Accueil Séances Plénières Tables des matières Législation Biographies Documentation Note d’intention

La condamnation de l'Université de Gand par les évêques belges en 1856 (L'Affaire Brasseur)
JACQUEMYNS Guillaume - 1932

JACQUEMYNS G., La condamnation de l'Université de Gand par les évêques belges en 1856 (L'Affaire Brasseur)

(Paru dans la Revue de l’Université de Bruxelles, octobre-novembre 1932, pp. 45-58)

(Remarque : le texte ci-dessous ne reprend pas l’ensemble des références indiquées dans les notes de bas de page du texte paru en 1932. Pour visualiser celles-ci : Digithèque de l’ULB)

(page 45) Moins de vingt ans après avoir donné à la Belgique une Constitution libérale et d'esprit nettement unioniste, libéraux et catholiques abandonnèrent la politique de modération.

Après le Ministère de Brouckère, le Cabinet Pierre De Decker-Vilain XIII fut la dernière tentative de combinaison « à peu près mixte » (VAN KALKEN, La fin de l’unionisme en Belgique). Ce ministère « centriste », que le Roi appelait le « cabinet de son cœur », ne se maintint que grâce à l'esprit conciliant de Pierre De Decker, unioniste convaincu et courageux, type d'honneur et de probité (Ch. WOESTE, Mémoires, 1927, 107). Les idées unionistes qu'il avait éloquemment proclamées dans ses écrits, il était fermement résolu à les réaliser. Mais, comme le remarque M. Terlinden, il assumait un rôle difficile et ingrat parce que l'unionisme n'était plus dans les idées, ni dans les mœurs.

(page 46) L'état des esprits était propice à la bataille. Un incident insignifiant, transformé par les évêques belges et la presse ultramontaine en une affaire retentissante, marqua le commencement des hostilités.

Dans sa leçon du 14 décembre 1855, H. Brasseur, professeur de droit naturel à l'Université de Gand, examina l'influence du christianisme sur la science du droit naturel. Dans un court aperçu de la doctrine chrétienne, il exposa les théories sociales du Christ et montra la raison pour laquelle le côté social du christianisme fut négligé par les pères de l'Eglise au profit de la théologie. « Le Christ lui-même, dit-il, s'était annoncé comme le fils de Dieu ; les pères comprirent ce qu'il y avait d'important dans cette déclaration ; ils crurent devoir y insister afin de donner à leur nouvelle doctrine une autorité plus grande, et négligèrent presque entièrement de développer les principes nouveaux de droit naturel que le christianisme avait apporté sur la terre » (Archives de l’Université de Gand, dossier Affaire Brasseur).

Cet exposé, qui dans sa forme n'était peut-être pas tout à fait clair, déplut à quatre étudiants catholiques qui n'appréciaient d'ailleurs nullement la tendance générale du cours de Brasseur. Verspeyen, élève en droit, fit part de son mécontentement à son beau-frère, Vanderstraeten, ami du Bien Public. Probablement à l'instigation des rédacteurs de cette feuille ultramontaine, Vanderstraeten se fit le porte-parole des protestataires. Il souleva l'incident Brasseur, incident qui ne tarda pas à devenir l'Affaire Brasseur.

Au cours d'une entrevue que le Recteur lui avait accordée, Vanderstraeten accusa Brasseur d'avoir nié la divinité du Christ ; il lui reprochait d'avoir dit dans sa leçon du 14 décembre « que le Christ n'était pas Dieu, que c'étaient les apôtres qui en avaient fait un Dieu. L'accusateur demandait au Recteur « d'ordonner à M. Brasseur de modifier son enseignement de telle manière qu'il ne heurte plus les opinions religieuses de ses élèves. »

(page 47) Le Recteur, C.-P. Serrure, fut ému et indigné à la fois. L'accusation l'inquiéta. Les « ordres » de Vanderstraeten et la menace d'une intervention du Bien Public lui déplurent. II fit remarquer à l'accusateur que « certains cours, par leur spécialité, devaient nécessairement contrarier les exigences de l'un ou de l'autre des partis qui divisent le pays et que les professeurs d'une Université de l'Etat devaient dans beaucoup de circonstances enseigner des doctrines opposées à celles professées ailleurs. »

