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Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre
DESTREE Jules - 1912

DESTREE Jules, Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre

(Paru à Bruxelles, dans la Revue de Belgique, du 15 août et du 1er septembre 1912)

Je m'excuse de la liberté que je prends de Vous écrire, Sire. Je m'en excuse respectueusement. Mais il me paraît que mon devoir m'y force. Vous devez être étrangement renseigné sur les questions dont je veux Vous entretenir ; Votre formation intellectuelle, Votre entourage, tout doit Vous mettre, vis-à-vis de nous, en prévention défavorable.

Et d'autre part, parce que Vous êtes le premier citoyen du pays, placé au-dessus de nos batailles coutumières, peut-être, comme le voyageur au sommet de la montagne qui découvre un plus large horizon, verrez-Vous mieux que Vos conseillers en proie aux soucis de la plaine, les nuages noirs qui là-bas se forment et s'amoncellent, et l'orage qui menace.

I

Il faut donc que je Vous parle, Et veuillez oublier tout d'abord, Sire, que celui qui ose ainsi s'adresser à Vous est un député socialiste. Ce que je veux Vous dire, un catholique, un libéral pourrait Vous le dire, comme moi. Un citoyen n'appartenant à aucun parti, aussi. La question dépasse les partis politiques. Elle s'y mêle parfois, mais elle leur est supérieure. Et pour bien la voir, il faut la voir de haut.

Je sais qu'on Vous dira que les socialistes sont des sans-patrie, que la propagande wallonne est une œuvre malsaine, et que nous cherchons insidieusement à détruire Votre royaume. Ecoutez-moi jusqu'au bout, Sire ; ensuite, Vous déciderez. Il y a peut-être plusieurs manières d'aimer son pays et de le prouver ; il y a peut-être, dans l'appréciation de notre propagande, le dépit d'un égoïsme dérangé ; il y a peut-être deux façons de comprendre l'avenir de l'unité nationale.

Sans doute, les socialistes sont internationalistes, et je pense, avec mes amis, qu'il est bon de multiplier les ententes entre les peuples, de généraliser les conquêtes de la civilisation, de resserrer les liens entre tous les membres de la grande famille humaine. Mais, l'Internationale, par définition, suppose des nations. Plus ces nations seront logiquement constituées, fortement organisées, indépendantes et libres, plus les conventions qu'elles formeront entre elles seront fécondes et solides. Un despotisme centralisateur qui supprimerait par la force la vie propre des nationalités serait exactement le contre-pied de l'Internationale.

On peut donc rêver aux Etats-Unis d'Europe et chérir sa patrie. Dois-je rappeler à Votre Majesté que les socialistes belges ont prouvé, il y a quelques années, lorsqu'il s'est agi d'assurer la défense du sol belge par une réorganisation militaire, qu'ils comprenaient leur devoir au moins autant que quiconque ?

Lorsque l'on songe aux déviations abominables du sentiment patriotique, aux spéculations immondes qui s'abritent sous ce noble manteau, on pense à ce mot de Sheridan : Le patriotisme, c'est l'argument suprême des scélérats ! Et l'on hésite à se dire patriote. Pourtant, m'est-il permis, Sire, de citer ici quelques lignes que j'écrivais, il y a plusieurs années déjà, alors que je cherchais à expliquer la formation du sentiment patriotique, en le rattachant, pour chacun, à des souvenirs personnels. On s'est généralement accordé à y découvrir un accent sincère et ému. Si elles réussissent à Vous donner cette impression, Vous croirez moins aisément, j'ose l'espérer, aux noirs desseins de l'auteur de cet acte de foi.

« Patrie, chère et douce terre du Père… Et je revois la maison familiale, au bord de la route, au milieu des arbres et tapissée de lierre… O ma chère maison, où je vins tout enfant, où se sont écoulées les heures tristes et joyeuses de ma vie ; où les miens ont vécu : ma mère si tendre, trop tôt partie, et à laquelle je ne puis penser sans me sentir l'âme toute parfumée de clémence et de bonté ; mon père, aux allures sévères, mais si affectueux, d'une si large culture d'esprit et d'une si belle droiture de cœur, si noblement compréhensif ; ô ma chère maison, où les miens m'ont donné tout ce qu'il y eut de meilleur en moi-même, la pitié pour les faibles, l'amour du beau, le folie de la justice ; où ces leçons augustes surgissent maintenant dans ma mémoire en images frémissantes, multiples, confuses, et auxquelles je n'ose m'arrêter de peur de ne plus pouvoir poursuivre ; où chaque dalle du corridor, chaque marche de l'escalier, chaque coin de chaque chambre, chaque meuble dans chaque chambre, chaque bibelot sur chaque meuble, a son histoire et sa vie et me parle de choses qu'il ne dira qu'à moi-même ; ô ma chère maison, où j'ai aimé, où j'ai pleuré, où sont mort les miens !

« Et je pense encore à ceux qui sont partis : à ce frère d'un esprit si ouvert, si délicat, entré, par quelle soudaine surprise de la destinée, dans l'ordre bénédictin ! Batailles d'écoliers, escapades de gamins, folles et franches gaîtés de jouvenceaux, ferveurs d'art communes, qui eût dit, oui, qui eût prédit, quand souriaient nos vingt ans, que vous finiriez dans le gravité du froc noir ! Et nos vacances, au loin, dans le petit village d'Erbisœul, où des parents avaient une maison de campagne grande comme un château, et un jardin comme un parc. Il y avait, au fond du jardin, à droite, un pommier dont les branches s'étendaient au-dessus du jardin du curé et dont les pommes blanches, frottées de rouge, avaient un petit goût acide et sucré que je sens encore. Il y avait un étang qui nous semblait un lac ; et, plus loin que l'étang, quelques arbres que nous appelions le bois. Vers la source du bois, le soir, le pâtre menait les bestiaux en chantant : Ali ! Alô ! Ali ! Alô ! O douce mélancolie de ce chant psalmodié dans le couchant rose !... Il y avait... Il y avait nos cousines... Mais je ne saurais dire jamais tout ce qu'il y avait à Erbisœul ! O la douce Patrie, terre bénie, que celle où l'on trouve de tels villages...

« Et d'autres vacances, encore, nous amenèrent à Mons, chez des grands-parents, dans une rue où l'on voyait un gros bœuf de fonte au-dessus d'un marché. La tour du Château sur la colline, la Grand'Place, le Mont Panisel, toutes ces rues charmantes et pittoresques, si curieusement vieillottes et dont la vie semble s'être arrêtée vers 1820, et au loin le Borinage, tragique et si pitoyable avec ses petites maisons tapies au pied des triangulaires terris, les voyais-je alors comme je les vois maintenant ? Non, sans doute, mais leurs détours gardent des lambeaux de mon enfance, évoquant des figures aimées qui se sont évanouies, « des voix chères qui se sont tues »...

« Et j'y devais revenir plus tard pour, en une demeure sur qui pleuvait la chanson du carillon, au bout d'une allée d'arbres complices dans le soir, chercher celle à qui la Destinée avait confié d'apporter dans la maison familiale, le bienfait de sa bonne tendresse et le charme des choses d'art…

« O la chère maison, dans ce pays noir, si étrangement, si magnifiquement tourmenté par un formidable labeur humain : bruits des usines, grondement des marteaux, ronflement des machines, longues plaintes de locomotives, et, dans les nuits, les embrasements superbes des fumées et des feux ! O mon Pays, que tu me parais beau ! Pourquoi est-ce que je me sens pris tout à coup d'un si frénétique besoin de te revoir et de te retrouver ? La vieille église de pierre est-elle toujours là, au milieu du village ? Et le cimetière, dites, avec la route qui monte, le cimetière où dorment les miens ?

