(Paru en 1946 à Bruxelles, dans la Revue belge de numismatique et de sigillographie)
(page 95) La question des médailles d'infamie a déjà été traitée par de Haerne qui y consacra, dans les Bulletins du Cercle historique et archéologique de Courtrai (1907-1908), un article particulièrement documenté. Trois motifs nous ont cependant incité à reprendre le sujet : 1) la découverte dans les papiers du journaliste Levae conservés au Musée royal de l'Armée, d'une lettre anonyme inédite, relative à ces curiosités numismatiques ; 2) le fait que, si les érudits connaissent l'histoire de ces plaquettes de métal, par contre le souvenir des témoins de la « lutte inégale » menée en 1829 par nos compatriotes contre le gouvernement de Guillaume Ier des Pays-Bas est quasi-inexistant de nos jours (l'histoire nationale, enseignée trop rapidement dans les écoles, est mal connue) ; enfin, grâce aux documents publiés par le docteur H. T. Colenbrander, dans ses Gedenkstukken, il nous sera permis de donner quelques détails nouveaux.
C'est dans un passage du discours adressé par le souverain hollandais aux membres de la Régence de Liége, le 23 juin 1829, lors d'un voyage dans nos contrées, qu'il faut rechercher l'origine des médailles d'infamie. On se trouvait à la veille du second mouvement pétitionnaire qui recueillit plus de 320.000 signatures, dont 240.000 dans les Flandres, au grand mécontentement du monarque, très irrité de l'abus fait par nos concitoyens d'un mode de protestation prévu par la loi fondamentale.
Qu'il nous soit permis d'ouvrir ici une parenthèse en citant un extrait de l'ouvrage de Bartels, Les Flandres et la Révolution belge :
« Pendant ma relégation à Vaels, écrit le journaliste, j'avais combiné un plan d'exécution, véritable corollaire du pétitionnement (page 96) et dont l'effet infaillible devait être d'associer tous les intérêts des masses à une rénovation radicale. Ce plan que je publierai quelque jour, consistait dans l'organisation de la liberté du commerce. Ainsi nous aurions d'abord entrepris sur toute la frontière, la fraude des marchandises prohibées ; à tous les octrois, l'introduction des aliments nécessaires au pauvre ; battu à Paris une monnaie de convention, au signe du pétitionnement : nos graveurs de médailles se fussent montrés jaloux d'être chargés d'une œuvre aussi puissante, et le clergé n'eût pas demandé mieux que d'accréditer les cruzades dans le pays, en concurrence avec l'argent du roi. Qu'on joigne à ces éléments les écrits clandestins colportés de chaumière en chaumière, c'est-à-dire l'abolition immédiate du timbre de journaux et l'abolition progressive du monopole de la poste aux lettres, on comprendra sans peine que nous aurions fini par si bien miner le trône, qu'il n'eût plus été besoin d'une secousse bien forte pour renverser, non seulement celui qui l'occupait, mais encore la machine elle-même. »
« Certes, cette révolution progressive, qui eût insensiblement attiré toute la population dans son mouvement, eût été préférable à une insurrection prématurée : mais une fois la nouvelle de la grande semaine parvenue à Bruxelles [révolution de juillet 1830 à Paris], la question n'était plus pour les catholiques comme pour les libéraux, de prévenir ou d'accélérer chez nous l'événement, mais d'abandonner les choses à leur propre poids et de se préparer à tirer le meilleur parti possible de nos prochaines journées à nous. »
(page 97) Revenons à notre sujet. Pour caractériser leur attitude et montrer au Souverain qu'ils n'avaient aucune animosité à son égard et qu'ils n'attaquaient que les ministres, les Liégeois réservèrent au Roi une excellente réception. Guillaume Ier se méprit sur le sens de ces agissements et crut pouvoir prononcer, bien imprudemment, ces paroles : « Je suis pénétré du bon accueil que je reçois dans ces provinces ; ceci prouve l'union intime qui existe entre la Nation et son Roi. Je vois maintenant ce que je dois croire de ces prétendus griefs dont on a fait tant de bruit ! On doit tout cela aux vues de quelques hommes qui ont leur intérêt à part. C'EST UNE CONDUITE INFAME. »
Cette partie de l'allocution fut relevée, commentée et envenimée par la presse et l'on créa dans les Flandres, où l'opposition était particulièrement active, un « ordre de l'infamie » dont le professeur G. G. Gervinus, de l’Université de Heidelberg, et de Gerlache attribuent l'idée première aux catholiques, amateurs de révolution et d'irlandisme ». Le quotidien gantois, Le Catholique des Pays-Bas, imprima notamment dans son numéro du 6 juillet 1829 : « Le mot infâme surtout a excité une surprise douloureuse et générale. Comment, parce que je fais usage légal d'un droit que l'article 161 de la Constitution me garantit, ma conduite dictée par un patriotisme pur sera taxée d'infâme ! »
La première médaille fut frappée à Bruges, à l'initiative du docteur Constantin Rodenbach qui, avec ses frères Ferdinand, Alexandre et Pierre, menait campagne contre le pouvoir. Ce médecin organisa le banquet offert par des notables flamands aux députés patriotes de Muelenaere et Vilain XIIII, éliminés des Etats-Généraux par la pression gouvernementale ; la manifestation eut lieu (page 98) le 9 juillet 1829, à l'hôtel de « La Fleur de Blé » dans la cité susnommée .
