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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE V - LE MINISTÈRE DE M. BEERNAERT (26 OCTOBRE 1884).
LA PÉRIODE HEUREUSE ET LES PREMIÈRES DIFFICULTÉS
(Troisième partie : Sessions 1887-1888 et
1888-1889)
1. Initiatives législatives de Woeste
(1887-1888)
(page 364) La session de 1887-1888 fut
précédée d’un changement ministériel. M. Thonissen se
retira et fut remplacé à l’Intérieur par M. de Volder, dont le portefeuille
échut à (page 365) M. Lejeune. M.
Beernaert m’annonça ce changement par une lettre disant, au sujet de M. Lejeune
: « Vous jugerez comme moi que c’est là une précieuse acquisition : » Je
me gardai bien d’approuver cette combinaison. C’était, selon moi, une faute
grave que de conférer les deux portefeuilles politiques du Cabinet à des hommes
étrangers au Parlement. D’autre part, M. Lejeune n’avait jamais été mêlé au
mouvement politique ; il n’était initié ni à notre histoire, ni aux traditions
de notre cause. Sans doute, il possédait un talent brillant ; mais son esprit
était dépourvu de toute précision et de toute portée pratique.
Quant à M. Thonissen, il était réellement souffrant. Son état de santé
a été la cause immédiate de sa retraite. Mais il n’en est pas moins vrai que M.
Beernaert avait supporté impatiemment pendant trois ans le mariage qu’il avait
contracté avec lui.
Depuis un
an, M. Beernaert avait consenti à ce que le projet de loi portant des
modifications aux lois provinciale et communale fût porté à l’ordre du jour. Ce
projet avait été rédigé par M. Jacobs et par moi et j’en étais le rapporteur.
Il devait être discuté dès le début de la session. Le 30 octobre, M. Beernaert
me convoqua dans son cabinet avec MM. Jacobs, de Volder et Lejeune, pour nous
mettre d’accord sur ses dispositions. M. Beernaert, dans cette délibération,
nous demanda s’il ne fallait pas, à l’occasion du projet, définir les droits du
gouvernement en matière de répression d’émeutes. Il penchait pour
l’affirmative. Je répondis : « J’eusse été de cet avis avant le mois de
novembre 1884 ; mais, à cette époque, les droits du gouvernement (page 366) ont été reconnus dans des
termes si larges que tonte définition ne pourrait que les affaiblir. » M.
Beernaert insista un peu ; mais tout le monde finit par se ranger à mon avis.
La
discussion fut approfondie à la Chambre : j’en soutins presque entièrement le
poids. Toutes les modifications proposées par le projet furent successivement
adoptées.
Cependant
cette concession ne suffisait pas à nos amis. M. Beernaert se montrait de plus
en plus disposé à ne leur donner comme satisfaction que des lois d’affaires et
des nominations. J’étais d’un avis contraire, et c’est pourquoi je résolus de
faire voter pendant la session une loi politique. Je déposai un projet
réprimant les abus des bureaux de bienfaisance qui avaient refusé tout secours
à ceux qui enverraient leurs enfants dans les écoles catholiques. Le ministère
ne put faire autrement que s’y rallier, et, après des débats assez chauds, la
loi fut votée.
De son
côté, M. Vandenpeereboom, mis en demeure d’exécuter
ses promesses dans la question des ingénieurs, établit des examens d’État et un
concours pour tous les candidats d’où qu’ils vinssent. Une discussion
intéressante surgit au sujet de cette réforme. La droite remercia le Ministre
d’avoir établi en principe l’égalité entre l’enseignement libre et
l’enseignement officiel ; mais elle se réserva de reconnaître à toutes les
universités, lors de la loi sur l’enseignement supérieur, le droit de conférer
des grades d’ingénieur, sauf au gouvernement à instituer un concours pratique,
s’il le jugeait convenable. Les orateurs de la gauche reconnurent que (page 367) le système était plus logique
; M. Vandenpeereboom penchait visiblement à
l’accepter ; toutefois, il ne s’engagea pas formellement, M. Beernaert n’ayant
pas donné son assentiment.
Deux
mesures tenaient à cœur à la droite : une compensation en faveur des
instituteurs démissionnaires en 1879, et une loi électorale.
La cause
des instituteurs démissionnaires intéressait l’honneur du parti, Nous avions
été saisis successivement de pétitions nombreuses, et toujours, mes amis et
moi, nous les avions défendues. La solution fut longtemps cherchée ; je la
trouvai enfin dans une extension à donner à une loi de 1884, proposée par M.
Van Humbeek ; je l’exposai à la Chambre et dans une
réunion de la droite.
M.
Beernaert s’obstina à la repousser ; il consentit seulement à faire voter un
crédit de 30,000 francs pour venir au secours des anciens instituteurs
nécessiteux. Je me réservai d’user dans la session suivante de mon initiative
parlementaire.
Quant à une
loi électorale, M. Beernaert l’avait promise dès le mois de novembre à plusieurs
de mes collègues. Ils me rapportèrent ces promesses. Je leur répondis : « Vous
verrez, vous n’aurez dans la session actuelle que la suppression du certificat
scolaire, lequel est exigible, à partir de 1888, des capacitaires
d’examen. » Ils protestèrent ; l’événement devait me donner raison.
Cependant pendant les vacances de Noël, j’allai interroger M. Beernaert au
sujet de ses intentions. Il me dit : « Je suis bien obligé de déposer une loi
électorale, à cause du certificat scolaire. - Portera-t-elle sur le certificat
scolaire seulement ? - Non, sur d’autres points encore. » (page 368) L’engagement ne se réalisa
pas. Le projet, tel qu’il fut déposé, ne comportait que la suppression du
certificat ; je fus nommé rapporteur, et je défendis en séance publique contre
M. Frère la suppression proposée. Je dois ajouter que, dans la discussion de
son budget, M. de Volder avait promis de déposer un projet plus complet.
Une
escarmouche eut lieu à propos de la représentation proportionnelle. Un projet
avait été présenté par M. de Smedt. On en discuta la prise en considération.
M.
Beernaert l’appuya, en manifestant ses sympathies pour la réforme ; je
l’appuyai aussi, en me prononçant contre. Mon but était de donner à mes amis
une direction sur cette question, et je pense avoir réussi.
Les travaux
de la session ne m’empêchèrent pas de m’occuper de mes œuvres ordinaires et de
continuer ma collaboration à la Revue
générale. En outre, on m’avait déféré la présidence d’un comité chargé
d’écrire, à l’occasion du jubilé du pape Léon XIII, le Livre d’or de son
pontificat. Les écrivains qui s’associèrent en vue de ce travail furent chargés
chacun de la rédaction d’un chapitre. On m’attribua le chapitre traitant de
Léon XIII et la question sociale. Nous n’eûmes de difficultés que du côté de M.
de Haulleville. On lui avait demandé d’écrire, comme
annexe, l’histoire des nonces en Belgique ; son manuscrit, qui aurait pu être
admis s’il s’était agi d’une œuvre de polémique, était fort déplacé du moment
où l’ouvrage avait le caractère d’un hommage au Saint- Père ; invité à y
apporter des modifications, M. de Haulleville regimba
; mais nous tînmes bon.
Nous avions
également des embarras à son sujet à la Revue
générale. J’y avais fait admettre cette idée que (page 369) tout article, soit militaire, soit relatif à la
protection et au libre échange, devrait passer par le comité de rédaction. M.
de Haulleville avait été fort mécontent ; mais il
avait dû se soumettre ; bientôt ses relations avec la Jeune Belgique nous causèrent de nouveaux ennuis ; il accueillait
dans la revue des articles de cette école qui froissèrent notre clientèle
catholique et conservatrice ; des observations lui furent faites ; il se
déclara prêt à se retirer. En outre, le bilan de 1887 nous convainquit que nous
avions perdu pas mal d’abonnés ; de nouvelles observations furent échangées à
cette occasion ; M. de Haulleville les prit mal, il
voulait « la dictature » ; il déclara derechef qu’il désirait se séparer de
nous ; nous acceptâmes sa retraite en principe. Provisoirement, il fut entendu
que le comité exercerait une action plus directe sur la composition du recueil.
