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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE V - LE MINISTÈRE DE M. BEERNAERT (SUITE). -
LA REVISION DE LA CONSTITUTION ET LES COMMENCEMENTS DE LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE
(Première partie : session 1890-1891)
1. Ouverture de la session 1890-1891 : la réforme
électorale, principal enjeu politique
(page 426) A peine de retour à Bruxelles, au
commencement d’octobre 1890, j’allais voir M. Beernaert. J’étais un peu
inquiet. Le Patriote avait publié des
articulets réitérés annonçant « des surprises » en matière électorale ; ils
avaient été rédigés par M. Moulinasse et avaient affecté une allure semi-officielle.
Reflétaient-ils, comme je le redoutais, les sentiments de M. Beernaert ?
Je trouvai
celui-ci d’humeur très sombre, et visiblement effrayé. Il me parla de
responsabilités qu’il ne pouvait accepter si l’on ne se décidait pas à faire
une réforme électorale. Quoi donc lui dis-je, est-ce la révision de la
Constitution que vous projetez ? - Non, me dit-il ; mais je vous avais soumis
un projet d’impôts créant de nouveaux électeurs ; il conviendrait d’y revenir.
- Gardez-vous-en bien, lui dis-je ; vous auriez contre vous la bourgeoisie sans
satisfaire les ouvriers.
Alors il se
mit à préconiser une large extension du droit de suffrage pour les élections
communales. Sur ce (page 427)
terrain, l’accord me paraissait possible. « Mais avant tout, ajoutai-je, ne
mécontentons pas nos amis. »
Le 27
octobre, M. Beernaert réunit dans son Cabinet avec moi MM. de Lantsheere, Jacobs, de Volder, Vandenpeereboom,
de Smet de Naeyer, à l’effet d’échanger nos vues au
sujet d’une proposition de révision de la Constitution, que les journaux
libéraux annonçaient devoir être déposée par M. Janson. Il nous dit que, quant
à lui, il irait jusqu’à la révision de la Constitution, mais que, sachant qu’il
ne serait pas suivi, il n’insistait pas. M. de Volder, du même avis que M. Beernaert,
estima que la révision s’imposerait ; M. Vandenpeereboom
s’y montra hostile ; M. Jacobs et moi, également. M. Beernaert émit alors
l’idée de commencer par une réforme électorale communale et de la représenter
comme devant s’appliquer plus tard aux élections législatives ; plusieurs
d’entre nous firent des réserves ; puis nous nous ajournâmes au mois de
novembre.
Dans
l’intervalle, M. de Volder quitta brusquement le département de l’Intérieur
pour accepter un poste de directeur à la Société Générale.
M. Mélot fut appelé à lui succéder. Il avait été souvent
signalé comme ministrable dans les régions parlementaires ; il avait, du reste,
du talent ; sa nomination fut bien accueillie. Il ne savait rien des projets
électoraux de M. Beernaert ; je les lui fis connaître ; il s’y montra très
hostile.
2. Dépôt par le gouvernement d’un projet de réforme
électorale, et adoption difficile de la prise en considération par la droite
catholique
Dès le début
de la session, M. Janson déposa la proposition annoncée. Fallait-il la prendre
en considération ? La droite en délibéra le 13 novembre. M. Beernaert se
prononça pour l’affirmative, et il insista pour obtenir (page 428) notre adhésion à un système électoral communal non encore
défini et qu’on dépeindrait comme applicable ultérieurement aux élections
législatives. M. de Lantsheere appuya la prise en
considération ; M. Jacobs et moi, nous la combattîmes, et l’impression de tous
fut que la grande majorité de la droite y était contraire.
Une seconde
réunion se tint le 18 novembre. M. Beernaert insista de nouveau. Mais, au vote,
le rejet de la prise en considération l’emporta. Toutefois un peu d’ébranlement
s’était produit, et plusieurs membres s’étaient abstenus de prendre couleur. M.
Beernaert déclara alors qu’il ne savait s’il pouvait continuer à se charger des
affaires. Cette grave déclaration causa une profonde impression ; M. Jacobs
demanda si, en présence de cette déclaration, la droite maintenait son avis ;
sur ma proposition, elle ajourna toute décision.
