(Documents parlementaires, chambre des représentants n°199, session 1878-1879, partim)
(page 1) Messieurs,
La proposition de loi sur laquelle la Chambre est appelée à statuer reproduit textuellement le projet présenté par le Gouvernement aux Chambres législatives, le 29 janvier 1869, avec les amendements de la section centrale, chargée alors de son examen.
Par suite de leur dissolution en 1870, les Chambres furent dessaisies de ce projet, et, en 1875, le regretté M. Anspach, usant de son initiative parlementaire, en fit l'objet d'une proposition de loi, à l'appui de laquelle il reproduisit le rapport qu'il avait déposé, le 22 avril 1869, au nom de la section centrale.
Cette proposition (...) à un triple objet :
1° Elle rend facultatifs les livrets d'ouvriers, et établit les principales règles auxquelles ils seront soumis, les règles accessoires devant être déterminées par arrêté royal ; en conséquence, elle abroge les articles II à 13 de la loi du 22 germinal an XI, l'arrêté des consuls du 9 frimaire an XII, l'article 26 du décret impérial du 3 janvier 1813, ainsi que les arrêtés royaux du 30 décembre 1840 et du 10 novembre 1845 ;
2° Elle rend facultatifs les livrets de domestiques, ct, en conséquence, elle abroge les décrets impériaux du 3 octobre 1810 et du 25 septembre 1813 :
(page 2) 3° Enfin, elle abroge l'article 1781 du code civil et consacre, en principe, le droit commun pour la preuve des faits d'ouvrage, de travail et de salaire.
La Chambre, dans sa séance du 29 avril 1873, a pris la proposition en considération et l'a renvoyée aux sections. Celles-ci procédèrent à son examen et nommèrent les rapporteurs, le 8 mai 1873. Réunie, pour la première fois, le 26 février 1875, la section centrale chargea son alors l'honorable M. Thibaut, de demander divers renseignements au gouvernement. Dans sa séance du 5 mars suivant, après avoir adopté tous les articles de la proposition, saur ceux qui abrogent l'article 1781 du Code civil, elle nomma l'honorable M. Wasseige, rapporteur.
Près de quatre années s'étaient écoulées, lorsque, modifiée dans sa composition par suite des élections de juin 1878, la section centrale fut réunie de nouveau, le 6 décembre 1878, sous la présidence de l'honorable M. De Wael.
(...) Nous examinerons successivement chacun des trois objets de la proposition de loi.
L'institution des livrets d'ouvriers a son origine, en Belgique, dans la loi du 22 germinal an XI, décrétée lorsque notre pays faisait partie de la France et que celle-ci était sous le régime du Consulat à vie. Cette loi ne s'occupait pas seulement des livrets. Elle est intitulée : « Loi relative aux manufactures, fabriques et ateliers. » En même temps qu'elle instituait les chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers, et qu'elle protégeait les marques de fabrique, elle proscrivait les coalitions. Dans son titre III, réglant les « obligations entre les ouvriers et ceux qui les emploient, après avoir dit, sous l'article 11, « que nul individu, employant des ouvriers, ne pourra recevoir un apprenti sans congé d'acquit, sous peine de dommages-intérêts envers son maître, » elle dispose comme il suit :
« Art. 12. Nul ne pourra, sous les mêmes peines, recevoir un ouvrier, s'il n'est porteur d'un livret portant le certificat d'acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sort. »
Enfin, l'article 13 laisse au gouvernement le soin de déterminer « la forme de ccs livrets et les règles à suivre pour leur délivrance, leur tenue et leur renouvellement. »
(page 3) Telles sont, avec l'article 26 du décret du 3 janvier 1813 qui impose le livret aux ouvriers employés à l'exploitation des mines, les seules dispositions législatives aujourd'hui en vigueur sur les livrets d'ouvriers.
Comme on le voit, la loi du 22 germinal an XI n'impose, directement et par elle-même, aucune obligation à l'ouvrier. C'est aux maîtres qu'elle s'adresse : elle leur interdit de recevoir un ouvrier s'il n'est porteur d'un livret portant le certificat d'acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sort. Et la sanction de cette interdiction consiste dans les dommages-intérêts qui peuvent être réclamés par le maître envers lequel l'ouvrier n'aurait pas rempli ses engagements.
En conformité de son article 13, 1'exécution de cette loi fut réglée d'abord par un arrêté des consuls du 9 frimaire an XII. Cet arrêté ordonnait à tout ouvrier, travaillant en qualité de compagnon ou de garçon, de se pourvoir d'un livret, c'est-à-dire d'un petit registre ou carnet, délivré par l'autorité communale et contenant le nom et le prénom de l'ouvrier, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du maître chez lequel il travaille.
Et l'article 7 de l'arrêté des consols portait : « L'ouvrier qui aura reçu des avances sur son salaire ou contracté l'engagement de travailler un certain temps, ne pourra exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé, qu'après avoir acquitté sa dette par son travail et rempli ses engagements, si son maître l'exige. »
Cette disposition, combinée avec celle de l'article 42 de la loi, marquait le but que s'était proposé le législateur en obligeant l'ouvrier de fabrique à se munir d'un livret. Ce but était d'arriver à l'exécution des engagements contractés par les ouvriers envers leurs maîtres, soit en ce qui concerne la durée du travail, soit du chef d'avances qui leur auraient été faites. D'une part, le maître, détenteur du livret de l'ouvrier, n'était tenu de le lui remettre que si celui-ci avait rempli ses engagements ; d'autre part, sans ce livret, dûment acquitté, l'ouvrier ne pouvait trouver de travail ailleurs.
Ainsi que l'indique son intitulé, la loi du 22 germinal an XI ne s'applique ni aux ouvriers employés dans les exploitations agricoles ni aux journaliers ni aux contre-maîtres, ni aux ouvriers qui travaillent à façon dans leur propre domicile ; elle ne s'applique qu'aux ouvriers employés dans les manufactures, fabriques et ateliers. Il n'y a d'exception que pour les ouvriers mineurs auxquels, comme nous l'avons dit, elle a été déclarée applicable par un décret spécial.
Cette loi et l'arrêté pris pour son exécution ne faisaient autre chose que restaurer les règlements portés sous l'ancienne monarchie « pour les compagnons et ouvriers qui travaillent dans les fabriques et manufactures du royaume. »
(page 4) C'est ainsi que le règlement du 2 janvier 1749, du roi Louis XV, portait « Louis, etc., étant informé que nombre d'ouvriers de différentes fabriques et manufactures de notre royaume quittent les fabricants et entrepreneurs qui les emploient sans avoir pris d'eux un congé par-écrit, sans avoir achevé les ouvrages qu'ils ont commencés et sans leur avoir, le plus ordinairement, rendu les avances qui leur ont été faites dans leurs besoins, à compte du salaire de leurs ouvrages, avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
« Article premier. Faisons très expresses inhibitions et défenses à tous compagnons et ouvriers employés dans les fabriques et manufactures de notre royaume, de telle espèce qu'elles soient, de les quitter pour aller travailler ailleurs sans avoir obtenu un congé exprès et par écrit de leur maître, à peine contre lesdits compagnons et ouvriers de 100 livres d'amende, au payement de laquelle ils seront contraints par corps.
« (...) Article 4. Faisons aussi très expresses défenses à tous fabricants et entrepreneurs de fabriques et manufactures, de prendre à leur service aucuns compagnons et ouvriers ayant travaillé chez d'autres de leur état et profession dans notre royaume, sans qu'il leur soit apparu un congé par écrit des maîtres qu'ils auront quittés, ou des juges de police dans certains cas, à peine de 500 livres d'amende pour chaque contravention et de tous dépens, dommages et intérêts. »
Comme on le voit, la raison d'être de ces dispositions est indiquée dans le préambule du règlement lui-même : les ouvriers de fabrique quittaient fréquemment l'atelier sans avoir rempli leurs engagements envers leurs maîtres ; et, ces ouvriers n'ayant généralement d'autres ressources que leur travail, beaucoup d’entre eux étant plus ou moins nomades, les fabricants et entrepreneurs ne pouvaient obtenir, par les voies ordinaires, l'exécution de leurs engagements.