2. Les élections de 1888 : les volontés
autonomistes des Indépendants et le renforcement de la position de Woeste au sein de la droite
La
préparation des élections préoccupa tout l’élément militant du parti catholique
pendant les premiers mois de l’année 1888. Les nouvelles des provinces étaient
fort mélangées. Quant à l’élection de Bruxelles, on l’avait longtemps
considérée comme perdue d’avance. Cependant les divisions des libéraux, à
l’approche du scrutin, s’étant accentuées, l’espoir reprit dans les rangs de la
coalition de 1884 et le succès de nos candidats fut entrevu comme possible. Il
y avait un gros point noir : c’étaient les tiraillements qui existaient au sein
de cette coalition ; ils étaient le résultat de la conduite de l’association
des indépendants et de quelques-uns des députés de Bruxelles. J’ai déjà dit que
les indépendants, tout en se proclamant conservateurs, étaient possédés de la
fièvre de créer un parti nouveau. Je redoutais beaucoup (page 370) cette éventualité : notre force est dans notre union, et
je considérais comme un devoir d’écarter, parmi les conservateurs, toute
tentative de division. Je disais à mes collègues de Bruxelles : C’est vrai,
vous êtes le produit d’une coalition ; que les uns parmi vous restent donc
libéraux modérés ; que les autres soient des nôtres ; de cette façon, nous
pourrons vous soutenir tous ; mais ne nous reniez pas en masse, car alors nos
électeurs ne marcheront plus au scrutin.
M. d’Oultremont n’admettait pas ce point de vue. Il voulait
constituer un tiers parti, et son secret espoir était d’y attirer une fraction
de la droite et de la gauche. C’est pour prévenir le succès de ce plan que, le
11 décembre, à l’anniversaire du cercle catholique de Gand, je prononçai un
discours où j’affirmai qu’il n’y avait à la Chambre ni extrême droite ni centre
droit, mais une droite unie autour d’un même programme.
Le discours
eut un long retentissement, et les indépendants, si peu nombreux qu’ils fussent
(car ils ne formaient qu’une infime minorité), se montrèrent très vexés. Près
de trois mois après, leur association, ayant à choisir un nouveau président,
nomma M. Théodor ; celui-ci leva, dans son discours
d’inauguration, le drapeau du tiers parti ; il ne réussit pas à assigner un
programme à ce prétendu parti nouveau ; mais il attaqua vivement le parti
libéral et le parti conservateur ; il appela ce dernier un parti fermé et
exclusif, soumis au joug de l’autorité ecclésiastique. La maladresse était
grande, car nous avions besoin de toutes nos forces pour l’emporter à
Bruxelles, au mois de juin, et voici que M. Théodor
tirait sur une fraction de ces forces, de beaucoup (page 371) la plus nombreuse Le lendemain, je demandai à M. d’Oultremont : « Approuvez-vous le langage de M. Théodor ? - Oui, me dit-il, absolument. »
L’association
conservatrice ne pensait pas ainsi, et son comité, dans plusieurs réunions,
décida qu’il repousserait la candidature de M. Théodor,
si elle était mise en avant. Je m’associai vivement à cette résolution ; je
dirai plus, je l’avais recommandée. M. d’Oultremont
l’apprit, se fâcha fort et prétendit nous imposer M. Théodor
; M. Simons était d’accord avec lui, M. Bilaut était
d’un avis contraire. De longues négociations eurent lieu ; finalement, M.
Nothomb, président de l’association conservatrice, céda. La chose faite, le
bureau de l’association convoqua les travailleurs, plus quelques autres
personnes parmi lesquelles je me trouvais, soi-disant pour leur soumettre la
liste. Je dis au Bureau : « Vous avez commis deux fautes : vous avez choisi
pour le Sénat M. t’Kint, qui n’est pas sympathique à
la campagne, et pour la Chambre, M. Théodor, auquel
les catholiques sont hostiles. Ces deux noms ne conviennent pas ; mais la liste
est ne varietur ; nous ne pouvons plus y
toucher. » Le Bureau protesta ; mais c’était comme cela ; le temps
manquait pour ouvrir au sujet de sa composition de nouvelles négociations avec
l’association des indépendants.
Je dois
ajouter que M. Nothomb nous lut une déclaration du comité des indépendants
reconnaissant que M. Théodor avait fait erreur en
attribuant à l’association conservatrice un esprit d’exclusion qu’elle n’avait
jamais eu. Mais il n’en restait pas moins le porte-étendard du tiers parti, et
si, dans ces conditions, il était entré à (page
372) la Chambre, il fût devenu l’expression de la scission parmi les
conservateurs.
Que
fallait-il faire ? J’étais fort combattu. On m’avait demandé de ne pas attaquer
M. Théodor dans la séance générale de l’association ;
je me rendis à ce désir. Mais fallait-il prêcher l’abstention sur son nom ? Je
ne fis pas de propagande contre lui ; seulement je déclarai à plusieurs de mes
amis que je ne voterais pas pour lui ; ils me répondirent qu’ils agiraient
comme moi, et cela suffit pour que M. Théodor
échouât.
Le résultat
fut la rentrée à la Chambre de M. Buls. Certes, il
n’avait pas mes sympathies ; mais, à tout prendre, j’estime que son élection ne
pouvait entraîner de graves conséquences. M. Buls
était un adversaire ; eu égard à notre forte majorité, il ne pouvait nous gêner
; M. Théodor était un allié scissionnaire
; il pouvait semer des germes de discorde parmi nous et devenir ainsi un
sérieux embarras.
A Nivelles,
nous perdîmes M. Jules de Burlet. Mais, partout
ailleurs, les élections furent heureuses pour nous ; nous conquîmes même les
sièges de Virton et d’Ostende. L’on ne peut contester que le pays s’était
montré, par ses choix, hostile au service personnel. Les députés de la droite
qui avaient voté le service personnel avaient bien, à une exception près, été
réélus ; mais leurs noms avaient été très discutés avant le scrutin ; à
Courtrai et à Turnhout, MM. Vandenpeereboom, Lammens et Nothomb n’avaient été réélus qu’à la suite de
déclarations diverses impliquant que la question était désormais écartée. Je
viens de dire à une exception près ; je veux parler de M. de Becker. M. de
Becker ne tenait (page 373) guère à
son mandat ; mais M. Beernaert désirant qu’il fût réélu, M. de Becker, par
déférence pour ce désir, s’abstint, sans solliciter de nouvelle investiture, de
prendre spontanément sa retraite ; il pensait que, de cette façon, il serait
réélu sans difficulté ; il se trompait : à Louvain on ne voulait plus de lui ;
on s’arrangea de façon à le mettre de côté, en argumentant de ce qu’il ne
réclamait pas un nouveau mandat. Quand il apprit cette résolution, il fut fort
indigné et envoya sa démission de membre de l’association conservatrice de
Louvain : on se contenta d’en prendre acte.
M.
Beernaert avait à droite, avant les élections, trois gardes de corps : MM. de
Becker, J. de Burlet et de Bruyn ; il en avait perdu
deux. On peut donc dire que les élections, en renforçant notre opinion,
n’avaient pas servi les intérêts directs de M. Beernaert.
Je
constatai les résultats des élections dans la livraison de juillet de la Revue générale, et j’en fis ressortir la
portée, au double point de vue de la situation des partis dans les Chambres et
de la question militaire. M. de Haulleville attaqua,
dans le Journal de Bruxelles, les
points de cet article qui concernaient la position des indépendants et le
service personnel. Tout le reste de la presse catholique m’approuva vivement ;
M. de Haulleville ne répliqua pas ; il avait été
blâmé par M. de Lantsheere ; chaque fois qu’il
commettait une incartade, les choses se passaient ainsi, et voilà pourquoi les
polémiques du Journal de Bruxelles
s’arrêtaient court. Je saisis, du reste, la première occasion qui se présenta
pour affirmer l’union de notre parti autour d’un programme unique. Cette
occasion s’offrit au mois d’août, lors du banquet (page 374) offert à M. de Cock à Bruges.
Mes paroles furent longuement applaudies et toute la presse battit des mains.
Le Journal de Bruxelles s’associa cette
fois aux éloges que je recevais de toutes parts ; mais il dépassa la vérité
dans sa glose ; il soutint que j’avais adhéré « à la direction qu’imprimait M.
Beernaert à la politique de la droite. » Assurément, j’étais d’avis que le
ministère devait être maintenu ; mais de là à faire croire que je m’inclinais
en tous points devant la direction de M. Beernaert, il y a loin : d’abord,
parce qu’il n’y avait pas de direction active de sa part, et ensuite, parce
que, n’approuvant pas son désir de ne rien faire, je me réservais dans l’avenir
d’user de mon initiative, comme je l’avais fait dans le passé.
