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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
280) C’est depuis 1894 qu’il y a, en Belgique, trois partis parlementaires
: le parti catholique, le parti libéral et le parti socialiste. Ce dernier n’a
été appelé à la vie politique que par l’extension du droit de suffrage ;
jusque-là, il était privé de toute représentation. Ses adhérents sont, pour la
plupart, des ouvriers manuels ; or, il fallait, jusqu’en 1894, payer 42 fr. 32
c. d’impositions directes pour être électeur législatif.
Il avait d’abord fallu payer
davantage. Le 3 mars 1831, le Congrès national fixa le cens électoral pour la
Chambre à une somme payée en impôts directs et s’élevant au moins à 13 florins
(Un florin des Pays-Bas vaut 2 fr. 10 c.),
au plus à 150, suivant l’importance des communes ; la loi fondamentale décida,
ensuite, que le (page 281) minimum
serait de 20 florins. Pour les villes, ce minimum fut arbitrairement porté à
35, 40, 50, 60, 70 ou 80 florins, selon le chiffre de leur population. Le but
étant de restreindre la matière élisante, plus il y
avait d’habitants, moins il y avait d’appelés aux urnes. En 1848, malgré
l’opposition de Frère-Orban, le minimum de 20 florins, qui ne pouvait être
transgressé sans une révision de la Charte nationale, fut étendu à toutes les
circonscriptions urbaines ou rurales. Du jour au lendemain, le nombre des
électeurs fut porté de 46,463 à 79,076.
Pour un pays de près de 4 millions
d’âmes - de 6 millions aujourd’hui - ce n’était guère. Pourtant il s’écoula
quarante-cinq ans, avant qu’une réforme de l’électorat fût admise par les
Chambres belges. Il est vrai - et à propos de Frère-Orban cela a été exposé -
que la division des partis, et même des groupes dans le sein d’un même parti,
rendait l’opération extrêmement malaisée. A droite, on n’était pas tout à fait
d’accord ; à gauche, il y avait autant de formules qu’on comptait de leaders. Or, s’il suffisait de la
majorité des deux assemblées législatives pour ouvrir l’ère révisionniste, il
était besoin des deux tiers des votes pour la clore et pour fixer les nouvelles
conditions de l’électorat. C’est pourquoi, après (page 282) d’interminables débats, en 1893, on dut faire une transaction
; on s’accommoda d’un régime qui ne souriait à personne, mais que chacun finit
par préférer au triomphe de la formule du voisin.
Furent désormais électeurs tous les
citoyens âgés de 25 ans (de 30 pour le Sénat), que la loi ne déclarait ni
incapables, ni indignes. Mais le furent deux fois, et même trois fois (c’est le
vote plural) tous ceux qui
réunissaient certaines conditions de fortune ou de capacité patentée. Un carnet
de rente de 100 francs ou un capital de 2,000 francs ou la qualité de père de
famille valurent deux voix ; un brevet d’instituteur en assura trois, tout
aussi bien qu’un diplôme d’avocat ou de médecin.
C’était ingénieux, et complètement
factice. Le suffrage universel, qui a tous les défauts, a une seule qualité,
essentielle il est vrai ; il ne se prononce pas sur les inégalités sociales et
intellectuelles, parce que ces inégalités sont indéfiniment variables et
muables. C’est peut-être la seule raison d’être qu’on lui doive concéder ; mais
il n’en faut pas d’autre dans une démocratie. Le vote plural a plusieurs
qualités, dont aucune n’est essentielle, et c’est pourquoi il ne constitue
qu’un médiocre expédient. Il tient compte de la fortune, acquise ou transmise ;
il tient compte du savoir plus ou moins personnel ; il est un encouragement à
la paternité. (page 283) Tout
cela est très bien, mais n’a rien de commun la fonction politique.
Les libéraux avancés et les
socialistes (ceux-ci indirectement il est vrai, et sous bénéfice d’inventaire)
sont peut-être plus nettement responsables du pluralisme belge que les catholiques. Les catholiques s’y sont
ralliés à regret, car ils avaient leur système, à eux, qui ne put triompher. Or
il arrive aujourd’hui que le pluralisme
ayant trahi les espérances des radicaux, ceux-ci font campagne avec les
socialistes pour en obtenir la suppression. Quant aux libéraux modérés, on a
constaté leur désarroi en 1893 ; même en 1902, ils ne sont pas d’accord entre
eux, quoique le plus grand nombre incline encore vers un système électoral
fondé sur la capacité.
