(Paru dans la Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 97, 1872. Remarque: le sous-titre "Le péril clérical" est propre à cette version numérisée.).
(page 256) La crise que la Belgique vient de traverser n’a été qu’une de ces émotions passagères qui troublent de temps en temps l’existence des peuples libres ; la Suisse et l’Angleterre en ont vu bien d’autres. En elle-même, elle n’a rien de grave ; malheureusement elle est le (page 257) symptôme d’une situation qui recèle de grands dangers pour l’avenir. Ces dangers menacent non pas seulement la Belgique, mais tous les pays catholiques. Ils résultent surtout de deux causes : premièrement de l’esprit tout différent qui anime d’une part les villes, de l’autre les campagnes, secondement du but que poursuit le clergé catholique.
En tout temps et partout, la façon de penser, de sentir et d’agir des habitants de la campagne a été très différente de celle des habitants de la ville. Le campagnard vit isolé ; son esprit ne s’aiguise point, ses sentiments ne s’enflamment point au contact de ses semblables. Il est rebelle aux idées nouvelles, il les redoute et s’en défie. Le succès de l’industrie qu’il exerce, l’abondance de ses récoltes, dépendent d’influences qu’il ne peut diriger, et par suite il est, comme l’homme primitif, disposé à demander la réalisation de ses vœux à l’intervention des prêtres et à la puissance mystérieuse des sacrifices. Quand la terre est ensemencée, il n’a plus qu’à attendre les effets du soleil et de la pluie, dont il ne dispose pas ; il est ainsi incliné à une sorte de fatalisme. Les procédés de culture ne varient guère ; de là l’esprit de routine et de conservation. Les conditions du travail qu’il accomplit font donc que le paysan est conservateur, superstitieux et soumis au clergé. Dans l’empire romain, les paysans sont restés païens, pagani, le nom l’indique, quand déjà les villes étaient gagnées au christianisme.
Dans les villes au contraire, les idées nouvelles pénètrent rapidement. La discussion, l’échange des pensées, la fermentation intellectuelle qui est naturelle aux hommes assemblés, prédisposent les esprits au changement et au progrès, quand une doctrine saine y exerce son empire. Chaque matin, Athènes demandait : Qu’y a-t-il de nouveau ? Voilà le type de l’esprit qui règne dans les cités. En outre, dans l’industrie manufacturière, le succès ne dépend plus de la faveur des éléments, il dépend de l’habileté de l’homme et de l’application de ses connaissances. On attachera par conséquent plus de prix aux découvertes de la science qui rendent le travail productif qu’aux incantations du prêtre destinées à rendre les éléments propices. Les villes sont donc portées aux nouveautés, peu soumises à l’action du clergé, et par suite, quand ces deux tendances sont poussées à l’excès, révolutionnaires.
Sous la monarchie absolue, l’opposition entre la ville et la campagne ne crée nulle difficulté, car toutes deux sont pliées sous le joug commun ; mais, quand les pouvoirs émanent de l’élection, il peut sortir de cet antagonisme deux partis si hostiles que des agitations incessantes et même la guerre civile en résultent. C’est une des sérieuses difficultés de la démocratie représentative. Les (page 258) Etats-Unis y échappent parce que le paysan n’y existe pas. Grâce à un enseignement populaire répandu partout à profusion depuis l’origine, grâce aussi à un culte favorable à la diffusion des lumières, le cultivateur américain est aussi aisé et aussi éclairé que l’habitant des villes. En, Suisse, il n’y a guère de grandes villes. A Genève, la ville est presque tout l’état, comme dans les républiques grecques, et ainsi l’opposition rurale est peu à redouter. Dans les cantons primitifs, avec un régime complètement démocratique, règne un esprit fortement attaché aux vieilles coutumes et hostile aux nouveautés ; seulement, comme il n’y a que des campagnards, la lutte n’est pas à craindre. Elle a cependant éclaté dans le canton de Bâle, et, pour y mettre, un terme, il a fallu diviser l’Etat en deux demi-cantons, Bâle-ville et Bâle-campague. L’Italie ne connaît pas encore cette cause de troubles parce qu’elle n’a accordé le droit de voter qu’à un petit nombre de citoyens.
C’est en France et en Belgique que le danger est surtout apparent.
