Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

La crise gouvernementale de novembre 1836

La crise gouvernementale de novembre 1836

(Paru dans le Moniteur belge n°335, du 29 novembre 1836)

L’Indépendant, dans un article que nous reproduisons textuellement, impute à trois ministres des faits trop graves, pour qu’il soit permis de garder le silence plus longtemps

Un secret de cabinet aurait été publié, les ministres auraient cherché un appui dans la chambre et dans la presse pour soutenir leur opinion contraire à la nomination de deux ministres d’Etat « sans entré au conseil » ; on aurait trompé la chambre sur la portée réelle de la mesure, pour lui arracher une manifestation inconstitutionnelle ; l’article de l’Union rapporté par l’Indépendant aurait un caractère semi-officiel ; le ministère, par ses amis, par ses journaux, aurait présenté à la chambre, au pays, la banque comme une puissance dangereuse ; sa conduite à l’égard de cet établissement serait une suite de contradictions.

Nous ne discuterons point s’il est de l’essence d’un gouvernement constitutionnel qu’une démission donnée et son motif soient l’objet d’un secret impénétrable ; nous ne chercherons pas davantage à quelle source a été puisée la première nouvelle donnée par un journal du soir ; mais ce que nous pouvons dire avec toute certitude, c’est que les ministres n’ont en, au sujet de la question dont la presse s’est occupée, aucune communication directe ou indirecte avec un journal quelconque, et qu’ils ont été loin d’influencer aucun membre des chambres dans le sens indiqué par l’Indépendant. Si les membres de la chambre des représentants répandus dans les diverses sections se sont spontanément réunis, comme en famille, dans l’une des sections, pour s’entretenir d’une affaire à laquelle ils portaient un vif intérêt, il ne s’est pas agi, que nous sachions, de prendre aucune résolution. Les ministres ont été entièrement étrangers à cet incident, dont ils n’ont eu connaissance qu’après son arrivée.

L’Union n’a pas été plus l’organe du ministère ou d’un ministre, en s’exprimant sur le projet de nomination de MM. Meeus et Coghen, qu’il ne l’a été en se prononçant en faveur de la Société de Mutualité, dont l’utilité ou le danger font l’objet de délibérations préalables des chambres de commerce, et au sujet de laquelle le ministère n’a, jusqu’à présent, énoncé aucune opinion. Nous ne pouvons que répéter que chacun des ministres a été complètement étranger à toute cette polémique.

Nous ne relèverons point l’absurdité d’une autre supposition. Quel intérêt les ministres auraient-ils eu à accréditer le bruit que MM. Meeus et Coghen étaient appelés à faire partie du conseil, lorsqu’il était si facile de savoir la vérité, et que l’Indépendant pouvait le dire dès le premier moment ? Nous nous abstiendrons d’examiner les inconvénients qu’aurait pu présenter la simple qualité de ministres d’Etat conférée à ces messieurs à raison des circonstances et de leur position financière.

Un journal du soir, commentant l’article de l’Indépendant, dit qu’il faudrait en conclure que les ministres n’ont rien fait pour désabuser la chambre lorsque des députations sont venues les féliciter de s’être opposés à l’entrée de MM. Meeus et Coghen au conseil. Nous pouvons affirmer qu’aucun membre de la chambre ne s’est présenté en députation chez les ministres et n’a fait connaître qu’il eût une mission quelconque à remplir. Nous ajouterons qu’aucun député, ayant eu à ce sujet des explications avec les ministres, n’a conservé l’opinion qu’il eût été question de créer de nouveaux membres du cabinet.

Cc n’est pas le ministère qui a formé l’opinion de la presse contre la banque : le ministère n’a en sa puissance aucun journal ; il n’en salarie aucun ; ainsi tout ce qui a été publié est libre et spontané. Nous ajouterons que l’Indépendant s’efforce en vain de donner une couleur de parti à la question.

