(Paru en 1910 à Paris, chez Arthur Rousseau, 1910)
(Texte intégral disponible à l’adresse suivante : http://www.archive.org/details/lescheminsdeferd00devy)
(page 11) L’Etat belge est loin d’avoir suivi toujours la même politique dans la construction et l’exploitation des chemins de fer. Ainsi, l’histoire de la constitution du réseau de Belgique se divise-t-elle en trois périodes nettement tranchées, dont la dernière n’est pas encore achevée à l’heure actuelle.
La première période commence dès 1833, pour se termine en 1844. Pendant ces dix années, l’Etat construit lui-même un réseau embryonnaire et fait décréter par les chambres, outre la construction, l’exploitation en régie de ce réseau primitif.
En 1844, se produit un revirement complet dans la politique du gouvernement, sans qu’un parti adverse et animé d’un esprit économique opposé, ait pris en mains les affaires. Jusqu’en 1870, dans l’espace d’un quart de siècle, l’Etat concède en effet successivement à diverses (page 12) compagnies la construction et l’exploitation de la plupart des lignes de chemins de fer, si bien qu’au 31 décembre 1870, sur un réseau de 3.136 kilomètres, l’Etat n’en avait construit que 585 et n’en exploitait que 902.
En 1870, nouveau changement dans la politique des chemins de fer : l’Etat inaugure brusquement l’ère des rachats. Il les poursuit durant toute la fin du XIXe siècle avec plus ou moins d’empressement, plus ou moins de hâte, par à-coups successifs, sans toutefois qu’il y ait ici, plus qu’un demi-siècle auparavant, aucune corrélation entre les revirements de l’opinion publique et parlementaire, et ceux de la ligne de conduite du gouvernement envers les chemins de fer. Aussi rien d’étonnant à ce qu’en 1900 la situation du réseau d’Etat en face des lignes exploitées par les compagnies ne soit renversée par rapport en 1870. En trente ans, l’Etat avait racheté 2.129 kilomètres et en exploitait 4.021 sur un total de 4.552. Depuis, les rachats se sont encore poursuivis, et il n’existe plus aujourd’hui que de rares compagnies concessionnaires pour quelques lignes seulement.
Les idées, qui ont présidé à la constitution de ce réseau d’Etat, et aux brusques changements dans la politique des chemins de fer, sont multiples et d’ordres très divers. Le gouvernement et les chambres se sont presque toujours inspirés du moment et des circonstances, sans se laisser guider par des principes abstraits d’économie politique ; ils ne virent pas, comme chez nous, dans la régie ou dans le rachat, le triomphe de tels concepts philosophiques (page 13) mais plutôt l’intérêt de la Nation au-dessus des partis parlementaires. C’est ce qui explique leurs nombreuses variations, et rend très intéressante l’étude histoire de la concentration des chemins de fer belge en un grande réseau d’Etat.
(page 14) La Révolution de 1830 avait à peine émancipé la Belgique du joug de la Hollande que la nécessité de construire des chemins de fer se fit impérieusement sentir à son jeune Gouvernement. L’industrie n’avait pas encore pris, il s’en fallait, l’énorme développement de nos jours, et la Belgique ne tirait des ressources abondantes que de son agriculture : son commerce s’était tout entier concentré dans le grand port d’Anvers qui recevait la plus grande partie des marchandises destinées à l’Allemagne.
Jusque-là Anvers communiquait aisément avec le Rhin par les eaux intérieures de la Hollande, mais la séparation des deux Etats, conquise les armes à la main, enlevait à la Belgique ses moyens de communication avec Cologne.
Aussi, dès le mois de décembre 1830, le gouvernement (page 15) provisoire mit la question à l’étude. Mais ce ne fut qu’après avoir longtemps étudié un projet de canal de l’Escaut au Rhin qu’on proposa en 1832, d’établir, de Bruxelles à Liège, un chemin « à ornières de fer », premier tronçon d’un chemin de fer de Bruxelles à Cologne.
Le 21 mars 1832, on mit en adjudication sa concession à perpétuité. En même temps, un projet fut déposé par M. Vilain XIIII pour la construction d’un chemin de fer de Bruxelles à Anvers ; mais ces deux projets furent abandonnés, car l’on se rendit compte à ce moment que la question des transports exigeait une solution bien plus ample et qu’elle intéressait également l’industrie et le commerce du pays tout entier.
