(Extrait de l’ouvrage « De la constitution de la force publique dans les Etats constitutionnels démocratiques », paru en 1850 à Charleroi, chez A. Deghistelle)
(Remarque : les passages repris dans la présente version numérisée ont conduit à la démission du général Chazal en tant que ministre de la guerre. Il est renvoyé ci-dessous, après les extraits proprement dits de l'ouvrage d'Alvin)
Saint-Josse-Ten-Noode, le 25 décembre 1848.
Mon cher Ferru,
(page 77) (…) Mais je reviens à mon sujet trop interrompu. Je t'ai entretenu dans ma dernière lettre d'une inconséquence grave, commise dans la constitution de la force publique. Il en est une autre, plus grave encore, et qui paraît devoir se prolonger, puisque votre nouvelle constitution la consacre.
Je veux parler de la création ou de l'entretien d'une garde nationale ou civique à côté de la milice nationale.
On ne nie pas que nous ayons pris l'idée de la milice aux Romains. Il suffit de lire les écrivains militaires pour s'en convaincre.
Rome avait-elle une armée civique à côté de son armée de citoyens ? Les citoyens romains restés à leurs affaires étaient-ils en défiance continuelle contre ceux qui couraient aux frontières, lorsque la république était attaquée ?
Les républiques de la Grèce avaient-elles des armées citoyennes à divers degrés ?
La révolution française a voulu une armée citoyenne, constitutionnelle, composée des fils de tous les Français ; et c'est en défiance de cette armée que l'on a créé une garde nationale !
Ce n'était pas assez des difficultés d'exécution que présentait la forte organisation d'une armée citoyenne permanente, ce n'était pas assez du rude service et des sacrifices exigés des jeunes gens ; il a fallu créer une autre armée sans aucune valeur militaire, entraînant de nouveaux et incessants sacrifices. Il a fallu placer à côté d'une armée, que (page 78) l'on disait citoyenne et constitutionnelle, des citoyens armés dont les prétentions ne tendent à rien moins qu'à annuler, à absorber la seule bonne armée qui reste aux peuples libres, pour sauver l'ordre et se défendre contre les troupes si perfectionnées des gouvernements absolus.
Si encore la garde nationale ne coûtait rien ; mais elle coûte de l'argent au gouvernement, aux communes, et du temps et de l'argent à chaque particulier.
Toutes les lésineries constitutionnelles, toutes ces économies si peu intelligentes, qui nuisent à bien des services, sont loin de compenser l'énorme dépense de la garde civique.
Une armée qui n'a que le stricte nécessaire n'a pas assez. On ne peut ni récompenser, ni encourager quand un ministre ne dispose pas d'un sou. Toutefois, ce n'est là que le moindre mal ; car, comme je l'ai dit, le soldat aujourd'hui n'attend pas pour remplir son devoir, les décorations, ni les gratifications ; il sait s'en passer, parce qu'il a la conscience d'avoir servi la patrie, parce qu'il n'est plus soldat mercenaire.
Mais ce n'est malheureusement là que le moindre mal :
Mais comment concevoir deux forces différentes, placées l'une à côté de l'autre, recevant des ordres de deux ministres différents et agissant sous deux impulsions différentes, quoiqu'elles n'aient toutes deux qu'un même but, la défense de l'ordre et du territoire ?
Comment n'a-t-on pas prévu que l'une de ces deux forces annulerait l'autre dans un temps donné ?
De deux choses l'une : ou bien il y aura lutte armée entre ces deux forces, et dès lors c'est la guerre civile ; ou bien il n'y aura qu'une lutte pacifique, et alors l'armée permanente disparaîtra devant la garde civique ; ou l'on n'a pas fait une armée milicienne, constitutionnelle et citoyenne, comme l'exigeait le système adopté et (page 79) comme le commandaient les institutions civiles ; ou bien on a créé, en formant une garde civique, une inutilité dispendieuse, gênante, et nécessairement destructive de la force publique connue sous le nom d'armée.
A quelle situation politique correspond l'existence de l'armée connue sous les noms de garde nationale, garde bourgeoise ou garde civique ?
Si j'applique à la solution de cette question, les principes que j'ai posés dans mes précédentes lettres, sur le rapport entre les mœurs, les institutions civiles et les constitutions militaires, je suis amené à dire :
La garde civique comme institution militaire ou force publique, répond à l'état révolutionnaire ; et, par conséquent, dans tout état en révolution, on doit trouver une garde bourgeoise, une garde civique ou nationale.
C'est en effet ce qui a lieu toujours. Notre histoire contemporaine me débarrasse du soin de chercher des exemples.
La Prusse est en révolution : elle crée à Berlin une garde bourgeoise, quoique tous les Prussiens soient soldats. L'Italie n'y a pas manqué.
Vienne aussi a créé la sienne.
Partout il a fallu désarmer ces gardes pour éviter la guerre civile. Et la France, dont on peut dire qu'elle est en révolution depuis soixante ans, la France a conservé sa garde nationale qui n'a donné de trêve au pays qu'autant qu'elle a conservé le souvenir des pertes que le commerce éprouve par les révolutions.
Ces mêmes gardes nationales qui font ou laissent faire les révolutions, quand cela leur convient, ou, ce qui revient au même, quand elles se trompent, ne servent à rien, ni contre les invasions étrangères, ni contre les partis dont elles sont plus ou moins les alliées.
page 80) Je m'abstiens de te rappeler les invasions étrangères depuis 1814 tant en France qu'en Belgique et en Italie. Tout cela n'est pas gai ; mais enfin c'est vrai ; il faut bien qu'on le sache. Je ne dirai pas plus ce que serait devenue certaine ville, si elle eût été abandonnée à sa propre défense, par sa propre milice citoyenne. Tout le monde sait ces choses. Il faut seulement grouper les faits pour en faire ressortir des conséquences.
La bourgeoisie armée, les corps de métiers armés, la garde nationale, bourgeoise ou civique, comme elle a existé dans nos anciennes communes, comme on l'a constituée en France, en Belgique, à Vienne, à Rome, à Berlin, etc., etc. n'est bonne qu'à faire des révolutions. Elle n'est propre à rien d'autre. Elle est fatalement entraînée à jouer ce rôle. En effet, c'est une force publique qui ne se croit pas obligée d'obéir au pouvoir exécutif, parce qu'elle ne relève pas de lui, tandis qu'elle sait que le pouvoir exécutif relève d'elle. Il doit donc y avoir conflit toutes les fois qu'un parti dans l'Etat a persuadé à une portion de cette force qu'il y a lieu de ne pas obéir au pouvoir. Or, on sait que tout conflit entre le pouvoir exécutif et la garde civique mène à une révolution.
Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas par la force de ses armes qu'elle fait ces révolutions, c'est par le désordre et la confusion qu'elle jette dans les idées. C'est par la crainte de la guerre civile qu'elle agit souvent sur l'esprit des gouvernants, des hommes d'Etat et des vrais militaires de l'armée.
C'est par une apparence de légalité qu'elle trompe les officiers, aussi bons citoyens que les gardes nationaux. C'est en protégeant souvent involontairement par sa présence les massacres, les pillages et les assassinats dans les villes où les troupes de l'armée ne peuvent agir librement, (page 81) qu'elle force en apparence les troupes régulières à quitter la partie.
Cette opinion, si contraire à celle de tous les faiseurs de notre époque, susciterait bien des réclamations si elle était publiée. Cependant plus une idée fausse est enracinée, plus il importe de travailler à l'arracher ; je vais donc te dire toute ma pensée sur la garde nationale, en développant successivement toutes mes propositions.
Je dis :
1° La garde nationale est faible militairement parlant, et sa constitution est le principal obstacle qui s'oppose à ce qu'elle soit forte.
2° Elle n'est point démocratique, comme on prétend le faire croire ; au contraire, elle est aristocratique.
\3. Elle est un moyen de domination tyrannique d'un parti sur un autre parti.
4° Elle tend à détruire la véritable force publique, l'armée permanente, par le fait seul de son existence et sans le concours de sa volonté.
5° Elle est un contre-sens constitutionnel, une cause et un moyen de révolution, bien qu'elle passe pour une garantie d'ordre et de liberté.
J'ai dit :
1° Que la garde nationale ou civique est faible, militairement parlant.
Voici pourquoi :
Ce qui fait la force d'une armée, sa valeur militaire, c'est la discipline, le savoir des choses du métier, l'habitude des fatigues, la bonne administration, les bons cadres d'officiers et de bas officiers.
Or, la garde nationale n'a pas, ne peut pas avoir de discipline, elle sait peu les choses du métier, elle n'a ni l'habitude des fatigues, ni la bonne administration ; elle a des cadres d'officiers et de sous-officiers qui en général (page 82) ignorent le premier mot des connaissances militaires. Elle peut bien s'efforcer d'apprendre assez les manœuvres pour les faire à la parade, elle ne parviendra jamais au point de manœuvrer devant l'ennemi. Quelques officiers apprendront à faire les commandements, mais ils n'apprendront pas à les faire exécuter. Ce qu'il y a de plus long et de plus difficile, ce n'est pas d'apprendre à commander, c'est d'apprendre à obéir, et c'est là ce que ni les chefs ni les soldats n'apprendront point ; je dirai pourquoi.