Napoléon III a essayé de gouverner avec l’appui des campagnes, et il y a réussi pendant vingt ans ; mais Paris d’abord et ensuite, à mesure que l’esprit d’opposition s’éveillait, presque toutes les villes ont voté contre les candidats bonapartistes. Les régiments résidant dans les grandes villes ont été gagnés par leur esprit, et ainsi l’empereur s’est trouvé acculé dans une situation très périlleuse dont il n’a cru pouvoir sortir que par une grande guerre, de grandes victoires et d’heureuses conquêtes. L’insurrection de Paris, l’hostilité ou le défaut d’entente entre la capitale et l’assemblée de Versailles, l’antagonisme entre les aspirations républicaines des villes et les projets et les vœux monarchiques de la majorité « rurale » de la chambre, tous les malheurs de la France et la poignante incertitude qui pèse sur son avenir proviennent de l’esprit si différent qui anime les populations des villes et celles des campagnes.
La Belgique n’a point passé par d’aussi terribles épreuves, parce que, n’ayant pas le suffrage universel, le gouvernement n’est pas tombé encore d’une façon définitive aux mains des représentants de la campagne. Depuis 1830, et surtout depuis 1848, l’opinion libérale, qui l’emporte dans les villes, a été ordinairement au pouvoir. Or, quand l’opinion des villes gouverne, les troubles ne sont pas à craindre, parce que c’est toujours dans les villes qu’ont lieu les émeutes ou les insurrections qui peuvent renverser les institutions établies. Les campagnes, plus inertes, se laissent gouverner paisiblement par leurs adversaires politiques. Les villes au contraire, plus ardentes et plus remuantes, supportent difficilement que le pouvoir soit exercé par des hommes qui ne pensent point comme elles, et quand une cause de surexcitation arrive, la foule est toujours prête à (page 259) descendre dans la rue. Alors se présente un grave dilemme. Si on cède, le régime représentatif semble faussé, le droit des majorités méconnu. Si on réprime, c’est la guerre civile, et l’histoire de l’Espagne ou mieux encore celle du Mexique montre qu’une fois engagé dans cette voie, on n’en peut presque plus sortir malgré les efforts les plus dévoués des hommes de bien. C’est comme un cercle vicieux d’insurrections et de répressions sanglantes où les citoyens, en proie à toutes les fureurs des factions, oublient le salut du pays et couvrent le sol de ruines. Alors les nations désespérées demandent au despotisme un repos démoralisant, le seul qu’il puisse donner, heureuses encore si elles peuvent trouver en elles-mêmes les éléments d’un gouvernement stable quelconque, et si elles ne sont pas condamnées à rouler, de révolution en révolution, dans une décadence sans remède.
En Belgique, le parti libéral n’a pas perdu l’espérance de revenir au pouvoir par des voies régulières. Après les élections de juin 1870, qui ont amené les catholiques à la direction des affaires, j’ai entendu dire : « C’est le règne des charrues croyant en Dieu qui commence. » Le sentiment religieux est indispensable, l’exercice régulier de la liberté ; mais, si ce sentiment doit servir d’instrument politique entre les mains d’un parti qui voudrait asservir les hommes à l’omnipotence du prêtre et porter atteinte aux conquêtes de l’esprit laïque et de la civilisation moderne, la Belgique à son tour passera par des crises très sérieuses.
Le second danger et le plus grave vient en effet des doctrines et des desseins de l’Eglise catholique. Tocqueville, ce grand et clairvoyant esprit, qui a si admirablement décrit les périls qui menacent les sociétés modernes, n’a pas vu celui-là. Il constate la haine furieuse de la révolution française contre l’Eglise ; mais il l’attribue à l’alliance que celle-ci avait contractée avec l’ancien régime, et, cette alliance ayant cessé, il pense que l’hostilité cessera en même temps. En ce point, il s’est trompé ; cette opposition n’a fait que grandir, s’envenimer et s’étendre. Elle était bornée à certains groupes d’hommes ; elle a envahi tous les pays soumis à Rome : l’Espagne, l’Italie, la France, la Belgique, et tout récemment les pays catholiques allemands, qui en avaient été complètement préservés jusqu’à ce jour. Faut-il s’en étonner ? Rome a déclaré que la civilisation et les libertés modernes étaient des fléaux, une peste qu’il fallait extirper. Ces anathèmes sont devenus des dogmes depuis que le pape a été proclamé infaillible.
Les peuples se laisseront-ils arracher ces libertés qu’ils ont conquises au prix de leur sang et d’un séculaire effort ? Peut-être, mais non sans lutte. De là ces antagonisme, cette guerre à mort entre l’Eglise et l’esprit moderne. Tocqueville ne l’a (260) point vu, parce que, comme beaucoup de cœurs généreux, il refusait de croire qu’il y eût incompatibilité entre l’Eglise et la liberté. Aujourd’hui malheureusement l’illusion n’est plus possible. Montalembert et Lacordaire sont morts désavoués, le père Hyacinthe et Döllinger sont excommuniés. M. Veuillot exprime la véritable doctrine romaine sanctionnée par l’autorité infaillible du pape quand il dit : « Il n’y a, il ne peut y avoir de catholicisme libéral. Les catholiques libéraux qui sont vraiment catholiques ne sont pas libéraux, et ceux qui sont vraiment libéraux ne sont pas catholiques. » En Belgique, les journaux de l’épiscopat tiennent le même langage.