Des poursuites judiciaires n'auraient abouti qu’à des frais frustratoires. Il fallait trouver un moyen plus expéditif et moins coûteux pour le maître d'obtenir cette exécution. Ce moyen, c'était l'obligation imposée à l'ouvrier de produire un congé.
Le livre destiné à constater ces congés, c'est le livret.
« Voulons; porte le règlement du 12 septembre 1781, en renouvelant les dispositions du règlement du 2 janvier 1749, que lesdits ouvriers aient un livre ou cahier sur lequel seront portés successivement les différents certificats qui leur seront délivrés par les maîtres chez lesquels ils auront travaillé. »
En résumé, sous l'empire de ces anciens règlements, comme sous l'empire de la loi du 22 germinal an XI, le livret n'est autre chose qu'un titre dont l'ouvrier de fabrique est tenu de se munir et qui, à peine pour l'ouvrier de ne pouvoir être admis dans une nouvelle fabrique, doit justifier de l'exécution de tous ses engagements.
Entre la prescription de ces règlements et celle de la législation du Consulat, la différence consistait uniquement en ce que celle-ci n'édictait aucune peine proprement dite, soit contre les ouvriers qui n'étaient pas munis d'un livret en règle, soit contre les maîtres qui les recevaient dans leurs ateliers. A la vérité, l'article 3 de l'arrêté du 9 frimaire an XII réputait vagabond l'ouvrier (page 5) qui voyageait sans être muni d'un livret dûment visé, et permettait de l'arrêter et de le punir comme tel ; mais, hors ce cas, les dispositions concernant les livrets d'ouvriers n'avaient plus d'autre sanction, à l'égard des ouvriers, que l'interdiction faite aux maîtres eux-mêmes de recevoir un ouvrier s'il n'était « porteur d'un livret portant le certificat d'acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sort. »
C'était aux maîtres, répétons-le, que la législation du Consulat laissait le soin de veiller à ce que l'ouvrier fût muni d'un livret et ne quittât pas l'atelier où il était entré avec ce livret, sans avoir rempli ses engagements. Chacun d'eux avait le droit de retenir le livret de l'ouvrier jusqu'à l'entier accomplissement de ses engagements. Ceux chez qui l'ouvrier se présentait pour trouver du travail étaient tenus de s'assurer qu'il avait rempli ces engagements à l'égard du maître précédent ; s'ils recevaient l'ouvrier non muni du congé d'acquit, s'ils lui donnaient du travail, ils faisaient obstacle à l'exercice des droits du maître resté détenteur du livret ; ils étaient, en quelque sorte, réputés les complices de l'inexécution des engagements de l'ouvrier ; ils étaient responsables de cette inexécution ; ils devaient de ce chef des dommages-intérêts. Tous étaient ainsi constitués les gardiens réciproques des engagements contractés par les ouvriers vis-à-vis de chacun d'eux. C'était comme une coalition, organisée par la loi elle-même entre tous les maîtres, dans le but d'empêcher l'ouvrier de trouver du travail tant qu'il n'avait pas rempli ses engagements.
Bien que dépouillée des pénalités édictées par les anciens règlements, la nouvelle législation sur les livrets n'en était pas moins une dérogation aux principes d'égalité que la révolution française avait consacrés. Si elle eût été généralement appliquée, elle eût été un puissant instrument de domination d'une classe sur l'autre. Supposons en effet qu'il en eût été ainsi, et voyons fonctionner l'institution.
Voici un différend qui s’élève entre un maître et un ou plusieurs ouvriers qui ont contracté, vis-à-vis de lui, l'engagement de travailler un certain temps ou qui ont reçu de lui des avances sur leurs salaires. A tort ou à raison, les ouvriers quittent l'atelier avant l'expiration du temps convenu ou avant d’avoir remboursé les avances qu'ils ont reçues. Ces ouvriers se présentent dans d'autres fabriques ; mais les fabricants, se conformant à la prescription de la loi du 22 germinal an XI, répondent successivement : nous ne pouvons vous recevoir tant que vous ne serez pas porteur du livret portant le certificat d'acquit de vos engagements envers votre maître. Et s'ils réclament leurs livrets à ce maître, celui-ci, armé de l'article 7 de l'arrêté du 9 frimaire an XII, leur répond : je ne vous rendrai le livret que quand vous aurez rempli vos engagements et acquitté votre dette par votre travail !
Les ouvriers sont donc placés dans l'alternative de cesser tout travail ou de rester dans l'atelier qu'ils voulaient quiller. Sous l'empire de cette contrainte ils restent à l'atelier.
Voilà la loi exécutée. Son but est atteint : l'ouvrier a été amené à remplir ses engagements.
Rien de mieux dira-t-on. Remplir ses engagements, payer ses dettes, ce sont là des obligations naturelles, c'est un devoir non moins sacré pour l'ouvrier (page 6) que pour le maître, Alors mémo que des engagements sont onéreux, nul ne peut se soustraire à leur exécution. Quoi de plus légitime que d'y contraindre l'ouvrier, comme tout autre ?
Tout cela et vrai : mais la légitimité du but ne justifie pas tous les moyens employés pour l'atteindre.
Le but poursuivi par le législateur est atteint, les ouvriers sont contraints de rester à l'atelier, mais comment ?
C’est d'abord, en portant atteinte, à leur égard, à l'un des principes essentiels du droit civil, en matière d'obligation, au principe suivant lequel toute obligation de faire se résout en dommages-intérêts (article 1142 du code civil).
L'obligation que l'homme contracte en promettant son fait, en s'engageant à exécuter un travail, de quelque nature qu'il soit, est sans doute non moins sacrée que toute autre obligation. Néanmoins, lorsqu'il s'agit d'une obligation de cette nature, d'une obligation de faire, le législateur n'intervient pas pour exiger du débiteur l'exécution même de l'obligation que celui-ci a contractée. Ce débiteur ne peut être contraint qu'à payer à son créancier les dommages-intérêts résultant de l'inexécution. Le créancier à qui des dommages-intérêts sont alloués n'est pas admis à se plaindre : ces dommages-intérêts sont l'équivalent de l'obligation elle-même. Le législateur au surplus, à moins de ressusciter, en quelque sorte, l'institution de l'esclavage ou celle du servage, est impuissant à exiger l'exécution en nature d'une telle obligation. Le fait de l'homme doit être, il est, de sa nature, libre et volontaire, et l'emploi de la contrainte pour en obtenir l'accomplissement va se buter contre les résistances de la nature humaine.
La législation sur les livrets déroge à ce principe. Elle permet de dire à l'ouvrier de fabrique : tant que tu n'auras pas fail le travail que lu as promis, tant que tu n'auras pas remboursé les avances que tu as reçues de ton maître, tu ne pourras travailler nulle part ailleurs ; tu travailleras chez lui. Elle interdit à tout autre fabricant de le recevoir dans son atelier. Ce ne sont plus seulement des dommages-intérêts qui garantissent l'exécution des engagements de l'ouvrier. Une sanction tout autre et exceptionnelle est ajoutée à la sanction de droit commun.
A la vérité, pour contraindre l'ouvrier à remplir ses engagements, on n'emploie pas contre sa personne une violence directe. La contrainte légale qui s'exerce contre lui est indirecte ; mais elle n'est pas moins réelle, elle s'exerce par la coalition obligatoire des patrons, auxquels il est interdit de lui donner du travail ; elle s'exerce par l'impuissance où on le place, s'il ne justifie pas de l'accomplissement de ses engagements, de trouver du travail ailleurs que dans l'atelier qu'il voudrait quitter ; c'est la contrainte par la faim.
On peut supposer que souvent l'ouvrier, à l'égard duquel le maître aura ainsi fait usage de sa suprématie légale, est dans son tort ; mais il arrivera aussi que les torts sont du côté du maître ; ou que les torts sont réciproques; et que l'ouvrier, bien que lié par son contrat, a, de son côté, des griefs sérieux. Dans cc cas comment justifier le droit que la loi confère au maître ?
