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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE V - LE MINISTÈRE DE M. BEERNAERT (SUITE). -
LA REVISION DE LA CONSTITUTION ET LES COMMENCEMENTS DE LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE
(Deuxième partie : sessions 1891-1892 et
1892-1893)
1. Ouverture de la session 1891-1892 : la réforme
électorale, à nouveau principal enjeu politique. Léopold II et le referendum
royal
(page 444) C’est sur ces entrefaites que
s’ouvrit la session de 1891-1892. Le 15 novembre, je fus nommé ministre d’État.
J’ai toujours pensé que cette nomination était due à l’initiative du Roi.
Seulement l’avant-veille je reçus de M. Beernaert un mot me demandant si je
l’autorisais à présenter au Roi ma nomination de ministre d’État. Je lui
répondis, en le remerciant, que j’étais mauvais juge en cette matière et que
c’était à lui à apprécier si ce choix était justifié. Une pluie de
félicitations se répandit sur moi ; il m’en vint même pas mal de libéraux
notoires.
(page 445) En montant au fauteuil de la
présidence, M. de Lantsheere déclara que la session
qui s’ouvrait serait la session de la révision. Les conservateurs étaient, en
général, si mal disposés pour cette grande réforme, que beaucoup se plaignirent
de ce mot. Cependant les esprits clairvoyants reconnaissaient que le président
avait énoncé une vérité indéniable. Mais ils ne se dissimulaient pas les
difficultés qui allaient se multiplier.
On se mit
d’accord pour n’engager le débat qu’après les vacances parlementaires de
janvier. Dans un de mes nombreux entretiens avec le Roi, nous avions abordé la
question du referendum royal. Le Roi voyait un frein dans cette innovation. Je
lui exposai qu’il se trompait. Mais il persista ; il était surtout enivré des
compliments qu’il avait reçus à cette occasion, disait-il, du marquis de
Salisbury. Le marquis avait-il été sincère ou bien avait-il simplement fait oeuvre de courtisan ? ce qui est
certain, c’est qu’il ne proposait rien de semblable en Angleterre. (De
Londres, où il avait rencontré le marquis de Salisbury, le Roi écrivait le 17
mars 1891 à M. Beernaert : « Lord Salisbury attache une extrême importance au
referendum royal. Il pense qu’aucune mesure ne saurait être plus utile et plus
efficace. Il y songe depuis longtemps pour l’Angleterre et espère qu’un jour il
pourra l’emprunter à la législation belge... » M. Van der Smissen,
qui a publié cette lettre (t. II, p. 68), s’est demandé si M. Beernaert avait
eu foi dans le principe de la consultation royale ou s’il ne s’y était rallié
que pour faire écho à une pensée du Roi. Ce dernier jugement lui a paru
s’imposer. M,Woeste, au
contraire, croit pouvoir affirmer que M. Beernaert fut le premier à parler à
Léopold II du referendum. (T.))
J’appris plus tard que le referendum royal n’avait pas été imaginé par le Roi ;
que celui-ci s’était seulement montré préoccupé de la nécessité d’accroître ses
pouvoirs ; qu’alors M. Beernaert lui avait, sans (page 446) consulter la majorité, proposé le referendum et que cette
proposition avait été d’emblée vivement goûtée : ceci explique combien il
devait, quelques mois après, être difficile pour M. Beernaert d’amener le Roi à
renoncer à la réforme qu’il lui avait suggérée et qui avait reçu de sa part une
adhésion en quelque sorte publique.
2. Le voyage à Rome et l’entretien papal
Le 29
novembre, le Cardinal me fit savoir que, conformément à une dépêche qu’il
venait de recevoir du cardinal Rampolla, le Pape
désirait m’entretenir. J’appréciai très vivement ce grand honneur ; mais,
accablé de travaux, je me demandai comment je pouvais les concilier avec un tel
voyage. Bref, je me décidai à partir le 1er janvier au soir et à ne rester que
huit jours absent : c’était peu pour voir Rome, que je ne connaissais pas ;
mais le Pape avait bien voulu me faire parvenir l’assurance qu’il me donnerait
audience dès mon arrivée. Avant mon départ, je vis M. Beernaert ; il aurait
désiré que j’obtinsse l’intervention du Saint-Père auprès des évêques belges,
pour que ceux-ci inspirassent dans les arrondissements catholiques des choix
plus capables. Réflexion faite, je pris la résolution de ne pas toucher ce
point. Les évêques n’ont pas sur les choix électoraux l’influence que beaucoup
croient, et d’ailleurs il serait peut-être imprudent de compromettre leur
action spirituelle en les mêlant à de pareils soucis.
Je partis
donc le 1er janvier 1892, après avoir pleuré notre ami Victor Jacobs, qui
s’était éteint le 20 décembre. Je l’avais vu deux fois depuis son retour du
Midi et j’avais pu constater les progrès rapides du mal. Mais, dans aucune de
ces deux entrevues, il n’avait témoigné la moindre appréhension d’une mort
prochaine ; dans la (page 447)
première, il avait même manifesté l’espoir de ne plus devoir faire de nouvelle
cure. L’optimisme qui le distinguait lui mettait-il un bandeau sur les yeux, ou
était-ce résignation chrétienne ? Le fait est qu’il ne se laissa aller à aucun
épanchement avec personne. Bien que, depuis assez longtemps déjà, il ne prît
plus aux débats parlementaires qu’une part assez éloignée, sa mort laissa parmi
nous un grand vide c’était une étoile de première grandeur qui s’évanouissait
et qui ne fut pas remplacée. Je lui consacrai quelques pages dans la Revue générale.
Mon voyage
se fit dans de bonnes conditions, bien que dans une saison fort peu propice. Je
m’arrêtai une nuit à Milan, et je pus voir le lendemain matin le Dôme, où
j’assistai à la messe. A partir de Gênes, la voie ferrée longe la mer ; la
température était douce et les effets de soleil superbes ; l’impression que me
causèrent les flots bleus de la Méditerranée, sillonnés de voiles dorées par la
brillante lumière du jour, resta sur moi ineffaçable. J’arrivai le 3 janvier à
11 heures du soir à Rome. Le lendemain matin, notre chargé d’affaires, M. Michotte de Welle, vint me
prendre et nous nous rendîmes ensemble au Vatican. Le cardinal Rampolla était malade ; je ne pus le voir ; Mgr Monceni me promit d’aviser le Pape de ma présence ; deux
heures après, je fus informé par lui que mon audience était fixée à 5 heures.
Elle se prolongea jusqu’à 6 h. 1/2.
Le
Saint-Père, en m’apercevant, me dit très paternellement : »Approchez ! approchez ! » et me fit asseoir à sa
droite. Il était assis sur un trône et avait un air de grande majesté. Sa santé
était excellente, et il causa (page 448)
avec feu et enjouement. J’eus occasion de faire allusion à sa vigueur, qui
défiait le temps. Il me répondit en riant qu’au déclin de sa nonciature en
Belgique, l’évêque de Liége, Mgr van Bommel, avait
dit de lui « Ce nonce est tout à fait usé ! »
Dès le
début de l’entrevue, il m’exprima ses regrets de ce que les journaux eussent
parlé de l’appel qu’il m’avait adressé. « J’ai désiré, me dit-il,
m’entretenir avec vous, comme j’ai vu le comte de Mun (et un Autrichien dont je
n’ai pas retenu le nom). Je veux me rendre un compte exact de la situation de
la Belgique et de la confiance qu’on peut avoir dans son avenir. » Il me
provoqua ainsi à m’expliquer à ce sujet. Il avait encore à la mémoire les
impressions que lui avait laissées son séjour en Belgique ; il croyait que
depuis lors rien n’avait changé, et que, par suite, l’extension du suffrage ne
pourrait profiter qu’aux catholiques, de manière à ce que, la réforme
accomplie, il ne restât dans les Chambres qu’un quart de libéraux. Je fus amené
de cette façon à retracer les faits nouveaux qui s’étaient produits dans notre
pays, les incertitudes de l’avenir, la ferveur et l’énergie des catholiques,
mais aussi les haines des libres penseurs et la disparition du caractère
chrétien de la société, prise dans son ensemble.
Le Pape
paraissait un peu surpris et objectait souvent l’Université de Louvain, qu’il
envisageait comme un remède à tous les maux. Je lui montrai en face
l’Université de Bruxelles et les deux universités de l’État, eu majorité peu
favorables aux catholiques à cette époque. Parmi les éléments nouveaux de la
situation, je dus lui signaler l’état d’esprit des classes ouvrières. (page 449) Il me dit vivement
: « Mais je leur ai donné satisfaction par mon Encyclique ! - Sans
doute, répondis-je ; mais le socialisme leur promet le bien-être ; c’est ce qui
les séduit ; et puis, il y a des questions d’application difficiles, notamment
celle de l’intervention de l’État. » Ici le Pape m’interrompit : « On me
dit que vous n’admettez pas ce que j’ai dit à cet égard ? » Je protestai. Mais
je fis remarquer qu’il y avait une école qui voulait aller beaucoup plus loin
et admettre l’intervention de l’État comme remède principal ; du reste,
ajoutai-je, il y a une grande différence entre l’intervention de l’État et
celle de la loi. » Le Pape me fit l’honneur de m’écouter très attentivement sur
ce point et me dit qu’il fallait éviter l’arbitraire des hommes et
l’exagération de l’intervention gouvernementale. J’observai alors que légistes
et fonctionnaires étaient toujours portés à cette exagération ; qu’ils
faisaient de l’État une arme qu’ils retournaient contre nous, et que, tout en
admettant l’action de la loi pour soutenir et protéger la liberté, il fallait
se garder de concentrer entre les mains d’hommes hostiles des pouvoirs qui
serviraient à nous combattre.
L’entretien
se prolongea beaucoup sur ces divers points. A un moment, le Pape me dit que le
Roi lui avait écrit plusieurs fois au sujet du service personnel mais qu’il
avait répondu ne pouvoir intervenir dans cette question ; il me parut, du
reste, très préoccupé de la nécessité de continuer à assurer le recrutement du
clergé.
Finalement,
il me demanda si la Belgique lui était attachée et ce qu’elle pensait des
conditions de la situation que les événements lui avaient faite. « Le
Saint- Père, lui dis-je, veut sans doute parler du pouvoir (page 450) temporel ? » Il répondit
affirmativement, fit ressortir ce qu’avait de précaire l’exercice libre de son
pouvoir, parla de l’utilité de démonstrations en faveur de sa souveraineté
temporelle, et exalta, en lui prêtant une importance assurément exagérée, la
démarche de sept sénateurs belges qui avaient refusé récemment de participer au
Congrès de la paix à Rome, en soulignant l’inconvenance qu’il y avait de le
tenir dans une ville enlevée à la papauté. Puis il fit allusion à la tenue d’un
congrès international ayant pour objet de se prononcer en faveur du pouvoir
temporel et insista sur l’utilité qu’il y aurait à y voir figurer des Belges.
Je répondis que, si ce congrès (dont effectivement l’idée avait germé en France
et ailleurs) se tenait, des Belges y participeraient probablement. Mais en même
temps je lui demandai la permission de m’exprimer à cet égard avec une entière
franchise. Je lui exposai alors les raisons qui déterminaient beaucoup de
catholiques belges à ne pas se livrer à des démonstrations en faveur du pouvoir
temporel. Il m’interrompit ici et me dit :« Je sais
même qu’au dernier congrès de Malines on a écarté un voeu
positif dans ce sens. » Je lui fis remarquer que le discours du cardinal
de Malines et l’adresse réclamaient pour le Saint-Père une indépendance
entière, mais qu’on avait voulu éviter une revendication trop bruyante par deux
motifs : le premier, c’est que la Belgique, petit Etat neutre, ne pouvait
prendre en mains d’une manière efficace la cause du pouvoir temporel ; le
second, c’est qu’en Belgique, les catholiques étaient un parti de gouvernement
et qu’ils devaient se garder de fournir à leurs adversaires un prétexte pour
les représenter comme (page 451)
troublant nos relations avec les puissances étrangères. De là, dis-je sous
forme de conclusion, notre peu de désir de voir se tenir un congrès de ce genre
en Belgique. Le Pape, après m’avoir écouté, me dit qu’« il appréciait la force de ces raisons », qu’il pouvait être utile de
ne pas tenir le congrès en Belgique, mais que cependant les démonstrations
étaient utiles.
En résumant
tout ce long entretien, le Saint-Père répéta combien il avait confiance dans
l’avenir de la Belgique ; mais il daigna me dire que je l’avais éclairé sur
beaucoup de choses. Puis, il s’informa des miens, me parla de mon fils aîné et
de ses succès scolaires. Je lui demandai sa bénédiction pour ma famille, pour
moi et pour les objets que je lui présentai. Il me posa la main sur la tête, me
bénit avec effusion et me dit que c’était là un gage de son affection pour moi
et pour toute la Belgique.
Je ne
restai qu’un peu moins de trois jours à Rome ; mais, grâce à notre chargé
d’affaires, j’y vis beaucoup de choses. Malheureusement la saison était
mauvaise, et les deux derniers jours le temps était atroce. Aussi mon
impression ne fut pas très favorable. Rome m’apparut dans certains quartiers
comme une ville moderne sans caractère ; çà et là on aperçoit des monuments
anciens, des ruines admirables et beaucoup d’églises. Cependant, à part
Saint-Pierre, dont la majesté frappe, mais qui impressionne moins que les
églises gothiques, et les basiliques, pleines de richesses et de souvenirs de
premier ordre, peu d’édifices produisent une sensation d’émerveillement ; par
contre, il y a un peu partout des oeuvres d’art
admirables. Je revins à Bruxelles, sans (page
452) m’arrêter en route et, le 8 janvier, je repris mes travaux : quelques
jours après, les Chambres devaient rentrer des vacances de Noël.
3. L’extension du droit de suffrage et le referendum
royal
La Chambre
acheva d’abord la discussion du budget de l’Intérieur. Plusieurs de mes amis et
moi, nous avions déposé à nouveau un amendement allouant cent mille francs aux
écoles adoptables. M. Beernaert s’y montra aussi hostile que par le passé et
menaça de se retirer, si l’amendement passait. Cependant, il n’intervint pas
dans la discussion, et il en laissa le fardeau à M. de Burlet.
Celui-ci fit des objections financières, puis manifesta des préférences pour le
système anglais. Nous hésitâmes beaucoup sur le parti à prendre ; finalement,
nous nous décidâmes à prendre acte des sympathies témoignées par le
gouvernement pour le système anglais, et nous déclarâmes qu’à défaut par lui de
prendre à cet égard une initiative, nous userions dans la session prochaine de
notre droit de présenter un projet de loi. Il n’en est pas moins vrai qu’une
fois de plus les écoles libres se voyaient leurrées. L’attitude de M. Beernaert
produisit de toutes parts, parmi les catholiques, un très pénible effet.
Le 2
février 1891 s’ouvrit le débat sur la révision. Au mois de décembre précédent,
M. Beernaert m’avait dit, dans un entretien, sans paraître y tenir beaucoup,
qu’il devait bien présenter le referendum. Je manifestai mes répugnances ;
là-dessus, il me dit : « Je vous montrerai mes propositions. »
Nous arrivâmes au 2 janvier, sans qu’elles eussent été
communiquées à personne. J’appris plus tard que, dans le Conseil des ministres
auquel elles avaient été soumises, M. de Burlet avait
demandé (page 453) s’il ne fallait
pas en entretenir la droite, et que ses collègues avaient répondu négativement.
Quoi qu’il
en soit, la séance du 2 février commença par un lever de rideau. M. Beernaert
exposa qu’il était d’avis de renoncer à la procédure, en vertu de laquelle on
avait paru disposé à commencer par une réforme électorale provinciale et
électorale et que la Chambre devait, avant tout, se prononcer sur ce point. Je
me levai aussitôt pour demander le dépôt des nouvelles propositions que M.
Beernaert avait annoncées pour le cas où l’assemblée partagerait l’avis qu’il venait d’émettre. De toutes parts on s’associa à moi ; M.
Beernaert prit acte de cette adhésion et déposa ses nouvelles propositions de
révision ; deux d’entre elles impliquaient la représentation proportionnelle et
le referendum.
J’aurais pu
les laisser passer, en me bornant à faire des réserves. Mais je craignais que
mes amis ne fussent petit à petit engagés dans l’engrenage ; je résolus donc de
frapper un grand coup, et, en m’élevant contre ces deux mesures, je représentai
le referendum comme étant une oeuvre de césarisme,
destinée à ruiner le régime parlementaire et à introduire le pouvoir personnel
tempéré par les plébiscites. La droite souligna ces paroles d’une très vive
approbation (Répondant à ce discours, le Roi écrivait le soir même
à M. Beernaert une lettre commençant comme suit : « Le referendum est une
mesure sagement démocratique, c’est plus une extension des privilèges du corps
électoral qu’une augmentation du pouvoir royal. C’est le corps électoral qui
obtient le droit de réponse... » voir Van der Smissen, Léopold II
et Beernaert, t. II, p. 116. (T.)). M. Nothomb défendit très maladroitement le referendum, en disant
qu’il serait la fin du régime parlementaire exagéré ; son langage (page 454) souleva à droite des
protestations unanimes ; M. Beernaert parut décontenancé ; il se contenta de dire
qu’il démontrerait ultérieurement que la réforme proposée n’aurait pas les
inconvénients signalés. Les propositions furent renvoyées aux sections, et on
ajourna tout le débat sur la révision, jusqu’à ce que rapport en eût été fait.