L’Eglise vise à reprendre la direction suprême de la société civile. Voici sur quelles raisons elle se fonde. La société civile, l’Etat, reposent sur certaines notions de droit et de morale. Si vous punissez le meurtre, le vol, l’attentat aux mœurs, c’est que vous considérez ces faits comme mauvais et criminels. Si vous établissez la propriété, l’hérédité, la sainteté des contrats, c’est en vertu de certains principes de justice ; mais ces principes du juste et de l’injuste, du bien et du mal, la raison si faible, si incertaine de l’homme n’arrive pas à les découvrir sans les lumières de la révélation. Les opinions humaines, toujours variables et ordinairement contradictoires, ne peuvent décréter ces lois immuables, qui seules doivent servir de base stable à la société. Pour les trouver, il faut recourir à la raison divine, perpétuellement manifestée par l’organe de son vicaire infaillible.
C’est donc le pape qui est le juge suprême des lois civiles et politiques : lui seul peut décider souverainement de ce qui est bien et juste ; conséquemment tous les chefs d’Etat, assemblées, présidons ou rois, lui doivent obéissance. Les nations qui méconnaissent son autorité tomberont dans une irrémédiable anarchie.
Si l’on admet ces prémisses, d’une part l’impuissance de la raison humaine pour découvrir ce qui est juste et bien, de l’autre l’infaillibilité papale, je ne crois pas qu’il y ait rien de sérieux à répondre. Le fidèle, à moins qu’il ne s’insurge contre l’autorité de l’Eglise, est ainsi logiquement conduit à reconnaître la souveraineté suprême du pape et de ses délégués les évêques, même dans les affaires civiles.
En Belgique, cette doctrine est plus près de se réaliser que partout ailleurs. Elle s’enseigne dans les collèges des jésuites et à l’université de Louvain, où se forme la plus grande partie de la jeunesse. Un professeur de cette université, écrivain de talent et correspondant de l’Institut, M. Charles Périn, vient d’exposer ces idées dans une étude intitulée « Les Libertés populaires », où il cherche les conditions de salut des sociétés contemporaines.
« Ce que Dieu prescrit, dit M. Périn, et ce qu’il interdit, voilà le devoir et le fond obligé de toutes les lois. L’infaillibilité du pouvoir établi de Dieu (page 261) pour promulguer et interpréter sa loi donne les garanties essentielles de toute liberté sociale, tandis que l’infaillibilité des pouvoirs humains expose à toutes les servitudes. Si peu de part que prenne l’homme, en vertu d’un droit qui lui serait propre, dans la détermination des principes qui constituent l’ordre spirituel, et l’autorité de ces principes sera amoindrie… Ou bien, à raison de l’incompétence des pouvoirs civils en matière morale, il faudra renoncer à rien réprimer, et ce sera la licence, ou bien il faudra réprimer au nom de la majorité et de sa seule autorité, et ce sera l’arbitraire. »
Ainsi, c’est entendu, les laïques et la société civile qu’ils constituent sont incompétents en fait de morale. Il s’ensuit qu’ils ne peuvent ni décréter le droit, ni punir le crime sans les lumières et le contrôle du chef infaillible de l’Eglise. Le pape est donc bien effectivement le souverain des peuples et des rois, et tous doivent lui obéir. C’est la pure doctrine du Syllabus. Il ne faut point s’étonner qu’on l’enseigne à Louvain, puisqu’elle est devenue un dogme.
Au moyen âge, dans sa lutte mémorable avec l’empire, la papauté n’a pas réussi à faire reconnaître sa souveraineté universelle. Aujourd’hui, dans les pays catholiques, elle a toute chance d’y arriver, sans violence, simplement, en tirant un parti habile des libertés qu’elle anathématise. Si le clergé, au moyen du confessionnal, parvient à faire nommer aux fonctions électives les hommes de son choix, il se rend maître de tous les pouvoirs, et par son intermédiaire c’est vraiment le pape qui gouverne, ainsi que le veut M. Périn.
En Belgique, le but est presque atteint. Les électeurs de l’opinion catholique obéissent aux ordres des curés, les curés aux ordres des évêques, et les évêques aux ordres du pape. Les représentants catholiques ne sont ainsi que les délégués de l’épiscopat, et le primat de Belgique, l’archevêque de Malines, est le vrai souverain, puisqu’il peut faire agir à son gré la majorité du parlement, qui fait les lois, désigne les ministres et gouverne.