Alors, dira-t-on, l'ouvrier peut attraire le maître en justice, et si le refus de restituer le livret n’est pas légitime, il obtiendra contre son maître des dommages-intérêts.
(page 7) Cela est vrai ; mais ici encore la législation sur les livrets renverse les principes du droit, au détriment de l'ouvrier. En règle générale, en effet, c'est à celui qui se prétend créancier à poursuivre en justice l'exercice son droit et ce devrait être au maître, soutenant que l'ouvrier est son débiteur, du chef, soit d'un engagement de travail, soit d'avances, à faire assigner l'ouvrier en justice. La législation sur les livrets change ici les rôles, par cela même qu'elle oblige l'ouvrier, pour entrer dans un nouvel atelier, à produire son livret revêtu du congé d’acquit. Par l'effet de cette disposition, ce n'est plus le maître qui, en cas de contestation, doit assigner l'ouvrier en justice pour qu'il ait à remplir ses engagements; c'est l'ouvrier qui doit prendre l'initiative de l'action judiciaire pour réclamer le livret sans lequel nul ne peut le recevoir dans un atelier. Le maître, alors même qu'il aurait tous les torts, se trouve, provisoirement au moins, protégé par cette disposition légale ; il est, de par la loi, présumé avoir raison, aussi longtemps qu'un jugement n'a pas donné gain de cause à l'ouvrier. En attendant ce jugement, l’ouvrier cst dépourvu de son livret ; nul ne peut lui donner du travail ; il est dans l’impossibilité légale de gagner sa vie, ailleurs que dans l'atelier du maître avec lequel il est en procès.
Dira-t-on que, si le jugement donne tort au maître, des dommages-intérêts peuvent être alloués à l’ouvrier ? Il en est ainsi ; mais il n'en reste pas moins vrai, qu'en attendant le jugement. l'ouvrier sera privé de sa liberté et que, quand il l'aura obtenu, il devra en poursuivre l'exécution, tandis que, suivant le droit commun, ce serait au maître à faire assigner l’ouvrier en justice. Il est vrai aussi qu'en cas de condamnation du maître, les dommages-intérêts doivent payés sur-le-champ. Ainsi dispose l'article 6 de l'arrêté du 9 frimaire an XII ; mais c'est là une injonction dérisoire lorsque le maître est de mauvaise foi, puisque l'ouvrier ne peut contraindre le maître à y obtempérer qu'en faisant exécuter le jugement.
En troisième lieu, les dispositions relatives au livret d'ouvriers dérogent au droit commun en ce qu’elles confèrent au patron, créancier de l'ouvrier, un véritable privilège vis-à-vis des autres créanciers de celui)ci. S’il a fait des avances, le patron peut, nous l'avons vu, refuser de restituer le livret et obliger l'ouvrier à travailler dans ses ateliers jusqu'au remboursement de ces avances ; il peut aussi, s’il restitue le livret, y mentionner la dette, et, dans ce cas, aux termes de l'article 9 de l’arrêté du 9 frimaire an XII, « ceux qui emploieront ultérieurement l'ouvrier feront, jusqu'à entière libération, sur le produit de son travail, une retenue au profit du créancier. » Cette disposition, alors même qu'elle n'aurait jamais reçu qu'une application régulière, ne peut se justifier. Le boulanger, l'épicier, le boucher, tous ceux qui sont dans le cas de faire des avances à l'ouvrier, se trouvent en quelque sorte primés par le maître qui puise, dans la simple mention apposée par lui-même sur le livret, les avantages que les autres créanciers ne peuvent obtenir qu'au moyen d'un jugement.
Comment justifier ce privilège ? On invoque l’intérêt de l'ouvrier lui-même. Le livret, a-t-on dit, est pour l'ouvrier une lettre de crédit ; le patron qui le détient, et entre les mains duquel il est une sorte de gage, est plus disposé à faire à l'ouvrier les avances dont celui-ci peut avoir le plus pressant besoin. Cela est vrai, et on ne peut méconnaître que souvent il en a été ainsi ; mais les avantages que cette (page 8) disposition a pu produire, sont loin de compenser les inconvénients et les abus qui en sont nés. Le gage, mis ainsi entre les mains du patron et sur lequel il fait des avances, qu'est-ce en somme ? C'est la liberté même de l'ouvrier, c'est le droit de disposer de sa personne, de son travail. En empruntant au moyen de cette lettre de crédit, l'ouvrier se rive à l'atelier du prêteur ; c'est comme si, en empruntant chez le boulanger ou l'épicier, il était tenu à ne pas se fournir ailleurs jusqu'au remboursement des avances qu'il a reçues !
Ce privilège a été la source de nombreux abus. Dans certaines localités, on a vu les patrons faire des avances à l'ouvrier dans le but de le lier à eux, de l'empêcher de se procurer du travail ailleurs.
Les choses ont été à ce point, en France, que le législateur y a été amené depuis longtemps sinon à anéantir, du moins à réduire à des proportions insignifiantes, les avantages que les maîtres puisaient dans l'institution du livret pour le recouvrement de leurs avances. En effet, la loi française du 14 mai 1831 a reconnu à l'ouvrier le droit d'exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé, lors même qu'il n'a pas acquitté les avances qu'il a reçues, pourvu qu'il ait rempli ses engagements relatifs au travail. Aux termes de cette loi, les avances ne peuvent être inscrites sur le, livret ; elles ne sont remboursables, au moyen de la retenue, que jusqu'à concurrence de trente francs et la retenue est limitée au dixième du salaire journalier de l'ouvrier.
En résumé, constatons que toutes les dispositions légales portées en vue d'assurer, au moyen du livret, l'exécution des engagements des ouvriers envers leurs maîtres dérogent au droit commun ; ce sont des mesures prises à l'égard d'une classe de citoyens, au profit d’une autre. Elles ne peuvent se concilier avec le principe d'égalité qui domine nos institutions.
Nous avons supposé que la législation du Consulat aurait reçu, en Belgique, une application générale, conforme aux vœux de ses auteurs. Il n'en a pas été ainsi. A aucune époque, la loi du 22 germinal an XI et l'arrêté du 9 frimaire an XII ne reçurent une exécution régulière. Les industriels n'ont guère fait usage du droit, que la loi leur accorde, de refuser le livret à ceux de leurs ouvriers qui, sans avoir rempli leurs engagements, quittent l'atelier ; le plus souvent, le maître n'a aucun intérêt à se servir de l'arme que la loi met à sa disposition ; il sait que l'ouvrier contraint de rester à l'atelier ne peut être, pour le maître qui l'y contraint, un bon ouvrier. Sa présence n'est plus qu'un élément de discorde et de perturbation.
D'un autre côté, la plupart des patrons n'ont pas tenu compte de l'interdiction que leur fait cette loi, de recevoir un ouvrier s'il n'est porteur d'un livret en règle ; et ces infractions à la loi s'expliquent sans peine. Dans bien des cas, son exécution serait contraire aux sentiments les plus élémentaires d'humanité ; dans bien des cas aussi, l'intérêt du patron se place au-dessus de la volonté du législateur. Comment espérer, surtout dans les temps où le travail abonde, qu'un industriel, chargé de commandes et qui a besoin d'ouvriers, repousse ceux qui se présentent à lui sans être munis d'un livret en règle ? En enfreignant la loi, il n'a à redouter que l'action en dommages-intérêts du maître que l'ouvrier (page 9) peut avoir quitté sans remplir ses engagements, et ce danger, que ne court même pas le premier maître, n'a jamais inspiré une crainte sérieuse. C'est par exception que l'industriel fera un procès pour un pareil motif, par exemple dans le cas d'embauchage et, dans ce cas, il n'est pas besoin, pour donner ouverture à une action en dommages-intérêts. d'une législation spéciale. Le droit commun, consacré par l'article 1382 du code civil, suffit.