Le
lendemain, toute la Chambre dînait au palais. On ne parla que de la séance de
la veille. Le Roi multiplia les avances à M. Janson, qui, la veille, avait dit
quelques mots en faveur du referendum ; avant comme après le repas, il lui prit
les mains avec effusion. Il chercha aussi, mais sans succès, à faire de la
propagande auprès des catholiques.
4. Beernaert menace de se retirer devant les
résistances de la droite conservatrice
Les
sections devaient être convoquées pour le vendredi 5 février ; on les ajourna
au mercredi, pour laisser à M. Beernaert le temps de mûrir ses résolutions.
Dans l’intervalle, la presse tout entière, sauf la Réforme, entra dans le mouvement antireférendiste.
Le dimanche 7, au vingt-cinquième anniversaire du cercle catholique à Bruges,
je prononçai un discours où j’émis l’espoir que « les théories napoléoniennes
ne germeraient jamais en Belgique ». L’assemblée applaudit frénétiquement et le
mot se répandit comme une traînée de poudre.
Le mardi 9,
les deux droites de la Chambre et du Sénat se réunirent. M. Beernaert fit de la
situation un exposé amer, dans lequel il manifesta l’intention de se retirer.
L’accueil fut glacial ; M. Schollaert parla le
premier ; il déclara qu’il valait mieux sacrifier un homme qu’une cause ;
d’autres membres l’appuyèrent, et au bout de trois heures, la séance fut remise
au lendemain, (page 455) salis que
la droite eût faibli un seul instant dans son opposition.
La
situation devenait grave. M. Beernaert, toujours très impressionnable avait dit
: « Mon rôle est fini » ; mais il ne devait pas désirer se retirer chargé
des anathèmes de la droite. M. de Burlet fit
connaître au Roi les dispositions de la droite. Le Roi entra dans une grande
colère ; il voyait dans ces dispositions un indice de défiance vis-à-vis de
lui. Dans une seconde entrevue qui eut lieu à 5 heures, il témoigna à M. de Burlet l’intention d’abdiquer, et effectivement il annonça
cette résolution par lettre au président de la Chambre. Le soir, M. de Smet de Naeyer vint m’avertir de ce dernier incident. Je lui
répondis : « Ce sont des dragons chinois. » Je ne me trompais pas ;
au même moment, M. Beernaert voyait le Roi et il négociait avec lui un
arrangement par lequel, au lieu de consacrer le referendum par la Constitution,
on laisserait à une loi le soin de l’établir ; M. de Lantsheere
accepta la mission de défendre le lendemain cet arrangement.
Le 10
février, M Beernaert ouvrit la séance des droites en constatant que celles-ci
ne voulaient ni du referendum ante,
ni du referendum post, et que, dans
ces conditions il devait se retirer ; il ajouta que le Roi était navré. M. de Lantsheere se leva alors et proposa comme venant de lui, l’arrangement
imaginé par M. Beernaert la veille au soir, et comme il faisait remarquer avec
insistance que la loi réglant le referendum « se ferait ou ne se ferait
pas », l’impression fut favorable. Aussi, en vue de détendre la situation,
je déclarai aussitôt que la proposition était acceptable et j’entraînai la
droite.
(page 456) Dans l’effusion de la joie
générale, on cria de divers côtés : « Vivent les ministres ! » on les
félicita ; on croyait que c’était la clôture définitive de l’incident. Quelques
membres cependant, mieux avisés, soutenaient qu’il y avait équivoque.
L’événement allait leur donner raison. M. Beernaert déposa un amendement à ses
propositions primitives dans le sens de ce qui avait été entendu avec les
droites, et il y ajouta un exposé des motifs disant qu’on était d’accord sur le
principe du referendum ; qu’une question de forme avait été seulement débattue
en ce qui le concerne, et que, dans ces conditions, le gouvernement consentait
à prendre en considération les objections qui avaient été présentées. L’émotion
fut très vive à la lecture de cet exposé ; tout parut remis en question ; M. de
Lantsheere reconnut lui-même que l’exposé ne
traduisait pas fidèlement la transaction intervenue ; quant aux membres de la
droite, ils déclarèrent ouvertement qu’ils ne s’étaient nullement engagés à
voter le referendum, mais qu’ils avaient simplement consenti au renvoi à la
Constituante des propositions primitives sous une forme atténuée. Aussi, le 11,
dans les sections, ils firent connaître unanimement leur hostilité au
referendum ; quelques-uns, pour marquer leur désapprobation de l’exposé des
motifs, s’abstinrent ; d’autres votèrent contre ; bref, la proposition relative
au referendum réunit cinquante voix contre trente-deux et quatorze abstentions.
Ce vote, comme on vient de le voir, n’engageait pas la question de principe. Il
résulta de tout cela un nouveau malaise, et bientôt M. Beernaert devait
s’apercevoir de la nécessité d’explications destinées à y mettre fin, Dans
l’intervalle, le 21 février, (page 457)
M. Nothomb fit un éclat à l’association conservatrice de Bruxelles, dont il
était le président. Tout à coup, sans prévenir personne, il déclara en
assemblée générale que, d’accord avec M. Janson sur le suffrage universel, il
ne pouvait le combattre ; que dès lors il lui serait impossible de diriger la
campagne électorale au nom de l’association ; et qu’en conséquence il donnait
sa démission. Espérait-il produire un mouvement favorable à sa personne et à
ses vues ? C’est vraisemblable. Ce qui est certain, c’est qu’il ne rencontra
qu’une désapprobation générale ; que l’association conservatrice prit acte de
sa démission, et qu’au dehors il y eut comme une rupture générale entre les
catholiques et lui. L’arrondissement de Turnhout s’émut ; les associations
cantonales déclarèrent à l’envi qu’elles ne renouvelleraient pas son mandat de
député, et le baron de Broqueville fut désigné, sans tarder, pour le remplacer.
Quelque temps après cependant, des tentatives furent faites auprès de ce
dernier pour qu’il se désistât ; elles venaient indirectement du gouvernement ;
il me consulta ; je l’affermis dans sa résolution première ; quinze jours avant
les élections, il me prévint que ces tentatives avaient été renouvelées, et
que, pour le déterminer à se retirer, on lui avait dit qu’en cas d’adoption du
suffrage universel, M. Nothomb serait le seul ministre possible ; je lui
conseillai de maintenir sa candidature, et fortifié par mes avis, il resta sur
les rangs.
Mais je
reviens au mois de février. Le 22, se tint à Bruxelles une réunion très
nombreuse des délégués de la Fédération des associations conservatrices. Les
sentiments y étaient très divers ; finalement, je parvins à rallier la (page 458) presque unanimité des
délégués à des résolutions adoptant comme plate-forme électorale l’habitation
combinée avec l’occupation, repoussant le suffrage universel et se prononçant
énergiquement contre le referendum.
Cette
dernière résolution irrita fort M. Beernaert ; je vis dans une pareille
irritation une nouvelle preuve de l’équivoque qui, depuis le 10 février,
existait dans les rapports du gouvernement avec les droites. Le 23, les droites
étaient réunies derechef, pour examiner le parti à prendre au sujet de
nouvelles propositions révisionnelles déposées par M. Coremans
et quelques-uns de nos amis. Le gouvernement en combattit la prise en
considération ; je me joignis à lui et la grande majorité de l’assemblée se
rallia à notre manière de voir. A peine cette résolution avait-elle été prise,
que M. Beernaert se leva, et, dans un discours plein d’acrimonie, il se
plaignit de ce que plusieurs membres de la droite n’avaient pas respecté les
engagements pris ; il ajouta que, dans ces conditions, il ne pouvait plus
gouverner, mais exprima l’espoir qu’il serait possible d’ajourner la crise
jusqu’au mois de mai, époque à laquelle les nouvelles listes électorales
seraient en vigueur. Des explications furent échangées. Le duc d’Ursel et moi, nous remontrâmes que le mal venait de
l’exposé des motifs de la proposition relative au referendum. M. Beernaert ne
contesta pas que cet exposé allait trop loin, et qu’à la Constituante les
membres de la droite seraient libres de rejeter le referendum ; mais il
n’admettait pas non plus que ceux-ci s’engageassent dès à présent à le
repousser.
On se
sépara sans conclure. Après la séance, MM. de Bruyn et de Burlet
me dirent que M. Beernaert était (page
459) exaspéré. Divers incidents avaient contribué à produire cet état
d’esprit. Il désirait vivement ouvrir la Chambre à M. de Volder, sur l’appui
duquel il aurait pu compter en toutes circonstances. Voyant que M. Nothomb
était devenu impossible à Turnhout il écrivit à l’archevêque de Malines pour
lui demander d’y pousser M. de Volder ; l’archevêque ne lui laissa aucun
espoir. Il insista auprès du baron d’Huart, pour obtenir le désistement de M.
de Broqueville ou tout au moins l’acceptation de la candidature de M. de Volder
à Dinant, où la mort de M. Thibaut venait de laisser
un siège vacant. Il échoua, et dans un moment de colère, il dit à M. d’Huart :
« Suffit-il donc d’être de mon entourage ou de celui du Roi, pour être
écarté ? »
Cependant
le mouvement contre le referendum se dessinait de plus en plus dans le pays. A Dinant, l’élection de M. Delvaux fut précédée de
manifestations significatives ; à l’association conservatrice de Bruxelles, un
ordre du jour fut voté, protestant sans ambages contre l’innovation proposée.
5. La réunion du 24 mars 1892
M.
Beernaert, de plus en plus démonté, convoqua de nouveau les droites le 24 mars.
Il leur donna connaissance, comme pour les amorcer, d’un projet de loi sur les
droits de douane, qu’il se proposait de déposer le jour même ; puis, tout à
coup, changeant de ton, il déclara qu’en présence du soulèvement contre le
referendum, il ne pouvait présider à des élections dont il serait la victime ;
qu’il devait donc se retirer ; que cependant si l’on voulait qu’il ajournât de
quinze jours sa démission, il appartenait aux droites de lui rendre la position
tenable pendant ce court délai. Là-dessus, il (page 460) quitta, malgré nos instances, l’assemblée suivi de ses
Collègues.
M. de Lantsheere, qui était dans le secret de cette
démonstration, mais qui, à ce moment, n’en discernait pas le caractère, donna,
immédiatement après le départ de M. Beernaert, lecture d’un exposé faisant
ressortir la gravité de la crise, et demandant, sous forme de conclusion,
qu’aucun membre de la droite n’acceptât aux prochaines élections de mandat
impératif. C’était donc là ce que voulait obtenir M. Beernaert par sa mise en
scène. Je me levai aussitôt ; je déclarai que je n’avais jamais accepté et que
je n’accepterais jamais de mandat impératif ; mais que je n’entendais pas
aliéner notre droit d’avoir avec nos électeurs des échanges de vues dans
lesquels nous ferions librement connaître nos intentions. Alors, M. de Lantsheere modifia sa proposition primitive, et il insista
pour que, même spontanément nous ne prissions aucun engagement. Plusieurs
membres protestèrent ; et faute d’entente, on remit le débat au lendemain,
après la séance de la Chambre.
Dans les
vingt-quatre heures qui suivirent, on agita une foule de projets d’ordres du
jour, et rien n’était conclu lorsque l’assemblée des droites fut reprise en
l’absence du Cabinet. M. Schollaert proposa une
résolution aux termes de laquelie chaque député
aurait le droit de s’entendre avec ses électeurs, d’exprimer vis-à-vis d’eux
ses convictions et d’y conformer ses votes, mais ajoutant qu’aucun d’eux ne
pourrait prendre d’engagement et qu’on n’aurait pas le droit de leur en
imposer. C’était contradictoire et tout le monde s’en aperçut ; mais il fallait
sortir de l’impasse où nous nous (page
461) trouvions, et comme M. Schollaert avait
déclaré qu’il croyait pouvoir affirmer que cet ordre du jour avait
l’assentiment de M. Beernaert, la plupart d’entre nous résolurent de s’y
rallier. M. Coremans et moi, nous fîmes ressortir que
nous restions entièrement libres vis-à-vis de nos électeurs et que nous nous
réservions d’échanger avec eux les vues que nous jugerions bon. On cria : « Aux
voix ! » tant on avait hâte d’en finir et de gagner du temps par un moyen
quelconque. « Mais il y a une équivoque ! » s’écria M. Helleputte.
Nous répondîmes : « Aux voix ! » « Les explications données par
M. Woeste, dit le comte van der Burch,
font de l’ordre du jour une niaiserie. » Nous répétâmes : »Aux voix »
Alors M. de Lantsheere demanda si le gouvernement
acceptait l’ordre du jour ; il ajouta qu’il avait peine à l’admettre, puisqu’il
renfermait une contradiction. Nous criâmes encore « Oui i oui ! il l’admet ! » et c’est ainsi que
l’ordre du jour fut voté au milieu de rires à peine contenus.
M. de Lantsheere fut très mécontent de la tournure burlesque
qu’avaient prise les choses ; il porta son mécontentement chez M. Beernaert.
Celui-ci parut très mortifié ; mais, une heure auparavant, jetant un coup d’oeil sur l’ordre du jour, il l’avait admis. Comment, dès
lors, réclamer autre chose ? Quelques jours après, M. de Lantsheere
me dit qu’il avait cru, dans les derniers temps, au désir de M. Beernaert de se
retirer, mais que maintenant il n’y croyait plus.
Ces tristes
débats avaient transpiré au dehors ; la presse s’en était emparée, et son ton
se monta contre M. Beernaert. Ce dernier se plaignit à Malines, et alors (page 462) les évêques se réunirent et
prirent une décision recommandant la modération vis-à-vis du chef du Cabinet,
Cette décision fut communiquée aux journaux ; mais l’hostilité au referendum ne
faiblit pas, et, comme le travail électoral commençait déjà, on entendit de
toutes parts les candidats prendre, en ce qui les concernait, de véritables
engagements.
6. Ouverture du débat en séance plénière de la
chambre : Beernaert propose à nouveau sa démission
Sur ces
entrefaites mourut, le 29 mars, le prince de Chimay, ministre des Affaires étrangères.
Il fut remplacé, le 31 octobre 1892 (M. Beernaert géra intérimairement le département. (T.)), par le comte de Merode-Westerloo qui n’était plus député, mais qui avait depuis
des années suivi la fortune de M. Beernaert. C’est presque au lendemain du
décès du prince de Chimay que s’ouvrit, à la Chambre, la discussion sur la
révision. M. Beernaert prit le premier la parole, et maintint toutes les
propositions du gouvernement y compris le referendum et la représentation
proportionnelle. Immédiatement après lui, tout en acceptant la révision de
l’article 47, je combattis la plupart de ses vues. M. Frère-Orban, dans un
grand discours, fit le procès au suffrage universel ; on avait fait à gauche de
grands efforts pour obtenir son silence sur ce point ; il avait refusé. M. Graux fut fort malmené à gauche ; il avait antérieurement
subordonné la révision au maintien de la prépondérance actuelle des villes ; il
ne parvint pas à établir comment l’extension du suffrage serait compatible avec
une semblable prépondérance. M. Janson, dans une conférence éloquente, défendit
le vote universel.
Bref,
chacun conserva ses positions dans la discussion générale.
(page 463) Lorsqu’on aborda les articles à
réviser, des débats sérieux ne surgirent qu’à l’occasion de l’article 26
(referendum) et de l’article 48 (représentation proportionnelle). La droite ne
vota le renvoi de l’article 26 à la Constituante qu’en se prononçant nettement
contre le referendum. Elle aurait pu renvoyer dans les mêmes conditions
l’article 48 ; mais M. Beernaert ayant accentué de nouveau ses sympathies pour
la représentation proportionnelle, le renvoi de ce dernier article fut rejeté
par soixante-huit voix contre cinquante-cinq.
Aussitôt M.
Beernaert parcourut les bancs de la droite, se plaignit amèrement et parla de
nouveau de sa retraite. Puis il porta ses doléances au Sénat et déclara même à
M. Dupont, sénateur de la gauche, qu’il était démissionnaire. Là-dessus l’un
des questeurs de la droite, M. de Jonghe, s’entremit
pour obtenir de quelques-uns de ses collègues de la Chambre, en cas de renvoi
de l’article 48 par le Sénat, qu’ils émettraient un vote contraire à leur vote
précédent. Leur adhésion ayant été, en quelque sorte, arrachée, un certain
nombre de sénateurs reprirent l’article 48, en firent admettre la révision
possible dans le sens de la représentation proportionnelle par la majorité de
la haute assemblée et nous obligèrent ainsi à nous prononcer de nouveau sur
l’opportunité de le soumettre à la Constituante.