A cette occasion, le baron de Stassart écrivit de Corioule, le 29 du même mois, à Levae, journaliste du Belge : « La perte que nous avons faite par l’inconcevable proscription de MM Vilain XIIII et de Muelenaere est grande ; ce dernier surtout a certes un beau talent, je le regrette beaucoup. Je voudrais qu'une médaille fût frappée en son honneur dans la Flandre occidentale et une pour » M. le comte Vilain XIIII dans la Flandre occidentale et une pour M. le comte Vilain XIIII dans la Flandre orientale. Il y a près de trois semaines que j'ai communiqué cette idée à Mr. Bartels » [principal anirnateur du Catholique des Pays-Bas] pour que Le Catholique en tirât parti, mais rien n'arrive... ».
On sait qu'une « médaille expiatoire » fut exécutée par Vivier à Paris, en l'honneur des deux députés.
D'après une tradition de famille, les premiers exemplaires de l'ordre de l'infamie auraient été distribués par Constantin Rodenbach leurs amis. De Haerne semble contester le fait, se basant sur un avis du Catholique des Pays-Bas, du 29 juillet : « On grave en ce moment à Bruges par incision des médailles de circonstances. Elles représentent d'un côté la loi fondamentale avec la devise Fidèle jusqu'à l'infamie ; de l'autre, le nom propre des personnes, suivi de l'épithète d'infâme et du millésime 1829 ». On ne peut cependant en inférer avec certitude que quelques prototypes de ces plaquettes n'aient point été exécutées avant la date fixée par le journal.
L'ordre des « Infâmes » devint rapidement un signe de franchise, de loyauté patriotique et d'indépendance que les citoyens les plus distingués arborèrent avec empressement. Selon C. Rodenbach, (page 99) l'association favorisa le prosélytisme et, en attendant l'appel aux armes, se livra à une véritable propagande révolutionnaire ; ceux qui s'inscrivirent sur les registres de l' « infamie » semblent cependant avoir été peu nombreux, mais ils avaient espéré que le gouvernement imputerait le délit à l'opposition toute entière qui, n'osant désavouer les « chevaliers » de cette nouvelle distinction, se serait compromise autant qu'eux aux yeux du pouvoir. Il fallait impliquer le plus de monde possible dans l'affaire afin de se garantir d'une réconciliation toujours imminente entre gens qui donnent et gens qui briguent cordons et faveurs, entre le porte-sceptre hollandas et les êtres pusillanimes que glaçait de terreur l'appréhension d'un auguste déplaisir. Or de ces êtres-là, l'espèce foisonnait que c'était merveille... ».
La médaille de l'infamie constituait également une critique indirecte de la prodigalité avec laquelle la croix du « Lion-Belgique » avait été distribuée après le voyage de Guillaume Ier dans nos provinces.
On a discuté sur le nombre de membres que comptait l'association ; selon A. Bartels, il n'y en avait que quarante et un, tous originaires des Flandres ; quant de Haerne, il signale une lettre adressée au Catholique des Pays-Bas et publiée par ce journal le 22 septembre 1829, billet signé : « Votre collègue en infamie n°48 », le chiffre le plus important que l'on ait relevé.
Cependant, il est probable que le groupement ait eu plus d'affiliés puisque Van der Meulen notait en 1839 : Le nombre des membres de cet ordre patriotique dépassa bientôt celui, considérable, des jonkheeren que S. M. avait créés cette même année »
Les médailles devaient théoriquement porter le nom du titulaire joint à un numéro d'ordre, mais il en fut rarement ainsi : beaucoup de gens auraient, par crainte de représailles, négligé de faire graver ces indications ; des plaquettes auraient été confectionnées (page 100) à l'intention d'éventuels amateurs et seraient restées inutilisées ; enfin certains détenteurs de ces objets n'auraient pas pris la peine d'y faire buriner les mentions précitées (1). D'autre part, on ne connaît pas grand-chose de l'organisation de l'ordre ; peut-être le dépouillement des archives privées permettrait-il d'en retracer l'histoire.