Deux mois
après les élections, M. de Moreau donna sa démission de ministre de
1’Agriculture : elle n’eut pas d’autre cause que son état de santé. Il avait
beaucoup travaillé pendant les quatre années qu’il avait dirigé son
département. Il n’avait jamais eu de position politique dans le Cabinet, et
toujours il s’était abstenu de prendre part à aucun débat étranger à
l’administration qu’il dirigeait.
A peine la
retraite de M. de Moreau fut-elle connue, qu’on agita dans la presse, pour le
remplacer, les noms les plus divers. La plupart de ceux qu’elle mit en avant ne
furent même pas prononcés au Conseil des ministres. Deux furent sérieusement
discutés : MM. Mélot et de Bruyn. On a soutenu que
les catholiques les plus ardents avaient voulu imposer M. Mélot
à M. Beernaert. La vérité est que, dès que M. de Moreau eut fait connaître (page 375) ses intentions, M. Beernaert
répondit : « Nous prendrons Mélot. » Mais des
objections diverses vinrent de plusieurs côtés, même de Namur, et c’est ainsi
que M. de Bruyn finit par être choisi. Il accepta, mais non sans résistance ;
il dut, en effet, sacrifier plusieurs positions financières. Ce qui le
distinguait, c’était une grande facilité à traiter les affaires. A ce point de
vue, son entrée dans le Cabinet pouvait être utile ; au point de vue politique,
il partageait les idées de M. Beernaert, ou plutôt depuis quatre ans, il avait
presque toujours affecté de ne pas en avoir d’autres que lui. Il avait voté, à
la vérité, pour les droits d’entrée sur le bétail et contre le service
personnel ; mais il l’avait fait sans grand enthousiasme, et peut-être, s’il
avait été complètement libre de ses mouvements, ne se serait-il pas prononcé
dans ce sens.
__________________
Pendant les
vacances parlementaires décéda subitement l’un des députés de Bruxelles, M. Systermans. Fallait-il disputer son siège aux libéraux, qui
présentaient M. Graux, et aux radicaux, dont le
candidat était M. Féron ? Les députés et les
sénateurs de Bruxelles ne le croyaient pas. Le comité des indépendants et celui
de l’association conservatrice partageaient cet avis ; ils réunirent l’un et
l’autre, presque au dernier moment, des assemblées générales, convaincus que
celles-ci se rallieraient à leur manière de voir. Aux indépendants, le
président, M. Allard, parvint, en levant brusquement la séance, à prévenir
toute opposition. Mais à l’association conservatrice, je m’élevai énergiquement
(page 376) contre l’abstention ; je
fus soutenu par M. Alex. de Burlet qui fit, à cette
occasion, sa rentrée à l’association et dont l’intervention surprit un peu.
Piqué au jeu, le comité se déclara prêt à entamer la lutte, si l’association le
décidait ; mais il ajouta qu’en présence des attaques dont il venait d’être
l’objet, il donnerait sa démission. Ceci se passait le vendredi 12 octobre ;
l’élection devait avoir lieu le 22. On fixa une seconde assemblée générale au
dimanche 14 ; dans l’intervalle, le comité avait cherché un candidat ; aidé de M.
Beernaert, il obtint l’assentiment de M. Louis Powis de Tenbossche,
et celui-ci fut proclamé par l’association conservatrice, tandis que quelques
indépendants, mécontents de l’abstention de leur association, fixèrent leur
choix sur M. Van Bunnen.
MM. Powis
et Graux arrivèrent au ballottage. Le premier avait
réuni plus de cinq mille voix, et ce résultat encourageant donna du cœur aux
travailleurs de l’association conservatrice. Beaucoup d’indépendants, M. A. d’Oultremont entre autres, n’avaient pas voté. Ils prirent
part au second scrutin, et M. Powis l’emporta. On voulut bien m’attribuer en
grande partie l’honneur de cette victoire, qui eut partout du retentissement.
J’en appris la nouvelle à Renaix, où j’inaugurais le nouveau local du cercle
catholique l’enthousiasme fut à son comble.
L’élection
de M. Powis était doublement heureuse : elle écartait M. Graux
; elle apprenait aux indépendants qu’ils ne pouvaient seuls faire la loi à
Bruxelles. Cette leçon jointe à celle résultant de l’échec de M. Théodor n’était pas inutile et devait porter ses fruits.
3. La question électorale (I) et la question flamande
(session 1888-1889)
(page 377) On approchait de l’ouverture
de la session. M. Beernaert me manda pour conférer avec lui au sujet des
questions politiques pendantes. Il m’entretint principalement de deux points.
Le premier
se rapportait à l’organisation de la réserve ; le général Pontus, me dit-il,
est résolu à se retirer si, dans la prochaine session, on ne crée pas les
cadres de la réserve, comportant une dépense de 600,000 francs.
M.
Beernaert semblait très peu enthousiaste de cette mesure ; mais il redoutait de
devoir se séparer du général Pontus, avec qui il me pria de m’entretenir de ses
projets.
Le second
point concernait les questions électorales.
M.
Beernaert comprenait qu’il ne pouvait plus les ajourner. Il désirait étendre le
suffrage pour les Chambres. Je lui démontrai que, du moment où il ne voulait
pas se rallier au projet formulé par la droite en 1881 et dont la disposition
principale avait pour objet la division de la contribution foncière, il n’y
avait rien ou presque rien à faire au point de vue des élections législatives.
Restaient les élections provinciales et communales. J’insistai pour la
suppression des capacitaires de droit ; M. Beernaert me dit que c’était accordé
; mais il paraissait favorable à l’octroi du droit électoral à l’occupant dans
les conditions de notre projet de 1881. J’élevai quelques objections ; il
n’insista pas, et je lui dis en terminant : « Puisque la loi électorale à faire
ne portera que sur un ou au plus deux points, déposez-la sans retard. - Tout de
suite ! » me répondit-il.
Tout le
commencement de la session fut absorbé par la discussion de la loi flamande
présentée par M. Coremans (page 378) et destinée à donner, devant les tribunaux, de nouvelles
garanties aux Flamands. Je me montrai favorable à une partie des revendications
flamandes ; mais je soutins que, si un prévenu flamand réclamait une procédure
française, il fallait la lui accorder. Il sortit de ces longs débats une loi
transactionnelle qui accorda aux Flamands des satisfactions notables. M.
Lejeune avait réussi à mécontenter à peu près tout le monde ; ses incertitudes,
ses contradictions, ses improvisations causèrent plus d’une fois un véritable
désarroi, et l’on peut dire qu’à aucun moment il ne dirigea la discussion avec
autorité. Le vote de la loi eut pour effet d’apaiser momentanément certains
groupes flamands. Mais il était à prévoir que ce succès leur en ferait
poursuivre d’autres, et que la question flamande allait devenir de plus en plus
l’un des grands embarras de notre politique intérieure.
Avant les
vacances de Noël, M. Beernaert réunit la droite pour la consulter au sujet des
questions électorales. Je pus découvrir immédiatement dans son attitude une
préoccupation qui ne s’était pas fait jour, au moins au même degré, dans notre
entretien précédent ; il insista pour qu’on étendît le suffrage à tous les
degrés. La droite en majorité n’était pas favorable à cette réforme ; les idées
les plus diverses et les plus opposées se firent jour, et l’on se sépara sans
conclure. Le lendemain, la Réforme publia
un compte rendu assez exact de la délibération. M. Beernaert, très mécontent de
voir que, malgré les engagements pris, le secret n’avait pas été gardé, déclara
qu’il ne réunirait plus la droite. Il devait bientôt s’écarter de cette
résolution ; mais au moins (page 379)
parut-on d’accord pour reconnaître que les questions électorales ne pouvaient
être élucidées dans une réunion plénière de la droite ; l’idée se fit jour,
petit à petit, de nommer une commission chargée de s’entendre avec le Cabinet.
Elle fut composée de MM. de Smet de Naeyer, Jacobs, Mélot, Nothomb, Snoy, Tack, van Wambeke, Am. Visart et moi. M.
Beernaert promit de la convoquer à bref délai ; il ne le fit cependant que
pendant les vacances de Pâques, et ce retard donna à penser qu’il était
secrètement favorable à un nouvel ajournement de toute solution.
