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La reconnaissance du royaume d’Italie par la Belgique
TERLINDEN Charles - 1926

Ch. TERLINDEN, La reconnaissance du royaume d’Italie par la Belgique (1926)

(Extrait de Mélanges d'histoire offerts à Henri Pirenne par ses anciens élèves, paru en 1926 à Bruxelles, chez Vromant et Cie)

(page 483) Le 18 février 1861, le roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel II, ouvrait à Turin le premier parlement réunissant des sénateurs et des députés de tous les territoires récemment annexés à la couronne de Piémont. L'assemblée saluait le souverain « roi d'Italie » et, le Sénat d'abord, par 129 voix sur 131, la Chambre des députés, ensuite, à l'unanimité, adoptaient un projet de loi conférant à Victor-Emmanuel et à ses descendants le titre que spontanément lui avait déjà décerné l'opinion italienne presque tout entière.

Cette nouvelle affirmation du droit des peuples de disposer d'eux-mêmes n'avait pas été sans surprendre et mécontenter la plupart des Puissances, car l'unité italienne s'était faite au détriment des traditions que beaucoup de gouvernements respectaient comme intangibles et en violation de traités considérés comme la base même du droit public européen.

Aussi, malgré l'optimisme dont était empreint le discours du trône par lequel Victor-Emmanuel avait ouvert la première session du parlement italien, malgré l'habile allusion introduite à l'égard de la Prusse, malgré l'affirmation de la sympathie du peuple anglais et de son gouvernement « ami de la liberté », qui (page 484) avait hautement proclamé le droit de l’Italie d’être l’arbitre de son propre sort, la situation internationale du jeune royaume était-elle des plus précaires.

Napoléon III, devant la désinvolture avec laquelle le gouvernement de Turin avait interprété les clauses de Villafranca et de Zurich, en renversant le royaume des Deux-Siciles et en annexant les plus belles provinces des Etats de l'Eglise, avait tout au moins feint une grande colère et avait rappelé son ministre près le roi de Sardaigne

L'Autriche et l’Espagne, puissances catholiques, essayaient de provoquer une entente avec la France en vue d'une intervention armée dans la péninsule.

Le cabinet de Berlin, tout en autorisant le visa des passeports délivrés au nom du roi d'Italie, faisait déclarer que cette mesure ne pouvait en aucune manière être interprétée comme une reconnaissance de l'état actuel des choses. L'Autriche refusait de reconnaître les passeports italiens et les faisait remplacer d'office à ses frontières par des passeports autrichiens. D'autres États allemands, tels la Bavière, le Wurtemberg et les deux Mecklembourg, allaient plus loin et refusaient d'admettre comme légaux les actes revêtus du sceau officiel du nouveau royaume qu'ils prétendaient ne pas connaître.

Quant à la Russie, elle déclarait, par la bouche de Gortschakov à l'ambassadeur anglais, Lord Napier, que non seulement elle se refusait à reconnaître le royaume d'Italie, mais aussi qu'elle ne voulait pas prendre l'engagement de ne pas agir contre cette (page 485) reconnaissance auprès des autres Puissances, voulant conserver à ce point de vue toute sa liberté d'action.

Seul le gouvernement britannique se montrait favorable à l'unité italienne. Même Lord J. Russell, avec une précipitation vivement critiquée dans toutes les chancelleries, avait, dès le 26 février 1861, fait notifier brutalement au chargé d'affaires des Deux-Siciles à Londres, M. Fortunato, que ses fonctions étaient venues à cesser par suite des événements accomplis en Italie. Quelques jours plus tard, il répondait négativement à une démarche du comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche, tendant à obtenir une entente des gouvernements pour refuser collectivement de reconnaître le royaume d'Italie en se basant sur les protocoles rédigés en 1818 à Aix-la-Chapelle, d'après lesquels les grandes Puissances auraient contracté entre elles l'engagement de ne reconnaître aucun titre nouveau sans s'être concertées et sans avoir constaté leur accord à cet égard.

Aussi, le 30 mars, répondant à la notification officielle, faite, le 19 du même mois, par le marquis d'Azeglio, ministre de Sardaigne, du vote du parlement de Turin conférant à Victor-Emmanuel II et à ses successeurs le titre de roi d'Italie, le Foreign Office déclarait-il que, « respectant le principe de l'indépendance des nations européennes il reconnaissait le fait accompli. »

Cette reconnaissance par l'Angleterre ne suffisait pas à calmer les appréhensions des autres Puissances, d'autant plus que les visées du cabinet de Turin sur Rome n'étaient un secret pour personne. Dans la séance du 25 mars, Cavour, répondant à une interpellation d'un député romagnol, déclarait que l'Italie ne pouvait se constituer comme nation sans avoir Rome pour capitale. Seuls, ajoutait le président du Conseil, certains engagements pris envers le Pape par la France, « dont le concours avait été (page 486) accepté sans réserve », empêchaient l'Italie d'occuper Rome sans le consentement de l'empereur des Français.

Ces déclarations devaient remplir d'inquiétude non seulement les Puissances catholiques, mais aussi celles qui, comme la Russie et la Prusse, affichaient un respect inébranlable pour l'œuvre des traités de 1815. Le gouvernement italien s'avançait donc sur un terrain très peu solide et devait, à tout prix, éviter des refus qui eussent fortement ébranlé son prestige.

Aussi Cavour procédait-il avec grande prudence à la notification aux cours étrangères du nouveau titre pris par son maître. Il faisait pressentir dans toutes les capitales l'accueil que l'on était disposé à y faire et ce n'était que lorsque les dispositions paraissaient favorables qu'il se risquait à demander la reconnaissance du nouvel état de choses.


Cavour attachait une importance toute spéciale à la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique. Non pas à cause de l'influence dont ce petit pays neutre pouvait jouir dans le concert européen, mais parce qu'il voyait dans la proclamation de l'indépendance de la Belgique, à la suite de la révolution de 1830, la première brèche faite dans l'édifice imposant des traités de 1815. Il pouvait aussi trouver dans la reconnaissance par la Conférence de Londres du fait accompli, un précédent à faire valoir en faveur du royaume d'Italie formé, lui aussi, en opposition aux pactes organiques du droit public européen. De plus, c'était, en grande partie, à la protection de la France que la révolution belge avait dû d'être reconnue par l'Europe et il y avait là entre la Belgique et l'Italie une similitude de situation que Cavour, avec son habileté coutumière, comptait bien exploiter auprès de Napoléon III.

Seulement, pour que l'argument portât, il fallait que la Belgique elle-même reconnût le titre assumé par Victor-Emmanuel. Or le gouvernement belge ne paraissait pas favorablement disposé à ce point de vue et, d'après ce que l'on racontait dans les sphères officielles à Turin, une démarche préliminaire tentée à Bruxelles n'avait pas obtenu de succès (M. Lannoy au ministre des Affaires étrangères, le 17 avril 1861. A. M. A. E. B., Italie, vol. I, n° 33).

(page 487) Bien que la Belgique fût gouvernée à cette époque par un ministère libéral, présidé par Rogier, ministère dans lequel le premier rôle était joué par un ami personnel de Cavour, le ministre des Finances, Frère-Orban, le gouvernement du roi Léopold hésitait à reconnaître le nouveau royaume. Le baron de Vrière, ministre des Affaires étrangères, sans être ouvertement hostile à cette reconnaissance, était d'avis de la différer le plus longtemps possible, afin de permettre au temps de lui enlever son caractère irritant.

Diverses raisons d'ordre international comme de politique interne poussaient le gouvernement belge à persévérer dans cette attitude prudente. Comme le déclarait le baron de Vrière :

« La position faite à la Belgique par les traités qui ont consacré son indépendance et sa neutralité lui impose dans des questions de cette nature une extrême réserve. Son rôle est de suivre et non de précéder les autres États et, sans subordonner formellement sa politique à celle d'aucune autre nation, d'avoir cependant, autant que possible, égard à l'attitude de la plupart des grandes Puissances. » (Le baron de Vrière à M. Lannoy, Nruxelles, 30 juillet 1861, Ibid., n°70, minutes).