On se rappelle les objections que
Frère-Orban faisait, en son temps, au savoir lire et écrire : elles étaient
infiniment justes et totalement irréfutables. On pourrait - il est fâcheux de
devoir le reconnaître - en faire d’aussi sérieuses à toutes les formes de capacitariat. Restent les rares hommes politiques qui, dans
une démocratie où la fortune est fluctuante et, même fixée, échappe souvent au
contrôle fiscal, voudraient asseoir sur la terre et sur l’immeuble un système
électoral ; ceux-là retardent simplement de trois générations ; leur place est
dans un musée et non dans un Parlement.
(page
284) Quoi qu’il en soit, le vote plural belge eut pour effet d’accroître le
nombre des électeurs dans des proportions, que ses créateurs ne semblent pas
avoir prévues, tout d’abord. Ils étaient 137,772 la veille ; le lendemain, ils
furent 1,354,891, disposant de 2,085,605 suffrages. La veille, il n’y avait au
Parlement que des libéraux et des catholiques ; le lendemain, un cinquième de
la Chambre députés appartint au parti socialiste, ou, comme on dit en Belgique,
au parti ouvrier.
Aux dépens de qui se fit cette
substitution ? Aux dépens des seuls libéraux. La raison en a été,
indirectement, déduite dans le chapitre consacré aux œuvres sociales des
catholiques. Ceux-ci avaient, de longue date, préparé l’avenir électoral ; ils
avaient, plus encore que le socialisme, pris contact avec les masses populaires
des villes et des campagnes ; ils en avaient détaché le gros morceau, surtout
au village ; la foi aidant, leur tâche n’avait pas été d’ailleurs bien
épineuse. Quant aux libéraux, si j’excepte des œuvres d’enseignement populaire
(La plus remarquable tentative de l’espèce fut faite à Gand, et sous la
direction du professeur Laurent. Voyez à ce propos le livre de M. Laurent. Les sociétés ouvrières de Gand, publié
en 1877), et celles-ci en petit nombre, ils avaient vécu
dans une parfaite quiétude, troublée par leurs seules discordes politiques.
(page
285) Les élections de 1894 renforcèrent la majorité catholique et la mirent
en présence d’une trentaine de socialistes. Les libéraux furent réduits à une
fraction insignifiante, dont les membres devaient, pour la plupart, leur mandat
à une alliance hybride avec le parti ouvrier. Encore faut-il bénir cette
alliance qui assura une faible représentation à un parti, dont l’histoire avait
été celle de la nation pendant cinquante années.
La joie des catholiques fut grande.
Elle dura peu. Après avoir convenablement célébré la défaite de leurs
adversaires traditionnels, ils s’aperçurent tôt que le change leur était
défavorable. A une opposition courtoise, tolérante, sensée, le vote plural
avait fait succéder une opposition acharnée, systématique, souvent tapageuse,
grossière et cynique. Le mal gagnant de proche en proche, on vit des députés de
droite s’époumoner à la riposte, et, dès ce moment-là, le Parlement belge, dont
le renom de dignité calme s’était maintenu si longtemps, connut, à son tour, les
outrances déconcertantes des Parlements voisins.
Il connut aussi les sessions
stériles, la pluie malfaisante des interpellations, la nécessité des mesures
disciplinaires, dont on dut graduer la dose suivant la gravité des délits de
parole de l’extrême gauche ; il connut toutes les formes de l’obstructionnisme.
(page 286) Et dans cette enceinte,
où l’on avait dit que le cadavre d’un ennemi sentait bon, de catholiques
regrettèrent le temps où les libéraux s’émouvaient d’un rappel à l’ordre.
Exilés du Parlement, du moins de la
Chambre basse, les libéraux avaient gardé dans le pays des adeptes en grand
nombre. Le régime majoritaire leur avait été exagérément défavorable. Partout
ils avaient vu leurs troupes. moins nombreuses, écrasées au premier tour de
scrutin, entre les légions catholiques et les effectifs socialistes ; le
ballottage ne leur laissait d’autre alternative que de faire élire un
« jaune » ou un « rouge » ; tantôt ils s’étaient abstenus,
tantôt il avaient voté à droite et tantôt à gauche. Il en était résulté un
émiettement et aussi une démoralisation très grande du parti. Si l’on voulait
sauver le libéralisme de la destruction finale, il n’y avait pas de temps à
perdre ; il fallait au système rudimentaire de la moitié plus un, substituer un
système plus équitable.