Une
troisième convocation eut lieu ; elle s’adressait aux membres des deux Chambres
et les invitait à se réunir le 26 novembre à l’hôtel de Merode.
Là M. Beernaert se prononça de nouveau en faveur de la prise en considération,
donnant à entendre que la révision constitutionnelle avait ses sympathies.
Il était
temps que les équivoques cessassent, et je lui posai deux questions : 1°
Jetez-vous votre portefeuille dans la balance ? 2° En supposant que la prise en
considération soit votée ; vous opposerez-vous avec nous à la révision lorsque
le fond sera débattu ?
Ces
questions vexèrent visiblement M. Beernaert. Il tarda à s’expliquer ; enfin il
exprima le regret de ce que la question de portefeuille eût été soulevée ; mais
il avoua très clairement qu’elle résultait de la nature des (page 429) choses. Quant à la seconde question, il déclara qu’il
repousserait la révision, si les deux partis ne se mettaient pas d’accord sur
le système à substituer à l’article 47.
Un pas
considérable était fait. Je déclarai à mes amis que nous étions dans
l’engrenage et que nous n’en sortirions plus. Beaucoup crurent naïvement que le
vote de la prise en considération ne constituait qu’un vote de tactique et
qu’au fond tout était réservé. Je leur répondis que la révision était faite, ou
plutôt qu’elle se ferait en trois actes.
Quoi qu’il
en soit, la question de Cabinet était posée. Très hostiles à la révision, MM. Mélot et Vandenpeerenboom se
rallièrent néanmoins à la prise en considération dans un intérêt d’union ; M. Mélot me dit même que, sans cela, il aurait dû quitter le
ministère. De guerre lasse, on se résigna à voter la prise en considération.
Le débat
public eut lieu le 27 novembre. Les explications furent succinctes ; mais, à
part MM. Janson et Nothomb, qui maintinrent leurs opinions anciennes, on évita
de prendre nettement position. Pour moi, je fis connaître en peu de mots que je
n’étais pas favorable à la révision, mais que, si celle-ci devenait nécessaire,
je préférerais le suffrage universel aux systèmes qui s’agitaient à gauche. MM.
Graux et Janson donnèrent entendre qu’ils n’avaient à
formuler aucun système.
M.
Beernaert déclara que l’examen devait porter sur une réforme déterminée. Ce fut
dans ces conditions que la prise en considération fut adoptée ; les équivoques
avaient plané sur le débat.
3. Les divisions de la droite : elle accepte
finalement le principe d’une révision
Il
s’agissait maintenant de savoir quelle attitude la droite prendrait dans les
sections. Elle était dans le plus (page
430) grand désarroi. Cependant l’hostilité à la révision y dominait. Dans
la presse, le Patriote et le Luxembourg se montraient sympathiques à
une réforme constitutionnelle. Le flot paraissait monter. Je tentai de
l’arrêter en écrivant dans le Patriote
une série de lettres d’avertissement, dans lesquelles j’opinai subsidiairement
en faveur du système de l’occupation. Mais désormais, le branle était donné :
toute résistance se trouvait paralysée par l’attitude de M. Beernaert.
Les deux
droites furent convoquées de nouveau pour le 21 janvier, avec prière de prendre
parti au sujet de la position à adopter au sein des sections. Dans cette
nouvelle réunion, des choses surprenantes se produisirent : si MM. de Merode et de Lantsheere recommandèrent
la révision ; M. Vandenpeereboom, tout en ne l’aimant
pas, y adhéra ; M. Nothomb rompit une nouvelle lance en faveur du suffrage
universel ; M. Jacobs et moi, nous repoussâmes la révision. On se sépara sans
se mettre d’accord et on s’ajourna à huitaine.
Tout à coup
une nouvelle lugubre se répandit : le prince Baudouin était mort ! L’émotion
fut universelle et pleine d’expansion. On se demandait si le problème de la
révision ne serait pas momentanément écarté. Il n’en fut rien, et une quatrième
réunion eut lieu à l’hôtel de Merode.