2° Elle n'est pas démocratique, comme on prétend le faire croire ; au contraire, elle est aristocratique
En effet, elle se garde bien d'armer les prolétaires ; elle n'arme en général que ceux qui possèdent, ou qui paient une patente. En agissant ainsi, elle a raison ; elle serait plus dangereuse encore si elle armait tout le monde ; mais le fait est qu'il n'y a pas la moitié de la population en état de porter les armes qui en fasse partie. L'autre moitié, on l'écarte, sous un prétexte ou sous un autre. Tantôt c'est la loi qui n'admet que les contribuables jusqu'à un certain taux ; tantôt c'est le prétexte du prix de l'habillement. De fait la richesse donne le privilège de porter les armes.
La garde nationale est aristocratique sous un autre point de vue : Dans nos armées, le plus riche seigneur, le plus riche banquier, le plus riche industriel, ne peut obtenir un grade qu'en vertu des lois, en passant par certaines épreuves, et quand il a été reconnu capable. J'appelle cela une garantie démocratique. Dans la garde nationale ou civique, le riche ou le seigneur se font adjuger des grades et des épaulettes qu'ils n'eussent pas voulu, que peut-être ils n'eussent pas pu gagner conformément aux lois de leur pays.
Pour être officier il faut pouvoir dépenser 300 francs à s'équiper ; pour être officier supérieur il faut être riche à peu près de 7,000 francs de rente ; car il faut tenir un cheval.
(page 83) Je sais bien qu'il y a des exceptions nombreuses qui proviennent de l'indifférence de personnes haut placées dans la société, qui refusent des grades pour deux motifs : par ce qu'elles ne voudraient pas être moins que colonel, ou par ce que l'épaulette d'argent exige un peu plus de travail et d'exactitude que l'épaulette de laine. Alors il arrive qu'un homme dépendant, inférieur en éducation et en instruction est élu, et doit commander à des gens qui occupent un rang élevé dans la société. Certes ce n'en est pas mieux pour discipline, et l'on pourrait dire que c'est au renversement de l'ordre social que nos gouvernements ont voulu aboutir.
Elle est aristocratique : parce qu'elle permet à des hommes riches qui n'ont pas voulu servir dans l'armée où il quelques peines à se donner, quelques fatigues à souffrir, de se parer de l'habit, des insignes et des armes, de se décorer des titres qui n'appartiennent de droit qu'au soldat qui a fait à sa patrie un sacrifice réel. On se donne des airs de soldat, comme autrefois les aristocrates se donnaient des airs de savant en achetant des bibliothèques, d'amateur en payant des artistes. Quant à étudier, à cultiver les sciences et les arts, c'était bon pour le vilain !
Elle est aristocratique : parce que, lorsqu'elle envisage le garde et le soldat, tous deux parties intégrantes de la force publique, elle place au-dessus de l'autre celui des deux qui ne sait pas son métier, qui ne le fait pas et qui même dédaigne de le faire. Lorsqu'autrefois certaine caste pesait deux hommes, on voyait pencher la balance du côté de la naissance, même lorsqu'elle était sans savoir, sans désir d'apprendre et qu'elle méprisait le producteur. Est-ce bien cela, mon cher ami, que nous avons nommé un sot préjugé aristocratique ?
3° Elle est un moyen de domination tyrannique d'un parti sur un autre
Parce que la partie armée veut que le gouvernement (page 84) marche dans ses vues ; elle prétend l'y forcer par une incessante menace. C'est pour cela que, sous la puissance de la garde nationale, on a un gouvernement de la bourgeoisie qui tient le bas peuple dans la dépendance par intérêt, qui repousse la noblesse et le clergé par jalousie et par irréligion.
La garde nationale est donc pour la bourgeoisie l'instrument de domination. Mais il n'y a là rien de nouveau ; il en fut ainsi autrefois : Aussi longtemps qu'il n'y eut que la noblesse qui eût le droit de porter les armes, elle conserva sa domination sur la bourgeoisie et lui défendit de porter l'épée. C'est la même domination, mais les possesseurs du privilège sont changés.
Cependant, sous nos gouvernements constitutionnels, il faut arriver à la liberté pour tous, il ne faut de domination ni de la part d'un homme ni de la part d'une classe. Le moyen est bien simple : C'est que la force publique soit une, soit l'armée de tous, qu'elle n'obéisse qu'à la loi. C'est précisément ce que serait aujourd'hui notre armée en Belgique et la vôtre en France, sans cette inconséquence de la coexistence de la garde nationale et de l'armée ; c'est là un obstacle au jeu libre de nos institutions.
Je vais t'en donner une preuve : Après votre révolution de février dernier, on disait à Bruxelles, et c'étaient des personnes haut placées qui disaient cela : « Que la Belgique était bien heureuse d'avoir opéré une révolution ministérielle en juin 1847 ; parce que, sans cela, il y aurait eu à Bruxelles une révolution violente immédiatement après la vôtre. »
Que peut-on voir dans cette phrase, si non une menace, que je traduis ainsi ?
Si l'opinion publique qui ne s'est trouvée complétement formée, au gré du parti libéral, qu'en juin 1847, avait eu besoin d'une année de plus pour se former, on eût renversé le roi, la constitution dont nous avons tant de raisons d'être fiers aujourd'hui.
(page 85) Ainsi le gouvernement par l'opinion publique, par la majorité ne pouvait advenir librement, légalement ! On eût tout brisé, tout sacrifié pour avoir la majorité avant qu'elle ne se fût librement et légalement prononcée !
Eh bien, je soutiens que l'armée belge, qui n'est d'aucun parti, eût été assez forte, et gardienne assez fidèle de son serment, pour empêcher l'exécution de cette menace ; mais je suis obligé d'ajouter en conscience, que l'intervention de la garde civique seule aurait pu nous empêcher de faire respecter la loi, et de permettre à la majorité d'arriver au pouvoir par des moyens légaux.
La garde nationale renferme les partis, tous les partis ; mais ses chefs élus sont du parti dominant comme les gardes zélés qui seuls font un service réel.
L'armée nationale ne connaît pas les partis ; elle est l'armée de la loi, elle n'obéit qu'à la loi, dont elle a juré l'observance avant tout.
La garde nationale, dans les moments de crise, reçoit des ordres d'autant de chefs qu'il y a de légions, ou au moins de localités. La responsabilité est alors tellement divisée qu'elle échappe à toutes les recherches. L'obéissance n'est point exigée par un code qui punit de mort, l'on obéit ou l'on n'obéit pas.
L'armée, dont le roi est le seul chef, ne reçoit ses ordres que par l'intermédiaire d'un ministre responsable, choisi, ou du moins conservé au pouvoir par la majorité des chambres.
Le commandement est un, la responsabilité est toujours à celui qui ordonne et la désobéissance est punie de l'infamie ou de la mort.
4° La garde civique est un contre-sens constitutionnel, une cause et un moyen de révolution, bien que son organisation semble une garantie d'ordre et de légalité
(page 86) J'ai déjà prouvé qu'elle agit en opposition avec les idées du gouvernement constitutionnel. On veut que la majorité gouverne et qu'elle arrive au pouvoir par les voies légales, par des élections libres : A quoi bon des élections pour deux, trois ou quatre ans, si quelques électeurs armés peuvent annuler leur ouvrage à leur premier caprice ?
Le jeu du gouvernement constitutionnel permet l'élévation successive des partis. Il admet les partis, précisément parce qu'il peut les admettre sans danger, en leur donnant à tous les moyens d'action pacifiques et légaux. Un gouvernement absolu n'admet pas les partis, il les poursuit, il les emprisonne, il les tue.
Or, si la garde nationale peut donner gain de cause à un parti, si elle en place un au-dessus de l'autre par la force ou par la crainte de ses armes, elle transforme le gouvernement constitutionnel en gouvernement absolu d'un parti avec des formes constitutionnelles menteuses.
J'ai toujours peur d'inventer ; heureusement pour moi, d'autres et de plus habiles ont dit à peu près ces choses, sans toutefois nommer le mal par son nom. Je lis dans M. Guizot, De la démocratie en France :
« C'est à cette lumière que j'ai appris les conditions vitales de l'ordre social et la nécessité de la résistance pour le salut.
« Résister non seulement au mal, mais au principe du mal, non seulement au désordre, mais aux factions et aux idées qui enfantent le désordre, c'est la mission essentielle, c'est le premier devoir de tout gouvernement. Et plus la démocratie a d'empire, plus il importe que le gouvernement garde son vrai caractère et joue son vrai rôle dans la lutte dont la société devient le théâtre. Pourquoi tant de sociétés démocratiques, quelques-unes si brillantes, ont-elles si promptement péri ? Par ce qu'elles n'ont pas (page 87) souffert qu'au milieu d'elles le gouvernement fît son devoir et son métier. Elles ont fait plus que le réduire à la faiblesse ; elles l'ont condamné au mensonge. C'est la triste condition des gouvernements démocratiques, chargés de réprimer le désordre. On leur demande d'arrêter le mal quand il éclate, et on leur commande de l'encenser tant qu'il couve. »
Si M. Guizot, nommait la garde civique ou nationale, ou la bourgeoisie armée comme étant la cause de ce « parce que », crois-tu qu'il se tromperait fort ? Mais il ne dit nulle part ce que c'est qui donne cette force à ceux qui veulent troubler l'ordre dans les gouvernements démocratiques. Ce ne sont certes pas les vrais démocrates, car il y aurait contradiction ; ce sont de faux démocrates, et en les nommant par leur nom, ce sont les riches mécontents, déçus dans leur ambition, et les bourgeois armés de leur fortune et des fusils que le gouvernement leur à confiés. Et ce, parce qu'ils ne sont pas démocrates et qu'ils n'entendent par le mot « démocratie », qu'une protection pour eux seuls.