La R. P. (représentation
proportionnelle) fournit l’expédient désiré.
Elle consiste dans le découpage
électoral d’un pays en grands collèges, élisant chacun plusieurs (page 287) députés, et dans l’attribution
à chaque groupement politique d’un nombre de sièges correspondant à celui des
électeurs ralliés à ce groupement, à ses candidats et à son programme. Alors
que le principe majoritaire divise par deux le nombre des voix, la R. P. le
divise par trois, quatre ou cinq, ou même davantage, et assigne son lot à
chaque parti. C’est, dans la mesure des relativités humaines, la justice et la
justesse distributives à la fois.
Déjà pratiqué en Wurtemberg et dans
quelques cantons suisses, la R. P. comptait, depuis longtemps, des adhérents en
Belgique. En 1865, un député obscur, mais bien intentionné, en défendit le
principe au Parlement. Mais les élections de 1870, si désastreuses pour le
parti libéral, firent plus pour cette innovation que toutes les propagandes.
Elles montrèrent les catholiques en possession de 72 sièges, avec 42,058 voix,
et les libéraux n’en obtenant que 35, avec 35,501 votes. La disproportion, déjà
criante, le devint davantage en 1880, quand 22,000 voix libérales donnèrent 26
sièges, et 20,999 voix catholiques, pas moins de 40. En 1884, nouvelle
aggravation ; les libéraux conquièrent 22,147 suffrages et... 2 mandats. En
1888, des élections partielles, portant sur l’autre moitié du « pays légal »,
aboutissent à des résultats identiques : 44 députés catholiques sont élus et (page 288) 2 députés libéraux ; or, le
nombre des votes émis en faveur des catholiques ne dépasse celui de leurs
adversaires que de 681. (J’emprunte ces chiffres à une
intéressante étude de M. Goblet d’Alviella,
Bruxelles, 1900).
Telle restait la situation en 1894.
La révision constitutionnelle ne fit qu’en accentuer les côtés fâcheux. Les
libéraux, déjà clairsemés au Parlement, par suite de l’iniquité du régime
majoritaire, s’en virent expulsés de façon quasi complète. C’est alors que M.
Beernaert, chef du cabinet catholique, essaya de faire voter la R. P. La
majorité de la Chambre resta sourde à ses avertissements ; elle préféra suivre
un leader, M. Woeste, qui a toujours pratiqué la plus
déplorable des politiques constitutionnelles, celle qui consiste à gouverner
pour et par une fraction de l’opinion nationale.
M. Beernaert se retira dignement du
cabinet ; mais son successeur, sans le remplacer à nul égard, n’abandonna pas
la pensée de cet homme d’Etat catholique, le seul, après Malou, qui n’ait pas
été simplement un administrateur correct, doué de quelque éloquence. Un an plus
tard, la R. P. faisait son entrée discrète dans la législation belge ; on
l’appliquait à l’électorat communal, dont l’extension (page 289) du droit de suffrage avait forcément modifié les bases censitaires.
Toutefois, par une ruse qui n’était pas tout à fait désintéressée, le
successeur de M. Beernaert fit de la R. P., mutilée par ses soins, un
instrument de conservatisme et non d’équité. Après avoir attribué à la fortune
un quatrième suffrage, - ce qui réduisait encore la portion congrue du petit
électeur - il proposa et fit admettre que la R. P. fut limitée par un quorum
élevé. Ne seraient admis à la répartition des sièges de conseillers, à la
commune, que les partis qui obtiendraient un nombre considérable de voix (un
tiers dans les campagnes, au moins un sixième dans les villes).
C’était une façon d’éterniser sans
contrôle les administrations catholiques de centaines de villages et de bourgs
pourris ; en revanche, les hôtels de villes urbains, acquis aux libéraux
jusque-là, ouvriraient leur porte à des minorités, favorables au pouvoir et
dont l’opposition serait un cruel embarras pour les anciens détenteurs de l’autorité
locale. Ceux-ci, de plus, auraient à compter avec les socialistes, que
l’extension du droit de suffrage, même atténuée par le quatrième vote, allait
associer au gouvernement des cités industrielles.