Nous avons dit que les premières médailles furent faites à Bruges. A. Bartels en fit confectionner à Gand également. C'est à ce journaliste que nous croyons pouvoir attribuer la lettre conservée au Musée royal de l'Armée et dont nous publions ci-dessous un extrait ; elle est datée : « Gand, 6 août 1829 » et paraît avoir été rédigée par l'un des collaborateurs du Catholique des Pays-Bas, puis- que son auteur annonce en commençant qu'il a fait reproduire un texte rédigé par Levae dans ce quotidien. On y trouve également le terme « irlandisme » inventé, semble-t-il, par van Bommel et dont Bartels se sert dans ses écrits ; enfin il est question des plaquettes que ce dernier fit graver dans l'antique cité des comtes de Flandre.
« ... Si l'orfèvre a fini sa besogne, vous trouverez sous ce pli une médaille non gravée encore, il faudra la faire toucher, avant d'y mettre les inscriptions. Le premier orfèvre de Bruxelles vous fera une masse de ces médailles en 24 heures ».
Suit le dessin de la médaille.
« Je viens déjà d’annocer d’avance qu’on grave la médaille à Bruxelles. Il faut accréditer l’Irlandisme ; cela fait sur le gouvernement l’effet du marteau des deux Jaloux Quelqu’un (page 101) parloit de mettre à la mode des chapeaux, redingotes etc. à l'infâme ; gardons-nous en, crainte de faire de l'infamie une affaire de mode...
« Gand, 6 août 1829. »
Cette missive était adressée à « M. Levae, au Bureau du Belge. Bruxelles. »
La lettre n'est pas signée et l'on peut supposer que, par mesure de prudence, Bartels l'aura fait copier par un tiers car elle n'est pas de sa main.
Le gouvernement néerlandais s'inquiéta de ces menées : de Stoop, procureur général à Bruxelles, écrivit, le 9 août 1829, à Van Maanen, ministre de la Justice : « J'ai lu dans les journaux qu'à l'occasion des élections de la seconde chambre des états-généraux, l'esprit de mécontentement s'est manifesté à Bruges de la façon la plus inadmissible ; au point que l'on aurait été jusqu'à frapper des médailles portant des légendes révolutionnaires. J'ai estimé devoir tenter d'obtenir quelques renseignement sur ces faits ; j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence, les renseignements que Mr le Procureur Claerhoudt m'a fait parvenir. Quoi qu'en dise ce magistrat, je crois bien que l'on a gravé quelques médailles avec la devise Fidèle jusqu'à l'Infamie, mais ce peut être chose difficile pour Mr Claerhoudt de mettre la main dessus »
Pour dissoudre l'association, particulièrement dangereuse, Guillaume Ier voulut s'entendre avec le clergé qui craignait l'orage de la démocratie et se montrait mécontent du langage de rebelles adopté par une partie de la presse ; malheureusement pour lui, le monarque, qui avait érigé le protestantisme en religion d'État, n'agissait que lorsqu'il était « intimidé ». Il se résigna à faire des sacrifices pénibles pour son amour-propre, mais il se prépara en même temps à mener une lutte sourde et tenace contre ses adversaires ; les demi-concessions non réalisées et les mesures vexatoires devaient envenimer la situation.
(page 102) Le diplomate français marquis de la Moussaye, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Charles X, accrédité à Bruxelles, rendit compte en ces termes au prince de Polignac, ministre des Affaires étrangères, de l'agitation entretenue par Rodenbach et d'autres patriotes : « V. E. aura remarqué dans les feuilles périodiques les détails de l'accueil fait aux membres de l'opposition, lorsqu'après la séparation des États-généraux ils sont rentrés dans leur foyers. Des fêtes leur sont données dans les principales villes de Belgique, des médailles sont frappées en leur honneur. Il faut mentionner celles qui, consacrant l'épithète d'infâme donnée par le Roi, dit-on, à la conduite de quelques membres des États, portent pour légende Fidèles jusqu'à l'infamie. Cette allusion à la célè-bre devise des Gueux, Fidèles jusqu'à la besace, ne me semble pas heureuse. Il y a peu de parité entre les circonstances que la malveillance s'efforce de rapprocher. Les idées qui prévalent aujourd'hui sont bien éloignées de l'effrayante énergie des mœurs du temps de Philippe II, et les gouvernements ne tomberont pas sans doute dans les erreurs, pour ne rien dire de plus, qui sous les Princes de la maison d'Autriche précipitèrent la décadence de la monarchie espagnole. »