L’épiscopat n’usera point immédiatement de sa puissance pour établir le régime politique que Rome considère comme seul légitime. Les évêques, surtout celui de Malines, M. Dechamps, sont habiles et prudents. Ils savent qu’en abusant de leur pouvoir, ils pourraient provoquer dans le pays une réaction en faveur de leurs adversaires. En outre le nombre des hommes politiques qui, quoique appartenant à leur opinion, sont plutôt conservateurs que sectaires, est encore assez considérable pour qu’il faille tenir compte de leur répugnance contre toute mesure extrême.
Le ministère actuel est composé d’hommes de cette nuance. Ils se garderont de pousser les libéraux à bout, et au besoin ils résisteront aux exigences excessives du clergé ; mais ces hommes encore imbus (page 262) des idées de conciliation de 1830 disparaissent. Ils sont remplacés par des élèves ou des amis des jésuites, prêts à tout faire pour assurer le triomphe de l’Eglise. Quand les deux chambres seront peuplées de membres de cette nuance, comme l’espèrent les évêques, c’est alors qu’ils feront adopter des mesures qui réduiront le parti libéral à l’impuissance, et rendront définitif le règne des couvents et des pères de l’ordre de Jésus.
Les hommes du XVIIIe siècle et leurs héritiers n’ont pas vu l’influence décisive de la religion sur la destinée des peuples. Ayant cessé de croire, ils n’ont pas compris l’empire que les croyances exercent. Bien peu d’hommes s’en rendent compte, même aujourd’hui. C’est un des grands mérites de M. Edgar Quinet d’avoir prouvé ce fait par l’histoire de la révolution française et par celle des événements du XVIe siècle. La constitution de l’Etat finit par se modeler sur celle de l’Eglise, et, si on met obstacle à ce que cette conformité s’établisse, il en résulte des troubles incessants, une lutte acharnée et une instabilité universelle.
Le christianisme, à l’origine, était une démocratie égalitaire et libre où tous les pouvoirs émanaient de l’élection. L’autorité était exercée par des assemblées délibérantes, le conseil des anciens pour chaque église locale, le concile pour l’Eglise universelle ; depuis que le christianisme est devenu le catholicisme, il s’est rapproché successivement, dans une évolution historique de quinze siècles, de l’organisation de l’empire romain.
La proclamation de l’infaillibilité du pape vient enfin d’apporter au majestueux édifice son couronnement obligé. Aujourd’hui le gouvernement de l’Eglise présente l’image d’un despotisme aussi parfait et mieux obéi que celui qui existait à Rome sous les empereurs. Le pape nomme les évêques, les évêques nomment les prêtres, et tous doivent une obéissance sans limite au suprême arbitre de la vérité, au maître des consciences. L’élection par le peuple, générale à l’origine, a cédé la place à l’institution par les supérieurs hiérarchiques. Toute délibération a été supprimée, et le concile lui-même, type admirable du régime parlementaire, reste vénérable d’un temps de libre discussion, a été remplacé par la décision papale ex cathedra. Les institutions politiques ont subi un changement parallèle dans les pays catholiques, surtout à partir du XVIe siècle et après le concile de Trente. Les libertés locales et parlementaires ont été anéanties. En Autriche, en France, en Espagne, la centralisation et le despotisme se sont élevés sur leurs ruines. Au contraire les presbytériens, en même temps qu’ils retournaient aux origines du christianisme, fortifiaient l’autonomie communale, et fondaient des institutions républicaines dans les Pays-Bas, en Angleterre et enfin en Amérique. (page 263) Un pays catholique qui, comme la Belgique, tentera de fonder un régime de liberté aura donc à soutenir une lutte à mort contre le clergé, parce que l’idéal du gouvernement ne peut être pour celui-ci que le despotisme théocratique. Or il n’est pas certain que les amis de la liberté l’emporteront.
La chaire et le confessionnal, quand le clergé ose s’en servir franchement comme moyen d’influence politique, lui donnent un pouvoir presque irrésistible dans tout pays où la foi est encore vive. La lutte devient même impossible pour les libéraux belges dans les campagnes.
Il y a deux moyens de propagande, la parole et le journal. Les libéraux ne peuvent se servir ni de l’un ni de l’autre pour gagner des adhérents à leur cause. S’ils allaient parler au village, ils seraient évités comme des malfaiteurs ou chassés à coups de pierres. L’abonnement à leurs journaux est interdit, et qui les lit ne reçoit point l’absolution. S’ils envoient leurs feuilles gratis, le curé les confisque dans les cabarets, entre les mains du facteur ou dans les maisons particulières. Le café ou l’estaminet qui les recevrait serait dénoncé au prône comme un mauvais lieu que tout homme honnête doit fuir. Ceux-là seuls qui ne tiennent plus à l’estime ou qui bravent le respect humain osent résister, et ils ne contribuent pas à accroître l’autorité du parti qu’ils soutiennent.