Or, cette attitude des grandes Puissances, exception faite, comme nous l'avons vu, pour l'Angleterre, restait nettement hostile à la reconnaissance du royaume d'Italie.

L'attitude des petites Puissances n'était guère plus encourageante. Le cabinet de La Haye hésitait longuement et basait ses scrupules sur les obligations internationales résultant pour le roi Guillaume III des liens existant entre le Grand-Duché de Luxembourg et la Confédération germanique. La Suède, avant de prendre une décision, aurait voulu que la reconnaissance de l'Italie fût le résultat d'une entente entre les Puissances européennes, et l'hostilité des petits princes allemands était tellement vive qu'il avait fallu toute l'influence de la Prusse pour faire échouer le projet de l'Autriche de faire remettre ses passeports au ministre de Sardaigne près la Diète germanique à Francfort.

La politique de Léopold s'était, vers la fin de son règne, orientée de plus en plus du côté des grandes Puissances de l'Europe centrale, dans lesquelles il voyait un appui contre les visées mal (page 488) dissimulées de Napoléon III à l'égard de son royaume, et le mariage du duc de Brabant avec une archiduchesse avait marqué une entente très cordiale avec l'Autriche (Voir l'ouvrage de M. A. De RIDDER, Le mariage de Léopold II (Bruxelles, Dewit, 1925). Il était pour ainsi dire impossible au gouvernement belge de contrecarrer l'action du cabinet de Vienne et celui-ci, dans une note circulaire, lue par le ministre d'Autriche à Bruxelles, le baron de Hügel, au baron de Vrière, protestait énergiquement contre la reconnaissance du titre de roi d'Italie (Le baron de Vrière à Sylvain van de Weyer, 13 mars 1861. A. M. A. E. B., Grande-Bretagne, vol. XLII, no 39, minute).

Dans ces conditions l'abstention s'imposait, au moins provisoirement, d'autant plus que la Belgique n'avait aucune raison particulière de se montrer trop empressée à l'égard du gouvernement piémontais. On se rappelait à Bruxelles, non sans une certaine aigreur, que le roi Léopold avait dû attendre pendant longtemps la reconnaissance de la Belgique par le roi de Sardaigne (Discours de M. de Decker à la Chambre belge, séance du 21 novembre 1861. Amales parlementaires de Belgique, session 1861-1862, t. I, p. 35). . On se rappelait aussi que, lorsque, au Congrès de Paris en 1856, le comte Walewski avait invité ses Puissances à agir avec la France pour restreindre la liberté de la presse belge, le Piémont avait été seul à le soutenir et que, « pour se ménager les bonnes grâces de la France, Cavour avait épousé l'irritation du cabinet des Tuileries contre la Belgique » (Discours du vicomte Vilain XIIII à la Chambre belge, séance du 22 novembre 1861. Annales parlementaires de Belgique, 1861-1862, t. I, p. 36). Plus récemment encore, Sylvain van de Weyer signalait à son gouvernement les dangereuses intrigues des agents piémontais qui, pour pousser Napoléon III à intervenir en Belgique et détourner ainsi son attention de la question romaine, répandaient dans toute l'Europe des bruits défavorables à la nationalité belge, dépeignaient notre armée comme lasse de la neutralité et éprise des glorieux souvenirs laissés chez nous par l'empire français, ajoutant que notre monarchie ne résisterait pas à l'épreuve du suffrage universel et que l'Angleterre, désireuse de la paix à tout prix, ne s'opposerait pas à l'annexion de notre pays à la France. (Sylvain van de Weyer au ministre des Affaires étrangères. Londres, le 5 mars 1861. A. M. A. E. B., Grande-Bretagne, vol. XLII, n°30).

A ces raisons d'ordre international se joignaient des raisons tirées de la situation politique intérieure de la Belgique. Un débat parlementaire sur la question de la reconnaissance du royaume (page 489) d'Italie mettrait inévitablement aux prises les deux grands partis qui se disputaient le pouvoir. L'indignation provoquée chez les catholiques par l'annexion des Romagnes, des Marches et de l'Ombrie et par la crainte de nouveaux attentats contre les droits du Saint-Siège, se traduisaient par une hostilité irréductible à l'idée même de reconnaître un souverain, considéré par eux comme un usurpateur. Même certains libéraux, dont M. de Brouckere, encore fidèles à l'esprit unioniste de 1830, partageaient jusqu'à un certain point les appréhensions des catholiques à l'égard de la politique de Cavour et blâmaient ses compromissions avec des révolutionnaires aussi notoires que Garibaldi. Dans ces conditions le gouvernement préférait retarder la solution jusqu'au lendemain des élections, qui devaient avoir lieu au mois de juin pour le renouvellement de la moitié de la Chambre des représentants.

La situation du gouvernement était d'autant plus délicate que le cardinal secrétaire d'Etat, Antonelli, avait remis, le 15 avril, au ministre de Belgique, comme à tous ses collègues accrédités près le Saint-Siège, une note énergique protestant contre l'usurpation faite par Victor-Emmanuel du titre de roi d'Italie et en appelant à toutes les Puissances :

« Du Vatican, le 15 avril 1861.

« Excellence,

« Un roi catholique oublieux de tout principe religieux, méprisant tout droit, foulant aux pieds toutes les lois, après avoir, peu à peu, spolié le Chef auguste de l'Église catholique de la partie la plus importante et la plus florissante de ses possessions légitimes, vient de s'intituler roi d'Italie.

« Par ce titre il a voulu mettre le comble aux usurpations sacrilèges déjà consommées et que son gouvernement a déjà manifesté avoir l'intention d'achever au détriment du patrimoine du Saint-Siège apostolique.

Quoique le Saint-Père ait solennellement protesté à chaque atteinte à sa souveraineté, il n'en a pas moins l'obligation, aujourd'hui, de faire une nouvelle protestation contre la prise d'un titre qui tend à légitimer l'iniquité de tant d'actes.

« Il serait ici superflu de rappeler la sainteté de la possession du patrimoine de l'Église et des droits du Souverain Pontife, droits incontestables et reconnus en tout temps et par tous les gouvernements, aussi le Saint-Père ne pourra-t-il jamais reconnaître le titre de roi d'Italie que s'est arrogé le roi de Sardaigne en lésion de la justice et de la propriété sacrée de l'Église, formulant au contraire la protestation la plus formelle et la plus étendue contre une telle usurpation.

« Le soussigné cardinal secrétaire d'État prie Votre Excellence de vouloir bien faire connaître à son gouvernement cet acte posé au nom de Sa Sainteté avec l'assurance qu'il en reconnaîtra la convenance absolue et qu'il concourra, au besoin, par son influence, à faire cesser un état de choses anormal qui, depuis si longtemps, afflige la malheureuse péninsule.

« Le soussigné profite de cette occasion pour renouveler à Votre Excellence les assurances de sa considération la plus distinguée.

« (Signé) Antonelli.

« A Monsieur le Ministre de Belgique. » (A. M. A. E. B., Saint-Siège, vol. XI, annexe au n°31).

(page 490) Dans ces conditions une reconnaissance pure et simple exposait le gouvernement belge à un grave conflit d'ordre politico-religieux.