Tel était l'état des choses lorsque furent pris les arrêtés royaux du 30 décembre 1840 et du 10 novembre 4845, le premier portant règlement sur les mines, minières et usines métallurgiques et reproduisant, avec des modifications, l'arrêté du 9 frimaire an XII pour ce qui concerne les ouvriers attachés à ces industries ; le second, plus général, applicable à tout ouvrier travaillant dans une fabrique, usine ou atelier. Cc dernier arrêté, tout en abrogeant celui du 9 frimaire an XII, en reproduit cependant les dispositions principales. A la vérité, il substitue au mot « maître », employé par l'arrêté du 9 frimaire an XII, le mot « patron », et il apporte à cet arrêté quelques autres changements de détail ; mais la seule innovation essentielle qu'il consacre consiste dans l'introduction de pénalités sévères contre les infractions à la législation sur les livrets. Son but était de remettre en vigueur cette législation tombée depuis longtemps en désuétude. C'est ce que constate le rapport adressé au Roi, par le ministre, M. A. Deschamps, en soumettant cet arrêté à sa signature :
« Aux termes de la loi précitée, dit ce rapport, nul individu employant des ouvriers ne peut recevoir un apprenti sans congé d'acquit, sous peine de dommages-intérêts envers son maître, ni, sous les mêmes peines, recevoir un ouvrier, s'il n'est muni d'un livret portant le certificat d'acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sort. Mais cette disposition comminatoire, Sire, cst complétement illusoire et ne produit pas le moindre effet sur le fabricant qui, le plus souvent, ne s'enquiert pas si l'ouvrier est muni ou non d'un livret. Il néglige ce moyen de garantie morale et pécuniaire. Il ne craint pas l'éventualité de dommages-intérêts à payer au maître précédent sachant bien que ce dernier n'a pas été plus scrupuleux que lui-même sur ce point ou qu'il reculera devant les difficultés que présente l'application de la pénalité comminée.
« D'un autre côté, Sire, le décret de frimaire, tout en obligeant les ouvriers, qui travaillent en qualité de compagnons ou de garçons, à se munir d'un livret, ne détermine aucune pénalité en cas d’infraction à cette disposition. Le règlement nouveau doit parer à ces graves inconvénients, à ce vice radical qui détruit les salutaires effets que l'on peut attendre de l'institution du livret. Dans ce but, tout en maintenant naturellement les cas de dommages-intérêts prévus par la loi de germinal et en respectant ainsi une disposition législative, le projet complète la sanction nécessaire à l'efficacité des dispositions en vigueur.
« A cet effet, le projet de règlement nouveau ne se borne pas à imposer à tout ouvrier l'obligation d'être muni d'un livret, en même temps qu'au fabricant celle de n'employer que des ouvriers porteurs de livrets en règle ; mais de plus, il rend applicables aux contrevenants de l'une et de l'autre catégmoorie les peines comminées par l'article 1er de la loi du 6 mars 1818. Cette pénalité est le point capital de la question, La manière dont elle est comminée n'a pas paru illégale en présence (page 10) de la loi de germinal an XI. On n'a fail qu'ajouter une pénalité plus efficace à celle que prévoit cette loi. »
Le 26 du même mois, le gouvernement adressait aux gouverneurs de province une circulaire leur enjoignant de tenir la main à l'exécution de cet arrêté, qui devait avoir lieu à partir du 1er mars 1846, et traçant les règles à suivre à cet effet.
L'objet capital du nouvel arrêté était donc, aux termes mêmes du rapport au Roi, la pénalité qu'il édictait dans son article 23 et cette pénalité consistait, pour toute contravention, soit en une amende de 14 à 100 florins, soit ce un emprisonnement d'un quatorze jours, soit en ces deux peines réunies.
La législation du Consulat avait donc été insuffisante pour assurer le fonctionnement de l’institution du livret. Désormais l'inexécution des engagements civils était érigée en délit. L'action publique était mise au service des intérêts privés pour assurer l'exécution des contrats de travail. On revenait, en 1865, aux pénalités édictées sous l'ancienne monarchie. Celles-ci même étaient jugées insuffisantes puisqu'elles se bornaient à des amendes, soit contre les ouvriers, soit contre les maîtres. A côté de l'amende, on plaçait l'emprisonnement. Et c'était un simple arrêté royal qui décrétait ccs dispositions, alors que, aux termes de l'article 9 de la Constitution, nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu'en vertu d'une loi !
Dès le 20 janvier 1846, la légalité de l'article 23 de l'arrêté royal du 10 novembre 1845 fut mise en question au sein de la Chambre des Représentants. M. Castiau, dans un éloquent discours, puis MM. Dumortier et Verhaegen, soutinrent qu'en édictant ces peines, le gouvernement était sorti dc ses attributions et avait empiété sur le pouvoir législatif. M. Castiau faisait ressortir la rigueur et l'injustice de cette disposition, qui avait pour résultat de déférer aux tribunaux correctionnels des questions relatives au travail. M. Dumortier la qualifiait de monstrueuse. Tous prédirent que les tribunaux refuseraient d'en reconnaître la légalité.
Les ministres, MM. A. Deschamps et d'Anethan, défendirent leur œuvre, en faisant ressortir que c’était pour avoir manqué de sanction que la loi du 22 germinal an XI était tombée en désuétude. L'arrêté fut mis à exécution : mais les prédictions formulées au sein de la Chambre des Représentants ne tardèrent pas à se réaliser.
Dès l'année 1847, un ouvrier et un patron ayant été traduits devant le tribunal correctionnel de Mons et condamnés à une amende, le premier pour avoir quitté son service sans avoir fait viser son livret et le second pour l'avoir reçu dans ses ateliers, appel fut interjeté par le patron, Un arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles, en date du 15 mars 1847, prononça son acquittement, en décidant que les peines établies contre les patrons par l'arrêté du 10 novembre 1845 sont illégales, pour avoir été édictées par le pouvoir exécutif en dehors de ses attributions.
Cet arrêt fut confirmé le 14 juin suivant par la cour de cassation.
(page 11) Ces décisions sont motivées, d'une part, sur ce que la loi du 22 germinal an XI, en disposant que nul ne peut recevoir dans ses ateliers un ouvrier non porteur d'un livret en règle, ne commine, contre les auteurs des infractions à cette disposition, aucune peine proprement dite, mais seulement des dommages-intérêts ; d'autre part: sur ce que la loi du 6 mars 1818, de même que l'article 67 de la Constitution n'autorisent le pouvoir exécutif à établir des pénalités que pour les infractions aux dispositions qu'il prend pour l'exécution des lois, et non pour les infractions aux dispositions que la loi elle-même a prises sans y attacher de pénalités.
En 1853, le tribunal correctionnel de Mons fut de nouveau saisi de la question dans une poursuite dirigée, tant contre un patron. qui avait employé un ouvrier non pourvu d'un livret en règle, que contre cet ouvrier lui-même. Par son jugement du 21 mars 1853, il se rangea à la doctrine consacrée par la cour de cassation, et acquitta en conséquence le patron ; mais, en ce qui concerne l'ouvrier, il déclara légale la peine comminée par l'arrêté royal du 23 novembre 1845.
Le 9 août 1858, le même tribunal rendit un autre jugement conçu dans le même sens.
Mais peu de temps après, la question se présenta de nouveau devant le tribunal correctionnel de Termonde, et ce tribunal, par un jugement que la Cour de Gand a confirmé le 30 novembre 1859, déclara illégale la disposition de l'article 23 de l'arrêté du 10 novembre 1845, tant à l'égard de l'ouvrier qu'à l'égard du patron.
Dans l'intervalle, au lieu de se conformer aux décisions de l'autorité judiciaire, le gouvernement avait, le 29 février 1852, dans un arrêté relatif à la police des carrières exploitées par galeries souterraines, déclaré obligatoire, pour l'exploitation de ces carrières, les dispositions prescrites par l'arrêté royal du 30 décembre 1840. concernant les livrets des ouvriers mineurs. Des poursuites judiciaires furent exercées devant le tribunal correctionnel de Neufchâteau, en exécution de cet arrêté, contre un directeur gérant qui avait reçu un ouvrier sans livret ; mais par jugement du 30 octobre 1868, cet arrêté fut, lui aussi, déclaré illégal, et le parquet de la cour d'appel de Liége, de l'avis conforme de M. le ministre de la justice, décida qu'il n'y avait pas lieu d'interjeter appel de ce jugement. (Lettre de M. le procureur général Beltjens à M. le ministre de la justice, du 6 novembre 1868, communiquée par le gouvernement à la section centrale).