Ce journal n’est pas plus heureux lorsqu’il cherche à mettre les ministres en contradiction avec leurs actes. En ce qui concerne le solde du caissier de l’Etat sous l’ancien gouvernement, le ministère précédent en a, à la vérité, laissé le dépôt à la banque ; mais, converti en obligations de l’emprunt belge, ce dépôt n’a pu servir à l’extension de ses opérations ; les ministres actuels n’ont point intenté d’actions judiciaires à la banque pour exiger le paiement de ce solde, en opposition avec la convention faite par leurs prédécesseurs.

La banque n’a été assignée au nom du gouvernement que pour les redevances qu’elle lui doit en vertu de ses statuts ; ces redevances viennent d’être réglées par la convention du 7 de ce mois.

Des sociétés anonymes ont été autorisées, non seulement sous le patronage de la société générale, mais aussi en concurrence avec cette banque ; elle n’a obtenu de ce chef aucun privilège. L’observation de l’Indépendant reste donc sans application.

Le ministère a discuté les statuts des différents projets de sociétés, il a exigé des modifications lorsqu’elles ont paru nécessaires ; il a rejeté les demandes qui n’étaient pas de nature à obtenir l’approbation du gouvernement.

La presse s’est émue, ces jours derniers, d’un projet qui a dû être traité en conseil des ministres et qui aurait déterminé une partie du cabinet à donner sa démission. Nous avons vu sans trop de surprise tout ce que les journaux ont écrit à ce sujet, les faits qu’ils ont articulés, les conjectures, les suppositions qu’ils ont hasardées. Nous nous sommes donné bien de garde de les suivre sur ce terrain, et plusieurs motifs, d’ailleurs, nous conviaient au silence. D’abord nous ne supposions pas que des projets traités en conseil fussent arrivés à la connaissance de la presse, ou de toute autre partie du public, avec cette certitude qui permet d’en parler sans crainte de démenti, et qui accuserait de hautes indiscrétions.

D’un autre côté, nous croyons que la presse gouvernementale, celle qui veut un pouvoir fort et respecté, doit se montrer peu empressée de prendre part à des débats où les prérogatives constitutionnelles les plus élevées peuvent être plus ou moins commises. Nous ne doutions pas que les journaux qui, à beaucoup d’égards, partagent notre manière d’envisager les questions de gouvernement n’imitassent notre réserve. Telle a été en effet leur attitude dans les premiers jours ; mais tout à coup les choses ont changé de face, et, comme pour se dédommager d’un silence trop longtemps gardé, c’est de ce côté précisément que les suppositions les plus gratuites ont été risquées, et que des principes au moins fort contestables nous ont été donnés comme des vérités absolues, universelles, reçues partout.

Nous le dirons sans détour, cette conduite nous a péniblement affectés, non seulement parce que les journaux de l’opposition en ont tiré un déplorable parti, mais parce qu’elle nous oblige à traiter à notre tour un sujet dont il nous convenait de nous tenir éloignés.

Comme ce que nous avons à dire nous a été suggéré pas les articles qui se sont successivement trouvés dans l’Union et le Courrier de la Meuse, nous commencerons par mettre ces articles sous les yeux de nos lecteurs, Voici d’abord ce que publiait l’Union dans son numéro du 23 novembre :

« On a parlé ces jours-ci de la démission de trois ministres, offerte par eux à l’occasion de la proposition, faite en conseil des ministres, de nommer deux nouveaux ministres d’Etat, représentants de la banque et du haut commerce, MM. Meeus et Coghen. « Il paraît, dit un journal, que cette proposition a été sérieusement sur le tapis, mais qu’elle a échoué contre la résistance des membres du cabinet, et notamment de MM. de Theux, Ernst et d’Huart, qui auraient donné leur démission plutôt que de consentir aux nominations proposées. »

« Sans démentir le fait principal, nous sommes loin d’ajouter foi à tous les bruits qui ont couru à ce sujet, et surtout à ceux qui ont été commentés avec autant de passion que de malveillance par certaines feuilles de l’opposition. Si le pouvoir peut avoir, malgré le désir qu’il a de faire le bien, quelque velléité de s’engager dans une voie dangereuse, il ne faut pas pour cela lui supposer des intentions mauvaises, ni chercher dans je ne sais quelle influence étrangère la cause d’une aberration momentanée, puisque, nous le répétons, cette aberration peut s’expliquer par des motifs très honorables et même par des motifs de haute politique.