Les médailles d'infamie présentent invariablement la forme d'un livre ouvert ; elles ont une bélière formée d'un faisceau de dix flèches et sont en argent. Les textes figurant sur les plaquettes comportent plusieurs variantes car elles furent gravées au trait et non frappées, ce qui explique que les inscriptions diffèrent par les termes et la disposition des mots. Ces modifications sont dues également au fait que ces curiosités numismatiques furent exécutées dans plusieurs villes et à des époques légèrement différentes. C'est ainsi que le Catholique des Pays-Bas du 5 août 1829 imprima : « Nous avons sous les yeux une médaille d'infamie gravée à Bruges... On grave aussi des médailles à Gand depuis hier ; elles offrent les mêmes formes, mais les inscriptions, légèrement modifiées, feront mieux image... La même feuille annonça : Le tout est surmonté de dix dards, emblèmes des provinces pétitionnaires et de leurs dix associations. »
(page 103) Le modèle le plus ancien, d'après Guioth, portait au droit : Gronwet. Art. 1 » et « Loi fondamentale. Art. 1 » ; au revers : « Fidèle jusqu'à l'infamie. Lex Rex 1829. » La forme adoptée (livre ouvert) rappelle la loi fondamentale qui était en quelque sorte la raison d'être de l'ordre : elle consacrait le droit de pétition et les pétitionnaires y étaient fidèles en usant de ce droit, fidèles jusqu'à l'infamie ; les patriotes se montraient fiers de cette infamie et en faisaient un titre de noblesse conféré par le Roi, c'est pourquoi nous trouvons parfois : « Rex infamia nobilitat. »
Il semble que le texte « art. 1 », sans rapport avec le mouvement pétitionnaire ou le mouvement d'opposition en général, soit le plus ancien ; il fut d'ailleurs remplacé par « Art. 151 » et « Art. 161 », ce qui était mieux approprié. En effet, l'article 1 de la loi fondamentale se rapportait au territoire des Pays-Bas (division en provinces, relations du Luxembourg avec la Confédération germanique), tandis que les articles 151 et 161 stipulaient, le premier, que les États provinciaux pouvaient appuyer les intérêts de leurs provinces et de leurs administrés auprès du Roi et des États-Généraux, et le second, que tout habitant du royaume avait le droit d'adresser des pétitions écrites aux autorités compétentes pourvu qu'il le fasse individuellement et non pas en nom collectif, ce qui n'était permis qu'aux corps légalement constitués et reconnus comme tels et seulement pour ce qui touchait à leurs attributions.
Un grand nombre de médailles portent deux mains s'étreignant. symbole classique de l'union et de l'amitié, signifiant en l'occurrence l'union des patriotes et celle des catholiques et des libéraux. La médaille des Gueux du XVIe siècle était ornée du même signe.
Enfin, comme nous l'avons dit, le nom du titulaire se trouve buriné sur quelques spécimens.
La plaquette, suspendue à un ruban vert, couleur de l'espérance, se portait au cou ou attachée à la chaîne de montre. Alexandre Rodenbach avait suggéré à Bartels de reprendre les anciennes couleurs de la fédération des États-Belgiques ; aussitôt, le journaliste en fit (page 104) tisser quelque cent aunes mais, impliqué dans le procès de presse intenté par le gouvernement néerlandais à De Potter et consorts, Bartels fut arrêté. « Sans ce contretemps, notre étendard eût surgi six mois avant la révolution de Septembre », rapporte dans ses écrits le rédacteur du Catholique des Pays-Bas.
Le Musée royal de l'Armée possède un exemplaire de la médaille d'infamie du type préconisé par Bartels dans la lettre citée plus haut et portant au droit « L. F. Art. 151 » et « L. F. Art. 161 » et au revers : « Fidèle jusqu'à l'infamie », texte surmonté de deux mains unies par l'étreinte.
Notons qu'en 1839, lorsque la paix fut conclue avec la Hollande et qu'une partie du Luxembourg nous échappa définitivement ainsi que d'autres territoires, les habitants de la province précitée frappèrent également des médailles d'infamie ; ils les adressèrent aux députés qui avaient donné leur adhésion à ces amputations territoriales. Des patriotes arlonnais en firent confectionner, grâce une souscription, à l'intention de Nothomb, de de Theux et du comte de Quarré. D'après Guioth, on devait également en frapper pour le comte Duval de Beaulieu et pour de Muelenaere, partisans du morcellement du Limbourg et du Luxembourg, toujours d'après le même auteur, des exemplaires en plomb auraient été envoyés aux titulaires. Ces médailles n'existent qu'en bronze et en plomb ; elles sont de forme ronde et ont 0,023 m. de diamètre. Elles portent le nom et la qualité du titulaire et la date : « 1838 » ou bien « 19 mars 1839 » ; celle qui fut destinée au sénateur comte de Quarré indiquait en outre qu'elle lui avait été décernée par les Luxembourgeois. Le revers porte simplement l'inscription : « Un infame», texte buriné entre deux fleurons.