Pour faire arriver au moins quelques lueurs jusqu’aux électeurs ruraux, M. Bara propose en ce moment d’envoyer les Annales parlementaires gratuitement à tous les citoyens jouissant du suffrage ; mais les campagnards ne liront point ces longs discours, et le jour où ils prendraient goût à cette lecture, on la leur interdirait.
Le livre même ne pénètre plus dans les villes soumises à l’influence du clergé. Dans les cités populeuses, riches, industrielles, de 25,000 à 50,000 âmes, comme Bruges, Courtray, Ypres, Saint-Nicolas, Alost, il n’y a pas un libraire qui ose vendre autre chose que des livres de messe, des récits de miracles et des images de piété, tandis qu’en Allemagne, dans les Pays-Bas et jusqu’en Transylvanie, j’ai trouvé aux vitrines, dans les moindres villes, des publications nouvelles attestant les besoins intellectuels des habitants. Comment les libéraux pourront-ils lutter contre la chaire et le confessionnal sans la parole, le journal et le livre ?
Dans un semblable milieu, les couvents se multiplient à souhait.
En 1846, on comptait 779 couvents et 11,968 religieux, c’est-à-dire autant qu’à la fin du XVIIIe siècle, quand Joseph II crut qu’il était urgent d’en réduire le nombre. Le recensement de 1866, le dernier qui ait été publié, portait le nombre des couvents à 1,314 avec 18,162 religieux et religieuses. En dix ans, leur nombre avait doublé, et depuis 1866 l’accroissement ne s’est pas ralenti. Il existe (page 264) aujourd’hui déjà deux couvents par trois communes, bientôt chaque commune en aura un ou deux. Or ces établissements disposent d’une grande influence électorale : ils élèvent les enfants ; par les objets de toute nature qu’ils consomment, ils disposent de la voix des boutiquiers.
En éludant la loi, ils ont constitué des sociétés perpétuelles qui s’enrichissent sans cesse. La peur du purgatoire est une source abondante de legs pieux, et la confession in articulo mortis arrache aux célibataires des libéralités considérables qui accroissent chaque année la fortune des corporations religieuses. Leurs maisons s’agrandissent, mais leurs propriétés foncières ne s’étendent pas ; elles attireraient les regards et seraient sujettes aux droits du fisc. Des actions au porteur produisent davantage et échappent à tout contrôle, à toute confiscation. En Hollande, en Allemagne, en France, le nombre des couvents s’accroît régulièrement et rapidement. En Italie même, à peine supprimés comme personnes civiles, ils renaissent sous forme de sociétés en nom collectif. (Note de bas de page : Pour ne citer qu’un ordre, voici l’accroissement du nombre des membres de la compagnie de Jésus. En 1850, on en comptait au plus 4,000. Aujourd’hui, d’après les relevés les plus exacts qu’on puisse obtenir, ils sont 8,837. A propos de l’Italie, je me permettrai de rappeler un souvenir personnel. En Égypte, j’eus la bonne fortune de voyager avec un ancien collègue de Cavour. Sa femme, esprit brillant et juste, me parla longuement de la situation politique de l’Italie. Elle m’expliqua clairement pourquoi le parti clérical n’est presque pas représenté aux chambres. « Les femmes italiennes, me disait elle, obéissent au confesseur en fait de religion, non en politique, et puis nous n’avons plus de couvents. — C’est vrai, lui répondis-je ; mais, comme en Belgique, ils reviendront plus nombreux. - Jamais, s’écria-t-elle, n’est-ce pas, mon ami ? » Son mari répondit avec un fin sourire : « Dans notre village, nous avions un gros couvent s’étalant au soleil. On l’a incaméré ; il y en a maintenant trois petits qui grandissent dans l’ombre. »)
Je n’examinerai pas ici l’influence sociale de ces institutions : je veux seulement montrer que, disposant d’une grande influence politique, elles sont aux mains de l’Eglise de puissants instruments pour arriver à établir sûrement, par la voie des élections, sa suprématie sur l’état.
Le parti qui obéit au clergé n’a pas uniquement à sa disposition les armes du moyen âge, - la chaire, le confessionnal et les couvents ; - il sait en outre se servir des moyens de lutte employés dans les pays libres et dont il se défiait naguère, les meetings, les associations électorales, les pétitions, les agitations,. la chasse aux suffrages, le canvassing sous toutes ses formes.