Ce fut Léopold Ier qui, dans son discours du trône du 7 juin 1833, recommanda ces vastes projets à l’attention et au patriotisme des chambres, et ce fut encore sur son ordre, que M. Rogier, alors ministre de l’Intérieur, déposa, le 19 juin 1833, un projet de loi qui autorisait le gouvernement à faire un emprunt de 18 millions en rente 5 p.c. « qui serait exclusivement affecté à l’établissement de la première partie d’un chemin de fer partant de Malines et se dirigeant sur Verviers par Louvain, Tirlemont et Liége, avec embranchement sur Bruxelles, Anvers et Ostende. »
La section centrale vit encore plus grand que le gouvernement et proposa un système de chemin de fer dont Malines serait le point central et qui se dirigerait à l’est, vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers, (page 16) au nord vers Anvers, à l’Ouest vers Ostende par Termonde, Bruges et Gand, et au sud vers Bruxelles et les frontières de France.
Mais une grosse question se posait : Qui construirait et exploiterait les voies de ce nouveau mode de transport ? L’Etat ? Des compagnies concessionnaires à temps ? où à perpétuité ? Les hommes d’Etat d’alors n’avaient sur cette grave question aucune idée préconçue, aucun principe absolu.
Le gouvernement et les chambres adoptèrent la régie directe pour trois raisons d’espèces, qui leur parurent déterminantes. D’abord, la Belgique, petit pays de transit, bien plus que de commerce intérieur, devait avant tout chercher par le bon marché et la facilité de ses transports à attirer à elle le trafic international, de préférence aux trois nations maritimes, ses voisines et ses concurrentes : des concessions rendraient malaisée tout modification des tarifs.
Puis, comme en 1833, on ne pouvait prévoir le développement énorme qu’allait prendre le nouveau mode de transport, « le jeune Etat mit la main sur les chemins de fer, comme il le faisait pour les routes, les canaux et les mines. » (Ardouin Dumazet, L’Europe centrale et les réseaux d’Etat, Paris, 1903, p. 18) Pour lui, la construction des chemins de fer lui incombait comme tous les autres travaux publics ; mais il y voyait aussi cet avantage que le péage sur ce moyen de transport n’était pas gratuit et il espérait en (page 17) tirer plus tard de bons bénéfices ; tout le poussait donc vers cette entreprise.
Enfin et surtout, l’Etat Belge était incité à construire et exploiter les chemins de fer par une idée de politique internationale. Au lendemain d’une sanglante révolution, la pensée que les chemins de fer pourraient, dans le système des concessions, dépendre des caprices et de l’avidité d’actionnaires étrangers au pays était intolérable. C’est sur ce point que M. Vilain XIIII insistait particulièrement dans son rapport au Sénat quand, après avoir reconnu les arguments en faveur des concessions, il continuait. « Mais des vues d’une haute politique et qui prennent leur première importance dans l’actualité de notre position extérieure et de notre rivalité commerciale vis-à-vis de la Hollande, déterminent le Gouvernement à se réserver l’exécution de ces grands travaux. » (Rapport au Sénat du 14 novembre 1833). Ce que le rapporteur de 1833 disait avec un tact et une réserve tout diplomatiques, M. le Hardy de Beaulieu, rapporteur du budget de 1880, l’exprimait 50 ans plus tard, en des termes beaucoup plus clairs. « A qui confer le monopole des chemins de fer d’Ostende ou d’Anvers au Rhin ? On risquait de les voir tomber aux mains des Orangistes qui étaient les gros capitalistes d’alors. Les patriotes ne pouvaient admettre cette possibilité et la question politique décida la majorité du Corps Législatif comme elle (page 18) avait décidé le Gouvernement. » (Rapport sur le budget des travaux publics, 18830, Chamne. M. le Hardy de Beaulieu, rapporteur). L’opinion publique n’aurait d’ailleurs pas pardonné aux gouvernants d’agir autrement et elle leur imposa la construction et l’exploitation en régie.
Ces trois raisons, qui déterminaient la régie directe en 1834, ne s’appliquaient pourtant, dans la pensée des auteurs de la loi, qu’au réseau principal qui allait être voté et qui n’était « qu’un gros tronc planté par l’Etat et dont les branches pousseraient naturellement ; il se formerait des compagnies pour les embranchements et il fallait en provoquer la formation. » (Discours de M. Rogier, Chambre des Représentants, séance du 18 mars 1834.) Le gouvernement n’était pas partisan irréductible de l’exploitation de l’Etat, seules les circonstances le poussaient dans cette voie.