Néanmoins, la R. P. était dans la
place. Elle devait, en faisant ses preuves aux élections communales, (page 290) préparer sa victoire sur le
terrain législatif. Et, après une tentative outrageusement partiale du
ministère catholique, qu’un semblant d’émeute emporta avec son triste
inventeur, cette réforme équitable fut définitivement votée en 1899 et
appliquée aux élections de 1900. Elle rendit à la vie politique une sérieuse
minorité de libéraux et elle revalut aux socialistes, en pays flamand, les
quelques sièges qu’elle leur fit perdre en pays wallon. En somme, le gain
intégral fut pour les idées de liberté et de modération.
Ce gain eût été plus net, si la loi
votée en 1899 n’avait pas comporté certaines restrictions, où se marquait
l’esprit de parti. Qui dit R. P. dit de grandes aires électorales, permettant
l’élection d’une dizaine de députés, de telle sorte que les diverses fractions
de l’opinion publique soient représentées avec exactitude. Or, il plut à la
majorité catholique de maintenir un certain nombre de petits districts, dont
les représentants, beati possidentes,
n’accordèrent leur vote au projet qu’à ce prix. De là quelques inégalités
mathématiques, toutes aux dépens de l’opposition, et grâce à cela, une majorité
factice de 20 voix assurée au parti dominant, lors des élections générales de
1900. De là aussi la nécessité de coalitions immorales, dans les
arrondissements où libéraux et socialistes (page 291) couraient le risque de n’emporter aucune part du gâteau, s’ils
marchaient isolément au scrutin. (Je ne puis entrer ici dans le
détail d’une démonstration appuyée de chiffres ; les spécialistes la trouveront
dans un article de la Nuova Antologia,
publié le 1er septembre 1900. Mais voici un ou deux exemples, particulièrement
significatifs Le quorum électoral - condition de l’obtention d’un siège - est
le résultat d’une opération mathématique très simple, grâce à laquelle on
établit le minimum des voix exigées d’un parti pour qu’il ait droit à un
représentant. Or, à Alost, les libéraux eurent 7,340 suffrages et les socialistes
3,189 ; autant de suffrages perdus, et qu’une coalition eût rendus efficaces,
le quorum étant de 10,000 voix. Dans le Limbourg, les libéraux obtinrent 5,333
voix à Tongres et 5,852 à Hasselt, c’est-à-dire dans de petits districts qu’il
n’avait pas plu à la majorité de réunir. Ces 11.185 suffrages furent également
émis en pure perte ; dans les deux Flandres, les déficits furent encore plus
graves. Tout compté, la majorité catholique, au Parlement, ne correspond pas à
une majorité électorale, existant dans le pays ; mais peut-on lui demander que,
consciente des faits, elle accepte une réforme plus équitable encore et qu’elle
se suicide ?)
Un dernier point des réformes
politiques doit être touché ici. Il s’agit du service militaire, qui, (page 292) après soixante-dix ans, est
encore, en Belgique, basé sur un tirage au sort, combiné avec le remplacement
facultatif pour les fils de la bourgeoisie. Régime antipatriotique, discrédité
partout, et qui n’est plus que mollement défendu, même dans le pays, où il a
contre lui toute la gauche, ralliée au service personnel à la prussienne ou
préconisant la nation armée, à la suisse (Un libéral,
M. Le Hardy de Beaulieu, était partisan de la nation armée, défendue
aujourd’hui par les radicaux et les socialistes belges ; il en vanta les
mérites à la Chambre dans la séance du 30 janvier 1868. Il revint à la charge
en 1869 (séance du 11 mai) et en 1870 (séance du 15 février). M. Couvreur, en
1868 et en 1869, préconisa aussi une réforme du système militaire de la nation,
qui se rapprochait singulièrement de la nation armée. Voyez notamment le
discours qui occupa la plus grande partie des séances du 7 et du 8 février
1868. L’un et l’autre parlementaires semblent avoir été l’écho d’opinions défendues,
après 1866, à la tribune française. Voici ce qu’on lit dans SEIGNOBOS, Histoire politique de l’Europe contemporaine,
p. 165 : « Le parti républicain (Jules Simon) proposa d’adopter le système
suisse : le service universel réduit à quelques semaines, le temps nécessaire
pour apprendre me métier, l’armée transformée en une milice nationale
défensive. Ce régime comportait une politique de paix ; il fut à peine
discuté. »)
La droite, et avec elle le ministère
inclinent au (page 293) volontariat.