Je ne sais si je me fais bien comprendre, mon cher Ferru ? Ces questions sont bien difficiles à élucider par nous autres militaires, représentants de la force brutale. Pour résumer mon idée je dis :
La garde nationale ou civique exerce une influence sur le gouvernement ; elle le force à marcher dans son sens.
Dès le moment donc que cette garde représentera un parti, le gouvernement qui lui obéira sera devenu un gouvernement absolu, sans fixité, sans unité de vues.
La garde nationale de Paris, en s'abstenant au mois de février de soutenir son gouvernement, car il était bien sien, a renversé ce gouvernement. Elle a agi à contresens, puisqu'elle a renversé les institutions constitutionnelles
Tu me diras peut-être qu'il n'y aurait qu'à la rendre démocratique en armant tout le monde, pour que la garde nationale cessât d'être un contresens.
(page 88) Cela est vrai ; mais voici les obstacles :
La garde nationale ne le veut pas. Porter le mousquet entre deux gueux ! le riche ne le fera pas, s'il n'y est forcé. Ce n'est pas possible non plus à cause de l'absence de discipline, et de la différence d'éducation entre les classes.
En supposant que l'on armât tout le monde, on aurait obtenu, quant à la situation des partis, le même résultat que si l'on avait désarmé tout le monde.
Dans cette supposition, contre qui, contre quoi tout le monde serait-il armé ? évidemment ce ne pourrait plus être que contre une fraction de la garde nationale qui voudrait violer la loi. On aurait donc tout simplement armé les partis les uns contre les autres. La guerre civile serait un résultat d'autant plus certain que chacun serait plus habitué à manier les armes.
Sous quelque face que je la considère, je vois toujours cette garde comme un grand danger : Ou bien les démocrates croiront qu'on arme la bourgeoisie pour opprimer le peuple ; ou bien on aura préparé la guerre civile en armant tout le monde. Ecueil des deux côtés.
J'en reviens à mon point de départ : Il y a antagonisme dans la société entre tous les intérêts. La loi doit pouvoir contenir les intérêts dans de justes bornes. Pour cela elle doit avoir une force. Si elle puise cette force dans l'un des deux partis qui se disputent le pouvoir ou la richesse, elle opprime l'autre parti. Si elle arme tous les partis, elle ne peut les contenir et elle prépare la guerre civile. Il faut donc :
Qu'elle prenne sa force en dehors des partis, qu'elle fasse une armée nationale en dehors des intérêts particuliers, une armée qui ne puisse prendre part aux luttes commerciales, industrielles et politiques.
(page 89) C'est bien là ce que sont nos armées permanentes aujourd'hui.
Mais il faut ici que je te fasse remarquer quelque chose de curieux : La nouvelle loi sur la garde civique dans notre pays porte, article 4 : « Il est interdit à la garde civique de délibérer sur les affaires de l'Etat, de la province ou de la commune, et sur les réquisitions de l'autorité compétente. »
Comme toute la bourgeoisie fait partie de la garde civique, comme tous les gardes sont électeurs et que nous jouissons réellement du droit de nous réunir et de délibérer à notre guise, il est bien évident que cette défense veut dire : « ne point délibérer en uniforme, ni en armes ». Autrement ce serait défendre à la bourgeoisie belge de s'occuper de ses affaires.
On comprend facilement la portée de cette défense. Les législateurs, reconnaissant le danger d'une force armée délibérante, défendent de délibérer l'arme au bras.
Homme pratique, tu n'aurais pas imaginé ce moyen ; car tu penses bien que les gardes délibéreront dans les sociétés, dans les estaminets, dans les banquets, et qu'ils auront le temps de courir aux armes après délibérer, et, qui pis est, peut-être après boire.
Si le législateur avait bien pesé la valeur de sa défense, il eût été conduit par cela seul à découvrir ce que j'ai dit plus haut de la garde civique.
Cet article est en même temps la reconnaissance d'un principe et la condamnation de la garde civique comme force publique. Notre constitution a créé trois pouvoirs, le pouvoir législatif ou délibérant, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif qui fait exécuter les décisions des deux autres. Or, avec une force publique qui délibère, on influence le pouvoir législatif ou on l'annule, et l'on entrave la marche du pouvoir exécutif.
(page 90) A propos de délibérer sous les armes, j'ai vu employer la garde civique et la garde nationale à des démonstrations politiques. Ces démonstrations se faisaient toujours devant le roi, dans le but de lui faire voir que l'opinion publique lui était favorable et approuvait son gouvernement.
Il me semble que c'est là un concours bien dangereux que l'on demande à une partie de la force publique ; car enfin, si le ministère, qui est en définitive responsable, posait des actes que la garde civique n'approuvât pas, il en résulterait que le roi irresponsable et qui doit être à cause de son irresponsabilité toujours également bien vu, courrait le risque de se voir moins applaudi, d'entendre peut être des cris fâcheux. Tu sais que la garde nationale de Paris s'est souvent permis de ces velléités de pression sur le pouvoir ; du moins j'ai souvenance d'une demi-douzaine de revues où cela a eu lieu.
Ce n'est pas là un moyen légal d'exprimer le contentement ou le mécontentement de la nation. Il existe des organes et des occasions pour cela, et le roi, qui doit connaître l'opinion, n'en doit pas souffrir.
Je pense que la force publique à qui l'on permet d'approuver tout haut, prendra la permission de désapprouver de la même manière, et que, dans ce cas, la désapprobation viendra frapper l'homme irresponsable, l'homme qui ne peut pas faillir.
Malheureusement ces démonstrations se font toujours en présence de l'armée qui pourrait en recevoir un bien mauvais exemple ! Deux accidents graves peuvent être la conséquence de ces faits : Quelques hommes de l'armée, ayant la faiblesse d'imiter ceux qui sont plus citoyens qu'eux, pourraient comme la garde civique, pousser des cris séditieux ; car ils sont séditieux même partant de la garde civique, parce qu'elle n'est pas instituée pour donner son avis, ni pour (page 91) dominer aucun des trois pouvoirs de l'Etat. Ou bien l'armée pourrait répondre aux cris séditieux par des acclamations faites dans un sens opposé, et outrées par l'esprit de contradiction. Alors il y aurait scission entre les deux partis de la force publique : Fâcheuse conséquence !
Pour ne pas accepter le jugement que je porte sur cette institution, il faut me prouver : 1° que la garde civique ne délibère pas, 2° que le gouvernement possède un moyen de l'empêcher de délibérer, s'il lui plaît de le faire même sous les armes.
Le moyen prévu à l'article 6 par le législateur, la dissolution, me paraît si dangereux, que je le regarde comme impraticable.
La nécessité où l'on s'est vu de recourir à un moyen qui me semble impossible, pour remédier à un mal l'on prévoit avec raison, me fait dire avec d'autant plus de force qu'on est entré dans une fausse route, que l'on est enfermé dans un cercle vicieux.
5° Elle tend à détruire la force publique véritable, l'armée, par le fait seul de son existence
En effet, elle a des privilèges de toutes sortes, elle a le pas sur l'armée. On n'en voit pas bien la raison, si la milice est citoyenne.
Si elle est sous les armes à côté des vrais soldats, n'est-il pas à craindre qu'elle ne leur donne l'exemple du désordre et de l'indiscipline.
Les gardes civiques quittent leurs rangs, et prennent sous les armes mille petites libertés que nous défendons à nos soldats. Ils sont en général fort peu attentifs au commandement ; ils traitent leurs officiers avec un sans façon, un laisser-aller, fort peu édifiant pour les troupes régulières. Leurs manœuvres ne sont certes pas des modèles de précision ; et cependant elles leur valent, après chaque revue, des éloges (page 92) qui passent les bornes de la flatterie. Que doit penser tout cela le soldat, le frère, le cousin ou le fils de ces gardes civiques, lui qui est obligé de se gêner, de se conformer aux ordres, de rester en place, d'obéir toujours quelque gêne qu'il en éprouve, et sur qui l'on déverse le mépris, et que l'on traite en ennemi, sous prétexte qu'il nécessite un budget ?
Ou bien il jalouse cette liberté dangereuse, ou bien il cherche à ridiculiser ces militaires improvisés, qu'on veut élever si haut au-dessus de lui. Quoiqu'il en soit, cet exemple est un dissolvant qui use peu à peu les liens indispensables de la discipline.
Le sous-officier qui compte dix ou quinze ans de service, voit porter les épaulettes à tout le monde, lui qui regardait les épaulettes comme la représentation de son but le plus désiré, comme le point culminant de son honorable carrière. Les officiers eux-mêmes, gens pauvres et dévoués, qui n'avaient pour eux dans la société que l'honneur de leur habit et de leurs insignes, les voient prodigués au hasard. Ce qui pour eux avait été le signe exclusif de l'honneur, cet habit qu'ils avaient porté avec fierté, cet habit qui les obligeait, comme autrefois la noblesse obligeait, ils le trouvent partout, sans couleur, sans signification.
Enfin le soldat un jour reconnaît que son habit comme tous les autres est fait de drap, de boutons de cuivre ! matière ! matière !! c'est encore une chose de plus dépoétisée dans la société.
Les gardes civiques trompés eu- mêmes, s'imaginent qu'ils vont remplacer l'armée. Contribuables, ils acceptent avec plaisir l'idée que du fait de leur service il va résulter des économies notables sur le budget de la guerre. Tous, ils le demandent.
