Accueil Séances
plénières Tables
des matières Biographies Livres numérisés Bibliographie et
liens Note d’intention
« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant
CHAPITRE II - LES MINISTERES DES 2 JUILLET 1870 ET 7 DÉCEMBRE
1871 (1870-1878)
1. L’affaire Langrand et la
guerre franco-allemande (1870)
(page 95) Le ministère du 2 juillet 1870
était le reflet de la situation. Il semblait ne devoir rencontrer que peu d’obstacles.
Et cependant, la tâche de conduire une administration composée presque
exclusivement d’hommes hostiles n’était pas aisée. Les ministres cherchèrent à
la rendre moins lourde en choisissant dans chaque département des chefs de
cabinet investis de leur confiance. MM. d’Anethan et Cornesse réussirent à mettre la main sur deux hommes
réunissant toutes les conditions pour cet emploi délicat, M. Émile de Borchgrave, déjà attaché au département des Affaires
étrangères, et M. Domis de Semerpont,
secrétaire du parquet du procureur général : l’un et l’autre se mirent
rapidement au courant de leurs nouvelles fonctions et les remplirent avec
distinction.
Le
ministère avait reconnu la nécessité de dissoudre la Chambre, afin de pouvoir
disposer d’une majorité stable. Mais il était à peine installé et les élections
n’avaient pas encore pu avoir lieu, lorsqu’il fut aux prises avec des
événements de la plus haute gravité.
Le tribunal
de commerce de Bruxelles, s’associant à la campagne dirigée par
l’administration précédente et sa presse contre les institutions Langrand et les hommes qui en constituaient le personnel,
déclara tout à coup en faillite le Crédit
foncier international et ses administrateurs, MM. Dechamps, de Decker, Nothomb, de Liedekerke-Beaufort, A. du Val de
Beaulieu, etc. Deux d’entre eux appartenaient à la droite ; les autres avaient
dans le parti une position en vue. Ils appelèrent du jugement ; mais aucune
décision ne pouvait intervenir en appel avant les élections, et l’on se
demandait si cette mise en faillite, dont le retentissement avait été grand,
n’exercerait pas sur le corps électoral un effet fâcheux. On savait que M. d’Anethan n’était pas étranger non plus aux affaires Langrand, qu’il était un des commissaires de l’Industriel, et dès lors la question se
débattait de savoir s’il ne serait pas engagé, lui aussi, un jour ou l’autre,
dans quelque poursuite ou procès désagréable.
D’autre
part, la guerre éclata soudain entre la France et l’Allemagne. Notre territoire
ne serait-il pas menacé ? Ne convenait-il pas d’introduire dans le gouvernement
deux ou trois libéraux et de former ainsi une administration qui témoignât de
l’union du pays vis-à-vis de l’étranger ? Les ministres d’État furent réunis ;
leurs avis furent très mélangés ; mais, dans la presse libérale, on répéta à
satiété qu’il fallait proscrire tout gouvernement de parti, au milieu de
conjonctures aussi graves, et que les élections devaient être ajournées. Il
convient de rendre aux ministres cette justice qu’ils conservèrent avec présence
d’esprit la direction du gouvernail et qu’ils ne se laissèrent pas ébranler par
les (page 97) objurgations intéressées qu’on
leur prodiguait. Le nouveau ministre des Finances, M. Tack, qui était souffrant
lors de son arrivée aux affaires, résigna ses fonctions un mois après les avoir
acceptées M. Jacobs le remplaça aux Finances ; mais M. Malou fut adjoint au
ministère pour le fortifier, sans toutefois être investi d’aucun portefeuille.
(Sur le concours que M. Malou apporta au cabinet d’Anethan au moment de la crise financière de 1870, voir DE
TRANNOY. Léopold II et Jules Malou.
(Revue générale, 15 mars 1921.) (T.))
2. Les élections et la victoire catholique
Ces
mécomptes et ces embarras n’arrêtèrent pas l’élan qui entraînait les
catholiques ; sur tous les points du pays, ils se préparèrent à la lutte
électorale. Ils décidèrent d’entrer en lice à Bruxelles ; mais ils sentaient
bien qu’isolés, ils ne pourraient y être vainqueurs, et c’est pourquoi des
négociations furent entamées avec des éléments divers, se disant les uns
indépendants, les autres progressistes, pour arriver à une liste de fusion. Ces
négociations ne furent pas conduites par le président de l’association
conservatrice, M. Nothomb, que les affaires Langrand
plongeaient dans un accablement bien compréhensible ; elles le furent
principalement par M. F. Delmer, vice-président de
l’association. Celui qui représentait l’élément disposé à entrer dans une
coalition avec les conservateurs, était un vieillard, M. Defuisseaux,
oncle, je crois, de M. Léon Defuisseaux qui fut
député de Mons. Il ne consentait à accorder que quatre places aux catholiques
sur la liste de coalition ; je devais figurer parmi les élus. Nous nous
résignâmes à cet arrangement ; mais, quand tout était convenu, M. Defuisseaux nous soumit une proclamation à signer par tous les (page 98) candidats et dans laquelle ceux-ci
se déclaraient partisans de la révision de la Constitution. Sur ce point,
l’accord n’était pas possible ; on ne parvint pas à s’entendre ; la rupture se
fit, et nous résolûmes de présenter une liste homogène. Nous savions qu’elle ne
réussirait pas ; mais au moins voulûmes-nous soutenir la bataille avec honneur.
Je fis donc de concert avec plusieurs des autres candidats des tournées dans
les campagnes ; jamais pareille chose ne s’était faite ; j’acquis, à cette
occasion, la conviction que tout était à organiser au point de vue électoral,
dans l’arrondissement de Bruxelles.
Les
élections procurèrent aux catholiques une victoire signalée. Elles raffermirent
le Cabinet, qui fut, en outre, débarrassé bientôt du cauchemar que lui causait
le jugement du tribunal de commerce, la Cour d’appel ayant relevé MM. Nothomb
et consorts de leur mise en faillite. Battu dans la capitale, mais joyeux du
succès de notre cause, je me trouvais à Blankenberghe,
quand des places s’ouvrirent dans la magistrature : je ressentis à ce moment la
vraie tentation de changer de carrière. Il me paraissait fort difficile, en
présence des prétentions locales, d’entrer à la Chambre et je me disais que je
pourrais trouver dans la magistrature une position stable et honorée. Je
consultai mes amis, surtout MM. Domis de Semerpont, de Kerckhove, de Monge
et E. de Borchgrave ; quelques-uns me déconseillèrent
d’abandonner la politique ; aucun ne me le conseilla, et M. Domis
notamment m’écrivit : « Ce n’est vraiment pas votre voie, vous êtes né
pour le forum et non pour le prétoire ; vous y arriverez. » C’était une
prophétie, et bien que je (page 99)
n’y crusse pas à ce moment, je fis comme si elle devait se réaliser ; je
renonçai aux velléités que j’avais un instant caressées.
3. Le concile et l’infaillibilité pontificale
Pendant que
la Belgique était absorbée par les événements que je viens de rappeler,
l’Eglise universelle, réunie à Rome, proclamait le dogme de l’infaillibilité
papale et mettait un terme aux polémiques souvent acerbes que la question avait
soulevées parmi les catholiques. En réalité, le débat n’avait sérieusement
porté que sur l’opportunité de la définition ; en Belgique surtout, les
catholiques s’étaient de tout temps inclinés devant l’infaillibilité papale.
Mais on se demandait, là comme partout, si l’heure d’une décision formelle
avait sonné. Les prudents hésitaient, et je ne contesterai pas que j’aie été
touché par leurs arguments. On s’alarmait plus que de raison au sujet des
conséquences d’une telle décision. Les calculs de la prudence, si excellente
que soit cette vertu cardinale, sont exposés à se tromper à l’égal de tous les
calculs humains. En Belgique, tout le monde adhéra ; au dehors, ceux-là
seulement se séparèrent qui n’appartenaient plus à l’Église que par un fil.
Dans la livraison d’août de la Revue
générale, je fis, au nom de la rédaction, une profession de foi dont j
‘extrais quelques lignes
« Au milieu
des débats orageux qui ont précédé la définition, nous avons cru qu’il était du
devoir des catholiques laïques de se recueillir et d’écouter l’Eglise. Nous
n’avons cessé, depuis le jour où la question a été soulevée, d’être pénétrés de
notre incompétence. Les yeux tournés vers Rome, nous attendions la solution
sans crainte, parce que nous savions que la vérité était (page 100) là et que nous sommes décidés avec la grâce de Dieu à
servir la vérité jusqu’à notre dernier soupir... Aujourd’hui que l’ère des
polémiques est fermée, non seulement nous jouissons du bonheur que produit
toujours la soumission sans réticence à la vérité, mais nous revendiquons celui
de n’avoir souillé nos plumes d’aucune invective et de ne pas avoir usurpé le
rôle de l’Église... »
Mgr
Dechamps me félicita de cette déclaration, et quelque temps après Mgr Laforêt m’écrivit qu’il « l’avait lue avec bonheur »,
ajoutant : « J’espère que les principaux malentendus qui avaient surgi entre
bon nombre de catholiques dévoués se dissiperont de plus en plus. » Ces
malentendus se dissipèrent, en effet, en tant qu’ils se rapportaient à
l’infaillibilité papale ; ils devaient subsister encore pendant quelques années
à d’autres points de vue.
4. Les projets de réforme militaire du gouvernement d’Anethan (1870-1871). L’invitation royale
A peine
m’étais-je résolu à ne pas entrer dans la magistrature, que je repris ma plume
d’écrivain ; à vrai dire, je ne l’avais pas déposée, et je poussai autant que
je pus, dans la Revue générale, à la
réforme électorale ; en même temps je montrai à quel point se recommandait la
nomination des bourgmestres et des échevins par le conseil communal. La réforme
électorale se fit dans la session de 1870-1871 ; les modifications à la loi
communale furent aussi préparées ; elles étaient soumises en avant-projet aux
députations permanentes, lorsque le ministère succomba au mois de décembre
1871.
On sait en
quoi consistait la réforme électorale le cens était abaissé pour la province à
20 francs et pour (page 101) la
commune à 10 francs. Quelques conservateurs de vieille roche n’étaient pas
rassurés ; M. Dumortier était du nombre ; la plupart se rallièrent cependant,
avec plus ou moins de bonne grâce, et bientôt il fut démontré combien la
réforme était heureuse pour nous. C’est grâce à elle que nous avons conquis une
foule de communes, et surtout beaucoup de villes de deuxième et de troisième
ordre, principalement dans les Flandres. Le parti libéral le prévoyait bien :
de là son opposition acharnée à la mesure.