Cavour multipliait, cependant, les démarches pour obtenir la reconnaissance de son œuvre par la Belgique. Laissant le comte de Montalto, ministre de Sardaigne à Bruxelles, juge de l'opportunité de faire une nouvelle tentative auprès du gouvernement belge, il adressa au ministre de Belgique à Turin, M. Lannoy, une question que celui-ci trouvait « saugrenue » et qui cachait un piège tellement enfantin que nous pouvons nous étonner de voir un génie politique comme celui de Cavour y recourir. M. Lannoy ayant, sur le désir du général Chazal, ministre de la Guerre, demandé au gouvernement de Turin des renseignements sur la nouvelle organisation de l'armée et notamment sur le budget de la guerre, Cavour répondit : “ Je dois vous prier de me faire connaître si votre gouvernement désire les documents qui concernent l'armée actuelle de S. M. le roi d'Italie, ou bien ceux qui avaient trait à l'ancienne armée sarde. Les termes de votre note ne donnent aucune indication à cet égard. »

Comme M. Lannoy était revenu à la charge, en précisant que « les documents que M. le Ministre de la Guerre a désiré obtenir ont trait à l'organisation de l'armée actuelle », Cavour déclarait : « En présence de cette réponse, je dois vous prier de me dire quel est le pays sur l’armée duquel le Ministre de la Guerre de S. M. le roi des Belges désire des renseignements. »

Cette manœuvre, que le gouvernement belge aurait pu prendre pour une insolence, prouvait combien le cabinet de Turin était froissé de l'attitude de la Belgique, qui aurait dû, dans son opinion, être un des premiers États à reconnaître les faits accomplis en Italie. Cavour n'en retira pas le profit espéré, le ministre des Affaires étrangères prescrivit au représentant de la Belgique de s'abstenir « de réclamer quoique ce soit de l'obligeance de l'administration turinoise » et de n'employer à son égard que des (page 491) formules telles que « le gouvernement de S. M. Victor-Emmanuel » ou « le cabinet de Turin. »


Cavour ne devait pas voir le succès de ses démarches.

Le 1er juin le ministre de Belgique annonçait à Bruxelles que le président du Conseil avait été frappé de congestion cérébrale, résultat de « sa constitution sanguine, de ses habitudes sédentaires et de sa tension incessante d'esprit ». Six saignées n'avaient apporté aucun soulagement au malade et le grand homme d'État mourait le 6 juin 1861.

La disparition, dans des circonstances aussi difficiles, du pilote expérimenté qui avait avec tant d'habileté dirigé la barque de l'unité italienne, constituait pour le jeune royaume une terrible catastrophe. Au premier moment Cavour paraissait irremplaçable, mais il avait indiqué la voie à suivre, son œuvre était entièrement édifiée et, pour la consolider, Victor-Emmanuel fit appel au baron Ricasoli.

Le nouveau président du Conseil, homme d'énergie et de bon sens, avait été un des ouvriers les plus actifs de l'unité italienne. Ministre de l'Intérieur dans le gouvernement provisoire formé en 1859 à Florence par l'agent piémontais Boncompagni, il avait succédé à celui-ci comme président et avait puissamment contribué au ralliement de la Toscane au mouvement italien.

La première tâche imposée au nouveau ministre était d'obtenir la reconnaissance que la plupart des Puissances faisaient toujours attendre. Dès son entrée en fonctions, il déclarait à un diplomate accrédité à Turin « qu'il comprenait et respectait l'hésitation que montraient certains États à reconnaître le royaume d'Italie, qu'il attendrait patiemment ce résultat du temps et de la raison, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de lui déclarer que si ces scrupules prenaient leur source dans l'espoir d'une restauration des princes dépossédés, c'était là une illusion qu'il déplorait vivement. »

(page 492) Dès la première visite de M. Lannoy, Ricasoli faisait allusion à la reconnaissance de l'Italie par la Belgique et formulait le vœu qu'elle ne se fît pas attendre.

Le gouvernement de Turin allait cependant obtenir, au lendemain de la mort de Cavour, une satisfaction autrement importante que la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique.

Sous les apparences d'une vive irritation au sujet de la non-observation des clauses de Villafranca et de Zurich et des agressions contre les États romains et le royaume des Deux-Siciles, Napoléon III n'avait pas cessé de s'intéresser au jeune royaume d'Italie. La rupture des relations diplomatiques entre Paris et Turin n'avait jamais été complète et un chargé d'affaires, M. de Rayneval, avait continué de représenter l'empereur des Français à la cour de Victor-Emmanuel. Napoléon III n'avait pas voulu engager l'avenir et avait prescrit à son représentant de n'employer, dans ses communications avec le cabinet de Turin, ni le titre ancien de roi de Sardaigne, ni le titre nouveau de roi d'Italie

Déjà avant la mort de Cavour, le duc de Gramont, ambassadeur de France à Rome, ne dissimulait pas que la reconnaissance du royaume d'Italie pourrait se faire par « voie indirecte, ou du moins sans changer le titre du diplomate qui, en ce moment, représentait la France à Turin. »

A la même époque le prince de la Tour d'Auvergne, ambassadeur à Berlin, déclarait que son gouvernement étudiait le moyen de reconnaître Victor-Emmanuel comme roi d'Italie, sans sacrifier la position du Pape et, tout en félicitant le ministre de Belgique de l'attitude du cabinet de Bruxelles, ajoutait : « Ce n'est pas que je pense qu'il ne faudra jamais reconnaître le royaume d'Italie, mais ce serait trop tôt, surtout pour les gouvernements catholiques qui peuvent avoir un rôle spécial à remplir, rôle qu'il ne faut pas préjuger.3

Du reste, les retards mis par la France à reconnaître le titre de roi d'Italie avaient provoqué une vive irritation à Turin, (page 493) irritation dont profitait l'influence anglaise dans la péninsule, aussi le gouvernement impérial songeait-il de plus en plus sérieusement à s'incliner devant le fait accompli. A en croire le prince de la Tour d'Auvergne, seule la formule à trouver pour exprimer des réserves en faveur du Saint-Siège arrêtait encore le quai d'Orsay. Semblable impression se constatait à Rome dans les milieux du Vatican.

Aussi n'était-il pas étonnant de voir M. Thouvenel décliner les propositions de l'Autriche et de l'Espagne en vue d'une intervention commune dans les affaires d'Italie et déclarer que le gouvernement des Tuileries « sans accorder son approbation à ce qui s'est passé, sans vouloir couvrir de sa garantie l'existence d'un nouvel état de choses, n'était empêché par aucun intérêt dynastique de nouer des relations normales avec le royaume d'Italie. » « L'obstacle, ajoutait le ministre, ne réside pour nous que dans les difficultés inhérentes aux affaires de Rome. »

La nonciature de Paris envoyait au cardinal-secrétaire d'Etat des rapports de plus en plus pessimistes et l'on remarquait un profond découragement chez les principaux personnages de l'entourage du Saint-Père.

La mort de Cavour, considérée, à Rome aussi bien qu'à Paris, comme le signal d'événements graves en Italie, précipita la solution. Le 10 juin M. Thouvenel déclarait au baron Beyens, chargé d'affaires de Belgique à Paris, qu'il avait l'intention de proposer à l'empereur de reconnaître le royaume d'Italie :

« C'est un élément de force à lui donner, m'a-t-il dit, il importe d'y être représenté au milieu de ces incertitudes. Certes, si je pouvais tirer d'une boîte les stipulations de Villafranca tout exécutées, j'en serais ravi, mais y arriver par mille complications et par l'effusion du sang, il n'y faut pas songer... Nous serons plus explicites en formulant les garanties que nous voulons pour Rome que nous ne l'aurions été avec M. de Cavour, car nous ne savons pas à qui nous avons affaire et si ces gens seront de taille. »

(page 494) Le 15 juin, eut lieu entre le duc de Gramont et le cardinal Antonelli, un long échange de vues, au cours duquel l'ambassadeur promit le maintien du corps français d'occupation à Rome, preuve que « la France n'a dans la question italienne d'autre intérêt sérieux que ce qui se rapporte au Saint-Père. » Croyant avoir ainsi rempli ses obligations morales envers le Pape, Napoléon III se décidait, pour fortifier, disait-il, le ministère Ricasoli contre les éléments avancés, à rétablir les relations diplomatiques comme par le passé avec la cour de Turin et à reconnaître le titre de roi d'Italie.

Le 18 juin une circulaire était adressée par M. Thouvenel aux chefs des missions françaises à l'étranger pour expliquer et justifier cette résolution. L'intention de l'empereur, y était-il dit, avait été d'abord d'exiger des engagements en faveur du Saint-Siège, engagements qui lui eussent permis de retirer les troupes françaises de Rome, mais la mort si regrettable du comte de Cavour rend, au moins pour le moment, pareilles conditions impossibles, la question de Rome est donc séparée de celle de la reconnaissance. Celle-ci a lieu immédiatement, parce que l'Empereur ne veut pas exposer le parti italien à la désorganisation dont il est menacé par la disparition de l'homme éminent qui dominait et contenait les esprits, mais les troupes françaises resteront à Rome aussi longtemps que le Saint-Siège n'aura pas trouvé d'autres moyens de sécurité.