Imprudents législateurs ! vous avez fait naître ces erreurs (page 93) et vous les entretenez. Le gouvernement vous obéit déjà ; vous lésinez sur tout, vous mécontentez même les plus patients, vous détruisez partie à partie un grand tout qu'il a été si difficile d'édifier. Encore quelques coups de votre bélier civique, et la tour s'écroulera, vous laissant sans défense, au milieu de la guerre sociale que vous craignez, et à laquelle il me semble que vous travaillez sans relâche.
Ainsi :
1° Exemple fatal donné aux soldats sous les armes.
2° Découragement des sous-officiers.
3° Déconsidération de l'habit militaire et des grades jetés à la tête du premier venu.
4° Infériorité morale des véritables militaires vis-à-vis des gardes civiques qui ont le pas sur eux, et qui, parce qu'ils procèdent de l'élection, se croient plus citoyens, meilleurs citoyens qu'eux.
5° Erreur des gardes civiques contribuables forçant le gouvernement à des économies qui désorganisent l'armée et la mécontentent.
6° Enfin, dépenses nouvelles, considérables, imposées aux budgets des communes et aux particuliers, pour produire l'effet que j'ai tâché d'expliquer.
(page 95) Saint-Josse-Ten-Noode, le 15 janvier 1849
Mon cher Ferru,
Je n'ai pas dit encore tout ce qu'il y a à dire sur les gardes nationales. Cette grave question ne s'est pas présentée incidemment dans le sujet qui m'occupe. Tu sens comme moi qu'elle doit être examinée à fond, si l'on veut arriver à la découverte des vrais principes sur lesquels doit être basée la composition de la force publique.
J'en ai trop dit, du reste, pour ne pas aller jusqu'au bout. Il me reste à détruire quelques opinions erronées que j'ai rencontrées chez quelques hommes de bonne foi : Quelques-uns pensent que la garde civique est réellement utile, qu'elle a rendu souvent de véritables services. Je veux détromper (page 96) ces hommes de bonne foi, car, comme je te l'ai dit, c'est avec eux seulement que je consens à discuter :
En cas de trouble ou d'émeute, disent-ils, nos soldats des armées permanentes, quoique citoyens et nationaux, ne présentent pas les mêmes avantages que les soldats civiques. Ils ne sont pas de la localité où les troubles éclatent ; peu connus de la population ameutée, ils n'exercent pas sur elle la même influence que les bourgeois que la populace est habituée à respecter. Les soldats réguliers, disent-ils encore, sont trop prompts à faire feu, tandis que par la garde nationale, la répression est plus douce, plus humaine.
Je ne puis malheureusement partager la même conviction ; il faut que je combatte une erreur qui, si elle continuait à dominer l'esprit public, me paraîtrait funeste au repos des Etats, à la sécurité des gouvernements. Il faut procéder par ordre pour s'entendre :
D'abord, qu'est-ce qu'une émeute ? De quoi, de qui se compose-t-elle ? Que veut-elle ?
L'émeute est ordinairement la populace poussée, soit par la misère, soit par une grande passion de haine, ou excitée et soudoyée par un parti. La populace dans une émeute a pour but le renversement de l'autorité établie, la destruction ou le changement des lois, à son profit ou au profit du parti qui l'a fait marcher.
Dans toute émeute il y a des chefs, des acteurs, des moteurs importants qui n'appartiennent pas à la populace. On en remarque un grand nombre, surtout lorsque l'émeute est une affaire de parti. Mais savez-vous à quelle classe de la société appartiennent les chefs, les meneurs ? Mais c'est précisément à la bourgeoisie, à la garde nationale. Qu'arrive-t-il alors ? Que devient donc cette précieuse influence des bourgeois sur le peuple ? Mais s'il a des bourgeois en tête, il en a aussi dans ses rangs. L'uniforme civique se voit des (page 97) deux côtés ; la populace égarée ne sait plus où se trouve la vraie force publique ; elle hésite. Je me trompe, elle n'hésite pas ; elle suit aveuglément ceux qui la flattent.
Comment l'émeute agit-elle ?
Elle s'empare d'une rue, d'un quartier. Les bourgeois courent chez eux et veulent que toute la force publique accoure à la défense de leurs maisons, de leurs biens, de leurs enfants et de leurs femmes. Si l'on ne peut s'y porter tout de suite, voilà les gardes qui partent pour chez eux, isolément, avec armes et bagage. Voilà la compagnie désorganisée. Je ne dis rien de ceux qui n'ont pas quitté leurs chers pénates. Les émeutiers entrent dans les maisons, prennent les armes et les munitions. Ce n'est pas tout, ils poussent la méchanceté jusqu'à forcer un honnête citoyen à faire ce qu'ils veulent, ils l'obligent à faire des barricades, à monter des pavés sur son toit et même à tirer sur ses frères d'armes restés réunis ! Un scélérat suffit pour contenir et faire combattre pour lui deux, trois ou quatre bons citoyens.
Voilà la chose passablement embrouillée. Voilà l'émeute évidemment renforcée, armée et pourvue de munitions. Alors il faut un siège en règle ; on vient appeler l'armée, la seule, la vraie force publique.
Je n'invente pas, j'ai vu ces choses et je les ai lues tout récemment encore dans tous vos journaux français et dans les journaux allemands ; tout le monde les a vues et les connait comme moi.
Dans ce moment la répression peut devenir vigoureuse, disent les bourgeois. Alors il faut une attaque énergique. Il faut tuer et faire tuer bien du monde. La douceur, les précautions ont centuplé les coups et les blessures, les blessés et les morts.
Si je pouvais parler à tous les gardes civiques, je leur dirais bien simplement :
(page 98) « Vrai, mes maîtres, vous n'y comprenez rien. Je vous vois apprendre péniblement l'exercice, la charge en douze ou treize temps ; vous apprenez à manœuvrer comme des bataillons qui doivent venir en ligne. Tout cela n'est pas utile pour la guerre de rue contre les émeutes. Il suffit que vous sachiez charger un fusil comme tout le monde. Vous n'aurez jamais un feu de peloton ni un feu de deux rangs à exécuter. Si vous pouviez être utiles, ce serait en allant par petits groupes, en tirant par vos fenêtres ou derrière quelqu'abri où l'on n'a nul besoin de ce que nous appelons l’exercice.
« Mais au lieu de tout cela, si vous tenez à rendre service sans danger pour vous et pour l'ordre, prenez moi chacun un bâton blanc aux armes du pays. Que ce bâton vous soit délivré par votre bourgmestre en prêtant serment comme fonctionnaire, que ce bâton soit un honneur, une haute marque de confiance pour ceux qui le recevront. Alors partez par trois, quatre, cinq ou six au plus. Tenez-vous par petits groupes et à distance pour vous protéger les uns les autres. Pénétrez dans la foule ameutée ; arrêtez hardiment, comme des sergents de ville, les plus tapageurs, les chefs de la bande. Ce sont toujours les plus lâches, et les plus à craindre par l'influence que leur langage et leurs gestes exercent sur la foule. Amenez-les à vos camarades qui les conduiront en lieu sûr. Continuez ainsi ; vous aurez tué l'émeute dans sa naissance. Au besoin, que le gourdin s'en mêle ; il ne gâte rien dans ces moments-là.
« Ou bien encore, votre paletot ou votre blouse cachant le bâton, soyez répandus par centaines dans le flot qui gronde. Qu'à un signal convenu vos insignes s'élèvent sur la foule qui, bientôt étonnée d'avoir tant d'honnêtes citoyens au milieu d'elle, vous laissera maîtres d'enlever (page 99) les tapageurs qu'elle ne suit et n'écoute souvent, que parce qu'elle ne voit pas et n'entend pas ceux qu'elle est habituée à honorer, ceux qu'elle estime et qu'elle aime au fond du cœur, ceux qui la protègent chaque jour en lui donnant du travail.
« Vous aurez bien plus d'influence sans armes sur la masse, si elle est égarée ; et c'est le cas le plus ordinaire. L'homme est ainsi fait, il cède volontiers à la raison, à l'habitude même d'obéir à ceux qu'il connait comme ses chefs ; tandis qu'il est prêt à se révolter contre l'homme armé, fut-il son protecteur habituel, quand il semble lui dire : obéis ou je te tue.
« Pendant que vous ferez ainsi, la force armée sera prête à agir. Si vous attrapez un horion, comme vous êtes devenus fonctionnaires par la vertu de ma baguette, la troupe interviendra, elle arrêtera tout ce qui vous aura résisté ; car il y aura rébellion contre des agents de la force publique.
« Que si, malgré tous vos efforts, l'émeute augmente et devient menaçante, ce qui sera très rare, alors arrière et rentrez chez vous. Ceci devient notre affaire à nous. Je ne vous dirai pas comment nous ferons ; c'est notre métier que nous ferons.
ici
« Je vous promets que nous réduirons l'émeute. Ce n'est pas une vaine promesse que les militaires vous font par ma bouche. Jamais dans les affaires où vous prenez toutes vos garanties on ne vous en donna de semblables à celles que nous vous offrons ; nous y engageons notre vie et notre honneur.
« Si cela ne vous suffit pas encore ; eh bien ! puisque c'est vous qui faites les lois, décrétez la mise en jugement et la mort de l'officier qui sortira vaincu d'un combat avec l'émeute. Ce ne sera pas la première fois que (page 100) nous aurons accepté cette alternative de vaincre ou de mourir.