Que faire ?
Nous savions que le portefeuille de M. Beernaert était en cause ; et plusieurs
d’entre nous, parmi lesquels je me trouvais, redoutaient à la veille des
élections une crise ministérielle. Je résolus donc de m’abstenir, mais en même
temps de liquider nos comptes avec M. Beernaert. C’était la sixième fois que,
depuis que (page 464) la question de
la révision était posée, il jetait, sans le déclarer ostensiblement à la
Chambre, son portefeuille dans la balance ; nous marchions le couteau sur la
gorge ; c’en était trop ; et, tout en me plaignant de ce procédé, je signalai
que sa politique menaçait le gouvernement parlementaire ; que sur ce point nous
ne transigerions pas à la Constituante et que nous n’y admettrions plus de
questions de Cabinet.
M.
Beernaert, très ému, déclara que, s’il ne possédait plus la confiance de la
majorité, celle-ci devait le dire nettement et qu’il ne pouvait se contenter de
mon vote d’abstention. Plusieurs de mes collègues de la droite ne comprirent
pas que c’était là poser la question de Cabinet ; ils étaient résolus à
s’abstenir ou à voter contre le renvoi de l’article 48. Mais M. Graux intervint et déclara très maladroitement que la
question de Cabinet était en jeu ; M. Beernaert le confirma, cette fois, très
expressément, et je pris texte de tout cela pour déclarer que je voterais le
renvoi, mais avec cette réserve qu’à la Constituante je n’accepterais pas la
représentation proportionnelle, même si la question de Cabinet était posée. De
cette façon, la crise ministérielle était conjurée, en même temps que l’avenir
se trouvait réservé.
7. Les élections de 1892 : la défaite des
« Indépendants »
Tout ceci
se passait le 18 mai 1892 ce fut le dernier jour de la session. Antérieurement
les Chambres avaient discuté la question des fortifications de la Meuse et
celle des responsabilités qui s’y rattachaient. Le général Brialmont ne fut pas
ménagé. On s’étonnait qu’après les reproches que lui avait adressés le
gouvernement, il n’eût pas encore été mis â la retraite. Mais le gouvernement (page 465) était décidé à prendre cette
mesure avant les élections ; elle fut prise effectivement et fut notifiée à
l’intéressé ; déjà antérieurement, le ministre de la Guerre s’était résolu à ne
pas prolonger au delà du terme réglementaire les fonctions du général Nicaise ;
celui-ci, avisé de cette décision, en fut profondément froissé ; le Roi le créa
baron pour le dédommager. C’est ainsi que cessa de peser sur l’armée ce que
j’appelai un jour « une trinité de généraux » jaloux d’une suprématie abusive ;
le général van der Smissen s’était retiré dans un
moment de colère ; les généraux Nicaise et Brialmont avaient régulièrement été
mis à la retraite.
La période
électorale avait été, en quelque sorte, ouverte par la tenue à Huy de la
vingt-quatrième session de la Fédération des cercles catholiques et des
associations. J’éprouvai une joie profonde de rencontrer sur cette terre, en
apparence ingrate, un chiffre inespéré de dévouements et de notabilités
sociales. Le succès de la session dépassa beaucoup notre attente. Les Hutois parurent enchantés, et je me félicitai d’avoir eu
l’idée de leur proposer de tenir en leur ville une assemblée qui, dans d’autres
temps, n’y aurait certes pas été favorablement accueillie. Le referendum
n’était pas à l’ordre du jour ; mais un voeu fut émis
pour le repousser : il fut couvert des acclamations de tous les membres
présents.
Les
résultats des élections générales paraissaient fort incertains. Nous étions
moralement sûrs de Gand et d’Anvers ; mais si, à Gand, nous atteignîmes une
majorité en quelque sorte inattendue, à Anvers l’issue de la lutte ne répondit
pas à nos espérances nous ne l’emportâmes qu’à trois cents voix de majorité.
Nous eûmes un (page 466) échec à
Ostende, qui resta inexpliqué pour nos amis de cette ville, de même qu’à Thuin,
où nous comptions conserver M. Derbaix. Mais, par
contre, nous obtînmes à Tournai, à Ath, à Huy, à Charleroi et à Verviers des
succès qui témoignèrent de nos progrès en pays wallon. A Turnhout, M. Nothomb
n’avait pas été réélu.
A
Bruxelles, les esprits clairvoyants ne s’étaient pas fait illusion. Cependant
M. Beernaert était plein d’espoir ; il était entretenu dans ces sentiments par
un petit groupe formé des comtes de Merode-Westerloo, Adrien d’Oultremont,
Charles van der Burch, de M. Jules de Borchgrave, de M. Théodor et de
quelques autres ; M. d’Oultremont affirmait que
jamais les choses ne s’étaient présentées si bien ; M. de Merode
disait, la veille, que le chiffre de la majorité des indépendants était seul en
question. Le réveil fut douloureux pour les optimistes tandis que, mes amis et
moi, nous avions prédit une minorité de quinze cents à deux mille voix,
celle-ci atteignit trois mille cinq cents voix. Des circonstances diverses
avaient contribué à ce résultat ; on craignait à Bruxelles que les deux tiers
des prochaines Chambres ne fussent obtenus par les catholiques ; et puis, dans
les derniers jours, on avait réussi à ameuter les cabaretiers.
Quoi qu’il
en soit, la défaite de Bruxelles montra combien les indépendants proprement
dits avaient peu de racines dans l’arrondissement. Ils croyaient qu’en
s’attachant à la fortune de M. Beernaert et en m’attaquant en toute occasion,
ils s’assuraient la victoire. L’un des députés sortants, M. Bilaut,
m’avait dit six semaines avant l’élection : « Si M. Beernaert donne
sa démission, je ne me représente plus. - Et pourquoi ? (page 467) lui dis-je. - Ah ! parce qu’à
Bruxelles, M. Beernaert est considéré comme un demi-libéral et même par
plusieurs comme un libéral. » L’événement déjoua ces appréciations : les huit
mille voix que la liste indépendante avait obtenues étaient presque toutes des
voix catholiques ; je suis convaincu qu’elles ne comprenaient pas cinquante
voix de libéraux modérés.
Ceux qui se
croyaient les augures du parti indépendant n’avaient cependant rien négligé pour
se concilier ce qu’ils appelaient « les éléments flottants ». Ils avaient
formé une liste pâle ; les noms trop prononcés leur déplaisaient et ils les
avaient écartés ; c’est ainsi qu’au grand déplaisir de l’association
conservatrice, ils avaient repoussé le comte Hippolyte d’Ursel
pour lui préférer le pharmacien Henri, et, parmi ceux qui avaient pris cette
résolution, s’étaient trouvés le comte d’Oultremont
et le comte de Merode Ils avaient prouvé ainsi une
fois de plus que, si l’habileté n’est pas à dédaigner, elle est bien loin de
suffire toujours.
Immédiatement
après les élections, je fus interviewé sur l’impression qu’elles m’avaient
laissée, et, tout en me déclarant satisfait, j’exprimai l’avis que nous
n’avions guère à regretter les indépendants. Je renouvelai cette appréciation
dans un article que publia, le 1er juillet, la Revue générale sous le titre e Les élections et la révision » ; j’y
traçai également le programme de la droite tel que je le comprenais, et, je le
reconnais, celui-ci n’était pas pour plaire à M. Beernaert.
Les
indépendants furent exaspérés. Ils me répondirent dans les termes les plus
grossiers par la triple plume du comte Guillaume van der Burch,
du comte Adrien (page 468) d’Oultremont et du comte Charles van der Burch
Dans trois billets, je leur répondis en revendiquant mon droit d’appréciation.
On me reprocha, à la vérité, d’avoir attaqué des vaincus ; mais une défaite ne
supprime pas le rôle de l’historien et, d’autre part, je voulais empêcher que,
dans l’avenir, les quelques personnalités qui constituaient à elles seules les
indépendants, continuassent à peser sur la coalition antiradicale.
D’autre
part, M. Beernaert ne fut pas moins mécontent, et il me revint qu’il avait
prononcé ce mot : c’est une déclaration de guerre ! Quelques députés se croyant
prudents voulurent bien me dire que l’article m’avait fait du tort. Je n’en fus
pas ému. Je sais trop qu’il est des actes qui, alors même qu’ils froissent,
laissent une trace durable, et tel devait être le sort de mon article. On s’en
aperçut bientôt à l’attitude plus conciliante de M. Beernaert.
8. Nomination d’une commission chargée d’examiner les
articles à réviser de la constitution (juillet 1892)
(page 468) Les Chambres s’étant réunies le 12
juillet, les droites furent convoquées le 13. Là, M. Beernaert fit connaître la
procédure révisionniste qu’il conseillait ; d’après lui, il y avait lieu de
nommer une commission qui serait chargée du travail préparatoire à soumettre
aux Chambres. Cette proposition ne pouvait que convenir à ceux qui, comme moi,
avaient déclaré ne plus admettre les questions de Cabinet à la Constituante ;
en même temps, elle permettait à M. Beernaert d’éviter les conflits avec la
droite. Mais, après qu’il eût exposé sur ce point sa manière de voir, il ajouta
que, pour continuer à diriger les affaires, il devait être assuré de la
confiance des (page 469) droites,
non pas d’une confiance s’exprimant par des ordres du jour, mais d’une
confiance sérieuse, réelle et réfléchie ; partant de là, il attaqua vivement
l’article que j’avais publié dans la Revue
générale. Quel était son but ? Voulait-il provoquer un choc avec moi, puis
mettre la droite en demeure de se prononcer entre lui et moi ? Je le pensai.
Aussi j’opposai à sa sortie le silence le plus complet. Le président demanda si
quelqu’un désirait prendre la parole. Personne ne répondit. M. Beernaert
insista pour connaître le sentiment de l’assemblée. Alors M. Mélot entonna un dithyrambe en son honneur, à la suite
duquel il se déclara satisfait. Tout se terminait donc au mieux : j’avais évité
le piège où j’aurais pu choir, sans toutefois reculer en rien.
Le
(page 470) La commission admise en principe,
on se mit d’accord pour en donner treize membres à la droite et huit à la
gauche.
La gauche
fut fort embarrassée pour désigner ses délégués. Les radicaux en avaient choisi
cinq, n’en laissant que trois à la fraction de M. Frère. Celle-ci protesta ;
finalement ils se décidèrent à partager les huit sièges en deux parts égales.
Quels
seraient, d’autre part, les délégués de la droite ? M. Nothomb avait été élu
député à Arlon, à la suite du décès de M. Tesch,
survenu deux jours après les élections. Mais s’il jouissait de grandes
sympathies personnelles, son programme restait très antipathique à la droite ;
aussi, mes amis et moi, nous n’entendions pas l’envoyer à la commission. Lorsque
la droite se réunit pour fixer ses choix, nous posâmes nettement la nécessité
pour nous d’être fermes dans la commission et de repousser le suffrage
universel ; nous ajoutâmes que la formation de cette commission devait se
ressentir de cette nécessité ; on fut, par suite, unanime à écarter M. Nothomb.
Cette résolution fut prise en son absence : on avait oublié de le convoquer !
Quand il arriva à la séance et qu’il apprit son exclusion, il se montra très
blessé et insista pour être choisi ; mais il rencontra partout un refus absolu
; il en fut extrêmement irrité.
La droite,
dans la réunion dont je viens de parler, avait décidé non seulement de
repousser le suffrage universel, mais de maintenir son système de l’habitation
combinée avec l’occupation ; elle se réservait seulement de voir ultérieurement
sur quelles bases une transaction (page
471) serait possible, en dehors du suffrage universel. La caractéristique
de son attitude, c’était donc le rejet du vote universel ; par là elle se
séparait nettement des socialistes, des progressistes, de M. Nothomb et des
quelques jeunes gens de l’Avenir social (c’était
un organe hebdomadaire que quelques jeunes gens venaient de fonder. (W.)) qui, non contents de défendre ce système dans leur
journal, étaient allés, le 25, pactiser avec la Maison du Peuple. En recommandant à la droite la ligne de conduite
qu’elle adopta, je m’élevai vivement contre l’incartade de ces jeunes gens ; la
droite applaudit ; seul, le président de la Chambre manifesta son
mécontentement : son fils était au nombre des coupables !
La
nomination de la commission donna lieu à une manifestation de sentiments
significative au sujet de la représentation proportionnelle : nos choix, dans
toutes les provinces, s’étaient portés à dessein sur des adversaires de cette
réforme. On avait invité les sept députés catholiques des provinces de Liége et
de Hainaut à choisir un délégué ; six étaient présents ; ils se divisèrent :
trois voix se portèrent sur M. Loslever et trois sur
M. Ancion. La droite tout entière fut appelée à les
départager. M. Loslever demanda à être désigné, pour
que la représentation proportionnelle eût un défenseur dans la commission ; M. Ancion se posa en adversaire de la réforme. Ce dernier
obtint cinquante-cinq voix, M. Loslever seize. C’était
un grave avertissement pour M. Beernaert ; mais il ne devait pas en tenir
compte et, à ce moment, il ne désespérait pas de forcer la main à la majorité.
(page 472) Tout ce travail préliminaire
accompli, on décida que la commission se réunirait en octobre.
9. La défense des intérêts de l’Etat indépendant du
Congo et les remerciements du roi Léopold II
(page 472) Les vacances de 1892 furent
marquées par un incident important. Un différend, qui prit bientôt des allures
violentes, éclata entre l’État du Congo et les sociétés commerciales ayant pris
ce pays pour champ d’activité : celles-ci accusèrent l’État de leur faire une
concurrence redoutable, en vendant de l’ivoire et du caoutchouc. On sait
combien les intérêts sont intraitables. Aussi firent-ils entendre les plaintes
les plus acerbes, et, dans cette campagne, dirigée directement contre le Roi,
ils furent soutenus par la plus grande partie de la presse. J’étais à ce moment
à Blankenberghe, et là je reçus, un soir du mois de
septembre, un reporter de l’Indépendance
qui vint m’interviewer au sujet de l’incident. Je savais les grandes
difficultés que le Roi rencontrait dans l’accomplissement de sa tâche ; il me
paraissait injuste de vouloir lui disputer les ressources qui lui étaient
indispensables à cette fin, et je n’hésitai pas à développer ce point de vue
dans l’avis que l’on sollicitait de moi. J’appris que
cet avis, aussitôt consigné dans l’Indépendance,
rendit quelque courage à l’État du Congo au milieu du déchaînement dont il
était l’objet, et le Roi m’en fit remercier. Un peu plus tard, je fus informé
que M. Beernaert, soucieux, je pense, de ne pas mécontenter les grandes
influences financières libérales, s’était prononcé contre l’État et qu’il avait
eu à ce sujet une vive altercation avec le Roi. Comme il développait devant ce
dernier sa manière de voir, le Roi lui dit : « Tout le (page 473) monde n’est pas de votre avis », et aussitôt il avait
cité l’opinion que j’avais exprimée dans l’interview de l’Indépendance. Piqué, M. Beernaert répondit : « Je vois, Sire, que
le Roi ne manquera pas de ministres après ma retraite. » Le Roi répondit qu’il
pouvait bien invoquer l’avis d’hommes importants ; M. Beernaert persista à
parler de sa retraite ; le Roi répliqua : « Vous ne vous en irez pas, car
on dirait partout que vous avez pris ce prétexte pour échapper aux difficultés
de la révision. » L’audience ayant pris fin, M. Beernaert déclara à ses
collègues que, dans trois jours, le ministère serait dissous. Est-il nécessaire
d’ajouter qu’il n’en fut rien ? Je tiens les détails qui précèdent du baron
Léon de Bethune, qui occupait à l’État du Congo un
poste de confiance ; il me dit en même temps qu’une négociation s’était
poursuivie depuis lors à l’effet d’aplanir les dissentiments et que, moyennant
un règlement des zones, les deux parties finiraient par s’entendre. C’est dans
ces termes que le différend se termina. Le baron Lambermont
s’était, paraît-il, comme M. Beernaert, engagé vis-à-vis des compagnies ;
toujours est-il qu’à partir de ce moment, il cessa d’être le conseiller
officieux du Roi, qui ne lui pardonna pas de s’être séparé de sa manière de
voir.