En défendant l'enseignement de son université, le Recteur n'entendait nullement laisser à Brasseur la liberté et le droit de nier la divinité du Christ. Si le Recteur méprisait les attaques du Bien Public, s'il se rendait compte de ce que l'enseignement à son Université ne pourrait jamais répondre à toutes les exigences ou obtenir l'approbation de tous les pères de famille indistinctement, il était cependant bien décidé à blâmer le professeur qui ferait preuve « d'une audace scientifique déplacée ». Aussi fut-il très heureux de constater, après une enquête sommaire, que l'accusation n'était pas fondée.

Mais, dans les bureaux du Bien Public il avait été arrêté que l'incident deviendrait une « affaire ». Les accusations furent répétées, alors que Vanderstraeten eut avoué au Recteur qu'il avait conçu quelques doutes relativement à la phrase incriminée, et que les parents des autres mécontents avaient convenu que les paroles du professeur avaient été mal interprétées. Brasseur fut attaqué par la presse ultramontaine. L’Université de l'Etat fut signalée comme dangereuse pour les jeunes gens catholiques. On releva dans le cours de droit naturel d'autres propositions « scandaleuses » (Le Bien Public, 24 décembre 1855). Brasseur intervint dans le débat. Il déclara formellement n'avoir jamais nié la divinité du Christ; il reconnut avoir formulé trois autres propositions publiées par le Bien Public, [propositions que les journaux catholiques prétendaient inadmissibles pour un croyant de cette religion].

(page 48) Le Conseil académique de l'Université fut saisi de l'affaire. Après une enquête minutieuse il déclara, à l'unanimité, « qu'à toute évidence Brasseur n'avait pas nié la divinité du Christ. »

Le Gouvernement eut à s'occuper de cet incident. De Decker et Vilain XIII se concertèrent. Pour la question relative à la négation de la divinité du Christ, ils jugeaient que devant les conclusions du Conseil académique, le Gouvernement ne pouvait prendre de mesure contre Brasseur sans condamner en même temps le Conseil académique, autorité chargée par le Gouvernement lui-même d'éclairer en ces sortes de questions. Par conséquent, De Decker conclut que l'accusation portée contre Brasseur devait être considérée comme étant « le résultat d'un malentendu » (Moniteur belge 5 janvier 1856). Si Brasseur avait nié la divinité du Christ, il eût été destitué dans les vingt-quatre heures (Annales parlementaires, Chambre, séance du 22 janvier 1865). Quant aux trois propositions publiées par le Bien Public et d'autres journaux, le Gouvernement les trouva très regrettables, mais Vilain XIIII remarquait qu'un ministre « est incompétent pour juger, absoudre ou condamner des doctrines religieuses ou philosophiques professées dans une chaire d'Université : la loi n'ayant pas admis, pour l'enseignement supérieur, contrairement à ce qu'il a décidé pour l'enseignement moyen, le concours du clergé ; un ministre de l’Intérieur ne peut déclarer (page 49) de son chef, que telle ou telle opinion est contraire à l'enseignement de l'Eglise. L'erreur du ministre pourrait être, dans ce cas, bien plus grave et bien plus préjudiciable que l'erreur du professeur » (Archives Aff. Etr., Correspondance politique Saint-Siège, 8 janvier 1856).

Cependant, la troisième proposition [« Je vois dans la Réforme du XVIème siècle le signal de l'affranchissement de l'esprit humain étouffé sous le joug de l'Eglise au moyen âge, et que la Réforme fut, à mes yeux, pour le moyen âge, ce que le Christianisme avait été pour l'antiquité, une réhabilitation du principe subjectif par la proclamation du libre examen »] semblait nettement déplacée. Elle souleva tellement de récriminations que De Decker invita Brasseur à préciser la portée de cette proposition.

La réponse du professeur fut jugée satisfaisante.