Dans les villes, les catholiques ont fondé, comme les libéraux, des cercles, des sociétés de musique, des bibliothèques, des conférences, des jeux populaires, des réunions où l’on discute des programmes et où l’on arrête la liste des candidats, dictée d’avance par l’évêque. Ils ne (page 265) craignent même pas de se coaliser avec les radicaux et les chefs de l’Internationale pour renverser les libéraux conservateurs, appelés doctrinaires.
A la campagne, la chose est plus simple, le curé est le grand électeur. Il a toutes les chances de l’emporter sur ses adversaires. Il est animé par la foi, ou obéit ponctuellement à un mot d’ordre ; il agit avec persévérance, toujours dans les mêmes vues, travaillant pendant vingt ans à se rallier une famille, à renverser un ennemi ou à gagner une voix au conseil communal. Les libéraux sont désunis, et leurs efforts ne durent point. Aujourd’hui ils s’occupent de politique avec ardeur, demain ils ne songent plus qu’à leurs affaires particulières. On voit ainsi d’un côté une force parfois violente, mais ordinairement intermittente, lutter contre une force constante et sans cesse active. A la longue, la seconde doit l’emporter sur la première.
Les couvents envahissent les campagnes et les villes. A Anvers, à Bruges, à Namur, à Gand, ils occupent déjà plusieurs quartiers ; mais ce qui garantit mieux encore l’extension de l’influence du clergé dans l’avenir, c’est qu’il se rend maître de presque tout l’enseignement. Les filles du peuple, de la bourgeoisie et de la noblesse sont toutes élevées dans les couvents, et il est à peu près impossible d’établir des institutions rivales, car l’épiscopat les tue en leur jetant l’anathème. Toutes les femmes sont donc formées par le clergé, et mettent leur influence, qui est énorme, au service de l’Eglise. L’école primaire est sous la main du curé, car il la dirige à titre d’autorité. Dans l’enseignement moyen, les collèges des jésuites ont plus d’élèves que les athénées royaux, et l’université de Louvain en a autant que les deux universités de l’Etat ensemble. Tant que les libéraux étaient au pouvoir, les établissements de l’Etat pouvaient à la rigueur faire contre-poids à ceux du clergé ; mais, si les catholiques restent au ministère, ils peupleront les institutions publiques de professeurs de leur opinion, et alors, à moins que les libéraux ne créent des écoles libres, ce qui est très peu probable, (page 266) l’enseignement tout entier sera soumis à l’Eglise et deviendra l’organe des doctrines du Syllabus. (Note de bas de page : A Liège, grâce au dévouement d’une personne intelligente et riche, la baronne de W…, une institution supérieure pour demoiselles a été fondée récemment ; mais l’évêque a refusé d’y faire donner des leçons de religion : il a mis au ban de l’Eglise les dames patronnesses, et les confesseurs font les derniers efforts pour empêcher les jeunes filles de suivre des cours où la foi est pourtant scrupuleusement respectée. La nomination de M. Delcour, professeur à l’université de Louvain, au ministère de l’intérieur, crée une situation tout à fait anormale pour les universités de l’Etat. Il tient dans ses mains le sort de ces institutions, lui, le représentant d’une institution rivale dont ses convictions doivent lui faire désirer le succès. Sans doute, il voudra être impartial, mais l’épiscopat le lui permettra-t-il ? Peut-on espérer qu’il fera ce qu’il faut pour attirer des élèves à Gand et à Liège au détriment de Louvain, à qui il appartient ? Le parti libéral aux chambres a déjà attiré l’attention sur cette situation extraordinaire.)
Le parti libéral de son côté a un grand avantage : il répond aux besoins de liberté qui agitent notre époque, et il a pour alliée la science. Néanmoins, sans une réforme religieuse affranchissant les consciences du joug de Rome, il aboutit à une contradiction qui lui communique une irrémédiable faiblesse. Cette fièvre d’irréligion qui s’était emparée des esprits à la fin du XVIIIe siècle s’est calmée. Le libéral ne pense plus, comme Helvétius ou d’Holbach, qu’un peuple doit vivre sans religion. S’il le disait, il perdrait tout crédit. Donc, pour l’enfant, pour le peuple, pour l’école, il est obligé d’admettre l’intervention du culte ; mais les ministres de ce culte dont il admet la nécessité sont précisément ses adversaires politiques. Ainsi d’une part il appelle le prêtre, et d’autre part il l’attaque avec toute l’énergie et toutes les armes dont il dispose. Quelle force peut sortir d’une situation aussi fausse, aussi contradictoire ? Le libéral a beau dire qu’il respecte la religion et qu’il n’a qu’un but, sauvegarder l’indépendance du pouvoir civil contre les empiétements du clergé ; la thèse est juste, mais les conséquences fâcheuses de sa fausse situation ne s’en font pas moins sentir.