4. Le soutien aux instituteurs catholiques
démissionnaires (session 1888-1889)
J’étais décidé,
et en quelque sorte obligé par mes antécédents, à proposer le remboursement aux
instituteurs démissionnaires de leurs versements dans les anciennes caisses
provinciales. Dans les sessions précédentes, j’avais pris l’initiative de
mesures diverses qui avaient finalement été accueillies ; il me semblait que la
session de 1888-1889 ne pouvait se passer sans qu’enfin les réclamations des
instituteurs fussent écoutées. A ma demande, le gouvernement avait inscrit en
leur faveur, au budget de 1888, un crédit de 30,000 francs, j’estimais que ce
n’était pas assez : de là le projet que je déposai à la rentrée des vacances de
Noël. Cinq membres de la droite s’unirent à moi, et l’on peut dire que dès que
ce projet, très modéré en soi, fut connu, il obtint l’assentiment universel des
catholiques. Le Cabinet avait, il est vrai, déclaré antérieurement qu’il
repoussait l’idée qui lui servait de base ; mais j’espérais qu’il ne
persisterait pas.
Je me
trompais. Lorsque j’eus donné lecture des développements, M. de Volder se leva
et fit connaître que, (page 380)
tout en ne s’opposant pas à la prise en considération, il combattrait la
proposition. Un assez vif émoi suivit cette déclaration, et le Cabinet crut
devoir expliquer à la droite sa résolution. Celle-ci ayant été réunie à
quelques jours de là, sans que l’objet de la convocation eût été indiqué, M. de
Volder déploya tout un dossier et se mit à exposer compendieusement les motifs
de son hostilité au projet. Au cours de son argumentation, je l’interrompis
plusieurs fois pour dire qu’il dénaturait la portée du projet et je demandai la
parole. Mais il continua, et, finalement, il posa la question de portefeuille.
M. Beernaert s’empressa d’ajouter que le Cabinet s’associait à M. de Volder (Le
gouvernement redoutait de créer par la voie législative un précédent, que ses
adversaires, revenus au pouvoir, eussent pu invoquer. (T.)). Le procédé était au moins étrange discuter un
projet de loi pendant une grosse demi-heure et puis jeter l’existence du
Cabinet dans la balance, c’était tout à la fois s’attribuer les avantages de la
discussion et en rendre la continuation impossible. Aussi je répondis
incontinent que je me proposais de réfuter le ministre, mais qu’en présence de
ses derniers mots, je n’avais plus qu’à me taire ; je me gardai toutefois de
déclarer que je renonçais à mon projet. La droite se montra fort troublée de ce
gros incident. M. Jacobs proposa un biais : le doublement au budget de 1889 du
crédit de 30,000 francs. Bref, rien ne fut arrêté ; on reconnut seulement qu’un
arrangement devait être cherché ; on se promit d’y travailler et de garder le
secret. A peine la séance était-elle levée, que M. de Bruyn nous fit connaître
que M. Beernaert n’avait pas été autorisé par (page 381) le Conseil des ministres à poser pour le ministère tout
entier la question de Cabinet ; nous ne sommes tombés d’accord, nous dit-il,
qu’au sujet de la retraite éventuelle de M. de Volder
A quelques
jours de là, l’Impartial de Gand
publia une lettre de Bruxelles expliquant l’attitude de M. de Volder à
l’occasion de mon projet et manifestement inspirée ou même écrite par lui. Je
me tus. Mais, presque immédiatement après, le Journal de Bruxelles publia un long article reproduisant toute
l’argumentation de M. de Volder à la réunion de la droite. Le but était visible
: c’était de jeter le discrédit sur mon projet, en le faisant considérer comme
exagéré. Cette fois, je crus ne pouvoir garder le silence et j’entamai avec le Journal de Bruxelles une polémique qui
prit bientôt les allures les plus vives. J’appris que M. de Volder avait reçu
les épreuves du second article du Journal,
où j’étais fortement pris à partie : telle fut la communication que me fit M. Mesens, gérant du Journal.
Cette
conduite me causa un légitime mécontentement ; mais je n’aurais pas voulu, pour
le servir, provoquer une crise ministérielle, et je poussai, autant que
possible, à un arrangement. M. de Volder s’y refusa d’abord, M. Beernaert
aussi. Finalement cependant, M. Beernaert, pressé par M. de Lantsheere,
consentit à laisser majorer de 10,000 francs le crédit figurant au budget en
faveur des instituteurs démissionnaires. C’était peu ; j’insistai, sans succès,
pour avoir davantage. Cet incident pénible laissa des traces : les instituteurs
furent très irrités contre le Cabinet, et mes rapports avec M. de Volder s’en
ressentirent.
5. La question du service personnel et les
« petites brochures vertes » (session 1888-1889)
(page 382) Pendant que tout ceci se
passait, une nouvelle levée de boucliers militariste se produisait. M. d’Oultremont, dans un interview, avait annoncé le dépôt d’une
seconde édition de son projet sur le service personnel ; lors d’une petite
réunion d’indépendants, il annonça les mêmes intentions. Interviewé à mon tour,
je réduisis à leur juste valeur ces démonstrations, et j’annonçai que ma
résistance serait la même qu’en 1887. Les choses en étaient là, quand parut
sans signature une brochure anonyme qu’on appela, de la couleur de sa
couverture, la brochure verte, et
qui, sous le prétexte de tracer un programme politique national, recommandait
la solution de la question du Congo, l’établissement d’une marine et, sous une
forme très agressive pour moi, le service personnel. De qui émanait-elle ? On
l’attribua un instant au Roi ; ce n’était pas son style ; j’incline à croire
que la brochure avait paru sous son inspiration, mais que le chapitre du Congo
était l’œuvre de M. Banning, celui de la marine, de
M. Sadoine, et le chapitre militaire, du général
Brialmont ; la paternité de ce dernier chapitre finit même par n’être plus
contestée.
Cette
première brochure fut bientôt suivie d’une seconde, émanée de MM. A. d’Oultremont, Jacmart, Jules Terlinden et van der Burch, deux
représentants et deux sénateurs du groupe des indépendants, et qui renfermait,
avec exposé des motifs, un projet de loi organisant le service personnel.
Un bruit
calculé se fit autour de ces brochures. La seconde fut distribuée gratuitement
partout ; elle annonçait clairement le dépôt prochain à la Chambre d’une (page 383) nouvelle proposition en faveur
du service personnel. Elle était revêtue de l’adhésion de quatre lieutenants
généraux, MM. Brialmont, Nicaise, van der Smissen et
Jolly. Le général Pontus fut extrêmement froissé de cette sorte de pronunciamento ; il parla de se retirer ; mais on le retint,
en lui accordant la remise en vigueur des circulaires qui défendaient aux
officiers d’écrire sans l’autorisation du ministre de la Guerre.
Il me parut
que je ne pouvais laisser la parole exclusivement aux partisans du service
personnel. M. A. d’Oultremont, ayant obtenu la
réunion de l’association conservatrice pour y exposer ses vues, y fut soutenu
par le général Jacmart, qui prononça des paroles
imprudentes, et par le comte van der Burch. Je leur
répondis, appuyé par la majorité de l’assemblée ; le général Jacmart ayant affirmé avec solennité que nous n’avions pas
cent trente mille hommes, je l’ajournai à une prochaine discussion au sein de
la Chambre, d’où il devait sortir battu. Je fis plus ; je publiai sous ce titre
Appel au bon sens public (Appel
au bon sens public. Le service personnel et la réforme militaire.
Société belge de Librairie. Mars 1889), une courte brochure que je m’efforçai de rendre substantielle. Il ne
m’appartient pas de dire si cette réplique eut du succès. Ce qui est certain,
c’est que les partisans du service personnel furent déçus de leurs espérances ;
les brochures qu’ils publièrent ne firent aucune conversion ; elles irritèrent
même certains champions de ce mode de recrutement, qui estimaient que le moment
de rouvrir la campagne n’avait pas sonné. MM. d’Oultremont,
Jacmart, Terlinden et van
der Burch publièrent un nouvel écrit en réponse au
mien ; (page 384) ce fut sans
résultat appréciable ; leur écrit fut à peine signalé. Ces débats
extra-parlementaires eurent leur épilogue à la Chambre, lors de la discussion
du budget de la Guerre ; j’y pris une fois de plus mes adversaires à partie, et
le sentiment général, à la suite de ces efforts opposés, fut que toute
tentative de supprimer le remplacement échouerait à l’heure présente. La
session se passa donc sans qu’aucun projet de service personnel fût déposé. Mes
amis et moi, nous avions d’ailleurs été aidés par la diversion des radicaux en
faveur de la nation armée. Quand parut la brochure de M. Lorand,
écrite pour défendre ce système, le colonel Lahure me
dit tristement : « Nous sommes débordés !» je lui répondis : « Relisez-moi ;
vous verrez que je vous l’avais prédit. »
L’examen
des budgets traîna beaucoup. Le budget de l’instruction publique me fournit
l’occasion de réclamer quelques suppressions d’écoles vides ou à peu près, et
de défendre l’enseignement libre. Il était vraiment pénible de devoir revenir
chaque année à la charge pour obtenir quelque chose. Mais l’expérience m’avait
appris que ce n’était qu’à force d’instances que quelques concessions pouvaient
être arrachées : de là les discours multipliés que je ne cessais de prononcer
sur ces délicates questions.