Depuis lors, l’application de l’article 23 de l’arrêté royal du 10 novembre 1845, ni celle de l'arrêté royal du 29 février 1852 ne furent plus même tentées. Il résulte, en effet, de la statistique, dont la section centrale. a demandé la communication à M. le ministre de la justice, que, pendant les dix dernières années , de 1868 à 1877, il n'a été exercé, dans tout le royaume, qu'une seule poursuite judiciaire, en matière de livret d'ouvriers, et cette poursuite a abouti à un jugement rendu le 13 mars 1869 par le juge de paix de Boussu. qui condamne un patron à l'amende pour avoir employé à son service un ouvrier non porteur d’un livret en règle. Cette poursuite n'a pas même été exercée en vertu de l'arrêté royal du 10 novembre 1845 ; elle a été exercée en vertu du règlement (page 12) de police de la commune de Quaregnon ; mais les règlements communaux, en tant qu'ils portent sur cet objet, ne sont pas plus légaux que l'arrêté royal du 10 novembre 1845.
La situation, en résumé, est donc celle-ci :
D'une part, il est constaté que les patrons ne tiennent pas compte de l'interdiction de recevoir les ouvriers non munis d'un livret en règle et que les dommages-intérêts comminés par la loi contre ceux qui enfreignent cette interdiction ne sont, pour ainsi dire, jamais réclamés ; en d'autres termes, et pour nous servi des expressions de la circulaire adressée aux gouverneurs, le 26 novembre 1845, « cette disposition comminatoire, ainsi que l'expérience l'a démontré, est restée complètement illusoire et n'a pas produit le moindre effet sur le fabricant qui le plus souvent ne s'enquiert pas si l'ouvrier est muni ou non d'un livret. »
D'autre part, il est constaté que les pénalités édictées contre les auteurs des infractions à la législation sur les livrets ne sont pas appliquées, à raison de leur illégalité.
Ainsi, en droit, le livret d'ouvrier est obligatoire. De fait, il est dès aujourd'hui et depuis longtemps facultatif, en ce sens que toute sanction légale fait en quelque sorte défaut aux obligations relatives au livret, soit quant au patron, soit quant à l'ouvrier.
Pour préciser quelle a été l'influence, sur l'institution du livret, de ce défaut de sanction, soit civile, soit pénale, aux dispositions légales ou réglementaires qui la régissent, nous aurions voulu pouvoir publier ici une statistique complète du nombre des livrets annuellement délivrés par les administrations communales du pays; malheureusement, le gouvernement, à qui la section centrale a demandé cette statistique, ne la possède pas.
Toutefois nous avons puisé, dans les Exposés administratifs de la province d'Anvers, le relevé des livrets annuellement délivrés, tant par les villes d'Anvers de Malines, de Lierre et de Turnhout, que par l'ensemble des communes rurales de chacun des trois arrondissements qui composent cette province.
Ce relevé forme l'annexe 1 de notre rapport. Il constate que, pendant les trente dernières années, le nombre des livrets d'ouvriers délivrés dans cette province a varié annuellement de 681 à 2,601, chiffres qui correspondent respectivement aux années 1849 et 1857. Dans les dernières années, ce nombre a été presque toujours en diminuant et n'est, en 1878, que de 837.
Nous avons pu dresser aussi d'après les Exposés administratifs de la province de Brabant, une statistique semblable pour cette province ; mais celle-ci s'arrête à l'année 1868 et, sauf pour les communes qui composent l'agglomération bruxelloise, nous n'avons pu la compléter qu'en partie par les renseignements obtenus directement des administrations communales. (Annexes 2 et 4.)
L'annexe n°3 indique, d'après les renseignements ainsi fournis à la section centrale, quel a été, pendant les dix dernières années, le nombre des livrets annuellement délivrés dans chacune des quatre plus grandes villes du pays. On voit par ce tableau que; dans la ville d'Anvers, le nombre des livrets annuellement délivrés, pendant cette période, ne dépasse pas. en moyenne, 322, et qu'en 1878 il n'est que de 275. Il était beaucoup plus considérable autrefois, ainsi que le constate l’annexe 1 : en 1859, il était de 860 et, en 1857, il s'élevait même à 1,212.
A Bruxelles, ce nombre n'est annuellement, en moyenne, pendant la même période, que de 528, et il n'est plus, en 1878, que de 175, tandis qu'antérieurement à l'année 1868, il était, chaque année, de plus de 1,000 et atteignait même 1,967 en 1858 (annexe 2.)
Pour la ville de Liége, nous ne possédons que la statistique des dix dernières années, pendant lesquelles la moyenne des livrets annuellement délivrés a été de 1,352. Le maximum annuel, pendant cette période, a été de -1,915 et correspond à l'année 1872 ; le minimum est de 851 et correspond à l'année 1878.
A Gand, la moyenne annuelle, pendant les dix dernières années. est de 2,087, le maximum de 2,659 (en 1872) et le minimum de 1,481 (en 1878).
Si l'on compare ccs moyennes annuelles à la population de chacune des quatre villes au 31 décembre 1876, on constate que le nombre des livrets annuellement délivrés correspond aux proportions suivantes :
A Anvers, pour une population de plus de 150.000 habitants : 1 livret sur 467 habitants.
A Bruxelles, pour une population de plus de 160.000 habitants : 1 livret sur 306 habitants.
A Liége, pour une population de plus de 115,000 habitants : 1 livret sur 85 habitants.
A Gand, pour une population de 128,000 habitants : 1 livret sur 61 habitants.
Outre la diversité que présente le nombre des livrets dans ces localités, et qui ne s'explique qu'en partie par la circonstance que le nombre des ouvriers de fabrique n'est pas partout dans le même rapport avec la population, ce qui frappe, dans cette statistique, c'est la tendance à peu près générale à la diminution dans l'emploi du livret ; mais ce qui frappe plus encore peut-être, c'est que l'institution du livret ait survécu à l'abolition à peu près complète, en fait, de toute sanction légale aux dispositions qui le rendent obligatoire.
Il y a là un grand enseignement,
On a dit : « Le livret, c'est le servage ». Cc mot a servi de titre à une intéressante publication qui a paru en France, il y a plus de trente ans (Brochure in-32, Paris, librairie sociétaire, 1847). Il ne serait que trop souvent l'expression de la vérité si les dispositions légales sur la matière avaient pu recevoir une application générale, rigoureuse, et si l'on ne devait voir dans le livret qu'un moyen d'enchaîner l’ouvrier de fabrique à son maître, jusqu'à cc qu’il ait rempli tous ses engagements ; mais il y a autre chose dans le livret, et c'est pourquoi, en l'absence de sanction légale effective, l'institution du livret s'est, dans une certaine mesure, maintenue.
Qu'on laisse de côté les dispositions qui ont fait considérer le livret comme un instrument de sujétion et qu'on se demande : Qu'est-ce que le livret ? Rien autre chose qu'un mode de constater les entrées et les sorties de l'ouvrier dans les divers ateliers où il travaille successivement ; c'est un moyen de preuve de ses (page 14) états de service, un moyen de preuve qui porte avec lui la garantie de sincérité que donne l'intervention de l'autorité publique. A cc point de vue, l'institution du livret est éminemment utile à l'ouvrier comme au patron. Celui qui veut employer un ouvrier a intérêt à être renseigné sur ses aptitudes, sur sa moralité, sur ses antécédents, et il en a assurément le droit. De son côté, l'ouvrier a intérêt à mettre celui à qui il offre ses services en mesure de se renseigner promptement sur ces divers points.
Réduit à sa plus simple expression, appelé uniquement à justifier des états de service de l'ouvrier, volontairement employé par tous ceux qui ont intérêt à faire cette justification, le livret est donc chose excellente et sa propagation appelle les encouragements du législateur.