Il en résulte d’abord que l’atmosphère de la famille n’est pas religieuse. Le père fait pratiquer à ses enfants un culte qu’il croit faux, funeste même, et ainsi la jeunesse entend attaquer sans relâche ces prêtres aux mains desquels pourtant on la remet. Enfin le libéral termine ordinairement sa carrière par une cérémonie religieuse dont il n’admet plus l’efficacité. Est-il possible que des croyances fermes, des caractères fortement trempés, se forment au milieu de cette suite continuelle de faiblesses, de compromis, de contradictions et d’hypocrisies ? Voltaire communiait pour édifier les paysans, et puis, à huis-clos, riait de sa communion et de lui-même ; Jean Huss se laissait brûler pour ne pas mentir à sa conscience. L’exemple du premier affaiblit les âmes, l’exemple du second les trempe pour la vie et pour la mort. Soyons bien persuadés de ceci : l’homme qui croit et qui est prêt à combattre et à se sacrifier pour sa foi finira par l’emporter sur celui qui trouve très spirituel de ne croire à rien et de se moquer de tout.
En Belgique, un parti s’est formé qui veut sortir de l’impasse où est engagé le libéralisme modéré ou « doctrinaire ; » c’est le parti de « la libre pensée. » Secte philosophique encore plus que parti politique, ses adhérents disent : Puisque le catholicisme veut anéantir les libertés modernes et surtout la liberté de conscience, et qu’il avoue ses desseins, le seul moyen de conserver ces libertés est de rompre définitivement avec le culte catholique. Ils s’engagent par (page 267) conséquent à faire célébrer les naissances, les mariages et les funérailles sans l’intervention d’aucun ministre du culte. C’est l’hostilité contre toute religion positive qui a pris corps en une société d’enterrements civils. Elle compte un certain nombre de membres dans les loges maçonniques, parmi les officiers, les artisans et les hommes du parti radical.
Fréquemment dans les journaux on lit l’annonce d’un enterrement fait par les soins de « la libre pensée. » Cette société ne pourra jamais lutter sérieusement contre la suprématie catholique ; elle hâterait plutôt son triomphe, car le clergé en fait un épouvantail pour ramener les fidèles en leur montrant à quel excès d’impiété arrive le libéralisme.
« La libre pensée » est, il est vrai, la conclusion logique et pratique du mouvement purement laïque d’opposition contre l’Eglise ; mais jamais un grand mouvement d’opinion ne se fera sur une simple négation. Cela est trop froid pour entraîner, pour échauffer les âmes. Il y a plus : en repoussant tout culte, on se met en opposition avec les instincts les plus profonds du cœur humain, et on peut dire avec sa nature même. Que l’homme descende d’un mollusque ou d’un infusoire, il n’en est pas moins arrivé à être un animal religieux aussi bien que politique. Il ne se résigne pas au néant ; il espère une vie meilleure où. règne la justice, il veut un Dieu et un culte, parce qu’ils sont aussi nécessaires aux besoins de l’âme qu’au salut de la société. L’athéisme n’aura jamais ni grande force d’expansion, ni grande persévérance dans la lutte. Ce n’est donc pas lui qui arrêtera les progrès de l’ultramontanisme.
Pour avoir une situation logique qui lui permette de tenir tête à ses adversaires, le libéralisme devrait se rallier soit à une réforme catholique comme celle qu’on tente en Allemagne maintenant, soit à une des nuances du protestantisme libéral. Quand il s’agit d’un besoin inné du cœur humain comme la religion, on ne tue que ce qu’on remplace ; malheureusement les libéraux n’attachent plus grande importance aux débats religieux, et ce n’est point dans le scepticisme ou l’indifférence qu’ils trouveront l’énergie nécessaire pour changer de culte. Ils continueront à rire de leurs chaînes jusqu’au jour où elles seront assez fortement rivées pour les priver de toute liberté. Les catholiques, qui tiennent les âmes par les sentiments les plus intimes et les plus profonds, ont des armes plus sûres que les libéraux, qui doivent faire appel à l’insurrection des passions et à l’incrédulité.