« Voici ce que n’a peut-être pas assez compris le journal dont nous citons plus haut les paroles (le Constitutionnel des Flandres), quoiqu’il ait parfaitement raison au fond, et que d’ailleurs il lui eût été difficile de rester complètement dans le vrai au milieu des informations pins ou moins inexactes qui lui venaient par les journaux de Bruxelles. Mais nous ne pouvons qu’approuver la conclusion de son article : « MM. de Theux, Ernst et d’Huart, dit-il, ont acquis de nouveaux droits à la confiance de la nation, par la fermeté qu’ils ont déployé dans cette circonstance grave et délicate. Les témoignages en quelque sorte unanimes de la représentation nationale et de la presse doivent leur prouver qu’ils ont su comprendre les vieux du pays et s’en montrer les dignes interprètes. »

« L’attitude hostile que vient de prendre subitement la chambre envers l’ancienne banque est en effet très significative. C’est un avis, sinon une leçon, pour les ministres qui seraient tentés de compromettre l’autorité du gouvernement, là où il ne doit songer, au contraire, qu’à se rendre de plus en plus indépendant d’une société puissante, dont les mouvements ont besoin d’être surveillés, non seulement dans l’intérêt de l’Etat, mais encore dans l’intérêt de tontes les organisations générales ou particulières du pays. L’ancienne banque dispose aujourd’hui de forces et de capitaux considérables. Elle jouit d’abord des avantages qu’elle tient de son institution, puis elle s’est mise successivement en possession de tous ceux que lui garantit le régime nouveau, le régime de la liberté d’association ; avantages immenses qui lui interdisent toute participation au pouvoir, puisque de la part de celui-ci elle doit être l’objet d’une surveillance continuelle, que par conséquent elle ne peut être à la fois juge et partie, et qu’ainsi il y a incompatibilité naturelle, incompatibilité absolue entre elle et le pouvoir exécutif.

« Ce serait donc se tromper du tout au tout, ce serait se tromper d’époque et de principe aussi bien que de convenance rigoureuse, que d’imaginer qu’il n’y a ici qu’une question d’opportunité. Dans toute espèce de gouvernement, soit monarchique, soit démocratique, la banque et le pouvoir sont inconciliables. L’Angleterre et les Etats-Unis, pays d’argent et d’industrie, établissent, comme les Etats différemment organisés, une ligne de séparation profonde, en politique, entre les hommes du pouvoir et les hommes de la finance. C’est une maxime d’Etat universelle, et tout indique, en Belgique autant et plus qu’ailleurs, qu’on ne la violerait pas impunément. »

Il ne peut nous convenir d’entreprendre le commentaire de cet article : nous ne le pourrions sans nous rendre complices de ceux qui ont eu le tort grave de l’écrire. Nous nous bornerons à signaler à ces auteurs le parti qu’en a tiré le Courrier belge contre le pouvoir que l’Union ne nomme pas, mais qu’elle désigne trop clairement, même quand elle se sert des mots « ministre, ministère, » pour que personne se soit mépris sur la portée qu’on a voulu lui donner. Jamais, ceci doit être évident pour tout le monde, la prérogative royale n’avait été attaquée avec moins de ménagements.

Nous devons maintenant faire connaître l’article qu’écrivait le Courrier de la Meuse le 24 novembre :

« Mouvement ministériel.

« Il n’y a plus de doute aujourd’hui sur certains faits ministériels dont l’annonce avait jeté une sorte d’agitation dans le pays. Deux membres de l’ancienne banque ont été proposés comme ministres d’Etat, ayant voix au conseil : trois des ministres titulaires actuels ont offert leur démission, seul moyen de désapprobation qui leur fût permis.