C'est dans cette pensée que déjà, en 1860, alors que M. Rogier occupait le ministère de l'intérieur, le comité de législation établi près de ce département avait élaboré un projet de, loi qui rendait le livret facultatif pour les ouvriers majeurs ou émancipés qui savent lire et écrire, à la charge de contracter par écrit avec les maîtres. (Ce projet a imprimé dans le Bulletin du conseil supérieur de l'industrie et du commerce, session de 1860-1861, partie, t. Ier, p, 171.)
C'est dans cette même pensée que le projet présenté aux Chambres en 1869 a été formulé, et c'est cette pensée que reproduit la proposition dont la Chambre est actuellement saisie. Cette proposition en déclarant le livret facultatif, ne fait que consacrer l’état de choses dès à présent existant ; elle met la législation en harmonie avec les faits ; elle met fin à cette espèce de conflit que les arrêtés royaux du 10 novembre 1845 et du 29 février 1852 ont fait surgir entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; elle enlève à l'institution le caractère qui y a rendu hostiles ceux-là mêmes auxquels elle s'applique et elle lui ouvre une ère nouvelle.
En droit et en fait%, le livret ne sera plus désormais un moyen exceptionnel de contraindre l'ouvrier à rester dans une fabrique.
Il faut le reconnaître cependant, cette proposition n'a pas reçu une approbation universelle. A côté des pétitions des membres du comité de l'Union syndicale de Bruxelles, qui sont unanimes dans leur approbation, à côté des pétitions d'ouvriers de Gand, d'ouvriers bouilleurs du Couchant de Mons, etc., approuvant le projet de loi, la Chambre a reçu communication de délibérations du Comité général de l'industrie charbonnière belge et de la Chambre de commerce et des fabriques de Gand, qui demandent le maintien du livret obligatoire.
Nous sommes portés à croire que le dissentiment repose sur un malentendu, qu'il est plus apparent que réel.
Que veulent ceux qui défendent le livret obligatoire?
Il importe de le préciser, il importe d'écarter ici toute équivoque.
Est-ce, en cas de contestation entre le patron et l'ouvrier, le droit pour le patron de contraindre l'ouvrier à rester dans l’atelier jusqu'à ce qu'il ait rempli (page 15) ses engagements; en conservant son livret, en le plaçant dans l'impossibilité de trouver du travail ailleurs?
Est-ce, lorsque la contestation doit être portée en justice, le bénéfice pour le patron de n'avoir pas à prendre l'initiative du procès, en faisant peser cette charge sur l'ouvrier ?
Est-ce, lorsque le patron se prétend créancier du chef d'avances, le privilège que la législation actuelle lui confère sur les autres créanciers de l’ouvrier ?
Non. Disons-le à l'honneur de nos industriels, ce ne sont pas ces avantages et ces privilèges qu'ils revendiquent, lorsqu'ils préconisent le livret obligatoire. Ce qu'ils demandent, ce n'est pas le maintien ou plutôt le rétablissement du livret, tel qu'il a été institué sous l'ancienne monarchie française, c'est tout autre chose.
Le rapport présenté, le 5 mars 1879, à l’assemblée du Comité général de l'industrie charbonnière belge indique comment ce comité comprend l'institution du livret.
« Ce livret, dit-il, n'est en réalité qu'un certificat d'identité destiné à renseigner exactement le patron sur le nom, l'âge, la profession, les états de service de l’ouvrier.
« Ces renseignements indispensables, le patron ne pourrait les recueillir qu'à l'aide d'une longue enquête, pendant laquelle l'ouvrier solliciteur resterait sans travail et sa famille sans secours.
« Renseignements qu'un grand nombre d'ouvriers seraient incapables de donner personnellement ! »
D’un autre côté, on lit dans le rapport présenté, le 16 décembre 1878, par la commission de la Chambre de commerce et des fabriques de Gand :
« C'est par les congés dont le livret est revêtu que l'industriel se renseignera sur les aptitudes, les capacités, les antécédents et la conduite de celui qui postule l'entrée de ses ateliers. Il est pour lui un guide sûr, prompt et discret qu'il peut au besoin compléter par des informations prises à source certaine, mais qui, dès le premier moment, lui donne les gages qu'il peut raisonnablement demander en vue de son industrie, tout en mettant l'ouvrier à l'abri de recherches inquisitoriales et inutiles dans sa vie privée. Aussi est-ce avec justice et avec cette autorité que donne le caractère d'une institution composée à ritre égal de patrons et d'ouvriers, que le conseil de prud'hommes de Gand, dans son rapport pour l'année 1877, a pu dire : « Le livret revêtu de signatures honorables et de congés peu nombreux est pour son possesseur un vrai trésor, une clé qui lui ouvre toutes les portes. »
Tout cela est vrai et nul ne conteste que le patron et l'ouvrier ont le plus grand intérêt à ce que celui-ci soit muni d'un livret constatant ses entrées dans les divers ateliers et ses sorties. La question n'est pas là. Il s'agit avant tout de savoir s'il faut maintenir ou plutôt remettre en vigueur la disposition de la loi du 22 germinal an XI qui fait de la possession d'un livret, revêtu du certificat d'acquit, la condition sine qua non du droit d'entrée dans un atelier.
C'est là, nous l'avons montré, le caractère essentiel du livret sous l'empire de la législation nominalement existante, et c'est ce caractère qu'il faut lui enlever définitivement, en laissant à l'ouvrier le droit de se munir d'un livret et au patron (page 16) le droit de ne recevoir dans ses ateliers que l'ouvrier, muni ou non d'un livret, qui lui fournit des garanties suffisantes.
La liberté fera œuvre meilleure que la contrainte.
Une expérience, de près de quatre-vingts ans, en Belgique, a montré l'impuissance de celle-ci.
Et si l'expérience faite dans notre pays ne suffisait pas pour démontrer cette impuissance, nous n'aurions, pour en être convaincus, qu'à jeter un regard sur l’histoire du livret dans le pays auquel la Belgique était annexée lorsqu'il a été rendu chez nous obligatoire.
En France aussi, et malgré les efforts persistants de l'autorité publique, l'exécution de la législation sur les livrets a toujours été incomplète, soit par la résistance qu'y ont apportée les ouvriers, soit par le fait des patrons eux-mêmes. C'est ce que constatait l'ordonnance du préfet de police de la ville de Paris du 1er avril 1831 C'cst cc que constatait aussi le rapport présenté au Corps législatif sur le projet qui cst devenu la loi du 22 juin 1854. « La plupart de ses dispositions, disait ce rapport en parlant de la législation sur les livrets, sont négligées et même ignorées par ceux qu'elles régissent. »
La loi du 22 juin 1854 avait surtout pour but, dans la pensée de ses auteurs, d'assurer l'exécution de ccs dispositions. De mème que l'arrêté royal pris en Belgique, le 10 novembre 1845, elle y apportait une sanction pénale. Une amende d'un à quinze francs et, de plus, suivant les circonstances, un emprisonnement d'un à cinq jours, étaient comminés, tant contre les patrons que contre les ouvriers, pour chaque infraction. La loi nouvelle devait être le complément, par l'empereur Napoléon III, de l'œuvre du premier consul. C'est ainsi que s'exprimait, le 13 octobre 1825. le préfet de police de la ville de Paris.
Et, après une expérience de quatorze années, le 30 mars 1869, le gouvernement français proposait au Corps législatif une loi portant ce qui suit :
« La loi du 22 juin 1854 et toutes les autres dispositions relatives aux livrets d'ouvriers sont et demeurent abrogées.
« Le contrat de louage entre les chefs ou directeurs des établissements industriels et leurs ouvriers est soumis aux règles du droit commun. Ce contrat peut être constaté par un livret ou carnet conventionnel. »
On le voit : le principe de cc projet de loi est identique à celui du projet déposé aux Chambres législatives belges, deux mois auparavant, le 29 janvier 1869, par M. Pirmez, alors ministre de l'Intérieur, et que reproduit la proposition de loi dont la Chambre est aujourd'hui saisie. C'est le livret facultatif.
Ce projet, il est vrai, n'a pas été soumis à la discussion. Le 27 avril 1869, le Corps législatif en était dessaisi par sa dissolution. Le 21 mars de l'année suivante, le projet était présenté de nouveau ; mais il fut emporté encore une fois par les événements de 1870.