10. Les travaux de la commission de révision
électorale (octobre 1892 - février 1893)
A peine le
mois d’octobre se fut-il ouvert, que la commission de révision de la Chambre se
réunit. Celle du Sénat l’avait devancée, et l’on put se rendre compte, dès ce
moment, des inconvénients de cette procédure bizarre qui consistait à faire
discuter parallèlement les mêmes points par deux commissions. M. Beernaert comptait,
je crois, sur la commission du Sénat, pour y faire prévaloir ses vues ; il ne
fut pas complètement (page 474) déçu
dans cette espérance ; mais s’il avait imaginé par là faciliter le résultat
final, il s’était complètement trompé : sa tâche n’en devint que plus ardue.
Il y avait
pour le gouvernement une position à prendre : c’était de soumettre aux
commissions un projet de révision de l’article 47, et de le faire de manière à
pouvoir rallier l’une ou l’autre des fractions de la gauche ; la gauche radicale
ne voulant pas abandonner le suffrage universel, c’était vers la gauche
libérale qu’il convenait de se tourner, en acceptant, moyennant quelques
modifications, l’application aux élections législatives du régime électoral
communal.
Cette position,
le gouvernement ne la prit pas ; seulement M. Beernaert se prononçait d’une
manière générale pour l’habitation.
Les séances
de la commission montrèrent bientôt que ce système ne rallierait aucune voix de
gauche. La clairvoyance eût exigé qu’on cherchât ailleurs un terrain d’entente
: M. Beernaert ne sut ou ne voulut pas l’avoir. On perdit ainsi un temps
précieux en discussions stériles. Au cours du mois d’octobre, M. Neujean prononça tout à coup, au sein de la commission, un
discours conciliant se résumant à dire qu’il conviendrait de prendre pour base
de la révision la loi de 1883 en l’améliorant ; il admettait, du reste, aussi
les censitaires à 10 francs. Je pris aussitôt acte de ce discours et j’ajoutai
en substance : « Je n’abandonne pas l’habitation, mais si M. Neujean fait une proposition formelle et qu’il a un groupe
derrière lui pour la soutenir, je ne me refuse pas à l’examiner, et j’espère
que mes amis en feront autant, avec le désir d’aboutir. »
(page 475) M. Beernaert n’assistait pas à cette
partie de la séance. On lui en rapporta les détails. Aussitôt il convoqua au
ministère des Finances les droites des deux commissions. En arrivant au
rendez-vous, M. Van Cleemputte me dit : « Il y a de
nouveau du grabuge ; M. Beernaert est furieux de vos dernières déclarations à
la commission » Il en était bien
réellement ainsi. M. Beernaert prononça un réquisitoire contre mon attitude. Je
me défendis. Il répliqua : « Votre conduite, dit-il, est inexplicable et
injustifiable. » Là-dessus, ne voulant pas lui répondre chez lui comme il
le méritait, je me retirai. J’appris quelques heures plus tard que d’autres
membres de la commission avaient pris mon parti. Pour moi, je demandai que nous
ne fûmes plus réunis au ministère des Finances : le
président fit droit à cette demande.
A la séance
suivante de la commission, M. Beernaert prit de nouveau en main la cause de
l’habitation. Je maintins mon attitude première, accentuant mon désir d’arriver
à une transaction avec M. Neujean et ses amis. Sur
ces entrefaites, M. Frère, qui n’avait pas encore pris séance, se rendit la
commission, et d’emblée il déclara :
« Nous ne
pouvons aider le gouvernement dans la voie où il s’est engagé. » Je fus
ultérieurement avisé qu’il ne s’était nullement concerté avec ses amis pour faire
cette déclaration. Quoi qu’il en soit, celle-ci montrait, une fois de plus, que
le système de l’habitation était de plus en plus compromis, et qu’il y aurait
péril à s’y entêter. M. Frère ayant défendu l’extension aux élections
législatives de la loi de 1883, je répondis qu’il serait sage de chercher une
transaction sur cette base-là, ou bien sur (page 476) la base de l’habitation, dont les taux jusque-là indiqués
seraient relevés, combinée avec le capacitariat. M.
Frère parut favorable à cet arrangement. Cependant, la commission ne pouvait
continuer à piétiner sur place. On pressa le gouvernement de sortir de sa
réserve, et alors M. Beernaert s’engagea à déposer des propositions ; à ce
moment, tandis que précédemment il avait toujours compté sur les radicaux, il
paraissait disposé à aiguiller vers la gauche libérale. Mais tout était
passager chez lui ; il croyait toujours pouvoir faire réussir l’habitation, et,
pour le cas où il échouerait sur ce point, il n’avait aucun plan.
Vers la
mi-novembre, M. de Burlet dit à M. de Lantsheere que le Roi avait insisté de nouveau pour
l’adoption du referendum, et qu’il avait écrit à M. Beernaert : « Si vous
le voulez, la majorité le votera. » A cette communication M. de Lantsheere répondit par un refus net d’adhésion. « Et
si la question de Cabinet est posée ? » dit M. de Burlet.
« Cela ne nous arrêtera pas, » répliqua M. de Lantsheere.
M. Beernaert fit alors une nouvelle tentative auprès des membres de la droite
de la commission, pour les déterminer à appuyer l’idée qu’avait mise en avant
M. le professeur Van den Heuvel, c’est- à-dire le
droit pour le Roi d’opposer à une loi votée par les Chambres son veto
suspensif, jusqu’à ce que le pays eût pu se prononcer. Plusieurs d’entre nous
refusèrent l’appui sollicité. Le Roi fit de nouveaux efforts auprès de M. de Lantsheere, lesquels restèrent infructueux. Il se résigna
enfin, et vers la fin de novembre, il autorisa le Cabinet à déclarer qu’il
renonçait au referendum. La droite et la gauche libérale de la commission
applaudirent ; (page 477) l’extrême
gauche ne dissimula pas son mécontentement.
M.
Beernaert déposa alors les propositions qu’il avait promises ; elles reposaient
sur l’habitation, l’occupation étant définitivement abandonnée ; pour allécher
la gauche libérale, elles mêlaient à l’habitation la base de la capacité ; pour
rallier la gauche extrême, elles se contentaient d’un examen reposant sur le
savoir lire et écrire et l’arithmétique élémentaire.
Les
concessions se multipliaient ainsi en pure perte, les deux gauches se montrant,
quant à l’habitation, intransigeantes. De leur côté, les membres de la droite
déclarèrent qu’ils n’accepteraient pas l’examen limité que préconisait M.
Beernaert ; il dut céder sur ce point, de peur d’être abandonné par ses amis.
Malgré ses
efforts, il ne conquit aucune voix de gauche. Pressés par nous, MM. Graux et Frère-Orban se décidèrent, de leur côté, à déposer
des propositions. Celle de M. Graux admettait le
suffrage universel, à l’exclusion des assistés et des illettrés. Celle de M.
Frère n’était, dans ses desseins, destinée à ne voir le jour qu’en séance
publique ; il avait annoncé à ses amis ses intentions à cet égard, et s’était
même refusé à entrer dans aucun détail ; finalement, il se crut obligé, à la commission, de se départir de cette attitude.
En réalité, sa proposition devait, dans ses prévisions, faire l’effet d’un coup
de théâtre, et, si j’en crois ce que m’en dit plus tard M. Graux,
il comptait y rallier l’extrême gauche elle-même. La proposition abandonnait le
cens ; elle reposait exclusivement sur la capacité, et, en attendant que la loi
eût réglé l’application de ce principe, le (page 478) régime communal était appelé à régir les élections
législatives.
Les deux
propositions furent aussi mal accueillies de l’extrême gauche que de la droite.
M. Frère parut déconcerté, et l’on peut trouver dans son dépit l’une des causes
de son attitude ultérieure, qui refroidit l’esprit de conciliation de
quelques-uns de ses amis. Cependant on était en droit d’induire de ses
conversations qu’il ne reculerait pas devant une entente sur la base de la loi
de 1883 modifiée.
La
situation s’embrouillait au lieu de s’éclaircir. Les droites des deux
commissions ayant été réunies, je préconisai de nouveau l’application du régime
communal.
M. Beernaert
s’écria alors : « D’autres pourront le faire ; moi pas ! Je n’amènerai pas le
pavillon de la droite devant M. Frère ! » Une grosse question d’amour-propre se
dressait ainsi devant nous et allait faire échouer toute solution
conservatrice. J’eus beau répondre que le cens à 10 francs qui donnait les
trois quarts des électeurs communaux était l’œuvre du Cabinet d’Anethan et que la capacité qui donnait le quatrième quart
n’offrait plus guère de dangers depuis la suppression, faite après 1884, de la
condition de fréquentation de certaines écoles.
M.
Beernaert persista. M. Schollaert essaya un moyen
terme. Il demanda qu’on acceptât le régime communal, jusqu’à ce qu’une loi
électorale, votée aux deux tiers, intervînt. M. Beernaert répondit qu’il ne
pouvait accepter la condition des deux tiers, et qu’en tous cas, pour que la
proposition fût admissible, la loi électorale devrait être votée tout de suite.
C’était enlever au système de M. Schollaert la plus
grande partie de ses (page 479)
avantages ; aussi ne fut-il pas déposé, et l’on demeura dans l’incertitude.
L’extrême
gauche espérait rallier M. Beernaert au suffrage universel. Mais celui-ci
déclara que « le suffrage universel serait, dans les circonstances actuelles,
un péril national ». Il ne tarda pas cependant à virer de bord. Mais, en
attendant, chacun conservant ses positions, il ne restait plus qu’à passer au
vote au sein de la commission. L’habitation fut rejetée par tous les membres de
la gauche, et M. Beernaert déclara qu’il ne comptait plus que sur la discussion
publique pour aboutir. On passa alors à l’examen des autres articles soumis à
révision ; les idées de M. Beernaert échouèrent sur presque tous les points.
Ému et
découragé tout à la fois, M. Beernaert réunit les droites de la Chambre et du
Sénat, et leur demanda de s’engager sur l’habitation, le vote obligatoire et
les trente-cinq ans d’âge pour l’électorat sénatorial. La discussion fut
l’image de la situation. En vain demandai-je à M. Beernaert ce qui adviendrait
si l’habitation, comme il était probable, était rejetée. Il répondit que nous
n’avions pas à délibérer sur ce point, qu’il était trop tôt pour le faire.
Manifestement il comptait encore sur le succès de l’habitation. Cependant il
eût été raisonnable de viser l’hypothèse contraire ; son refus nous jetait dans
l’inconnu et favorisait d’avance les capitulations de la dernière heure. On se
sépara dans un état de malaise indéniable ; M. Beernaert avait réussi à obtenir
qu’aucune proposition autre que l’habitation ne serait faite pour le moment ;
on ne s’était prononcé ni sur le vote obligatoire, ni sur les trente-cinq ans.
(page 480) Ceci se passait au commencement
de février 1893. La discussion à la Chambre s’ouvrit le 28.
11. Le dénouement. Mécontentement de Charles Woeste sur le système adopté (avril 1893)
Pendant un
long mois cette discussion se poursuivit sans qu’aucun espoir de solution se dessinât. Chacun conservait avec opiniâtreté ses
positions. La droite avait accordé à M. Beernaert de ne préconiser que
l’habitation. Néanmoins, dans le discours que je prononçai, je réservai la
possibilité d’autres arrangements. Les radicaux et les doctrinaires déclarèrent
à l’envi que, ce système, ils ne le voteraient jamais. Malgré ces déclarations,
MM. de Moreau et de Smet de Naeyer s’engagèrent à fond
en sa faveur. M. Beernaert espérait-il que, malgré tout, l’habitation
l’emporterait ? Peut-être bien ; car les débats étaient déjà fort avancés quand
M. de Smet me dit qu’en continuant à y adhérer fortement, nous finirions par
triompher des résistances. Les événements avaient donc beau projeter leur
lumière : l’aveuglement persistait !
L’un des
premiers jours de la discussion, je sortis de la Chambre avec M. Beernaert : «
Qui eût cru, me dit-il en jetant les yeux tout autour de lui, que ces débats
sur la révision ne causeraient aucune émotion populaire ? » Ce calme était
trompeur. M. Bara avait mieux vu que lui, et, dans le cours du mois de mars, il
me dit qu’à force de traîner les choses en longueur et de laisser les
mécontentements s’éveiller, on pourrait se trouver bientôt aux prises avec
l’agitation de la rue.
Le 29 mars,
M. Féron prononça un discours plein d’habileté et de
modération apparente. Tout en plaidant la cause du suffrage universel, il se
montra disposé à le tempérer par le vote plural accordé aux pères de famille. (page 481) M. Colaert
alla immédiatement demander à M. Beernaert ce qu’il pensait de cette idée. M.
Beernaert répondit qu’elle était bonne, mais qu’il convenait d’y introduire un élément
de capacité et un élément de propriété. Ainsi, alors qu’il nous avait interdit
de faire aucune proposition étrangère à l’habitation, voilà qu’il accusait
d’emblée ses sympathies pour le vote plural ! Immédiatement après M. Féron, M. Nyssens se leva, préconisa à son tour le vote
plural, mais à la condition que celui-ci fût accordé à certains censitaires et
à certains capacitaires. Je l’interrompis et je lui dis : « L’heure du vote
plural n’a pas sonné. » Certes j’étais autorisé à parler ainsi après les
objurgations réitérées de M. Beernaert en faveur de l’habitation. Et cependant
je me trompais ; si la partie n’était pas encore liée avec les radicaux au
sujet du vote plural, elle ne devait pas tarder à l’être.
Les
doctrinaires craignirent-ils, dès ce moment, une entente de M. Beernaert avec
les radicaux ? Toujours est-il que, le 5 avril, M. de Kerchove
(Le comte de Kerchove de Denterghem, député libéral de Gand. (T.)) déposa une proposition de transaction qui, tout en
chargeant la loi d’arrêter à la majorité des deux tiers le système définitif,
appliquait provisoirement le régime communal aux élections législatives. On a
dit, depuis, que cette proposition avait été concertée avec moi. Il n’en est
rien ; mais plusieurs membres de la droite s’y montrèrent dès l’abord sympathiques, et elle fut renvoyée à la commission.
Le jour où celle-ci se réunit, M. Beernaert était indisposé ; mais il écrivit à
M. de Smet de Naeyer une lettre vive de ton, dans
laquelle il repoussait la (page 482)
proposition de Kerchove comme consacrant « un
définitif honteux » ; elle indiquait en même temps les « dernières concessions
» qu’il pourrait faire dans l’ordre d’idées où cette proposition s’était
placée. M. de Smet formula immédiatement ces concessions en un texte
constitutionnel, lequel constitua une proposition subsidiaire aux propositions
principales de l’extrême gauche, de la commission, de MM. Graux
et Frère. Je prévins MM. de Kerchove, De Mot et Sainctelette de la nécessité pour eux et leurs amis de se
rallier à cette proposition car, leur dis-je, il est à craindre, qu’en cas
d’échec, M. Beernaert ne passe au suffrage universel. Le mardi 11 avril, la
gauche libérale se réunit pour délibérer à ce sujet.
Le 12
avril, en entrant à la séance, M. de Kerchove me dit
: « Quelques-uns des nôtres voteront pour ; mais je crains qu’ils ne soient pas
en nombre suffisant. » Les propositions principales furent toutes
successivement rejetées ; il ne restait que la proposition subsidiaire de M. de
Smet. Des membres de la gauche libérale s’étaient montrés jusqu’au dernier
moment portés à demander, pour pouvoir se concerter plus amplement, la remise
du vote au lendemain ; ils ne le firent cependant pas ; on assure que MM. Frère
et Bara furent les inspirateurs de ce revirement ; on passa au vote, et à son
tour la proposition fut repoussée.
Un incident
avait marqué les préliminaires du vote. M. Coremans
avait déclaré sur nos bancs que son suffrage serait négatif. Nous nous en
étions étonnés. Il avait répondu : « Beernaert ne tient pas au succès de la
proposition ! » On alla demander à M. Beernaert ce qui en était ; il répondit
en conseillant de voter pour. Je (page
483) rapportai cette réponse à M. Coremans, qui
répliqua : « J’ai demandé à Beernaert si l’échec de la proposition serait
le diable ; il m’a répondu que non ! »
A peine le
vote était-il intervenu, que M. Nyssens déposa une proposition nouvelle, basée
sur le suffrage plural. De mon côté, de concert avec M. Colaert,
je repris, en la modifiant un peu, la proposition subsidiaire de M. de Smet.
Toutes deux furent renvoyées à la commission. En quittant le Palais de la
Nation, M. Dohet vint à moi et me dit : « Je viens
d’entendre M. Beernaert déclarer à M. Coremans que
l’accord était fait avec l’extrême gauche. » L’accord avec l’extrême gauche !
Il y avait donc eu une négociation avec les radicaux, antérieure à la séance du
12, et tandis que, fidèles à la discipline, nous restions liés aux propositions
pour lesquelles notre assentiment avait été demandé et promis, d’autres
s’étaient enchaînés d’un côté différent ! Le lendemain nous devions être en
possession de la clef de ce mystère.
