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« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque : les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page 123) Les sources de cette étude se rapprochent
fort de celles qui m’ont servi à construire mon travail sur les émeutes de
1886. Le lecteur y retrouvera les ouvrages déjà maintes fois cités de Louis
Bertrand, de Jules Destrée et d’Emile Vandervelde. L’intérêt porté aux
questions que j’aborde ici par les leaders du socialisme belge se reflète
également dans le livre La Grève générale
en Belgique (1913) (Paris, Alcan, 1914) ; ses auteurs: E. Vandervelde, Louis de Brouckère et L. Vandersmissen
ont fait précéder le livre Ier d’une bonne analyse rétrospective des événements
politiques depuis 1890.
Comme en 1886, les Revues semblent
se désintéresser des problèmes d’actualité.
(page 124) Quant aux journaux, ils associent de façon imprévue
d’excellents articles de fond aux attaques les plus venimeuses. Le Journal de Bruxelles, par exemple, se
montre très conciliant et maître de soi en 1893; neuf ans plus tard il
accueille, parmi des informations très sûres, les potins les plus fielleux et
les ragots les plus invraisemblables. Réservons une place hors pair aux
éditoriaux de
(page 124) Bien que plusieurs courageuses demandes de révision de l’article
47 de
Les socialistes plaçaient à la
base même de leur programme la (page 125)
conquête pacifique des pouvoirs publics par le Suffrage Universel. Mais comment
arracher cette réforme fondamentale à une Chambre de bourgeois censitaires, où
les doctrinaires ne voulaient de révision « ni en un acte, ni en deux, ni
en trois », et où M. Woeste, flanqué des politiques de
Ce congrès prit deux
résolutions importantes. En premier lieu, celle de « convoquer des
manifestations, le même jour et à la même heure, dans tous les chefs-lieux
d’arrondissement du pays ». Outre que les manifestations s’étaient toujours
révélées « un puissant moyen de propagande », elles auraient, dans le
cas présent, le caractère d’un « solennel avertissement aux élus du
suffrage censitaire ». La seconde résolution avait un caractère nouveau et
plus grave : elle envisageait une grève générale pour tous les métiers,
« parce qu’il était nécessaire d’opposer à l’opiniâtre résistance de la
bourgeoisie conservatrice la volonté énergique du prolétariat d’arriver à la
possession du droit électoral ».
La grève était-elle un moyen
d’action séditieux? Oui, selon le citoyen Verrycken, qui voulait en faire une
« épée de Damoclès suspendue sur la tête des bourgeois ». Oui, selon
M. Goblet, envoyé par les progressistes au congrès en qualité d’observateur, et
qui avait immédiatement souligné devant l’assemblée le caractère hasardeux et
compromettant d’un chômage à caractère politique. Les chefs du parti, en
revanche, voyaient dans la grève un moyen pacifique et légal, affirmation
quelque peu en contradiction avec le vote émis par l’assemblée, le matin même,
à propos des manifestations « Il faut épuiser tous les moyens légaux avant
d’en arriver aux mouvements révolutionnaires. » Quoiqu’il en fût, la grève
générale paraissait inévitable (page 126)
puisque la revendication du droit de vote, présentée jusqu’à ce jour
« avec calme et modération », sous forme de « démonstrations
extérieures réitérées », était restée sans résultat. Tout au moins le Congrès
eut-il la sagesse de n’adopter la grève générale qu’en principe et d’en laisser
la direction, ainsi que le choix de l’heure, au Conseil général du parti
ouvrier.
Comme il était à prévoir, la
prise en considération de la proposition Janson-Fléchet, votée à l’unanimité le
27 novembre 1890, ne fut pas le prélude d’un travail parlementaire sain et
approprié aux circonstances. Par ses lenteurs,
Il m’arrivera, au cours de
cette étude, de rappeler certains jugements sévères portés sur la tactique des
socialistes. Aussi convient-il, en toute équité, d’insister d’abord sur
l’inimaginable patience dont fit preuve l’immense majorité de notre classe
ouvrière. La discussion sur le nombre des articles à réviser ne fut ouverte que
le (page 127) 26 avril 1892; elle
fut morne et confuse. Après l’élection d’une Assemblée Constituante, le 14
juin, il fallut encore attendre cinq mois! Les débats de
Puis quatre longs mois
s’égrenèrent encore. Lorsque, le 28 février 1893 enfin,
Nous arrivons à présent à la
veille même du mouvement qui va faire l’objet de ce travail. Les 2 et 3 avril
1893, dimanche et lundi de Pâques, le IXème Congrès
général du parti ouvrier réunit à Gand, sous (page 128) la présidence de Louis Bertrand, trois cent et quinze
délégués. A l’unanimité, il réclame le Suffrage Universel à vingt et un ans,
avec six mois de résidence. Le Congrès extraordinaire du 25 décembre
Tout bien considéré, le
Conseil général est loin de désirer la grève. Elle peut échouer; elle peut
écarter du Parti nombre de sympathies; elle ne sera en tous cas déclarée que si
tous les moyens « réguliers » ont au préalable échoué. Volders se
borne à exiger l’inscription du principe de Suffrage Universel dans la nouvelle
Constitution. Doit-on rejeter toute transaction, se demande-t-il, et - après
lui - Vandervelde? Les hésitations des deux hommes sont bien compréhensibles.