Les
réductions militaires faisaient partie du programme de la majorité nouvelle et
j’ai déjà rappelé quel était à cet égard le sentiment de M. d’Anethan au mois de juin. Mais la guerre franco-allemande,
les dangers qu’avait couru notre territoire, la mise
sur le pied de guerre de notre armée, tout cela avait produit un certain
revirement dans l’opinion, et l’on admit, assez généralement, qu’il ne pouvait
plus être question de réductions ; on inclina même à croire que l’expérience
qui était en train de se faire pourrait justifier certaines améliorations dans
l’organisation de l’armée. Profitant de ce revirement, l’élément militaire se
mit à préconiser des aggravations de toute espèce ; il ne s’agissait pas pour
lui de corriger dans l’application les principes qui servaient de base à la
constitution de notre armée ; il s’agissait de nous modeler sur la Prusse. Les
prodigieux succès que venait de remporter cette puissance plaidaient,
disait-on, en faveur de l’adoption de ses institutions militaires ; ces succès
étaient dus, affirmait-on, en grande partie au service obligatoire ; on
exaltait donc ce mode de recrutement et on réclamait en même temps (page 102) la création d’une forte
réserve. Le Roi était très engagé dans ces idées, plus même que je ne le soupçonnais
au moment où j’allais intervenir dans le débat ; il poussait à leur
réalisation. Les classes électorales résistaient ; les classes inférieures
étaient indifférentes ; mais l’élément militaire s’agitait bruyamment, et des
brochures militaires commençaient à pleuvoir : le général Eenens,
le général Chazal, le général Renard, le général Merjay entrèrent successivement dans la lice ; au-dessus
d’eux tous planait, donnant le mot d’ordre, le colonel Brialmont ; bon nombre
d’officiers inférieurs crurent devoir aussi partir en guerre.
Il faut
reconnaître que le gouvernement avait préparé les voies à cette levée de
boucliers. Le 2 novembre 1870, il avait nommé une première commission chargée
d’examiner le moyen « de réorganiser la garde civique et de la mettre mieux à
même de remplir plus complètement le but national de son institution », et le
18 avril 1871, à la suite d’un rapport du général Guillaume sur la mobilisation
de l’armée, rapport signalant, dans son organisation, quelques lacunes et
quelques défectuosités de détail, il avait constitué une seconde commission
avec la mission « d’examiner toutes les questions se rattachant à notre
organisation militaire ». La première était formée en majorité de libéraux
militaristes ; la seconde était composée de douze militaires, et de quinze
membres du Sénat et de la Chambre, la plupart favorables depuis longtemps à
l’accroissement des charges militaires. Comment le Cabinet, au lieu de se
contenter de nommer une commission chargée d’indiquer les remèdes aux quelques
vices que la mobilisation avait (page
103) révélés, comment, dis-je, avait-il pu nommer deux commissions
investies d’un mandat des plus vastes ? Comment les avait-il composées de façon
à rendre les propositions les plus extrêmes possibles ? Je l’ignore ; mais s’il
se résigna, ce fut probablement pour ne pas provoquer la retraite du général
Guillaume ou peut-être des difficultés avec le Roi : tant il est vrai que M. d’Anethan et ses collègues civils s’étaient trompés en ne
désignant pas eux-mêmes le titulaire du département de la Guerre !
Le
gouvernement ne s’était pas borné à ces mesures. Il avait nommé, au mois
d’octobre 1871, le général Renard, membre du dernier Cabinet libéral,
inspecteur général des gardes civiques du royaume, et celui-ci avait profité de
son nouvel office pour recommander dans deux discours prononcés, l’un le 24
octobre 1870 lors de son installation, l’autre le 1er janvier 1871 devant le
Roi, le système de la nation armée, et pour demander que la réserve comprît
tous les hommes valides aptes au service des armes.
Je
discernai clairement les périls dont cette pression de l’élément militaire,
soutenu par le Roi, menaçait le parti conservateur et je résolus de travailler
à le conjurer. Les familles étaient, en général, hostiles au service obligatoire,
le parti libéral s’y montrait aussi très contraire ; il guettait toute faute
qui, dans cet ordre d’idées, pouvait être commise par le Cabinet. C’est
pourquoi, dans un premier article sur « les projets de la réorganisation
de la garde civique», publié en avril par la Revue générale, je m’élevai contre l’armement général et la
formation d’une réserve de trente mille hommes ; je cherchai à (page 104) démontrer que ces deux
réformes étaient inutiles et dangereuses. (Voir
Maurice DAMOISEAUX, M. Woeste et la Défense nationale (Revue générale), mai 1923 et septembre 1924. La conclusion de cet
exposé objectif de l’attitude que M. Woeste a prise
dans tous les débats importants auxquels la défense nationale donna lieu est la
suivante : « L’histoire impartiale et vraie atteste que, chaque fois qu’il
fut démontré qu’un développement de notre établissement militaire était devenu
nécessaire, M. Woeste n’hésita jamais à l’admettre,
qu’il s’agit des fortifications de la Meuse, du camp retranché d’Anvers ou de
l’augmentation des effectifs de l’armée.» (T.))
J’acquis
immédiatement la preuve de l’ardeur que mettait le Roi dans sa propagande ;
car, peu de jours après l’apparition de mon travail, je reçus de M. d’Anethan un mot me disant que « le Roi l’avait chargé
de me dire qu’il me recevrait le jeudi suivant à 2 heures au Palais de
Bruxelles. »
Je fus
médiocrement satisfait ; je devinai que j’allais être l’objet d’un assaut ; le
jour de l’audience, je fus, avant d’être reçu par le Roi, confirmé dans cette
prévision par l’aide de camp de service qui, faisant allusion à la question
militaire, me dit : « Oh ! vous serez retenu
longtemps. »
C’est ce
qui arriva ; le Roi me garda plus d’une heure. Il débuta par des compliments ;
puis, abordant le sujet de l’entretien, il se mit à résumer mon article et à
annoncer l’intention de le discuter. Il le fit, en effet ; je répondis ; alors
me pressant, il me dit : «Je me suis plaint au pape Pie IX de l’attitude des
catholiques au sujet de la question militaire, et le Pape m’a dit qu’ils
avaient tort » ; et, comme cet argument ne m’abattait pas : « Il faut
faire, s’écria-t-il, des choses désagréables dans la vie ; quand vous allez à
confesse, vous faites, n’est-ce (page
105) pas ? une chose désagréable ; vous la faites
néanmoins ; eh bien, je vous propose aussi une chose désagréable, mais elle est
nécessaire. » Je continuai à ne pas me rendre : « Savez-vous ce que vous
faites ? continua le Roi ; vous tirez sur moi ! »
C’était aller loin ; puis il me demanda si j’accueillerais à la Revue générale un article en faveur du
service obligatoire. Je répondis que je le soumettrais au comité. « Vous me
mettez donc à la porte ? » me répartit-il vivement. « Oh ! répliquai-je, si Votre Majesté me faisait l’honneur de
m’envoyer un article d’elle, il serait certainement accueilli ! » Le Roi
m’annonça en terminant que ce n’était qu’un premier entretien ; cependant il ne
me manda plus ; mais j’appris par les échos du ministère de la Guerre qu’il
avait été fort mécontent.
Le
lendemain, je rendis compte à M. d’Anethan de
l’audience royale ; au cours de la conversation, il m’avoua qu’il n’était pas
partisan du remplacement : c’était, en réalité, sur ce point que se
concentraient les efforts des partisans d’une réforme militaire. En réclamant
le service obligatoire, ils ne visaient pas le service général ; ils ne
demandaient que le service personnel, lequel ne nous eût pas donné un homme de
plus.
Le Roi
m’avait demandé de ne plus écrire sur la question militaire. « Je suis, lui
avais-je dit, fort engagé. » « Dégagez-vous petit à petit,
m’avait-il répondu. » Je me refusai à le lui promettre ; et comme les écrivains
militaires se multipliaient, et que la commission spéciale s’était prononcée le
31 mai à une forte majorité pour la suppression du remplacement, je publiai en
juin et juillet deux articles étendus, intitulés : la Question militaire, (page
106) où j’examinais sous toutes leurs faces les problèmes soulevés et où je
réfutais pied à pied mes contradicteurs. Le colonel Brialmont fit paraître
bientôt un nouvel écrit. La commission n’avait pas terminé ses travaux ; mais
le colonel faisait état de ses premières résolutions ; il donna à entendre
qu’elle proposerait des aggravations d’hommes et d’argent considérables.
J’écrivis incontinent, en octobre, un nouvel article intitulé Les projets de la commission militaire
devant les Chambres et devant l’opinion. La bataille était donc fort serrée
; la riposte suivait l’attaque, et, de chaque côté, les coups se succédaient.
L’opinion se passionnait, et je reste dans les bornes de la plus stricte vérité
en disant qu’elle m’était favorable.
C’est
pendant que je tenais tête ainsi à une foule d’adversaires, que M. Liénart,
représentant d’Alost, vint à décéder prématurément. Aucune candidature locale
ne s’imposait ; on mit mon nom en avant avec d’autres ; mais l’hostilité à un
choix d’étranger, sans être générale, était encore vive. J’avais dès cette
époque un patron énergique, dévoué, influent dans la ville d’Alost c’était M. Moyersoen ; il soutint chaudement ma candidature. Bref, au poll du comité, trois candidats eurent chacun cinq voix MM.
Vital van Wambeke (neveu du
bourgmestre d’Alost), Byl et moi ; deux autres eurent quelques voix ; un
ballottage eut lieu entre M. Byl et moi, M. van Wambeke étant moins âgé que nous ; M. Byl
l’emporta par bénéfice d’âge, lui et moi ayant réuni le même nombre de
suffrages. La ville d’Alost fut fort irritée de ce résultat ; on manifesta
l’intention de convoquer, comme le règlement le Permettait, une assemblée (page 107) buée plus nombreuse et de me
proclamer candidat ; mais le baron della Faille,
sénateur de l’arrondissement et président de l’association conservatrice,
craignant les effets d’une division entre les catholiques pria M. Charles Verbrugghen, qui jouissait d’une grande notoriété, de se
laisser porter ; il comptait qu’en présence de ce nom, M. Byl
s’effacerait, et c’est ce qui arriva. Au cours des négociations préalables, je
demandai à M. d’Anethan l’appui du Cabinet. Il me
répondit que le Cabinet ne pouvait intervenir en ma faveur à raison de la
question militaire. J’eus le tort de ne pas porter ce refus à la connaissance
de ses collègues ; quand, plus tard, je le communiquai à M. Jacobs, celui-ci me
reprocha de ne pas l’avoir averti.