Beaucoup de personnes jugèrent qu'il était imprudent de la part de la France de reconnaître ainsi le royaume d'Italie sans exiger des garanties formelles en faveur du Saint-Père, d'autant plus que Ricasoli déclarait, le 25 juin, aux Chambres italiennes que l'acte de reconnaissance de la part de l'empereur des Français n'impliquait aucune condition. On expliquait à Paris que si les (page 495) réserves du gouvernement français n'étaient pas exprimées en termes plus explicites, « c'est qu'on a voulu tenir compte de la position encore peu affermie du nouveau cabinet de Turin et qu'on désire éviter soit la chute, soit la retraite volontaire de Ricasoli et de ses collègues. » Par contre, d'autres jugeaient que cette reconnaissance était singulièrement limitée par le fait du maintien des troupes françaises à Rome. D'après ce que le prince de la Tour d'Auvergne déclarait à Berlin :

« Le comte de Cavour n'aurait point accepté la reconnaissance en ces termes. Avec une grande justesse de coup d'oeil le gouvernement de l'Empereur a saisi l'occasion de reprendre une haute position ; il s'est réservé de décider quand et à quelles conditions l'occupation de Rome peut cesser. L'Italie et l'Europe le savent. Le roi d'Italie est reconnu, mais l'occupation de Rome l'est, en quelque sorte, aussi. »


La reconnaissance du royaume d'Italie par la France allait faire disparaître les hésitations de la plupart des Puissances secondaires. La Suède qui déclarait, dès le 2 juin, dans une circulaire adressée à ses agents à l'étranger, qu'elle pouvait être amenée à suivre l'exemple de pays dont les institutions étaient conformes aux siennes, ne tarda pas à se décider dans le même sens que la France. La Hollande, poussée par des intérêts d'ordre commercial, après avoir fait demander par son ministre des Affaires étrangères, le baron van Zuylen van Nyeveld, au gouvernement belge de lui communiquer ses intentions, notifiait à Turin la reconnaissance du titre assumé par Victor-Emmanuel, tout en déclarant que cette reconnaissance n'impliquait « aucune approbation des faits qui se sont passés en Italie. »

(page 496) Cet exemple allait encore être suivi par le Portugal. Depuis longtemps déjà, on annonçait que cette petite Puissance catholique était prête à reconnaître le royaume d'Italie ; elle hésita cependant, pendant plusieurs mois, et ce fut, semble-t-il, sous la pression de l’Angleterre qu'elle se décida enfin à prendre attitude. Le gouvernement de Lisbonne chercha à atténuer la portée de cet acte en faisant déclarer à Rome que : « Comme Puissance signataire des traités de 1815, le Portugal s'était réservé le droit de défendre dans un Congrès, comme il le jugerait convenable, la cause et les intérêts du Saint-Siège. »

Ainsi, l'une après l'autre, les nations européennes venaient reconnaître le royaume d'Italie et, si l'on exceptait l'Espagne et l'Autriche, considérées à Turin comme Puissances ennemies, et la Russie, hostile par principe à toute initiative libérale, la Belgique allait bientôt rester seule avec la Prusse à refuser son adhésion au nouvel ordre de choses dans la péninsule.

Cette attitude ne faisait qu'augmenter le désir du cabinet de Turin d'obtenir la reconnaissance du royaume d'Italie par le cabinet de Bruxelles.

Le 24 juillet le baron Ricasoli interpella M. Bartholeyns, chargé d'affaires de Belgique en l'absence du ministre Lannoy, et lui exprima son étonnement au sujet de l'hésitation de certains États à reconnaître le royaume d'Italie :

(page 497) « Son Excellence m'avoua à cette occasion que sa surprise était grande de voir la Belgique aussi rester de ce nombre et elle me demanda avec instance de lui en dire la raison... ajoutant qu'en toute franchise ses efforts d'imagination pour découvrir ce motif, surtout de la part de la Belgique, n'avaient point eu de résultat, car, a fait remarquer Son Excellence en terminant, le Roi peut fort bien faire usage de ses prérogatives en cette question. »

Presque en même temps, le comte de Montalto, rentré à Bruxelles après une absence de plusieurs semaines, annonçait au ministre des Affaires étrangères que le baron Ricasoli l'avait informé que l'ordre de notifier officiellement au gouvernement du Roi le nouveau titre pris par Victor-Emmanuel lui parviendrait très prochainement.

Bien que le baron de Vrière eût répondu au ministre sarde en termes très généraux, en lui rappelant qu'il fallait dans cette affaire « tenir compte de la situation de chaque pays aussi bien vis-à-vis des Puissances tierces qu'au point de vue intérieur. », et bien que, à la suite de cette entrevue, aucun encouragement n'eût été donné à l'envoyé piémontais, celui-ci notifiait officiellement, le 5 août, au gouvernement belge le nouveau titre de roi d'Italie pris par Victor-Emmanuel pour lui-même et pour ses successeurs.

La question de la reconnaissance était ainsi officiellement posée et il devenait impossible pour le gouvernement belge de trop tarder à répondre.

Pour arriver à une solution favorable, le cabinet de Turin ne négligeait ni les prévenances, ni les démarches. C'est ainsi que le ministre de Belgique à Turin, M. Lannoy, ayant succombé au cancer de l'estomac qui le faisait souffrir depuis longtemps, le gouvernement de Victor-Emmanuel lui fit faire des funérailles magnifiques : toute la garnison de la capitale, toute la garde nationale étaient sous les armes et le baron Ricasoli, président du Conseil, tenait un des coins du poêle ? Le caractère de « véritable (page 497) solennité » donné à cette cérémonie funèbre devait être apprécié « comme cela le mérite » par le gouvernement belge et, à partir de ce moment, M. Bartholeyns multiplia ses efforts en faveur de la reconnaissance. Le 12 septembre, annonçant que le Brésil avait reconnu le royaume d'Italie, il ajoutait : On ne s'attendait certainement pas, la remarque m'en a été faite de divers côtés, à voir le Brésil nous devancer dans l'accomplissement de cet acte international. »

Quelques jours plus tard il écrivait qu'on ne comprenait pas à Turin les hésitations de la Belgique, car si nous sommes un Etat neutre, nous sommes aussi un gouvernement indépendant, ayant par conséquent notre liberté d'action ; ... le retard qu'éprouve l'accomplissement de cet acte international est l'objet d'appréciations fort sévères.

Comme pour confirmer les rapports du chargé d'affaires, le journal officieux l'Italie imprimait le 24 septembre :

« Il est assez singulier que le gouvernement du roi Léopold qui se pique d'être l'un des plus constitutionnels de l'Europe ait mis tant de réflexion à opérer un acte que réclame hautement la grande majorité de la nation belge. »

Le gouvernement français venait à la rescousse du gouvernement italien et M. Thouvenel déclarait à M. Firmin Rogier :

« Il ne m'appartient pas de donner des conseils au cabinet de Bruxelles, pas plus en cette matière qu'en toute autre, mais il me semble qu'ajourner cette reconnaissance, lorsque déjà une grande partie de l'Europe (la France, l’Angleterre, la Suède, le Danemark, la Turquie, la Grèce, le Portugal et les Pays-Bas) y a adhéré, c'est affaiblir le mérite de cet acte alors que vous vous y résoudrez ; c'est s'exposer à susciter contre soi le secret mécontentement de cette nouvelle Puissance et faire naître tôt ou tard de sérieuses difficultés dans vos relations politiques et commerciales avec elle. »

Il est incontestable que, question de principes mise à part, les intérêts économiques qui avaient déjà décidé la Hollande, pays commerçant, à reconnaître l'Italie, poussaient encore plus à agir de même la Belgique, pays vivant de son industrie exportatrice.

(page 499) Non seulement il était utile pour les Belges de pouvoir participer aux grands travaux qui devaient compléter l'outillage économique de la péninsule, mais de plus, au moment où la politique de Frère-Orban ouvrait la Belgique au libre échange par une série de traités de commerce, il était impossible de fermer aux exportations belges le marché de près de vingt-cinq millions d'âmes formé par l'Italie unifiée.

