D’une part, la situation est particulièrement neuve et différente des années précédentes. La grève de 1893 est exclusivement à caractère politique et à l’initiative d’un parti politique et fait suite à l’émotion récente de la non-révision de l’article 47 de la constitution. D’autre part, cette grève générale a débuté le 11 avril et a déjà causé de nombreux problèmes dans le Borinage. La gendarmerie à cheval est attaquée à Quaregnon le 13 avril et divers coups de feu sont tirés. De plus, des biens privés ont été la cible des manifestants. Plus de 14.000 grévistes sont dénombrés dans le Borinage à ce moment-là. Il est clair que le bourgmestre de Mons, ayant pris connaissance du comportement des grévistes dans la région, décide ensuite de ne pas accepter une manifestation en ville à la demande du Syndicat général des ouvriers mineurs. Il ne souhaite pas faire subir à la population montoise les problèmes rencontrés dans le Borinage.
En ce lundi 17 avril, les Borains décident de braver l’interdiction du bourgmestre et avancent sur Mons. Plusieurs techniques seront utilisées par les grévistes pour rejoindre la ville. Certains prennent le train habillés de leur costume du dimanche et d’autres marchent vêtus de leur vêtement de travail en espérant ne pas être bloqués par les forces de police. Grâce aux informations conservées dans le dossier d’archives, il est possible de suivre la communication entre les autorités des communes du Borinage et la Ville de Mons. Cette dernière est rapidement informée des déplacements des grévistes se dirigeant vers Mons. Que cela soit par téléphone, par télégramme ou même par avis oraux, (page 484) l’information est rassemblée à la police de Mons qui les annote dans un rapport circonstancié. Ces documents, exceptés les télégrammes, sont tous retranscrits de la main d’un agent de police (Avis donnés à la police (18 avril 1893), avis téléphoniques, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Les informations sont collationnées par le commissaire de police afin de disposer d’une vue d’ensemble de l’avancement des Borains sur Mons, minute par minute. En voici un relevé chronologique non exhaustif:
- 9h06 : Télégramme du commissaire de police de Wasmes: arrêté bourgmestre affiché hier aussitôt réception 3000 grévistes environ à Wasmes la moitié je pense… se diriger vers Mons pour manifester d’après rumeur publique (Télégramme du commissaire de police de Wasmes au commissaire de police de Mons du 17 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82);
- 9h19 : Télégramme du bourgmestre d’Elouges: bandes environ 300 grévistes se dirigent vers ville par la grand route (Télégramme du bourgmestre d’Elouges au bourgmestre de Mons du 17 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82) ;
- 10h10 : Télégramme du commissaire de police de Dour: une cinquantaine de manifestants de Dour se rendent par petits groupes à pied à Mons (Télégramme du commissaire de police de Dour au commissaire de police de Mons du 17 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82.) ;
- 10h45 : Appel téléphonique de Boussu: 300 à 400 grévistes passent et se dirigent vers Mons ;
- 10h50 : Appel téléphonique d’Hornu: 400 à 500 grévistes longent le canal et se dirigent vers Mons ;
- 11h00 : Appel téléphonique de Pâturages: 500 à 600 doivent se réunir à Cuesmes pour venir à Mons ;
- 11h22 : Appel téléphonique de Frameries: 500 à 600 grévistes de Frameries se dirigent vers Mons ;
- 11h25 : Télégramme du commissaire de police d’Hornu: Sept à huit cents mineurs se dirigent vers Mons venant de Boussu, beaucoup de femmes (Télégramme du commissaire de police d’Hornu au commissaire de police de Mons du 17 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82) ;
- 11h50 : Appel téléphonique de Wasmes: Enormément de Borains armés de gourdins, passent se rendant à Mons.
(page 485) - 12h00 : Appel téléphonique de Quaregnon: de nombreux grévistes se rendent à Mons et se proposent de rentrer en ville deux à deux et ensuite d’y former cortège ;
- 12h00 : Avis donné à la police: Monsieur Lupan de Saint-Ghislain prévient par téléphone que 1200 à 1500 grévistes s’arment de tout ce qu’ils peuvent trouver, couteaux, pioches, poignards etc. etc. et se disposent à venir à Mons par Quaregnon ;
- 12h15 : Télégramme du commissaire de police de Frameries: les grévistes de Frameries partent vers Mons par groupes cinq et six ignore leur intention ; veuillez-nous informer le retour des grévistes par télégraphe (Télégramme du commissaire de police de Frameries au commissaire de police de Mons du 17 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82. ;
- 12h40 : Appel téléphonique du commissaire de police de Cuesmes: environ 1000 grévistes réunis sur la place de Cuesmes ;
- 13h20 : Appel téléphonique du commissaire de police de Cuesmes: Les grévistes partent vers Mons, par petit groupe.
Suite à l’ordonnance du bourgmestre Sainctelette, le chef de la garde civique, Léon Dolez, rédige un ordre du jour pour l’organisation de la journée du 17 avril afin d’interdire la circulation des bandes et cortèges, les attroupements ou rassemblements sur la voie publique. Il dessine un plan général annexé à l’ordre du jour afin de déterminer exactement la répartition des forces en vue de la journée de manifestation (AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82.). Les différents corps de la garde civique sont majoritairement déployés sur les voies d’accès du Borinage ainsi qu’à la gare où des bataillons ont comme mission de surveiller cette entrée de ville mais aussi d’intervenir en renfort sur certaines zones. Léon Dolez est certain que les grévistes tenteront d’entrer en ville par ces endroits et décide de faire surveiller les autres entrées de la ville uniquement par de la cavalerie. L’état major, composé entre autres de Léon Dolez et de Henri Sainctelette, est installé à l’Hôtel de Ville où est aussi présent un régiment en renfort à savoir la compagnie de chasseurs éclaireurs et la (page 486) batterie d’artillerie. Ces deux corps spéciaux sont plus aptes que l’infanterie à se porter au pas de gymnastique là où cela serait nécessaire.
(page 487) Le 17 avril 1893, avant même la participation de la garde civique à la défense de la ville de Mons, la police avait, dès le matin, été placée aux avenues d’Hyon, de Bertaimont, de Cuesmes, de Jemappes ainsi qu’à la place Léopold (Rapport de la journée du 17 avril du commandant en chef de la police de Mons, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Ces postes ont pour but de faire rebrousser chemin aux petits groupes et aux Borains isolés qui se présentent.