5. Les manifestations publiques (1871)
On était
arrivé à la veille de l’ouverture de la session, et un dénouement de la
question militaire semblait près de s’imposer lorsque de graves incidents
vinrent pendant quelque temps détourner l’attention publique de cet objet.
Ces
incidents résultèrent de la nomination de M. de Decker
comme gouverneur du Limbourg. M. de Decker, retiré
des affaires publiques, était un type d’honneur et de probité ; néanmoins, il
avait été fort mêlé aux affaires Langrand ; les
sociétés constituées par ce financier avaient succombé sous les attaques du
libéralisme ; une foule de gens avaient été atteints dans leurs intérêts ; de
plus, une instruction judiciaire était ouverte, et il était notoire que, sans
avoir encore mis les anciens administrateurs et commissaires de l’Industriel et
de l’International en prévention, elle portait sur leur gestion. Dans ces
circonstances, la nomination de (page
108) M. de Decker était une faute. On s’étonna
que la prudence de M. d’Anethan ne l’eût pas empêchée
(Ce fut, en réalité, M. van Praet qui convainquit le
Roi et, après lui, le baron d’Anethan que cette
nomination ne susciterait pas d’opposition. Le baron Kervyn de Lettenhove, ministre de l’Intérieur, moins rassuré,
demanda, avant d’en prendre la responsabilité, un vote du conseil des ministres
; contrairement à ce qu’a pu croire M. Woeste, M.
Jacobs se prononça, seul avec M. Kervyn contre la nomination. (voir la Revue générale
du 15 mai 1926 ; DE TRANNOY, La
Révocation du ministère d’Anethan.)(T.)) ; on s’étonna moins qu’elle n’eût pas trouvé de
contradicteur chez M. Jacobs, toujours imperturbablement optimiste ; néanmoins,
on ne pressentait pas la tempête qui allait se déchaîner. Le 15 novembre, à la
réception du ministre des Affaires étrangères, rien ne trahissait de la part du
gouvernement la moindre alarme : j’y rencontrai M. Dechamps, confiant comme
tout le monde ; il m’entretint de la question militaire ; il avait vu le Roi à
ce sujet, et paraissait incliné vers le service personnel, au moins en
principe.
Tout à
coup, le 17 novembre, M. Bara annonça avec solennité que, le 23, il
interpellerait le Cabinet sur la nomination de M. de Decker.
L’interpellation eut lieu ; elle fut développée de manière à exciter les
passions. Au sortir de la séance, des rassemblements se formèrent ; ils poussèrent
des huées ; il y eut aussi quelques bousculades. Les scènes se renouvelèrent le
lendemain et les jours suivants. Le cadre de ces Mémoires n’en comporte pas le
récit détaillé ; on les trouve exposées dans un travail étendu qu’a publié la Revue générale sous le titre de Histoire de l’émeute de novembre 1871 (On
m’attribue cette Histoire à tort :
elle est de M. Jacobs. (W.))
Mais je dois (page 109) consigner
ici mes impressions personnelles. Ce qui me frappa d’emblée, ce qui frappa
chacun, c’est que, bien que l’interpellation eût été annoncée cinq jours
d’avance, aucune mesure sérieuse n’avait été concertée en vue des troubles, et
que, quand ceux-ci éclatèrent, les ministres délibérèrent, au lieu d’agir. Le
vendredi soir, je trouvai chez M. Alphonse Nothomb, son frère le baron Nothomb,
notre ministre à Berlin ; celui-ci me dit : « Le ministère manque d’attitude ;
si j’étais ministre, les choses ne se passeraient pas ainsi. » Il ajouta
que la veille, à un dîner de la Cour, le comte de Flandre lui avait dit que le
Roi n’était pour rien dans la nomination de M. de Decker
: un tel propos était de mauvais augure.
On avait
toujours attribué à M. d’Anethan beaucoup d’énergie ;
mais, en cette circonstance, il sembla en proie au plus complet abattement. M.
Bara avait fait allusion dans son interpellation aux commissaires de
l’Industriel, et, d’après ce que me rapporta M. Émile de Borchgrave,
M. d’Anethan s’était cru spécialement visé : cela
avait suffi pour le plonger dans le découragement. Les ministres résolurent de
faire des concessions ; ils pressèrent M. de Decker
de donner sa démission ; M. Jacobs se rendit chez M. Nothomb et le pria de
s’éloigner de Bruxelles pour quelques jours ; on faiblissait ainsi, au moment
où, selon le mot du baron Nothomb, il eût fallu montrer de l’attitude. Le
dimanche 26, j’allai voir M. d’Anethan ; il
m’accueillit par ces mots : « Nous sommes dans un fameux gâchis ! »
Nous causâmes ; je lui parlai le langage de la résistance ; mais je m’aperçus
bien vite que ce langage n’avait guère de prise sur lui. Fort bouleversé, je me
rendis chez M. Jacobs ; il m’écouta (page
110) mais ne paraissait pas ému ; il croyait qu’il fallait laisser s’user
l’émeute, comme si, dans l’intervalle, les ministres ne devaient pas s’user
eux-mêmes I !
Cependant les
catholiques commençaient à s’inquiéter. Le lundi 27, 1’association
conservatrice de Bruxelles se réunit ; j’y donnai lecture d’une adresse de
sympathie aux ministres. En la développant, je m’écriai : « Oui nous
connaissons la tactique de nos adversaires. Ils veulent faire croire que la
majorité n’est plus la majorité. Eh bien, pétitionnons plus qu’eux, manifestons
plus qu’eux, agissons plus qu’eux. » L’adresse fut votée ; elle fut portée le
lendemain à M. d’Anethan par une députation à la tête
de laquelle se trouvait le comte Léon de Robiano. M.
d’Anethan nous promit de ne pas donner sa démission ;
« mais, ajouta-t-il, je ne puis vous garantir que le Roi ne nous la donnera pas
». Peut-être avait-il été averti du travail qui s’opérait de ce côté.
Précisément
le 30 avait lieu l’inauguration des travaux de la Senne. Des précautions
auraient dû être prises en vue du concours de monde que cette cérémonie
menaçait d’attirer et du parti que les meneurs du libéralisme pouvaient en
tirer. On n’en prit aucune. M. Jacobs m’exposa, depuis, qu’on n’avait pas voulu
empêcher les fauteurs de troubles de se livrer à une dernière manifestation,
dans la conviction qu’à la suite de celle-ci, ils rentreraient eux-mêmes dans
l’ordre. C’était assurément de l’ingénuité, d’autant plus que, par cette
tactique, le champ était laissé libre au bourgmestre de Bruxelles,
M. Anspach, homme fort dangereux, habile à jouer tous les
rôles, provoquant le désordre tout en feignant de vouloir le réprimer et doué
d’une audace peu commune. (page 111)
Toujours est-il que, l’inauguration des travaux de la Senne achevée, la foule
fut dirigée vers la place des Palais et que, de 4 à 10 heures du soir, elle s’y
livra à des clameurs et à des menaces de tout genre. Personne ne chercha à
faire évacuer la place : c’est le cas de dire que le vrai peut parfois n’être
pas vraisemblable.
6. La révocation du gouvernement d’Anethan
(1871)
Le
lendemain le Roi déclara qu’il était décidé à révoquer ses ministres. Lui et M.
van Praet avaient eu, pendant toute la crise, une attitude assez étrange. Les
ministres, que M. van Praet visitait fréquemment en temps ordinaire, ne
l’avaient plus guère vu ; ils avaient insisté pour être reçus par le Roi c’est
à peine si deux d’entre eux avaient pu l’approcher isolément. Je pense
néanmoins que, dans les commencements, il se fût contenté de la retraite de M.
Kervyn ; mais je crois aussi qu’il ne demandait pas mieux que de pouvoir se
débarrasser de M. Jacobs, qu’il n’aimait pas. La cause de cette hostilité
remonte bien certainement à l’origine politique de M. Jacobs ; le Roi détestait
le mouvement anversois et il ne le cachait pas ; mais M. Jacobs, devenu
ministre, ne fit rien pour se le concilier ; bien au contraire, il le froissa
souvent. Un jour que le Roi, au Conseil des ministres, revenait sur la question
militaire et remontrait qu’il fallait avant tout faire son devoir, M. Jacobs
s’écria : « Votre Majesté va à la messe ; elle ne va pas à vêpres ; il est
cependant très bien d’aller à vêpres ; par conséquent on peut apporter un peu
de modération dans l’accomplissement de son devoir. » Un autre jour, il se
rendit au Palais et prétendit être reçu par le Roi, afin de lui demander une
décoration qu’il désirait le lendemain porter à Anvers ; le Roi refusa de le
voir ; M. Jacobs (page 112) se
plaignit aussitôt à M. van Praet ; il obtint la décoration ; mais le Roi fit
cette observation : « Je n’aime pas les porteurs de contrainte. C’est sous
l’empire de ce sentiment que, causant avec M. Wasseige
d’une affaire administrative, il lui dit : « Vous avez remarqué que cette fois
je ne vous ai pas renvoyé tout de suite tel arrêté ; c’est qu’il était signé
aussi de M. Jacobs, et avec votre collègue il faut y regarder de près. » Cette
hostilité survécut à la chute du Cabinet. Quelque temps après, Mgr Laforêt visitant le Roi, la conversation tomba sur M.
Jacobs ; le Roi laissait percer son antipathie pour son ancien ministre ; Mgr Laforêt prit sa défense ; mais le Roi répartit : « Il a été
dix-huit mois ministre, et il n’a pas su faire placer la statue de mon père sur
une des places d’Anvers ! »
M. d’Anethan exigea pour la remise au Roi de son portefeuille et
de ceux de ses collègues une lettre de révocation. La lettre lui parvint dès le
1er décembre. Elle était basée sur ce que le ministère ne réussissait pas à
maintenir l’ordre dans la capitale. Les ministres démissionnaires répondirent
immédiatement à ce reproche par une lettre très ferme et très digne, dans
laquelle ils faisaient observer qu’ils étaient prêts à rétablir l’ordre, et que
s’ils ne l’avaient pas fait plus tôt, c’était pas
déférence pour le Roi qui se montrait peu favorable à l’intervention du
gouvernement. Le Roi ne répliqua pas ; mais, la crise fermée, il fit proposer
au Cabinet tombé de déchirer les lettres qui venaient d’être échangées ; il
essuya un refus : « L’histoire ne se refait pas », observa M. Cornesse. (Ces documents ont été autographiés, et un exemplaire
en a été remis à chacun des ministres démissionnaires. (W.))