6. La question électorale (II) (session 1888-1889)
On gagna
ainsi les vacances de Pâques. M. Beernaert réunit alors plusieurs fois la
commission électorale. Toujours préoccupé de l’idée d’étendre le suffrage, il
nous exposa un projet assez développé ayant pour idée mère l’établissement d’un
nouvel impôt sur le revenu cadastral, impôt un peu plus élevé, dans les villes
que (page 385) dans les campagnes et
dont le produit devrait être attribué aux communes, à raison du chiffre de leur
population ; moyennant cette mesure, il consentait à supprimer les capacitaires
de droit. M. van Wambeke, toujours très ministériel,
aurait facilement adhéré ; M. de Smet de Naeyer
montrait les mêmes dispositions, moyennant quelques modifications ; moi, je
combattis très vivement le projet ; MM. Mélot, Snoy et Tack se rangèrent à mon avis. Un peu décontenancé,
M. Beernaert interpella M. Jacobs et lui demanda ce qu’il pensait de tout cela.
M. Jacobs s’était-il montré antérieurement favorable à l’idée ? Je suis porté à
le croire. Mais, en présence de l’opposition qu’elle rencontrait, il hésita et dit
qu’il n’oserait la conseiller. M. Beernaert se vit ainsi obligé de renoncer à
la réforme qu’il avait méditée ; il en conclut qu’il n’y avait rien à faire
pour étendre le corps électoral législatif ; je lui répondis que je restais
partisan de notre projet de 1881, que je ne pouvais en demander l’adoption
actuelle, puisqu’il y était hostile, mais que j’espérais qu’un jour la droite y
reviendrait. Il fut très vexé de ces réserves.
Restait à
examiner ce que l’on ferait des capacitaires de droit. M. Beernaert répugnait à
les supprimer, sans une compensation ouvrant la porte électorale à de nouveaux
citoyens. Bref, après de vifs débats, on tomba d’accord sur deux points :
suppression des capacitaires de droit ; abaissement du cens provincial à 10
francs ; cette dernière mesure avait été admise comme une concession à M.
Beernaert.
Il
paraissait entendu qu’un projet de loi reposant sur ces deux bases serait
déposé à bref délai. Il n’en fut (page
386) rien et je dirai dans un instant pourquoi sa présentation fut différée.
7. Congrès de Malines, Journal de Bruxelles et
Fédération des cercles catholiques (1889)
La veille
du jour où la Chambre allait reprendre ses travaux, s’ouvrit le Congrès de
Malines destiné à donner une impulsion nouvelle aux œuvres du diocèse.
L’archevêque, Mgr Goossens, m’avait très instamment et en personne prié
d’accepter la présidence d’une des sections, la section des œuvres sociales, et
de prononcer un discours en assemblée générale. J’avais un peu hésité ; je
craignais que le succès sur lequel il comptait ne fût pas atteint. Je finis
cependant par me rendre à ses désirs. Les discussions des sections ne
présentèrent que peu d’éclat ; de bonnes résolutions furent cependant votées.
Les assemblées générales furent nombreuses, et lorsque, le dernier jour, celui
où je devais prendre la parole, je vis l’immense auditoire qui se pressait dans
la grande salle du Petit Séminaire, ma pensée se reporta vers les anciens
congrès de Malines : c’était comme le reflet de ces grandes et fécondes
assises. J’exposai à cet auditoire les devoirs des catholiques en matière
d’enseignement ; je ne lui ménageai pas les remontrances ; je le suppliai de ne
s’abandonner, dans ce domaine, à aucune défaillance, et, à voir l’accueil qu’on
me fit et l’approbation ouverte par laquelle Mgr Goossens souligna mes paroles,
j’emportai l’espoir que mes avis seraient entendus.
L’archevêque
me remercia avec effusion du concours que je lui avais prêté. Il venait d’être
nommé cardinal ; il partit pour Rome, aussitôt après le congrès, et il y obtint
du Saint-Père, pour M. Jacobs et pour moi, la Grand’Croix
de Saint-Grégoire le Grand.
Peu de
jours après se tint l’assemblée générale annuelle (page 387) des actionnaires du Journal
de Bruxelles. Il s’était fait, depuis quelques semaines, tout un travail
ayant pour objet de faire passer un certain nombre d’actions aux mains de
quelques indépendants de Bruxelles, MM. Alphonse et Victor Allard, Terlinden, van der Burch, etc. Le
comité avait été ému de cette manœuvre ; il y découvrit la main de M. de Haulleville ; il lui en fit les plus vifs reproches, et son
président, M. de Lantsheere, qualifia son acte de
« trahison ». A l’assemblée générale, les nouveaux propriétaires d’actions
étaient présents ; j’allai droit au but ; je demandai si on avait en vue de
changer la ligne politique traditionnelle du Journal ; on protesta ; on n’aurait pas osé en convenir devant les
notabilités de la droite qui étaient présentes. Ce premier résultat obtenu,
j’examinai et je fis ressortir la situation du Journal. Elle devenait de plus en plus mauvaise. Les bénéfices
étaient tombés en 1888 à 29,000 francs ; une nouvelle dépression des recettes
pouvait déjà à être constatée pour 1889 et il devenait manifeste que le moment
approchait où le passif l’emporterait sur l’actif. Tous les actionnaires
présents, y compris les indépendants, attribuèrent à M. de Haulleville
la responsabilité de la situation ; M. Nothomb seul le défendit quelque peu ;
mais les chiffres accusés par le bilan enlevaient tout crédit à cet essai
d’apologie. Ce qui est certain, c’est que M. de Haulleville
avait réussi à provoquer de toutes parts des mécontentements croissants ; il en
était, du reste, la première victime ; sa part dans les bénéfices était tombée
à rien ; après avoir atteint jusqu’à 10 mille francs dans les meilleures
années. J’appris, vers ce moment-là, que, tout en se targuant d’être le
défenseur du (page 388) Cabinet, il
était brouillé avec M. Beernaert qu’il ne voyait plus depuis le mois de
novembre 1888.
Le 18 mai,
j’allai tenir à Mons la vingt et unième session de la Fédération des cercles
catholiques et des associations conservatrices. Nous avions choisi Mons, parce
que nos amis de cette ville fêtaient en 1889 le vingt-cinquième anniversaire de
la fondation de leur Cercle catholique. Je fus enchanté des progrès réalisés
par l’opinion conservatrice dans un arrondissement où pendant si longtemps les
catholiques avaient été abandonnés. Les discussions et le banquet dépassèrent
nos espérances. Des rapports très soigneusement préparés furent présentés sur
plusieurs questions sociales, et prouvèrent une fois de plus la sollicitude des
catholiques pour les classes ouvrières. Au banquet, les toasts furent très
réussis. Je revins de Mons avec la conviction que cet arrondissement était en
voie de démentir son vieux renom de citadelle du libéralisme.
8. L’affaire Pourbaix et les
tentatives de déstabilisation ministérielle (1888-1889)
Dès la
rentrée de la Chambre, après les vacances de Pâques, elle eut à discuter la loi
des cadres, qu’avait présentée le général Pontus et dont M. Beernaert m’avait
parlé avant l’ouverture de la session. Le général avait mis tout en œuvre pour
réduire au minimum la dépense qu’il avait à solliciter. Son projet qui, dans
une première esquisse datant de 1884, comportait une dépense de 1,200,000
francs, avait été refait trois fois et avait fini par descendre au chiffre de
400,000 francs. Ces remaniements successifs attestaient que le général s’était
efforcé de tenir compte des répugnances de la droite. Je me résolus à défendre
ces propositions : elles n’étaient, du reste, que la consécration du système de
(page 389) réserve que j’avais
préconisé depuis plusieurs années. Une fois de plus, j’entraînai mes amis ; ils
avaient beaucoup hésité jusque-là ; après m’avoir entendu, ils crurent pouvoir
voter comme je le demandais. Par contre, M. d’Oultremont
attaqua le projet ; le général Jacmart, après bien
des tergiversations, s’y rallia. Rien ne fut plus piquant que de voir le
général Pontus et moi unis contre le comte d’Oultremont.