Suite à l’affluence de grévistes et aux informations reçues du Borinage, le bourgmestre requiert la garde civique. A 10h30, l’appel au tambour est fait. Selon la demande de Léon Dolez, les gardes doivent se trouver en tenue de route, chapeau sans panache, au lieu ordinaire des réunions, rue du Mont-de-piété (actuelle rue du 11 novembre) (Ordre du jour pour la journée du 17 avril 1893, Léon Dolez, 16 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Vers 11h30, la garde est réunie et 10 cartouches sont distribuées par homme. Dès le début, il est décidé de distribuer des munitions. Léon Dolez recommande, avant le départ des gardes, de ne faire feu qu’à la dernière extrémité et de ne faire usage des armes qu’au commandement des officiers (Rapport de Léon Dolez, lieutenant-colonel-commandant de la garde civique, au bourgmestre de Mons, 2 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Au total, la garde de ce 17 avril rassemble environ 800 bourgeois.
Vers 11h, le mouvement d’arrivée des Borains à Mons se fait de plus en plus présent et de fortes bandes sont aux avenues de Cuesmes et de Jemappes. Après le rassemblement, les corps sont envoyés selon le plan de répartition et la 4ème compagnie du 2ème bataillon est envoyée aussi au pont de l’avenue du Parc, car les grévistes présents à l’avenue de Jemappes auraient pu, d’après Léon Dolez, tenter d’entrer en ville par le chemin des Bassins et la route de Ghlin. En outre, toutes les positions sont surveillées en avant par des cavaliers. (Rapport de Léon Dolez, lieutenant-colonel-commandant de la garde civique, au bourgmestre de Mons, 2 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82., p. 6.)
Les premiers ouvriers qui se sont successivement présentés aux avenues de Jemappes et de Cuesmes forment des attroupements compacts arrêtés par la police. L’arrivée de la garde civique permet de renforcer les positions. Le déploiement est constant dans les deux cas: des sentinelles se placent en avant et exhortent les manifestants à rentrer chez eux, une première ligne est présente quelques dizaines de mètres plus loin et par la suite une deuxième, voire une troisième ligne, se placent à l’arrière en renfort. Le nombre de manifestants beaucoup (page 488) plus élevé que la garde civique montre rapidement la faiblesse de ce système de défense. De manière générale, la plupart des grévistes sont armés de gourdins et de cannes plombées; leur attitude est, d’après la police, hostile et menaçante et devient par moment très agressive: ils ne cessent d’outrager et de provoquer la police et la garde civique (Rapport de la journée du 17 avril du commandant en chef de la police de Mons du 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Les habitants des avenues de Jemappes et de Cuesmes ferment leurs volets et de nombreux badauds se déplacent vers la place de Bavière par curiosité afin de découvrir l’affrontement entre Borains et forces de l’ordre (L. FOURMANOIT, Des luttes…des Hommes… et du Borinage, Cuesmes, 1983, p. 86.). Certains enfants montent dans les arbres et sur les murs pour ne rien perdre des évènements.
Les événements du 17 avril 1893 aux diverses entrées de Mons sont particulièrement différents; pour des raisons de clarté, ces endroits sont présentés de façon distincte.
La 4ème compagnie du 1er bataillon de la garde civique se déploie sur l’avenue de Cuesmes et compte ce jour-là environ 70 membres. Lors de leur arrivée, le capitaine Denuit fait former une ligne devant les grévistes. Des sentinelles sont placées au niveau du pont de la Trouille, d’autres le long du chemin de la Trouille et derrière la garde pour maintenir la foule se trouvant sur la place de Bavière. Le capitaine Denuit donne quelques recommandations complémentaires à ses gardes: observer le silence le plus absolu dans les rangs, ne pas parler avec qui que ce soit et que les hommes du second rang restent à leur chef de file. L’ordre principal est que personne ne puisse passer.
Les manifestants arrivent en grand nombre et veulent traverser les rangs. La police met le sabre à la main et les refoule avec l’aide de la garde civique qui croise la baïonnette (Rapport de la journée du 17 avril du commandant en chef de la police de Mons, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain, s.i., 82). Des écrous en fer et un bâton sont jetés sur les gardes. Ensuite, un fort mouvement en avant des grévistes oblige le capitaine Denuit à commander à ses gardes de défaire les cartouches. La conséquence est rapide, les injures deviennent nombreuses et les menaces suivent sans interruption ainsi que les provocations. Les Borains crient à la garde civique « binde de lâches », « bandes (page 489) de fainéants » (L. FOURMANOIT, op. cit., p. 86.). Pour aider à garder cet endroit, l’échevin Leclercq, aidé de la police, vient prendre place entre les manifestants et la garde pour faire, comme indiqué dans le rapport du capitaine Denuit, « les sommations d’usage ». Lors de son arrivée, l’échevin invite la garde à reculer car elle se trouve sur le territoire de la commune de Cuesmes. Ceci permet aux grévistes d’avancer. Afin de bloquer leur marche, la garde civique charge sur eux. Directement après, l’ordre de mettre l’arme au pied est donné à la compagnie. Cela ne modifie pas le comportement des grévistes: ceux-ci sont « plus menaçants et agressifs montrant leurs gourdins énormes et les pierres qu’ils nous destinaient et exprimant leur volonté absolue d’entrer en ville » (Rapport du capitaine Denuit, retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 22 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 14.). Voyant de nombreux grévistes essayant de traverser la rivière, une nouvelle charge à la baïonnette est ordonnée. Des renforts sont demandés pour protéger les berges de la Trouille. Les sentinelles, au corps à corps avec les grévistes, les ont repoussés à coup de crosse de fusil, supportant avec calme toutes les injures et menaces (Rapport du capitaine Houdez, 16 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 6). C’est à cet endroit qu’est présent le journaliste et historien local Gonzales Decamps, qui, d’après son capitaine, a été longtemps en avant et a fait preuve d’une rare énergie.