(page 113) L’acte du Roi ne pouvait se
justifier. Sans doute il avait le droit de choisir ses ministres ; mais il
avait accepté M. d’Anethan et ses collègues ; sans
doute encore, il pouvait les révoquer ; mais on ne comprend l’usage de cette
prérogative que quand un dissentiment surgit avec la Couronne. Ici, au contraire,
le Roi avait signé la nomination de M. de Decker sans
faire d’objection et si, à cette occasion, il avait renvoyé ses conseillers,
c’était uniquement à raison des mouvements tumultueux de la rue : grave
précédent qui laissa dans le coeur des catholiques le
germe d’un vif déplaisir ! Encore si le Roi avait agi de même lorsque les
libéraux étaient au pouvoir ; mais non : il avait laissé aux affaires les
ministres libéraux les plus antipathiques aux catholiques, sans jamais, dans un
intérêt d’apaisement, réclamer leur retraite ; d’ailleurs cet avis, l’eût-il
émis, n’aurait pas prévalu. Je sais bien que les troubles ne peuvent se
perpétuer ; mais rien n’eût été plus aisé que de réprimer ceux de 1871.
Peut-être le Cabinet de 1870 tarda-t-il trop à faire sentir la main du
gouvernement ; je l’ai déjà reconnu ; mais le 1er décembre, M. d’Anethan déclara au Roi qu’il était prêt à agir ; le Roi
répondit qu’il ne l’entendait pas ainsi. Le bourgmestre de Bruxelles, M. Anspach, exerçait, du reste, de divers côtés une déplorable
fascination ; on avait peur de lui, et, d’autre part, il se posait en
protecteur du Roi. Ce qui est certain c’est que la mesure prise par le Roi
parut excessive : elle devait laisser des traces durables.
Au milieu de
la crise, la droite fut admirable. Elle soutint, tant qu’elle le put, le
Cabinet menacé. Le Roi avait fait venir M. Thonissen
et le pressait de se charger (page 114)
du pouvoir. M. Thonissen fit part de ces instances à
la droite ; il ajouta que sa nomination serait bien vue de la gauche ; qu’un
groupe de ses membres lui avait dit, quelques heures auparavant, dans la salle
des Conférences de la Chambre, qu’il était l’homme de la situation ; mais
aussitôt M. van Hoorde répondit : « J’étais
présent ; dès que M. Thonissen a eu le dos tourné,
l’un de ceux qui formaient le groupe, M. Vleminckx,
lui a fait… un pied de nez. » La droite, du reste, ne voulait pas de M. Thonissen il personnifiait le militarisme.
Nous avions
convoqué les délégués de toutes les associations conservatrices pour le 6
décembre. Ils se réunirent effectivement ; mais il était trop tard ; le coup
était porté. Je proposai une motion demandant que des mesures fussent prises
pour sauvegarder la liberté de la Couronne et la dignité du Parlement. La
motion fut adoptée, et l’on décida d’envoyer dans ce but deux adresses, l’une
au Roi, l’autre aux nouveaux ministres.
7. Le ministère du 2 décembre 1871
Le Roi
aurait voulu avoir pour ministres, après M. Thonissen,
M. Dumortier ; il voyait dans le renom de patriotisme ardent dont jouissait
celui-ci un gage de pacification. Mais M. Dumortier, en dépit de ses brillantes
facultés, n’était guère ministrable ; on s’arrangea pour l’évincer ; il s’en
consola en disant qu’il était le père du nouveau Cabinet. A la tête de ce
dernier se trouvaient MM. de Theux et Malou ; ils apparurent comme des sauveurs
et furent acceptés sans difficulté par la gauche, bien que celle-ci semblât
dominer la situation.
(page 115) Étrange revirement des choses
d’ici-bas ! Si un nom avait été longtemps impopulaire parmi les libéraux,
c’était bien celui de M. Malou : le considérait comme la
personnification la plus accentuée du cléricalisme ; n’était-ce pas lui qui
avait été le rapporteur de « la loi des couvents » ? Il est vrai que, de 1857 à
1864, son rôle politique avait été assez effacé ; mais, malgré cette
circonstance, on a peine à s’expliquer l’espèce de faveur avec laquelle son
avènement aux affaires fut accueilli dans les rangs de ceux qui venaient de
renverser M. d’Anethan. M. Malou, très engagé dans
les affaires financières, n’avait pas accepté le pouvoir sans une vraie
répugnance ; il pensait, du reste, que son administration serait éphémère, et
c’est en vue de sa prochaine rentrée à la Société générale qu’on pria M. Veydt de l’y remplacer provisoirement.
Les
élections de 1872 devaient décider du sort de ces prévisions. Les deux partis
avaient les yeux fixés sur elles, et la session ne pouvait dès lors avoir pour
objet que l’expédition des affaires courantes. Mais, en eût-il même été
autrement, que M. Malou se fût très probablement contenté d’administrer. A la
suite des événements du mois de décembre, il eut une ambition, c’était de
prouver que les catholiques étaient capables de gouverner ; et étant données
les préventions qui régnaient autour du Roi, cette préoccupation était légitime
elle devait guider M. Malou de 1871 à 1878.
Le parti
conservateur sortit victorieux des élections de 1872 ; elles fortifièrent même
quelque peu sa majorité et elles attribuèrent un siège de député au ministre de
la Justice, M. de Lantsheere, élu à Dixmude. Il était
(page 116) ainsi démontré que le
pays ne s’était nullement associé aux manifestations du mois de novembre 1871.
L’allure du ministère semblait dès lors pouvoir être plus décidée ; mais il se
trouva bientôt en face de nouveaux embarras nés de la question militaire.
8. La question de la réforme de l’armée et du service
obligatoire (1871-1873)
J’ai déjà
dit qu’une commission avait été constituée en 1871 par le Cabinet d’Anethan. Celle-ci nomma une sous-commission qui proposa,
entre autres réformes, les suivantes : armée de cent quatre mille hommes ;
réserve de trente-sept mille hommes, prise dans les vieux soldats, non compris
cinq mille hommes de troupes de dépôt ; suppression du remplacement, laquelle
du reste avait été votée par la commission siégeant en assemblée plénière.
Le Cabinet
tarda autant qu’il le put à se prononcer sur ces propositions ; mais tout le
monde sentait que sa résolution ne pouvait être différée au delà de la session
de 1872-1873. D’ailleurs, la presse de l’opposition ne cessait de le mettre en
demeure de prendre attitude et dès l’ouverture de la session, la gauche
l’interpella. En même temps, l’élément militaire s’agitait de plus en plus, il
crut trouver un argument décisif dans le vote de l’assemblée législative
française décrétant le service obligatoire ; il publia des écrits divers. Ce
qui rendait la situation délicate, c’est que le général Guillaume était
partisan du service personnel et l’avait déclaré à maintes reprises. Le danger
redevenait pressant. J’écrivis donc dans la livraison d’octobre de la Revue générale un nouvel article
intitulé La réforme militaire en France
et en Belgique ; j’y démontrais que le service obligatoire n’avait été
admis en France que par nécessité, et que les (page 117) raisons qui l’y avaient fait accueillir n’étaient pas
applicables à la Belgique.
Des amis de
Liége m’avaient, vers cette époque, demandé, au nom d’une dame qui désirait
garder l’anonyme, l’autorisation de réunir mes articles militaires en brochure,
ajoutant que cette dame en ferait tous les frais et la répandrait dans le pays
entier. On m’a dit depuis que cette dame devait être la comtesse de Stainlein, née Nagelmackers, dont toutes les affections
étaient concentrées sur un fils unique, Herman, qui, peu de temps après, lui
fut enlevé dans la fleur de son âge. J’accueillis favorablement cette ouverture
; une introduction et une conclusion caractérisèrent l’objet de la brochure.
J’y disais : « Je suis donc sans inquiétude, parce que j’ai foi dans le
patriotisme du pouvoir, mais en même temps il me paraît utile que le pays élève
la voix plus haut que jamais, pour fournir aux ministres civils un point d’appui
dans leur résistance aux desseins des généraux militaristes, »
La brochure
fut distribuée dans tout le pays, et chez les libraires elle s’enleva
rapidement. Les partisans du service obligatoire voulurent riposter. Le colonel
Brialmont et le général Merjay me prirent à partie le
premier le fit dans la Belgique militaire
; le second publia un écrit intitulé : L’armée,
la presse et les partis en Belgique : réponse à M. l’avocat Woeste
; il ne me ménageait guère, bien qu’il fût le plus inoffensif des hommes et un
catholique dévoué ; de plus, il attaquait le remplacement dans les termes les
plus acerbes, tout en avouant qu’il avait fait remplacer son fils, Incontinent,
je repris la plume, et dans la livraison de décembre de la Revue générale, je (page 118)
répliquai par un article ayant pour titre : Les
écrits militaristes et le ministère. Mais, avant que cet article eut paru, le Cabinet avait pris une décision. Tous les
ministres civils avaient été d’avis qu’il ne pouvait être question ni
d’augmenter le contingent ni d’admettre le service personnel. La déclaration en
fut faite à la Chambre, le 10 décembre, par MM. de Theux et Malou, en même
temps qu’un arrêté royal acceptant la démission du général Guillaume lui était
communiqué.
Il y eut
dans les rangs des officiers les plus engagés dans la polémique militariste une
explosion de colère, et la Belgique
militaire prêcha la grève des généraux ; aucun d’eux, disait-elle, ne
pouvait, dans les conditions présentes, accepter le portefeuille de la Guerre.
La lutte continuait donc, et, en conséquence, je donnai dans la livraison de
février 1873 de la Revue générale un
nouvel article sous le titre Les projets
de la Commission militaire. Enfin, le 25 mars, le général Thiebauld accepta le portefeuille de la Guerre ; ancien
aide de camp de mon beau-père, le général Greindl, il
l’avait consulté, et celui-ci l’avait pressé d’accepter. Aussi me hâtai-je de
féliciter publiquement le ministère et le général Thiebaud
de cette solution. Seulement la mobilisation de 1870 avait révélé certaines
défectuosités dans l’organisation de l’armée ; le nouveau ministre de la Guerre
désirait y porter remède, et en même temps améliorer le remplacement : en
conséquence, il proposa la création de conseils de révision, le remplacement
par l’État, la prolongation jusqu’à trente mois de la durée du service des
fantassins et la suppression de la disposition en vertu de laquelle on
décomptait les engagés volontaires (page
119) du contingent, lorsque leur numéro les appelait au service.