La session
s’était poursuivie jusque-là avec un calme relatif. L’affaire de Mons en
changea la physionomie.
Au mois de
décembre 1888 s’était tenu à Châtelet un congrès socialiste. On prétendit que
ceux qui y avaient pris part avaient organisé un complot contre la sûreté de
l’Etat, et une instruction criminelle s’ouvrit. Au cours de cette instruction,
le parquet mit en prévention deux individus, Laloi et
Pourbaix, qui se donnèrent pour agents de
l’administration de la Sûreté publique. Aussitôt il émit la prétention
d’interroger à leur sujet les fonctionnaires de cette administration. M.
Lejeune devait-il autoriser ceux-ci à déposer en justice, c’est-à-dire à livrer
à la magistrature et, par voie de conséquence, à la malignité publique les
secrets d’une des branches de l’administration de l’Etat ? Il se prononça pour
l’affirmative, et, d’après ce qui a été dit depuis, MM. Beernaert et de Volder
se rallièrent à son avis. Lorsque cette décision eût été prise, M. Gautier de Rasse, administrateur de la Sûreté publique, vint me
trouver et me demanda si, comme ministre, je prescrirais en pareil cas aux
fonctionnaires de la Sûreté publique de déposer en justice.
« Non
seulement, lui répondis-je, je ne le prescrirais pas, mais je vous interdirais
de dire un seul mot. » Le (page 390)
parti de M. Lejeune était cependant pris, et M. Notelteirs,
chef de bureau à la Sûreté publique, fut contraint de déposer.
A la suite
de cette instruction, se présenta la question de savoir s’il y avait eu complot
; M. Gautier ne le pensait pas ; il me l’avait dit dès le mois de janvier ; le
duc d’Ursel, gouverneur du Hainaut, partageait le
même sentiment. Mais M. van Schoor, procureur général, était d’un avis opposé,
et M. Lejeune l’autorisa à poursuivre, commettant ainsi une seconde faute d’où
devaient sortir, ainsi que de la première, tous les embarras qui allaient
surgir.
Le procès
s’engagea devant les assises de Mons au mois de mai. Pourbaix
n’était pas compris dans la prévention ; Laloi, au contraire,
y figurait et il avait pour défenseur M. Edmond Picard, choisi par M. Gautier,
à la connaissance de M. Lejeune, qui n’avait fait à cette désignation aucune
objection. Les prévenus étaient défendus par des avocats catholiques et
libéraux. Tous s’entendirent pour citer comme témoins MM. Gautier et Notelteirs, pour contester l’existence du complot et pour
rejeter la responsabilité des faits incriminés sur les deux agents de la Sûreté
publique, Laloi et Pourbaix,
qu’ils dépeignaient comme des mouchards, Les attaques contre Pourbaix furent si pressantes, que celui-ci fut mis en
prévention, arrêté, et qu’une nouvelle instruction fut ouverte contre lui.
M. Gautier
était très ému de la position qu’on voulait lui faire. Mécontent d’avoir à
déposer, il crut discerner chez M. Lejeune l’intention de décliner toute
responsabilité, de charger la Sûreté publique et puis de la sacrifier. (page 391) C’est alors que, forcé de
déposer, il raconta que Pourbaix lui avait été
adressé et recommandé par M. de Volder,. sur les instances du sénateur Cornet ;
que, sans l’intervention du ministre, il ne l’aurait pas pris à son service ;
que d’ailleurs Pourbaix avait vu un soir M.
Beernaert, et que celui-ci l’avait envoyé à M. de Volder, en consignant par
écrit les déclarations qu’il en avait obtenues ; qu’enfin le même M. Beernaert
avait reçu communication par Pourbaix d’un projet de
manifeste incendiaire, qu’il l’avait fait réexpédier à Pourbaix,
sachant que celui-ci devait le faire signer par un ouvrier, que cet ouvrier
avait été Conreur, et que Conreur,
après avoir signé, avait été poursuivi devant les assises.
Tout cela
produisit une assez grande surprise et fut exploité avec un acharnement inouï.
La presse libérale dénonça les relations des ministres avec « les
mouchards » ; elle les accusa d’avoir suscité par leurs agents un complot
que les prévenus n’avaient jamais eu l’intention de fomenter, et ainsi d’avoir
laissé poursuivre Conreur, alors que celui-ci n’avait
signé le manifeste que sur l’instigation de Pourbaix.
La Cour
d’assises acquitta tous les prévenus du chef de complot, tout en condamnant Laloi à une peine relativement légère du chef de
provocation.
A la suite
de cet arrêt, les ministres étaient obligés de s’expliquer. Ils le firent. M.
Lejeune prit le premier la parole. Ses explications se réduisirent à un
véritable réquisitoire contre la Sûreté publique ; pressé par les interruptions
de la gauche, il donna clairement à entendre que M. Gautier avait trahi, et que
la Sûreté publique, désormais jugée, devait être supprimée. M. de Volder lui (page 392) succéda et défendit ses
actes. Puis M. Bara entra en scène. Je dois dire ici que M. Gautier était venu
me voir plusieurs fois avec le désir que je le défendisse, et il m’avait remis
à cet effet les documents dont il était possesseur. Je lui avais répondu que je
ne pouvais me séparer de mes amis, et c’est à la suite de cette réponse, je
crois, qu’il avait prié M. Bara de se charger de ses intérêts. L’attaque de M.
Bara fut des plus violentes, il traita les ministres avec le dernier mépris. M.
Beernaert et M. de Volder en furent extrêmement troublés ; le premier se
plaignit après la séance à M. de Lantsheere de ce que
celui-ci ne l’avait pas suffisamment protégé ; il était même arrivé qu’en
s’expliquant, il avait perdu tout à coup, lui toujours si maître de lui-même,
le fil de ses idées.
M. Jacobs
vint au secours des ministres ; pas plus qu’eux, il n’éleva le débat ; comme
eux, il plaida, et le tout se termina par le vote d’un ordre du jour de
confiance. Je m’étais soigneusement abstenu d’intervenir dans la discussion ;
je ne m’étais même permis aucune interruption. Mon avis était que les attaques
dirigées contre MM. Beernaert et de Volder étaient odieuses, mais que M.
Lejeune avait commis des erreurs que ses collègues avaient eu le tort de le
laisser faire, et que ces fautes avaient encore été aggravées, pendant les
débats, par la façon dont il avait parlé de la Sûreté publique.
La
discussion close à la Chambre continua, dans la presse, avec une passion
inconcevable. Le but évident des libéraux était d’obtenir de la Couronne la
révocation des ministres. M. Bara croyait réussir ; dans un entretien curieux
que j’avais eu avec lui, il m’avait affirmé que (page 393) les ministres ne resteraient pas, qu’ils ne pouvaient pas
rester. Les ministres, du reste, avaient eu le tort d’accepter la position
d’accusés et de prêter ainsi le flanc à des déclamations calomnieuses. M.
Lejeune avait maladroitement cherché un dérivatif en mettant la Sûreté publique
sur la sellette et en accusant très nettement M. Gautier. La presse catholique
avait applaudi aux menaces dirigées contre ce dernier et réclamait sa
destitution : aussi son étonnement et son mécontentement furent-ils grands
quand le Cabinet se résolut à ajourner toute décision quant à la situation de
M. Gautier jusqu’après l’instruction dirigée contre Pourbaix.
Un
malheureux événement vint compliquer la situation. M. Stroobant,
député de Bruxelles, décéda. Je déclarai incontinent que ce siège était perdu
pour nous ; c’est pourquoi, tandis que j’avais vigoureusement agi au mois
d’octobre pour décider les catholiques de Bruxelles à disputer à leurs
adversaires le siège de M. Systermans, je m’abstins
cette fois de pousser à la lutte et de paraître dans aucune réunion électorale.