Du reste, les nécessités mêmes du commerce posaient à tout instant des problèmes dont la solution devenait de plus en plus difficile. C'est ainsi que le commissaire maritime d'Ostende ayant demandé à la direction de la marine à Bruxelles s'il pouvait donner suite à des réquisitoires du consul de Sardaigne intitulés au nom du roi d'Italie, le ministre des Affaires étrangères était obligé de répondre qu'il ne fallait pas faire attention au titre, car, disait-il : « il faut que les affaires des citoyens des deux pays ne souffrent pas des questions politiques. »


Cependant, malgré tous ces arguments en faveur de la reconnaissance, le cabinet de Bruxelles hésitait encore sur l'attitude à prendre. La question de principe lui semblait de la plus haute importance. En reconnaissant l'Italie, ne paraîtrait-il pas approuver les agressions du Piémont contre les Etats de l'Eglise et contre le royaume des Deux-Siciles ? Or, en ce moment où la politique de Napoléon III semblait pleine de menaces pour l'indépendance de la Belgique (Voir le livre du baron BEYENS, Le second empire vu par un diplomate belge, t. I. Paris, 1924, chap. III.), était-il prudent d'ébranler les principes mêmes du droit des gens qui constituaient les assises de l'indépendance des petites nationalités et de manquer ainsi au respect dû aux traités garantissant le statut international de l'Europe ?

Les grandes Puissances de l'Est, vers lesquelles, par crainte de l'impérialisme français, s'était orientée la politique de Léopold Ier, n'avaient modifié en rien leur attitude et n'admettaient pas plus qu'au lendemain de la proclamation du royaume d'Italie, « la déchéance de souverains qui n'ont pas abdiqué. »

(page 500) Le Czar et Gortschakov ne cachaient pas leur mécontentement au sujet de la reconnaissance de l'Italie par la France et blâmaient la manière dont cet acte s'était opéré.

« D'abord, avait déclaré Gortschakov, qu'est-ce que cette reconnaissance d'un roi d'Italie avec les réserves qui l'accompagnent ? La France, au nom de ses intérêts politiques et religieux, met Rome hors de cause. Nous excepterons Naples, au nom de nos sympathies pour le roi François II. Une autre Puissance mettra sa reconnaissance au prix d'autres conditions et ainsi de suite, et que restera-t-il, en dernière analyse, de ce royaume d'Italie ? Pour que l'Europe puisse accepter un ordre de choses si radicalement contraire à celui établi par les traités en Italie, il faut, dit Son Excellence, que les grandes Puissances soient appelées à délibérer dans un congrès sur cette grande question... »

La Prusse ne se montrait guère mieux disposée et le comte de Bernstorff déclarait au ministre d'Italie à Londres que son gouvernement n'avait nulle raison de se hâter de reconnaître Victor-Emmanuel comme roi d'Italie, ajoutant que :

« Le nouveau royaume, loin de prouver qu'il fût viable, semblait entouré de dangers qui menaçaient chaque jour son existence ; l'attitude de Ricasoli et du Pape suffisait seule pour recommander la plus grande circonspection et, d'ailleurs, la Prusse, avant de sanctionner solennellement l'admission dans la grande famille européenne d'un nouvel État qui avait déjà jeté tant de perturbations, se croirait en droit de lui demander des garanties pour l'avenir. »

En effet, l'attitude de Ricasoli à l'égard du Saint-Siège était aussi inquiétante que l'avait été celle de Cavour. Il avait déclaré que la possession de Rome comme capitale était plus urgente que jamais et l'on sentait que la tutelle de la France commençait à lui peser. Le nonce de Vienne racontait que Napoléon III était prêt à évacuer Rome contre la cession de la Sardaigne ; la même rumeur était répandue par Mazzini à Londres et un démenti de Thouvenel, déclarant que l'annexion de cette île serait à la fois onéreuse pour la France et dangereuse à cause de la méfiance et des difficultés qu'elle susciterait auprès des autres (page 501) Puissances, ne parvenait pas à dissiper les inquiétudes des partisans du Saint-Siège.

Or, les catholiques belges étaient sortis des élections du 10 juin 1861 renforcés de trois voix et, bien que minorité encore à la Chambre, ils paraissaient capables, si le gouvernement prenait une attitude jugée hostile au Saint-Siège, de causer de graves embarras au ministère.


Cependant la mort du ministre de Belgique à Turin avait posé la question sur un nouveau terrain. Pouvait-on laisser un poste devenu aussi important confié à un simple chargé d'affaires ? Pouvait-on, au cas où on y enverrait un nouveau ministre, accréditer celui-ci auprès du roi de Sardaigne ? Après la notification faite, depuis le 5 août par le comte de Montalto, on risquait de voir le cabinet de Turin refuser de recevoir un envoyé belge qui ne fût pas porteur de lettres de créance adressées au roi d'Italie. C'est sur ces questions délicates qu'après avoir traîné les choses en longueur le plus possible, le Conseil des ministres eut à se prononcer.

La discussion fut des plus vives. Nous n'avons pu nous en procurer le texte, mais elle se termina par la victoire des éléments les plus avancés du ministère et par la démission du baron de Vrière. La majorité du Conseil ayant décidé d'accréditer un nouvel agent à Turin en qualité d'envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire près S. M. le roi d'Italie, le ministre des Affaires étrangères se démit de son portefeuille.

« Les opinions qu'il avait émises relativement à l'opportunité de la reconnaissance plus ou moins prochaine du royaume d'Italie ne lui ayant point paru compatibles avec un acte qui, ayant pour objet cette reconnaissance immédiate, aurait dû être posé par lui. » (Déclaration du nouveau ministre des Affaires étrangères, Rogier, à la Chambre des représentants dans la séance du 20 novembre 1861. Annales parlementaires, session 1861-1862, t. I, p. 21).

Le chef du cabinet, M. Rogier, prit immédiatement le portefeuille des Affaires étrangères et ce remaniement ministériel fut (page 502) salué avec joie par la presse italienne. Le jour même de son entrée en fonctions le nouveau ministre télégraphiait en chiffres au ministre de Belgique à Rome, M. Carolus, que le cabinet était décidé à reconnaître le titre de roi d'Italie et, le 3 novembre, il envoyait à ce même agent une longue dépêche précisant les conditions dans lesquelles se faisait cette reconnaissance. Après avoir constaté que la reconnaissance des faits accomplis ne pouvait être plus longtemps différée sans entraîner de graves inconvénients et après avoir montré que les circonstances particulières créées par le décès de M. Lannoy, les devoirs de la neutralité et les intérêts du pays forçaient le gouvernement belge à sortir de sa position expectante, M. Rogier établissait la portée de l'acte en disant :

« C'est une règle de droit public généralement admise que, de la part d'une Puissance étrangère, reconnaître un autre gouvernement n'est que reconnaître un fait, savoir qu'il est généralement obéi, malgré la libre manifestation qu'un nombre plus ou moins considérable se soit permise d'une opinion contraire. Les Puissances étrangères suivent ici la possession si le bien de leurs affaires l'exige. »

La dépêche continuait en signalant les intérêts économiques : conclusion de traités de commerce, participation aux grands travaux d'utilité publique, relations privées d'affaires et de famille, qui rendaient nécessaire pour la Belgique « de ramener à une situation moins tendue des rapports que son abstention prolongée aurait pu refroidir, pour ne pas dire compromettre » et Rogier, se basant sur l'attitude prise par un grand nombre de gouvernements, ajoutait :

« En reconnaissant le royaume d'Italie, nous reconnaissons à leur exemple un État de possession, sans nous constituer juges des événements qui l'ont établi, et nous gardons notre liberté d'appréciation vis-à-vis des éventualités qui pourraient modifier cet état de fait. »

Cette dépêche explicative, avec toutes les réserves qu'elle exprimait, fut lue par M. Rogier, le 7 novembre, au comte de Montalto, avant de remettre à celui-ci une déclaration lui annonçant que le gouvernement belge accréditerait un ministre à Turin, en le munissant (page 503) de lettres attribuant au roi Victor-Emmanuel « le titre que, conformément à la loi votée le 17 mars dernier, Sa Majesté a pris pour elle et pour ses successeurs. » Cette lettre déclarait également que, dès à présent, le « cabinet de Bruxelles » reconnaîtrait au comte de Montalto la qualité de ministre du roi d'Italie.