Après un mois de discours dans l’hémicycle à moitié vide, de conférences dans
les couloirs, de parlotes à la buvette, le « pays est excédé! » (Réforme du 28 mars.
Editorial intitulé Lenteurs
parlementaires. Rappelons, d’une manière générale, les spirituels et
substantiels articles consacrés dans ce journal aux débats parlementaires par
son rédacteur en chef Georges LORAND, député de Virton).
La résistance des doctrinaires faiblit (Sur le
courageux mais anachronique discours de Frère-Orban (âgé de quatre-vingt-un
ans), anathématisant le S. U., le 23 mars, voir une fine analyse de Maurice
WILMOTTE : La Belgique morale et politique (1830-1900). [Bruxelles, 1902],
pp. 93 et ss). Malgré les coups de boutoir de M.
Woeste, l’ancien ministre catholique Alphonse Nothomb a généreusement maintenu
une proposition transactionnelle le Suffrage Universel à vingt-cinq ans, avec
deux ans de séjour. Et, dans le Peuple
du 25 mars, Jean Volders a déclaré la formule acceptable pour la classe
ouvrière.
(page 129) D’autres espoirs encore sont permis. Partant de la formule
Nothomb, un groupe de gauche s’est rallié à une ébauche de suffrage plural,
avec second vote attribué au père de famille, par exemple. Le 29 mars, Emile
Féron a lu, devant
Sur un point, les chefs
socialistes hésitent n’auront-ils point l’air de reculer devant le combat? Leur
prestige auprès des masses repose moins sur une tactique réaliste
d’accommodements que sur de fragiles allures de provocation.
Au bref, il faut louer
l’administrateur de la Maison du Peuple
d’avoir en fin de compte osé, devant un auditoire prompt à la défiance
(page 130) et vite accessible à la colère, recommander l’acceptation
d’une transaction (VANDERVELDE, DE
BROUCKERE et VANDERSMI55EN, loc. cit., p. 62). En
cas de flagrante injustice devant des « mesures inacceptables pour la
classe ouvrière » et « dénaturant le Suffrage Universel », alors seulement il
préconisera la résistance à outrance. Soyons vigilants et fermes, ajoute
Vandervelde, car le silence du gouvernement est de mauvais augure. Mais
laissons toute liberté d’action au Conseil général, juge suprême de la
situation (En avril 1893, le Conseil général comprenait Bertrand,
Emilie Claeys, Defnet, Delporte, Elbers, Maes, Serwy, Vandendorpe, Volders,
ainsi que les délégués des fédérations de métiers et des centres industriels de
province). Rédigée dans ce sens, la formule Volders sera
votée le 3 avril, par assis et levé, presque à l’unanimité des congressistes.
Malheureusement, ces indices favorables
s’évanouissent en moins de quelques jours, et cela, semble-t-il, à la suite
d’un incident futile. Le mercredi 5 avril, le comte Oswald de Kerchove,
paisible député doctrinaire d’Ath, suggère inopinément de transformer en corps
électoral général, à titre subsidiaire et transitoire, le corps électoral
communal (près de cinq cent mille votants depuis la promulgation de la loi du
25 août 1883, adjoignant les capacitaires aux électeurs communaux créés par la
loi du 12 juin 1871).