J’étais
bien décidé à aider le gouvernement à sortir des difficultés où il se trouvait,
et, tout en faisant certaines réserves sur quelques-unes des modifications
proposées, je recommandai une entente dans la livraison de mai de la Revue générale.
Mais
l’entente n’était pas facile à réaliser. La droite et la gauche étaient, en
somme, fort antimilitaristes : elles étaient hostiles non seulement au service
personnel qui, d’après M. Dumortier, n’aurait pas réuni quinze voix à la
Chambre, mais encore à toute aggravation quelconque des charges militaires.
Aussi, le projet du général Thiebauld souleva-t-il
une opposition assez vive dans la presse, au sein de la Fédération des
associations conservatrices et sur les bancs de la droite.
La Fédération
des associations conservatrices se réunit. Là je demandai que le gouvernement
abandonnât les aggravations personnelles que renfermait son projet. Je disais :
« N’élevez pas le chiffre du contingent ; ne rendez pas le remplacement
inaccessible à ceux qui en font actuellement usage ; n’augmentez pas sans
compensation la durée du service de l’infanterie ; modifiez, si vous le voulez,
la loi de milice ; mais gardez-vous de maintenir celles de ces modifications
qui constitueraient pour le pays des charges personnelles nouvelles. » La
Fédération se prononça dans ce sens.
Avant le
vote, j’avais dit : « Ces résolutions provoqueront peut-être dans le
premier moment un mouvement d’humeur chez le Cabinet ; mais ce mouvement passé,
il nous sera gré de les avoir prises. » C’est (page 120) ce qui arriva ; les Chambres devaient accepter le point
de vue de la Fédération et le faire admettre par le gouvernement.
Les
sections nommèrent une section centrale en majorité mal disposé. M. Malou se
montra irrité et déclara qu’il poserait la question de Cabinet. Mais M.
Nothomb, qui finit, grâce à ses dispositions conciliantes, par être nommé
rapporteur de la section centrale, déploya toutes ses ressources pour prévenir
un éclat ; moi-même, je fis voir en juin la nécessité d’une transaction et
j’invitai la droite et le gouvernement à n’être ni l’un ni l’autre
intransigeants. Après beaucoup d’efforts, l’accord se scella ; le gouvernement
renonça à décompter du contingent les engagés volontaires et à augmenter la
durée du service de l’infanterie de ligne ; des garanties furent accordées au
double point de vue de la composition du conseil de révision et de
l’organisation du remplacement par l’État, de manière à ne pas rendre celui-ci
inabordable ; le contingent fut bien unifié ; mais une partie notable des
rappels fut supprimée.
La
transaction adoptée écarta ainsi les charges personnelles nouvelles. J’en
félicitai en juillet le gouvernement et le Parlement, et je constatai que « la
question militaire était désormais fermée ». Elle le resta, en effet, jusqu’en
1878, et même, en ce qui concerne le service personnel, jusqu’en 1886. En 1878,
il est vrai, le général Goethals éleva de nouveau
contre le remplacement une protestation qui résumait tous les griefs
antérieurement développés ; je lui répondis, et la protestation resta sans
écho. En 1873, l’opinion publique avait remporté une victoire signalée sans
nuire aux intérêts ni de l’armée (page
121) ni de la défense nationale ; cette victoire fut l’issue d’une lutte
qui avait duré deux années. Mais il convient de rappeler, une fois de plus, que
ce qui était en jeu, ce n’était pas le service général, qu’à cette époque
personne ne soutenait, mais seulement la suppression du remplacement.
9. L’entrée de Beernaert dans le gouvernement Malou
(1873)
Toute la
session de 1872-1873 fut dominée par les préoccupations nées de la question
militaire. Elle fut suivie de la retraite de M. Moncheur,
qui fut remplacé par M. Beernaert, avocat à la Cour de cassation. M. Beernaert
était toujours resté étranger à la politique ; mais c’était un homme de grande
valeur, et son entrée dans le Cabinet fut incontestablement un succès pour le
parti conservateur. On a beaucoup discuté à cette époque et depuis la couleur
de ses opinions avant son avènement aux affaires ; la presse libérale a
toujours soutenu qu’il avait été libéral, et elle en a donné pour preuve qu’il
avait fait partie du conseil de surveillance de l’Étoile ; M. Beernaert a
répondu qu’il y représentait des intérêts privés, des intérêts pécuniaires (ceux
de la maison d’Orléans), et qu’il ne résultait de l’accomplissement de ce
mandat aucune adhésion de sa part au libéralisme. Pour moi, je crois rester
dans la vérité en disant qu’il n’appartenait précisément ni au parti libéral ni
au parti conservateur ; cependant, au barreau, nous le considérions comme étant
plutôt des nôtres ; aussi, en 1872, lui demandai-je d’accepter une candidature
sur la liste catholique à Bruxelles il me répondit que cela lui était
impossible, attendu que « s’il était d’accord avec nous sur certaines
questions, il ne l’était pas sur d’autres ». La transformation, que ne devait
pas (page 122) tarder à subir de
plus en plus le parti libéral, l’amena à prendre tout à fait rang parmi nous.
Il nous le montra bien de 1873 à 1878 par le dévouement qu’il nous témoigna ;
pourtant, absorbé par un département écrasant, il n’intervint pas durant cette
période dans les discussions politiques ; une seule fois il sortit de cette
réserve, pour soutenir, lors de la loi électorale de 1877, les droits
électoraux des religieux ; M. Frère qualifia son discours de discours de
provocation.
10. L’élection comme député d’Alost et les premières
interventions à la Chambre (1874)
A cette
époque, on admettait difficilement qu’un ministre ne fût pas membre du Parlement.
Je savais, dès le mois d’octobre 1873, que M. de Naeyer
prendrait à Alost sa retraite au mois de juin suivant, et j’avais bien pu
croire que, cette fois, ma candidature y prévaudrait. Je pensais que le
ministère chercherait à pousser de ce côté M. Beernaert ; je m’en ouvris à M.
de Lantsheere ; il me fit présumer que M. Beernaert
ne porterait pas ses pas de ce côté ; et, en effet, son nom n’y fut pas mis en
avant. Au mois de mars 1874, le baron della Faille
réunit le comité électoral d’Alost, et j’y obtins à peu près l’unanimité des
voix. Je comparus bientôt devant mes futurs électeurs, et partout, à Alost, à
Ninove, à Gram- mont, à Sottegem, à Herzele, je fus
reçu avec une faveur marquée. Élu sans lutte, je devais bientôt jouir de la
confiance absolue et cordiale de mes commettants.
Les
élections de 1874 nous conservèrent la prépondérance. Seulement nous perdîmes
une couple de voix à Charleroi, ainsi que MM. Cornesse
et Simonis à Verviers ; mais M. Simonis
rentra bientôt à la Chambre (page 123)
grâce à une élection partielle. En outre, M. Beernaert avait échoué à Soignies
; mais, peu de temps après, il fut élu à Thielt.
Il m’était
difficile de continuer à diriger la Revue
générale étant donné le surcroît d’occupations que devait m’apporter la
Chambre. Je me décidai donc à prendre ma retraite. Je réunis mes
collaborateurs, et, à partir du 1er octobre
Je ne
connais rien de plus périlleux que les débuts dans une assemblée législative.
Il faut y vaincre l’hostilité des uns et l’inattention des autres. Sans doute
le mandat de député n’offre guère que de l’agrément à ceux qui, se contentant
de traiter de loin en loin quelque question spéciale, jouissent, sans grand
labeur, de la considération qu’il apporte. Mais pour ceux qui, en entrant au
Parlement, s’y donnent charge d’âmes, que de préoccupations, que d’efforts, que
de labeur soutenu une telle position n’entraîne-t-elle pas ! Et surtout que
d’angoisses dans les commencements On peut être malheureux, ou maladroit, et
puis aussi se heurter à la prépondérance des situations acquises et à la jalousie
des médiocrités ; il peut arriver qu’une fausse entrée arrête instantanément
l’essor d’une carrière publique.
(page 124) Je désirais prendre une part très
active aux travaux parlementaires : mes convictions et mes goûts m’y portaient
également. La session de 1874-1875 s’ouvrit par la discussion de la loi sur la
compétence ; pour prendre pied, je demandai la parole presque sur chaque
article ; on me critiqua ; je laissai dire ; les premiers budgets me fournirent
l’occasion de nouveaux essais : cette témérité, encore une fois, ne plut pas à
tout le monde ; je ne fis pas attention aux mécontents.
Sur ces
entrefaites, je fus invité au Palais à un dîner parlementaire. Je n’avais plus
vu le Roi depuis 1871, et ce n’était pas sans curiosité que je me demandais quel
accueil il me ferait. Il fut aimable, et faisant allusion à mon intervention
dans les débats de la loi sur la compétence, il observa qu’elle supposait « un
mérite tout spécial. »
11. La légation belge auprès du Saint-Siège (1875)
On arriva au
21 janvier, date à laquelle surgit tout à coup, lors du budget des Affaires
étrangères, un débat important au sujet de nos relations avec l’Italie et le
Saint-Père. Le comte d’Aspremont-Lynden,
ministre de ce département, donna à entendre, dans quelques paroles prêtant à
équivoque, que la grande majorité des catholiques belges ne partageait pas
l’opinion de certains pèlerins à l’endroit du pouvoir temporel du Pape.
L’impression fut très mauvaise sur les bancs de la droite, d’autant plus que M.
Bara souligna les paroles du ministre. M. Wasseige
fit aussitôt des réserves, et la séance fut levée au milieu d’une vive
agitation.
Le
lendemain matin, je rencontrai M. Malou ; il me dit : « Mauvaise
séance hier ! » L’après-midi, le débat reprit à l’occasion de la légation
auprès du Saint-Siège. (page 125) MM. Rogier et Guillery
rouvrirent le feu, tout en aboutissant à des conclusions différentes. J’avais
demandé la parole pendant que M. Rogier parlait. Un instant après, mon voisin,
M. van Wambeke, se tourna vers moi et me dit avec un
sentiment d’inquiétude : « Vous allez parler ? mais
qu’allez-vous donc dire ? - Je vais répondre, répartis-je, mais pourquoi cette
question ? - Oh ! me dit-il, c’est derrière moi qu’on se demande cela. » Je
regardai ; M. Beernaert était venu s’asseoir derrière M. van Wambeke. Je persistai néanmoins, et ceux qui voudront bien
relire la séance se convaincront, je pense, que mon intervention fut heureuse
et qu’elle me procura un succès : je cherchai à rétablir l’accord entre le
ministère et la droite, tout en maintenant nos convictions, et l’on jugea que
le but était atteint. M. Malou fut très satisfait et crut dès lors inutile de
se mêler au débat.