De Decker, comme catholique, se sentit froissé par cette proposition ; comme ministre constitutionnel il reconnut qu'en présence des déclarations de Brasseur il ne devait pas donner d'autre suite à cette affaire (Chambre, séance du 22 janvier 1856). Fidèle à sa politique modérée, il ne voulut pas, par esprit de parti, trouver du venin là où il n'yen avait pas.

(page 50) Les amis politiques du premier ministre furent déçus. Ils lui reprochèrent de côtoyer trop les dernières limites de la conciliation. Ils jugèrent sévèrement l'attitude du Gouvernement. Ils lui reprochaient de ne pas sévir contre Brasseur et Laurent. Dumortier demanda à De Decker de calmer les populations et d'empêcher le retour de pareils actes. De Mérode réclama la révocation (Chambre, séances du 22 janvier 1856).

Le ministre se borna à blâmer discrètement ceux qui ne respecteraient pas les convictions religieuses de la majorité de leurs concitoyens. Il déclara que l'Etat doit imposer aux professeurs de ses universités l'obligation de s'abstenir de toute attaque contre les principes essentiels des cultes reconnus par la loi. Mais, il s'empressa d'ajouter « qu'on ne devait pas non plus par une étroite intolérance interdire aux professeurs des universités de l'Etat ces grandes et fécondes discussions qui font la vie du haut enseignement » (Idem). Une fois de plus, le premier ministre mérita d'être comparé à « un fusil à deux coups, partant tout seul, un coup chargé contre l'adversaire, l'autre contre ses amis ».

La presse libérale ne cacha pas sa satisfaction. Quelques feuilles catholiques protestèrent contre la faiblesse du ministre. Elles s'élevèrent contre son « plaidoyer spécieux » (La Patrie (Bruges, le 27 janvier 1856). Le Bien Public du 25 janvier 1856 revendiquait pour les catholiques le droit d'exiger « cette étroite intolérance » condamnée par le ministre.

Le journal gantois semblait défendre la thèse du clergé. L'Eglise ne pouvait rester étrangère à une discussion aussi grave. Les ministres catholiques savaient que leur attitude (page 51) déplaisait aux évêques ; ils craignaient qu'elle ne fût mal jugée à Rome.

Dès le 8 janvier, Vilain XIIII, qui connaissait admirablement le milieu pontifical, envoyait des instructions à De Meester, chargé d'affaires de Belgique à Rome. Il attirait son attention sur l'article inséré dans le Moniteur belge du 5 janvier, article qui rendait compte des faits qui s'étaient passés à Gand à l’occasion du cours de droit naturel donné par Brasseur. Il le priait de se pénétrer des explications qu'il renfermait, afin de pouvoir, le cas échéant, justifier la résolution prise par le Gouvernement. Vilain XIIII soulignait que « cette résolution, pour ceux qui connaissaient notre organisation de l'enseignement supérieur, n'a rien que de naturel. »

Un mois se passa avant que le Saint-Siège ne fit allusion à 1'Affaire Brasseur. Le 12 février, Pie IX déclara à De Meester qu'il partageait entièrement l’opinion du Gouvernement sur l'issue de cette question et qu'il était heureux de voir qu'en Belgique, comme partout on blâme généralement les idées anti-religieuses du siècle dernier et que ce blâme donné chez nous, du haut de la tribune nationale sans soulever un mot de contradiction, avait augmenté encore la bonne opinion qu'il a toujours eue de la Belgique.

L'approbation, sans réserves du Saint-Siège réjouit le Gouvernement. Pie IX n'avait pas dit son dernier mot. Six mois plus tard, il déclara au baron d'Anethan, chargé d'affaires de Belgique ad intérim: « Une chose m'a beaucoup affligé, c'est le scandale qui s'est passé à Gand, il faudra que je donne des conseils aux évêques, pour éviter le danger des doctrines pernicieuses qu'on enseigne dans cette université ... Il est déplorable, poursuit le Pape, que dans un pays catholique, on enseigne pareilles choses »

(page 52) L'attitude intransigeante des évêques belges, les plaintes de Mgr Delebecque, évêque de Gand, expliquent cette nouvelle intervention du Saint-Siège.