Le volontariat, c’est, au fond, l’enrôlement d’une armée de mercenaires,
grassement payés et destinés à s’éterniser dans les cadres on à n’en sortir
qu’en échange d’une compensation, prévue et fournie par l’Etat. Tout cela a été
imaginé en haine de l’obligation du service militaire. C’est que les éléments
conservateurs sont historiquement opposés à cette obligation. Ils le sont au
même degré et pour les mêmes raisons qu’ils le seraient à une réforme
supprimant la liberté d’enseignement. Il y a là un vieil esprit, qui est resté
fidèle à des institutions aristocratiques du passé et dont l’origine est dans
le morcellement historique des provinces belges et dans leur particularisme
Quand les catholiques ont collaboré à
la révolution de 1830, ils ont été parfaitement convaincus qu’ils ils
travaillaient pour la liberté, et la preuve, c’est qu’étant la majorité, et
peut-être assez forts pour imposer une même foi, une religion d’Etat, ils n’ont
pas même essayé de le faire. Au contraire, ils ont signé des deux mains un
pacte de liberté des consciences, en haine du luthéranisme hollandais dont ils
avaient reconnu les inconvénients et subi les envahissements. De même, ils se
sont ralliés, eux qui étaient issus de doctrines autocratiques, à toute une
série d’autres thèses libérales, (page
294) en haine de la domination napoléonien et de tous les despotismes
successifs, dont leurs pères avaient crié la souffrance. Et c’est encore à
Napoléon qu’ils ont pensé en réduisant au minimum le régime militaire de la
nation.
Tels sont les principes qui me
paraissent les catholiques en matière de législation militaire. Et à côté des
raisons fondées sur ces principes, qui sont de l’histoire interprétée, il y a,
chez eux, des raisons fondées sur des intérêts plus particuliers à leur temps
et à leur pays.
Des intérêts, c’est bien ainsi qu’il
faut dire, et le plus essentiel de tous, l’intérêt électoral. Car le Belge
n’est pas militariste.
Lorsque la conscription fut établie,
en 1795, il y eut une véritable mutinerie qui devint « la guerre des
paysans » et qui fit couler plus de sang que l’encasernement n’eût
peut-être, à ce moment-là, fait couler de larmes. En 1830, les précautions les
plus minutieuses semblent avoir été prises pour empêcher le développement de
l’esprit militaire, et les ministères qui se succédèrent, à Bruxelles,
dépensèrent toute leur science pour concilier l’accomplissement du devoir
patriotique avec le péril de l’impopularité, à laquelle ils savaient que toute
aggravation du budget de la guerre les exposait. Il est à l’honneur du libéralisme
de s’être finalement (page 295)
résigné (Résigné,
c’est bien le mot. Car les libéraux, de 1857 à 1870 et de 1878 à 1884,
occupèrent le pouvoir, sans essayer d’instaurer la généralisation du service
militaire en Belgique. Le 19 décembre 1871, M. Frère-Orban se prononçait encore
en faveur du remplacent : il n’admettait pas qu’on soutint que le « service
personnel » fût plus équitable) à soutenir une doctrine,
opposée au sentiment intime de la majorité peu éclairée des Belges. Mais il ne
faut pas s’étonner qu’un vieux parti de tactique, comme le parti catholique, et
qu’un jeune parti d’ambition avide et pressée, comme le parti socialiste,
préfèrent sacrifier nu intérêt supérieur à un intérêt plus restreint et plus
immédiat.
Ce n’est pas tout. Les catholiques
n’aiment pas le service de tous, parce qu’ils sentent bien qu’il résultera de
là, comme en France, une émancipation des consciences et, ce qui est plus
grave, la constitution d’une nouvelle conscience collective, dans laquelle se
fondront, et peut-être se perdront, les croyances et les opinions héritées du
paysan et de l’ouvrier ; une conscience dans laquelle les préjugés de classe
recevront, aussi, de terribles blessures, des blessures peut-être mortelles, et
cela au détriment des parties les moins résistantes à ce contact, qui sont les
parcelles de bourgeoisisme, (page 296) sur lesquelles repose la
fortune du parti conservateur. Car, plus encore que le parti libéral, et malgré
des enseignes trompeuses, le parti catholique a ses effectifs, ses retranchements
et ses boulevards dans la classe moyenne, comme il a son quartier général et
ses états-majors dans l’aristocratie de titre, de terre ou d’argent.
En fait, c’est la bourgeoisie qui
bénéficie le plus complètement du privilège que lui assure la loterie
militaire. (C’est ce que disait, en 1867, un futur ministre
libéral, M. Van Humbeek, appelé à faire partie d’une
commission de réorganisation de l’armée : « Dans notre organisation sociale,
confessait-il, les classes moyennes sont devenues les plus influentes, et,
comme leur caractère est essentiellement bourgeois, elles mettent tout en œuvre
pour se soustraire aux obligations du service de l’armée et même de la garde
civique. » Il est fâcheux de devoir déclarer que l’état d’esprit de la
bourgeoisie belge ne s’est pas modifié depuis lors).