Cependant beaucoup ne partageaient pas ce pessimisme ; les ministres surtout
désiraient qu’on luttât ; ils espéraient trouver une revanche dans un succès
électoral, et M. de Volder se rendit chez M. de Becker pour le prier d’accepter
une candidature ; ce n’était pas un nom très heureux, mais j’avais remarqué
plusieurs fois que ce nom - c’était sans doute un souvenir du barreau -
produisait sur MM. Beernaert et de Volder une sorte de fascination ; avec M. de
Becker, ils comptaient l’emporter ; ils pensaient, du reste, que les divisions
des libéraux, prônant, les uns M. Janson, les autres M. Graux,
produiraient (page 394) le même
effet qu’à l’élection précédente. J’étais convaincu, au contraire, qu’à raison
des circonstances les libéraux se réuniraient au ballottage. Je ne m’étais pas
trompé. M. Janson, appuyé par les radicaux et les doctrinaires, battit M. de
Becker à une majorité de deux mille voix. L’élection avait été portée sur le
terrain de l’affaire de Mons l : e Cabinet était directement atteint.
A peine
entré à la Chambre, M. Janson annonça une interpellation et demanda tant aux
ministres qu’à la majorité de se démettre. Dans les meetings, il avait dit
qu’il réclamerait la mise en accusation des ministres ; on lui avait sans doute
fait comprendre, à gauche, qu’une telle proposition serait excessive : de là
l’objet plus modeste de son interpellation. MM. Beernaert et Lejeune
intervinrent l’un après l’autre, le premier surtout sous le coup d’une émotion
très accentuée, se défendant pied à pied au lieu de prendre l’offensive et tous
deux donnant le spectacle d’hommes troublés et embarrassés au lieu de celui
d’hommes indignés et révoltés de tant d’injustice. D’où venait cette attitude ?
Peut-être des erreurs commises par M. Lejeune ; peut-être de quelques
imprudences de MM. Beernaert et de Volder, mais aussi de la violence des
attaques dirigées contre eux, alors qu’ils s’étaient toujours bercés de
l’illusion qu’ils étaient des conservateurs acceptés et bien vus, même des
libéraux, à raison de leur modération. Toujours est-il qu’ils se montrèrent à
ce point bouleversés que M. Beernaert, au milieu de sa discussion, vit ses
idées se confondre de nouveau, et que M. Lejeune, venant à son secours, se
laissa acculer ; ce qui obligea M. de Lantsheere à
lever brusquement la séance. Le lendemain, mes amis me (page 395) pressèrent de prendre la parole. J’hésitais ; on me
remontra que mon silence, lors du premier débat, avait été remarqué et qu’il
était exploité contre le Cabinet. Finalement, je déclarai à M. Fris que je
consentais à prendre la parole si M. Lejeune ne parlait pas avant moi, ne
voulant pas me mettre à sa suite dans une discussion où il multipliait les faux
pas. M. Fris alla négocier cet arrangement ; celui-ci fut accepté. Je pris
alors la parole et prononçai un discours qui, je pense, rétablit la bataille.
Les félicitations me vinrent de toutes parts, même du corps diplomatique.
J’avais pris soin, au cours de mes développements, de défendre le maintien de
la Sûreté publique, et cette défense fut soulignée partout.
Le second débat
sur l’affaire de Mons se termina sans vote. Elle devait avoir des conséquences
durables. D’une part, les libéraux s’étaient réconciliés sur le terrain
électoral ; d’autre part, les ministres avaient perdu tout appui dans les
fractions intermédiaires de l’opinion, et ils avaient été traités comme jamais
M. Jacobs et moi nous ne l’avions été. Jusque-là, ils aimaient à parler de leur
prudence, de leur sagesse, de leur modération, et voilà que ce renom qu’ils
s’attribuaient venait à succomber dans une aventure vulgaire !
Pendant
toute la crise, nous avions eu grand’peur que le Roi
n’abandonnât ses ministres. Il ne le fit pas, et, quand nous eûmes doublé le
cap du second débat, nous respirâmes enfin. C’était au commencement de juillet.
Sur ces entrefaites, mourut M. Cornesse. M. Beernaert
crut le moment favorable pour mettre sur le tapis la candidature de M. de
Volder. Mais toutes les forces de l’arrondissement de Maeseyck s’étaient
immédiatement (page 396) tournées
contre elle ; on reprochait à M. de Volder son adhésion au service personnel,
son opposition aux droits d’entrée et sa conduite dans l’affaire d’Audenarde.
Les ministres furent très sensibles à cette déconvenue.
9. La question électorale (III) (session 1888-1889)
Immédiatement
après la seconde interpellation relative à l’affaire de Mons, M. Beernaert
réunit la droite et il la remercia du concours qu’elle lui avait prêté. On
discuta ensuite l’ordre du jour et l’on tomba d’accord pour y porter avec
priorité quelques lois sociales. Mais, en même temps, je rappelai qu’il avait
été entendu qu’une loi électorale serait proposée et votée avant la fin de la
session. M. Beernaert n’en disconvint pas ; mais il ajouta que les événements
l’avaient empêché d’en parler au Roi, et qu’il allait le faire.
Il laissa
s’écouler de nouveau plusieurs jours, et puis il convoqua la commission
électorale. Le débat, par suite de l’examen antérieur, se trouvait limité aux
élections provinciales et communales. Nous pensions que l’accord s’était fait.
Mais M. Beernaert insista une fois de plus pour qu’on étendît le suffrage pour
la commune, du moment où on était décidé à supprimer les capacitaires de droit.
Je fis remarquer qu’une extension du suffrage n’était nécessaire que quand elle
était réclamée par l’opinion ; qu’il n’en était pas ainsi en ce moment, et
qu’il serait plus sage de réserver des conceptions de ce genre pour l’heure où
des revendications populaires se feraient entendre. Enfin, de guerre lasse,
nous transigeâmes et nous consentîmes à réduire le cens provincial à 12 et le
cens communal à 8 francs. M. de Smet de Naeyer
proposa en même temps de conférer le droit de suffrage à ceux qui habitaient
une maison dont (page 397) ils
étaient propriétaires. M. Beernaert accéda tout de suite ; je fis remarquer
qu’il fallait au moins consulter sur ce point nos amis ; on en tomba d’accord
et nous pensions qu’enfin le projet allait être déposé, quand (nous avions
délibéré le vendredi 12 juillet), le mardi suivant, M. Beernaert nous dit que
MM. de Bruyn et Vandenpeereboom faisaient de fortes
objections.
Nouvelle
réunion de la commission électorale, ces deux ministres présents. M. Vandenpeereboom poussa des cris d’orfraie ; il dit que,
dans l’état d’affaiblissement du Cabinet, il ne pouvait présenter de loi
électorale, Nous lui répondîmes vivement. Je fis remarquer que le ministère
devait faire preuve de virilité, et que, d’ailleurs, convaincu désormais qu’il
ne pouvait compter sur les libéraux modérés, il devait s’appuyer sur ses amis
et ne pas les mécontenter. M. Beernaert déclara alors qu’il était résolu à ne
pas se séparer de la droite, dût-il se suicider, et, ajouta-t-il, « je serais
bien heureux qu’on me fournît une occasion de suicide ». Nous relevâmes
cette observation comme il convenait, et l’on décida que le projet électoral
serait présenté.
Il semble
que M. Beernaert n’en avait pas encore parlé au Roi. Il l’en entretint enfin.
Le Roi fit des objections, non sur la suppression des capacitaires de droit,
mais sur l’extension du suffrage ; il signa néanmoins. Nous comptions toujours
que le projet serait discuté avant la séparation des Chambres ; mais tel
n’était probablement pas le sentiment secret de M. Beernaert ; aussi le dépôt
eut lieu trop tard, pour que l’examen pût avoir lieu dans la session qui finissait.
J’imagine qu’impressionné par la résistance de M. Vandenpeereboom,
M. Beernaert (page 398) s’était
arrêté à ce biais, de déposer le projet sans en admettre la discussion
immédiate. Le calcul était doublement mauvais : d’une part, parce qu’il
devenait ainsi presque impossible d’appliquer les dispositions nouvelles aux
listes devant servir aux élections communales de 1890 ; d’autre part, parce que
le Cabinet jetait en pâture à de longues discussions une loi dont ou eût pu
enlever l’adoption aisément à une fin de session. Le projet, tel qu’il était
rédigé, n’était pas parfait. Il renfermait, entre autres dispositions, celle
proposée par M. de Smet de Naeyer. Mais nos amis,
notamment ceux du Luxembourg, n’avaient pas été consultés sur l’opportunité de
l’introduire. C’était un tort ; l’extension du suffrage était poursuivie par M.
Beernaert avec un esprit de suite remarquable ; il avait passé outre sans
information plus ample.