A 13h, des renforts arrivent. Il s’agit d’un peloton de 25 hommes environ de la 2ème compagnie du 2ème bataillon dirigée par le capitaine Houdez. Ce dernier rédige dans son rapport un plan de la situation à l’avenue de Cuesmes et au rond-point de Bavière présentant le déploiement de la garde après le retrait de celle-ci du territoire de Cuesmes (AEM, AVM, fonds contemporain, s.i., 82, p. 10). (…)
(page 490) D’heure en heure, le nombre de grévistes augmente et lors du passage de Léon Dolez sur les lieux, plusieurs milliers de grévistes sont présents et profèrent des injures et des menaces de mort, lèvent sur les gardes des bâtons plombés et leur jettent des boulons. La garde fait bonne contenance ayant la baïonnette croisée (Rapport de Léon Dolez, lieutenant-colonel-commandant de la garde civique au bourgmestre de Mons, 2 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 10). Le capitaine Houdez a (page 491) évalué le nombre de manifestants à 6000 personnes (Rapport du capitaine Houdez, op. cit., p. 3). Sur la place de Bavière, un mélange de curieux montois et de grévistes sont présents et regardent les évènements. Le capitaine Houdez confirme la présence de nombreuses personnes à cet endroit, parlant d’« une foule qu’on peut évaluer à certains moments à plusieurs milliers de personnes » (Ibidem.). Cette présence rend difficile la gestion de la foule et donne une impression de menace pour la garde civique. Lors de son passage, Léon Dolez indique que près d’eux se trouvait Bastien, le socialiste bien connu, et qu’il est accueilli par des huées parties d’un groupe de jeunes gens portant la casquette des étudiants de l’Ecole des mines.(Note de bas de page : Arthur Bastien (1855-1918): participe à la création du Cercle socialiste de Mons constitué de membres appartenant à la classe moyenne et à la petite bourgeoisie. En 1892, il devient trésorier du Syndicat général des mineurs et sera emprisonné après la manifestation du 17 avril 1893. J. NEUVILLE, dir., Dictionnaire biographique des militants du mouvement ouvrier, Bruxelles, 1995, p. 74.)
A l’avenue de Cuesmes, tout à coup, vers 15h, un ordre semble avoir été donné au sein des grévistes et le cri de « en avant » est prononcé. L’une des sentinelles, sentant la main d’un gréviste empoigner son fusil, se fait aider par l’un des gardes qui charge à la baïonnette. Les sentinelles se replient et le reste de la garde civique réplique par une nouvelle charge qui fait tomber les premiers rangs des manifestants. Certains gardes ont leur baïonnette ensanglantée et le capitaine Houdez indique que « … cette charge ne fit qu’augmenter leur colère, c’est à ce moment que nous vîmes apparaître des femmes qui nous insultaient et nous montraient ce qui n’avait rien de commun avec leur visage. » (Rapport du capitaine Houdez, op. cit., p. 5). Par la suite, de nouveaux renforts affluent: la compagnie des chasseurs éclaireurs, prévenue vers 15 heures, arrive et se place à 50 pas derrière la garde civique. Elle est composée de 82 hommes. L’échevin Masson présent sur place demande de faire évacuer la place de Bavière. Il donne aussi l’ordre de faire évacuer le café situé au rond-point, celui-ci étant rempli de « perturbateurs »; la police et une escouade du 3ème peloton font (page 492) exécuter l’ordre (Rapport du capitaine Genard, retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 19 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 44). Finalement, la batterie d’artillerie arrive sur la place et se positionne avec les chasseurs éclaireurs à cet endroit.
Une nouvelle charge à la baïonnette est ordonnée. La compagnie est toujours distante des grévistes ; mais elle ne se retrouve plus qu’à trois mètres d’eux. Les poussées des manifestants se font plus vigoureuses et lorsqu’ils entendent les tirs partis à l’avenue de Jemappes à quelques centaines de mètres de là, ils lancent des projectiles vers la garde civique et blessent plusieurs membres. Toutefois, les forces de l’ordre tiennent bon et les grévistes ne cassent pas la ligne de baïonnettes. Il faudra attendre la venue d’Henri Roger avec les échevins Masson et Leclercq pour que les grévistes décident de se retirer en nombre (Rapport du capitaine Denuit, op. cit., p. 17.). Ils battent en retraite avec un ensemble musical qui, d’après le capitaine Houdez de la garde civique, « nous a tous écœurés. » (Rapport du capitaine Houdez, op. cit., p. 5). Par la suite, vers 18h, la compagnie de la garde civique en poste à l’avenue de Cuesmes quitte les lieux et rejoint la place de Bavière et quelque temps après, continue son chemin vers le centre de la ville par la place Léopold, au cas où cela serait encore nécessaire.
La 2ème compagnie du 1er bataillon s’installe à l’avenue de Bertaimont en établissant des postes avancés au niveau du Trieu et de l’avenue d’Hyon. La route est barrée près du pont de la Trouille et des sentinelles y sont placées pour prévenir de l’arrivée des grévistes. De petits groupes de manifestants assez nombreux arrivent au niveau des avant-postes et rebroussent chemin suite aux ordres donnés par les sentinelles (Rapport du capitaine Lemye retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 5-6). Certains manifestants passent par la Trouille et des renforts sont envoyés entre l’avenue de Bertaimont et la place de Bavière le long de la rivière. Il n’y a pas de contact physique à l’avenue de Bertaimont, les manifestants ayant privilégié les lieux où ils étaient plus nombreux; vers 19h, la garde est licenciée.
La prise en main de l’avenue de Jemappes est faite vers 12h par la 3ème compagnie du 1er bataillon du capitaine Delsaux. D’après un officier (page 493) de cavalerie, lors de leur arrivée les premiers manifestants n’expriment pas d’attitude hostile (Rapport du capitaine Delsaux retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, s.d., dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 7). Pourtant, quelques instants plus tard, des renforts sont demandés au niveau du pont du canal à l’avenue des Bassins car il y aurait, d’après la garde civique, environ 2000 à 3000 grévistes sur place. Suite à l’arrivée de gardes sur cette partie, les grévistes décident de passer par la digue du canal et sont bloqués par le caporal Delplanque, préposé à la garde du pont, qui décide de le faire lever. L’avant-garde est disposée à 150 m en avant de la compagnie mais est rapidement débordée par les grévistes et est obligée de se replier.
Le capitaine Delsaux maintient pendant deux heures la position où ses hommes se sont, d’après son rapport, montrés d’une grande patience en ne répondant pas aux invectives qui leur étaient adressées par certains manifestants plus exaltés. Il démontre aussi les difficultés de compréhension entre les deux mondes: « De mon côté je cherchais à calmer leur effervescence, en leur parlant dans leur langage – vous savez que je suis Borain – sans être molesté par eux, je ne suis jamais parvenu à leur faire abandonner le terrain… » (Ibidem, p. 8) Le capitaine Hanuise confirme que la compagnie de Delsaux, baïonnette au canon, s’efforce de repousser les grévistes de plus en plus menaçants se trouvant à moins d’un mètre des gardes (Rapport du capitaine Hanuise retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 22 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 34-35).Finalement des renforts sont demandés et la 1ère compagnie du 2ème bataillon arrive de la place de la gare et découvre qu’environ 500 personnes sont déjà parvenues à traverser les lignes tenues par la garde civique (Rapport du capitaine Hoyaux retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 30 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 19). Dès lors, celle-ci fait évacuer toute l’avenue de Jemappes jusqu’au passage à niveau (proche de la place de Bavière) et fait placer des hommes pour protéger la zone.