M.
Beernaert s’y posa cette fois nettement en champion de la révision et demanda
qu’on se ralliât à l’occupation, à la réforme du Sénat et à l’accroissement des
droits du pouvoir central. Le débat dura deux heures et ne porta que sur le
premier point. M. Allard demanda une augmentation des électeurs dans les
limites (page 431)
constitutionnelles le duc d’Ursel soutint la révision
; M. Tack y était opposé. Je pris alors la parole ; je fis ressortir tous dangers
et les hasards d’une semblable décision. L’assemblée me parut conquise. M.
Jacobs chercha à établir qu’il n’y avait qu’un dissentiment de forme. Vandenpeereboom répliqua, avec une grande vivacité, qu’il y
avait un dissentiment de fond. Je conjurai de nouveau mes amis de ne pas aller
aux aventures. M. Beernaert, voyant la tournure que prenaient les choses, posa
la question de Cabinet. Aussitôt je déclarai que, ne voulant pas renverser le
ministère, je laissais à M. Beernaert la responsabilité des événements. C’est
justement ce qu’il ne voulait pas. Aussi répliquait-il : « Ce soir, ma
démission sera au palais. » Je répondis : « C’est la politique du couteau
sur la gorge. » Il répéta que sa démission allait être envoyée.
En réalité,
il n’y songeait pas ; mais il entendait que la droite assumât une part de
responsabilité. Il fut servi par M. de Moreau, qui, bien qu’à contrecoeur, l’appuya. Au vote, la moitié de la droite se
prononça pour l’adoption en principe de la révision dans les sections ; l’autre
moitié resta assise.
Dès lors la
question se trouvait définitivement tranchée. Qui eût pu le croire quelques
semaines auparavant alors que les grandes forces conservatrices du pays étaient
contraires ou peu favorables à la révision ? Le Roi y avait été longtemps très
hostile ; il n’avait cédé, lors de la prise en considération, que sur les
instances de M. Beernaert. J’avais pressenti cette volte-face à un dîner de la
Cour, le 9 décembre. Je lui rappelais le mot du baron Nothomb, qui, en 1871,
m’avait dit du (page 432) ministère
d’Anethan « qu’il manquait d’attitude » ; il me
répondit que, dans ce pays-ci, « l’attitude ne plaisait pas ». La Reine
n’était pas non plus favorable à la révision ; elle me le déclara dans une
longue conversation La presse conservatrice était également presque tout
entière fort peu sympathique au projet. J’exprimai les mêmes sentiments à un
banquet qui eut lieu à Namur ; on me fit une ovation.
Il semble
que les menaces des socialistes et du congrès progressiste qui s’était assemblé
dans l’intervalle, eussent dû tout au moins faire ajourner la réforme. Elles
avaient produit l’effet contraire. Déroutés, les catholiques des provinces
demandèrent une boussole. Le bureau de la Fédération en délibéra, et par sept
voix contre deux et une abstention, il se décida à consulter les associations
conservatrices.
Celles-ci
se prononcèrent en majorité contre toute révision constitutionnelle Mais,
encore une fois, c’était trop tard. Nous étions engagés, comme je l’avais prédit,
dans une voie d’où il ne nous était plus possible de sortir.
Au milieu
de toute cette agitation, le nouveau ministre de l’Intérieur, M. Mélot, tomba malade. Il était animé des meilleures
intentions ; mais on avait pu s’apercevoir bientôt qu’il manquerait d’énergie.
En arrivant au pouvoir, il m’avait dit que, d’accord avec moi, il tâcherait de
faire subsidier les écoles adoptables ; mais bientôt, cédant devant M.
Beernaert, il me déclara qu’il ne pouvait en être question au cours de la
présente session ; de même, il s’était d’abord montré disposé à nommer de
nouveau M. de Malander, bourgmestre de Renaix ; puis,
craignant des interpellations qui pourraient se produire, (page 433) il revint sur ses pas et me dit qu’il ne le nommerait
pas. Il fut remplacé par M. de Burlet. Cette
nomination étonna un peu, M. de Burlet ayant échoué à
Nivelles en 1888 ; mais il était de la clientèle personnelle de M. Beernaert.