A la suite de la remise de cette déclaration, M. Rogier signifia au commandeur Targioni, chargé d'affaires des Deux-Siciles, sans s'émouvoir des protestations attristées de ce diplomate, une note lui déclarant d'une façon plutôt cavalière qu'il était impossible au ministre des Affaires étrangères de Belgique d'entrer en relations avec lui. Quant aux Etats de l'Eglise, comme l'écrivait Rogier à M. Carolus : « Votre présence à Rome auprès du Saint-Siège montre assez que l'envoi d'un ministre auprès du roi d'Italie ne change rien à nos relations avec la Cour de Rome. »

Le choix du gouvernement se porta pour faire représenter le Roi à Turin sur M. Henry Solvyns, antérieurement ministre résident près la cour de Lisbonne. Il fut muni, en même temps que de ses lettres de créance, d'une note à remettre au baron Ricasoli, pour formuler à nouveau les réserves déjà exprimées le 7 novembre au comte de Montalto.

« La Belgique, État neutre, n'entend point s'arroger le droit de vouloir, en reconnaissant le royaume d'Italie, décider des questions qui concernent des tiers. Elle reconnaît des faits accomplis sans se constituer juge des événements qui les ont amenés et sans aliéner sa liberté d'appréciation vis-à-vis des éventualités qui pourraient modifier cet état de fait. »

Le gouvernement italien ne fit aucune objection aux réserves formulées par le cabinet de Bruxelles. A en croire le nouveau ministre de Belgique, les difficultés contre lesquelles se débattait le ministère Ricasoli, vivement attaqué au parlement au sujet des affaires de Rome et de Naples et soutenu par une majorité flottante qui, sans approuver les actes du cabinet, ne voulait pas cependant voter avec la gauche, avaient prédisposé le gouvernement italien à se montrer aussi conciliant que possible. « Si j'étais arrivé plus tôt à Turin, écrivait Solvyns, peut-être aurais-je eu à appréhender des entraves dès le premier pas. »

Quoi qu'il en fût, Ricasoli répondait en termes très courtois à la note belge et ne protesta pas contre les réserves qu'elle formulait à nouveau et, quelques jours plus tard, Victor-Emmanuel recevait très cordialement l'envoyé du roi des Belges.


Si la nouvelle de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique avait été bien reçue à Turin, il n'en avait pas été de même dans certains milieux à Bruxelles.

Nous ne pouvons déterminer que par conjecture l'opinion du roi Léopold à ce sujet. Fidèle observateur des règles constitutionnelles, il ne s'était pas opposé à l'action de son gouvernement soutenu par la majorité libérale du parlement. Un document nous permet cependant de supposer que, dans son for intérieur, il n'était pas entièrement d'accord avec ses ministres. En effet, en apprenant la façon cavalière dont M. Rogier avait traité le représentant des Deux-Siciles, il lui écrivait :

« Les journaux parlent d'une explication que vous auriez eue avec le ministre de Naples. Je n'ai aucune connaissance de cette explication et, comme elle n'est pas sans importance et est assez délicate, je dois faire observer qu'il n'appartient à aucun ministre de prendre des mesures de ce genre sans l'approbation préalable du Roi. »

Mais ce furent surtout les catholiques qui se montrèrent inquiets et mécontents et un débat extrêmement vif se déroula à la Chambre.

Le discours du trône, ouvrant la session de 1861-1862, s'était gardé de faire une mention spéciale de la reconnaissance du (page 505) royaume d'Italie, et s'était borné à dire, d'une façon générale, que les relations de la Belgique avec les Puissances étrangères se maintenaient dans des conditions favorables à ses intérêts et conformes à ses devoirs de neutralité.

L'opposition catholique porta immédiatement le débat sur la question italienne. M. Nothomb, suivi par MM. Kervyn de Lettenhove et Van Overloop, déclara que la reconnaissance du royaume d'Italie impliquait une solidarité morale avec les attentats perpétrés par le Piémont contre les autres États italiens, solidarité qui pouvait être interprétée d'une façon dangereuse pour l'indépendance des petites nationalités. Ces orateurs déclaraient cet acte contraire aux obligations de notre neutralité par ce que favorisant l'un des belligérants au détriment des autres. L'Italie, disaient-ils, n'était point pacifiée : entre l'armée du Pape et celle de Victor-Emmanuel il n'existait qu'un simple armistice; entre François II et le nouveau roi d'Italie il n'était intervenu aucune transaction diplomatique et la Belgique, en rompant ses relations avec le premier, se prononçait évidemment en faveur du second.

M. Rogier, ministre des Affaires étrangères, et M. Frère-Orban, ministre des Finances, s'efforcèrent de combattre l'argumentation des porte-paroles de la droite en démontrant qu'en Italie il n'existait plus de lutte patente et manifeste et que, malgré quelques soulèvements locaux, l'autorité de Victor-Emmanuel s'y exerçait d'une façon régulière, avec le concours d'un parlement, où toutes les provinces annexées étaient dûment représentées. Après les ministres, deux orateurs de gauche, MM. Orts et Deboe, combattirent avec force la supposition qu'il y avait en Italie des belligérants, vu qu'il n'y avait pas, estimaient-ils, dans la péninsule plusieurs nations ennemies en présence, mais bien une unité nationale légalement constituée, au sein de laquelle deux partis se combattaient. Ainsi, concluaient-ils, il n'y avait pas eu en Italie destruction de petites nationalités, l'annexion n'atteignait que des gouvernements locaux, des petits Etats qui effaçaient leurs frontières pour s'unifier au sein de la patrie commune.

Cette argumentation ne satisfit pas la droite et MM. de Decker, (page 506) de Theux et particulièrement Barthélemy Dumortier montrèrent les dangers que la solidarité morale avec une puissance spoliatrice faisait courir à l'indépendance de petits pays comme la Belgique.

Tout le monde sentait que c'était à la politique annexionniste de Napoléon III qu'il était fait allusion, aussi le gouvernement refusa-t-il de porter la question sur ce terrain, se plaçant uniquement au point de vue de l'obligation découlant, disait Frère-Orban, des principes mêmes du droit des gens, qui imposent à chaque État de reconnaître les gouvernements établis dans les autres Etats, de par le fait même que ces gouvernements existent. MM. Lebeau et d'Hoffschmidt appuyèrent énergiquement le gouvernement et M. Devaux essaya de fixer le point essentiel du débat en déclarant :

« Il s'agit de savoir si pour le gouvernement belge la reconnaissance d'un autre gouvernement doit être une appréciation, une approbation des moyens par lesquels ce gouvernement s'est fondé ou si c'est la simple constatation d'un fait, sans aucune espèce d'appréciation de son origine. »

Ce dernier système, concluait M. Devaux, est le seul qui se concilie avec les devoirs de la neutralité. La reconnaissance belge de l'Italie se renferme dans les limites de l'état de possession présent et, pour reconnaître le roi d'Italie, la Belgique n'en conserve pas moins son représentant officiel à Rome. Ainsi toutes les positions existantes sont intactes et la Belgique ne préjuge rien. La reconnaissance n'est ni un appui, ni un blâme.

M. Dechamps, un des plus brillants orateurs de la droite, en répondant à M. Devaux, se plaça sous un autre point de vue et établit que la neutralité exigeait, pour procéder à la reconnaissance, non seulement un état de fait, mais encore l'aveu des Puissances, qui seul pouvait faire passer ce fait dans le droit européen.