Le projet de la section centrale ne fut pourtant pas voté sans avoir été amendé ; les influences parlementaires commencèrent à se faire jour dans l’adoption même du plan de construction. Les représentants du Hainaut prétendirent que le projet sacrifiait leur province et favorisait les charbonnages de Liège à l’encontre de ceux du Hainaut. On décida donc que la ligne vers la frontière française passerait par le Hainaut et un article spécial fut inséré au projet pour abaisser le prix des péages sur les canaux de cette province.
(page 19) Ainsi amendé, le projet fut voté le 28 mars 1834 par la Chambre des Représentants, par 56 voix contre 28 et 2 abstentions, et au Sénat le 30 avril 1834 par 32 voix contre 8 et 2 abstentions. Par la sanction royale, il devint la loi du 1er mai 1834.
Trois ans plus tard, un nouveau projet du Gouvernement vint compléter cette loi ; il proposa la création d’une ligne qui irait de Gand à la frontière française par Courtrai, avec embranchement vers Tournai. L’Etat s’en réservait la construction pour compenser par les bénéfices certains de la ligne nouvelle les pertes qui pourraient résulter des lignes construites en vertu de la loi de 1834. Ce principe fut admis sans difficulté par tous et notamment par M. Barthélemy Dumortier, grand adversaire des chemins de fer en 1834 et rapporteur du projet de loi en 1837 qui disait en propres termes : « Le système de l’exploitation des rails-voies au bénéfice de l’Etat nous a si bien réussi que nul ne peut contester les avantages qu’il présente. »
Mais ce fut cette fois au tour de Namur, Limbourg et Luxembourg de se prétendre lésés et déshérités. L’Etat leur donna satisfaction en ajoutant à son projet un article 2 qui décidait que ces provinces seraient aussi rattachées au réseau national.
Et ce deuxième projet devint enfin la loi du 26 mai 1837.
L’ensemble des lignes construites en vertu des lois de 1834 et 1837, atteignait un total de 557 kilomètres, constituant le réseau primitif des chemins de fer de l’Etat (page 20) belge. Elles étaient toutes livrées à l’exploitation dès 1844. « Pour reprendre l’expression de M. Rogier, le gros tronc était planté. Le réseau principal dont l’Etat avait assumé la construction et l’exploitation avait été créé en moins de dix ans. C’était un bel effort. » (J. Renkin, Les chemins de fer de l’Etat belge, dans Revue économique internationale, 15-20 novembre 1904, p. 600.) La première période de la construction des chemins de fer belge avait pris fin.
(page 21) Il semblait en 1844 que l’Etat désormais ne construirait plus de lignes nouvelles. Cela ressortait des idées exposées par M. Rogier à la tribune de la Chambre en 1834. La principale raison qui avait déterminé l’Etat belge à construire le réseau primitif n’existait plus : depuis près de quinze ans, la Belgique possédait une économie nationale et avait considérablement développé son industrie, son commerce et son agriculture ; la richesse s’y était accrue dans de grandes proportions et le temps était loin où l’on craignait l’influence et l’argent des banquiers hollandais !
En effet sur les 2.569 kilomètres construits de 1844 à 1870, 2.545 le furent par des sociétés concessionnaires. 24 seulement le furent par l’Etat (ligne de Schaerbeek à Louvain). La concession fut donc le mode de construction et d’exploitation exclusivement adopté pendant ces vingt-cinq années.
La reprise par l’Etat du chemin de fer de Mons à Manage (24 kilomètres) effectuée le 1er janvier 1857 est une opération (page 22) exceptionnelle. Malgré son peu d’importance, on ne saura pourtant trop y insister ; la raison, qui l’inspira, prit en effet plus tard une telle importance, qu’elle entraîna la Belgique dans la voie du rachat.
Cette cause déterminante ressemble beaucoup à celle qui décida de la construction par l’Etat en 1834 ; elle est aussi « nationaliste » au sens qu’on attache aujourd’hui à ce mot, et résulte du désir de la nation belge d’être maîtresse dans ses chemins de fer - « Périsse l’étranger ! »
En effet, la compagnie qui avait obtenu la concession du gouvernement, lui demanda l’autorisation de donner la ligne en location au Nord français. Le gouvernement refusa pour deux raisons : d’abord il craignit que le Nord français qui exploitait déjà plusieurs lignes voisines ne prît trop d’influence sur les chemins de fer belges, et ensuite qu’il ne devînt pour le réseau belge un concurrent redoutable pour tous les transports de France vers la Belgique et du Hainaut vers Bruxelles. Mais les actionnaires se plaignirent amèrement de ce que ce refus d’autorisation froissait leurs intérêts et c’est dans un but de conciliation que la reprise fut proposée et votée.