Au mois de septembre, au moment où l'on pouvait croire que l'Affaire Brasseur était terminée, l’évêque de Gand la fit rebondir d'une façon retentissante.

Depuis plusieurs années, Mgr Delebecque dénonçait à son clergé l'enseignement de l'Université de Gand. En1852, il déclara impie, hérétique et impure la doctrine des penchants professée par Wagener, chargé du cours de philosophie morale. Il invitait les curés à mettre les parents en garde contre une université où était répandue une philosophie bâtarde, orgueilleuse et insolente ; université où les savants corrompaient l'intelligence de la jeunesse studieuse (Circulaire à MM des curés du 2 septembre 1852).

Les évêques belges, toujours désireux de voir les fidèles envoyer leurs enfants à l'Université de Louvain, profitèrent de l'Affaire Brasseur pour rappeler aux parents catholiques qu'ils devaient prendre pour règle invariable de ne placer leurs enfants que dans des établissements qui donnent tous les apaisements sous le rapport moral et religieux.

Jusqu'au mois de septembre, le clergé s'abstint d'attaquer ouvertement et violemment l'Université de Gand. Mgr Delebecque donna le signal d'une offensive sérieuse, offensive qu'il voulait décisive.

Le dimanche 14 septembre, il fit lire au prône de toutes les églises de son diocèse une Lettre pastorale sur l'instruction et l'éducation de la jeunesse. Passons sur la condamnation des écoles primaires et des écoles moyennes, catégories d'écoles dans lesquelles le cœur de Mgr Delebecque trouvait des sujets de douleur. L'évêque insista sur les dangers que présentait (page 53) l'Université de Gand qui était devenue la source de maux incalculables pour les jeunes gens qui étaient exposés à y entendre développer des doctrines ouvertement fausses, mauvaises, blasphématoires ou hérétiques. L'évêque visait, non seulement les cours de Brasseur et de Laurent, mais l'enseignement de l'Université de Gand en général.

Pour donner plus de poids à sa lettre pastorale, Mgr Delebecque publia le billet que lui avait envoyé Pie IX. Le pape louait l'évêque « d'avoir exhorté les curés de son diocèse à avertir avec force et persévérance les parents des dangers très graves auxquels étaient exposés leurs fils en fréquentant l'université de Gand. ». Il le félicitait d'employer tous les moyens pour que « les ravages de cette peste effroyable n'infectent et ne détruisent son troupeau. »

L'évêque, fort de l'approbation du pape, défendit ses fidèles avec un zèle redoublé. Il dénonça les graves erreurs relativement au dogme et à la morale qui étaient enseignés dans l'Université de Gand. Il ne se soucia pas de l'enquête faite par l' autorité académique ; il ne se préoccupa nullement des explications fournies par Brasseur.

Le fougueux évêque, ému par les plaintes des élèves, mécontent de l' enseignement des professeurs Brasseur et Laurent, brandit la crosse et en asséna un coup d'envergure sur l’institution où l'Etat maintenait des professeurs qui n'avaient pas la confiance des ultramontains.

Mgr Malou, l'ardent et combattif évêque de Bruges, fut encore plus violent dans l'attaque. Toujours prêt à se lancer dans les luttes politiques, il le fit volontiers en une circonstance où il pouvait démontrer que De Decker « administrait amicalement les doses préparées par la pharmacie de MM. Rogier et Frère» (TRANNOY ; Jules Malou, 299).

Dans sa lettre pastorale, il confondait dans un même mépris les Universités de Bruxelles et de Gand. Une seule université donnait des garanties suffisantes : celle de Louvain. « La direction fatale, écrit-il, que l'enseignement supérieur a pris dans les deux Universités de Bruxelles et de Gand, ajoute un (page 54) nouveau prix à l’enseignement de l'université catholique. » Plus loin il ajoutait: « L'Université de Gand qui, par la protection gouvernementale dont elle jouit, doit inspirer non moins de défiance (que l'Université de Bruxelles) aux parents ... , et qui, par les sommes énormes dont il dispose, peut attirer un plus grand nombre d'élèves dans son sein, n'offre guère moins de dangers aujourd'hui aux familles catholiques que l'Université libre de Bruxelles. »

La publication de ces deux lettres pastorales eut un retentissement considérable.