Un autre peloton arrive sur place en renfort: c’est une partie de la 3ème compagnie du 2ème bataillon dirigée par le sous-lieutenant Janssens, lui-même sous l’autorité du capitaine Hanuise. Celle-ci se place à l’arrière des différentes gardes déjà présentes. Par la suite, l’échevin Lescarts demande au sous-lieutenant Janssens de la compagnie de se porter à l’allée gauche de l’avenue pour renforcer la première ligne (Rapport du capitaine Hanuise op.cit., p. 35). La zone commençant à plier sous la force des manifestants, le reste de la 3ème (page 495) compagnie resté à la place de la Station arrive vers 14h35 avec le capitaine Hanuise. Ce dernier décrit les grévistes comme surexcités outre mesure, brandissant leurs bâtons et proférant des menaces et dont la plupart saisissaient les baïonnettes au premier rang et poussaient des clameurs interminables lorsqu’on cherchait à les repousser (Ibidem, p. 36). Léon Dolez confirme la difficulté de défendre cette position car elle fait une largeur de 45 m et est bordée à droite par des prairies situées en contrebas obligeant les sentinelles à être d’une part, appuyées aux maisons et d’autre part, placées le long des prairies à droite (Le capitaine Hanuise donne un chiffre d’environ 2000 personnes.). Finalement, les gardes n’ont pas pu se tenir à distance des émeutiers et se retrouvent au corps à corps. Les officiers se placent entre les grévistes et la garde civique en les sommant de se retirer et en les avertissant qu’en cas de refus ils allaient faire feu (Rapport du major Le Brun retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 23 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 2). Suite au refus d’obtempérer des manifestants, les gardes de la 1ère ligne chargent leur fusil. (…)
Sentant la résistance des grévistes, Léon Dolez décide, avec l’accord de l’échevin du Vivier, présent sur place, d’essayer par la persuasion d’engager les émeutiers à se retirer. Son action semble, d’après lui, amener une accalmie; le major Le Brun indique qu’ « on aurait dit qu’ils réfléchissaient » (Rapport du major Le Brun, op. cit., p. 3). Cette tranquillité ne fut que temporaire car à peine étaient-ils rentrés derrière les rangs qu’un mouvement se dessina parmi les grévistes. Les manifestants forment alors un rideau permettant à un groupe considérable, cinq à six cents, de se retirer en arrière et de former de petits groupes. Ensuite, ils se dirigent vers les accotements de la route, récemment chargés de débris de pierres de taille aigus et coupants et on entendit le cri « Aux pierres » (selon les uns) ou « A vos frondes » (selon les autres) (Rapport de Léon Dolez, op. cit., p. 13.). Les gardes présents en 1ère ligne viennent (page 496) d’être remplacés une heure auparavant par ceux de la compagnie du capitaine Hanuise (Rapport du Capitaine Hoyaux, op. cit., p. 22). Suite à cette prise de pierres, une grêle continue de pierres, écrous et autres projectiles s’abat sur les gardes. Plusieurs d’entre eux sont grièvement blessés à la tête et un officier de police est atteint à la jambe. Le centre de la ligne est enfoncé sous une poussée formidable. Un corps à corps se produit entre les émeutiers et les gardes dont quelques-uns sont sur le point d’être désarmés. Les gardes du premier rang sont débordés par les grévistes. L’un de ces derniers a présenté sa poitrine à la garde et a hurlé: « Je passerai ou vous me tuerez » Rapport du Capitaine Hanuise, op. cit., p. 22); ensuite, il saisit de chaque main les baïonnettes des gardes de la compagnie. Léon Dolez est aussi attaqué derrière le 1er rang par un gréviste armé d’une canne plombée contre lequel il se défend à coups de sabre.
Vers 16h (les rapports divergent: Léon Dolez indique 15h40 et la police 16h), la tension est à son paroxysme lorsque soudain un coup de feu se fait entendre. Il est difficile de déterminer la provenance de ce dernier et des divergences apparaissent au sein des membres de la garde civique. Léon Dolez prétend avoir entendu un coup de révolver parti des rangs des grévistes, à la droite de la ligne (Rapport de Léon Dolez, op. cit., p. 13-14.). Le major Lebrun signale cette détonation sur le côté droit. Les capitaines Hanuise, Delsaux et Hoyaux ne parlent pas d’un tir provenant des grévistes; ils expliquent cette détonation par le stress et surtout la peur des membres de la garde civique voyant les Borains leur jeter des pierres, les attrapant et les insultant. Suite à cette première détonation, les gardes, voyant plusieurs des leurs atteints par les manifestants, perdent leur sang froid et lâchent la détente sans commandement. Certains gardes ayant entendu cette première détonation pensent aussi que l’ordre a été donné et décident de charger leur fusil et de tirer (Rapport du capitaine Hanuise op. cit., p. 38.). L’un des capitaines pense qu’une majorité des membres de la garde civique a tiré en l’air, surtout ceux de la 3ème compagnie du 2ème bataillon (Rapport du Capitaine Delsaux op. cit., p. 9.) qui se trouvent derrière la première ligne sinon ils auraient massacré tous les hommes placés au devant. Aucun rapport ne détermine le nombre de canonnades tirées mais les officiers présents se placent entre la garde civique et les grévistes pour faire cesser le feu.