La gauche
libérale avait bientôt compris qu’elle s’était fourvoyée en rejetant la
proposition subsidiaire de M. de Smet. Elle se réunit après la séance, et à 6
heures, M. Van Hoegaerden vint m’annoncer que vingt
membres de son groupe étaient acquis au vote de ma proposition. Je lui demandai
si cette communication était officielle et pouvait être faite également à mes
amis. Il me répondit affirmativement. De chez moi il se rendit, à ma demande,
chez M. de Smet ; celui-ci réclama quelques modifications à la proposition ;
comme celles-ci n’avaient qu’une importance secondaire, M. Van Hoegaerden y accéda.
(page 484) M. de Smet s’employa
immédiatement à rallier M. Beernaert à cette solution. M. Beernaert s’y refusa.
Le jeudi 13, la droite se réunit à 10 heures du matin. Là M. Beernaert, qui
avait eu le samedi et le lundi précédents des entrevues avec M. Féron, nous exposa que trente-quatre voix de gauche étaient
acquises au vote plural formulé par M. Nyssens et qu’il y avait lieu pour nous
de l’accepter. Je protestai en termes émus. M. Nyssens prit alors la parole,
et, avec l’inexpérience d’un nouveau venu, il exposa qu’il avait négocié dès
avant la séance de mercredi avec MM. Janson et Féron
; il lut les lettres d’adhésion de ces derniers au nom de leur groupe, et il en
conclut que le succès de sa proposition était certain, si la droite s’y
ralliait. De toutes parts on lui cria qu’avant de s’entendre avec l’extrême
gauche, il eût dû consulter ses amis ; je n’hésitai pas à prononcer un mot plus
fort et à l’accuser de trahison. Il répondit : « S’il y a des traîtres ici, je
ne suis pas le seul ; il y en a deux autres, M. de Smet et M. le ministre des
Finances. » M. de Smet s’éleva avec énergie contre cette imputation ; mais
M. Beernaert, qui, pendant tout le discours de M. Nyssens, paraissait fort
embarrassé, prononça quelques mots d’approbation à son adresse. Après lui, M.
de Smet conjura vivement la droite de ne pas aller jusqu’au vote plural et
d’admettre ma proposition modifiée par lui. La droite applaudit en grande
majorité ; mais M. Beernaert persista à déclarer, au milieu de la
désapprobation presque générale, que tel n’était pas son avis. Finalement, on
décida de convoquer les deux droites pour le samedi à l’effet de résoudre
définitivement le différend.
(page 485) Quant à moi, je ne me faisais
plus d’illusion. La situation était irrémédiablement gâtée. On avait gaspillé
un temps précieux à l’époque où l’on eût pu s’entendre sur l’application du
régime communal aux élections législatives. Maintenant, les événements se
pressaient. Sans l’opposition de M. Beernaert, on eût pu sans doute, en se
pressant fort, faire prévaloir ma proposition. Mais son attitude nous enlevait
cette dernière espérance. Depuis quelques jours, du reste, l’agitation
extérieure commençait à se produire ; des grèves avaient éclaté à partir du 11
avril ; moi-même, j’avais été l’objet d’une agression de la part d’un nommé Lévêque (Le 13 avril, des émeutiers avaient brisé les carreaux
de la maison occupée par M. Woeste, rue de Naples. Le
lendemain, rentrant de la chambre par la rue de Namur. M. Woeste
y fut assailli par le nommé Lévêque, qui lui assena
un coup de poing dans la figure. L’agresseur fut arrêté par des passants et
remis à la police. M. Woeste reçut de nombreux
témoignages de la réprobation inspirée par cette agression, notamment celui de
M. Beernaert, à qui il répondit par ce billet : « Monsieur le Ministre,
j’ai reçu la lettre par laquelle vous avez bien voulu joindre l’expression de
votre indignation à toutes celles que j’avais déjà reçus. Je vous remercie de
l’honneur que vous avez daigné me faire et je vous prie d’agréer l’expression
de mes sentiments les plus respectueux. Ch. Woeste,
15 avril 1893. » Voir VAN DER SMISSEN, Léopold II et Beernaert, t. II, p. 296.
(T.)) ; bientôt M. Buls devait être attaqué à son tour. De pareilles
manifestations ne pouvaient que constituer une force pour la faiblesse de M.
Beernaert et entraîner, après la sienne, la capitulation de la droite.
Le vendredi
14, la commission s’assembla. M. de Smet et moi, nous défendîmes ma proposition
modifiée. Mais nous désirions tons deux qu’aucune décision ne fût prise avant
la réunion des droites qui devait avoir lieu le lendemain. Un accord avec la
gauche libérale était (page 486)
toutefois en bonne voie, lorsqu’un incident se produisit. Ma proposition, à la
différence de la proposition subsidiaire de M. de Smet, admettait à l’électorat
les lauréats des concours primaires ; des calculs précis établissaient qu’aucun
désavantage ne pouvait résulter pour nous de cette admission, et la gauche
libérale, par amour-propre, y tenait beaucoup. Tout à coup, au moment où la
séance allait être levée, M. de Burlet déclara : « Le
gouvernement n’est pas partisan de l’admission des lauréats des concours. » Il
était manifeste que, chargé par M. Beernaert dans l’affaire de la révision de
toutes les mauvaises commissions, il avait reçu mandat, en l’absence de ce
dernier, de précipiter les choses en fermant toute issue aux propositions
étrangères au vote plural. Mes amis et moi, nous lui adressâmes de vifs
reproches, en faisant remarquer que, d’après ce qui avait été entendu, toute
résolution devait être réservée jusqu’à la délibération des droites. Il balbutia
quelques mots de l’air embarrassé d’un homme qui a agi sur l’ordre d’autrui.
On vit bien
le lendemain, à la réunion des droites, que l’incident de la veille n’avait été
qu’un des moyens d’exécution du plan que poursuivait M. Beernaert. Témoin des résistances
de la majorité, celui-ci posa deux fois de suite la question de Cabinet, et
après lui, M. Vandenpeereboom la posa une troisième
fois sur l’adoption du vote plural. M. van Put, sénateur d’Anvers, déposa une
proposition subordonnant le droit électoral à certaines conditions jusqu’à
l’âge de quarante ans et admettant le suffrage universel à partir de cet âge.
M. Beernaert exigea, pour se prononcer, que cette proposition nouvelle eût pour
elle un appoint de (page 487)
gauche. La confusion, au lieu de s’atténuer, grandissant de plus en plus, les
droites s’ajournèrent au lundi matin.
L’après-midi
la commission tint une seconde séance, Là, on marchait à un accord hostile au
vote plural, lorsque, vers 5 heures, M. de Burlet,
toujours en l’absence certainement voulue de M. Beernaert, accentua sa
déclaration de la veille, en disant que le gouvernement repoussait ma
proposition modifiée par M. de Smet.
Les membres
de l’extrême gauche portèrent immédiatement cette déclaration aux reporters de
la presse. Le soir, elle était connue de tout le monde. M. Beernaert faisait de
plus en plus fi des voix de la majorité ; son accord avec l’extrême gauche le
dispensait, à ses yeux, de tous ménagements vis-à-vis d’elle !
Les droites
ressentirent vivement la situation d’abaissement qui leur était faite et des
plaintes amères se firent jour dans leur réunion du lundi matin. La majorité de
leurs membres paraissait hostile à la concession que réclamait M. Beernaert, et
l’on s’ajourna à midi jusqu’à 2 heures, l’agitation ayant atteint son
paroxysme. L’après-midi, M. Beernaert, déchirant presque complètement les
voiles, déclara qu’il se considérait « comme moralement engagé vis-à-vis de
l’extrême gauche », et posa itérativement la question de Cabinet. L’assemblée
ne conclut pas ; elle était dominée par l’énervement, le dégoût et le
découragement.
Il n’y
avait plus à s’y tromper. Le Cabinet repoussant toute proposition autre que le
vote plural, celle que j’avais formulée n’avait guère de chances de réunir les
deux tiers. Encore si M. Beernaert avait laissé la (page 488) majorité libre ; mais, on l’a vu, il avait posé la
question de Cabinet, et comment se jeter dans les hasards d’une crise
ministérielle, au moment où radicaux et socialistes avaient réussi à provoquer
une certaine agitation dans des milieux ouvriers, où les honnêtes gens
commençaient à prendre peur et où la nécessité d’aboutir était généralement
admise ? Là était l’avantage de la tactique de M. Beernaert ; il n’était pas
ailleurs.
Le 17 au
soir, M. Féron fit connaître à M. Beernaert, d’après
les révélations de la Réforme, que si
le vote plural était adopté, l’agitation ouvrière cesserait. Cette démarche ne
pouvait que confirmer dans sa résolution le chef du Cabinet. Pour moi, du
reste, la partie était perdue, et c’est pourquoi je m’abstins d’assister le
lendemain matin à la troisième séance de la commission. M. de Smet fit
néanmoins des efforts pour faire rejeter le vote plural ; finalement celui-ci
fut adopté à une voix de majorité, plusieurs membres s’étant abstenus, et l’on
s’ajourna à l’après-midi pour discuter les détails de la proposition Nyssens.
Bruxelles
ressemblait ce jour-là à une ville assiégée. Depuis le matin, la garde civique
occupait les rues ; les abords de la Chambre étaient sévèrement gardés ; il en
était de même de ceux de l’hôtel de ville, sur lequel M. Buls
craignait un coup de main. Le sentiment qui dominait partout était le désir
d’en finir. La Chambre en subit l’effet. A peine sa séance eut-elle été
ouverte, que M. De Mot demanda qu’elle fût suspendue, jusqu’à ce que la
commission, ayant vidé sa délibération, fût en mesure de lui soumettre une
proposition. M. Beernaert résista pour la forme, prétendant que la Chambre (page 489) était complètement libre. Je
ne sais s’il croyait sincèrement à cette liberté ; mais l’affolement était tel
que M. Colaert me demanda d’intervenir dans ce débat,
disant que « seul j’étais calme ». Je lui répondis que mon intervention était
inutile, le vote plural pouvant être considéré comme admis.
C’est, en
effet, ce qui arriva. Une heure après la suspension, la séance fut reprise. M.
Beernaert, sans souci de l’hostilité latente de ses amis, fit l’éloge du vote
plural. Je protestai dans un court discours ; qui restera, j’ose le dire, comme
un acte d’accusation contre lui, et je déclarai que je m’abstiendrais. La
députation de Gand, sauf M. de Smet, déclara, par l’organe de M. Van Cleemputte, qu’elle voterait le suffrage plural, sans
toutefois s’associer à toutes les paroles de M. Beernaert. C’est dans ces
conditions que fut adoptée la réforme de l’article 47. Cette réforme, telle
qu’elle avait prévalu, avait certainement contre elle les trois quarts de la
Chambre et du Sénat. Mais, de même que le vote de la Chambre avait été un vote
forcé, émis sous la pression du dehors, de même celui du Sénat fut un vote de
résignation. Dans cette dernière assemblée, M. Beernaert s’oublia au point de
dire que le vote de la Chambre avait été libre.
L’admission
du vote plural provoqua partout un très vif découragement. Quinze jours après,
la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices devait
célébrer à Malines son vingt-cinquième anniversaire. Je m’efforçai de faire
contre mauvaise fortune bon cœur et, en somme, cette session fut très
brillante. Cependant des exigences nouvelles se firent jour. On (page 490) demanda à la Fédération de
formuler un programme, notamment sur la question ouvrière et la question
militaire, et je dus prendre l’engagement de consulter à bref délai les
associations sur le programme à arrêter. C’est ce qui fut fait, peu de semaines
après l’assemblée.
12. La réorganisation du sénat
Le vote du
18 avril ne mettait pas un terme aux difficultés de la révision. Jusque-là on
s’était peu occupé de la réorganisation du Sénat : tout à coup cette question allait
prendre une importance capitale. Pour moi, j’étais partisan de l’origine
commune des deux assemblées, et celle-ci eût pu être maintenue sans
inconvénients si la réforme de l’article 47 avait été modérée et conservatrice.
Elle était beaucoup plus contestable du moment où le suffrage universel avait
été admis. Mais comment réorganiser le Sénat sur des bases conservatrices dans
un pays où la Chambre haute ne plonge pas, au point de vue de sa composition,
des racines dans l’histoire ? Le problème était ardu ; M. Beernaert devait y
user ses efforts sans réussir.
Il avait
obtenu que la Chambre, avant de s’occuper des articles 53, 54 et 56, laissât le
Sénat se prononcer sur l’article 47. Mais à peine ce dernier eût-il adopté le
vote plural, que la commission du Sénat se réunit pour élaborer un projet de
réforme de cette assemblée. Ce projet, très bizarrement conçu, avait reçu
l’assentiment de la gauche libérale et de M. Beernaert. On dit même que
celui-ci en avait été l’inspirateur et que le Roi avait insisté auprès des
sénateurs pour qu’il fût voté. Jusque-là le Roi s’était tenu fort à l’écart, et
si une chose peut étonner ; c’est que, au milieu des fautes nombreuses commises
par M. Beernaert, il n’avait cru devoir (page
491) consulter personne. Très peu sympathique à la révision, il avait tracé
au chef du Cabinet ce programme ; « pas de suffrage universel ;
referendum ». Or, le referendum se trouvait écarté, et le suffrage
universel adopté. Il ne pouvait être reconnaissant à M. Beernaert de ce double
échec, et l’on assure qu’il chercha alors un point d’appui dans une
réorganisation du Sénat donnant des garanties conservatrices : il s’agissait,
dans sa pensée, d’avoir deux assemblées de composition différente, de les
opposer éventuellement l’une à l’autre, et de pouvoir ainsi intervenir de sa
personne pour les départager. (« En somme, la révision ne le satisfit guère ; il ne
témoigna pas de plaisir lors du vote de la transaction qui instaura le suffrage
plural et déplora l’influence que l’agitation du dehors avait exercée sur le
gouvernement et sur le Parlement. » comte L. DE LICHTERVELDE, Léopold II,
p. 333. (T.))
Mais s’il
est facile d’élaborer des plans, il ne l’est pas de les exécuter, et M.
Beernaert s’y était pris très mal pour les faire adopter. C’était d’abord
commettre une singulière erreur de tactique, que de provoquer de la part de la
commission du Sénat une délibération au sujet de laquelle la Chambre n’avait
pas été consultée. Ensuite toute initiative prise par M. Beernaert devait être
accueillie avec d’autant plus de défiance, qu’il avait forcé la main à la
majorité au sujet du vote plural. Enfin le projet de la commission du Sénat
était très malheureux et il ne pouvait résister à un examen attentif.
M.
Beernaert espérait cependant le faire accueillir. Il croyait que ses calculs
d’habileté lui réussiraient une fois de plus ; il se flattait que cette fois il
aurait avec lui la gauche libérale et qu’il pourrait ainsi satisfaire
successivement les deux fractions de l’opposition ; quant à (page 492) la droite, son rôle était de
suivre ! Tel n’était pas mon avis, et je saisis la première occasion de
dissiper ces illusions. Je demandai à la Chambre de reprendre le travail de la
révision, et je profitai de cette motion pour faire remarquer que nous n’étions
pas saisis du projet de la commission du Sénat et que ce projet était tout à la
fois « anticonservateur et antidémocratique. »
M. Beernaert, un peu étourdi, répondit qu’au besoin il se chargerait lui-même
de saisir la Chambre de ce projet. C’était ajouter une maladresse à toutes les
fautes antérieures ; l’extrême gauche comme ses organes, assez portés jusque-là
à lui tresser des couronnes, se retournèrent contre lui et lui firent payer
cher ses calculs. Fut-il lui-même effrayé ? Je ne sais. Ce qui est certain,
c’est qu’il pria M. de Moreau de déposer la formule du Sénat, reposant sur un
système d’élections à deux degrés, et que M. de Moreau s’y prêta. Pendant ce
temps, le Roi agissait sans succès auprès de M. de Lantsheere,
en vue de le déterminer à voter et à user de son influence pour faire voter le
projet de la commission du Sénat.
La
discussion publique démontra bientôt que je ne m’étais pas trompé sur les
dispositions de la Chambre.
M.
Beernaert, appuyé par quelques doctrinaires et par M. de Moreau, soutint avec
une énergie désespérée le système des deux degrés. Il fut battu à une énorme
majorité. Ici, comme pour l’habitation, il s’était attaché à un système mort-né
!
Au cours du
débat, il avait soutenu que, si l’article 53 ancien n’était pas modifié, c’étaient
les censitaires qui continueraient à élire le Sénat. On s’éleva de toutes parts
contre cette interprétation ; il y persista néanmoins (page 493) et provoqua ainsi une vive irritation, même sur les bancs
de la majorité. De nouvelles tentatives d’accord furent faites sur la base des
deux degrés ; MM. de Moreau, Schollaert et Helleputte présentèrent des systèmes ; puis, ils les
fusionnèrent dans une réunion des droites des commissions, obtinrent pour leur
formule l’assentiment de la majorité de celle-ci, et donnèrent ainsi à M.