La presse catholique les commenta avec enthousiasme; Le Bien Public et La Patrie exultèrent. Les journaux libéraux ripostèrent violemment; Le Messager de Gand ne tempéra pas son indignation. L'opinion publique s'émut. Les passions politiques furent attisées. Les catholiques modérés ne cachèrent pas leur consternation. Ils comprenaient que des actes comme ceux des évêques de Gand et de Bruges élargissaient le fossé qui séparait les partis, rendaient impossible cette politique unioniste qui avait permis de réaliser de grandes choses.

De Decker déplora l'attitude du clergé. Il y vit une de ces manifestations de l'esprit de parti « qui abrutit le caractère national par des haines héréditaires» (L’esprit de Parti, 12). Sa position l'empêcha de protester ouvertement contre une tendance qu'il regardait comme une source de dangers et de difficultés pour la religion et pour la Patrie. L'attaque violente des évêques ne lui (page 55) permit pas d'enlever à Brasseur le cours de droit naturel et de prendre des mesures contre d'autres professeurs.

Quel but le Pape poursuivit-il en envoyant à Mgr Felebecque le billet que celui-ci s'empressa d'insérer dans sa lettre pastorale ? Comment la diatribe de Gand fut-elle jugée à Rome ? La correspondance échangée entre Vilain XIII et nos attachés à la Cour pontificale donne la réponse à ces questions.

Le jour même où parut la lettre pastorale, Vilain XIIII conseillait à d'Anethan de ne pas parler de ce document, « de ne prendre aucun air contraint ou désobligé, mais de se montrer, au contraire, libre de toute préoccupation et plus désinvolte que jamais ». Vilain XIIII, qui n'était pas persona grata à Rome, ajoutait : « Si le Saint-Père ou le cardinal Antonelli vous questionnent et vous demandent si je vous ai écrit quelque chose à l'occasion de cette lettre pastorale vous répondrez simplement: oui, le vicomte Vilain XIIII m'a écrit que l'évêque de Gand semblait un peu vif, mais qu'il n'avait fait qu'user des droits que lui donne la Constitution, et que cela ne regarde pas le Gouvernement. »

Vilain XIIII dut être heureux de pouvoir montrer à Rome qu'il avait eu raison en 1832 de déclarer que notre Constitution assure au clergé une position indépendante et lui permet d'émettre ses jugements doctrinaux avec une plénitude de liberté qu'on chercherait en vain autre part.

Le cardinal Antonelli (cardinal secrétaire d'Etat) affirma à d'Anethan qu'il ignorait que la publication de la lettre pastorale dût avoir lieu. Pie IX n'avait pas communiqué le « billet » à la chancellerie apostolique, parce qu'il pensait que cette affaire ne pouvait être considérée comme touchant à la (page 56) politique. On fut surpris à Rome par la publication de la lettre de l'évêque de Gand. Le « billet » du pape ne contenait que l'approbation de la ligne de conduite tenue jusque-là par Sa Grandeur. Pie IX n'engageait pas à recourir à une plus grande publicité. De plus, dans l'entourage du pape, on trouvait que si l'évêque avait jugé convenable de faire connaître sa condamnation, il eût dû se borner à condamner les doctrines des deux professeurs (Brasseur et Laurent) et ne pas étendre ses censures à tout l'enseignement donné dans son diocèse. Dans ces conditions on comprend que le Journal Officiel, qui publiait presque tous les actes importants des évêques, n'inséra pas la lettre pastorale de Mgr Delebecque.