« L’avorton monumental de M.
de Kerchove » sera aussitôt « balayé par le grand collecteur de
L’auditoire est littéralement
soulevé par ces appels! Il a lu, dans le Peuple
du 7, un article de Defnet affirmant que les Constituants ne sont que de
« vieilles ganaches », des « conservateurs bornés qui ne
céderont que devant un soulèvement populaire ». - « A moins d’être
indigne de ses droits, écrit encore Defnet, un peuple peut et a pour devoir de
s’insurger. Nous l’avons dit et répété : le dernier mot, dans cette lutte pour
les droits du peuple, appartiendra à la racaille » (Defnet
fut, à propos de cet article, interrogé le 14 avril par le juge d’instruction
Cambry de Baudimont). Le meeting se termine par le vote
d’un ordre du jour repoussant tous les systèmes d’occupation, de capacitariat
et de cens. Si le Suffrage Universel est rejeté, la classe populaire usera
« de tous les moyens en son pouvoir, y compris la grève, pour obtenir son
droit ». Des réunions quotidiennes à
Le Parti ouvrier perdait-il
tout sang-froid? Le mardi 11,
Du coup, l’atmosphère
d’inquiétude née après le meeting du Navalorama
s’épaissit. Lorand, dans un article Pas
de grève! (Réforme du 14),
déplore que le Parti ouvrier n’ait attendu, ni une décision du Roi, ni une
initiative des Chambres. Voilà une « très lourde faute » et une e fausse
manoeuvre » (Réforme du 12 et du 13).
Car, contrairement à ce qu’écrit Henri Pirenne, la « machine
parlementaire » n’a - me semble-t-il - pas
« été calée » par les votes du 11 (Histoire de Belgique, t. VII, p. 318). Sans doute, le mercredi 12, les partis continuent-ils haineusement à
miner mutuellement leur prestige par des « hécatombes de motions »
(formules Nothomb, Anspach-Puissant, Henricot, Helleputte-Loslever,
Frère-Orban, Graux, etc.). Mais Nyssens donne lecture d’un projet, détaillé
cette fois, de vote plural adapté à la propriété et à la capacité supérieure.
Rien n’y fait. Les leaders
socialistes persistent dans leur attitude. Peut-être ignorent-ils à ce moment
que, le 8 et le 10, des négociations confidentielles, préparées par M. de
Haulleville, rédacteur en chef du Journal
de Bruxelles, ont eu lieu entre Beernaert et Féron, sur la base du vote
plural (Ch. WOESTE: A
travers dix années, I, p.
(page 133) Pour la première fois,
Dans l’agglomération
bruxelloise elle atteignit un certain nombre (page 134) de petits métiers: lithographes, selliers, travailleurs
du bois. Le 17, elle s’étendit pendant quelques heures aux typographes du Peuple et de
En province, le mercredi 12 et
le jeudi 13 sont des journées de préparatifs. Dans les bassins de Liége et du
Centre, les comités régionaux délibèrent. Des meetings et des cortèges en
musique ont lieu un peu partout. Au grand meeting du quartier d’Outre-Meuse, à
Liége (dans la soirée du 13), Célestin Demblon conseille le calme jusqu’au 18
et exprime l’avis que c’est à Bruxelles que « le grand coup doit se donner ».
L’assemblée des Chevaliers du Travail,
à Charleroi, décide de copier son attitude sur celle des prolétaires gantois.
Dans cette dernière ville une assemblée générale, au Vooruit, ordonne la grève pour le vendredi matin. Les ouvriers des
grands tissages et filatures de lin et de coton défilent dans les rues, avec
leurs femmes et leurs enfants, en chantant le Brood of Dood, le Stemrechtlied
et en agitant des mouchoirs rouges. Aux meetings multipliés du Skating, du Valentino, du Concordia,
de la plaine Saint-Pierre, Edouard Anseele impose énergiquement le calme à ses
légions disciplinées de fidèles. Le bourgmestre d’Anvers Van Rijswijck confie
aux socialistes eux-mêmes la responsabilité de l’ordre. Du haut de quatre
tribunes, des orateurs haranguent, à la manière anglaise, plusieurs milliers de
chômeurs rassemblés à la place Saint-Jean.