« Tout le monde a donc fait son devoir dans cette circonstance grave : MM. de Theux, Ernst et d’Huart, en refusant de s’associer à une mesure qui n’aurait pas eu l’assentiment de la représentation nationale ; et celle-ci, en témoignant de ses sympathies pour ces hommes politiques. Cet accord parfait entre l’administration et la législature est un présage des plus heureux pour l’avenir des travaux parlementaires qui commencent. La confiance de la majorité dans le ministère se fortifiera de toute la somme de dévouement dont celui-ci vient de faire preuve, en résignant l’exercice du pouvoir plutôt que de blesser l’opinion des mandataires du pays.

« Maintenant, c’est à la presse à prévenir autant que possible le retour de semblables crises, en démontrant que l’appel aux affaires des hommes de la société générale ne saurait se concilier ni avec les principes d’un bon gouvernement, ni avec les intérêts du pays.

« C’est un axiome reçu que personne ne peut être en même temps juge et partie ; que le contrôle ne peut appartenir à celui dont les actes et la gestion doivent être contrôlés. Or, les nominations proposées auraient violé cette règle d’équité naturelle et de sens commun. La société générale est soumise, comme caissier de l’Etat et pour une foule de ses opérations particulières, à la surveillance du gouvernement ; elle a besoin, dans un grand nombre de cas, d’autorisations et de permissions que le gouvernement seul peut donner. Que serait-il donc arrivé, si tout ou partie du pouvoir lui avait été confié ? MM. Meeus et Coghen, ministres d’Etat, auraient été chargés de se surveiller eux-mêmes comme dépositaires des fonds publics ; ils auraient été chargés, au premier de ces titres, de s’accorder ou de se refuser à eux-mêmes l’autorisation qu’ils sollicitent, pour établir leur société anonyme de mutualité industrielle. C’est-à-dire que par un non-sens dont l’histoire des gouvernements représentatifs offre peu d’exemples, ils auraient tenu eux-mêmes la balance dans laquelle leurs actes, comme financiers, doivent être pesés par le pouvoir.

« De plus, il faut bien le dire, la société générale est, par elle-même, une énorme puissance, capable, dans des circonstances données, de jouer un rôle et d’exercer une influence redoutable pour le pouvoir. Nous ne parlons pas ici des hommes, mais de l’institution. Or, la prudence donne le conseil de ne pas se dessaisir, entre les mains de ceux que l’on peut avoir un jour pour ennemis ou pour rivaux, du seul moyen d’arrêter leurs tentatives, si jamais elles devenaient hostiles au bien général et à l’opinion. La société générale exploite déjà le pays par ses capitaux ; elle a la main partout ; le mouvement industriel est en quelque sorte à ses ordres, et elle remue plus activement que jamais pour s’emparer de ce qui reste encore d’exploitations libres dans l’industrie ou dans le commerce belges. Lui donner encore le pouvoir exécutif. ce serait la constituer maîtresse absolue et souveraine régulatrice de tous les droits et de tous les intérêts ; ce serait lui créer une véritable dictature.

« Des plaintes qui ne sont pas sans fondement, nous l’avons prouvé, s’élèvent de toutes parts contre l’accaparement industriel dont la société générale nous menace. A part quelques journaux, la presse de toutes les nuances a signalé le danger d’une association qui ne laisserait d’autres ressources que celles de l’agiotage aux trois quarts de la population. Le gouvernement peut encore, en usant de tous ses droits légaux, remédier au danger signalé, mais voilà qu’il s’agit de remettre le gouvernement lui-même entre les mains des auteurs et des promoteurs de cette association ! Ne serait-ce pas, indépendamment de tout autre motif, livrer la fortune matérielle du pays à ceux qui ont intérêt à l’exploiter, et nous ôter jusqu’à l’espérance d’être préservés des suites funestes de cette exploitation ? Le pouvoir ne peut jamais cesser d’être une tutelle pour les intérêts privés, sans manquer à sa mission, à ses devoirs les plus sacrés, à sa nature même.