Je m’empresse d’ajouter qu’il ne tarda pas, par sa fermeté administrative, à
conquérir les plus vives sympathies.
4. Les délibérations au sein de la section centrale et
l’ajournement à la session parlementaire suivante
Cet
incident détourna à peine l’attention de la révision. La composition de la
section centrale fut laborieuse. M. Jacobs vint me demander d’en faire partie ;
je refusai, voulant conserver mes coudées franches. On tomba d’accord pour y
donner deux sièges à l’opposition ; M. Beernaert avait désigné MM. Frère et
Bara ; mais le premier seul fut nommé ; on lui adjoignit M. Sainctelette.
Les autres membres élus furent M. Tack, hostile à ce moment à la révision, M.
de Smet de Naeyer, qui en était partisan, mais ne
voulait pas qu’elle se fît avant les élections de 1892, et MM. Jules de Borchgrave et Nérincx, qui
n’avaient pas d’opinion arrêtée, mais étaient disposés à suivre M. Beernaert.
La section
centrale fut présidée par M. de Lantsheere acquis à
la révision ; d’après le bruit public, cette attitude prise par lui dès le
début était due à l’influence de son fils, l’un des champions du suffrage
universel dans la jeunesse de la capitale.
On se
demandait ce qui allait sortir des délibérations de la section centrale. Le
rêve de M. Beernaert était d’y arriver à un accord avec les membres de la
gauche. On crut d’abord que M. Frère allait s’y prêter ; mais on l’avait,
paraît-il, mal compris. M. Beernaert fut appelé au sein de la section centrale.
La veille du jour où (page 434)
celle-ci devait se réunir, j’eus avec M. Bara une conversation intéressante
c’était le 9 mars. M. Bara me déclara que tout accord préalable était
impossible. « Mais, objectai-je, vous êtes pour la révision ; si les événements
vous ramènent au pouvoir, quelle révision professerez-vous ? - Impossible, me
dit-il, que nous reprenions les affaires ; la gauche n’est pas en situation de
gouverner. - Mais encore, si vous aviez la main forcée ? - Je présenterais un
projet de révision. - Et s’il ne réunissait pas les deux tiers des voix ? - Eh
bien, je m’en irais et je dirais au pays : Vous voulez être troublé ; restez
troublé ! » En somme, M. Bara me parut inquiet, mais disposé à n’accepter
aucune responsabilité et surtout à ne pas seconder M. Beernaert dans ses plans.
C’est dans
ces circonstances que le chef du Cabinet exposa ses vues à la section centrale.
Il se prononça pour un nouveau système électoral basé sur l’occupation, pour la
réforme du Sénat, la représentation proportionnelle et le referendum. Il
touchait ainsi à plusieurs points importants, et, de plus, sans en faire
l’objet d’une proposition formelle, il indiqua quelques autres articles de la
Constitution qui pourraient, d’après lui, être modifiés.
A la suite
de ces communications, les délibérations de la section centrale commencèrent.
Elles furent longues et laborieuses. MM. Frère et Sainctelette
eurent des attitudes diverses. A un moment, ils semblèrent vouloir prêter les
mains à un accord, si la droite consentait à introduire dans le projet de
révision le principe de la capacité. Aussitôt, M. de Lantsheere
réunit ses amis, et, appuyé par M. Jules de Borchgrave,
il leur conseilla de souscrire à cette exigence. M. Beernaert ne se prononça (page 435) pas nettement. MM. Jacobs, de
Smet de Naeyer, Tack, Coomans
et moi, nous repoussâmes toute entente sur cette base. La droite, à la presque
unanimité, partagea notre avis. Au cours de cette délibération, des
observations intéressantes furent échangées. M. Beernaert reconnut que tout
accord préalable avec la gauche était devenu impossible, mais il ajouta que la
droite devait faire la révision seule. Alors se posa la question de savoir à
quelle époque elle se ferait. La droite, au moment de sauter le fossé,
manifesta une très vive répugnance pour toute date rapprochée. M. Beernaert
remarqua seulement que l’échéance des traités de commerce était redoutable,
mais que, si la majorité ne la craignait pas, il y aurait moyen de gagner les
élections de 1892. Bref, on ne prit aucune résolution : ceci se passait le 14
avril.