(page 497) Après la fusillade, la foule se retire à cent mètres environ en arrière, laissant quatre morts et un certain nombre de blessés; mais certains grévistes se rassemblent de nouveau. La compagnie présente en 1ère ligne se coalise pour faire face à de nouvelles agressions mais ce ralliement ne se fait pas facilement car certains gardes paraissent affolés (Rapport du capitaine Hanuise, op. cit., p. 38.) Afin de soutenir la défense de la zone et de décharger l’infanterie, la compagnie des chasseurs, postée à la place de Bavière, se place en première ligne (Rapport de Léon Dolez, op. cit., p. 14.). Par la suite, le gouverneur de la Province, arrivé sur place, ceint son écharpe et se place entre la garde civique et les grévistes: étonnamment, il n’est pas trop mal accueilli malgré les manifestants très nombreux et très irrités. Au même moment, les secours se mettent en branle et les gardes des chasseurs éclaireurs, dont le médecin Louis Caty avec deux de ses collègues, se portent directement au secours des blessés après s’être débarrassé de leurs armes. Lors de leur arrivée, ils se font injurier et sont menacés par certains grévistes voyant leur uniforme (Rapport du capitaine Genard, op. cit., p. 48). Afin de calmer les esprits, Louis Caty fait entendre sa profession à haute voix, ce qui lui permet de faire les premiers pansements aux blessures à l’aide de la trousse de secours de sa compagnie. Les morts et les blessés sont ensuite transportés à l’Hôpital civil. En définitive, après examens, on dénombre 5 morts et 7 blessés. Toutefois, de nombreux autres blessés n’ont pas pu être recensés car la majorité des grévistes, même blessés, préfèrent rentrer chez eux.
Suite à cet évènement, Henri Roger, représentant du syndicat, invite les manifestants à se retirer permettant au danger d’être écarté (Rapport de Léon Dolez, op. cit., p. 15). Vers 16h40, les membres de la garde civique se retirent aussi laissant uniquement les chasseurs éclaireurs et quelques cavaliers occuper l’avenue de Jemappes. Les différentes compagnies sont peu à peu licenciées mais les gardes doivent être à la disposition de l’autorité au premier appel de tambour. Il faut finalement attendre 18h15 pour que les chasseurs éclaireurs permettent de nouveau la circulation sur la route de Jemappes. Ils se replient sur la place de Bavière jusqu’à 22h10 lorsque les pompiers et une escouade d’agents viennent finalement occuper le rond-point (Rapport du capitaine Genard, op. cit., p. 47).
(page 498) Lors de leur arrivée, les grévistes voient les accès à la ville bloqués par l’avenue de Jemappes et l’avenue de Cuesmes et décident de tenter leur chance par le pont du chemin de fer enjambant la Trouille. Le sous-lieutenant Vanderlinden est envoyé sur place avec 15 hommes supplémentaires pour renforcer les quelques gardes déjà présents. Cette position est assez stratégique car située entre les deux avenues d’entrée provenant du Borinage; il est demandé aux gardes de charger leur fusil à cause du danger imminent. Le sous-lieutenant leur demande de ne tirer qu’à son commandement et d’abattre le chien du fusil contre la cartouche de façon à ce que le coup ne parte pas inopinément (Rapport du sous-lieutenant Vanderlinden retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, s.d., dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 30). Une partie des gardes est présente sur les voies ferrées et il n’est pas possible de les placer ailleurs pour défendre la position. Les manifestants voyant la protection de la zone n’essayent plus de passer par cet endroit « mais … ils restaient toujours nombreux, des femmes même voulant passer à toute force nous insultaient et de même que les hommes ne nous ont pas ménagé des épithètes de toute espèce » (Ibidem, p. 31). Finalement, la garde civique reste impassible face à eux. Lors de la fusillade de l’avenue de Jemappes, ce poste voit arriver de nombreux grévistes blessés se diriger vers la rivière pour se laver.
La garde civique est au courant de l’arrivée par le train de divers groupes de grévistes et déjà il est décidé de placer à la place Léopold la 1ère compagnie du 2ème bataillon, composée de 65 hommes ce jour-là. Dix membres sont, à la demande du chef de gare, postés à l’intérieur même de la gare. De nombreux grévistes, endimanchés, arrivent par les trains entrant à Mons mais se limitent à former des groupes de deux pour éviter tout soupçon quant à leur venue en ville (L. FOURMANOIT, op. cit., p. 86). Il semble assez difficile de déterminer si un individu vient à Mons pour la grève ou non et de multiples grévistes passent à travers les mailles du filet. La protection de la zone s’avère assez faible même si cette entrée doit être bien défendue d’après la garde civique car tout émeutier traversant la gare menace les forces présentes à la place de Bavière ou encore pourrait créer une (page 499) diversion en ville (Rapport du lieutenant Hublard retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 27). Un renfort de la 2ème compagnie du 2ème bataillon composé de 10 hommes s’adjoint aux forces présentes (Ibidem, p. 25.). La protection de la gare ne se limite pas aux grévistes descendant des trains; certains tentent d’escalader les clôtures au niveau du grand bassin. Un des agents de la gare sert de guide à travers les voies à la garde civique permettant d’éviter les accidents suite au passage fréquent des trains. Cela devient calme jusqu’à la fusillade où de nouvelles tentatives ont lieu. Vers 18h30, le corps est licencié et la protection au niveau de la gare est retirée.
La 4ème compagnie du 2ème bataillon composée de 56 hommes s’installe à 12h25 au pont de la porte du Parc pour défendre l’entrée de la ville et l’accès vers les ateliers du chemin de fer (Rapport du capitaine Ronflette retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 41.). Une partie des gardes se place au-delà du pont et ont en leur possession un drapeau blanc à utiliser si les grévistes arrivent. La police est présente en amont sur la route de Ghlin et arrive à persuader les grévistes de ne pas passer par cet endroit. Quelques groupes arrivant du chemin le long du canal venant de l’avenue de Jemappes parviennent jusqu’à la porte du Parc, quelques-uns y restent mais décident finalement de rebrousser chemin. Vers 16h, la zone est toujours calme et quelques vivres sont distribués aux gardes. A 18h45 la garde est licenciée mais doit toujours rester en tenue au cas où une nouvelle alerte serait déclenchée.
Le lendemain de la grève, le 18 avril 1893, l’article 47 de la Constitution est revu par la Chambre. Le Conseil général du P.O.B. se réjouit de la première victoire obtenue par pression de la grève générale. Le Peuple titre le 19 avril: «Reprise du travail, le S.U. avec vote plural voté par la Chambre». Selon la formule Nyssens, le droit de vote est accordé à tous les hommes âgés de 25 ans au moins, avec un ou deux votes supplémentaires sous conditions. Les grévistes sont invités à reprendre le travail mais la lutte pour obtenir l’abolition du vote plural et l’établissement (page 500) de l’égalité politique continue (X. MABILLE, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Bruxelles, 1997, p. 171). Le même jour, les responsables de l’organisation de la manifestation, dont Roger, sont inculpés d’incitation à la guerre civile pour avoir entrainé les citoyens à s’armer les uns contre les autres (L. FOURMANOIT, op. cit., p. 103). Ils sont jugés un mois après les faits et sont majoritairement condamnés à des peines variant de trois à dix-huit mois de prison (La charte de Quaregnon, 1894-1994, Présence et action culturelles, 1994, p. 47).