« Enfin, nous le dirons encore, puisque l’on ne paraît pas vouloir y prendre garde, la société générale compte le roi de Hollande au nombre de ses actionnaires ; ce prince participe, pour plus de deux tiers, au bénéfice de cet établissement. Il est donc le principal intéressé. Or, quoi que l’on dise, on ne persuadera jamais à l’opinion publique, qu’il soit sage et patriotique d’encourager des projets d’accaparement qui peuvent servir si bien, à nos dépens, les intérêts d’un prince qui est encore notre ennemi. A plus forte raison, le peuple ne pourrait point concevoir qu’on lui livre, très indirectement, il est vrai, mais pourtant en réalité, une partie du pays. »

C’est un fait indubitable : aux yeux de l’Union et du Courrier de la Meuse, trois de nos ministres et la représentation nationale ont fait acte de haute politique et de courage, et préservé la Belgique d’un grand danger. Il faut leur tresser des couronnes. Soit, nous ne demandons pas mieux que de nous associer à leur triomphe ; mais avant nous avons besoin d’éclaircir un fait de haute importance et qui changerait un peu l’état de la question, en réduisant à une juste mesure la part de gloire des trois membres du cabinet, désignés par l’Union et le courrier de la Meuse. Puisque ces journaux ont été mis à même de révéler ce qui se passe dans une région inaccessible jusqu’aux investigations de la presse, nous faisons un appel à leur loyauté. On sait qu’il existe deux sortes de ministres d’Etat : les uns sans voix ni entrée au conseil, tels que MM. Goblet et Duvivier ; les autres avec entrée et voix ou conseil ; M. de Mérode est dans ce cas, La première position n’est qu’honorifique ; c’est un titre qui relève un nom propre à peu près comme un titre de noblesse ; la deuxième position est politique ; c’est réellement une fonction. S’est-il agi de nominations de la première ou de la seconde catégorie ? C’est ce que nous demandons à l’Union et au Courrier de la Meuse.

En attendant qu’on nous réponde et que ce point soit éclairci, on nous permettra de raisonner en nous plaçant dans la première hypothèse. Si nous sommes dans le vrai, si en fait on n’avait voulu que conférer un titre honorifique à MM. Meeus et Coghen, sans leur donner la moindre participation au maniement des affaires de l’Etat, on sera forcé d’en convenir, ces messieurs ne devenaient ni plus puissants ni plus dangereux qu’ils ne le sont, si en effet ils le sont. Ministres d’Etat sans entrée au conseil, MM. Meeus et Coghen n’auraient pris aucune part aux délibérations du cabinet, et seraient restés, comme par le passé, étrangers aux débats qui s’y livrent. Ceci détruit de fond en comble un article du Politique où l’on représentait, fort spirituellement d’ailleurs, MM. Meeus et Coghen délibérant sur les affaires de la banque et votant généreusement contre leurs propres intérêts. Rien ne manque donc à cet article, si ce n’est le fait qui lui sert de point de départ.

Nous serions autorisés à déduire une autre conséquence de la non-entrée au conseil de MM. Meeus et Coghen, C’est qu’on aurait trompé la chambre sur la portée réelle de la mesure proposée, pour lui arracher une manifestation qui, nous le répétons, n’était ni dans son droit, ni dans ses prérogatives, se fût-il agi de confier un portefeuille à ces messieurs, au lieu de leur octroyer la simple faculté de porter un habit brodé d’une certaine façon, et de faire précéder leur nom d’un titre. La chambre, qui pouvait s’effrayer de voir les affaires de l’Etat confiées en partie au directeur d’un établissement contre lequel, à tort ou à raison, il existe de graves préventions, se fût sans doute beaucoup moins émue si elle avait su toute la vérité.

Les louanges qu’on lui donne sous ce rapport sont donc doublement déplacées. Elle est sortie de la sphère de ses prérogatives, et elle en est sortie sans qu’un motif impérieux l’ait exigé ou pût justifier un fait aussi grave. Il n’y pas là matière à louanges ; au contraire.