La section
centrale reprit ses travaux. Tout à coup une grève éclata parmi les mineurs
allemands, qui eut son contrecoup parmi les mineurs
belges. On mit la section centrale en demeure de terminer son examen. Le comité
du parti ouvrier avait antérieurement fixé comme date suprême le 20 mai 1891.
Il se trouva que ce jour-là une manifestation de grévistes eut lieu dans le
Parc et que, presque immédiatement après, la section centrale, renouvelant des
votes antérieurs, se prononça pour la révision et clôtura ses travaux. La
coïncidence était fortuite, mais fâcheuse. MM. Volders
et Anseele poussèrent des cris de triomphe. Néanmoins
les grévistes persistèrent et refusèrent pendant plusieurs semaines de
reprendre tout travail. On les laissa faire ; la situation se prolongea
jusqu’au mois de juillet et ce ne fut qu’à cette date qu’ils cessèrent de
chômer. L’expérience avait (page 436)
tourné contre eux, et la grève n’eut d’autre effet que de montrer au
gouvernement qu’elle n’était pas de nature à devoir causer autant d’alarmes
qu’on l’avait redouté.
Le rapport
de la section centrale avait été confié à M. de Smet et celui-ci avait déclaré
qu’il le déposerait vers le 20 juin. Alors se posa la question de savoir si le
rapport serait discuté vers la fin de la session. Les droites s’assemblèrent le
4 juin. M. Beernaert, bien qu’avec des réserves, fit ressortir les dangers d’un
ajournement. Mais les députés de Gand, d’Anvers et de Bruxelles le réclamèrent
énergique M. Nothomb voulait la discussion immédiate ; il fut presque hué.
Alors M. Vandenpeereboom - quantum mutatus ab illo ! - se leva et
s’écria : « Pour M. le ministre des Finances et pour moi, ce serait une faute
énorme d’ajourner la discussion à la session prochaine. » Il demanda la remise
de la délibération à huitaine ; on le lui refusa, et la presque unanimité de la
droite opina pour l’ajournement.
Il se
produisit alors un de ces phénomènes étranges qui ne sont pas rares dans la vie
des peuples : tantôt c’est la fièvre qui éclate, tantôt c’est l’accalmie qui’
prévaut. Cette fois, ce fut l’accalmie, et grâce à elle, M. de Smet put
retarder le dépôt de son rapport jusqu’à la fin de la session Alors M.
Beernaert annonça qu’au début de la session suivante, il indiquerait quelques
autres dispositions constitutionnelles à réformer, et il devint dès lors
certain que les délais devant résulter de cette nouvelle proposition
permettraient aux Chambres de ne statuer sur la révision qu’à une époque
voisine des élections du mois de juin 1892.
5. Comment la révision est devenue inévitable
Il n’en est
pas moins vrai qu’une mesure qui, un an (page
437) auparavant, semblait impossible, se trouvait bien près d’être
réalisée. Comment fûmes-nous amenés à y souscrire ? Il n’est pas indifférent de
l’expliquer.
Dès le
début de la session il y avait eu, en faveur de la révision, une poussée des
socialistes, des progressistes et des doctrinaires. Ces derniers avaient agi
par tactique ; ils avaient cru que la droite rejetterait la révision, qu’une
agitation sérieuse en serait la conséquence et qu’une dissolution des Chambres
s’imposerait sans tarder. Les socialistes et les progressistes avaient réclamé
la révision par conviction. M. Beernaert recula devant la responsabilité d’un
refus, et sans avoir d’emblée une idée bien arrêtée, il fut amené, de
concession en concession, à se prononcer pour la révision dans toutes les
hypothèses. Pour moi, j’avais, dès la première réunion à l’hôtel de Merode, prédit qu’il en serait ainsi. « Si vous votez la
prise en considération, avais-je dit textuellement à mes amis, prenez garde !