Beernaert l’espoir d’aboutir. Mais, le lendemain, dans l’assemblée générale des
droites, les députations de Gand et d’Anvers, auxquelles se joignirent quelques
autres membres encore, soufflèrent sur ce bel édifice ; il s’écroula. On se
convainquait ainsi, de plus en plus, que rien d’important ne pouvait se faire
au point de vue de la réorganisation du Sénat ; assurément, il y avait là un
danger ; mais tout le mal venait du suffrage universel ; sans lui, on n’eût
même pas songé à bouleverser le Sénat. On se rabattit alors sur l’âge de
trente-cinq ans que l’on résolut d’exiger pour les électeurs sénatoriaux ; M.
Beernaert, qui comptait sur autre chose, finit par préconiser cette idée,
qu’avaient défendue quelques libéraux du Sénat. Je m’y ralliai, mais seulement
comme à une combinaison moins mauvaise que toutes celles mises précédemment en
avant. Elle échoua aussi devant la résistance de toutes les gauches.
M.
Beernaert, déconcerté et attristé, déclara qu’il n’avait plus d’espoir que dans
le Sénat ; il devait bientôt s’apercevoir que là aussi, on était mécontent et
mal disposé pour lui. Néanmoins MM. Amédée et Léon Visart
déposèrent chacun une formule nouvelle pour l’article 53. L’une et l’autre
reposaient, dans une certaine mesure, sur les deux degrés. Elles furent
renvoyées à la commission. (page 494) Celle
de M. Léon Visart, qui était à peu près calquée sur
le système français, y fut rejetée à la presque unanimité. Celle de M. Amédée Visart ne passa que fortement mutilée ; elle avait pour
objet de donner aux conseils provinciaux et aux délégués des communes le droit
de nommer un certain nombre de sénateurs et elle appliquait à l’élection de ces
derniers le vote limité ; sur mes observations, la commission en retrancha le
vote limité et l’adjonction des délégués des communes aux conseils provinciaux
et consentit à attribuer à ceux-ci l’élection de vingt-six sénateurs
supplémentaires.
M.
Beernaert avait déclaré d’emblée qu’il se rallierait à l’une ou l’autre des
propositions. Il fut obligé d’accepter celle de M. Amédée Visart
grandement modifiée. L’extrême gauche s’y rallia à son tour, et c’est ainsi
qu’elle conquit la majorité des deux tiers.
Il restait
à déterminer les conditions de l’éligibilité. Ici, un nouveau combat s’engagea.
On paraissait d’accord pour admettre que les vingt-six sénateurs élus par les
conseils provinciaux ne devraient présenter aucune condition de cens ou de
capacité. Mais, quant aux sénateurs à nommer par le corps électoral, M.
Beernaert maintint pour le cens d’éligibilité le chiffre de 1,500 francs et
refusa toute concession. L’extrême gauche offrit de transiger moyennant 1,000
francs et comme il était certain qu’à raison de la proportion d’un éligible par
cinq mille habitants, on descendrait même au-dessous de 1,000 francs dans six
provinces au moins, ce dernier chiffre paraissait admissible. Refus du
gouvernement, qui, par l’organe de M. de Burlet, fit
entendre que le Roi ne voulait pas céder sur ce point. Il semble (page 495) qu’en effet le Roi avait pris
cette attitude ; seulement le Cabinet aurait dû lui démontrer que le jeu ne
valait pas la chandelle. On comprend toutefois le mécontentement du souverain ;
M. Beernaert lui avait fait une quantité de promesses ; toutes avaient été
protestées ; irrité, il se buta à l’article 56 et prit des allures
intransigeantes. Il est certain cependant que cette intransigeance ne pouvait
subsister ; le mieux eût donc été de ne pas s’y cantonner. Quoi qu’il en soit,
à défaut d’accord, la Chambre ne modifia pas l’article 56, que tout le monde
cependant considérait comme devant être changé
M.
Beernaert comptait beaucoup sur le Sénat, et on croyait généralement qu’il
l’avait dans la main. On s’aperçut bientôt qu’il n’en était rien, et une vive
opposition s’y manifesta contre le nouvel article 53 voté par la Chambre. M. le
duc d’Ursel et M. van Put dirigèrent la campagne et
eurent pour le chef du Cabinet des mots cruels. Mais le Sénat finit bien par
reconnaître qu’il était impuissant à faire prévaloir au sujet de cet article un
autre système que celui admis par la Chambre, et il se résigna à lui donner une
majorité des deux tiers. Il s’efforça de se rattraper quelque peu sur l’article
56. Il admit d’abord le chiffre de 1,400 francs pour les sénateurs nommés par
le corps électoral, et cela avec l’assentiment de M. Beernaert, qui, à la
Chambre, n’avait voulu en rien abaisser le chiffre de 1,500 francs ; quant aux
sénateurs à choisir par les conseils provinciaux, il fixa un certain nombre de
catégories dans lesquelles ils devraient être pris.
Cette fois,
M. Beernaert, voyant que ces modifications (page 496) avaient réuni beaucoup de voix de gauche dans le Sénat,
crut être arrivé au bout de ses peines. Mais la gauche de la Chambre se montra
unanime à repousser le système du Sénat. Elle proposa de laisser prendre tous
les sénateurs soit parmi les censitaires à 1,400 francs, soit parmi les
catégories d’éligibles fixées par le Sénat. Il y avait là une base d’entente
acceptable ; mais M. Beernaert refusa, et c’est ainsi que toutes les
propositions furent rejetées. L’ancien article 56 subsistait !
A la suite
de ce vote, M. Beernaert déclara qu’il allait donner sa démission, et le
Conseil des ministres fut convoqué d’urgence dans ce but. Lorsque cette
nouvelle fut connue, personne ne crut à sa réalisation. Depuis sept ans, M.
Beernaert avait annoncé plus de vingt fois sa démission : il ne l’avait jamais
donnée ! Cependant, dans les dernières semaines, il avait de toutes parts
déclaré qu’immédiatement après la révision, il s’en irait ; précisant, il avait
indiqué à M. van Wambeke et à d’autres le nombre de
jours qu’il resterait encore au pouvoir ; c’était tantôt quinze jours, tantôt
trois semaines ; il avait même fait part au Roi de sa résolution, et le Roi
n’avait pas insisté pour qu’il restât. Mon beau-frère, le baron Greindl, ministre à Berlin, m’avait raconté que, reçu par
le souverain vers la fin du mois de juillet, celui-ci lui avait appris la
retraite imminente de M. Beernaert. Puis, tout à coup, on avait fait le silence
autour de cette démission ; on disait discrètement que M. Beernaert ne
persistait pas à s’en aller. Est-ce parce que sa mobilité d’esprit lui faisait
tour à tour adopter les partis les plus opposés ? Est-ce, au contraire, parce
qu’il avait espéré provoquer une (page
497) démonstration des droites en sa faveur, et que, celle-ci ne venant
pas, il s’était bien vu obligé de s’en passer ? Toujours est-il qu’en présence
de pareils précédents, il ne se trouva personne pour admettre qu’il songeât
sérieusement au départ après le rejet de toutes les modifications à l’article
56. Aussi ne s’en alla-t-il pas. Mais comment se tirer d’affaire ? On résolut
de convoquer le Sénat et de lui demander une solution définitive. Mais le Sénat
déclara que, la Chambre ayant rejeté ses propositions sans lui en soumettre de
nouvelles, ce n’était pas à lui à prendre d’initiative. On réunit donc encore
une fois la Chambre. Un conciliabule eut lieu au ministère des Finances, et là
M. Amédée Visart fut amené à modifier sa proposition
première, en abaissant le cens d’éligibilité à 1,200 francs pour les sénateurs
nommés par le corps électoral. M. Beernaert, qui s’était montré intransigeant
quelques jours avant sur le chiffre de 1,500 francs, adhéra, et c’est dans ces
conditions que la Chambre fut appelée à statuer.
Des concessions
importantes avaient été faites à l’extrême gauche. Elle en réclama une de plus
et demanda que les éligibles fussent, dans chaque province, au nombre d’un sur
quatre mille habitants ; elle ne réussit pas dans cette dernière exigence ; et
finalement, quelques membres de la gauche s’étant ralliés au nouvel article 56
présenté par le comte Visart, d’autres s’étant
abstenus, la majorité des deux tiers fut obtenue. Le Sénat, toujours résigné,
suivit la Chambre.
Ainsi se
terminait l’œuvre de la révision. Pour ne rien omettre d’important, je dois
cependant raconter comment l’article 48 avait été révisé. Un beau jour, M.
Beernaert (page 498) s’était avisé
qu’il pourrait bien y avoir dans cet article un obstacle à la représentation
proportionnelle.
Il en demanda
donc la modification. J’ai relaté comment la proposition de renvoi de l’article
à la commission avait été prisé en considération. Quand les modifications
proposées par la commission vinrent en discussion à la Chambre, M. Beernaert
fut tout étonné de ce qu’elles soulevassent la vive opposition de M. de
Montpellier, de M. Rosseeuw et de moi. La droite,
étant hostile à la représentation proportionnelle, paraissait vouloir se ranger
à notre avis. Immédiatement convoquée, elle engagea un débat mouvementé. M.
Beernaert fit ressortir une fois de plus le prix qu’il attachait à la
représentation proportionnelle. Mais la droite, en majorité, déclara que, sur
ce point, elle ne céderait pas ; elle voulait bien voter les modifications à
l’article 48 ; mais elle n’entendait pas aller plus loin. M. Beernaert dut
alors déclarer qu’il ne proposerait pas dans la loi électorale la
représentation proportionnelle sans s’être mis d’accord avec elle, et que si
cet accord ne se produisait pas, il se réservait de se retirer. Moyennant cette
déclaration, la grande majorité de la droite vota l’article 48 modifié ; mais
j’eus occasion, au moment du vote, de provoquer de la part de mes amis, en
pleine Chambre, des démonstrations d’opposition très nettes contre la
représentation proportionnelle.
13. Les conservateurs et les questions sociales et
flamandes
(page 498) Pendant que se déroulaient les
débats sur la révision, la Fédération des associations conservatrices s’était
préoccupée des difficultés nées des prétentions ouvrières (page 499) auxquelles les concessions annoncées donnaient un vif
essor. Craignant des divisions à l’heure du prochain scrutin, elle se demanda
s’il ne serait pas bon de convoquer des délégués de ces associations et des
principaux cercles ouvriers pour arriver à une entente. Il fut d’abord question
de réunir une assemblée d’une centaine de personnes ; puis l’avis prévalut de
prier d’abord quelques-uns de nos amis de se rendre à Malines, où l’on comptait
sur une intervention conciliante du cardinal Goossens pour amener un accord et
prévenir des divisions. A cette réunion prirent part, entre autres personnes,
MM. Schollaert, Fris, de Smet de Naeyer,
Ligy, Helleputte et Arthur
Verhaegen. Ces deux derniers représentaient l’élément ouvrier. Mais les Gantois
dominaient, car c’était à Gand que la lutte semblait être surtout menaçante.
Nous consacrâmes deux séances à l’examen de la situation ; M. Verhaegen fut
assez conciliant ; M. Helleputte un peu moins.
Finalement, nous tombâmes d’accord sur quelques points qui furent mis par écrit
comme base d’un compromis entre les bourgeois et les ouvriers, et l’on résolut
de négocier avant tout à Gand sur cette base ; M. Ligy
s’en chargea au nom de l’association, M. Verhaegen, au nom de la Ligue
antisocialiste. On ajourna toute réunion plus nombreuse jusqu’à ce que ces
premiers pourparlers eussent abouti.
Peu de
temps après se constitua à Alost De christene volkspartij, et à Bruges un congrès décréta la
formation d’un parti flamand. C’étaient là des signes d’émiettement qui étaient
fort peu rassurants pour l’avenir de notre cause. On disait que l’évêque de
Gand était favorable aux idées représentées par le Christene volkspartij. (page 500) II y avait là un peu d’exagération. Ce qui est certain, c’est
que, lui ayant signalé le manifeste du nouveau parti, qui portait sept
signatures, toutes de l’arrondissement d’Alost, et entre autres celle de l’abbé
Daens, il m’écrivit, le 5 août 1893
: « Aujourd’hui même est venu M. l’abbé Daens,
que j’avais mandé. Je lui ai exprimé mon étonnement de voir son nom au bas
d’une pièce de cette importance, dont j’ignorais l’existence et le projet, et
je l’ai chargé de dire à ses cosignataires que je désapprouvais les tentatives
imprudentes qui pourraient produire des scissions fâcheuses pour les intérêts
de la bonne cause. »
On ne peut
contester qu’à ce moment il existait entre les catholiques des tendances
différentes sur la question sociale. Les uns voulaient se cantonner dans les
pratiques anciennes ; d’autres, aller à l’extrême opposé ; d’autres encore, se
tenir dans un juste milieu, aider les ouvriers, améliorer leur sort, mais ne
les flatter ni les exalter. La vérité était du côté de cette dernière note, et
l’épiscopat l’avait compris, car, au mois de février 1893, il avait arrêté une
déclaration très sage sur la question sociale, recommandant de s’occuper des
ouvriers, mais en même temps de ne pas agiter des problèmes qui pouvaient
diviser les catholiques, et d’apporter dans les polémiques relatives aux
intérêts des travailleurs une grande modération ; la déclaration rendait
d’ailleurs hommage aux patrons chrétiens. Elle fut imprimée et le cardinal
Goossens voulut bien m’en apporter un exemplaire. Je lui demandai si elle
serait publiée. Il me répondit que tel était bien son avis ; qu’il avait demandé
le consentement de ses collègues à cette (page
501) publication ; mais que malheureusement toute décision devait être
différée à cet égard, l’évêque de Liége étant parti pour Jérusalem. Quand Mgr Doutreloux revint, de nouveaux atermoiements eurent lieu ;
les évêques devaient néanmoins s’occuper de ce point dans leur réunion du 31
juillet, mais l’importance des résolutions à prendre au sujet de l’Université
de Louvain les détermina à l’ajourner à une date ultérieure. Il était dès lors
à prévoir que la publication ne se ferait pas. Il y avait, en effet, de
l’opposition. L’opposition venait, paraît-il, de l’évêque de Liége, qui,
cependant, avait été le rédacteur de la déclaration ! Je vis sur ces
entrefaites le nouvel évêque de Namur, Mgr Decrolière
; il me dit qu’il partageait mes vues sur la question sociale, et me demanda ce
que je pensais de l’abbé Pottier ; je louai son zèle, mais en ajoutant qu’à mes
yeux, il manquait de pondération ; il me répondit que tel était aussi son avis.
Tout cela
n’était guère rassurant, et il était à prévoir qu’une certaine ébullition
démocratique se produirait à brève échéance, Elle devait prendre bientôt des
proportions alarmantes.
14. La campagne pour la représentation proportionnelle
(page 501) Vers la
fin du mois de septembre 1893, M. Beernaert revint de voyage. Aussitôt l’on vit
le Bien Public, le Patriote et le Journal de Bruxelles entamer une campagne acharnée en faveur de la
représentation proportionnelle. On soupçonna immédiatement qu’il y avait là une
inspiration commune. M. Alphonse Dechamps m’avoua, du reste, qu’en publiant
quatre lettres dans le Journal de
Bruxelles (page 502) sur la
question, il y avait été poussé par M. Beernaert. Toutefois sa polémique garda
une certaine mesure. Il n’en fut pas de même de celles du Bien Public et du Patriote.
Tous deux écrivirent qu’ou bien la représentation proportionnelle serait votée
par les Chambres, ou bien M. Beernaert devait s’en aller. Chaque jour, dans le Patriote paraissaient des articulets
tendancieux, partis du ministère des Finances ; un jour il alla jusqu’à
annoncer que le Roi était pour la représentation proportionnelle ; je demandai
à son directeur, M. Jourdain, de qui il tenait cette nouvelle. « Je la tiens,
me dit-il, de M. Beernaert. » Ce n’est pas que M. Jourdain ou M. Moulinasse,
vice-directeur du journal, vissent M. Beernaert ; ils étaient brouillés avec
lui à raison de querelles anciennes ; mais ils lui envoyaient leur reporter, M.
Paternotte, et M. Beernaert lui confiait tout ce
qu’il ne voulait pas mettre dans le Journal
de Bruxelles.
Comme je
voyais que l’orage s’avançait, je me rendis chez M. de Burlet
vers la mi-octobre, et je lui demandai : « Allez-vous donc jeter la discorde
parmi nous en nous proposant la représentation proportionnelle ? - Comment ! me
dit-il, je ne sais rien ; le Conseil des ministres n’a pas même délibéré sur ce
point. » C’était la tactique de M. Beernaert ; il cherchait à peser sur
l’opinion ; il ne mettait pas ses collègues au courant de son action ; puis,
quand il croyait le moment venu, il saisissait le Conseil des ministres et
employait pour l’entraîner les grands moyens.