« Pour un pays neutre, dont la neutralité est placée sous la garantie de toutes les Puissances, disait-il, il faut l'aveu des Puissances avant de reconnaître un état de possession. »

Cette doctrine entravait singulièrement la liberté d'action du gouvernement belge en matière de politique étrangère, le ministre des Finances le fit remarquer et répondit à M. Dechamps :

« Les mêmes actes qui proclament la neutralité de la Belgique ne proclament-ils pas aussi son indépendance ? Eh bien, par cela même, en vertu de cette (page 507) indépendance, la Belgique a le droit de décider seule quelle est l'attitude qu'elle doit prendre vis-à-vis des pouvoirs nouveaux qui se constituent en Italie ou ailleurs. »

Le mentor de la droite, M. de Theux, comprit que son ami, M. Dechamps, avait été trop loin. Il déclara ne pas vouloir formuler un principe général et n'avoir en vue que la question d'Italie. Il eût été absurde, disait-il, de soutenir un principe contraire à l'interprétation que, depuis trente ans, la Belgique avait donnée à sa neutralité, comme le prouvaient des précédents tels que la reconnaissance de la république française en 1848. Même, estimait M. de Theux, en ce qui concernait l'Italie, il ne fallait pas attacher à l'acte de reconnaissance le sens d'une approbation ou d'une désapprobation quelconque, puisque le gouvernement italien, en demandant d'être reconnu, ne soumettait aux gouvernements étrangers qu’un fait et non sa conduite. Restait donc exclusivement une question d'opportunité et, se rencontrant avec un des membres les plus respectés de la gauche, M. de Brouckere, M. de Theux aurait voulu attendre que les principales Puissances eussent pris les devants, à cause des dangers éventuels que pouvait recéler pour l'indépendance de la Belgique le succès de procédés semblables à ceux qu'avait employés l'Italie pour réaliser son unité.

La droite déposa, pour terminer le débat, un amendement au texte de l'adresse de réponse au discours du trône, amendement qui disait : « Dans la situation où se trouve l'Europe, il importe que la Belgique neutre, fidèle aux grands principes du droit des gens, s'abstienne d'approuver le système d'annexions destructif des États secondaires. »

Le gouvernement estima qu’un amendement ainsi rédigé constituait un blâme indirect pour l'Italie, qui aurait pu le considérer comme une atteinte à la neutralité. Aussi le cabinet se rallia-t-il à un sous-amendement déposé par M. Orts et ainsi conçu : « Dans la situation où se trouve l'Europe, il importe que la Belgique neutre, fidèle aux grands principes du droit des gens s'abstienne, comme elle l'a toujours fait, d'intervenir dans les affaires des autres peuples. »

Ce sous-amendement fut voté, droite contre gauche, le 29 novembre 1861, par 62 voix contre 47. Ainsi se terminait une des discussions les plus intéressantes au point de vue international (page 508) qu'ait entendues le parlement belge depuis les grands débats relatifs aux traités de 1839. (Les débats relatifs à la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique occupent presque entièrement les pages 20 à 108 des Annales parlementaires, session 1861-1862, t. I. La question fut également discutée fort vivement au Sénat à l'occasion de l'examen du budget des Affaires étrangères dans les séances des 2 et 3 mai 1862. Mais aucun principe nouveau ne se dégagea de cette discussion. (Annales parlementaires, 1861-1862, Sénat, pp. 151-176).)


Le gouvernement belge n'était pas, cependant, au bout de ses peines. Restait une grave difficulté à régler : le Saint-Siège, on le comprend, avait vu d'un très mauvais œil la reconnaissance du royaume d'Italie par la catholique Belgique.

Pendant longtemps on avait espéré à Rome que le cabinet de Bruxelles garderait jusqu'au bout ses positions à l'égard de l'unité italienne et, le 17 octobre encore, Pie IX avait déclaré au ministre de Belgique, après l'avoir chargé d'exprimer ses remerciements au gouvernement du Roi pour l'accueil bienveillant reçu par le statuaire Bensoni, commissaire pontifical à l'exposition d'Anvers :

« J'ai à témoigner toute ma gratitude pour quelque chose de bien plus important, pour l'attitude que le roi Léopold et son gouvernement ont gardée jusqu'ici dans la question italienne; j'espère qu'ils voudront bien la maintenir malgré les suggestions du dedans et du dehors et, par là, m'aider puissamment dans la pénible épreuve que je traverse. »

Tout au moins, espérait-on dans les milieux romains : « le gouvernement du Roi, ayant résisté jusqu'ici, attendra pour céder qu'un événement nouveau et important l'oblige à le faire. »

Aussi la nouvelle de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique fut-elle reçue à Rome avec un sentiment de douloureuse stupeur, qui ne tarda pas à se transformer en un vif mécontentement.

A la notification faite par M. Carolus du contenu de la dépêche lui adressée par M. Rogier le 3 novembre, le cardinal secrétaire d'Etat, qui n'avait jusqu'alors ajouté aucune foi à ce que les journaux avaient déjà annoncé si souvent, se montra fort peiné et surpris.

(page 509) « Quelles que soient, déclara Antonelli au ministre de Belgique, les réserves dont on entoure l'acte de reconnaissance du titre de roi d'Italie, le fait n'en est pas moins la reconnaissance d'une série de violations du droit des gens. »

Le sous-secrétaire d'Etat, Mgr Berardi, avec qui M. Carolus avait toujours eu les meilleures relations, se montrait plus indigné encore que le cardinal Antonelli :

« Mieux aurait valu pour nous, déclarait-il au ministre de Belgique, que l'empereur de Russie eût reconnu Victor-Emmanuel. Vous n'aviez aucune raison d'en agir ainsi ; pays neutre, la Belgique pouvait facilement attendre que la majorité au moins des grandes Puissances qui l'ont constituée eût reconnu le royaume d'Italie. »

Et, en dépit des efforts tentés par M. Carolus pour calmer l'indignation du prélat, celui-ci « n'a cessé de répéter que l'avions bien voulu, nous aurions pu facilement ajourner l'acte de reconnaissance. »

« En résumé, Monsieur le Ministre, écrivait M. Carolus, j'ai trouvé le Quirinal beaucoup plus irrité que le Vatican ; aussi, lorsque, très prochainement, je reverrai Mgr Berardi, chercherai-je à le ramener au même diapason pour que Son Excellence ne pousse pas le Saint-Père et le cardinal Antonelli dans une voie où ils ne paraissent pas être en ce moment. »

Le Saint-Siège avait à sa disposition un moyen fort simple de montrer son mécontentement à l'égard de la Belgique. En ce moment le poste de nonce à Bruxelles était vacant par suite du départ de Mgr Gonella, promu à la nonciature de Munich Le Saint-Père avait désigné pour le remplacer en Belgique Mgr Ledochowski, ci-devant délégué apostolique à Bogota. C'est ce prélat qui devait plus tard avoir l'insigne honneur, comme archevêque de Posen, de tenir tête à Bismarck dans les circonstances tragiques que l'on connaît. Ce choix était fort heureux et le gouvernement belge avait tout lieu de s'en réjouir.

Or, comme Mgr Ledochowski était encore à Rome, où il venait (page 510) d'être sacré archevêque de Thèbes, il suffisait, sans pousser jusqu'à l'éclat d'une rupture des relations diplomatiques, de retarder son départ pour Bruxelles pour mettre le gouvernement belge en posture fâcheuse non seulement devant l'opinion catholique, mais aussi devant les trois grandes Puissances garantes de la neutralité belge qui, jusqu'alors, avaient refusé de reconnaître le royaume d'Italie.

Aussi, le 11 novembre, M. Rogier fut-il fort désappointé de recevoir de M. Carolus un télégramme chiffré disant : « Départ du nonce sera probablement subordonné à la nature des réserves de la reconnaissance. Quelles sont-elles ? »

Mgr Ledochowski expliquait à M. Carolus cette attitude du Saint-Siège en disant :

« Cette affaire des réserves aurait pu n'exercer aucun effet sur la position du nonce qui se serait trouvé à son poste à Bruxelles, au moment qu'elle aurait été résolue, mais il pourrait ne pas en être de même dans les circonstances actuelles où ce poste est vacant. » Je trouve, m'a-t-il dit, qu'il serait bien difficile que j'allasse m'installer à Bruxelles si le gouvernement belge bornait ses réserves par exemple à la déclaration vague qu'il gardera sa liberté d'appréciation vis-à-vis des éventualités qui pourraient modifier le statu quo ? »

Le cardinal secrétaire d'État avait confirmé à M. Carolus le désir du Saint-Siège de connaître les réserves avant de prendre une décision et cette demande mettait M. Rogier dans un cruel embarras. Il devait répondre à M. Carolus qu'il n'en existait pas d'autres que celles exprimées dans sa dépêche du 3 novembre et déjà communiquées au cabinet de Turin. Or ces réserves, nous l'avons vu, ne disaient pas ce que le Saint-Siège aurait désiré qu'elles dissent et il était impossible, après la lecture faite au comte de Montalto de la dite dépêche du 3 novembre, de notifier à la Cour de Turin des exigences plus grandes que celles dont avait entouré l'acte de reconnaissance lui-même.