Quoi qu'il en soit, le fait seul de la présentation du projet par le gouvernement (page 17) impérial démontre que les auteurs de la loi de 1854, qui devait restaurer le livret par la contrainte pénale, avaient eux-mêmes reconnu l'impuissance de cette contrainte !
En Prusse, la législation des livrets, c'est-à-dire la loi du 22 germinal an XI et l'arrêté du 9 frimaire an XII, restés en vigueur dans les provinces rhénanes, ont été abrogés par la loi du 8 juin 1860. La proposition de rétablir l'obligation du livret, faite, en Allemagne, par quelques membres du Reichstag, dans la session de 1877, n'a pas été accueillie. On s'est borné, par la loi du 18 mai 1878, à interdire l'emploi, comme ouvriers, des personnes de moins de vingt et un ans qui ne seraient pas munies d'un livret de travail. Et si nous ajoutons qu'aux Etats-Unis, en Angleterre, en Hollande, dans tous les pays les plus industriels, l'obligation du livret est inconnue, il sera surabondamment prouvé que la Belgique peut sans danger et doit faire rentrer l'ouvrier de fabrique dans le droit commun.
La proposition de loi a pour objets en second lieu, de rendre facultatif le livret de domestiques. Ainsi que le constate l’exposé des motifs de la proposition, cette matière est encore régie en Belgique par les décrets impériaux des 3 octobre 1810 et 6 novembre 1813.
Le premier de ces décrets a été fait uniquement pour la ville de Paris. II a été rendu applicable, par le second, aux villes dont la population est de 50.000 âmes et au-dessus.
Il dispose que tous les individus de l'un et de l'autre sexe qui veulent se mettre en service à l'année, au mois, même au jour, devront se faire inscrire, dans les bureaux désignés par le préfet de police, sous peine d'une détention qui ne peut excéder trois mois, ni être moindre de huit jours. Le bulletin d'inscription doit être remis au maître. En cas de changement de service, le domestique doit en faire la déclaration dans les vingt-quatre heures, à peine d'un emprisonnement qui ne peut excéder quatre jours, ni être moindre de vingt-quatre heures.
Il ne parait pas que ces décrets aient jamais été exécutés d'une manière suivie en France
Duvergier: dans son Traité du louage, n°314, disait déjà en 1839, en parlant des mesures ordonnées par ces décrets : « Aujourd'hui, ces mesures ne sont pas exécutées ; il ne paraît pas même que la nécessité de les rétablir se fasse sentir. Cet affranchissement d’une classe nombreuse, ainsi amené par l'usage, est un symptôme non équivoque que sa moralité s'est améliorée. La cause et l'effet doivent également satisfaire ceux qui désirent le perfectionnement social et ceux qui y croient. »
Et, en 1877. le Dictionnaire de l’administration française de M. Maurice Block, en mentionnant le décret du 3 octobre 1810, v° Livrets, n°22. dit qu'il le cite seulement pour mémoire, car il n'a jamais pu passer dans la pratique.
Il en était de même en Belgique, lorsque, en 1841, les villes de Bruxelles et de Liége jugèrent convenable de le remettre en vigueur.
(page 18) Sa légalité fut contestée ; mais elle a été reconnue par un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, du juillet 1849, qui, réformant un jugement du tribunal correctionnel de cette ville, condamna à un emprisonnement de huit jours, une femme qui n'avait pas fait inscrire son entrée en qualité de servante, à Bruxelles.
Indépendamment de ces décrets. il existe, dans un certain nombre de communes dont la population est de moins de 50.000 âmes, des règlements ordonnant à ceux qui servent comme domestiques d'en faire la déclaration à l’administration communale, de se munir d'un livret, et qui comminent des peines pour les infractions à ces prescriptions.
En tant qu'ils comminent des peines, ces règlements sont illégaux, car ils portent sur une matière qui ne rentre pas dans les attributions des conseils communaux. Les objets sur lesquels ccs conseils peuvent faire des ordonnances de police et prononcer des pénalités sont expressément limités par les articles 3 du titre XI de la loi des 16-24 août 1790 et 46 de la loi des 19-22 juillet 1791 : et, parmi ces objets ne se trouve pas la police des domestiques. Celle-ci est régie par les décrets précités de 1810 et de 1813 qui, nous l'avons dit, ne s'appliquent qu'aux villes de plus de 50.000 âmes.
Quoi qu'il en soit, un fait est certain : c'est que les pénalités édictées par les décrets de 1810 et de 1813. de même que par certains règlements communaux, ne sont pas appliquées. Il résulte de la statistique communiquée à la section centrale par M. le ministre de la justice, portant sur les années 1868 à 1877 et dont le tableau est annexé à cc rapport (no 5), que, parmi les villes de plus de 50.000 âmes, il en est une seule, Bruxelles, où des poursuites ont été exercées pour contravention en matière de livrets de domestiques. A Anvers, à Gand, à Liége, aucune poursuite n'a exercée. L'administration communale d'Anvers ne délivre même pas de livrets de cette catégorie et il en est de même à Gand, où les livrets de domestiques délivrés par les administrations communales d'autres villes sont simplement visés, à la demande des porteurs, par les commissaires de police. A Bruxelles, où le nombre des poursuites était depuis longtemps réduit à des proportions insignifiantes, elles sont inconnues depuis l’année 1874.
Dans les communes de moins de 50,000 âmes, les poursuites exercées en vertu des règlements communaux sont en quelque sorte nulles.
En dix ans il n'y en a eu que trois, dans le ressort de la cour d'appel de Gand, et huit dans le ressort de la cour d'appel de Liége. Dans le ressort de la cour d'appel de Bruxelles, elles n'ont plus été exercées que devant les tribunaux de police d’Ixelles et de Tournai.
Comme on le voit, le livret de domestiques, de même que le livret d'ouvriers, est de fait aujourd'hui facultatif.
Cependant il est remarquable que, dans les communes qui délivrent des livrets aux domestiques, le nombre des livrets de cette nature délivrés annuellement ne diminue pas.
(page 19) Nous avons emprunté, aux Exposés de la situation administrative de la province de Brabant la statistique de ces livrets, pour les principales communes de la province, à partir de l'année 1853 jusqu'à l'année 1868, et nous l'avons complétée, pour les années suivantes, par des renseignements pris auprès des administrations communales. Elle forme l'annexe n°6 de ce rapport.
On y verra notamment que le nombre des livrets de domestiques délivrés à Bruxelles, en 1878, est de 2,050. Il n'était pas, en moyenne, plus élevé à l'époque où des poursuites judiciaires étaient rigoureusement dirigées pour les contraventions à la police des domestiques. Un phénomène analogue sc rencontre à Liége.
De ces faits, on est autorisé à tirer une conclusion semblable à celle que nous avons admise en ce qui concerne les livrets d'ouvriers : puisque, dans les localités où les administrations communales en délivrent, les livrets sont en usage sans qu'aucune contrainte légale soit exercée à cette fin, il suit tout à la fois et que le livret par lui-même cst utile et que les pénalités ne sont pas nécessaires pour en assurer l'emploi.
Le livret de domestique présente même plus d'utilité que le livret d’ouvrier.
Le domestique est appelé à pénétrer au sein de la famille ; il doit inspirer à celui qui l'emploie une confiance que ne réclame pas au même degré celui qui emploie un ouvrier dans ses ateliers. Il importe donc pour lui, plus que pour l'ouvrier, qu'il puisse justifier aisément et promptement de ses états de service. En maintenant le livret de domestique, mais en le rendant partout facultatif, la proposition de loi ne fait, ici aussi, que consacrer légalement l'état de choses que la pratique et la volonté des intéressés eux-mêmes ont déjà réalisé.
Le code civil ne renferme que deux dispositions sur la matière du louage des domestiques et ouvriers : l’article 1780 qui ne permet d’engager ses services que pour un temps limité ou pour une entreprise déterminée, et l’article 1781 (page 20) d'après lequel, dans les contestations relatives à la quotité des gages et au payement du salaire, soit de l'année échue, soit de l'année courante, le maitre est cru « sur son affirmation. »
Cette dernière disposition a consacré un usage introduit en France sous l'ancien régime.