« Plus loin, c'était la ville, les affaires, les batailles de la politique et du barreau. Succès et déceptions. A certains jours, l'humanité m'y parut basse. Mais maintenant, comme toutes ces misères s'estompent et s'effacent ; comme je les juge mieux, comme je suis plein d'indulgence et de sympathie pour mes adversaires ; ne parlions-nous pas la même langue ? Pour quelques différences superficielles, que de ressemblances profondes ! N'étions-nous pas tous de la même race, du même pays, de la même famille humaine ? Comme je voudrais entendre l'accent du terroir ; quelques mots de wallon me seraient plus rafraichissants qu'un peu d'eau pure à un voyageur altéré

« Et puis, ce sont les autres villes, Bruxelles d'abord, la capitale, le centre de l'agitation nationale, avec sa Grand’Place où se perpétue, dans des dentelles de pierre, la vie héroïque du passé communal, Sainte-Gudule gothique, le Palais de Justice babylonien où j'ai si souvent plaidé, le Passage qui connut mes flâneries d'étudiant, les vieux arbres du Parc, témoins bienveillants d'entretiens enivrés, le Palais de la Nation, où s'écoulèrent des heures de fièvre et des heures d'ennui, le Musée avec les Rubens et les Roger de le Pasture, les salles de spectacle où je rencontrai les émotions ardentes des musiques ; Bruxelles et ses alentours, Laeken, Uccle, Tervueren et la forêt de Soignes vêtue à l'automne de si somptueux manteaux de pourpre et d'or fauve ; Liége, si vivante, bruissante, spirituelle, étendue au bord du large fleuve, dans un cadre de collines hérissées de charbonnages ; Gand, sombre et farouche, avec son lourd beffroi, ses tristes filatures, et son van Eyck en une chapelle ; Tournai, aux Chonq Clotiers ; Louvain aux monastères ; Bruges, dormante en ses canaux mélancoliques sur lesquels glissent des cygnes blancs, dormante, dolente et presque morte, malgré cloches et carillons, Bruges où sont les Memling ; Anvers, avec la flèche aiguë de sa cathédrale, dont l'élan n'est pareil qu'au sursaut du cœur de celui qui, après un long voyage outre-mer, l'aperçoit enfin se dresser à l'horizon vigie de la patrie, avec son port et ses vaisseaux et le peuple fort que Constantin Meunier a si puissamment symbolisé dans son Débardeur, Anvers, où me sourit si étrangement, en sa robe rose irisée, et son geste détaché, la petite Salomé cruelle avec ingénuité de Quentin Metsys

« La Patrie, c'est encore cette merveilleuse succession de paysages qui va des coteaux de l'Ardenne aux plages de la Flandre.

« Les forêts du Luxembourg aux vieux arbres magnifiques, les vastes horizons d'où l'on voit, au matin, les vallées enveloppées de la gaze légère des brouillards, les routes qui vont, qui montent, descendent et tournent vers les villages, les rivières noires qui bavardent sur les feuillages en entraînant les sveltes truites d'argent, la Semois, l'Ourthe, l'Amblève et leurs affluents, plus séduisants encore ; c'est la Meuse qui concentre leurs eaux et leurs beautés, dans cette vallée, parfois grandiose, toujours aimable, qui va de la frontière du Sud et la frontière du Nord ; c'est l'Entre-Sambre-et-Meuse, chantée par Delattre, ô ce Bruly-de-Pesches si émouvant ; c'est la Thudinie contée par des Ombiaux ; le Borinage décrit par Marius Renard ; c'est le gras et fertile Brabant wallon dont les plaines ont vu la fin de l'épopée napoléonienne ; c'est la Bruyère et Genck, les marais mirant les cieux changeants ; c'est les étendues silencieuses et désertes de la Campine ; c'est l'Escaut splendide devant Anvers, y apportant quelque chose de l'immensité de la mer ; c'est toute cette Flandre cultivée tenacement comme un jardin, les perches où s'enroule le houblon grimpant, les champs de pommes de terre, les moissons d'or, les prairies vertes et leurs bestiaux ; c'est la dune enfin, la dune de sable clair aux herbes grises, avec sa parure de villas riantes et propices aux séjours de l'été, et la vaste plage que le flot marin vient caresser voluptueusement, en laissant de blancs festons de dentelle d’écume...

« C'est tout cela, tout cela sous des cieux toujours autres, dont la mobilité, pour qui sait voir, fait un spectacle enchanteur, intarissablement varié. Cours des saisons : joies fraîches du printemps, splendeur du triomphal été, opulentes mélancolies de l'automne, deuils blancs de l'hiver ; cours des heures : aurores tremblantes et douces, matins légers, midis rayonnants, crépuscules enflammés, soirs fiévreux, vous nous amenez sans cesse, par le jeu des nuages et les magies de la lumière, à découvrir en la terre aimée de nouvelles beautés. Vraiment, est-il une autre région du globe où la clémente destinée ait consenti à rassembler, dans un espace aussi restreint, tant de raisons de vivre ? Comprend-on maintenant le geste admirable des Flamands, à la bataille des Éperons d'or, portant à leur bouche un peu de cette terre pour laquelle ils allaient mourir ? Comprend-on l’héroïque baiser de ces mangeurs de terre ?

« La Patrie, enfin, c'est non seulement le sol, mais l'ensemble des hommes qui y vivent et qui y ont vécu. C'est, pêle-mêle, avec des amis d'hier et d'aujourd'hui, Breydel, Van Artevelde, Anneessens ; Van Eyck, Breughel et Rubens ; Baudouin de Constantinople et Godefroid de Jérusalem ; et tant d'autres figures familières des temps disparus ! C'est tout ce peuple vaillant, d'une aptitude à l'effort jamais épuisée ; c'est les deux races qui le composent, celle du nord, lente, patiente, opiniâtre ; celle du sud, ardente, enthousiaste, généreuse ; c'est leurs souffrances et leurs joies, leurs colères et leurs pitiés, leurs traditions, leurs coutumes, c'est leur langue. Je les aime parce que je les connais, parce que je les comprends, parce que ma vie est faite de morceaux de leur vie... »

Et maintenant que me voilà introduit auprès de Vous, grâce à cette sorte de confession, laissez-moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : il n'y a pas de Belges.

J'entends par là que la Belgique est un État politique, assez artificiellement composé, mais qu'elle n'est pas une nationalité. Elle date de 1830, ce qui est vraiment peu. Je sais qu'on prétend qu'elle existait antérieurement, à l'état latent et que notamment sous les ducs de Bourgogne, elle faillit se réaliser déjà. Mais combien il faut, pour cela, solliciter les faits. De ce que deux fragments extrêmes tous deux, l'un de l'empire germanique, l'autre de la royauté française, ont pu tous deux chercher pareillement à s'affranchir du pouvoir lointain, de certaines similitudes de leur histoire, il est vraiment osé de conclure à la communauté de vie, de mœurs et

d'aspirations qui constitue un peuple. Au reste, laissons ces controverses sur le passé aux historiens et aux journalistes, et voyons les faits actuels.