Au cours de cette période, l’Etat prit encore à bail, moyennant redevances, l’exploitation de quelques petites lignes construites par des compagnies concessionnaires ; mais ce mode fut le plus désavantageux car ces redevances dépassaient généralement la recette nette.
Cette importante construction de près de 2.600 kilomètres en 25 ans effectuée toute entière par des compagnies (page 23) concessionnaires, fut conduite avec une grande rapidité. Ce sont, d’après M. Rogier, les branches du tronc, les lignes secondaires qui venaient s’y rattacher.
Tandis que l’Etat s’en tenait à son réseau étoilé autour de Malines, il laissait se construire des lignes d’intérêt local, sans plan d’ensemble. « On voir donc, dit M. Ardouin Dumazet, que le réseau si dense de la Belgique est dû non pas à l’Etat mais à l’initiative privée. » (op. cit. , p. 2.)
C’est peut-être la plus forte critique que l’on puisse diriger en Belgique contre le système des compagnies concessionnaires, et l’absence de contrôle de l’Etat au moment de la construction de ces lignes secondaires. Nous avons indiqué plus haut que ce système compliqué de lignes enchevêtrées dont l’intérêt général est rarement justifié, constitue précisément la grande, et peut-être l’unique faiblesse du réseau belge, en tous cas une lourde charge pour l’exploitation actuelle.
Et un des hommes qui connaissait le mieux la question, disait à ce propos à M. Ardouin Dumazet : « Si l’Etat seul avait construit, nous aurions à peine 2.000 kilomètres de chemin de fer a lieu de 3.000 ! » (op. cit., p. 19)
C’est la meilleure preuve que la richesse d’un pays n’est pas toujours en rapport avec le nombre de ses lignes de chemins de fer, malgré l’opinion de certains économistes.
(page 24) En 1870, on aurait pu croire que la politique du gouvernement était définitivement orientée vers le système des concessions : les faits allaient se charger de démentir cette impression. Par un nouveau revirement, l’Etat, à partir de cette époque, se mit à racheter successivement la plupart des concessions qu’il avait accordées pendant la période précédente.
Ce changement fut déterminé par deux raisons distinctes : l’une politique, la plus importante, et l’autre économique, la plus apparente, car la première, étant d’ordre international, on s’efforça toujours de la laisser dans l’ombre.
Encore une fois la politique extérieure, la crainte de l’étranger, vint forcer le gouvernement à inaugurer le système des rachats. Ce n’était plus alors l’ambition de la Hollande qui faisait trembler le gouvernement de Bruxelles, mais les tentatives d’absorption dont les concessions belges étaient l’objet de la part de leurs puissants voisins : l’Allemagne et la France. En 1871, un syndicat allemand se forma pour acheter la concession du (page 25) Luxembourg belge, puis en 1872, ce fut la compagnie de l’Est français qui jeta se vues de ce côté et qui entame avec la société concessionnaire des négociations pour l’exploitation de ses lignes. Déjà la Compagnie du Nord français exploitait quelques lignes très riches qu’elle avait racheté le long de la Sambre et de la Meuse ; « Le patriotisme justement alarmé, prit ombrage de cette mainmise de l’étranger et obligea l’Etat belge à reprendre lui-même les lignes du Luxembourg. » (Dumazet, op. cit, p. 20) Le rachat du Luxembourg belge fut en effet opérée en 1873.
Ce fut ce qui détermina le premier rachat, et fit faire le premier pas dans cette voie, où il est si difficile de s’arrêter. Mais une autre considération influençait, presque inconsciemment, les milieux parlementaires belges et les préparait à ne pas s’arrêter en ce chemin. L’Etat était toujours resté propriétaire du réseau primitif qu’il avait construit ; et on a beau être administration toute puissante, on n’en ressent pas moins, comme toutes les entreprises qui ne jouissent pas d’un monopole légal, l’effet de la concurrence. Or, l’Etat belge subissait difficilement celle que les compagnies concessionnaires faisaient à ses transports. Pour se débarrasser de ces fâcheux rivaux, constate M . Ardouin Dumazet, il racheta successivement les lignes, bien plus chères d’ailleurs que s’il les avait construites.