De Meester qui était en Belgique au moment où parut la lettre, retourna à Rome au mois d'octobre 1856. Dès sa première visite au cardinal secrétaire d'Etat, il lui fit connaître l'effet produit par « la déplorable épître épiscopale ». Il apprit que Son Eminence déplorait l'incident survenu en Belgique « où depuis l'heureuse convention dite d'Anvers, l'on devait espérer que la question épineuse de l’enseignement ne soulèverait plus de débats irritants. » Notre ministre résident se rendit compte de ce que l'on était fort embarrassé de trouver une explication à l'extension « prodigieuse » que l'évêque de Gand avait faite de « quelques lignes », d'un « billet » du pape. Un prélat, attaché à la personne de Pie IX, déclara que « Mgr Delebecque avait fait bouillir ce billet dans du champagne et s'était procuré ainsi tant de mousse qu'il en avait aspergé toutes les institutions belges, et avait ainsi détruit le but pour lequel il paraît que le billet avait été écrit/ »

De Meester mit le pape au courant de la surexcitation de l'opinion publique produite par la lettre pastorale de Gand, lettre dont la lecture devait donner l'impression qu'en Belgique (page 57) il n' y avait plus que le clergé qui peut faire bien. Pie IX expliqua comment il avait été amené à écrire le fameux billet. L'évêque de Gand avait envoyé à Rome un rapport développé sur l'enseignement donné à l'Université de Gand. Il demandait en même temps quelles étaient les mesures à prendre pour empêcher la propagation des mauvaises doctrines dans son diocèse. Le pape ne répondit pas à ce rapport. Pressé par Mgr Delebecque, il se décida, après deux mois, de faire écrire un billet par Mgr Fioramonti. Pie IX regrettait le trop grand développement donné à cette épître.

A Rome, on avait une haute opinion de Mgr Malou, ancien élève ides Jésuites à Rome. Par contre, on estimait que Mgr Delebecque manierait mieux le goupillon que la crosse. Le pape croyait que Mgr. Malou avait beaucoup contribué à la rédaction de la lettre de Gand. « Je connais bien, dit Pie IX, Mgr Delebecque, il m'a toujours fait l'effet d'un bon archiprêtre de campagne, mais jamais d'un écrivain aussi prodigue de paroles. »

Notre ministre résident remarqua une fois de plus combien Rome avait peu de pouvoir en Belgique pour mettre un frein, même quand elle le jugeait nécessaire, à la grande liberté accordée par la Constitution au clergé. Lorsque De Meester insista pour que le Saint-Siège, autorité placée entre le ministère et les évêques, envoyât des conseils paternels à Mgr Delebecque, il lui fut répondu que Rome ne fait pas ce qu'elle veut dans certains diocèses belges.

Jusqu'à ce moment, le Pape, ennemi des constitutions modernes et des monstrueuses opinions qui dominent notre temps tristissime, ne semblait pas enclin à manifester autrement son regret que par une simple déclaration à notre Ministre résident. Pie IX, conscient des égards qu'il devait aux évêques, n'aimait nullement leur donner des conseils. Des considérations d'ordre politique firent changer son attitude.

(page 58) Le Saint-Siège s’aperçut que « le zèle outré qui se développait chez nous » faisait du tort à la religion. Le baron Ow, ministre de Wurtemberg à Vienne, chargé à cette époque de négociations ecclésiastiques à Rome, dit que la récente conduite d'une partie du clergé belge avait provoqué une telle méfiance en Allemagne à l'égard du clergé catholique qu'il craignait bien que les négociations dont il était chargé n'en souffrissent. Le pape redoutait les conséquences internationales de l'incident belge. Aussi fit-il parvenir des instructions conciliantes au nonce. Quelques mois plus tard, l'évêque de Gand, à qui le Pape avait fait des reproches paternels, reconnut ses torts.

L'intervention du Duc de Brabant ne fut pas étrangère aux « conseils » donnés par Pie IX. En effet, le Duc, mécontent de l'attitude des évêques, avait fait connaître ses sentiments à Rome. L'influence diplomatique du « futur roi catholique » était déjà très grande. Il en usa pour obtenir le concours conciliant du Saint-Siège dans un conflit qui annonçait la fin de la politique unioniste.