Immédiatement
après, je publiai dans le Courrier de
Bruxelles deux lettres où, dévoilant les procédés mis en (page 503) œuvre depuis trois semaines,
je conseillai l’ajournement de la question de la représentation proportionnelle
dans l’intérêt de l’union du parti catholique. Ces lettres jetèrent le désarroi
dans le camp des proportionnalistes. Les trois
journaux que je viens de citer repoussèrent l’ajournement avec hauteur ; mais
la presse de province y fit écho ; le président de la Chambre, M. de Lantsheere, me déclara qu’il partageait mon avis ; un
député, qui suivait toujours M. Beernaert, M. Fris, me fit une déclaration
analogue.
Dans une
première communication, le Patriote
avait dit que les deux droites devaient se réunir et prendre, au sujet de la
représentation proportionnelle, une résolution commune. Dans une de mes
lettres, je protestai contre cette façon de procéder en faisant remarquer que
chacune des Chambres devait conserver son indépendance. Alors, dans une seconde
communication, le Patriote fit savoir
que la droite de la Chambre aurait à se prononcer et que, si elle n’adhérait
pas à la représentation proportionnelle, M. Beernaert se retirerait.
Le but de
ces menaces continuelles de retraite était de rallier les indécis et les
timides. M. Beernaert étant depuis longtemps au pouvoir, beaucoup se figuraient
que, s’il le quittait, instantanément toute la machine gouvernementale serait
arrêtée ! Tel fut le sentiment d’une partie des évêques ; au mois d’octobre,
quatre d’entre eux s’étant réunis à Malines, trois au moins se déclarèrent pour
la représentation proportionnelle, en vue d’empêcher le départ de M. Beernaert
; ce furent l’archevêque de Malines, l’évêque de Gand, Mgr Stillemans,
et l’évêque de Tournai, Mgr Du Roussaux ; une (page
504) partie de leurs clergés suivit le mot d’ordre ; l’archevêque de
Malines surtout déployait une grande ardeur ; il ne ménageait pas les
adversaires de la représentation proportionnelle, et il disait que M. Beernaert
avait rendu assez de services pour qu’on lui fît sur cette question une
concession ; il avait coutume, du reste, de dire à son clergé : « M. Beernaert
est indispensable. » C’est là une confusion que l’on fait trop souvent entre
les hommes et les causes : les hommes passent, les causes restent, et comment,
pour conserver un homme, vouloir réaliser une réforme au moins contestable ?
Quoi qu’il en soit, l’appui de quelques évêques constitua un atout dans le jeu
de M. Beernaert ; on en joua dans le monde extra-parlementaire ; mais, parmi
les députés, plus approchait le moment de se prononcer, non sur une idée
générale, mais sur une formule législative, plus les répugnances croissaient.
M.
Beernaert et ses partisans le sentaient ; ils savaient du reste que, de mon
côté, je cherchais à éclairer nos amis. Aussi, dans l’espoir de faire tomber
quelques résistances, organisa-t-on successivement à Malines et à Bruxelles des
expériences du système de la représentation proportionnelle, l’une d’après la
formule Vandewalle, l’autre d’après la formule d’Hont. De l’aveu général, la première échoua. On se rabattit
sur la seconde ; mais elle ne fut pas plus heureuse ; les résultats les plus
étranges s’étaient produits ; et d’ailleurs les auteurs du bulletin employé
l’avaient divisé en six colonnes, attribuées à autant de partis ; ils
reconnaissaient par là que l’effet de la représentation proportionnelle
pourrait être l’émiettement des partis ; or, cet (page 505) émiettement rendait la
constitution d’une majorité de gouvernement très difficile.
C’est ce
que l’opinion comprit. Beaucoup de partisans de la représentation
proportionnelle refusèrent d’adhérer à la formule d’Hont.
En avaient-ils une meilleure ? Non pas. Aussi reconnaissaient-ils que le
problème n’était pas mûr. La presse de province, en grande majorité, partageait
cet avis, et il devenait de plus en plus manifeste que les hommes pratiques
désiraient l’ajournement de la question.
15. Le gouvernement Beernaert chute sur la question de
la représentation proportionnelle
Sur ces
entrefaites, la session des Chambres s’était ouverte. La loi électorale fut
immédiatement abordée. Elle soulevait des problèmes délicats, qui absorbèrent
l’attention des députés. Mais M. Beernaert, de plus en plus passionné pour la
représentation proportionnelle, ne voyait qu’elle, et l’on s’aperçut bientôt,
d’après les événements qui se déroulèrent, que les communications récentes du Patriote venaient de lui.
Vers la fin
du mois de novembre 1893, il réunit les deux droites, fit un long exposé de la
représentation proportionnelle, qui n’apprenait à personne rien de nouveau, et
annonça sa retraite si l’assemblée ne se ralliait pas à sa manière de voir.
L’accueil
fut glacial. Les deux présidents, MM. le baron t’Kint
et de Lantsheere, proposèrent l’ajournement. M.
Beernaert refusa d’y accéder. Et l’on remit la suite de la délibération au mois
de décembre. Le lendemain parut dans le Patriote
une violente attaque contre la majorité.
La
délibération ne fut reprise que le 19 décembre. Dans l’intervalle, les
pourparlers avaient été très actifs ; (page
506) mais l’hostilité de la majorité des députés contre la représentation
proportionnelle ne faiblissait pas ; c’est à peine si on signalait la défection
de M. Fris, gagné par l’archevêque de Malines, et l’hésitation de quelques
députés flamands, tels que MM. Raepsaet, De Kepper et Berten ; par contre, la
résistance d’autres députés s’affermissait ; ainsi en était-il de M. de Moreau
: il aurait bien concédé la représentation proportionnelle à la province, pour
mettre un baume sur les blessures de M. Beernaert ; mais cette idée n’ayant
reçu aucun accueil, il n’y persista pas et ne fit plus aucune concession.
Les
journaux proportionnalistes multipliaient les
procédés d’intimidation ; ils annonçaient des revirements ; ils publiaient des
noms devenus favorables, disaient-ils ; M. Beernaert, assurait-on, ajoutait
créance à ces bruits ; mais on l’avertit qu’il se trompait, et alors il
recommença à annoncer sa retraite ; il allait, déclarait-il à M. de Moreau,
partir pour l’Égypte qu’il ne connaissait pas : il désirait tant la voir !
On
approchait du 19 décembre, date fixée pour la nouvelle réunion des droites. Le
15, les présidents des deux Chambres se rendirent à sa demande chez M. de Burlet, et là on débattit le point de savoir comment on
pourrait amener M. Beernaert à se rallier à l’ajournement ; on résolut de
tâcher d’obtenir dans ce sens l’intervention du Roi. Le lendemain devait avoir
lieu la bénédiction de l’église construite à Laeken dans le domaine royal ; M.
de Moreau y était invité, et MM. t’Kint, de Lantsheere et de Burlet
imaginèrent de le charger de réclamer les bons offices du Roi. M. de Moreau
accepta cette mission, et, après la cérémonie, il fit aviser le Roi (page 507) qu’il serait désireux de lui
faire une communication. Le Roi se prêta immédiatement à l’entretien ; mais,
après les premiers mots de M. de Moreau, il se redressa avec hauteur et dit
vivement : « Je ne conseillerai pas à mon ministre une lâcheté ! » On entendit
le bruit de cette altercation. M. Beernaert se rapprocha et dit : « M. de
Moreau est trop de mes amis pour ouvrir un avis qui me serait défavorable. » On
le mit au courant ; naturellement il ne céda pas, et les choses en restèrent
là. Mais, le même jour, il annonça à ses collègues que sa démission était
irrévocable, si la droite en majorité ne lui donnait pas raison.
Le 19, les
deux droites étaient nombreuses. M. de Moreau se prononça incontinent avec une
grande énergie contre la représentation proportionnelle, tout en donnant à
entendre qu’il la concéderait pour la province. M. Nothomb, violemment
interrompu à chaque phrase, dit quelques mots pour la soutenir. Après lui, je
pris la parole ; et, tout en me ralliant une fois de plus à l’ajournement, je
montrai, dans un discours d’une demi-heure, combien la représentation
proportionnelle pourrait être dangereuse pour le parti catholique. De tous les
points de la salle partirent à maintes reprises les applaudissements c’est que
mes collègues avaient fini par s’habituer à l’idée de la retraite de M.
Beernaert et qu’ils jugeaient l’ère des défaillances définitivement close ; M.
Beernaert leur avait dit trois semaines auparavant que la représentation
proportionnelle pourrait réaliser le « gouvernement des centres » ; cette
parole n’avait pas passé inaperçue, et ils n’entendaient pas se prêter à un
aussi funeste dessein.
(page 508) A mesure que je parlais, M.
Beernaert paraissait plus irrité ; quand je me rassis, la partie parut
définitivement gagnée. M. de Smet essaya de remonter le courant ; on refusa
presque de l’écouter, et le vote allait avoir lieu, lorsque le baron Surmont demanda qu’un membre du Sénat pût se faire entendre
et que le débat fût remis au lendemain. C’était un moyen de gagner du temps ;
une remise ne se refuse pas ; on s’ajourna donc. Mais, pour être complet, je
dois mentionner un court échange de vues entre M. Beernaert et moi. Quand j’eus
terminé mon discours, il me demanda quelle était ma solution. Le piège était
apparent ; il s’agissait de me faire prendre parti soit pour le scrutin
uninominal ou binominal, soit pour la division des grands arrondissements ;
alors il aurait combattu la réforme ainsi préconisée et la discussion aurait
changé de terrain. Je me gardai de jouer dans ses cartes ; je fis observer que
beaucoup d’idées avaient été mises en avant ; qu’il convenait de les examiner,
mais que, jusqu’à ce qu’on eût réuni une majorité sur l’une d’elles, le statu
quo pouvait être maintenu. « Et pour la province et la commune ? »
demanda-t-il. Je répondis : « Pour la province, cherchons et attendons ; pour
la commune, je suis prêt à examiner un système qui diviserait le corps
électoral en trois tronçons.
Après la
séance du 19, M. Beernaert annonça de tous les côtés qu’il s’en allait ; il le
répéta au dîner de la Cour le soir même ; mais je suis convaincu qu’il espérait
encore, à l’aide d’un biais quelconque, pouvoir l’emporter.
Le
lendemain, il ouvrit la réunion des droites par une (page 509) courte déclaration dans laquelle il disait que le
dissentiment entre la majorité de la droite et lui était irréductible et qu’il
donnait sa démission ; puis, sous le prétexte qu’il devait préparer un discours
à prononcer au Sénat sur le budget des voies et moyens, il quitta la séance. On
voit la contradiction : à quoi bon ce discours, si sa retraite était certaine ?
Après son
départ, on agita divers moyens d’entente ; on proposa la nomination d’une
commission. C’était là un expédient qui réussit souvent ; l’assemblée fut
unanime à l’approuver. Mais quelle serait la mission des délégués ? MM. Colaert et Ligy proposèrent des
formules qui, contre leurs intentions, eussent impliqué un recul de la droite.
Des objections furent faites. Finalement M. Lammens
demanda simplement que la commission fût chargée de chercher un terrain
d’entente. Je me ralliai à cette proposition, qui l’emporta. Après la séance
j’avertis M. Colaert de la faute qu’il avait commise
; il le reconnut ; s’il est vrai qu’il faut tourner sept fois sa langue avant
de parler, cela est surtout vrai quand il s’agit de prendre une résolution
importante.
Les bureaux
des deux Chambres avaient été chargés de se rendre chez M. Beernaert pour lui demander au nom des deux droites de rester à la tête des
affaires. Il remercia, mais ne se prononça pas ; peut-être envisagea-t-il cette
démarche comme préparant un revirement, et, dans ce cas, il avait tout intérêt
à laisser celui-ci s’accentuer.
Si tel
avait été son espoir, il put se convaincre bientôt qu’il n’était pas fondé. Les
présidents des deux Chambres chargés de nommer la commission l’avaient composée
(page 510) en grande majorité d’antiproportionnalistes. Sur treize membres, quatre
seulement étaient partisans de la réforme : MM. Nyssens, Begerem,
Lammens et Surmont. Je
figurais parmi les antiproportionnalistes choisis.
Le 28
décembre, la commission se réunit. M. Nyssens demanda qu’on entendît M. de Smet
de Naeyer, qui n’avait pas été appelé à en faire
partie. Nous y consentîmes, et M. de Smet vint exposer le système qui devait
plus tard être présenté par M. Beernaert sous forme de projet de loi. Ce
système fut criblé d’objections et la majorité ne s’y arrêta pas. M. de Lantsheere préconisa de nouveau l’ajournement ; les quatre proportionnalistes répondirent qu’il n’avait aucune chance
d’être accepté par M. Beernaert. M. Descamps émit alors une nouvelle idée :
c’était de supprimer les ballottages et d’appliquer la représentation
proportionnelle dans le cas où, au premier tour, il n’y aurait pas eu de
majorité. Cette idée, si peu logique qu’elle fût, parut offrir à quelques-uns
le moyen de sortir de la difficulté où l’on se trouvait, et les deux présidents
furent chargés de pressentir à cet égard M. Beernaert. M. Descamps m’avait
prévenu avant la séance que celui-ci ne voulait pas de son expédient.
La
commission s’ajourna au 10 janvier ; en attendant, des efforts multipliés
furent faits pour provoquer des manifestations en faveur de M. Beernaert. Le
cardinal Goossens fut un des plus ardents ; il alla jusqu’à rendre visite à mes
collègues de l’arrondissement de Malines pour les prier de voter en faveur de
la représentation proportionnelle ; on mit aussi en mouvement quelques (page 511) cercles ouvriers. Le 8, le Patriote publia un article dont les
allures étaient inspirées et qui proposait, comme solution de la crise, de
rendre à M. Beernaert la parole qu’il avait donnée de ne pas présenter de
projet sur la représentation proportionnelle, sans avoir avec lui la majorité
de la droite. Le 10, au sein de la commission, M. Lammens
fit la même proposition, tout en se plaignant d’avoir été devancé par, dit-il,
« ce malheureux Patriote ». Il
ne rencontra guère d’adhésion ; et, M. de Lantsheere
ayant rapporté que M. Beernaert refusait de se rallier à la proposition
Descamps, la commission se sépara, après avoir dressé le procès-verbal de
carence que voici : « La commission constate le rejet par M. le ministre des
Finances de la proposition soumise à son attention. A moins qu’il ne consente à
reprendre l’examen de la question d’ajournement ou qu’il n’indique une autre
proposition, elle regrette de n’avoir trouvé aucun autre terrain sur lequel une
entente paraisse pouvoir s’établir. »
Le soir
même, je remis au Courrier de Bruxelles
une lettre sur la situation, dans laquelle je rappelais que, depuis l’ouverture
des débats sur la révision, M. Beernaert avait posé neuf fois la question de
Cabinet ; qu’il était en dissentiment avec la droite sur plusieurs questions ;
qu’il était inutile de lui faire des concessions au sujet de la représentation
proportionnelle, puisque le lendemain un nouveau conflit devait naître
relativement aux questions économiques, et qu’ainsi la résistance à ses vues
s’imposait. Cette lettre, publiée par tous les journaux, fit un grand tapage.
Quelques-uns trouvèrent qu’elle rompait trop crûment avec M. Beernaert ; (page 512) comme si ce n’était pas M.
Beernaert qui avait rompu avec la droite, et la droite qui s’était montrée
pleine de condescendance ! Je reconnais néanmoins que les positions nettes ont
généralement peu d’adhérents et, si la lettre devait être pour beaucoup une
lumière et produire à la longue de bons effets, il n’en est pas moins vrai
qu’on hésita à en épouser immédiatement les conclusions et à fermer
définitivement la voie aux accommodements.
Tout en
écrivant au Courrier de Bruxelles,
j’avisai le Cardinal de la pénible surprise que nous causait son intervention
dans la question. Ma lettre portait : « Éminence, vous m’avez toujours
témoigné tant de bienveillance, que je crois de mon devoir d’user vis-à-vis de
vous d’une franchise entière. Mes amis et moi, nous sommes convaincus que la
représentation proportionnelle serait la dislocation et peut-être la mort du
parti catholique. C’est pour nous un devoir de conscience de la repousser. En
tout cas, c’est une question, non religieuse, mais politique. Cependant Votre
Éminence croit devoir nous combattre à outrance ; elle multiplie les moyens et
les démarches pour nous faire échouer. Je n’ai certes ni le droit ni la
prétention de m’en plaindre. Mais Votre Éminence, en se faisant notre
adversaire sur le terrain politique, nous permettra, je l’espère, le cas
échéant, de la combattre aussi et de révéler les efforts qu’elle déploie pour
faire triompher une cause politique. Fasse Dieu que la religion et l’Église
n’en souffrent pas ! »
Cette
lettre resta sans réponse. M. Fris me dit quelque temps après que le Cardinal
en était fort ulcéré. Je (page 513)
pense cependant qu’elle contribua à modérer son action. (Mgr
Faict, évêque de Bruges, qui venait de mourir, était
très hostile à la représentation proportionnelle. Il en était de même de son
successeur, Mgr de Brabander. Mgr Doutreloux,
évêque de Liège, reconnut, dans une conversation avec moi, que c’était un
instrument de discorde. J’ai tout lieu de croire que l’évêque de Namur aussi y
était contraire. (W.))