On loue beaucoup aussi la partie du ministère que l’on croit s’être opposée à la nomination de MM. Meeus et Coghen. Ces louanges on les fonde sur la puissance acquise par la banque, puissance devenue à craindre, dit-on, au point que l’Etat en serait mis en péril, si le ministère n’y prenait bien garde. Ces éloges sont-ils mérités ? Nous voulons le croire. Toutefois, que l’on nous permette quelques observations bien simples.

Qui est-ce qui a fait la puissance de la banque ? Pourquoi tout à coup cause-t-elle tant d’ombrage ? C’est parce que, restée caissier de l’Etat et en possession de l’ancien solde et des arrérages de ses redevances, elle a donné depuis deux ans une extension immense à ses opérations ; qu’après avoir constitué une société en dehors de ses anciens statuts, elle a fait un appel aux capitaux pour s’entourer de sociétés industrielles. Mais qui l’a laissée faire ? Qui a consenti au renvoi de la grande question d’une session à l’autre ? Qui a même approuvé la plupart de ces sociétés anonymes ? N’est-ce pas le ministère ? Nous poserons maintenant ce dilemme aux défenseurs des ministres et à la chambre elle-même, qui a fait en leur faveur une démonstration inconstitutionnelle (« Nous devons dire que nous n’accusons pas toute la chambre, à Dieu ne plaise ! mais seulement la fraction qui s’est associée à la démonstration dont on lui fait honneur. » (Note de l’Indépendant.))

Ou la puissance acquise par la banque est dangereuse, ou elle ne l’est pas. Si sa puissance est dangereuse, les ministres sont coupables de n’avoir pas cherché activement à empêcher son accroissement. Gouverner, c’est prévoir. Or, ils devaient prévoir et empêcher ce qu’ils disent, redouter aujourd’hui. Ils le pouvaient administrativement, et s’il l’eût fallu, l’aide de la législature ne leur eût pas manqué. Pourquoi dès lors ces éloges, quand c’est les blâmer qu’il faudrait ? Que si le pays n’a rien à redouter de la puissance de la banque, pourquoi ces cris d’alarme et de réprobation contre deux hommes honorables ?

Certes, nous ne nous constituons pas les défenseurs de MM. Meeus et Coghen, encore moins voudrions-nous nous prononcer sur la faveur dont on a songé à les gratifier ; mais nous ne saurions nous empêcher de relever les singularités que présente cette affaire.

Le ministère, par ses amis, par ses journaux, présente à la chambre, au pays, la banque comme une puissance dangereuse, qu’il faut surveiller attentivement, dont les directeurs et les administrateurs, véritables parias politiques, doivent être à jamais écartés du pouvoir ; et en même temps l’Union plaide chaleureusement pour que la société de mutualité industrielle soit autorisée par le gouvernement. Il y a mieux, les ministres qui, l’an dernier, frappaient de prétérition, au budget des voies et moyens, la somme due par la banque, en vertu de la convention conclue sous le ministère de leurs prédécesseurs ; les ministres qui, sans égard à cette convention, avaient eu recours aux tribunaux pour forcer la main à ce redoutable établissement, produisent maintenant une seconde transaction conclue avec la banque, à laquelle, à leur tour, ils ont donné le baiser de paix, et ne s’opposent plus à ce que la première reprenne ses effets.

Sont-ce là des contradictions assez marquées ? Combien d’autres en pourrions-nous signaler ? Nous nous arrêtons néanmoins dans ce retour sur le passé. Un autre jour, nous pourrons examiner les questions en elles-mêmes ; pour le moment, il nous importait de ne pas laisser consacrer un fâcheux précédent. L’éveil est donné, et nous nous en félicitons. La chambre, sans doute, et le ministère ne manqueront plus à leur mission : toutes les questions que soulève l’existence de la banque seront prochainement discutées dans les limites constitutionnelles, les préventions tomberont ou seront justifiées. Quant à nous, nous ne pouvons anticiper sur ce solennel examen, en nous associant à une manifestation extra-parlementaire dont la véritable cause est même inconnue.