« Nous avons les moyens, nous avons la certitude de vaincre les perturbateurs, si vous nous prêtez le secours dont je viens de vous parler. Je ne réponds de rien si vous vous obstinez à nous en vouloir prêter un autre. Car, l'émeute n'aura plus vos armes, elle n'aura plus vos munitions. Si elle s'en est procurée quelques-unes, ce sera en petit nombre, et pas un uniforme ne brillera de son côté. »
Tu vois, mon cher camarade, que je n'invente jamais, pas plus ici que je ne l'ai fait dans mes autres lettres. C'est le moyen que les Anglais, nos maîtres en fait de gouvernement fort, et cependant constitutionnel, nous ont montré vainement depuis bien des années.
Je vais avoir sur les ongles par tous ceux qui espèrent dans les révolutions à venir, par tous les entrepreneurs et les ouvriers en émeutes : il en est un bon nombre qui écrivent et qui n'y vont pas de main morte. Mais qu'ai-je à craindre ? Ne suis-je pas décidé depuis vingt ans à me faire tuer pour la loi et l'ordre, pour la nationalité de mon pays ? Je puis bien subir les injures et les écrits quelqu'ils soient en soutenant une vérité qui me parait intéresser au plus haut point l'ordre public.
Ils seront bien étonnés, les écrivains séditieux, quand après une année ou deux d'articles et de feuilletons, ils croiront avoir amené une population jusqu'à l'émeute, et qu'au moment où il faudra descendre dans la rue, ils seront reconnus par les hommes aux bâtons blancs, puis appréhendés au corps, puis conduits en prison. Ce qu'il y aura de pis pour eux c'est qu'on en rira ; car on rit tant qu'il n'y a que le bâton en jeu.
Le fusil, c'est sérieux, cela fait tout de suite un héros, une (page 101) grande victime ! mais le bâton, c'est honteux, c'est flétrissant. On en aura bientôt plus peur que du fusil qui ennoblit, et dont on s'empare si facilement.
On dit que le soldat est trop pressé de faire feu, mais on se trompe. Nous avons des règles, et il nous faut la permission d'un commissaire de police ou un flagrant délit. Nous recevons maints pavés avant de tirer.
Je suis bien certain au contraire que les gardes civiques tireront plus vite, plus inconsidérément que nous. Voici pourquoi :
La peur fait tirer trop tôt.
La discipline empêche de tirer.
Le chef commande quand il y en a un ; et la ligne ne peut pas être sans.
C'est pourquoi je finirai mon simple discours par ces mots :
« Comprenez vous votre erreur maintenant ?
« Vous avez cent pour cent à gagner en laissant faire à chacun son métier : hoe meer kocks hoe schlecter soupe, disent les flamands, et je crois que quand vous voulez tous vous en mêler, vous risquez de tout gâter. »
Ce n'est pas encore tout. Quelques hommes dans la garde civique tiennent considérablement à un avantage qui, bien que frivole en apparence, joue cependant un rôle important dans leur attachement à l'institution.
Les épaulettes donnent entrée partout : il y a l'avantage des fêtes aux Tuileries, des bals où l'on se donne une tournure avantageuse avec les habits et les insignes militaires. C'est vrai, il y a là quelque chose de tentant et, je vais vous le confesser, c'est le beau côté de notre métier. Vous voulez nous le prendre et vous nous l'avez pris. Vous êtes plus riches que nous, vous brillez plus, vous nous effacez. En outre, vous êtes plus jeunes promus aux hauts grades. Vous (page 102) laissez bien loin derrière vous nos brillants sous-lieutenants que vous effacez par votre faste, vos habits et vos épaulettes toujours neuves. Quant à nous, vieux ou dans l'âge mûr, dans l'âge de l'ambition, vous nous donnez une fière leçon de modestie.
Mais, de grâce, prenez tout, le vilain bout comme le beau côté. Vous ne nous laissez que la corvée, le changement de garnison, le service par la pluie, les corvées de nuit, la frontière et les pays étrangers, et puis encore notre pauvreté, résultat de notre métier.
Le vôtre enrichit, le nôtre ruine.
Oui, il ruine : consultez plutôt vos amis, tous ceux qui ont de la fortune ou qui en ont eu un peu. Ou elle est mangée, ou elle est ébréchée.
Mais il ruine encore mieux ceux qui n'ont rien ; voici comment vous, médecins, avocats, notaires, marchands, industriels, journalistes, etc., etc. quand vous vous retirez, c'est pour jouir. Vous ne voyez pas tout d'un coup vos revenus décroître de la moitié ou des deux tiers. Pour nous, c'est ainsi que les choses se passent. Nous avons vécu, par exemple, les dix dernières années de notre service avec 5,000 francs de traitement (ce sont les heureux) ; arrivés à l'âge repos, le revenu est descendu jusqu'à 2,000. N'avais-je pas raison, ne sommes nous pas ruinés ? pouvons-nous nous donner encore les mêmes jouissances matérielles et intellectuelles ?
Nous avons vécu dans les grandes villes, fréquenté le monde ; à cinquante-cinq ans il faut, pour pouvoir payer notre loyer et notre pain, il faut aller les chercher dans un village où nous mourons d'ennui sans revoir nos amis que nous ne pouvons plus recevoir, sans revoir nos sociétés habituelles ; nous ne serions plus assez bien mis.
Prenez donc tout ensemble et je ne discuterai pas avec (page 103) vous ; mais vous voulez la bonne part et ne nous donnez que la mauvaise. C'est trop, n'est-ce pas ? j'en appelle à votre justice.
Tiens mon cher Ferru, je suis si convaincu, que je dis franchement que pour un pays comme le nôtre, il vaudrait mieux en finir tout de suite avec l'armée que de la tuer comme on fait à coups d'épingle. Ou la garde civique, ou l'armée. Tant que la garde civique existera, nous ne valons pas la moitié de ce que nous pouvons valoir, et je crois en conscience que nous abusons des 28 millions du budget.
Nous ne valons pas la moitié, c'est à la lettre que je le dis.
Pouvons-nous avoir de notre état continuellement vilipendé, de nous-mêmes que l'on méprise, une idée bien avantageuse ?
Et cependant, la plupart du temps, c'est l'opinion que l'on a de soi-même et de son état qui fait qu'on le fait bien. A force d'entendre dire que nous ruinons le pays, que nous ne sommes bons à rien, penses-tu que quelques-uns ne finissent pas par croire à ces discours ? Mon grand principe, pour faire faire quelque chose de bon et de bien à mes soldats, a toujours été de les élever le plus haut possible dans leur propre estime, de ne paraître jamais douter d'eux : ai-je tort, dis-moi ?
Ce que l'on fait à l'égard de l'armée n'est-ce pas exactement le contraire ? et l'effet produit n'est-il pas de diminuer notre confiance en notre valeur ? Je t'entends d'ici, tu me dis : vous ne valez pas la moitié, vous ne devez plus rien valoir. Je crains que ce ne soit bientôt vrai.
On m'a objecté encore, avec une apparence de raison, que si toujours les institutions militaires ont répondu exactement à la situation politique, il doit y avoir nécessité aux inconséquences que je signale, car le rapport doit exister (page 104) aujourd'hui comme toujours, et pour changer nos institutions militaires il faudrait changer quelque chose à nos lois ou au moins à la manière de les appliquer.
J'en conviens, ce rapport existe ; mais des inconséquences existent aussi dans nos institutions civiles. On nous démontre tous les jours, et M. Guizot, tout le premier, que nous avons des constitutions qui n'ont pas leur jeu libre, parce que, dit-il, le faux et le vrai, le bien et le mal ont le même pouvoir de se produire, ils se posent dans la société avec la même liberté, ils s'y défendent avec la même énergie et la même chance de succès.
M. Guizot, demande pour la France comme moyen de salut, comme unique moyen de marcher :
1° Un chef constitutionnel.
2° Deux chambres.
3° Des moyens de résister aux mauvaises passions et de diriger les bonnes idées, les progrès.
Il lui faut pour auxiliaires :
4° L'esprit de famille.
5° L'esprit politique qui, d'après sa définition, n'est que l'instruction donnée à tous sur leurs véritables intérêts.
6° L'esprit religieux ou l'alliance de la force morale avec la force publique.
Voilà tout ce qu'il faut à M. Guizot. Or, comme je vois que les deux premiers moyens et les deux premiers auxiliaires ont été pendant onze ans à sa disposition pour gouverner la France, je suis fondé à dire que ce qui lui a fait défaut, ce sont les moyens de résister aux mauvaises passions, de diriger les bonnes idées, puis l'alliance de la force morale avec la force publique.
Ce sont ces choses que je cherche, et je pense qu'une armée bien constituée peut donner le moyen de résister et de diriger : précisément parce qu'elle sera l'alliance de la force (page 105) morale avec la force publique, si elle est formée d'éléments pris avec discernement sur toute la nation, et si elle est mise ensuite à l'abri de l'influence de toutes les luttes politiques, commerciales et industrielles.
M. Guizot, doit être de mon avis sur la sentence que j'ai prononcée sur la garde nationale que j'appelle la force publique des temps révolutionnaires. Il veut clore la révolution, sans arrêter le progrès. Je crois qu'il n'a pas vu le moyen, ou bien, que le voyant peut-être où je le vois, il n'a pas voulu le dire.