Le crédit
relatif à la légation du Saint-Siège avait été voté par soixante-sept voix
contre vingt-sept ; la gauche presque entière s’était prononcée contre. Mais le
débat auquel il avait donné lieu ne fut que l’un des épisodes de la guerre
entreprise par le parti libéral contre le ministère et les catholiques de 1871
à 1878. Les catholiques avaient vu avec un extrême déplaisir la chute du
pouvoir temporel du pape, et ils saisissaient toutes les occasions de faire des
vœux en faveur de son rétablissement. D’autre part, ils compatissaient aux
souffrances de leurs coreligionnaires d’Allemagne, victimes des rigueurs du Culturkampf, et ils ne ménageaient pas les critiques au
prince de Bismarck ; parfois même, les évêques s’associaient à ces
protestations. Les libéraux (page 126)
partaient de là pour soutenir qu’un Cabinet catholique était en Belgique un danger
pour le maintien de nos bonnes relations avec l’Italie et l’Allemagne ; ils
étaient à l’affût des moindres faits qui pouvaient susciter leurs
susceptibilités ; ils les grossissaient ; ils les portaient à la tribune et ils
mettaient le gouvernement en demeure de désavouer ses amis ou de mécontenter
l’étranger. Déjà, avant mon entrée à la Chambre, j’avais blâmé, dans la Revue générale, cette conduite peu
patriotique de nos adversaires ; devenu représentant, je la signalai de nouveau
à la tribune ; mais les libéraux ne voyaient que le profit qu’ils espéraient
tirer de cette campagne, et ils ne changèrent pas d’allure.
12. Les manifestations d’hostilité croissante des
libéraux à l’égard de l’Eglise (1874-1875)
Ils ne se
contentaient pas de cela. Ils accusaient avec persistance les catholiques
d’être hostiles à la Constitution. Ils le disaient à la tribune et dans la
presse. M. de Laveleye était un de leurs porte-voix,
même dans les pays étrangers. Je lui répondis dans la Revue générale en février 1874 ; il répliqua ; je répondis de
nouveau au mois de mai suivant. Ces attaques avaient un grand retentissement. A
la tribune, la droite opposait à la gauche l’attachement imperturbable à nos
institutions dont elle avait fait preuve pendant une période de plus de
quarante ans. La gauche voulait bien concéder que les sentiments de la droite
étaient constitutionnels ; mais elle dénonçait la masse des catholiques comme
se laissant entraîner par un courant différent. En réalité, quelques voix
isolées s’élevaient contre les libertés publiques et les libéraux concluaient
du particulier au général ; et, à force de répéter les mêmes accusations, ils
les accréditèrent. En 1876 et en 1878, à la veille des (page 127) élections, ces accusations furent reproduites à la tribune
avec une insistance extraordinaire. Nous les réfutâmes, M. Jacobs et moi ; mais
elles n’en laissèrent pas moins des traces.
En même
temps, et par une contradiction étrange, les libéraux applaudissaient au Culturkampf allemand et suisse. « Les Allemands, disaient-ils,
nous donnent des exemples bons à imiter. » « Il faut, ajoutaient-ils, arracher
des âmes à l’Eglise. » Leurs écrivains prêchaient l’apostasie de la Belgique ;
les uns, comme M. Goblet, entamaient une campagne en faveur du protestantisme ;
les autres se contentaient de colporter la haine du catholicisme. Au sein de la
Chambre, la religion, le clergé, la papauté étaient l’objet des invectives les
plus passionnées : M. Bergé notamment y faisait entendre des discours du
caractère le plus violemment agressif qu’il fût possible d’imaginer. En un mot,
le libéralisme se trouvait engagé, par toutes ses forces, dans la guerre contre
l’Église. Et comme le radicalisme en religion conduit au radicalisme en
politique, la plupart de ses partisans se montraient de plus en plus favorables
à des modifications à la Constitution : la révision de l’article 47 commençait
à être agitée en même temps que celle de l’article 117 et l’abolition du budget
des Cultes. Personne ne se mettait en travers de ce mouvement ; de temps en
temps M. Rogier ou M. Pirmez faisait résonner une note moins accentuée ; mais
ils étaient démodés, et leur influence devenait nulle. Les résultats de cette
marche en avant ne tardèrent pas à se manifester : on réclama en 1877
l’élection à Bruxelles de M. Paul Janson, qui, jusque-là, s’était toujours
donné pour socialiste ; l’Étoile belge
le (page 128) recommanda chaudement
; et, après un simulacre de lutte entre M, Van Becelaere,
appuyé par les doctrinaires purs, et lui, il entra à la Chambre. Son élection
fut l’objet de démonstrations enthousiastes. Il n’hésita pas à prêter serment,
et se figura qu’il pouvait parler à la Chambre avec le ton dégagé d’un homme
sans passé. Mais je lui rappelai sans pitié ses antécédents, ses écrits et ses
discours ; nous nous livrâmes, pour ainsi dire, à une lutte corps à corps ; il
était visiblement décontenancé ; la gauche était embarrassée ; elle ne voulait
ni l’attaquer ni le défendre ; elle redoutait de créer une scission dans son
propre sein. Dès avant l’élection de M. Janson, au mois de novembre 1876,
j’avais publié dans la Revue générale
une étude sur l’Évolution anticatholique
et radicale du libéralisme ; elle fut très lue et produisit une grande
sensation ; voyant le succès qui l’avait accueillie, je la continuai d’année en
année dans le même recueil. (Voir Ch. WOESTE, Vingt ans de polémique, t. I, pp. 82-164).
Les
libéraux ne se contentaient pas de prononcer des discours passionnés : ils
agissaient aussi ; ils descendaient dans la rue et y organisaient contre les
catholiques des manifestations tumultueuses. Ce n’était pas seulement en temps
d’élections qu’ils en donnaient le signal ; à maintes reprises, ils troublaient
les processions ou les cortèges religieux ; ils attaquaient même les pèlerins
catholiques ; par contre, ils promenaient dans les rues de certaines villes des
cavalcades à la fois impies et grotesques ; chaque année à Bruxelles ils en
exhibaient une nouvelle à la mi-carême. Jamais les hommes « modérés » du
parti libéral ne protestaient. (page 129) Tout
entier il semblait engagé dans cette voie : de bonne ou de mauvaise grâce,
chacun suivait. L’autorité, là où elle était aux mains des libéraux, ne les
aidait que trop souvent, Au mois de mai
Une vive émotion
s’empara des catholiques ; le ministère, qui n’aimait pas à avoir des
résolutions énergiques à prendre, fut troublé. M. de Lantsheere
nous dit d’emblée que, selon lui, l’arrêté de M. Piercot
devait être cassé ; M. Malou hésitait, et je crois même qu’il était décidé dès
l’abord à ne rien faire. Toujours est-il qu’il réunit quelques hommes
politiques dans son cabinet pour délibérer sur le parti à prendre ; j’y
rencontrai le baron d’Anethan, MM. Jacobs, Nothomb, Drubbel, etc. ; ni M. de Lantsheere,
ni M. Beernaert n’y étaient ; j ‘en fus un peu surpris : M. Malou craignait
peut-être l’opposition de M. de Lantsheere à ses
vues. Nous étions fort embarrassés. M. Nothomb dit alors : « Faisons comme
chez les sauvages, donnons la parole au plus jeune. » Le plus jeune,
c’était moi. Je posai deux questions à M. Malou : 1° Le Roi signerait-il un
arrêté d’annulation ? 2° Croyez-vous que vous pourriez maintenir un arrêté de
ce genre contre une émeute suscitée par le parti libéral ? A la première
question, M. Malou répondit que le Roi signerait probablement aux risques et
périls du ministère ; à la seconde, il répondit négativement. Dès lors, le
débat était clos ; il traîna pendant (page
130) quelque temps ; mais comment conseiller à M. Malou un acte que, comme
chef du gouvernement, il estimait ne pouvoir maintenir contre un mouvement de
la rue ? C’est ainsi que nous fûmes amenés à nous résigner à l’abstention. Les
catholiques furent fort mécontents. Mgr de Montpellier porta la question devant
les tribunaux ; il y échoua ; cela devait être ; il s’agissait de la liberté du
culte extérieur, et, suivant le mot de M. de Montalembert, les légistes de tous
les temps ont toujours étouffé toutes les libertés de tous les peuples.
Moi-même,
tout en défendant énergiquement nos principes sur la liberté du culte
extérieur, je cherchai à justifier dans la Revue
générale l’inaction du Cabinet, en soutenant que, dans le passage d’une
église à une autre, la procession n’était pas un acte du culte. L’explication
fut fort goûtée dans les régions politiques ; elle ne le fut pas de l’autorité
ecclésiastique, et la résolution du Cabinet sema de divers côtés des ferments
d’irritation.
Pendant que
les attaques contre le clergé se multipliaient, M. Dupont vint alléguer tout à
coup à la Chambre, au mois de mai 1877, que des prêtres condamnés pour des
faits graves se trouvaient à la tête de certaines paroisses. Le fait était
exact dans une mesure très limitée ; il ne se vérifiait que dans une ou deux
paroisses du Luxembourg. Il y eut à gauche une explosion d’indignation. M. de Lantsheere se prétendit désarmé par la Constitution. M.
Frère s’écria aussitôt qu’il userait de son initiative parlementaire. Il tarda,
pour le faire, peut-être dans un but électoral, jusqu’au 23 janvier
13. La loi sur la collation des grades académiques
(page 132) Quelles satisfactions M. Malou donna-t-il
aux catholiques de 1871 à 1878 ? Il faut bien le reconnaître : très peu. On ne
peut citer que deux grandes lois qu’il fit : la loi sur l’enseignement
supérieur et la loi électorale La première fut, telle qu’elle a été votée, le
résultat d’incidents tout à fait imprévus, la seconde fut surtout sollicitée
par le parti libéral.