10. Les lois sociales (session 1888-1889)
Le mois de
juillet et le commencement du mois d’août furent consacrés à la discussion de
plusieurs lois importantes. Trois lois sociales avaient été votées pendant la
session : les conseils de prud’hommes, les habitations ouvrières et la
réglementation du travail.
La première
ne souleva guère que des questions de détail, mais quelques-unes divisèrent la
Chambre et le Sénat, et il fallut plusieurs délibérations pour arriver à un
accord.
La seconde
exemptait les maisons ouvrières de la contribution personnelle. Elle provoqua à
ce point de vue quelques réserves à gauche, fondées sur la radiation, qui
devait être la conséquence de la mesure proposée, d’un certain nombre
d’électeurs communaux. Ce résultat était prévu et voulu par nous ; on nous
avait fait craindre (page 399) dans
plusieurs villes, et notamment à Malines, de mauvaises élections communales,
s’il n’était pas législativement consacré. Aussi proposé-je de restituer à ceux
qui allaient être exemptés de la contribution personnelle ce qu’ils avaient
payé pour 1889 ; je le fis à la demande de M. Fris ; M. Beernaert, pressenti,
avait fait espérer qu’il ne s’opposerait pas à l’amendement ; il s’y opposa
cependant, mais faiblement ; la gauche soupçonna qu’il y avait anguille sous
roche, sans discerner toutefois où était l’anguille ; bref un vote émis par la
droite presque entière me donna gain de cause.
La même loi
sur les habitations ouvrières créait un organisme nouveau, les comités de
patronage, chargés de veiller à la salubrité publique et où l’élément
gouvernemental était appelé à dominer. J’estimai que cette institution nouvelle
devait émaner, en majorité, des députations permanentes, et qu’il fallait
élaguer du projet tout ce qui portait atteinte aux attributions de l’autorité
communale en matière d’hygiène publique. Je déposai des amendements dans ce
sens ; après de vifs débats, ils furent adoptés, quelques-uns malgré
l’opposition de M. Beernaert.
La loi sur
la réglementation du travail soulevait des questions importantes. Une grande
majorité était décidée à réglementer le travail des enfants, et l’on n’était en
désaccord que sur les applications de l’idée. Mais que fallait-il faire en ce
qui concerne les femmes majeures ? La section centrale s’était prononcée avec
force pour la réglementation de leur travail ; le gouvernement semblait aussi
partager cet avis. Quant à moi, je me prononçai pour la réglementation du
travail des femmes jusqu’à (page 400)
l’âge de leur majorité, pas au delà. Tout au moins insistait-on pour que le
travail des femmes dans les mines fût défendu même après l’âge de vingt et un
ans. Petit à petit cependant mon système intermédiaire conquit plus de
suffrages ; MM. Pirmez et Jacobs s’y rallièrent ; M. Janson consentit à
l’accepter transactionnellement, et finalement, dans
une réunion de quelques-uns de nos amis chez M. de Bruyn, MM. Van Cleemputte et Kervyn demandèrent seuls, mais sans succès,
qu’on dépassât cette mesure.
Ces divers
votes me causèrent une joie légitime. J’ai toujours pensé que la force d’un
parti et la confiance qu’il mérite dépendent de sa fidélité aux principes
fondamentaux qui l’ont constitué. Le respect des libertés communales et de la
liberté individuelle n’a pas cessé de figurer dans le programme catholique.
C’est pourquoi j’avais pris l’attitude que je viens de rappeler dans la
discussion de lois sociales.
La veille
de la clôture de la session, M. Lejeune déposa un projet de loi accordant la
personnification civile aux unions professionnelles. J’avais plusieurs fois, et
avec insistance, réclamé ce projet. Un mois avant son dépôt, M. Beernaert me le
communiqua ; il était déjà signé par le Roi. Le projet renfermait des
dispositions donnant, surtout au point de vue de la dissolution des unions
professionnelles, des attributions importantes au ministère public. Je dis à M.
Beernaert que je ne pouvais souscrire à l’intervention des parquets dans ces
choses-là. Il soumit alors le projet à M. de Lantsheere,
qui, sans me consulter, présenta des objections analogues. Dans le projet
déposé, les dispositions critiquées par M. de Lantsheere
(page 401) et par moi étaient
heureusement supprimées.
La session
avait été pour moi très laborieuse, et j’en vis arriver le terme avec
satisfaction. Elle trouva son complément dans certaines mesures administratives
que le gouvernement prit pendant les vacances parlementaires.
11. Autres interventions de Woeste
et entretien avec le roi au sujet de l’Etat indépendant du Congo (session
1888-1889)
Chaque
année, je m’étais donné pour tâche de signaler, lors de la discussion du budget
de l’Instruction publique, les satisfactions que le pays attendait du
gouvernement. Je ne crois pas que celui-ci fût toujours très satisfait de ces
discours-programmes que je prononçais. Mais l’expérience m’avait prouvé que
c’était par ce moyen seulement qu’il était possible d’arracher quelques concessions.
En 1888, on avait supprimé l’école normale de garçons à Bruges et l’école
normale de filles de Gand ainsi que les écoles moyennes d’Audenarde et de Selzaete. En 1889, on supprima l’école normale de garçons
de Virton et l’école moyenne de filles de Binche. Ces dernières mesures avaient
été indiquées par moi, et les journaux libéraux ne manquèrent pas de faire
remarquer que « le maître de nos maîtres » les avait exigées.
D’autre
part, le général Pontus régla l’aumônerie militaire en attachant les aumôniers
à chaque garnison, en leur donnant l’accès en tout temps des hôpitaux et des
parloirs dans les casernes, en leur attribuant des marques distinctives de leur
service et en prescrivant qu’ils reçussent les honneurs militaires. Le général
avait préparé un projet de loi consacrant ces mesures ; mais le Conseil des
ministres avait préféré procéder administrativement. (page 402) Au fond, la chose revenait au même, et c’est pourquoi, M.
Halfiants ayant insisté à la Chambre pour qu’une loi
intervînt, j’avais fait remarquer qu’il importait peu qu’on procédât
administrativement ou législativement.
Mes labeurs
parlementaires et judiciaires n’avaient pas interrompu mes travaux littéraires.
J’avais aussi les yeux toujours fixés sur nos intérêts scolaires. Au mois de février,
on m’avait réclamé à Liége pour y donner une conférence en faveur des écoles
libres de cette ville, lesquelles manquaient de ressources ; j’en profitai pour
parler avec force des devoirs des catholiques en matière d’enseignement.
L’évêque de Liége, qui était présent, exhorta en quelques mots l’auditoire à
suivre mes conseils. D’autre part, je n’avais cessé d’être préoccupé de la
nécessité d’organiser des caisses de pensions pour les instituteurs libres. Les
caisses déjà constituées dans le Limbourg et le Hainaut soulevaient des
objections financières. Un nouveau système fut proposé par M. Gosée, inspecteur des écoles libres du Brabant, ayant pour
objet de rattacher l’institution à créer à la caisse de retraite de l’État.
Nous examinâmes et débattîmes ce système ; il donnait à l’institution le
caractère d’une société de secours mutuels. Le baron t’Kint
de Roodenbeke, président de la Commission permanente
des sociétés de secours mutuels, revit le projet et l’approuva. Les
instituteurs du Brabant furent réunis sons ma présidence, et, après un double
débat, la société fut fondée : j’en fus nommé président d’honneur. La province
de Namur suivit bientôt l’exemple du Brabant.
Je ne
terminerai pas la relation des événements qui se (page 403) produisirent pendant la session de 1888-1889, sans
mentionner l’audience que j’eus du Roi au mois de juillet. Le Roi avait
manifesté à M. de Lantsheere le désir de me voir pour
me remercier de la sympathie que je témoignais aux projets relatifs au Congo.
Il me retint pendant une heure, me comblant d’amabilités et discutant tour à
tour avec moi les questions se rattachant au Congo et à la crise sociale. Je
lui dis très nettement sur ces deux points ma manière de voir. Je ne sais
comment la presse libérale eut connaissance de cette audience ; elle la
commenta d’une façon inexacte. Mais il ressortit de cette polémique pour le
public la conviction que le Roi ne m’était pas hostile ; quelques-uns en furent
étonnés ; au fond, tout ce qui me revenait de lui me prouvait qu’en dépit de
mon attitude au sujet du service personnel, il n’avait cessé d’être animé à mon
égard de beaucoup de bon vouloir.