Donc, je crois qu'il faut seulement changer la marche de la même machine, laquelle est bonne, mais mal appliquée. Il y a des freins dont on ne peut se servir, il y a des soupapes trop surchargées qui font sauter la chaudière. Ce sont ces obstacles dans la marche de nos institutions qui déteignent sur la force de l'armée et la font mauvaise. D'ailleurs, il n'est pas dit que ce soient nécessairement les lois civiles qui doivent changer les premières pour que l'harmonie s'établisse. Les institutions militaires devenues logiques, débarrassées des inconséquences que j'ai signalées, c'est-à-dire mises en harmonie avec l'idée de liberté, de protection et de répression égales pour tous, il s'ensuivra que le gouvernement pourra marcher et progresser naturellement avec toute l'indépendance possible, planant comme il le doit au-dessus de tous les intérêts divergents, au-dessus de toutes les castes.
Lorsque Louis XI dont on a fait un tyran et que l'on a quelque peu réhabilité depuis, commença à abattre la grande féodalité, il opéra ce changement par une modification à la force publique ; il eut une garde permanente composée d'étrangers. Certes, à cette époque, l'opinion publique n'exigeait pas cette mesure qu'elle ne comprenait pas. Soit qu'il ait pensé agir en cela pour lui et ses descendants, soit (page 106) qu'il ait prévu les conséquences dans l'avenir de la modification qu'il apportait à la force publique, il n'en est pas moins vrai que l'action vient de lui et qu'elle s'opéra par une nouvelle forme introduite dans la force publique, et qu'elle ne fut pas commandée par l'opinion ni par les mœurs du peuple.
En 1789 ce fut l'opinion publique qui marcha la première, et en peu de temps toutes les institutions militaires étaient changées. Cette fois, c'était la force publique qui se modifiait et qui subissait les conséquences du changement dans les institutions civiles, dans les idées et les mœurs du peuple français.
Ce que je demande, n'est que l'achèvement logique de ce qui fut commencé quand on voulut faire une armée nationale, citoyenne et constitutionnelle. Cela n'a pas été fait puisque nous avons deux armées citoyennes à différents degrés.
Je suis donc dans le vrai en demandant la suppression de la garde nationale ou civique comme caste ou parti armé, s'il n'y a que les contribuables électeurs qui en font partie, comme inutile et dangereuse, si tous les citoyens doivent en être.
Je suis dans le vrai en demandant le maintien de l'armée nationale pour la bonne composition de laquelle nous n'avons que quelques légers changements à faire pour qu'elle réponde exactement à tous les besoins, sans léser personne au-delà du stricte nécessaire.
(page 107) Saint-Josse-Ten-Noode, le 20 janvier 1849
Mon cher Ferru,
Je t'ai dit mon opinion sur la garde bourgeoise, et je n'ai pas épuisé le sujet. Je ne veux pas me tromper ; il faut donc que je retourne cette question, et que je l'envisage sous d'autres points de vue. Je te prie d'avoir la patience de me lire jusqu'au bout, et de ne me répondre qu'après.
En toute chose, en toute besogne, on a reconnu aujourd'hui que la division du travail est le moyen de faire bien, de faire mieux et de faire avec économie.
Nous possédions une classe d'hommes, les cadres de l'armée, qui avaient consacré leur vie à l'étude du métier de soldat, qui savaient manier les armes, devenues pour eux les instruments du travail journalier, des hommes qui avaient (page 108) volontairement renoncé à gagner de l'argent, ce qui est la préoccupation constante de toutes les classes ; ces hommes étaient prêts à mourir pour défendre les propriétés menacées, pour faire respecter les lois ; on les avait vus dans les guerres, dans les incendies, dans les inondations comme dans les émeutes, forts et dévoués, travailler avec calme et avoir le succès que la bonne organisation seule peut garantir.
Comment agit-on à l'égard de ces hommes ?
On vient contester leur utilité ! on les accuse de ruiner le pays, d'être des sangsues attachées au corps social et, peu à peu, on détruit leur carrière !
On crée pour les premiers venus des grades et des honneurs qui avaient fait jusque-là le but unique de la noble ambition du soldat. Ces grades qu'il n'obtenait lui, qu'au prix d'un patriotique dévouement, on les jette à la tête de tous.
On méprise les vertus militaires qui ne peuvent coexister avec la cupidité et l'avarice des hommes d'argent.
On veut que les vertus militaires ne soient plus, comme les autres, que des simagrées, et qu'elles soient singées par tout le monde. On trompe les bourgeois : on leur fait croire qu'ils sont des soldats, des officiers ; mais on sait bien cependant qu'ils n'en ont ni les vertus, ni la science.
On insulte les véritables serviteurs pour flatter je ne sais quel orgueil, quel caprice, quelle manie d'une classe qui domine et ne sait point encore se gouverner.
La division du travail, disais-je, demande que chacun soit employé à une fraction de la besogne générale.
La défense de l'ordre, des lois, du territoire, n'est-ce pas là une fraction importante du travail d'un peuple qui veut jouir du repos, qui veut rester libre et indépendant ?
On la veut confier à tous, cette besogne ; mais nul besoin (page 109) n'était de lois pour cela, tous avaient d'avance et auront toujours à se défendre, eux et leurs biens, si quelqu'un n'est spécialement chargé de ce travail.
Cette besogne a-t-elle été bien faite jusqu'ici sans le secours de la garde civique ? Dans les pays où il n'y a pas de gardes civiques respecte-t-on moins les propriétés ?
Dans quel cas confie-t-on à tout le monde un travail quelconque ? Je n'en sais rien. Tout le monde, ce n'est personne. Si l'on me dit que tous défendront la ville, la rue, la maison, je dirai, tant pis ; car la ville, la rue, la maison seront attaquées et prises ; parce que ce n'est pas dans la ville que l'on défend tout cela ; c'est sur un champ de bataille.
La ville est perdue quand la campagne est libre, et il n'y a qu'une bonne et vieille armée qui puisse tenir la campagne On se trompe sur ce que sont les armées de nos jours. Je dois te parler ici d'une erreur scientifique. Le public ne sait pas ce que c'est qu'une armée permanente. Il ignore que l'armée permanente est la dernière et la plus parfaite expression de la force qu'ait pu produire le génie des sociétés modernes.
Si l'ensemble des connaissances humaines, si la mécanique, la physique et la chimie pouvaient en combinant leurs moyens, former une puissance supérieure à celle-là, l'empereur de Russie ou quelque riche monarque ferait tout de suite usage de cette force pour conquérir le monde et l'amener à l'unité qui est le but de tous les grands génies, comme de tous les hommes puissants. Mais les armées permanentes sont aussi des armées savantes et une masse d'individus ne fait pas une armée.
Monsieur Thiers, si fort quand il ne s'efforce pas de donner aux questions une apparence spécieuse, a dit dans la séance du 21 octobre 1848, à l'assemblée nationale.
« Maintenant, voulez-vous aller plus avant et vous élever(page 110) aux principes sociaux ? J'affirme que la société où tout le monde est soldat est une société barbare.
« Savez-vous où tout le monde est soldat ? chez les barbares. Chez les barbares qui ont envahi l'empire romain, tout le monde était soldat ; chez les Arabes que nous avons eu à combattre tout le monde est soldat.
« Eh bien, savez-vous ce qui arrive ? c'est que, dans les pays où tout le monde est soldat, tout le monde l'est mal. Ce sont des troupes nomades, des troupes barbares. (Interruption.)
« J'en demande pardon à l'honorable général Subervic ; il a l'habitude d'interrompre les orateurs ; je lui dirai que c'est à l'histoire que je m'adresse ; s'il veut en parcourir les pages avec moi, je lui ferai voir que partout où il y a eu de grandes nations militaires, tout le monde n'était pas soldat, car, où tout le monde est soldat on est mauvais soldat. Chez les grandes nations guerrières, la profession militaire est une profession spéciale.
« J'affirme, l'histoire à la main, qu'il n'y a que les nations barbares où tout le monde soit soldat, et qu'on y est mauvais soldat.
« Dans les grandes nations militaires, voici comme les choses se passent : C'est une profession que la vie militaire ; c'est une spécialité ; les Cives< Romains étaient une caste militaire, etc., etc. »
Ne penses-tu pas, mon bon ami, qu'après ces mots, Monsieur Thiers n'avait plus qu'à dire, comme moi : Votre garde nationale est un premier pas vers la barbarie ? Je crains que ce ne soit même un pas de géant !
Je n'ai pas fini de dire tout ce que je pense de cette institution. Si j'ai été aussi long, c'est que mon opinion est en opposition formelle avec les idées reçues. On a longtemps trompé le public, et je dois rétablir les faits ; c'est toujours plus long que de les exposer une première fois.
(page 111) Si cette lettre tombait aux mains de nos écrivains politiques, j'aurais fort à faire ; car, pour la plupart, ils en sont encore à la crainte des rois, du clergé et des gouvernements absolus ; tandis que moi, je déclare ces craintes une feinte ou un anachronisme.
En Belgique pour supposer le retour de l'absolutisme et de l'inquisition, il faut nier :
1° La valeur du roi et de son serment.
2° La valeur des ministres produits par la majorité des chambres.
3° La valeur, la conscience, et l'énergie des représentants.
4° La conscience, la moralité et la science de nos magistrats.
5° Le civisme des officiers.
6° Le patriotisme et le bon sens des soldats.
7° Enfin les progrès, l'instruction, la position sociale de la classe bourgeoise.
Je crois à tout cela, et c'est parce qu'on affecte de ne pas y croire, qu'au lieu de renforcer le gouvernement on le désarme tous les jours d'avantage.
On se gare de l'ordre, on prépare l'anarchie.