Nous pouvons être acculés à la révolution ou au suffrage universel. » La
droite, à ce moment, ne croyait pas s’engager : elle était antirévisionniste.
Deux motifs l’amenèrent petit à petit à se résigner : la crainte d’une crise
ministérielle, et le fait qu’au mois de juin 1892 le pays tout entier devait
être appelé à se réunir dans les comices, ici pour les élections sénatoriales,
là pour les élections de députés. Il est certain que si une révision
conservatrice de la Constitution était possible, elle ne pouvait que nous être
utile ; mais ne serions-nous pas débordés ? C’est ce que j’avais craint. Toutefois
les événements avaient pris une allure telle que, dès le milieu de la session,
j’avais déclaré que la révision était devenue inévitable ; comment l’empêcher,
en effet, quand (page 438) le
ministère, la gauche et une partie de la droite étaient décidés à la voter ?
Le problème
de la révision domina à ce point la session que l’attention fut distraite de
tout le reste.
6. Les autres mesures législatives (session 1890-1891)
Peu de mesures
politiques furent donc prises au cours de la session. Je parvins, non sans
peine, à faire voter un crédit de 30,000 francs destiné à créer de nouvelles
succursales et de nouveaux vicariats. Je fus moins heureux en ce qui concerne
les subsides à accorder aux écoles adoptables. Au mois d’octobre
M. Mélot, en arrivant aux affaires, me donna un nouvel espoir.
De son côté, le cardinal de Malines fit auprès de M. Beernaert des tentatives
multiples ; un moment, il crut réussir. Mais bientôt M. Beernaert, malgré les
efforts combinés de toutes les influences parlementaires et religieuses,
redevint intransigeant. Que fallait-il faire ? J’hésitai longtemps. Le
Cardinal, bien que désolé, me conseilla d’ajourner tout amendement Je lui
répondis que je consulterais ma conscience. Il fit alors une nouvelle démarche
auprès de M. Beernaert et lui parla, me dit-il, « avec son coeur
d’évêque ». Il échoua une seconde fois. Je me décidai finalement, avec
cinq de mes collègues, à demander un crédit de 100,000 francs pour cet objet.
M. Beernaert réunit immédiatement la droite et tenta de faire les gros yeux.
Mais il trouva à qui parler ; M. Schollaert plaida
vivement la cause des écoles (page 439)
adoptables, et la droite se montra visiblement d’accord avec lui. Dans cette
situation, les ministres durent promettre d’accepter le débat l’année suivante,
et, moyennant cette concession, j’ajournai mon amendement. Notre conviction fut
que la question avait fait un grand pas. Mais combien il était difficile
d’obtenir justice ! et combien aussi la crainte de
paraître clérical pouvait influencer défavorablement un esprit aussi distingué
que M. Beernaert
Les budgets
soulevèrent des débats multiples et parfois ardents. Ce fut surtout à
l’occasion du budget de la guerre qu’il en fut ainsi : Une campagne avait été
organisée contre le général Pontus par l’Etoile
avec la complicité de seize généraux pensionnés, campagne de dénigrement et de
haine. Le général, justement blessé, se montra découragé et me parla de sa
prochaine retraite. Je lui répondis que celle-ci était impossible, qu’elle
serait, dans les circonstances où elle se produirait, une trahison, et que nous
le soutiendrions. Effectivement, lors de la discussion de son budget, je le
vengeai des indignités dont il avait été abreuvé, en montrant ce que valait la
levée de boucliers des officiers pensionnés. Le général van der Smissen m’écrivit alors une lettre me demandant si je me
retranchais derrière l’immunité parlementaire. Je n’avais même pas prononcé son
nom, et comme sa lettre manquait à la politesse, je m’abstins de lui répondre :
il n’insista pas.
Peu après,
on apprit que les fortifications de la Meuse allaient coûter beaucoup plus cher
qu’on ne l’avait dit. L’irritation fut vive dans le pays et dans les Chambres.