Le projet
de loi sur l’enseignement supérieur, déposé par M. Delcour,
maintenait les jurys mixtes et l’examen de gradué en lettres. La section
centrale supprima cet examen et créa des grades d’ingénieur A la veille de la
discussion publique la droite fut réunie. La suppression du graduat en lettres
fut combattue par M. Delcour. La droite était unanime
à la réclamer ; les autres ministres étaient, au fond, d’accord avec elle ; mais
ils ne voulaient pas abandonner leur collègue, qui résista avec une obstination
étrange, on ne sut pourquoi, à toutes les supplications. D’autre part, la
création des grades d’ingénieur fut repoussée par M. Beernaert au grand
déplaisir de la droite.
On se
trouvait dans une impasse, et la discussion s’engagea sans que l’entente se fût
faite. Je pris la parole un des premiers, et je me déclarai partisan d’un
système de collation des grades par les facultés universitaires. M. Frère se
prononça dans le même sens peu après moi et exposa comment, dans ce système
l’examen de gradué en lettres pouvait disparaître. Il ajouta qu’il développait
des vues purement théoriques, celles-ci n’ayant pas encore fait leur chemin ;
ce qui est certain, c’est qu’il ne songeait nullement à déposer des
amendements. Mais, lorsque la droite vit ses dispositions, elle (page 133) les encouragea par ses
approbations, et elle le convia à formuler son système en projet de loi. Il
résista ; M. Kervyn et moi, nous déposâmes alors des amendements qui le
consacraient ; ils furent renvoyés à la section centrale, et celle-ci, dans un
nouveau travail, substitua la collation par les universités à la collation par
les jurys mixtes. M. Frère posa certaines conditions ; on les accepta ; mais il
rencontra une grande opposition sur quelques bancs de la gauche ; les plus
mécontents parmi ses amis furent MM. Bara et Van Humbeek
; ils voyaient dans le mode de collation nouveau l’abdication de l’État. Quant
à M. Delcour, il se décida à abandonner le graduat ;
on applaudit à cette conversion, sans la trouver très logique.
La droite
était si heureuse d’échapper ainsi aux embarras dont elle était menacée,
qu’elle n’insista guère pour l’introduction dans la loi du grade d’ingénieur. Ce
fut un tort ; ou plutôt, le tort vint de M. Beernaert qui, sans motif
plausible, refusa de consacrer pour le génie civil et les mines ce qui existait
pour le droit, la médecine et les sciences. Il promit, à la vérité, de modifier
les conditions d’accès aux fonctions d’ingénieur, de manière à faire la part de
la liberté plus large. Mais, au moment de la chute du ministère en 1878, il
n’avait rien fait. L’Université de Louvain fut fort mécontente, et à juste
titre.
14. La loi sur le secret du vote (1877)
(page 133) J’ai
rappelé également la loi électorale elle eut pour but d’assurer le secret du
vote.
Les
élections de 1876 qui avaient maintenu dans la (page 134) Chambre la majorité conservatrice, furent pour le parti
libéral une grande déception : il se croyait au moment de conquérir le pouvoir.
Il imagina alors de soutenir que, s’il avait été battu, c’était que la pression
du clergé et de la grande propriété s’exerçait librement. Sa presse développa
ce thème avec ensemble. J’en fus frappé et je voyais poindre de ce côté un gros
nuage. J’allai trouver M. Malou et je lui demandai si, d’après lui, il y avait
quelque chose à faire. « Non, me dit-il, il n’y a rien à faire. »
Ceci se passait à la fin du mois d’octobre.
Quelques
jours après s’ouvrait la session de 1876-1877, et aussitôt M. Bara demanda
l’annulation des élections d’Anvers, de Bruges et d’Ypres, en se fondant, non
sur des griefs spéciaux, mais sur la pression morale exercée principalement par
le clergé ; il conclut en demandant l’application à la Belgique du système
anglais, relatif au secret du vote.
La veille,
dans une assemblée de la droite, M. Malou nous avait recommandé de ne pas nous
engager en faveur d’une réforme électorale quelconque. Mais à peine M. Bara
eut-il parlé, qu’il se trouva retourné. Le lendemain, en entrant à la Chambre,
M. Beernaert me dit : « M. Malou finira par proposer la nomination d’une
commission parlementaire chargée d’examiner notre législation électorale ; mais
n’en dites rien c’est un grand secret. » Quelques instants après, M. Malou
lançait l’idée : c’était promettre une réforme électorale et en reconnaître
l’utilité. Mais alors M. Bara répondit que le gouvernement ne devait pas
abdiquer entre les mains des Chambres, et que c’était à lui à déposer des
propositions. M. Malou obtempéra à ce désir. « Quel délai (page 135) demandez-vous ? » interrogea M. Bara. - « Trois
mois, répondit M. Malou. »
Nous
n’avions aucune objection de principe à formuler contre une loi assurant le
secret du vote ; mais nous trouvions que le débat n’avait pas été bien conduit
par M. Malou : aussi avions-nous tenu, M. Jacobs et moi, à rencontrer en détail
les accusations de pression formulées par la gauche.
M. Malou
travailla avec ardeur, à partir de ce moment, à l’élaboration de la loi
destinée, suivant son expression, à « habiller à la belge » le système anglais.
La droite insista pour que, par la même occasion, on introduisît dans nos lois
électorales quelques améliorations étrangères à ce système et relatives, par
exemple, au domicile des fonctionnaires et des officiers, aux patentes de
commis, etc. M. Malou y consentit et il réunit dans son cabinet quelques-uns
d’entre nous pour arrêter définitivement ces améliorations.
Le projet
fut déposé le 16 janvier. Il souleva de la part de la presse libérale la plus
vive opposition. L’indignation qu’on étalait était feinte. En réalité, le parti
libéral était bien satisfait de l’introduction en Belgique du système anglais ;
seulement il affirmait que cette concession était rendue illusoire par deux
dispositions du projet, celle qui Permettait à l’électeur de déposer dans
l’urne un bulletin de parti à la place du bulletin officiel que lui remettait
le bureau, et celle qui, en exigeant pour la possession des bases du cens une
plus longue durée que par le passé, rendait cette modification applicable aux
listes destinées aux élections de 1878. On s’écria que c’était là un coup
d’Etat ; des (page 136) menaces révolutionnaires furent
proférées (On trouvera dans Vingt
ans de polémique (Les progrès de l’évolution libérale, novembre 1877) le
récit des violences libérales. (W.)).
M. Malou crut qu’il allait être renversé. Au commencement du mois de février, à
un bal du Concert Noble, M. Beernaert vint à moi et me dit : « Je suis venu ce
soir pour montrer que nous sommes encore ministres. » Il m’expliqua alors la
gravité de la situation et me dit notamment qu’il avait eu une scène violente
avec M. van Praet. Le lendemain M. Malou, toujours si calme, était fort ému,
et, dans un entretien avec M. Nothomb, il déclara : « Je ne suis pas sûr d’être
encore ministre dans quelques heures. » Il faut croire qu’il craignait
d’être abandonné par le Roi ; mais le public ne se doutait pas que le Cabinet
fût ébranlé. Toujours est-il que M. Malou, pour conjurer le danger, se décida à
sacrifier les deux dispositions contestées ou à introduire dans la loi quelques
autres modifications encore. Il le fit sous forme d’amendements au projet, et
ces amendements, il les publia dans le Moniteur
le 8 février, avant que la section centrale en eût été saisie : procédé
insolite, mais qu’expliquait la crise latente qui sévissait. La droite
désapprouvait l’attitude du gouvernement, et, dans une réunion qu’elle eut à ce
moment, je stipulai qu’il ne déposerait plus d’amendements essentiels sans
s’être entendu au préalable avec nous. M. Malou vit dans cette motion une
marque de défiance et offrit sa démission ; je protestai, et finalement il
resta entendu que les amendements seraient désormais présentés de concert.
Je ne puis
consigner ici tous les incidents de la discussion. La loi ne souleva qu’un
grand débat, au sujet de (page 137)
l’article 46, ainsi conçu : « Sera puni d’une amende de 26 à 1,000
francs celui qui, par des promesses, menaces ou voies de fait, aura obtenu ou
tenté d’obtenir d’un électeur la révélation du vote qu’il a émis. » La
gauche soutint que cet article devait s’étendre aux menaces spirituelles, à «
la pression du confessionnal », « à l’abus des choses saintes ». M. Thonissen, M. Jacobs et moi, nous nous élevâmes contre
cette prétention ; mais la palme, dans le débat, revint à M. de Lantsheere. La gauche ne se rendit pas. M. Malou voulait
obtenir pour sa loi l’appui d’une fraction de l’opposition ; sans se rallier au
texte proposé par M. Frère, il émit l’avis qu’il n’y avait
entre la gauche et la droite qu’un malentendu. Il n’en était rien, et cette
interprétation fut de notre part l’objet de contradictions énergiques.
L’article 46 fut voté dans sa formule primitive, et cela suffit pour que toute
la gauche rejetât la loi. Mais M. Malou, que poursuivait l’idée de se concilier
l’adhésion d’un certain nombre de libéraux au moins, obtint que le Sénat
supprimât l’article 46 ; de cette façon, la question de la pression spirituelle
n’était tranchée ni directement ni indirectement. Moyennant cet arrangement, il
atteignit ses fins : un groupe de libéraux suivit M. Bara, et vota la loi ; un
autre groupe la repoussa avec M. Frère. Pour mieux réussir, M. Malou avait
obtenu du Roi un arrêté l’autorisant à retirer la loi, arrêté qu’il gardait en
portefeuille, et il avait laissé entendre à la gauche, que l’arrêté sortirait
si elle votait unanimement contre : tout cela s’était passé dans les coulisses
; au dehors, on n’en avait lien su.
Il faut
reconnaître que la loi a eu le grand avantage (page 138) de mettre un terme aux accusations de fraude que le parti
libéral multipliait, à chaque élection, à l’adresse des conservateurs, et, en
ce point, elle leur a rendu un très grand service. Mais, étant donnés son
origine et les incidents de la discussion, nos amis l’envisagèrent plutôt comme
une victoire remportée par les libéraux, et ils ne tinrent pas compte à M.
Malou, au moins à cette époque, de l’avoir proposée.
15. Les divergences de vue entre le gouvernement et la
droite parlementaire
Ils
n’étaient pas plus satisfaits de la manière dont la loi sur l’instruction
primaire était appliquée. Ils avaient toujours été hostiles à l’extension trop
grande de l’enseignement public, parce qu’ils y voyaient pour l’enseignement
libre une concurrence redoutable ; ils désiraient, de plus, que la liberté eût
part aux faveurs du budget par le moyen des adoptions. Les ministères libéraux
avaient constamment réagi contre ces deux idées, et malheureusement depuis
Encore si
le Cabinet avait, au point de vue des nominations, mérité toujours les
suffrages des catholiques ! En général, les choix de M. de Lantsheere
étaient bons : quelques-uns cependant avaient suscité de vives réclamations.