Mais on a si beau jeu avec un vieux thème sur lequel on brode toujours, sans jamais y ajouter une idée plus difficile à trouver que des mots résonnants.
On écrit que le gouvernement constitutionnel est le gouvernement de la défiance, parce que c'est un fait vrai aujourd'hui ; mais la défiance doit cesser quand on reconnait que les craintes sont chimériques, quand on peut s'assurer que les luttes auxquelles elles donnent lieu sont cent fois plus dangereuses que la réalisation même des choses dont on s'épouvante.
On se défie du gouvernement d'un côté, tandis que de (page 112) l'autre on le rend responsable non seulement du mal occasionné par la défiance, mais encore de tous les progrès qui ne s'accomplissent pas assez vite au gré des hommes avancés.
Les novateurs impatients, comme ceux qui affectent des craintes qu'ils n'ont point, diront qu'avec une armée permanente on va pouvoir empêcher les progrès de l'humanité.
Je ne puis que répondre que c'est le seul moyen d'empêcher les révolutions ; que la forme constitutionnelle est une invention faite exprès pour protéger les progrès dont on parle ; mais que les inventeurs des constitutions n'ont pas voulu que les progrès surgissent tout-à-coup en renversant ce qui existe, en mettant le fait ou la force à la place du droit. Ils n'ont différé d'avec les impatients dont je parle que sur la rapidité de la marche. Ils ont eu le même but, ils l'ont rendu accessible dans un temps donné, nécessaire pour faire taire ou indemniser les intéressés à l'ancien ordre de choses ; tandis que leurs adversaires veulent tout méconnaitre, et sauter à pieds joints par dessus tous les intérêts, et l'on n'y parvient en général, qu'en coupant la tête aux intéressés qui, parce qu'ils sont hommes, doivent plutôt mourir que céder !
On accuse trop les militaires. Depuis bien des siècles les militaires ne font pas les lois. Les parlements, les chambres, les ministres font les lois ; les militaires les reçoivent et les font exécuter.
Ce sont les révolutions qui font naître le despotisme militaire parce que les partis dévorent les hommes d'Etat, en appauvrissent la nation ; parce que les nations fatiguées de luttes et de troubles, ayant besoin d'ordre et de travail, courent au devant de la force en l'invitant à faire respecter la première de toutes les lois, l'ordre. Les militaires seuls peuvent le rétablir quand il a été profondément troublé.
Lorsque M. Guizot s'écrie :
« Que les amis de la liberté ne l'oublient jamais les peuples préfèrent le pouvoir absolu à l'anarchie. Car pour les sociétés comme pour les gouvernements, comme pour les individus, le premier besoin, l'instinct souverain, c'est de vivre. La société peut vivre sous le pouvoir absolu ; l'anarchie, si elle dure, la tue.
« C'est un honteux spectacle que la facilité, je pourrais dire l'empressement avec lequel les peuples jettent leurs libertés dans le gouffre de l'anarchie pour essayer de le combler. Je ne connais rien de plus triste à regarder que cet abandon soudain de tant de droits réclamés et exercés avec tant de bruit. »
Il me semble l'entendre dire : le sabre, c'est l'ordre que les nations cherchent avant tout, comme l'homme cherche sa nourriture ; il peut se passer de vêtement, de logement, de parure, il faut qu'il mange. Il est certes triste que cela soit ainsi ; mais il ne faut pas en accuser ceux qui, quand la société se débat dans les convulsions de l'agonie, répondent à son appel et donnent leur vie pour la sauver.
On en veut au sabre ; mais on oublie que quand il prend le pouvoir absolu, c'est qu'on est venu le lui offrir en échange de l'ordre que seul il pouvait donner.
Pour moi, ce fait prouve en faveur des armées fortes et permanentes. Il prouve que les armées remplissent une fonction sociale importante, dont on ne peut pas se passer et que l'on doit payer ce qu'elle vaut. Les armées permanentes bien organisées, bien disciplinées, n'abusent pas de ce pouvoir ; il y a en elles des causes qui s'opposent à cet abus. Il y a là des rivaux aussi, et surtout un véritable amour de la liberté, un véritable dévouement désintéressé sur lequel on pourrait faire beaucoup plus de fond qu'on ne le fait, à défaut de le connaître. Si l'ambition et l'amour du (page 114) pouvoir peuvent égarer des généraux, ce sera toujours parmi ceux qui n'auront pas vieilli sous les drapeaux, qui n'auront pas plié, toute leur vie, leurs goûts et leurs désirs à la règle et au devoir. Ces généraux ne sortiront plus des armées permanentes modernes, mais bien des gardes civiques et nationales : ceux-là n'ont pas appris les conditions de l'ordre et de la discipline.
On feint de craindre les chefs militaires et les chefs du pouvoir exécutif qui commandent à l'armée permanente. Cette feinte est trop absurde aujourd'hui pour qu'elle réussisse à affaiblir encore le pouvoir dans l'esprit des gens sensés. Je le demande d'ailleurs : quel intérêt pourrait avoir un roi des Belges, comme un roi des Français, à chercher à devenir souverain absolu ?
Je nie complétement cet intérêt, il n'existe pas ; au contraire, à moins d'être fou, un roi sait qu'une pareille tentative le perdrait infailliblement.
Si tu me cites Charles X, je te répondrai, que Charles X ne voulait pas de la charte, qu'il avait été élevé dans d'autres idées, et qu'il était entouré de gens d'un autre monde ; et qu'enfin, s'il y a eu lutte dans Paris en juillet 1830, cela est venu de l'inconséquence de la nation qui avait donné à ce prince une garde royale. On ne savait pas que garde royale répond à pouvoir absolu, que garde royale et armée constitutionnelle jurent ensemble.
Le roi constitutionnel n'a pas besoin de garde royale, toute l'armée est à ses ordres, il est gardé par tous.
La force armée ne peut pas être divisée, elle ne peut pas non plus avoir pour mission de défendre une personne inattaquable, inviolable et irresponsable. Donner une garde royale à nos rois, c'est supposer que la nation n'accepte pas le roi irresponsable.
Les inconséquences mènent loin quelquefois.
page 115) Remarquons en passant comme ma loi du rapport entre les idées du pouvoir et la forme de la force armée se vérifie.
Les Bourbons reviennent en France ; ils y trouvent des libertés nouvelles pour eux et une armée nationale. Mais ils ne revenaient pas seuls de l'exil, ils ramenaient une suite et des idées anciennes qu'ils espéraient bien restaurer. Ne pouvant changer tout de suite la situation politique, ils accordent une charte avec répugnance, et portent sans tarder les coups les plus forts à l'armée nationale. On supprime la conscription, on dissout les vieux cadres, on crée une garde royale. Il faut bien apprécier ces trois actes ; ils devaient avoir un effet terrible sur les institutions civiles, Heureusement, on ne put pas faire sans la conscription, et l'on dut y revenir bien vite. Néanmoins, en 1830 il fallut une lutte sanglante pour faire respecter la charte octroyée.
Il est facile de voir que si la garde royale avait été soutenue d'une armée de mercenaires, la lutte eût été bien plus longue et peut-être à l'avantage de Charles X ; mais on n'avait pas pu aller jusque là, il y avait eu impossibilité résultant du changement déjà introduit dans les mœurs.
Là, comme toujours, réaction immédiate de l'esprit du gouvernement sur la force publique, puis explosion qui brise et le gouvernement et ce qui dans la force publique n'était pas en harmonie avec les mœurs nouvelles, la garde royale.
Mais on a fait à M. Thiers la terrible objection dont je parlais voyons comment il y répond.
Dans la discussion à l'assemblée nationale dont je t'ai déjà entretenu, on interrompt M. Thiers et on lui dit : « C'est avec ces armées qu'on tue la liberté »>
Bien que je que je ne sois pas entièrement de l'avis de M. Thiers, je prends volontiers ce qu'il a de bon et de vrai dans son (page 116) discours. Cet orateur a trop de science et trop de talent pour ne pas mettre un peu de bon et de vrai dans une discussion où il veut faire passer des motifs spécieux. Il sait bien, l'adroit rhéteur, que les auditeurs, entraînés par un discours qui contient une foule de bonnes raisons, en laisseront passer une faible sous la protection des autres. Plus tard je te dirai ce que je n'approuve pas dans le même discours. Voici ce qu'il répond à son interrupteur :
«Avec ces armées-là, non seulement on gagne une bataille, mais on en gagne une, deux, trois, on en gagne beaucoup ; avec ces armées-là, on ne va pas seulement à l'offensive, mais on fait les belles retraites, et les nations ne périssent pas avec elles. On m'a dit dans le couloir de gauche : Avec ces armées-là on détruit la liberté ! non, Messieurs, je n'en crois rien ; je ne voudrais pas croire que la liberté de mon pays fût menacée par ce qu'elle a de meilleur, et qu'une armée, qui a toutes les qualités nécessaires, peut être nuisible à la liberté. Ces armées-là, savez-vous pourquoi elles n'attentent jamais à la liberté ? C'est qu'elles ne connaissent que la loi, c'est qu'elles n'obéissent jamais qu'à la loi, et je n'ai jamais vu, que les armées qui sont les fidèles serviteurs de la loi, soient nuisibles à la liberté, je les crois, moi, bien moins nuisibles à la liberté que ces armées indisciplinées, enthousiastes, qu'on enlève avec quelques paroles, à qui on permet de juger les gouvernements, qui renversent les uns, qui maintiennent les autres : ces dernières peuvent être braves un jour, elles ne le sont pas longtemps. »
J'ai souligné cette dernière phrase parce qu'il me semble voir là le portrait de la garde nationale. M. Thiers, dans ces quelques phrases, paraît bien près de partager mon avis.