L’issue de la lutte peut rester douteuse tant que le suffrage restreint n’aura encore appelé à la vie politique que la bourgeoisie ; mais si, par suite de l’alliance des catholiques et des radicaux aveugles, le vote universel était établi en Belgique, l’ultramontanisme l’emporterait définitivement. C’est ce que l’on voit déjà dans les (page 268) provinces flamandes, isolées par leur langue du reste de la nation et de la Hollande par leur foi. Parmi les députés de ces provinces, qui forment la moitié du pays, il n’y en a plus que deux qui soient libéraux, et encore ne sont-ils nommés que grâce à une situation personnelle que le clergé n’a pas osé attaquer.
La Belgique a fait deux tentatives pour échapper à la domination ultramontaine, et deux fois elle a échoué. Au XVIe siècle, émancipés par les richesses et les lumières que leur avaient données le commerce et l’industrie, les Flamands avaient brisé le joug ; les Wallons, ralliés aux Espagnols, ont aidé à les asservir de nouveau. Au XIXe siècle, l’industrie s’étant déplacée, ce sont les Wallons qui luttent en ce moment ; mais les Flamands, aujourd’hui complètement soumis à Rome, servent à leur tour d’instrument pour soumettre les Wallons à la suprématie du clergé. Ce que l’on appelle « la question flamande, » à laquelle le réveil des nationalités dans toute l’Europe donne une importance croissante, est une arme de plus que les libéraux ont négligée, et dont les catholiques ont su très habilement tirer parti. Ce point mériterait une étude à part : il suffira de dire que, plus on étendra le droit de suffrage, plus les Flamands auront de pouvoir et montreront d’exigence. Aussi le ministère d’Anethan s’est-il empressé d’abaisser le cens pour les élections communales, où la Constitution n’avait point posé de minimum, et les libéraux craignent, aux élections qui auront lieu cette année, de perdre dans les provinces flamandes l’administration des grandes villes qu’ils conservaient encore. Ce serait un coup terrible pour le parti libéral et même pour la nationalité, car il livrerait le pays flamand à la domination absolue du clergé.
Concluons : le danger qui menace l’avenir de la Belgique provient de la puissance croissante du parti de l’Eglise, à qui les couvents, les populations flamandes, le sentiment religieux, la chaire et le confessionnal donnent une influence presque irrésistible. Ce parti, par l’organe de ses journaux, de ses écrivains, de son université, se dit prêt à obéir en tout à Rome et aux doctrines du Syllabus qui condamnent les libertés modernes. Le moment viendra donc où ces libertés seront minées et attaquées en Belgique.
Le parti libéral, appuyé sur les grandes villes, tentera-t-il de résister ? La royauté, gardienne de la constitution, s’efforcera-t-elle de protéger la minorité et de défendre l’indépendance du pouvoir civil, et, si elle le tente, réussira-t-elle ? Comme le montrait récemment, l’histoire à la main, un poète national, M. Potvin, depuis le XVIe siècle, tous les soulèvements populaires ont eu lieu à la voix du clergé. Il a renversé déjà deux trônes, celui de Joseph II et celui de Guillaume Ier, et en ce moment même il ne ménage guère le souverain qui a fait (page 269) d’un droit constitutionnel, dans l’intérêt de la paix publique, l’usage le plus prudent et le plus indiqué.
Tout est à craindre du parti purement clérical qui s’élève, car il n’est pas un parti conservateur, quoiqu’il prenne ce nom. Un parti qui place au-dessus de l’intérêt national une cause qui lui semble plus sacrée, soit la République, soit l’Eglise, est un danger pour l’ordre social, car il n’hésite pas à renverser les institutions établies pour atteindre son but. Je vois avec regret disparaître les deux partis modérés, tous deux amis de la liberté, qui s’étaient entendus pour donner à la Belgique en 1830 une des meilleures constitutions que l’on ait encore trouvées, et ce n’est pas sans effroi que j’aperçois s’avançant à leur place deux partis extrêmes et irréconciliables.
Ce n’est point en Belgique seulement qu’aura lieu ce redoutable conflit ; partout où l’on tentera d’asservir la société civile à l’omnipotence du clergé et du pape, cette entreprise soulèvera une résistance désespérée ; mais c’est en Belgique que cette lutte éclatera d’abord et avec le plus d’acharnement, parce qu’elle sort de l’histoire même du pays, et que le parti ultramontain y est plus près de toucher à la réalisation de ses desseins.
La royauté constitutionnelle aura-t-elle assez de force, d’habileté, de fermeté, pour empêcher que des mesures extrêmes ne provoquent des résistances révolutionnaires, et pour maintenir le pouvoir aux mains d’hommes sages préférant le salut de leur patrie à l’accomplissement des volontés de l’Eglise ? La façon dont le roi Léopold II est parvenu à dénouer la crise récente peut donner l’espoir que la Belgique ne verra pas de sitôt se lever le jour des grandes épreuves et des combats décisifs.