Nos superbes forêts de l'Ardenne étalent leur manteau vert sur des collines aux assises rocheuses, et les jardins de la Flandre s'étendent dans le vaste horizon calme sur des terrains de sable. Géologiquement, le pays est double et les aspects du paysage correspondent à la différence du sous-sol.

Les gens qui vivent dans ces contrées diverses sont divers comme elles et les âmes sont aussi différentes que le sont les paysages. Un paysan campinois et un ouvrier wallon sont deux types distincts d'humanité. L'un et l'autre Vous ont pour Roi, Sire ; mais une communauté d'existence politique ne suffit point à les rendre semblables.

Observez-les : et Vous constaterez tout d'abord combien les activités auxquels ils se vouèrent, par l'influence du milieu, sont différentes et presque opposées. La Flandre est, en grande majorité, agricole ; la Wallonie est, en grande majorité, industrielle.

Et, nécessairement, cette diversité des conditions économiques devait accentuer, au lieu de l'affaiblir, la diversité originale commandée par la race et par le sol.

Observez-les encore et tâchez à comprendre leur mécanisme intérieur. En dehors de traits communs à tous les habitants de l'Europe occidentale, vous apercevrez vite des différences profondes : le Flamand est lent, opiniâtre, patient et discipliné ; le Wallon est vif, inconstant et perpétuellement frondeur de l'autorité. Les sensibilités sont différentes : telle idée, tel récit, qui enthousiasmera les uns, laissera les autres indifférents, peut-être même leur fera horreur.

Il s'explique dès lors que les divergences sur la façon de comprendre la vie aient leur écho dans la manière de se laisser impressionner par les problèmes de l'au-delà de la vie. La Flandre est en grande majorité catholique et parfois, assez agressivement et bassement catholique ; en Wallonie, au contraire, la foi n'est plus guère qu'une habitude et les libre penseurs sont très nombreux.

Mais il est une preuve plus caractéristique et plus décisive encore de la dualité foncière de Votre royaume, plus incontestable que celles qui se peuvent déduire du sol, des paysages, des activités, des tempéraments et des croyances, c'est la langue.

Une langue est un trésor accumulé au cours des âges par une communauté humaine. Elle y a inclus le souvenir et l'écho de ses mœurs, de ses croyances, de ses douleurs. Elle éveille chez ceux qui la parlent des impressions confuses qui remontent aux jours incertains de l'enfance balbutiant sur les genoux maternels, et plus loin encore, des correspondances avec les ancêtres immémoriaux. Il y a du mystère dans l'attachement à la langue, parce qu'il tient, moins à notre être raisonneur, qu'à notre inconscient profond. Et ce n'est que lorsqu'on conçoit ainsi le problème, qu'on pense à ses millions de racines ténues qui s'enfoncent dans le passé le plus reculé, que l'on comprend le caractère sacré d'une langue, et combien sont délicates et insolubles par les seuls procédés de l'intelligence, les questions que son usage soulève.

Dès 1836, sous l'inspiration de M. Snellaert, les Flamands fondaient à Gand une société sous ce titre-programme De taal is gansch het volk. Ils affirmaient par là que la langue est la caractéristique essentielle de ce qui constitue un peuple.

Or, si nous ouvrons l'Annuaire statistique, à la page répartissant les habitants âgés de plus de 15 ans, d'après la langue parlée, d'après le recensement général de 1900, nous y trouvons :

1,896,003 ne parlant que le français, soit 41.47 p. c. ;

1,874,722 ne parlant que le flamand, soit 41.01 p. c. ;

18,385 ne parlant que l'allemand ;

673,554 parlant le français et le flamand ;

57,279 parlant le français et l'allemand ;

6,251 parlant le flamand et l'allemand ;

39,870 parlant les trois langues.

Retenons surtout les deux premiers chiffres. Leur énormité, relativement aux autres, est saisissante, et achève définitivement la démonstration que je voulais faire : Vous régnez sur deux peuples. Il y a, en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n'y a pas de Belges.

Il est bien évident que cette proposition est l'expression d'une vue d'ensemble. Elle est trop absolue si l'on veut s'attarder aux détails.

On pourrait m'objecter par exemple qu'il faut considérer comme Belges, au point de vue qui nous occupe actuellement, les 673,554 parlant les deux langues nationales, même si l'on y ajoute, les 39,870 polyglottes, qui ne voit que ces « Belges » ne sont encore qu'une proportion infime en comparaison des deux autres groupes et qui ne sait, en regardant un peu autour de soi, que la majorité de ces bilingues est de race flamande ?

Nous n'avons donc dans cette statistique, pour établir l'existence d'une mentalité belge, aucun indice révélateur. Nous en sommes réduits à des investigations personnelles : elles nous renseignent deux catégories de Belges : la première, la plus importante par le rôle en évidence qu'elle joue, comprend le monde officiel, constituant toute la structure de notre État politique, tous les fonctionnaires attachés à la Belgique par leur situation, leurs honneurs, leurs traitements, chez lesquels les Brabançonnes tant entendues et les clichés des discours de parade ont développé un patriotisme superficiel plus ou moins sincère. C'est tout ce monde-là qui vous entoure, Sire et je crains qu'il ne Vous fasse illusion. Il faut regarder par-dessus pour apercevoir les forces vives de vos deux peuples.

Une seconde espèce de Belges s'est formée dans le pays, et principalement à Bruxelles. Mais elle est vraiment peu intéressante. Elle semble avoir additionné les défauts de deux races, en perdant leurs qualités. Elle a pour moyen d'expression, un jargon innommable dont les familles Beulemans et Kakebroek ont popularisé la drôlerie imprévue. Elle est ignorante et sceptique. Elle a pour idéal un confortable médiocre. Elle ne croit à rien, est incapable de générosité ou d'enthousiasme, soupçonne toujours chez autrui le mobile bas et intéressé, abaisse par la « zwanze » toute idée qui la dépasse. Certains laudateurs de cette platitude en ont voulu faire une vertu : le « middelmatisme », mot aussi laid que l'état d'esprit signifié. Le patriotisme de ces middelmates est nul, ils accepteraient bénévolement toute domination qui ne dérangerait point leurs aises coutumières. Cette population de la capitale, dont quelques échantillons épars existent en province, n'est point un peuple : c'est un agglomérat de métis.

Il n'est point de règles sans exception. Lorsqu'on cherche à établir des vues générales, il est toujours possible de se voir objecter des cas isolés. Il est, certes, parmi ces produits croisés, des individualités particulièrement éclatantes de nature à faire oublier les autres. Un homme comme Edmond Picard, par exemple, est le fils d'un père wallon et d'une mère flamande. Mais que de Kakebroek pour un Edmond Picard !

Et si M. Edmond Picard a été l'un des plus ardents défenseurs de cette illusion falote qu'on a appelée « l'âme belge », l'ironie des destins a voulu qu'il fût aussi, dans ses écrits sur l'Antisémitisme par exemple, le théoricien des races, du danger et de la stérilité de leurs croisements, le dénonciateur implacable de l'infériorité des métis.

Non, Sire, il n'y a pas d'âme belge, la fusion des Flamands et des Wallons n'est pas souhaitable ; et la désirât-on, qu'il faut constater encore qu'elle n'est pas possible.

La distinction des races et des langues a pu s'expliquer jadis par la Forêt charbonnière ; depuis des siècles, cet obstacle aux communications a disparu et l'interpénétration ne s'est point faite. Des gouvernements se sont usés à cette œuvre vaine et ont cherché à faire reculer soit le flamand, soit le français. La frontière linguistique est restée immuable, attestant la volonté têtue des deux peuples de ne point se confondre.