Ce qui m'étonne c'est que ni lui, ni M. Guizot, ne disent franchement le mot propre. Peut être pensent-ils qu'on les (page 117) comprend assez. Si telle a été leur intention, ils se sont trompés ; ce n'est pas cela que l'on a vu dans leurs discours.
Quelques socialistes disent que ces inconséquences dans nos lois proviennent du malaise général, du besoin de changement radical que les peuples éprouvent. C'est, je crois, une erreur : Le malaise général, le besoin de changement radical est peut être la conséquence de ces institutions illogiques ; et pour peu que dans nos autres institutions il se rencontre de pareilles absurdités, il n'est pas étonnant que l'on s'agite, que l'on cherche une issue pour sortir de ce cercle vicieux.
On dit que la société est attaquée ; par qui est-elle attaquée ? par une partie de la société ; c'est évident, et cependant l'on veut armer tout le monde, c'est-à-dire les attaquants comme les attaqués. Si l'on n'arme que les attaqués, ils oppriment les autres, dit-on, avec raison, et l'on se croit en droit de protester.
Il ne suffit pas de nier les partis, il vaut mieux les reconnaître et leur donner un essor légal.
Dans le système que je propose, je n'ai pas besoin de décider entre un vieux monde, comme on dit, et un monde nouveau. Je dis il n'y a jamais eu qu'un monde, il y a toujours eu des partis, à la vérité souvent comprimés. La révolution de 1789 a mis fin, ou du moins, elle a donné le moyen de mettre fin à l'oppression, de quelque côté qu'elle vienne, en adoptant la forme du gouvernement constitutionnel ; mais la garde nationale, ou si l'on veut, la mauvaise composition de la force publique divisée a, jusqu'ici, empêché le jeu libre de cette forme de gouvernement.
On avait pourtant pris cette forme à l'Angleterre ; on aurait bien dû voir qu'elle n'a pas de garde civique.
Je reviens encore à M. Guizot ; lis ce qu'il dit de Napoléon dans le même ouvrage que j'ai déjà cité. Analyse, si tu le veux, (page 118) cette page où il reconnaît les services rendus à la France par ce grand homme, et tu trouveras au fond du creuset force publique, unité de commandement.
Or, je ne demande pas que les généraux deviennent empereurs ; mais je dis qu'un pouvoir exécutif disposant d'une bonne armée peut maintenir l'ordre et arrêter l'essor des mauvaises passions ; j'ajoute qu'il ne le pourra pas à d'autres conditions.
(page 352) Il avait paru récemment à Charleroi une brochure anonyme : De la Constitution de la force publique dans les Etats constitutionnels démocratiques, que l'on attribuait à un officier supérieur de l'armée. L'auteur appréciait en des termes inconvenants, presque injurieux (qu'il désavoua plus tard), l'institution de la garde civique : elle ne lui semblait bonne qu'à faire des révolutions (p. 93) ; elle n'était propre à rien d'autre (p. 80) ; elle avilissait l'habit et les insignes de l'état militaire en les prodiguant à des hommes qui ne (page 353) savaient pas les mettre ; on y jetait les grades à la tête de tous ; c'était un contresens constitutionnel, etc.
Grand émoi parmi nos soldats citoyens dont bon nombre croyaient que le ministre de la guerre avait vu cette publication de bon œil. Rogier, saisi d'une réclamation par le général Petithan, commandant de la garde civique de Bruxelles, l'avait transmise au général Chazal. Celui-ci infligea un blâme au major Alvin.
Le blâme parut généralement insuffisant. Les protestations de la garde civique se produisirent avec une grande vivacité. Rogier et les autres membres civils du cabinet estimaient que l'auteur de cette malencontreuse brochure méritait plus qu'un blâme. On devait, selon eux, prendre en cette circonstance une mesure disciplinaire semblable à celle qui avait été appliquée (mise en disponibilité) à un lieutenant auteur d'une brochure publiée à l'occasion du budget de la guerre. Le général Chazal était d'un avis contraire : le cas du lieutenant et celui du major Alvin lui paraissaient différents.
On en était là et la presse demandait que satisfaction plus complète fût donnée à l'opinion publique, quand le major Alvin, tout en affirmant « qu'il n'a pensé faire qu'un ouvrage scientifique, sans intention de blesser personne », écrit au ministre :
« Dans les circonstances actuelles et attendu qu'il ne m'est pas permis de parler en public pour éclairer au moins les personnes raisonnables, je crois devoir vous renouveler la proposition que j'ai eu l'honneur de vous faire verbalement pour le cas où mon affaire prendrait une tournure politique. Je viens donc vous prier de me placer en disponibilité afin de donner à l'opinion publique le temps de se calmer et de reconnaître quelles étaient mes intentions en écrivant sur une aussi grave question. »
Le général Chazal ne crut point pouvoir accueillir cette demande de mise en disponibilité. Il craignait de paraître céder à des injonctions de la garde civique, dont (page 354) la conduite dans certaines villes n'avait peut-être pas été suffisamment respectueuse de la loi et de la discipline. Voici les lettres échangées entre Rogier et lui dans ces circonstances :
« Mon cher collègue,
« Le major Alvin vient de demander sa mise en disponibilité ; il me semble qu'il n'y a pas à hésiter et qu'il faut l'accepter. J'ignore si tu as des objections sérieuses à faire contre cette marche, mais je crois qu'au milieu des inconvénients que présentent tous les genres de solution, celui-ci est de beaucoup le moindre. Les exaltés trouveront que ce n'est pas encore assez ; mais les modérés reconnaîtront sans doute que cela est suffisant, et ils refuseront de suivre les autres s'ils persistent à aller plus loin : c'est là l'essentiel à obtenir en ce moment.
« Tout à toi,
« Ch. Rogier. » (Note de bas de page : Nous n’avons qu’une copie de cette lettre qui n’est pas datée.)
« Mon cher collègue,
« M. Alvin m'a adressé effectivement une demande de mise en disponibilité. Je considérerais comme un acte de faiblesse d'accéder à cette demande imposée par des démonstrations inconstitutionnelles et dangereuses.
« Mon opinion est qu'il faut résister à la garde civique et non pas lui céder. Si ma manière de voir n'est pas partagée par mes collègues, je suis prêt à me retirer.
« Je regrette profondément d'être en désaccord avec la manière de voir de plusieurs personnes que j'aime et que j'estime, mais ma conscience me dit que dans cette circonstance je ne puis faire aucune concession.
« Tout à toi,
« Baron Chazal. »
« 7 juillet 1850. »
Lorsque l'on apprit que le ministre de la guerre était prêt à renoncer à son portefeuille plutôt que de « céder (page 355) à la garde civique », un ami commun de Rogier et de Chazal, M. Loos, bourgmestre d'Anvers, écrivit à Rogier. « Certainement Chazal aurait dû sévir plus rigoureusement contre le major Alvin, mais enfin il a pu se tromper, ne pas avoir aperçu tout d'abord la gravité de l'acte posé par un officier de l'armée. Cette erreur ne devrait pas entraîner sa retraite... On pouvait sans inconvénient accepter la mise en disponibilité du major... Le parti le plus déplorable est la retraite du général, à la suite de ce que j'envisage comme une intrigue des hommes dont le général avait l'honneur d'être le Changarnier, c'est-à-dire l'adversaire le plus redouté... Les libéraux et tous les hommes d'ordre qui s'attellent à cette malheureuse querelle de la garde civique ne s'aperçoivent pas qu'ils sont dupes des rouges et peut-être aussi des noirs qui atteignent leur but, l'ébranlement du gouvernement et de la force publique... » (12 juillet). M. Loos exprimait de vives appréhensions au sujet de cet ébranlement du gouvernement, redoutant que la retraite du général n'entraînât celle du cabinet tout entier.
M. Chazal, tout en persistant à ne pas aller au delà du blâme, avait dit en conseil qu'il comprenait que ses collègues considérassent la question sous un autre point de vue. L'accord ne pouvant s'établir, il crut devoir adresser au Roi la démission de ses fonctions.
Rogier, appelé immédiatement par le Roi, lui déclara que ses collègues et lui ne voulaient en quoi que ce fût entraver les délibérations de la Couronne et qu'ils se (page 356) tenaient également à sa disposition, pour le cas où le Roi pourrait entrevoir dans la reconstitution du cabinet une issue aux difficultés existantes.
M. Chazal, qui n'avait pas d'ailleurs cessé de s'associer complétement à la politique du cabinet, exprima au Roi l'opinion que c'était un devoir pour ses collègues de rester en fonctions et que, quelle que fût sa position ultérieure, il continuerait de leur accorder son concours, sa retraite ne devant être considérée que comme le résultat d'un différend particulier sur une question spéciale et incidentelle. (Note du Moniteur du 17 juillet : partie non officielle.)
Le Roi accepta le 15 juillet la démission du ministre de la guerre et chargea Rogier de l'intérim.
(Note de bas de page : Le major Alvin fut mis en non-activité par un arrêté royal du 16 juillet. Coïncidence bizarre ! trois mois auparavant, son frère, directeur au ministère de l'intérieur, avait été suspendu de ses fonctions pour un terme de trois mois à cause d'un manquement grave au ministre. Rentré en grâce, il fut nommé conservateur de la Bibliothèque royale. Voir les journaux de mars 1850.)