Telles sont les deux raisons qui décidèrent alors l’Etat belge à racheter les Compagnies. Aussi de 1870 à 1871, le (page 26) réseau d’Etat s’augmenta de près de 2.000 kilomètres. (En 1870, 902 kilomètres exploités par l’Etat ; en 1880, 2.792) Toutefois l’Etat n’en avait racheté qu’environ 1.000 kilomètres, mais, poussant logiquement ses nouveaux principes dans toutes les conséquences, il avait pendant la même période construit ou fait construire pour son compte propre les lignes nouvelles. Et, de 1870 à 1902, mais surtout de 1870 à 1880, il consacra 220 millions à leur construction directe, et 160 millions à les faire construire à forfait, par des entrepreneurs.
De 1881 à 1897 pourtant, l’Etat belge fit trêve à sa politique de rachat. Les compagnies pourtant exploitaient alors un important réseau de 1.576 kilomètres, qui continuait à concurrencer les lignes de l’Etat. Celles-ci s’étendaient à ce moment sur 3.249 kilomètres, mais après être resté longtemps stationnaire, le réseau d’Etat allait recommencer à s’annexer les compagnies qui subsistaient encore.
Ce nouveau mouvement de rachat se produisit en 1897, année pendant laquelle l’Etat ne racheta pas moins de cinq compagnies importantes. Les raisons qui le déterminèrent ne furent pas exactement les mêmes qu’en 1870 ; d’abord le danger d’absorption par l’étranger n’apparaissait plus et si le désir de supprimer une concurrence existait toujours, on n’en fit pas un argument de rachat.
On fit ressortir surtout qu’il était nécessaire, pour le bon fonctionnement du réseau de l’unifier : quand toutes (page 27) les lignes de chemins de fer seraient réunies entre les mains de l’Etat, l’exploitation en serait infiniment plus facile, et, affirmait-on, beaucoup moins coûteuse : on pourrait faire de très grosses économies ; plus de frais inutiles, de doubles emplois ruineux, de concurrence effrénée entre lignes nationales ; et d’autre part, organisation simplifiée, correspondances faciles pour les voyageurs, avantages égaux pour tous les citoyens. Tes sont les arguments que les nombreux partisans des rachats firent miroiter aux yeux du public (…)
Le public lui-même n’avait d’ailleurs pas besoin d’être converti à cette politique étatiste ; il la réclamait de toutes ses forces, car il avait hâte de ne plus souffrir de l’exploitation des compagnies concessionnaires, et aussi de jouir des avantages inhérents à la régie de l’Etat.
Le public voulait d’abord échapper à la mauvaise gestion des compagnies. Tous les citoyens se plaignaient de cette subdivision excessive des lignes et du peu d’entente qui existait entre les différentes directions : leurs intérêts étaient lésés et ils n’avaient aucune commodité ; c’est ainsi que le réseau d’Etat ne délivrait pas de billets pour les gares des compagnies voisines. Plus particulièrement encore, les pays desservis par les compagnies concessionnaires avaient matière à se plaindre ; leurs industries étaient mises en état d’infériorité par des tarifs exagérés, et le matériel des compagnies aussi défectueux que le service (page 28) de leurs trains rendait les voyages peu agréables. On prétend même, affirme M. Ardouin Dumazet, que les compagnies s’efforcèrent d’avoir une tarification mauvaise et un service irrégulier afin de se faire racheter, ce qui se faisait à bon prix. L’Etat n’avait en effet, sur les compagnies, aucun droit de contrôle analogie à celui que possède l’Etat français et les lacunes des cahiers des charges ne permettaient par exemple pas au gouvernement d’exiger l’emploi des freins continus ; les compagnies s’y refusaient et la seule solution de ce conflit était le rachat (op. cit., p. 20)
Le public mal desservi par les compagnies ne pressait pas seulement le gouvernement de le soustraire à leur gestion ; il avait le plus vif désir de bénéficier aussi des avantages que l’Etat procurait sur ses lignes à leurs concitoyens. Il s’inquiétait peu de savoir ce que coûterait le rachat ; - la dette de tous n’est-elle pas la dette de personne ? - ce qui lui importait surtout, c’étaient les avantages immédiats qui lui seraient accordés ; correspondances mieux établies, voyages plus rapides et à meilleur marché, wagons et gares plus confortables, points d’arrêts plus nombreux et trains plus fréquents, etc.