II

Ceci constaté, une règle s'en déduit avec évidence : pour que cet État politique formé de deux peuples distincts puisse poursuivre harmonieusement ses destinées vers une prospérité commune, il faut qu'aucun de ces deux peuples ne soit lésé, ou ne puisse se croire lésé, au profit de l'autre. Équilibre que Votre charge Vous convie à réaliser, équilibre difficile et délicat, mais qui est la condition même de l'unité et de l'avenir de Votre royaume.

Or, au lendemain de 1830, l'équilibre fut rompu au détriment des Flamands. La Révolution avait été faite contre la Hollande et consolidée par l'appui de la France ; ses principaux artisans étaient des Wallons ; l'une de ses causes était l'obligation du néerlandais. L'arrêté du prince d'Orange du 1er octobre 1814 avait provoqué, dès sa promulgation, les plus vives protestations et il était vraiment insolent de placer une inscription flamande sur une porte de la forteresse de Charleroi.

Ces circonstances expliquent aisément la primauté accordée au français. Tout en reconnaissant, de façon assez vague, la faculté des deux langues, les Constituants déclarèrent que le texte français serait le seul texte officiel des lois (art. 23, Const., art. 5 de la loi du 19 septembre 1831).

Sans doute, il n'y avait dans le fait que la législation fut officiellement française, qu'un inconvénient bien léger pour les Flamands. Mais ce fait correspondait à d'autres, infiniment moins acceptables : l'enseignement, la justice, l'administration étaient en pays flamand exclusivement français.

Les réclamations ne tardèrent point. Ce furent des littérateurs, J.-F. Willems (Vader Willems) et Henri Conscience qui leur donnèrent le plus solide point d'appui. Dès 1840, des pétitions qui trouvèrent un chaleureux défenseur en M. P. de Decker, esquissèrent un programme de réformes qui fut précisé à Gand le 26 novembre 1847 et dont les Flamands ont poursuivi jusqu'aujourd'hui la réalisation, avec cette indomptable ténacité qui est l'une de leurs qualités essentielles.

Au mois d'août 1849, un Congrès flamand se réunit à Gand. Ses organisateurs avaient audacieusement dépassé les frontières politiques pour mieux affirmer la communauté de race. Ils avaient fait appel aux Flamands de France, de Hollande et d'Allemagne. Si nous, Wallons, nous tendons quelque jour la main à nos frères du nord de la France ou de l'est de la Prusse, nous ne ferons que suivre un exemple ancien.

L'agitation se perpétua. Des travaux linguistiques, tels que la réforme de l'orthographe, unifiant en une langue des dialectes qui pouvaient paraître n'être que des patois locaux, le Dictionnaire néerlandais dont MM. De Vries, te Winkel et David dressèrent le plan, augmentèrent sa cohésion et son importance. En 1855, M. de Decker étant ministre, une commission royale flamande fut instituée pour « assurer le développement régulier de la littérature flamande dans ses rapports avec les diverses parties de l'administration publique ». Des manifestations appuyèrent ses conclusions, notamment un cortège suivi de banquet, le 25 avril 1859, banquet présidé par un Wallon : M. L. Jottrand. En 1862, à l'occasion de la discussion du projet d'adresse en réponse au discours du Trône, la question flamande fut posée pour la première fois à la Chambre des représentants. M. P. de Decker signala « l'irritation » et « la désaffectation » qui commençaient à se manifester dans les districts flamands. « Il serait fâcheux de jeter un germe nouveau d'irritation au sein de populations qui doivent nous servir de barrière contre l'étranger. Elles ne sont déjà malheureusement que trop désaffectionnées aupoint de vue politique. »

Nous pouvons dire aujourd'hui, en 1912, au nom de la Wallonie, ce que M. de Decker disait il y a cinquante ans, au nom de la Flandre.

En 1863, des poursuites engagées contre un joaillier d'Anvers, M. Karsman, posèrent la question du flamand devant les tribunaux. Et d'année en année, sous les aspects les plus divers, la question flamande réapparut s'imposant à l'opinion, dérangeant les habitudes des bourgeois des Flandres, mais trouvant dans le peuple d'ardents partisans.

Je n'ai ni le loisir ni l'intention de faire l'historique de ce mouvement flamand. Il me suffit d'en avoir noté les raisons et reconnu le caractère légitime. Mais si, à l'origine de ce mouvement, nous découvrons les griefs les plus justifiés, nous y découvrons aussi un sentiment déplorable de haine vis-à-vis de la France. Les vieilles querelles des Klauwaerts et des Leliaerts sont ravivées ; on appelle « Fransquillons » les partisans de la culture française ; on déclare la guerre à l'influence étrangère ; M. Josson offre à son défenseur un poignard avec une inscription révélant crûment l'état d'âme des flamingants. Tant de coups portés à la France atteignent les Wallons.

Mais les Wallons sont généreux et lorsqu'une iniquité leur est signalée, ils oublient les injures et s'associent aux Flamands pour la réforme réclamée. Successivement, les Flamands virent ainsi faire droit à leurs protestations ; moi-même, à certains jours, je fus parmi les artisans de cette justice.

La première révision constitutionnelle donna au mouvement flamand une extraordinaire puissance. Les bourgeois des Flandres avaient pu, avec quelque dédain, reléguer le flamand à l'office ou le laisser aux disputes du peuple dans la rue ; ce peuple, une fois investi du droit électoral, voulut être honoré dans sa langue et contraignit ses maîtres à une humiliante soumission. Il ne faut pas chercher ailleurs l'explication de l'intrusion du flamand dans les débats parlementaires : discours et prestations de serment.

A l'heure présente, le mouvement enivré de ses succès et de sa force populaire, a atteint son but. Il le dépasse. Il menace la Wallonie.

C'est un phénomène que constate fréquemment le spectateur de nos agitations humaines : actions et réactions se succèdent, également excessives et injustes, pareilles à un pendule oscillant, incapable de s'arrêter au point mort de l'équité absolue. Peut-être aussi est-il vain, en semblable matière, de chercher la conciliation et la justice : la satisfaction des uns ne peut sans doute être obtenue qu'au prix du mécontentement des autres. Les Flamands, d'un effort patient et vigoureux, ont rejeté le fardeau inique et voici maintenant que les Wallons le sentent peser sur leurs épaules.

III

Ce qu'ils nous ont pris déjà ? Je vais essayer de Vous l'indiquer.

Ils nous ont pris la Flandre, d'abord. Certes, c'était leur bien. Mais c'était aussi un peu le nôtre. Confiants dans l'illusion belge, nous avions appris à considérer comme des expressions de l’âme de nos aïeux, la fierté farouche des beffrois et des hôtels de ville, l'élan religieux du beau pays de Flandre. Si les hasards de la vie nous amenaient à nous déplacer, nous nous retrouvions un peu chez nous à Gand ou à Anvers. Hélas ! ces temps ne sont plus et s'éloignent de nous chaque jour.

L'ancien principe de la nationalité des lois a fait place à leur régionalité, en matière de justice ou d'enseignement. Il y a, dans les détours de leurs textes, mille prétextes à vexer les Wallons qui s'égarent en Flandre. Des municipalités hargneuses vis-à-vis de nous, ont encore renchéri. La revendication : In Vlaanderen vlaamsch, légitime aussi longtemps qu'elle se bornait à réclamer l'usage facultatif du flamand en Flandre, est devenue un cri de guerre signifiant l'usage exclusif de la langue locale.