La droite en délibéra, et il fut convenu, avec le gouvernement, (page 440) que la section centrale se
livrerait à une sorte d’enquête. Le responsable paraissait le général Brialmont
; on demanda qu’il fût frappé. Ce qui est indubitable, c’est que la tyrannie
des trois généraux, van der Smissen, Brialmont et
Nicaise, avait longtemps pesé sur l’armée ; nous étions débarrassés du premier
; il était temps de l’être du second, et quant au troisième, la limite d’âge
approchait.
Trois lois
importantes furent votées au cours de la session : la loi sur les transports,
la loi sur l’assistance publique et la loi sur le vagabondage. Ce ne fut pas
sans peine que la discussion de ces lois put aboutir. M. Lejeune, qui les avait
présentées, n’avait aucune des qualités d’un ministre appelé à diriger des
débats importants ; son esprit flottait constamment ; il n’avait dans les idées
aucune précision il faisait et défaisait ses projets de loi avec une aisance
surprenante C’est assez dire qu’il n’avait sur la Chambre aucune autorité ; il
fut obligé de remanier complètement deux de ses projets, et, en dépit de ces
remaniements il fut maintes fois battu.
7. Le congrès de Malines de 1891 - La maladie de V.
Jacobs
Au mois de
mai 1891, la Fédération des cercles catholiques et des associations
conservatrices tint sa session à Louvain. Je ne le mentionnerais pas ici,
malgré le succès qui la couronna, si, en me rendant dans cette ville, je
n’avais pas été l’objet de démonstrations bien touchantes de la part des
catholiques de l’arrondissement et surtout des étudiants, ils me firent une
ovation splendide, drapeaux en tête, en pleine rue, devant la maison de M. de
Trooz, où j’étais descendu, et ils la renouvelèrent le soir, au milieu d’un
concert offert à la Fédération.
(page 441) Les vacances parlementaires ne me
laissèrent guère de repos. Le cardinal de Malines avait poursuivi avec
persévérance l’idée de renouveler les anciens congrès de 1863, 1864 et 1867.
Nous étions un peu fatigués, et n’apportâmes pas d’abord beaucoup d’entrain à
le seconder. Mais il tenait tant au succès de son projet que nous finîmes par
nous laisser entraîner. M. Jacobs, le duc d’Ursel, M.
Lammens et moi, puis MM. Fris, Schollaert
et Davignon, nous fûmes les principaux artisans de
l’entreprise. Jusqu’au dernier moment, nous nous défiâmes un peu du résultat.
Heureusement l’événement nous donna tort. Par les résolutions adoptées comme
par l’éclat des assemblées générales, le congrès valut - ou peu s’en faut - ses
aînés, Il différait en deux points des congrès de Liége : ce ne fut pas un
congrès de législation, mais un congrès d’oeuvres ;
et puis nos invitations furent, si je puis m’exprimer ainsi, moins partiales. A
Liége, les organisateurs du troisième congrès avaient fait converger tous leurs
efforts vers un but unique : l’intervention de l’État ; orateurs et
rapporteurs, à peu d’exceptions près, avaient été choisis dans cette pensée. A
Malines, lors du quatrième congrès, on laissa les questions de théorie de côté,
et l’on invita des hommes qui, comme le duc de Broglie, M. Cochin et quelques
autres, ne passaient pas pour interventionnistes. Aussi, plusieurs mois avant
la réunion du congrès, des articles avaient paru dans quelques journaux
allemands qui incriminaient ses tendances, en citant le nom de M. Jacobs et le
mien : on les attribua au comte Waldbott de Bassenheim, qui avait contribué à assurer aux congrès de
Liége le concours de beaucoup d’Allemands. (page 442) Mgr Korum, évêque de Trèves, que je
vis au mois d’août, me dit qu’il avait rectifié, dans le Journal de Trêves, ces appréciations erronées ; elles persistèrent
néanmoins mais restèrent sans effet sur le succès de l’entreprise.