Conformément aux arrêts des parlements de ce pays, il est admis qu'elle ne s'applique que si l'ouvrier et le domestique n'ont pas de titre écrit, ce qui est le cas le plus ordinaire, et que l'affirmation du maître doit être donnée sous serment. Dans aucun cas, le juge ne peut déférer le serment à l'ouvrier ou au domestique sur l'objet de la contestation ; il ne peut les admettre à faire la preuve par témoins, ni se décider d'après des présomptions, quelque graves, précises et concordantes quelles soient. L'affirmation du maître, sous serment, tranche la contestation.
Le 28 novembre 1866, un projet de loi fut soumis aux Chambres, portant :
« L'article 1781 du code civil est abrogé, »
L'exposé des motifs de cc projet de loi constatait que l'article 1781 déroge au droit commun, assure au maître une position privilégiée et blesse, sous ce rapport, le principe d'égalité consacré par l'article 6 de la Constitution.
Après de longues discussions, dans les séances des 23, 24, 31 janvier, 2, 5 et 6 février 1867, la Chambre des Représentants vota le projet par 67 voix contre 30 et 4 abstentions; mais, dans sa séance du 22 mars 1867, le sénat le rejeta par 39 voix contre 12.
Un an après ce vote, le gouvernement du pays dont la Belgique faisait partie lorsque l'article 1781 lut introduit dans notre législation, proposait aux chambres législatives un projet de loi ainsi conçu :
« L’article 1781 du Code Napoléon est abrogé. »
Ce projet, adopté à l'unanimité par Ie Corps législatif, ne rencontra dans le sénat français que trois voix opposantes. Il est devenu loi, en France, Ie 2 août 1868.
En 1869, lorsque le gouvernement belge soumit aux Chambres le projet de loi appelé à rendre le livret d'ouvrier facultatif, la section centrale de la Chambre des Représentants fut d'avis que l'abrogation de l'article 1781 du Code civil découle du principe même sur lequel repose ce projet, c'est-à-dire du principe de l'égalité civile entre les maîtres el les domestiques et ouvriers ; en conséquence, elle adopta un amendement qui abrogeait cet article et vota l'ensemble du projet à l'unanimité.
Cet amendement, comme nous l'avons dit, a été reproduit par M. Anspach, dans le texte de la proposition de loi dont la Chambre est aujourd'hui saisie.
Avant de se prononcer sur la question, la section centrale chargée de l'examen de cette proposition crut devoir, dans sa première séance, le 26 février 1875, demander au gouvernement de lui faire connaître quels ont été les résultats en France de l'abrogation de l'article 1781 du code civil. Ces renseignements furent demandés par le gouvernement belge au gouvernement français et, en réponse, M. le ministre de la justice de Landsheere transmit à la section centrale la copie d'une lettre adressée, le 4 octobre 1875, par M. Dufaure, alors garde des sceaux en France. à son collègue, M, le duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères.
Cette lettre indique les résultats d'une double enquête faite sur la question posée par la section centrale. Nous la transcrivons textuellement :
« Paris, le 4 octobre 1875.
« Monsieur le ministre et cher collègue.
« La loi du 2 août 1868 abroge purement et simplement l'article 1781 du Code civil, aux termes duquel le maitre était cru, sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le payement du salaire de l'année échue et pour les à-comptes donnés pour l'année courante.
« J'ai dû demander aux procureurs généraux de nos vingt-six cours d'appel les observations qu'avait pu leur suggérer l'application, dans leurs ressorts, de la loi de 1868 ; eux-mêmes ont dû recueillir les avis de MM. les juges de paix devant lesquels sont portées la plupart des contestations, entre le maître et les ouvriers, au sujet des gages promis à ces derniers. Cette double enquête a éprouvé quelques lenteurs ; mais elle a été complète. Je puis vous en donner sommairement le résultat.
« Le privilège important, donné aux maîtres, avait été créé par les anciens parlements.
« On conçoit facilement les sentiments qui l'avaient fait adopter. Il est même facile de comprendre comment il a pu trouver place dans le code civil. II est en contradiction avec les principes libéraux qui y règnent, et il blesse le sentiment d'égalité qui s'est développé en France depuis 1789.
« II ne blesse pas moins la conscience inquiète du magistrat qui ne peut s'habituer à subir comme une loi irrésistible l'affirmation d'un plaideur en faveur de lui-même. Aussi pendant plus de soixante ans qu'a régné l'article 1781, son application a été très rare. Le maître, même de bonne foi, aimait mieux devoir le gain de son procès à toute autre preuve que sa propre affirmation. S'il était de mauvaise foi, il craignait que le juge ne trouvât quelque ressource pour échapper à la nécessité de rendre un jugement inique. Cette très rare application de l'article 1781 a continué à retarder son abrogation.
« Depuis la loi de 1868, selon le témoignage de nos magistrats, les litiges entre les maîtres et les ouvriers ne sont pas devenus plus nombreux. Cette observation est appliquée, sans aucune distinction, à toutes les classes de serviteurs, attachés à la personne, ouvriers agricoles, ouvriers de grande ou petite industrie. On remarque bien que les règles du droit commun leur donnent un certain avantage sur les maîtres. Il leur est plus facile, dit-on, de prouver le contrat de louage qui les lie au maître, le montant du gage qui leur a été promis, qu'au maître de prouver les à-comptes qu'il a payés et pour lesquels, dans l'usage, on ne retire pas de quittances. Mais ce n'est pas là un mal sans remède, et, au surplus les ouvriers n'ont pas plus abusé depuis 1868 que les maîtres n'abusaient antérieurement.
« Indépendamment de l'embarras que tout homme éprouve à nier effrontément, devant un magistrat, peut-être méfiant, un payement qu'il a reçu, maitres (page 22) et ouvriers ou domestiques sont devenus nécessaires les uns aux autres. On hésite à s'exposer, pour un bénéfice accidentel, modique et illicite, à être repoussé par tous les maîtres auxquels on pourrait plus tard demander du travail.
« Quelques magistrats estiment que l'on n'aurait pas pu se borner à l'abrogation si laconique de l'article 1781 ; on aurait pu ajouter quelques dispositions pour mettre les maîtres à l'abri de la mauvaise foi des ouvriers ; obliger l'ouvrier à avoir un livret sur lequel seraient inscrits les payements à-compte ; permettre au juge de s'en rapporter aux énonciations des livres des maitres régulièrement tenus ; autoriser la preuve par témoins ou par présomption, en dehors des articles 1341 el 3 ; permettre la délation du serment en dehors des articles 1367 et 1369. Mais ces idées sont très sommairement exposées. Tout le monde s’accorde pour penser que la loi de 1868 a été une très bonne mesure, qu'elle a heureusement accompli ce que les mœurs publiques avaient préparé et qu'elle n'a produit aucun mauvais résultat.
« Agréez, etc.
« (Signé) Dufaure. »
En présence de ce document, qui constate que l'abrogation, en France. de l'article 1781 du code civil a été « une très bonne mesure, qu'elle a heureusement accompli ce que les mœurs publiques avaient préparé et qu'elle n'a produit aucun mauvais résultat », il semble que la question est définitivement jugée.
En Belgique, plus encore peut-être qu'en France, on peut dire que les mœurs publiques ont préparé l'adoption de la mesure puisque déjà des tribunaux, auxquels des maîtres ont demandé d'appliquer la disposition de l'article 1781 du code civil, l’ont considéré comme tellement contraire à notre Constitution, qu'ils l'ont déclarée abrogée par son article 138. Sans avoir égard à l'affirmation du maître, ils admettent les ouvriers et domestiques à prouver par témoins le fondement de leurs prétentions. C'est là notamment la jurisprudence constante du conseil des prud’hommes de Bruxelles.
Dans cette question, comme dans celles des livrets d'ouvriers et des livrets de domestiques, la proposition de loi ne fait donc que consacrer légalement ce qui est, de fait, déjà admis.