A Anvers, un Wallon écrit à l'administration communale, en français ; on lui retourne sa lettre avec la mention impérative et dédaigneuse : « In vlaamsch ». Les établissements publics sont flamands. Les petits fonctionnaires, avec lesquels le public est en rapport, vous répondent agressivement en flamand. Nous nous sentons actuellement en Flandre des étrangers, au moins autant qu'à la Haye ou à Amsterdam. Et nous sommes parfois moins bien traités que des étrangers. Des industriels de Charleroi m'ont rapporté que l'on avait au port d'Anvers, infiniment plus d'attentions pour les Allemands que pour eux. J’ai demandé au Musée d'Anvers, le catalogue de l'art ancien. Il n'y en a pas en français ! Mais il y a une édition flamande et une édition… allemande.

On pourrait citer des milliers de ces menus faits, révélateurs de cet étrange état d'esprit, l'affirmation systématique de la culture flamande, la proscription systématique de la culture française.

L'injure, la menace, l'intimidation, la contrainte sont incessantes. Les Flamands qui veulent garder contact avec la civilisation française sont méprisés et bafoués. Le couronnement de cette entreprise, poursuivie avec leur inlassable ténacité, sera l'extinction de ce dernier foyer de culture française en Flandre, l'Université de Gand.

Ils nous ont pris notre passé. Nous les avons laissé écrire et enseigner l'histoire de Belgique, sans nous douter des conséquences que les traditions historiques pouvaient avoir dans le temps présent. Puisque la Belgique, c'était nous comme eux, qu'importait que son histoire, difficile à écrire, fût surtout celle des jours glorieux de la Flandre ? Aujourd'hui, nous commençons à apercevoir l'étendue du mal. Lorsque nous songeons au passé, ce sont les grands noms de Breydel, de Van Artevelde, de Marnix, de Anneessens qui se lèvent dans notre mémoire. Tous sont des Flamands ! Nous ignorons tout de notre passé wallon. C'est à peine si nous connaissons quelques faits relatifs aux comtes du Hainaut ou aux bourgmestres de Liége. Il semble vraiment que nous n'ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes.

Des milliers et des milliers d'écoliers ont subi le même enseignement tendancieux. Je suis confus de mon ignorance quand je m'interroge sur le passé wallon. Des amis mieux informés m'assurent que notre grand Pirenne, malgré tant d'aperçus ingénieux, n'a pas su, sur ce point, se dégager de la traditionnelle glorification flamande et faire à la Wallonie la place qu'elle mérite. Il est assez frappant qu'à Liége, comme dans le Hainaut, on réclame maintenant des histoires régionales, dont on sent la nécessité.

Mais quelle que soit mon incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif des dernières commémorations me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des Flamands ne se plaise qu'à célébrer des massacres de Français. La bataille des Éperons d'or, si éloignée (1302 J) est devenue extraordinairement populaire parce qu'elle fut l'écrasement de la chevalerie française. Toute la Campine fut soulevée en 1898 pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta avec raison l'héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan, dans tous ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de la France, la malédiction de l'étranger. Certains fanatiques flamingants, quand ils vous parlent d'histoire, semblent toujours regretter le temps où la mauvaise prononciation de Schild en vriend était punie de mort immédiate.

Ils nous ont pris nos artistes. Le maître pathétique de Tournai, Roger de le Pasture, l'un des plus grands artistes du XVème siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le nom de Vander Weyden. L'art flamand brille d'un éclat radieux. L'art wallon est ignoré.

Je me souviens, Sire, de l'honneur que j'eus de guider Sa Majesté la Reine et Vous dans cette exposition des Beaux-arts de Charleroi qui fut un essai de réagir contre l'erreur courante. Je n'ai pas oublié Vos étonnements et Votre attention bienveillante et compréhensive. Vous avez voulu tout voir. Vous avez voulu apprécier la variété et l'éclat de ces fleurs de Wallonie.

On peut discuter encore s'il y a un art wallon ; on ne peut plus contester qu'il y ait eu des artistes wallons, à toutes les époques de l'histoire. La filiation de Jacques Dubroeucq et de Victor Rousseau est saisissante et si l'on joint à ces deux noms ceux de Beauneveu et de Constantin Meunier, on peut affirmer, contrairement à l'opinion généralement répandue, que nous ne sommes pas exclusivement des peintres. Je m'illusionne sans doute, en raison de la part que j'y ai prise, sur la portée d'une démonstration comme celle qui fut tentée à Charleroi ; mais j'espère qu'elle a rendu à la Wallonie conscience de son glorieux passé méconnu et stimulé ainsi les possibilités de l'avenir.

Ils nous ont pris les emplois publics. Partant de ce principe juste que le fonctionnaire est fait pour le citoyen et non le citoyen pour le fonctionnaire, ils ont exigé que tout agent de l'État connût les deux langues, en Flandre d'abord, dans tout le pays ensuite. A multiples reprises, cette exigence s'est manifestée, toujours plus impérieuse. Sa conséquence directe, c'est l'exclusion des emplois publics de ces deux millions de Wallons qui ne comprennent que le français. Nul n'est forcé d'être fonctionnaire, me dira-t-on, et si le Wallon le veut devenir, qu'il apprenne le flamand ! Le raisonnement est plausible en théorie, mais il ne tient pas compte des faits. Le premier fait, qu'on peut déplorer, mais qu'on doit constater, c'est la répugnance marquée que le Wallon a pour l'étude de la langue flamande. Le second fait, c'est que les Flamands des grandes villes se trouvent, pour apprendre le français, dans des conditions infiniment plus favorables que le Wallon désireux d'apprendre le flamand. Le troisième fait, enfin, c'est qu'il est déraisonnable d'exiger le bilinguisme de toute une série de fonctionnaires et d'agents qui ne sont pas en rapports directs et fréquents avec des populations bilingues. La vérité, c'est qu'il serait à souhaiter que le juge d'instruction, le gendarme chargé de faire une enquête, le juge de paix connussent les patois de leur région ; mais qui donc se souciera de cette application saine et pratique de la règle que j'énonçais au début de ce paragraphe ? Ce sont des examens sur le néerlandais littéraire qu'on exigera des fonctionnaires, des plus modestes agents d'autorité ou de gestion, d'un garde-barrière d'un passage à niveau en Wallonie, du greffier du conseil de prud'hommes d'appel ! Et ainsi quand la rigueur des principes théoriques remplacela bonne volonté, l'exigence devient blessante et vexatoire et les Wallons se trouvent et se trouveront de plus en plus écartés, en Flandre et en Wallonie même, des emplois publics.