Quant à M. Malou, il était trop souvent sourd (page 139) aux sollicitations de ses amis ; il ratifiait
invariablement les propositions de son administration, et Dieu sait si celle-ci
était favorable aux candidats catholiques !
J’étais,
pour ma part, convaincu que tout ministère, toute majorité doivent
accueillir, à moins d’obstacles invincibles, les demandes qui leur sont
adressées, lorsqu’elles sont légitimes. C’est inspiré par ce sentiment, qu’au
commencement de la session de 1877-1878, je déposai un projet de loi augmentant
de 20 p. c. les pensions militaires. Que ce projet fût juste, on ne pourrait le
contester : deux fois, depuis lors, les pensions militaires ont été augmentées,
une fois sur l’initiative du Cabinet libéral de 1878 (20 p. c. en moyenne) ;
une autre fois sur celle de M. Beernaert (près de 10 p. c. en moyenne). Aussi,
les sections firent-elles à ma proposition un accueil très favorable, et le
rapport de M. Nothomb conclut-il à l’adoption.
La
discussion s’ouvrit le 1er mai. M. Malou, sans avoir averti la droite, proposa,
pour couvrir la dépense nouvelle, de porter les centimes additionnels à la
contribution personnelle de 15 à 20 p. c. Ses intentions avaient transpiré
quelques instants avant la séance ; des efforts avaient été faits pour le
détourner d’y donner suite ; ils avaient échoué. Augmenter les centimes
additionnels sans nécessité et cela surtout à la veille des élections était
chose impossible. On renvoya donc le projet et les amendements du ministre à la
section centrale. Là, le débat s’établit contradictoirement entre les membres
de la section d’une part, et M. Malou et le général Thiebauld
d’autre part. M. Malou fut d’abord inflexible ; le général Thiebauld
se leva alors ; il lui rappela qu’il (page
140) avait soutenu sa politique militaire avec dévouement, et il conclut de
là qu’il avait droit en retour à une concession en faveur de ses frères
d’armes. Finalement, mais non sans la plus grande peine, M. Malou s’engagea à
soumettre aux Chambres dans la session suivante des amendements ou un projet
nouveau sur les pensions militaires et à faire courir les augmentations du 1er
juillet 1878. Moyennant cet arrangement, mes amis et moi, nous consentîmes,
bien qu’à regret, à l’ajournement à la session suivante. Mais la faute que
venait de commettre M. Malou était indéniable : elle devait nous aliéner nombre
de voix aux élections du mois de juin. C’était, du reste, à cette époque, la
tendance générale de M. Malou de ne pas condescendre suffisamment à sa
majorité. Il multipliait les caresses à la gauche ; dans les débats, il se
dérobait souvent ; à l’occasion, il ne manquait pas de blâmer ses amis. Un
jour, attaqué par M. Bara dans les termes les plus injurieux, il s’empressa,
l’incident terminé, de quitter son banc et d’aller causer avec son accusateur ;
nous frémissions à droite, et comme M. Beernaert passait devant nous, nous lui
dîmes : « Nous ne comprenons pas cette attitude de M. Malou. » -
« Je ne la comprends pas plus que vous », répondit-il.
16. L’attitude trop conciliante de Malou envers la
gauche et le « J’ai vécu »
Nous nous
sommes souvent demandé pourquoi il agissait ainsi. Il est certain que l’origine
de son Cabinet y était pour beaucoup. Le Cabinet était né à la suite d’une
émeute qui avait renversé le ministère précédent, et l’ambition de M. Malou
était d’empêcher qu’il ne succombât à son tour sous l’effort d’un mouvement de
la rue ; en d’autres termes, il voulait démontrer, comme je l’ai déjà dit, que
le parti conservateur était un parti (page
141) de gouvernement. L’idée était juste, mais il ne fallait pas en
exagérer l’application, et ce qu’on reprochait à M. Malou, c’était de paraître
abdiquer entre les mains de ses adversaires. Je crois aussi qu’il se flattait,
en suivant une politique d’effacement, de rendre désormais impossible toute
politique violente de la part de l’opinion libérale. En cela, il se trompait,
et l’on m’a assuré alors que M. van Praet l’en avait prévenu. Je dois ajouter
que le bourgmestre de Bruxelles de cette époque, M. Anspach,
exerçait une sorte de terrorisme ; on redoutait ses procédés ; on le croyait
capable de susciter à volonté des mouvements tumultueux, et M. Malou tenait à
vivre en bonne harmonie avec lui.
Toujours
est-il qu’un jour, dans un dîner, M. Anspach, à qui
la jactance ne manquait pas, observa que le pays était gouverné par les trois
Jules : Jules Malou, Jules van Praet et Jules Anspach.
Ce mot était un peu l’expression de la situation.
M. Malou
semblait se faire une loi de l’inaction dans laquelle il se complaisait. Car,
ayant à prendre la parole avant les élections à Saint-Nicolas, il s’écria : «
On nous demande ce que nous avons fait ? Nous avons vécu. » Il s’appropriait
ainsi un mot de Sieyès et il l’appliquait à sa façon. Sieyès, ayant à
s’expliquer sur ce qu’il avait fait pendant la Terreur, avait répondu : « J’ai
vécu. » C’était, en effet, quelque chose que de vivre en ce temps-là,
lorsque l’on n’était pas du côté des plus forts. Mais en 1878 et en Belgique,
M. Malou était le gouvernement, et c’était dès lors une idée peu heureuse que
de rajeunir à son profit un mot fait pour une tout autre situation.
(page 142) Il n’eut pas, je crois,
conscience du tort qu’il eut en caractérisant sa carrière ministérielle ; car,
revenant de Saint-Nicolas, il me dit : « On est bien ministériel à
Saint-Nicolas ». Il confondait les applaudissements qui ne sont jamais refusés
en ces circonstances à la personne de l’homme politique avec une adhésion sans
réserve à sa ligne de conduite. (Dans la Préface qu’il a bien
voulu écrire pour la biographie de Jules Malou, M. Woeste
a résumé comme suit son jugement sur le ministère de 1871 à 1878 : « Le
principal effort du chef du cabinet consista à établir qu’en dépit des émeutes
de 1857 à 1871, les catholiques étaient possibles aux affaires, qu’ils
pouvaient s’y maintenir sans avoir à redouter autre chose qu’un verdict
électoral, qu’en un mot, ils étaient capables de constituer un parti de
gouvernement, de se faire accepter comme tel. Sa longue administration servit à
donner cette conviction. On lui reprocha de n’avoir songé qu’à vivre, et,
peut-être, le désir de demeurer debout et de ne pas donner prise à un troisième
coup de main de l’émeute libérale, l’emporta-t-il chez lui, à certaines heures,
sur les conseils de la résistance et de l’action ; mais ceux qui n’ont pas vécu
à cette époque peuvent difficilement se rendre compte des écueils qu’elle
offrait ; et d’ailleurs, il ne faut pas oublier que, pendant cette période, les
attaques contre la constitution, parties de certaines bouches et de certaines
plumes catholiques, attaques ardemment exploitées par les libéraux,
réclamaient, de la part du ministère, une extrême prudence. (T.))
17. Les causes du renversement du ministère Malou
(1878)
En réalité,
les catholiques étaient fort mécontents, et c’est parce qu’ils l’étaient que
les quelques voix qui parmi eux déclamaient contre la Constitution ne
craignaient pas de se faire entendre. Ces voix devenaient de plus en plus
bruyantes, si peu nombreuses qu’elles fussent et elles trouvèrent un organe
dans une brochure anonyme, intitulée Catholique
et politique qui parut peu de mois avant les élections. On attribua à cette
brochure une haute origine ; en réalité, l’origine demeura secrète ; à la
Chambre, nous désavouâmes les idées qui y étaient développées ; mais elle eut
des échos partout, et l’on parvint, à l’aide de cet élément et d’autres, à
convaincre les électeurs flottants que le parti catholique était l’ennemi de la
Constitution.
Cependant,
nous ne nous attendions pas à être renversés. En sortant un jour de la Chambre,
au mois de mai, M. Pirmez me dit : »Vous serez certainement battus à Gand
; la chose ne fait plus question. » Je (page 143) n’attribuai pas grande importance à cette prophétie ; M.
Malou pensait qu’il remporterait la victoire. Nos prévisions furent déjouées ;
nous perdîmes la députation de Gand, M. Drion à Charleroi, M. Simonis à Verviers ; en outre, les nouveaux sièges, même
celui d’Anvers, échurent aux libéraux ; il n’en fut autrement que de celui de
Courtrai. M. Malou s’empressa, le soir de l’élection, de faire savoir à M. Anspach, pour qu’il le répétât, que, le lendemain, le
ministère donnerait sa démission. Cette démarche était de trop. Les causes de
la chute du ministère étaient nombreuses. Il en était une dont il aurait pu
éviter les effets dans une certaine mesure : c’étaient les mécontentements
individuels dans la collation des emplois, provenant principalement des refus
trop souvent opposés aux catholiques. A cette cause étaient venues s’en joindre
deux autres. La première, c’était la loi sur le secret du vote ; à Gand,
beaucoup de campagnards, plus libres de leurs suffrages que par le passé, les
uns par hostilité momentanée contre les propriétaires, les autres
inconsciemment, s’étaient retournés contre nous ; ils devaient le regretter
amèrement après la loi sur l’instruction primaire de 1879, et ils sont
redevenus depuis lors nos meilleurs champions. Mais l’autre cause, qui a agi
sur les éléments flottants, c’était la guerre de dénigrement dirigée contre la
Constitution par quelques individualités catholiques fort remuantes ; un certain
nombre d’esprits timorés avaient fini par croire que les catholiques étaient un
danger pour nos institutions, et c’est pourquoi le Cabinet nouveau s’intitula,
avec une exagération manifeste, mais non sans habileté : le ministère de la
défense nationale. Il convient d’ajouter que les ravages de la presse libérale,
tout entière acquise à l’hostilité à l’Église, se faisaient sentir de plus en
plus : nombre de gens, par défiance du clergé, contre lequel leurs journaux les
excitaient sans trêve ni ménagements, se détachaient petit à petit de la foi
catholique, et ce mal ne devait pas tarder à s’aggraver.