Le 15
janvier les deux droites furent de nouveau convoquées, et à peine leurs membres
furent-ils réunis qu’on put s’apercevoir que si l’hostilité à la représentation
proportionnelle ne faiblissait pas, beaucoup étaient disposés à rendre à M.
Beernaert sa parole et à lui laisser présenter un projet de loi. Il ne faut pas
s’en étonner les hommes pris dans leur ensemble aiment mieux reculer une
difficulté que l’aborder de front. A peine la séance eut-elle commencé, que M. Lammens reproduisit la proposition qu’il avait faite à la
commission, en ajoutant que chacun conserverait la liberté pleine et entière de
se prononcer en toute conscience sut le projet de loi que déposerait M.
Beernaert. Ses paroles furent assez favorablement accueillies. M. Schollaert demanda néanmoins que M. Beernaert s’engageât à
ne pas poser la question de Cabinet sur le projet annoncé. M. Beernaert refusa
de prendre cet engagement, tout én ajoutant qu’il ne
poserait pas la question de Cabinet avant la discussion du projet. MM. Helleputte et Liebaert
combattirent la proposition Lammens ; M. le duc d’Ursel se prononça en sa faveur. En présence de ce conflit
d’opinions, je me résolus à y adhérer à mon tour. Plusieuts
de mes amis me dirent, après la séance, qu’ils n’avaient pas compris mon
attitude. Voici mes (page 514) motifs. En soi, la proposition Lammens ne valait rien ; elle prolongeait la désunion au
sein de la droite et, par là même, elle l’avivait, puisqu’elle maintenait à
l’ordre du jour la question de la représentation proportionnelle ; d’autre
part, M. Beernaert n’avait obtenu la révision de l’article 48 de la
Constitution que sous la promesse de marcher d’accord avec les droites au sujet
de la représentation proportionnelle, et il était peu séant qu’il obtînt de la
droite la restitution de cette promesse sous l’influence de la contrainte
morale que lui imposait sa menace de retraite ; il suit de là que jamais M.
Beernaert n’aurait dû pousser ses partisans à demander que sa promesse lui fût
rendue. Mais, du moment où il envisageait les choses d’un point de vue
différent, ne fallait-il pas lui faire cette dernière concession ? La question
de la représentation proportionnelle étant agitée de toutes parts, un certain
nombre de ses adversaires estimaient qu’elle réclamait un débat public au sein
des Chambre ; cela étant, si je m’étais opposé à la proposition Lammens et si elle avait néanmoins passé, on n’eût pas
manqué de dire que la cause de la représentation proportionnelle était gagnée ;
en la votant, je lui enlevais cette signification.
M.
Beernaert perça mes intentions. Décontenancé par mon adhésion, il déclara qu’il
refusait mon vote, et il me pria de me prononcer contre la proposition. C’était
pour moi un motif de plus pour persister dans l’attitude que je venais de
prendre. Je m’empressai de le dire ; et la proposition de M. Lammens fut adoptée, parmi les sénateurs, par trente-six
voix contre deux et deux abstentions, parmi les représentants par quarante-huit
(page 515) voix contre vingt-trois
et neuf abstentions, plusieurs de mes amis et moi figurant parmi les trente-six
et les quarante-huit.
La manœuvre
des proportionnalistes n’avait pas eu le succès
qu’ils en espéraient ; il est clair, en effet, que M. Beernaert ne pouvait se
prévaloir de majorités qui comprenaient des antiproportionnalistes
notoires. Cependant, si j’en crois des indices divers, il se berça de l’espoir
qu’il tenait la victoire. Rien n’était, du reste, ménagé par ses partisans pour
l’affirmer. Le Patriote, toujours
audacieux, annonça, contre toute vérité, qu’après le vote, les droites avaient
défilé devant M. Beernaert en le félicitant, et bientôt on fit d’un dîner que
lui offrit, ainsi qu’à M. de Burlet, la princesse de
Ligne, une sorte de manifestation en son honneur.
Mais il n’y
a pas de succès sans lendemain. Mes amis et moi, nous décidâmes de provoquer
des décisions et des pétitions contre la représentation proportionnelle. Et
comme le comité de l’association conservatrice de Gand s’était prononcé pour
elle avec fracas dans les derniers temps, nous résolûmes de susciter tout
d’abord des protestations dans l’arrondissement d’Anvers dont l’importance
était égale et même supérieure à celle de l’arrondissement de Gand. Ces
protestations furent très nettes et elles se produisirent de la part
d’associations nombreuses. Elles eurent leur écho dans divers autres
arrondissements, et même nous obtînmes que quelques cercles ouvriers se joignirent à nous ; c’est ainsi qu’après une discussion
contradictoire au cercle ouvrier d’Ixelles, discussion à laquelle je pris part,
la représentation proportionnelle fut rejetée. De leur côté, les proportionnalistes (page
516) cherchèrent à susciter quelques adhésions. On fit circuler une
pétition en faveur de la représentation proportionnelle dans le corps professoral
de Louvain ; le recteur, Mgr Abbeloos, à la demande
du Cardinal, dit-on, signa en tête ; la majorité des professeurs suivit. Cette
démonstration était une imprudence, car elle tendait à ranger du côté d’une
fraction des catholiques une institution qui a besoin du concours de tous ;
heureusement, quelque temps après, Mgr Mercier, en expliquant publiquement les
motifs pour lesquels il n’avait pas signé la pétition, enleva aux autres
signatures la signification d’ensemble qu’on avait cherché à leur donner.
Nous
pensions qu’il ne fallait pas permettre à M. Beernaert de trop retarder le
dépôt de son projet ; car, plus on se rapprocherait des élections, et plus il
serait difficile de le rejeter. Nous insistâmes donc publiquement pour que ce
dépôt s’effectuât à bref délai, et comme M. Beernaert ne pouvait avouer qu’il
n’était pas prêt, il dut bien se hâter.
Six
semaines cependant s’écoulèrent avant que le projet fût présenté. Dans
l’intervalle, M. Beernaert y travailla fiévreusement. Il dut s’apercevoir alors
combien il était malaisé de trouver une formule qui pût satisfaire tous les proportionnalistes ; pour avoir la voix de M. de Smet, il
se résolut à ne pas toucher aux arrondissements, à ne pas appliquer la réforme
aux districts ne nommant qu’un député, à remettre à des collèges de provinces
la nomination des sénateurs, etc. Mais aurait-il, pour un semblable projet,
l’adhésion des radicaux ? Il paraissait le penser. Autour de lui, MM. Nyssens
et (page 517) de Smet multipliaient
les pointages ; ceux-ci étaient absolument inexacts ; mais M. Beernaert n’était
pas éloigné de les admettre, et un jour il déclara à un de ses partisans qu’il
ne lui manquait que sept voix. Sept voix, c’était peu de chose ! Et comment ne
pas espérer qu’elles seraient gagnées ? De notre côté,
nous affermissions nos amis, et grâce à nos efforts, ils se prononçaient de
plus en plus ouvertement contre la réforme.
Pendant que
M. Beernaert élaborait son projet, je m’étais concerté avec cinq de mes amis,
pour déposer une proposition de loi accordant des subsides aux écoles libres.
On se rappelle que je l’avais annoncée dès 1892, si, dans un délai de six mois,
le gouvernement n’en avait pas pris l’initiative ; j’avais attendu près de deux
ans ; il était temps de dégager notre parole. Les sections ayant autorisé la
lecture de la proposition, je la développai séance tenante. MM. Beernaert et de
Burlet furent fort mécontents ; M. Beernaert, en
m’entendant, dit à un membre de la droite : « Ah ! c’est
le second acte de la combinaison. » M. de Burlet, sans
rejeter la prise en considération, exhala son dépit. Un mois ne s’était pas
écoulé, qu’il proposa à son budget un crédit de 300,000 francs en faveur des
écoles libres. Cette proposition s’inspirait de celles que j’avais présentées
par trois fois et que le gouvernement n’avait pas cessé de repousser ;
maintenant il la faisait, manifestement dans l’espoir de conquérir quelques
voix à la représentation proportionnelle. Ce calcul fut déjoué.
Enfin, le
fameux projet fut déposé, et il portait la signature de tous les ministres.
Jusque-là, M. Beernaert avait fait de la représentation proportionnelle une (page 518) question personnelle ;
maintenant, il avait réclamé l’adhésion de tous ses collègues ; et cependant,
deux d’entre eux, MM. Vandenpeereboom et de Bruyn, ne
se cachaient pas vis-à-vis de leurs amis pour marquer leur hostilité. Jamais on
n’avait eu une discipline de fer pareille. Heureusement, cette fois, la droite
ne devait pas céder ; M. Beernaert ne tarda pas à l’apprendre.
J’ai dit
qu’il comptait sur l’appui des radicaux. Un proportionnaliste,
M. Mommaert, m’a dit, depuis, qu’avant le dépôt du
projet, des réunions préparatoires avaient eu lieu auxquelles assistait M. Féron et que, d’après son attitude, on ne doutait pas de
son adhésion. Mais à peine le projet fut-il connu, que des critiques
s’élevèrent dans les organes radicaux, et, l’avant-veille de la réunion des
sections, un député, M. Scoumanne, me raconta que M. Féron avait réuni ses collègues de l’extrême gauche, qu’il
avait cherché à les rallier au projet, mais qu’il avait échoué.
La veille
du jour où les sections devaient se réunir, une coalition formée de MM.
Delbeke, de Rouillé et Gillieaux demanda la mise à
l’ordre du jour par tour de faveur du projet de loi sur les droits de fanal. Je
les appuyai dans l’intérêt de l’agriculture ; M. de Bruyn résista ; mais la
motion fut adoptée. C’était un nouvel avertissement pour M. Beernaert.
Toutefois il ne croyait pas la partie perdue ; il espérait, d’après ce que me
dit l’auditeur de la nonciature, trois rapporteurs favorables.
Le 16 mars,
les sections délibérèrent ; elles repoussèrent toutes le projet ; les
rapporteurs que mes amis et moi nous avions désignés d’avance furent tous élus,
sauf M. Helleputte, contre lequel M. Loslever l’emporta (page
519) par le bénéfice de l’âge. Septante-six voix contre quarante-neuf et
treize abstentions s’étaient prononcées contre le projet ; mais, parmi les
quarante-neuf adhérents, un certain nombre avaient fait des réserves expresses
les radicaux avaient déclaré que, si le projet n’était pas modifié, ils le
repousseraient ; des proportionnalistes de droite
avaient fait la même déclaration ; c’était sur la question de principe que le
vote avait porté une formule déterminée n’eût probablement pas réuni vingt-cinq
voix !
L’échec
pour M. Beernaert était sanglant, et il devait enfin comprendre combien il
avait eu tort de s’entêter. Maintenant, il était trop tard pour revenir sur ses
pas. Il réunit le soir le Conseil des ministres et annonça sa démission
définitive. Seulement, le Roi venait de partir pour un voyage en Suisse et en
Italie ; il fallait bien attendre son retour ; on assure que M. Beernaert, ne
se doutant pas de la possibilité d’une aussi grave défaite, lui avait affirmé
que rien ne s’opposait à ce voyage. On télégraphia au Roi. Il ne revint que le
jeudi 22 mars. Le mardi précédent, M. Beernaert, dans les deux Chambres,
annonça la retraite du Cabinet. A la Chambre, l’accueil fut glacial : pas un
mot ne fut dit par personne soit pour le remercier de sa longue gestion, soit
pour l’engager à ne pas persister dans sa résolution. Au Sénat, M. Lammens se chargea de prononcer quelques paroles de regret.
Tout le
monde envisageait la séparation comme définitive. Mais, à voir l’attitude
qu’adopta M. Beernaert à partir de ce moment, je suis porté à croire qu’il
comptait rester au pouvoir. Tel était aussi l’avis de (page 520) M. Vandenpeereboom qui me
déclara, le 21 août suivant, que, selon lui, M. Beernaert espérait que le Roi
refuserait sa démission et qu’une démonstration de la droite se produirait en
sa faveur.
A peine le
Roi fut-il revenu, qu’il reçut M. Beernaert. Celui-ci désigna M. de Burlet pour le remplacer, et le Roi accepta. Il semble que
M. Beernaert, ayant été obligé de se retirer par suite de dissentiments avec la
majorité, eût dû rester étranger à la formation du ministère nouveau, et ne pas
s’opposer à ce que ses successeurs fussent des antiproportionnalistes.
Il n’en fut rien, et tous ses efforts tendirent à ce que les hommes partageant
ses sentiments sur la question de la représentation proportionnelle fussent
appelés à le remplacer ainsi que M. Lejeune. Il usa à cet effet de l’ascendant
qu’il exerçait encore sur l’esprit du Roi ; si bien que ce dernier ne consulta
aucun autre homme politique ; MM. le baron t’Kint et
de Lantsheere furent bien appelés au Palais ; mais le
souverain se contenta de les aviser qu’il avait chargé M. de Burlet de la formation d’un nouveau Cabinet.
S’il est un
homme politique qui paraissait devoir être écarté à ce moment d’une combinaison
ministérielle, c’était M. de Smet de Naeyer. Non pas
qu’une fois ministre, on pût craindre qu’il fût intransigeant ; mais il avait
été l’aide de camp de M. Beernaert dans la campagne pour la représentation
proportionnelle ; c’étaient ses idées qui avaient prévalu dans le projet du
gouvernement ; il était le vaincu de la journée du 16 mars, autant que M.
Beernaert. On apprit cependant bientôt qu’il recueillerait un des portefeuilles
vacants, celui des (page 521) Finances. En même temps le Patriote mettait en avant le nom de M.
Van den Heuvel, proportionnaliste
déterminé, qui apportait, dans la défense du système, la confiance que
déploient d’ordinaire les professeurs pour préconiser leurs thèses : c’était
aussi, disait-on, un des candidats de M. Beernaert. Mais son nom ne prévalut
pas ; on craignit probablement de mécontenter la droite, en faisant une fois de
plus un choix en dehors de ses rangs, et on appela à la Justice M. Begerem. M. Begerem remplaçait M.
Lejeune, qui n’avait été toléré par la droite que parce que M. Beernaert
l’avait pris sous son patronage. M. Begerem était un proportionnaliste modéré, qui s’était tenu soigneusement à
l’écart des intrigues des derniers mois et qui, par ce motif, ne pouvait être
mal vu de la majorité de la droite.
Il n’en est
pas moins vrai que, tandis que la crise avait eu pour cause l’échec de la
représentation proportionnelle, on remplaçait le ministère de M. Beernaert par
un ministère de proportionnalistes ; MM. Vandenpeerehoom et de Bruyn, je l’ai déjà constaté, étaient
hostiles à la réforme ; mais ils en avaient accepté la responsabilité pour ne
pas déplaire à leur ancien chef si bien que, vis-à-vis du public, le Cabinet
nouveau apparaissait, en ce qui le concerne, comme homogène. C’était une
anomalie, que la pression exercée par M. Beernaert peut seule expliquer ; et ce
qui aggrava cette anomalie, c’est que tous ces proportionnalistes
acceptèrent pour mission de retirer le projet de loi sur la représentation
proportionnelle. M. Beernaert n’avait pu contester la nécessité de ce retrait ;
mais il chercha à se réserver une compensation, et les événements qui (page 522) suivirent montrèrent que,
dans les entretiens qu’il avait eus avec le Roi et M. de Burlet,
celui-ci avait consenti à repousser toute proposition ayant pour objet un
nouveau partage, soit total, soit partiel, des circonscriptions électorales. M.
Beernaert voulait que la question de la représentation proportionnelle demeurât
entière, et il espérait, par ce moyen, qu’elle serait résolue conformément à
ses vœux par les nouvelles Chambres.
Grâce à cet
ensemble de calculs, M. Beernaert comptait dominer et diriger le nouveau
ministère. Mais un peu de réflexion devait bien vite montrer que cet espoir
serait probablement déjoué. Outre qu’une suprématie pareille est difficilement
acceptée, le Cabinet ne renfermait aucune personnalité de premier ordre ; il
n’avait donc chance de se soutenir qu’en marchant d’accord avec la droite, et
l’on ne tarda pas à voir que telle était sa préoccupation. Mes amis et moi,
nous avions, du reste, avec les nouveaux ministres les meilleurs rapports, et
nous nous aperçûmes incontinent qu’ils ne demandaient pas mieux que de vivre en
bonne entente avec nous.