Ils nous ont pris notre argent. Nous payons tribut, ainsi qu'un peuple vaincu. Ceux qui s'occupent de ces calculs ardus ont maintes fois prétendu que la Wallonie payait plus à l'État qu'elle n'en recevait. Ils ont comparé les dépenses faites par le Trésor public dans le nord et dans le sud du pays. Ils ont dit que la Wallonie était sacrifiée. Ce sont questions complexes et d'une étude malaisée. La comptabilité étant unique, il est périlleux de distinguer dans les recettes la part des deux régions, et quant aux dépenses, il ne suffit évidemment pas qu'une dépense soit faite en Flandre pour qu'elle soit au bénéfice exclusif des Flamands. Je n'ai pas besoin, par exemple, de rappeler l'intérêt énorme de nos centres industriels à voir aménager convenablement le port d'Anvers. Mais quoi qu'il en soit, des observations quotidiennes peuvent nous démontrer que la Wallonie est moins bien traitée que la Flandre. Il suffit de récapituler les grands travaux publics en souffrance ou en projet. Il suffit d'aller de Bruxelles à Anvers, de Bruxelles à Charleroi, et de comparer. Il suffit d'opposer les gares de Charleroi et de Liége, à la gare de Bruges, comme une église, ou à la gare d'Anvers, comme un palais. Il suffit d'écouter chaque hiver les lamentations de nos industriels wallons à qui l'État ne fournit point les wagons réclamés. Il suffit de rappeler les malencontreux projets de détournement des grands express internationaux. D'autre part, on ne peut oublier que par le jeu des droits protecteurs, la cherté des vivres, des produits de l'élevage et de l'agriculture, fait le désespoir de la ménagère wallonne et la joie du propriétaire et du paysan flamand. C’est encore une façon, et cruelle, de payer tribut ! Enfin, la différence de traitement entre l'exposition de Charleroi et l'exposition de Gand laisse une impression douloureuse. À l'une, le bénéfice problématique d'une tombola et une promesse d'une garantie de 400,000 francs ; à l'autre, sept millions ! Dans le premier cas, le maigre subside subordonné à pareille contribution de la province du Hainaut ; dans le second cas, rien ne fut demandé à la province de la Flandre orientale.

Ils nous ont pris notre sécurité. Nous ne sommes plus à l'aise vis-à-vis d'eux ; nous sommes, à cause d'eux, inquiets vis-à-vis de l'étranger. Nous la sentons chaque jour approcher comme un fléau terrible, la guerre entre nos voisins du sud et de l'est et nous savons par des révélations récentes, que nous sommes le chemin de l'invasion et impuissants à l'empêcher. La répugnance des Flamands à accepter le devoir militaire, le niemand gedwongen soldaat, la veulerie des gouvernants fait que nous n'avons pas préparé la résistance nécessaire. Les Flandres resteront loin des conflits ; Anvers, réduit national, s'il n'est pas aux mains des Allemands qui y sont déjà installés en maîtres, laissera passer l'orage à l'abri de ses forts, mais nous, Wallons, nous serons livres aux horreurs des combats. Les vallées de la Meuse et de la Sambre sont un chemin commode pour l'envahisseur, - on le lui facilite encore par la construction d'un chemin de fer de Malmédy à Stavelot ! - et les grandes plaines de Fleurus, un merveilleux champ de bataille. Ah ! si, au lieu de nous demander chaque année des sacrifices énormes pour un vain simulacre de protection, on nous laissait libres d'organiser nous-mêmes la garde de nos frontières ! La seule Wallonie, avec le système suisse de la nation armée, pourrait mettre en ligne une armée de 200,000 hommes, supérieure à tout ce que pourrait donner l'organisation militaire de la Belgique entière à l'heure actuelle ; et cette armée, ayant à défendre ses foyers et sa terre, aurait une cohésion et une énergie morales incomparables dans l'action défensive !

Ils nous ont pris notre liberté. Ce point touche directement à la politique, Sire. J'ai été mêlé à celle-ci, passionnément, avec toute l'impétuosité de convictions ardentes. Cependant, j'essayerai d'en parler de façon toute objective, avec l'indifférence d'un entomologiste observant des insectes ou d'un chimiste suivant une expérience de laboratoire.

L'an dernier, le 15 août, les partis d'opposition réunirent à Bruxelles une formidable manifestation pour revendiquer le suffrage universel et protester contre le projet de loi sur l'enseignement primaire dû à M. Schollaert. Quelques jours plus tard, les catholiques réunissaient à Louvain une manifestation non moins colossale en l'honneur de M. Schollaert. C'étaient deux armées ardentes, enthousiastes, décidées à la lutte. Si elles s'étaient rencontrées, cela eût fini par des coups. A Bruxelles, la très grande majorité des manifestants venait de la Wallonie. A Louvain, la très grande majorité venait de Flandre. Attestation nouvelle de la dualité de Votre royaume, divergence fondamentale affirmée cette fois sur le terrain politique, avec toute la violence et la passion qu'on y sait apporter.

Les élections générales de cette année enregistrèrent à nouveau cette profonde divergence, avec une netteté qui peut-être n'avait jamais été aussi éloquente. La Flandre s'avéra dévouée au gouvernement ; la Wallonie, hostile. Il y eut en Belgique quatre arrondissements qui, malgré la représentation proportionnelle, n'accordèrent aucun député à l'opposition ; tous quatre sont des Flandres : Roulers, Turnhout, Hasselt, Tongres-Maeseyck. Dans les autres arrondissements flamands, les majorités catholiques furent énormes. En revanche, l'opposition recueillit des majorités considérables en Wallonie. La Wallonie anticléricale s'oppose à la Flandre catholique aussi péremptoirement que les manifestations de Bruxelles et de: Louvain. Je sais qu'on a raillé la simplicité de cette vision. Qu'il y ait des libéraux et des socialistes en Flandre, des catholiques en Wallonie, qui le niera ? Mais lorsqu'on cherche à étudier des phénomènes d'ensemble, il faut se contenter de vues générales. Nous disons en histoire naturelle que les poissons nagent et les oiseaux volent, cela reste, dans la généralité, exact, malgré l'existence des canards et des poissons volants.

Au surplus, voyons les chiffres. Je prends ceux qui suivent au Bien Public. Ils ne sont peut-être pas rigoureusement exacts, mais les modifications qu'ils pourraient devoir subir ensuite des opérations de validation des pouvoirs, ne sont pas de nature à affaiblir les conclusions que j'en veux tirer.

Arrondissements de langue française : Charleroi, Thuin, Mons, Soignies, Tournay, Ath, Liége, Huy, Waremme, Verviers, Nivelles, Arlon, Marche, Bastogne, Neufchâteau, Virton, Namur, Dinant, Philippeville :

Opposition, 708,056

Gouvernement, 466,927.

Arrondissements de langue flamande :Gand, Eecloo, Alost, Audenaerde, Saint-Nicolas, Termonde, Tongres, Maeseyck, Hasselt, Saint-Trond, Louvain, Anvers, Malines, Turnhout, Bruges, Courtrai, Ostende, Furnes, Dixmude, Roulers, Thielt, Ypres :

Gouvernement 733,097

Opposition 382,924

Le parallélisme inverse de ces résultats est extraordinaire. Il serait plus caractérisé encore si les circonscriptions électorales correspondaient plus exactement à la division linguistique.

Cette situation est évidemment grave. Elle révèle l'opposition des idéals du Nord et du Sud. L'on n'y conçoit pas de même les directions à donner aux affaires publiques. Bien plus, les mêmes mots essentiels : liberté, justice, prospérité nationale, divisent, au lieu de rapprocher, puisqu'ils ont un sens différent selon qu'on les prononce en Flandre ou en Wallonie. La petite presse électorale est particulièrement édifiante à cet égard ; alors que dans les milieux de culture intense et contradictoire, la discussion ne porte que sur l'appréciation des faits, et non sur les faits eux-mêmes, les malheureux lecteurs de ces petits journaux ont du monde extérieur la vision la plus faussée qu'on puisse imaginer. Un paysan de la Campine et un ouvrier wallon ont ainsi chacun des sympathies et des admirations qui feraient horreur à l'autre. La propagande électorale ainsi entendue prépare à la guerre civile deux peuples ennemis et ne pouvant se comprendre.