Il fallait donc obtenir que le Saint-Siège se contentât de ces (page 511) réserves comme semblait s'en être contenté Mgr Gonella, à qui, avant son départ de Bruxelles, M. Rogier les avait communiquées. Même, écrivait le ministre des Affaires étrangères :

« Ayant demandé à Mgr Gonella, officieusement et comme en riant, si la nomination de notre nouveau ministre à Turin ne serait pas, peut-être, un obstacle à la prochaine arrivée de son successeur à Bruxelles, il m'a répondu qu'il n'en croyait rien et que la présence d'un représentant du Saint-Siège à Paris et à Lisbonne devait suffire pour me donner l'assurance qu'il ne serait pas fait d'exception pour Bruxelles... Reculer aujourd'hui sous prétexte de réserves incomplètes et insuffisantes de notre part ce serait user pour la seconde fois d'un mauvais procédé dont la Cour de Rome aurait peut-être plus que nous à regretter les conséquences. »

M. Rogier faisait ici allusion au refus du Saint-Siège, en 1847, de recevoir comme ministre de Belgique M. Leclercq, incident qui avait en son temps vivement agité l'opinion.

« Pourquoi, ajoutait-il, la Cour de Rome se montrerait-elle plus exigeante, vis-à-vis de nous qu'elle ne l'a été vis-à-vis d'autres pays qui n'ont jamais fait de réserves du tout, comme le Portugal ?...Une quasi rupture avec Rome par le refus d'envoyer le plénipotentiaire nommé et annoncé produirait sans doute en Belgique une impression fâcheuse et le gouvernement serait le premier à la déplorer, moins pour lui cependant que pour le Saint-Siège, qui n'a pas d'intérêt à multiplier les embarras de sa situation. »

M. Carolus agit très prudemment. Il attendit l'arrivée à Rome de Mgr Gonella avant de reprendre les négociations avec le cardinal Antonelli et avec Mgr Berardi. « En ajournant cette discussion, pensait-il, on a la chance d'en atténuer la vivacit ». Dans l'entretemps, il sut mettre à profit les dispositions très conciliantes de Mgr Ledochowski 3 et eut la bonne fortune de trouver Mgr Gonella dans de semblables sentiments.

Du reste, il eût été difficile pour la Cour de Rome de se montrer plus sévère à l'égard du cabinet de Bruxelles qu'à l'égard de celui des Tuileries et de celui de Lisbonne et, comme l'écrivait Rogier : « Il était difficile de trouver une différence sensible entre le rappel d'un nonce déjà accrédité et la non-arrivée d'un nonce aussi positivement annoncé et attendu que l'était Mgr Ledochowski. »

(page 512) Le cardinal Antonelli ne se montra pas intraitable et ne voulut pas aller jusqu'à une rupture complète. Il reconnaissait du reste que « le Roi avait dû faire grande violence à ses sentiments qui, à tant de points de vue différents, ne pouvaient pas porter Sa Majesté à sanctionner de son plein gré le résultat de tant de violations du droit des gens » et « il se rendait bien compte des considérations qui avaient pu exercer une pression décisive sur Sa Majesté et son gouvernement. »

Dans ces conditions le cardinal secrétaire d'État se contenta de la lecture faite par M. Carolus des deux paragraphes de la dépêche de M. Rogier du 3 novembre, dans lesquels étaient formulées les réserves du gouvernement belge et, à la suite de cette démarche, le ministre de Belgique put télégraphier à Bruxelles : « Je considère les difficultés au départ du nouveau nonce comme aplanies. »

Mgr Ledochowski ne demeura à Rome que le temps nécessaire pour expédier les affaires relatives à sa mission en Amérique et rejoignit son poste de Bruxelles dans les premiers jours de janvier.

Le 26 décembre, à l'occasion des fêtes de Noël et de Saint-Jean, patron du Pape, M. Carolus était, pour la première fois depuis la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique, reçu en audience par Pie IX. Le Souverain Pontife se montra d'une extrême bienveillance et chargea le ministre de faire parvenir au Roi l'expression de ses meilleurs sentiments : « J'ai, du reste, a ajouté le Saint-Père, chargé Mgr Ledochowski de la même commission auprès du Roi, en lui recommandant toutefois de ne pas dissimuler le profond chagrin qu'une récente mesure de son gouvernement m'a inspiré. »

Ainsi se dissipa la crainte du conflit que la reconnaissance du royaume d'Italie avait failli faire éclater entre le Saint-Siège et la Belgique.

Cette démarche ne provoqua pas de difficultés avec les grandes Puissances qui persistaient à ne pas reconnaître Victor-Emmanuel comme roi d'Italie. Le cabinet de Berlin ne fit aucune objection.

(page 513) De Saint-Pétersbourg le ministre de Belgique écrivait :

« Gortschakov m'a paru singulièrement préoccupé de la situation de l'Europe. L'Italie n'est, à ses yeux, qu'un chaos informe et son unité est trop contraire à l'histoire de la péninsule et au caractère de ses habitants pour être autre chose qu'une utopie irréalisable... Mais il s'est abstenu de faire aucune allusion à notre récente reconnaissance du roi d'Italie et à nos débats parlementaires sur cette question de politique extérieure. »

Quant à l'Autriche, écrivait le comte O'Sullivan de Grass :

« Tout en regrettant que la Belgique n'ait pas été dans la possibilité de maintenir à Turin son statu quo diplomatique, le comte de Rechberg n'a rien objecté aux motifs que j'ai fait valoir et Votre Excellence apprendra avec satisfaction que le langage tenu par les ministres du Roi au cours de la longue discussion de l'adresse a été apprécié à Vienne. »

La Belgique sortit ainsi sans difficulté d'une situation qui aurait pu devenir fort embarrassante.


Cette reconnaissance du royaume d'Italie, malgré la façon différente dont elle fut appréciée par les contemporains, marque une date importante dans l'histoire de la politique étrangère de la Belgique. Elle fixa définitivement le droit public belge en matière de reconnaissance de nouveaux États et elle marqua, en même temps, une tendance à ne point resserrer les obligations de la neutralité au point de leur subordonner l'indépendance souveraine du pays. On revint ainsi aux conceptions plus larges qui avaient prévalu au Congrès national et que la crainte exagérée d'être impliqué dans les complications européennes surgies depuis 1840, avait poussé le gouvernement belge à restreindre de plus en plus.

L'ouverture, jusqu'à l'année 1870, du dépôt, admirablement classé des Archives du Département des Affaires Etrangères, à Bruxelles, a mis à la disposition des chercheurs une mine précieuse de renseignements pour l'étude de la politique européenne pendant une période particulièrement intéressante de son activité. Sur l'initiative intelligente du roi Léopold Ier, Bruxelles n'avait pas tardé à devenir (page 32) un centre d'informations de premier ordre. C'est que, si la Belgique n'était appelée par son statut international qu'à jouer un rôle passif dans la diplomatie, la nécessité de mettre sa neutralité à l'abri de toute atteinte l'obligeait à prêter une extrême attention à toutes les répercussions possibles des événements européens. Le gouvernement belge devait donc se faire un devoir d'être très exactement renseigné sur la façon dont les faits étaient appréciés par les puissances garantes de sa neutralité pour pouvoir conformer son attitude à la leur. La question de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique en est un frappant exemple et constitue une page d'histoire diplomatique qui méritait d'être spécialement étudiée.