Aussi le gouvernement ne put résister longtemps à cette impétueuse opinion publique, qui réclamait le rachat des dernières compagnies. En 1897, de nombreuses lignes furent encore reprises et en 1910, sur un réseau total de (page 29) 4.552 kilomètres, l’industrie privée n’en exploitait plus que 531.
Parmi les compagnies rachetées en 1897, se trouvait le Grand Central, qui mérite une mention spéciale : ce petit réseau en effet ne mesurait pas moins de 418 kilomètres et reliait Anvers à la frontière luxembourgeoise, et de là à l’Allemagne. Ce qui fut remarquable dans cette reprise, c’est que les socialistes, partisans déterminés de tout rachat, et les représentants du grand port intéressé qui formaient à la Chambre le banc d’Anvers, catholiques et libéraux réunis, y furent également hostiles ; les socialistes, parce qu’ils trouvaient que le prix en était trop élevé, le banc d’Anvers, parce que le port perdait dans le Grand Central un merveilleux outil. Cette compagnie, en effet, enserrée de toutes parts par le réseau d’Etat ne pouvait vivre et prospérer qu’en liant son sort à celui d’Anvers et elle ne s’évertuait qu’à servir les intérêts de son importante métropole. Son service de voyageurs était bien rudimentaire mais cette ville commerçante lui savait gré de favoriser son trafic.
Après le rachat, l’Etat belge se livra à une véritable débauche de réformes que les populations accueillirent avec une grande joie : le nombre de trains fut doublé, les correspondances assurées ; le matériel, jugé démodé, mis au rencart. Malheureusement on oublia de le remplacer et une crise terrible éclata dans les transports belges en 1899. (…)
L’Etat belge n’a pas interrompu sa politique de rachat (page 30) en 1900. Après avoir passé quelques années à organiser son nouveau réseau, il a racheté en 1906 l’importante compagnie de la Flandre orientale (sa longueur était de 178 kilomètres), qui avait été concédée en 1845 à une compagnie anglaise, et plus récemment encore, en 1908, la petite ligne de Termonde à Saint-Nicolas, longue seulement de 21 kilomètres, de telle sorte que son réseau avait au 31 décembre 1907 un développement de 4,271 kil. 8 (Compte-rendu des opérations pendant l’année 1907, p. 92), tandis que les six compagnies concessionnaires qi subsistent encore ne réunissent plus à elles toutes que 400 kilomètres, exactement 386.
Le tableau suivant résume l’évolution qui a été accomplie, et la situation respective des réseaux de l’Etat et des compagnies aux différentes époques que nous venons d’examiner :
(A) Lignes construites par l’Etat ou pour son compte
1844 : 557 kil. ; 1857 : 557 kil. ; 1870 : 557 kil. ; 1880 : 1090 kil. ; 1890 : 1.471 kil. ; 1900 : 1.615 kil.
(B) Lignes rachetées par l’Etat
1844 : 0 kil. ; 1857 : 33 kil. ; 1870 : 33 kil. ; 1880 : 1.379 kil. ; 1890 : 1.455 kil. ; 1900 : 2.162 kil.
(C) Total appartenant à l’Etat
1844 : 557 kil. ; 1857 : 590 kil. ; 1870 : 618 kil. ; 1880 : 2.469 kil. ; 1890 : 2.926 kil. ; 1900 : 3.777 kil.
(D) Lignes construites par des compagnies mais exploitées par l’Etat
1844 : 0 kil. ; 1857 : 156 kil. ; 1870 : 284 kil. ; 1880 : 323 kil. ; 1890 : 323 kil. ; 1900 : 244 kil. ; 1909 :
(E) Total exploité par l’Etat
1844 : 557 kil. ; 1857 : 746 kil. ; 1870 : 902 kil. ; 1880 : 2.792 kil. ; 1890 : 3.249 kil. ; 1900 : 4.021 kil. ; 1909 : 4.272 kil.
(F) Lignes exploitées par des compagnies
1844 : 0 kil. ; 1857 : 921 kil. ; 1870 : 2.267 kil. ; 1880 : 1.320 kil. ; 1890 : 1.276 kil. ; 1900 : 531 kil. ; 1909 : 386 kil.