L’aristocratie, sauf les prébendes du capital, n’a guère d’autre profession où
son activité puisse s’exercer que celle de l’armée, et quant au peuple - on l’a
bien vu récemment en France où il s’est solidarisé avec l’élément militaire -,
il n’est nullement antipathique, je ne dis pas principe abstrait de
l’obligation patriotique de (page 297)
porter les armes, mais sûrement aux manifestations tout extérieures de ce
principe dans la personne du soldat. Au contraire, le paysan et l’ouvrier
voient avec raison dans le soldat un frère, pauvre comme eux et comme eux
asservi à des corvées, où la dépendance est souvent cruelle, toujours onéreuse.
(Voyez là-dessus de très belles pages de M. Emile Faguet dans son récent
livre, Problèmes politiques, p. 93 et
suiv.)
Et puis, outre cette solidarité, il y
a entre le pioupiou et l’homme en blouse, qui est de la même extraction que
lui, une communauté plus noble que celle de la souffrance, ou si l’on veut, de
la servitude : il y a le besoin d’idéalisme, qui trouve là un déversoir commode
et large, et dont on aurait tort de ne pas apprécier l’intense noblesse. Le
peuple est cent fois plus idéaliste que nous, justement parce qu’il est cent
fois moins satisfait. Or, l’idée de patrie, se concrétisant dans l’uniforme, le
reflet et le cliquetis des armes, le claquement des étendards, le poudroiement
des défilés et jusqu’au tragique des combats, renferme un aliment, dont se
repaît avec avidité la soif d’au delà, d’autre chose, de mieux, dont sont
altérées les bouches des simples. Cette soif, au milieu de la fièvre des durs
labeurs du sol ou du sous-sol, (page 298) est
sans cesse activée par les nécessités et les rapports de la vie elle-même, et
il est aussi injuste qu’imprudent de ne pas en tenir compte, et, par l’égalité
devant le fusil, de ne pas lui donner un semblant au moins d’apaisement.
La domination du parti catholique se
maintient depuis dix-huit ans. Rien ne prouve qu’elle soit à son terme. Elle a
pour soi la durée même du pouvoir qui, si elle est une cause d’affaiblissement
dans les régions censitaires, ressemble à un gage de longévité, dans les pays
de suffrage universel tempéré. Elle a encore pour soi les oeuvres
sociales et les lois ouvrières, dont l’initiative revient aux gouvernants
actuels, sans parler de celles qu’ils ont perfectionnées sous la pression des
événements, mais avec une science d’adaptation incontestable. Elle a, enfin,
pour soi la faiblesse blesse de ses adversaires, divisés aussi profondément en
1900 qu’ils l’étaient en 1884, et incapables de s’unir longtemps pour exercer
le pouvoir dans un intérêt commun de réparation et d’innovation pratique et
sensée. Seuls, quelques libéraux modérés, s’appuyant tantôt sur la droite,
réduite à la minorité, tantôt sur les éléments radicaux, pourraient, (page 299) par un jeu de balance bien
difficile, donner à leur administration une apparence honnête de stabilité.
Quant au socialisme, ses progrès formidables,
en dix ans, expliquent, autant que ses origines et sa jeunesse, la grandeur de
ses ambitions, et surtout celle de ses appétits. L’avenir lui semble réservé
dans un petit pays, où l’industrie est maîtresse de plusieurs provinces, et, si
de récentes enquêtes se poursuivent et si leurs résultats se confirment (on
croit avoir découvert, dans les régions de la Campine limbourgeoise et
anversoise, des gisements houillers, qui seraient un prolongement du bassin
rhénan-westphalien, d’une part, et des mines anglaises du Yorkshire, de l’autre), menace de les envahir toutes. Le jour, en effet, où la Belgique ne
sera plus guère au nord, au nord-est et au sud, qu’un vaste district
industriel, l’heure des expériences collectivistes aura sonné pour elle ; il
est donc important d’analyser les éléments à l’aide desquels se feront ces
expériences, d’étudier les hommes qui s’en chargeront, de calculer leurs
chances de durée, de signaler, enfin, leurs côtés avantageux et leurs périls.