Certaines victimes ayant été touchées par les balles de la garde civique vont tenter d’intercéder auprès de la Ville de Mons afin de recevoir des dédommagements. Ainsi, un individu, originaire du Borinage, touché à l’aine lors de la fusillade explique qu’il était à Mons ce jour-là pour profiter d’un jour de congé et non pour la manifestation et le démontre grâce à un plan de la situation (Lettre de Albert Brihay, 12 juin 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82).
(page 501) La Ville de Mons lui répond en l’invitant à contacter son administration communale à Jemappes car elle n’a pas à intervenir dans son affaire. D’autres demandes du même type arrivent aux autorités montoises et à chaque fois, la Ville considère qu’elle n’a pas à intervenir car il n’existe aucune loi rendant la commune responsable de la mort soit d’émeutiers, soit de spectateurs d’émeutes, victimes de leur rébellion ou de leur imprudence.
Au niveau juridique, les autorités communales ont respecté scrupuleusement la règle allant de l’interdiction de la manifestation à la répression de celle-ci. En consultant le précis des devoirs de l’autorité et du citoyen sur les grèves (C. WILIQUET, Les grèves et le maintien de l’ordre. Précis des droits …), il est constaté que la marche à suivre a été soigneusement suivie par le bourgmestre. Tout d’abord, l’ordonnance est signée par le bourgmestre et distribuée à la population avec les justifications y afférentes. Ensuite, le point 6 et le point 7 stipulent que le bourgmestre peut requérir l’intervention de la garde civique et de l’autorité militaire (et cela doit être fait par écrit). Finalement, lors de la fusillade, si aucun coup de sommation préliminaire n’a été tiré, c’est entre autres parce que cela n’est pas obligatoire pour la garde. Dans le guide pratique de la garde civique, il est noté que le garde pourra faire usage de ses armes, sans réquisition ni sommation préalable, envers ceux qui exerceraient contre elle des violences ou des voies de fait (Guide pratique à l’usage de la garde civique, Liège, 1888, p. 220). En effet, il peut être fait usage des armes lorsque des violences et des voies de fait sont dirigées contre les agents de la force publique (loi du 26 juillet 1791, articles 25-27) mais aussi lorsque ceux-ci ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent ou si les auteurs du rassemblement se rendent coupables de crimes flagrants et que la force est nécessaire pour les arrêter (article 106 du code d’instruction criminelle) (WILLIQUET, op. cit., p. 29). Etonnamment, même si la loi communale est muette quant à l’obligation des sommations, le précis sur les grèves, dans son point 9 affirme qu’après trois sommations faites par le bourgmestre, un échevin ou un commissaire de police, revêtu d’insignes distinctifs, aux perturbateurs, ceux-ci sont tenus de se séparer et de rentrer dans l’ordre sous peine d’y être contraint par la force (art. 106 de la loi communale) (F. LARCIER, Loi communale du 30 mars 1836 coordonnée avec les subséquentes et annotée, Bruxelles, 1888, p. 57-58).
(page 502) Les jours qui suivent l’affrontement avec les grévistes, la garde civique reçoit aussi bien de la part des différentes autorités politiques de Belgique que de l’opinion publique libérale et conservatrice, des éloges pour sa bravoure et sa capacité à défendre Mons face à la ruée des Borains. Au-delà des félicitations à la garde civique, c’est l’action du bourgmestre et son ordonnance relative à l’interdiction de la manifestation qui est totalement approuvée par ces milieux. Les propos du gouverneur du Hainaut, le Comte d’Ursel, en sont la preuve. Lors d’une interview au journal Pall Mall Gazette, il explique que ce n’est absolument pas un tort d’avoir voulu empêcher la manifestation, et développe en indiquant que : « Les Borains voulaient le pillage et auraient pillé si on leur avait autorisé l’entrée de la ville. Depuis longtemps, les Borains ont été accoutumés à considérer Mons et ses boutiques comme destinées à devenir leur proie. Il n’y a pas de doute que lundi ils espéraient réaliser leur rêve de pillage. Ils devaient donc être tenus dehors coûte que coûte. Assurément, personne ne regrette plus que moi ce qui est arrivé mais la faute revient aux Borains ou plutôt à leurs meneurs qui les ont odieusement trompés… Les gardes civiques perdirent un peu la tête. Ils ne peuvent être blâmés. » (Cette interview fut publiée dans le journal Le Hainaut, en mai 1893. Cité dans L. FOURMANOIT, op. cit., p. 208.)
En effet, voilà comment est considérée la garde civique. Elle ne peut être blâmée car ce ne sont pas des professionnels et cela n’empêche absolument pas les autorités de la Ville de Mons de les récompenser via l’échevin Jean Lescarts. Ce dernier déclare lors du conseil communal du 20 mai 1893 : « Le conseil communal remercie la garde civique, la police et les pompiers du dévouement dont ils ont fait preuve dans l’accomplissement des services extraordinaires pour lesquels ils ont été requis. » (Lettre du 20 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82 et Bulletin communal de la Ville de Mons, conseil communal du 20 mai 1893, p. 252).Par la suite, différents membres de la garde civique reçoivent, suite aux arrêtés royaux publiés le 14 janvier 1894, diverses décorations dont celle de l’Ordre de Léopold pour leur zèle, l’initiative et l’énergie montrés lors des évènements (. FOURMANOIT, op. cit., p. 152). Le capitaine Denuit est le seul à recevoir la médaille de l’Ordre de Léopold car défendant l’avenue de Cuesmes, il a réussi à tenir sans tirer un seul coup de feu. Le lieutenant-colonel Dolez la lui remet officiellement lors d’une réception, et ce, (page 503) pour la fermeté, l’énergie et le sang-froid dont il a fait preuve, évitant un conflit sanglant à l’avenue de Cuesmes tout en sauvegardant la ville (Ibidem).
Des blessés sont toutefois aussi dénombrés dans les rangs de la garde civique. Le médecin de légion de la garde civique se rend chez tous les membres ayant subi des blessures lors de la manifestation du 17 avril et rédige un rapport présentant pour chaque individu les nom et prénom, l’adresse, la nature de la blessure ainsi que sa gravité (Rapport du médecin Descamps, retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 23 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 52-53). Il y a 15 personnes reprises dans le tableau et la majorité des blessures sont la conséquence des jets de pierres comme des plaies à la lèvre, au pouce et au dos du nez, des contusions à la jambe et des fractures de dents. Au niveau de la gravité, sur les 15 noms, seuls 13 sont annotés : douze d’entre eux ont reçus des blessures légères et un seul est grièvement blessé : il a des contusions multiples à l’abdomen et à la poitrine occasionnées par des coups de pierres et des coups de pied (Rapport du médecin Descamps, retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, 23 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 52).