La force seule donc décidera dans ce conflit redoutable. Et voici, entre ces deux peuples dressés, que Bruxelles vient assurer définitivement la prédominance flamande. Les Wallons sont donc vaincus, et pour longtemps. Ils mettent maintenant dans le suffrage universel l'espoir d'une revanche. Il n'est pas du tout certain que le suffrage universel la leur procurera. Il n'est pas du tout certain qu'un gouvernement de gauche oserait s'affranchir de la tutelle flamingante. D'ailleurs, les Flamands, plus nombreux déjà, sont plus prolifiques. Les Wallons sont donc, et seront de plus en plus exposés à voir le pouvoir central contrecarrer leurs directions mentales, anéantir leurs espoirs, leur imposer des conceptions étrangères.

Jadis, l’alternance des partis était aussi l'alternance des influences régionales. Aujourd'hui, l'avenir paraît fermé à cette éventualité. Nous nous trouvons, en fait, dans la situation d'un peuple vaincu et annexé, comme l'Alsace-Lorraine vis-à-vis de l'Allemagne. Nous avons des maîtres de race étrangère. Les lumières qui éclairent les chemins de la nation nous viennent de Vorst ou de Turnhout.

Il n'est point d'épisode plus caractéristique de l'oppression du pouvoir central que la lutte sournoise entreprise par le ministre de l'industrie et du travail contre les institutions de la province du Hainaut. Vous connaissez, Sire, ce magnifique effort. Vous vîntes autrefois, en Votre qualité d'héritier présomptif, poser la première pierre de l'Université du travail, et Vous êtes revenu, en roi, visiter le monument achevé. Vous avez compris, Vous, que ces œuvres d'enseignement technique étaient un merveilleux et fécond moyen d'améliorer la condition ouvrière, et que cette démocratie s'accordait adéquatement aux intérêts vitaux de notre région qui ne peut prospérer et soutenir la concurrence sur le marché du monde qu'au prix d'un personnel ouvrier d'élite. C'est à cette œuvre-là, c'est à l'institution touchante de l'École des Estropiés, c'est à l'École des Mines qu'un ministre, aveuglé par l'esprit de parti, a déclaré une guerre sans merci. Ainsi, quand la Wallonie cherche à se réaliser, dans le cadre restreint de l'autonomie provinciale, le pouvoir central intervient pour paralyser son essor. Si cela doit se généraliser, si de plus en plus, nous devons subir, mène chez nous, la loi d'un gouvernement qui nous est imposé par la Flandre, que restera-t-il de notre liberté wallonne ?

Ils nous ont pris notre langue. Plus exactement, ils sont occupés à nous la prendre. Nous ne connaissons encore que la menace et l'humiliation. L'œuvre maudite se poursuit lentement, par degrés, sans brusque éclat, avec la patiente opiniâtreté qu'ils apportent en leurs conquêtes. On y distingue trois étapes : d'abord, le flamand se glisse insidieusement, humblement, auprès du français. Il ne s'agit que d'une traduction ; qui pourrait refuser ce service fraternel à nos frères ? Puis, un beau jour, le flamand s'affirme en maître ; il revendique la première place qu'il appelle l'égalité ; le français n'est plus que toléré. Enfin, le français sans cesse anémié, diminué, proscrit, disparaît. Et le lion de Flandre est souverain sans partage.

Je m'empresse de dire que l'évolution n'est complète que dans certaines villes de Flandre. En Wallonie, nous n'en sommes encore, le plus souvent, qu'à la première ou à la seconde étape. Mais petit à petit, si l'on n'y prend garde, nous en revenons au régime inauguré par le prince d'Orange en 1814.

L'horaire des chemins de fer est à cet égard un incomparable monument de la frénésie des traducteurs. Il y a dans les bureaux de ce ministère des employés que nous payons pour défigurer, de la manière la plus saugrenue, les noms de nos villes et de nos villages. Tout traduire est leur rêve ; puis, la contrainte administrative nous imposera ce bilinguisme inutile et vexant. Jeux puérils, pourrait-on croire. Non pas. D'abord le ridicule ne tue pas en Belgique. On s'y habitue assez facilement. On rit, on plaisante, on s'indigne, mais la traduction reste. Le Flamand ne recule jamais. Il a la douce obstination têtue du fanatisme.

Le ministère des travaux publics vient de suivre l'exemple des chemins de fer. Il a fait placer, au coin des routes, des plaques indicatrices bilingues. Près de Chimay (Chimei), on peut lire Solre Sint-Goorinckx ; à Huy (Hoei), le chemin de Borgworm ; à Charleroi, Marchiennes Ter Brug. Notez, Sire, que le piéton, le cycliste, l'automobiliste flamand qui demanderait à nos habitants du pays la direction de Sint-Goorinckx, de Borgworm, ou de Marchiennes ter Brug, se verrait accueilli avec stupéfaction et renvoyé d'un geste vague, vers le Nord. Les traductions sont donc parfaitement inutiles pour les Flamands ; elles sont agaçantes pour les Wallons, parce qu'elles sont l'affirmation permanente de la conquête. Vis-à-vis de ces noms déformés, il y a chez nous un froissement analogue à celui qu'éprouvent les Alsaciens-Lorrains à voir substituer les noms allemands aux anciens noms français. Les mêmes vexations quotidiennes, ces constantes piqûres d'épingle font peut-être plus pour l'irritation et l'exaspération d'un peuple que quelque retentissant déni de justice.

Ils nous ont pris... Mais je m'arrête. Ce n'est pas le cahier de nos griefs que j'entends dresser ici. J'ai simplement voulu Vous montrer quelques points douloureux. Peut-être, malgré ma volonté de modération, ai-je trop assombri quelques traits du tableau ; peut-être ai-je, à certains moments, exagéré le mal. J'en sais pourtant qui diront que je suis resté en deçà de la vérité. Je n'ai pas le loisir aujourd'hui d'apporter en tout cela les précisions nécessaires. Des hommes de bonne volonté vont incessamment s'y employer. Je désire seulement Vous signaler l'état de malaise et d'inquiétude de la Wallonie. Est-elle sacrifiée autant qu'elle le croit ? Nous le rechercherons plus tard. Il suffit qu'elle se croie menacée pour que cette opinion crée un danger.

IV

Un danger pour l'unité nationale, un danger pour Votre royaume, évidemment. Aveugle qui ne le voit pas ! « Il serait fâcheux, disait M. de Decker, de jeter un germe nouveau d'irritation au sein de populations qui doivent nous servir de barrière contre l'étranger. Elles ne sont déjà malheureusement que trop désaffectionnées au point de vue politique; nous avons le plus grand intérêt à ne pas les laisser se désaffectionner encore au point de vue des réclamations légitimes en faveur de leur langue. »

Il est, parmi Vos conseillers et les dirigeants de nos affaires publiques, deux sortes de politiciens dangereux, dangereux parce qu'ils n'ont pas l'esprit ouvert. Les premiers voient le mal, mais s'imaginent que l'autorité en aura facilement raison. Si les Wallons ne sont pas contents, on leur enverra des gendarmes. Evidemment, le procédé est expéditif et dispense de fatigantes méditations. Mais il n'atteint pas toujours le résultat souhaité. On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus. Les seconds voient le mal et accusent ceux qui le dénoncent. Ce n'est pas plus intelligent. Ces gens-là ont la mentalité des paysans russes insultant et massacrant les médecins qui viennent essayer de les préserver du choléra. Pour ma part, pour avoir dit qu'il y avait une question wallonne, j'ai déjà à choisir entre « criminel » et « hurluberlu ». J'en verrai d'autres. Je leur répondrai tranquillement, selon la leçon de Thémistocle : « Frappe, mais écoute. »