(G) Total général
1844 : 557 kil. ; 1857 : 1.667 kil. ; 1870 : 3.136 kil. ; 1880 : 4.112 kil. ; 1890 : 4.525 kil. ; 1900 : 4.552 kil. ; 1909 : 4.638 kil.
Ce tableau montre bien les variations de l’Etat belge (page 31) dans la politique des chemins de fer, comment depuis 1870, la situation est complètement renversée ; à ce moment le réseau des compagnies était quatre fois plus considérable que le réseau d’Etat, qui est lui-même aujourd’hui dix ou douze fois plus grand que celui qu’elles exploitent. A vrai dire celles-ci ne sont plus qu’un vestige d’un autre temps, et l’éventualité du rachat place toujours sur elles.
Ces petites compagnies sont au nombre de six.
Voici leur nom avec leur longueur kilométrique :
- Chimay, 59 kil.
- Gand à Terneuzen : 41 kil.
- Hasselt à Maeseyck : 40 1/2 kil.
- Malines à Terneuzen : 67 1/2 kil.
- Nord Belge : 169 kil.
- Taviers à Embresin, 9 kil.
Total : 386 kil.
Parmi tous ces débris, la compagnie du Nord belge mérite particulièrement qu’on l’étudie, car c’est la seule à laquelle la longueur kilométrique donne droit au nom de réseau ; son exploitation est meilleure, la région qu’elle sillonne est très riche et ses bénéfices sont considérables. Le Nord belge est en effet exploité par la compagnie du Nord français et s’il ne possède que 169 kilomètres la plupart de ses lignes donnent un rendement considérable. C’est qu’il dessert Givet, Charleroi, Erquelinnes, Namur et Liège, c’est-à-dire les riches vallées de la Sambre et de la Meuse où se pressent charbonnages, hauts-fourneaux et industries de toutes sortes ; l’une de ses lignes notamment, (page 32) celle de Namur à Liège, atteint le produit fantastique de 110.000 francs par kilomètre. Aussi son coefficient d’exploitation est-il très faible ; il a atteint jusqu’à 35, et il n’était en 1907, année de crise que de 40, 46, et de 37, 55 en 1906.
C’est peut-être à cause de ces brillantes qualités qu’on fait exception pour elle et qu’l n’est pas question de son rachat ; en effet, les meilleures compagnies, celles dont le rendement est le plus lucratif, sont toujours les dernières à être rachetées - quand elles le sont. Mais un argument plus sérieux, c’est qu’en raison même de son rendement, son rachat coûterait très cher, aussi n’y songe-t-on pas et la vallée de la Meuse continue à être desservie selon les procédés français.
Actuellement donc, le rachat des lignes belges est bien prêt d’être achevé. Certes, nous l’avons vu, les idées qui y ont présidé ont varié au cours de cette grande opération. Mais nous avions bien raison de dire que jamais elle n’avait été menée au nom d’un principe théorique d’étatisme intégral. L’Etat n’est jamais devenu propriétaire de chemins de fer que dans l’intérêt du pays, soit pour le préserve des entreprises étrangères, soit pour lui donner de plus grandes commodités.
(page 33) Donc, en Belgique, rien de comparable à ce qui se passe chez nous lorsqu’il y est question de rachat. Ce fut une opération assez semblable à celle qui amena la création de notre premier réseau d’Etat ; en Belgique, comme en Vendée, il y avait nécessité économique à grouper ces petites lignes enchevêtrées qui se faisaient entre elles une concurrence ruineuse sans pour cela servir les intérêts généraux du pays.
Pourtant, du jour où l’Etat avait commencé, par une sorte de tradition dans les travaux publics, à construire et à exploiter le réseau primitif, il devait être amené nécessairement au rachat des compagnies concédées. Le rachat est une pente sur laquelle on ne peut s’arrêter, et il était la conséquence logique de l’exploitation primitive de l’Etat ; fatalement, celui-ci devait ressentir la concurrence de ces compagnies, et ne pouvait résister bien longtemps au désir de la supprimer, en les rachetant puisqu’il en avait le pouvoir. C’est ce qui est arrivé.
« Ainsi mis en possession de la presque totalité des lignes du royaume, l’Etat a dû procéder à la constitution d’un réseau homogène par des modifications qui ont fort heureusement modifié l’état de choses antérieur. » (…) (Ardouin Dumazet, op. cit. p. 24.)