M. Jacobs
présida les deux premiers jours. Il nous apparut dans un état de santé
lamentable. En le voyant le Dr Lefebvre me dit qu’il était perdue
t qu’à part un miracle, le dénouement était proche. Le discours d’ouverture fut
cependant prononcé d’une voix claire et bien timbrée : c’était le chant du
cygne. Malgré son optimisme, M. Jacobs parut avoir conscience de son état ; il
dit à l’un de nous qu’il se rendait à Lourdes, et que, pour lui, il n’y avait
plus d’autre cure à faire que celle-là.
La tenue du
congrès avait été précédée d’un acte pontifical qui devait avoir un
retentissement durable : je veux parler de l’encyclique Rerum novarum. Par cet acte, le Souverain
Pontife prenait position dans la question ouvrière et, tout en reconnaissant
les griefs des classes laborieuses, il revendiquait pour l’Église l’honneur des
solutions à y apporter. L’Encyclique produisit parmi les catholiques un
mouvement d’adhésion prononcé Elle enleva aux socialistes une arme redoutable ;
mais comme toutes les oeuvres humaines, elle ne
réussit pas à amener pour tous les points traités par le Pape un accord complet
; ou plutôt la solution de certains de ces points restait obscure et devait
nécessiter des explications nouvelles : c’est ce que fit une Encyclique
postérieure l’encyclique Graves de communi, que l’on ne peut séparer de l’encyclique Rerum novarum.
(page 443) Le haut clergé s’était rendu
compte de l’utilité de ces explications. Quelques jours avant le quatrième
congrès de Malines, le cardinal Goossens avait reçu une réponse relative à
quelques doutes qu’il avait exprimés au Saint-Siège au sujet de l’encyclique Rerum novarum,
principalement en ce qui concerne le minimum de salaire. La réponse consacrait
les interprétations modérées. Le Cardinal me la communiqua et me demanda s’il
devait la faire connaître au congrès. J’opinai pour la négative, le congrès
ayant écarté de son ordre du jour tout ce qui concernait le minimum de salaire
; mais j’engageai le Cardinal à publier le document après que nos travaux
seraient terminés. Il fut bientôt connu.
8. La brochure sur la Neutralité belge (1891)
A peine étais-je
revenu de Malines, que le Roi me fit appeler. Il m’exposa que nos relations
avec la France se tendaient, que lui, surtout, était attaqué, qu’il était de
notre intérêt de dissiper les accusations (Des
publicistes français prétendaient savoir qu’en cas d’attaque de la France par
l’Allemagne, le gouvernement belge et le roi Léopold II lieraient partie avec
l’assaillant. (T.)). « Et le
Roi désire que je m’en charge ? interrompis-je... »
C’était bien cela. Je consentis en principe, mais à la condition qu’il m’armât.
Il me promit de réunir tous les documents et de faire part au baron Lambermont de notre accord. Une brochure nous sembla le
meilleur moyen de réfuter les attaques. Cette entrevue fut suivie de plusieurs
autres. Au cours de l’une d’elles, le Roi me dit que, sachant que M. Buls devait se rendre à Marseille pour y prendre part à une
solennité publique, il l’avait mandé à Ostende et l’avait engagé à démentir
tous les bruits (page 444) relatifs
à un traité de la Belgique avec l’Allemagne. mais, ajouta-t-il,
ce démenti ne rendra pas la brochure inutile.
Je
travaillai d’urgence, et l’écrit fut terminé vers la fin d’octobre. Je le
soumis au Roi, qui l’approuva et le communiqua au baron Lambermont.
L’écrit comprenait un long chapitre sur le Congo dans es rapports avec la
France mais, au dernier moment le baron Lambermont
exprima l’avis qu’il vaudrait mieux ajourner la publication de ce chapitre pour
ne pas mécontenter la France à l’heure où elle semblait mieux disposée pour l’oeuvre du Roi. Je m’inclinai. Ma brochure sur la Neutralité belge eut un grand succès,
plus encore à l’étranger qu’en Belgique. Le Roi en prit quatre mille
exemplaires qu’il fit, pour la plupart, distribué en France, et l’on peut, sans
présomption affirmer qu’elle produisit chez nos voisins un grand apaisement
Quant au chapitre sur le Congo, il est resté entre les mains du Roi.