La répression ou la négation ne sont donc point des remèdes dont Vous puissiez Vous satisfaire. On en a proposé un autre : la séparation. Ce fut au Sénat, dans cette assemblée dont Vous avez pu, autrefois, apprécier l'atmosphère lénifiante, qu'un homme éminent, modéré entre tous, jurisconsulte avisé et prudent, M. Dupont, s'écria, un jour que les prétentions flamandes lui avaient paru particulièrement exaspérantes : « Vive ta séparation administrative ! » Ce n'était point, assurément, un criminel ni un hurluberlu. Je viens de relire la brochure en laquelle on réunit les discours prononcés sur sa tombe. Tous les partis ont tenu à honneur de le saluer magnifiquement. Vos ministres eux-mêmes, au nom du monde officiel, ont prononcé d'admiratives oraisons funèbres. Il me paraît donc que je puis m'abriter sous le bouclier de cette grande mémoire.

Au surplus, à quoi bon ? Quelque autorisée que soit la voix d'un homme d'Etat, elle n'est que peu de chose à côté de la voix populaire. Et si l'opinion de M. Dupont doit retenir Votre attention, Sire, c'est non seulement en raison de la valeur et du caractère de son auteur, mais surtout parce qu'elle a rencontré des adhésions de plus en plus nombreuses dans les cœurs wallons. Ces échos réveillés, la soudaine faveur du mouvement apparaissant, en juin dernier, dans les diverses parties de la Wallonie, les ordres du jour des conseils provinciaux du Hainaut et de Liége mesurent la profondeur du malaise dont je vous parlais.

Assurément, la grande masse est encore indifférente. Nous ne sommes pas encore au cœur de la tempête. Mais quand elle s'éveillera tout à fait, qui donc la pourra régir ? Nous n'avons pas les méthodes lentes et disciplinées des Flamands ; ce sera tout à coup que l'on se trouvera un jour, brusquement, si l'on continue à fournir des griefs à cette irritation, en présence du problème tout entier de l'indépendance wallonne.

Gouverner, c'est prévoir. Est-ce trop Vous demander que de Vous demander de prévoir ce jour-là ? N'est-ce point faire œuvre salutaire et utile au pays que de préparer, pendant qu'il en est temps encore, les solutions que nous pourrons offrir, s'il le faut, à ce peuple excédé ?

Qu'est-ce donc au juste que cette séparation préconisée par M. Dupont ? Il ne s'en est pas expliqué. Je ne pourrais, pas plus qu'il ne l'a fait, Vous soumettre actuellement des précisions détaillées à cet égard. Les gens qui prétendent exiger des socialistes le plan de la société future, et tous ceux qui essayent de leur répondre, m'ont toujours paru se livrer à des spéculations assez fastidieuses. Le système le plus élégamment construit dans un cabinet de travail se trouve culbuté lorsqu'il doit s'adapter aux faits. On n'opère pas sur des hommes comme on peut le faire sur des nombres. Le plus habile prophète ne prévoit pas tous les événements qui rendent vaines les solutions les plus ingénieuses. La séparation sera donc, avant tout, ce que les circonstances la feront. Si les gouvernants ont la sagesse d'éviter de froisser davantage la Wallonie, d'étudier ses griefs et de donner satisfaction à ceux qui seraient reconnus fondés, il est possible que le mouvement s'apaise et se contente d'une autonomie un peu plus assurée, de relations un peu plus souples avec le pouvoir central. Mais si, comme tout le fait, hélas ! prévoir, nos gouvernants continuent à méconnaître les aspirations wallonnes, à subir l'impulsion des Flamands dont ils dépendent, alors les solutions les plus radicales s'imposeront.

Au pis aller, si c'était la séparation complète, pourquoi ne pourrait-elle pas se réaliser dans la concorde et l'harmonie ? Si nous étions des États unis, connue la Suisse ou l'Amérique, si nous avions notre Home rule comme l'Irlande, le mal serait-il si grand ? Une Belgique faite de l'union de deux peuples indépendants et libres, accordés précisément à cause de cette indépendance réciproque, ne serait-elle pas un Etat infiniment plus robuste qu'une Belgique dont la moitié se croirait opprimée par l'autre moitié ? Au jour critique des complications internationales, Flamands et Wallons sentiraient battre leur cœur d'un même battement pour leur patrie et leur liberté, tandis que si on laisse croître « l'irritation » et la « désaffection », comment peut-on espérer que les Wallons défendraient avec pareille ardeur, la patrie et la liberté... des Flamands ?

Vos paroles d'Anvers ont heureusement souligné ces choses. Vous avez constaté que Votre royaume était fait de « deux populations également vaillantes, également douées », Vous avez préconisé « avec émotion », « la force par l'union, par l'entente loyale et cordiale. On ne saurait mieux dire. L'union fait la force, mieux que ne pourrait la faire l'unité. Une unité menteuse, imposée, basée sur la brutale contrainte du nombre, une unité qui serait dans les proclamations officielles et non dans le cœur des citoyens ne vaudra jamais une union librement consentie, une entente loyale et cordiale. Cette union-là peut-elle s'établir dans le cadre constitutionnel actuel ? Voilà toute la question.

Je n'ai, pour la solution de cet inquiétant problème, qu'un espoir limité dans notre monde politique. Tout y est fâcheusement tranché selon l'intérêt de parti. Cette démarcation rigoureuse de catégories politiques peut avoir des avantages, mais elle a bien aussi des inconvénients. La presse quotidienne, qui forme l'opinion de tant de gens incapables de réfléchir par eux-mêmes, adopte ou repousse ainsi, selon l'intérêt du parti aux affaires duquel elle est associée, toute idée nouvelle. Et j'ai grand peur que le projet de séparation de Vos deux peuples ne trouve d'appui immédiat nulle part. Les socialistes accueillent sympathiquement les doléances des nationalismes lointains, mais le régionalisme wallon semble, à certains de mes amis, vaguement réactionnaire et déplorablement décentralisateur. Les libéraux, eux, restent hypnotisés par l'espoir tenace du « réveil de la Flandre », comme ils disent, et la Flandre ne se réveille que pour s'éloigner d'eux. Quant aux catholiques, parmi lesquels il est tant de Wallons fervents - tant et tant de confidences et de discrets encouragements me l'ont prouvé, - pas un n'osera s'associer à un mouvement qui paraît hostile au gouvernement, et le gouvernement n'osera jamais s'affranchir de la tutelle des Flandres dont il tire le plus clair de sa force. Je ne vois, parmi Vos conseillers, Sire, personne dont la taille soit assez haute pour se dresser au-dessus des cuisines électorales et des intérêts immédiats de son parti et voir ainsi les intérêts de la nation. Dès lors, quelques esprits libres pourront seuls méditer sur les problèmes qui dépassent les cadres habituels, mais ceux-là, Sire, sont le sel de la terre, le levain du monde, les préparateurs de l'avenir. En Vous y rangeant, je Vous fais le compliment le plus déférent qu'il me soit permis de Vous adresser, et cet hommage contribuera, je l'espère, à me faire pardonner l'importunité de cette longue, trop longue lettre.

JULES DESTREE