La garde civique elle-même s’autocongratule de la façon dont les évènements se sont déroulés. Les différents rapports présentent dans leur conclusion de nombreuses citations pour l’exploit réalisé mais aussi des descriptions peu avantageuses pour les grévistes. Léon Dolez précise que « la lutte a été sérieuse aux avenues de Cuesmes et de Jemappes; c’est grâce à l’attitude ferme, à la patience des gardes, à l’énergie des officiers que la ville de Mons a été protégée de l’invasion de bandes de véritables forcenés » (Rapport de Léon Dolez, op. cit. p. 8). Il rajoute : « Je ne puis terminer mon rapport, Mr le bourgmestre, sans rendre un éclatant hommage à la garde civique entière. Par sa discipline, sa patience et sa fermeté, elle a accompli dignement son devoir et exécuté pleinement la mission que vous lui aviez confiée. (Ibidem.). Les autres capitaines confirment les dires de Dolez: « … J'ai à cœur de constater avec fierté que mes officiers ont vaillamment fait leur devoir et secondé mes efforts et que tous les gardes ont exécuté avec zèle et fermeté et la plus grande discipline, tous les ordres et commandements. » (Rapport du capitaine Denuit, op. cit. p. 18).Le capitaine Delsaux est le seul qui, à l’instar du gouverneur du Hainaut, regrette le manque de tenue de la garde civique lors de la fusillade et stipule qu’« à part ce manque de (page 504) sang-froid qui a eu de si fatales conséquences, mais bien excusable chez des hommes si inexpérimentés et dangereusement menacés, je me plais à reconnaître que tous les hommes sous mes ordres ont fait bravement leur devoir. » (Rapport du Capitaine Delsaux retranscrit par Léon Dolez le 16 mai 1893, s.d., dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82, p. 10).
Ainsi, peu de compassion est remarquée dans le chef des membres de la garde civique. Ils considèrent qu’ils ont fait leur devoir et ont répondu à la demande du bourgmestre de ne pas faire rentrer les grévistes en ville. Pour eux, tant que le résultat est probant, ils ne se posent pas de questions quant à leurs agissements.
Les rapports de la garde civique ont à chaque reprise été rédigés par les officiers mais jamais par les simples gardes et à aucun moment il n’est retrouvé un passage dans les documents sur la vision de ceux-ci. Il est évident que ces civils peu habitués à ce genre d’évènement ont sans doute fortement paniqué en voyant cette masse de grévistes voulant entrer en ville et que finalement, exception faite de quelques gardes, ils ont réussi à rentrer chez eux indemnes. La garde civique devient un instrument de classe qui au lieu de rétablir l’ordre et de protéger la population, réprime sauvagement les manifestations. Toutefois, les tirs ne sont pas la conséquence de la volonté politique d’opposition de la garde civique face aux Borains, il s’agit plutôt d’une réaction de panique chez les soldats citoyens inexpérimentés et effrayés par l’attitude violente de certains manifestants (P. LECLERCQ, Histoire de la garde civique, op. cit., p. 125.). Les membres de la garde souhaitent avant tout défendre leurs foyers, leurs familles, leurs biens et aussi leurs commerces et ils ne s’intéressent guère aux revendications des Borains. Seul le cas de Louis Caty, membre du Cercle socialiste depuis sa création, est nettement différent. Il est le seul à avoir été au secours des grévistes blessés sans même en avoir reçu l’ordre. Le capitaine des chasseurs éclaireurs propose d’accorder à Louis Caty et à ses acolytes la croix civique pour le courage et le dévouement : « N’écoutant que leur devoir, sans craindre des représailles d’une foule affolée et devenue excessivement hostile à tous ceux qui portaient l’uniforme de la garde civique ils se sont rendus là où le devoir les appelait sans même songer qu’ils étaient porteurs de leurs armes et revêtus d’un uniforme les signalant particulièrement à l’attention des groupes hostiles au milieu desquels ils se rendaient. » (Rapport du capitaine Genard, op. cit. p. 49-50).Les autorités de la garde civique, connaissant vraisemblablement l’orientation politique de Louis Caty, décident de le mettre en avant dans le rôle qu’il a joué dans le secours des grévistes (page 505) blessés. Cette reconnaissance pourrait-elle indiquer une certaines prise en considération de la part des autorités de la garde civique des dégâts qu’elle a commis sur les grévistes? Nul ne peut imaginer le ressenti de la garde civique mais la mort de citoyens, même grévistes, ne peut pas laisser indemne un autre citoyen, même bourgeois.
Toutefois, en plus d’une reconnaissance non négligeable de la population montoise envers la garde civique, il reste une certaine peur face à l’hypothétique retour de grévistes dans le centre de la ville ou de représailles. Afin de prévoir tout problème qui pourrait advenir à Mons, le bourgmestre de Mons fait une demande le 18 avril 1893 au service de gestion de l’éclairage public, pour que, et ce jusqu’à nouvel ordre, il assure un éclairage complet de toutes les parties du territoire de la ville durant la nuit (Lettre au directeur de l’usine à gaz de Mons, 18 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82).
Les victimes ne sont pas toutes issues des grévistes du Borinage: le Montois Jules Rivage, cordonnier de la rue des Marcottes, a aussi été atteint par une balle. Il s’est déplacé en dehors de la ville par curiosité afin de regarder les évènements et il a été touché au cœur par une balle perdue à l’avenue de Jemappes. Il laisse une veuve avec trois enfants. Celle-ci demande une intervention financière de la part de la Ville de Mons ; elle pourrait se voir retirer ses jumeaux de 15 ans et son fils de 9 ans car elle n’arrive pas à les nourrir. Dans sa lettre au gouverneur elle indique « ... Ma résolution est prise pour laisser avoir faim à mes enfants ; mieux vaut que je meure avec eux car à la vue de tant de misère, mon désespoir grandit tous les jours. » (Copie lettre au gouverneur de la veuve Rivage, 29 juillet 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Une enquête est faite auprès de certains citoyens montois par la police afin de déterminer si Jules Rivage était bien présent sur place par curiosité. Il est confirmé qu’il a été abattu par une balle lors de la fusillade mais surtout qu’« il ne nous est pas revenu [à la police] qu’il soit jamais occupé de socialisme ou qu’il ait assisté à des meetings ou réunions socialistes. » (Pro Justitia de Fernand Dubois, 5 mai 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Finalement, suite à cette conclusion, le bureau de bienfaisance décide d’intervenir financièrement pour la veuve et les enfants de Jules Rivage.
(page 506) Au-delà des pertes humaines, des pertes matérielles sont aussi à dénombrer. Ainsi, un citoyen habitant au chemin de l’Inquiétude, impasse de la Scierie, fait parvenir une note indiquant que les literies et d’autres objets ont été utilisés et détériorés lors de la fusillade et qu’il demande à être indemnisé (Rapport du secrétaire du cabinet du bourgmestre, 20 avril 1893, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Le garde-champêtre confirme que des balles ont traversé l’habitation et que de nombreux grévistes y sont aussi entrés, y apportant même l’un des blessés qui décèdera sur un matelas complètement transpercé par le sang. Il est indemnisé à hauteur de 65 francs par le collège échevinal. Une autre demande du même type arrive aux autorités montoises pour un habitant de l’avenue de Jemappes mais le Collège se décharge de sa plainte car il habite sur le territoire de la commune de Cuesmes. (Copie lettre au gouverneur de Léon Neveu, s.d., dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82).
Suite à la fusillade, de nombreux Borains sont particulièrement aigris du comportement de la garde civique de Mons et cela se fait aussi ressentir au niveau du commerce montois. En effet, les habitants du Borinage, habitués à fréquenter les magasins de Mons, décident de ne plus s’y rendre et vont vers d’autres endroits. D’un autre coté les commerçants ambulants provenant de Mons et habitués à se rendre dans les marchés du Borinage sont les dernières victimes de la fusillade. Le bourgmestre de la commune de Quaregnon fait parvenir une lettre à son homologue de Mons afin qu’il invite les marchands de légumes, tripiers et autres originaires de Mons de s’abstenir de fréquenter le marché de sa commune jusqu’à ce que le calme soit complètement rétabli et le travail repris (Lettre du 21 avril 1893 de la commune de Quaregnon, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82.). Ainsi, ce sont surtout les magasins proches de la gare de Mons et les commerçants ambulants qui sont touchés directement des suites de cet évènement. Il faudra quelques années, voire une dizaine d’années pour que les Borains reviennent à Mons.
Cette manifestation aurait pu dégénérer en une véritable guerre civile ou une révolution si le gouvernement n’avait pas fait un pas en avant. La lutte pour le suffrage universel n’est qu’à ses prémices mais une première étape est franchie. Il faudra attendre la fin de la Grande (page 507) pour que finalement tous les hommes soient reconnus égaux devant les urnes. Toutefois, la Belgique est à la traîne par rapport au Royaume-Uni et à la France où, pour cette dernière, le suffrage universel masculin est établi depuis la constitution de la deuxième République en 1848. Un habitant de Paris, originaire de Mons, fait d’ailleurs parvenir une missive au bourgmestre Sainctelette où il donne son ressentiment sur les évènements qui se sont déroulés le 17 avril 1893 :
« Monsieur le bourgmestre de Mons.
« Nous venons de lire avec un serrement de cœur, le compte-rendu de la journée du 18 [17]. Aussi sous le coup de l’émotion, notre pensée est-elle de crier vengeance. Appartenant à la colonie belge de Paris, nous avons pu faire la faste comparaison dimanche dernier entre notre malheureuse patrie et la France. Ici chaque citoyen a pu dimanche aller déposer dans l’urne le nom de l’homme digne de la représenter aux affaires du pays. Chez nous, pendant cette même journée, le peuple tyrannisé par un gouvernement inique, infâme, composés de rebus, le peuple dis-je conspire, violents, parce que la raison de justice fait sa foi, il veut la liberté coûte que coûte il l’aura l’exemple des nobles victimes tombées hier par notre inertie, animera davantage leurs courages. Aujourd’hui ce même gouvernement fera voter une loi à son idée, elle fera j’en suis certain des concessions mais le peuple des travailleurs ne s’en contentera pas. Il veut le suffrage universel. Il l’aura.
« Monsieur le bourgmestre si je prends la liberté de vous adresser cette protestation ce n’est pas croye- le bien par fanfaronnade, digne citoyen belge, ayant rempli mes devoirs envers le pays comme soldat, la conscience est à l’abri de tout reproche mais je tiens par mon idée fixe, à vous faire connaître combien nous flétrissons la conduite d’une autorité dont vous êtes un des membres.
« Veuillez agréer Monsieur le bourgmestre l’expression de ma profonde considération. » (Lettre de Paris du 18 avril 1893 de M. Nivelle, dans AEM, AVM, fonds contemporain s.i., 82). Cette lettre démontre la lutte idéologique fortement présente en cette fin du XIXe siècle entre les pro et les anti-suffrage universel.
En 1894 a lieu le dixième Congrès du P.O.B. : initialement prévu à Mons, celui-ci aura lieu à Quaregnon et ce, en raison de l’évènement du 17 avril 1893. Ce congrès aboutit à la rédaction de la charte de Quaregnon, déclaration idéologique des socialistes de Belgique.
Depuis les évènements, les Borains considèrent encore plus la ville de Mons comme le symbole du libéralisme et de l’opposant à combattre. Toutes les relations qui auraient pu exister entre les prolétaires du Borinage (page 508) et les bourgeois de Mons sont rompues. Les relations cordiales entre deux populations différentes mais proches géographiquement étaient détériorées. Aujourd’hui, presque plus personne ne connaît les raisons de cette animosité entre Borains et Montois, mais les évènements du 17 avril 1893 sont vraisemblablement à l’origine de la fracture et il reste encore aujourd’hui une certaine répulsion entre le Borinage et Mons.
Cette étude sur les rapports de la garde civique de Mons permet véritablement de mieux appréhender leur comportement durant la manifestation. Les gardes se sont retrouvés devant une population qui les effrayait et qu’ils ne comprenaient pas, aussi bien au niveau de la langue que des revendications. Le bourgmestre de Mons, ainsi que les autres bourgeois de la Ville, considèrent que la garde civique a fait son devoir et l’a bien fait malgré la présence de morts. Ainsi, nous percevons bien les différences de mentalités et la séparation des classes sociales encore fortement présentes en cette fin de XIXe siècle dans une zone géographique très restreinte qu’est la région de Mons-Borinage.