Dans le Borinage,
par contre, l’agitation prend immédiatement des aspects violents. Au sortir des
« salons », où elles ont entendu des appels révolutionnaires, des
bandes vont lapider les maisons des hommes restés à l’ouvrage et les bureaux
des charbonnages. Elles vont briser le mobilier au Cercle catholique à Cuesmes
(Les coopératives et cercles catholiques de Jolimont et de Morlanwelz
subiront des déprédations identiques dans la soirée du 13). Bientôt la terreur règne. Les bourgmestres prennent en vain des
arrêtés contre les rassemblements de plus de cinq personnes. Ils demandent par
téléphone des secours au comte d’Ursel, gouverneur du Hainaut. C’est ce
dernier, ainsi que le Parquet, qui vont diriger l’action de la gendarmerie. La
foule supporte mal la vue des bonnets à poil. A Cuesmes, le soir du 12, elle
poursuit à coups de pierres l’escorte qui conduit
Note a
insérer
(page 135) à Mons le conseiller communal Delanois, arrêté pour langage
séditieux. Le 13, à Quaregnon-Monsville, sept obscurs gendarmes, passivement
héroïques, font face à trois mille grévistes qui élèvent des barricades et
sèment des tessons de bouteille sur les routes. Le magasin d’un boucher, qui a
consenti à donner une corde à la maréchaussée pour ligoter des rebelles, est
complètement saccagé. Dans la soirée, le chiffre des défenseurs de l’ordre
s’élève à cinquante; malgré les briques, les pierres lancées par des gamins au
moyen de frondes, ils sont restés maîtres du terrain. Il n’en est pas moins
grand temps de faire appel, pour tout le Borinage, au concours de l’armée.
Les journées du vendredi et du
samedi (14-15 avril) donnent au mouvement sa physionomie définitive. Il
apparaît que dans les petites villes
(Louvain, Malines, Grammont, Courtrai) et parmi certains corps de métiers
(carriers de Soignies, etc.) la grève n’aura été qu’un feu de paille ou aura
été proclamée trop tard. Malgré les « meetings monstres », à
Les mesures d’ordre se
multiplient. Selon l’usage, les bourgmestres des villes importantes convoquent
la garde civique et s’appuient sur son fidèle concours. Il y a exception dans
un cas seulement à Gand, le bourgmestre Lippens, que le gouvernement a
brusquement privé du concours de septante gendarmes, décline toute
responsabilité devant le conseil communal (le 15) et prie le général
divisionnaire Streitz d’assumer la responsabilité de l’ordre et de donner des
directives à la garde civique. On se croirait revenu en 1857, au temps du
bourgmestre Delehaye (cf. Revue des
Alumni, t. V, n°4, avril 1934, p. 292 (P. VAN HALKEN, Les Manifestations).
(page 136) Dans le Borinage,
les grévistes veulent poursuivre leur tactique : porter chaque jour leur
action de contrainte dans une autre bourgade. Le 14, cinq cents manifestants
essayent de mettre le feu à la faïencerie Houzin à Wasmuel. Des meetings ont
lieu, toutes les lumières éteintes, comme en 1886-1887. Ils sont suivis de
sanglantes bagarres. Les dirigeants « officiels » des syndicats et des
coopératives sont littéralement débordés. Mais, dès la nuit du jeudi au
vendredi, chasseurs à cheval et chasseurs à pied sont répartis dans les gros
bourgs Quaregnon, Hornu, Dour, Cuesmes, Frameries. Un essai de « pression
» au marché matinal de cette dernière localité, le 15, est enrayé par une
rapide intervention militaire. Le 17, le VIIe et le IIIe de ligne débarqueront
à Mons, venant l’un de Namur et l’autre d’Ostende-Ypres.
Le plus grand nombre
d’atteintes à la loi de 1892 sur la liberté de travail se produit à présent dans le Centre. C’est de la boulangerie
de Jolimont que partent les appels à la grève, les mots d’ordre, les cortèges
avec drapeaux rouges et clairons. Habité par une population turbulente, ce sol
tragique n’est, le 14, presque pas protégé. De petits pelotons de maréchaussée
doivent se borner à suivre de loin les colonnes de chômeurs-propagandistes. Le
vendredi, un peu après-midi, de jeunes ouvriers et apprentis de la région de
Carnières et de Morlanwelz se précipitent, à un signal donné, hors du bois de
Mariemont, où ils s’étaient cachés, gagnent le puits de Bascoup, bousculent les
ouvrières et culbutent les chariots de mines dans les fosses. Une escouade de
neuf gendarmes rabat ces forcenés vers Luttre. Ce même vendredi, huit, puis
vingt-deux gendarmes du Luxembourg, ont stoïquement surveillé le bourg de
Jolimont, grouillant de milliers de grévistes. Vers sept heures du soir, ils
sont à bout de résistance nerveuse et physique. Quatre hommes descendent de
cheval et tentent de se dégager de la masse qui les enserre en tirant vers le
sol. La « fusillade de Jolimont » blesse quatre personnes à la cheville et
tue par ricochet une pauvre femme qui avait fui dans une maison en
construction. Le lendemain, il y a encore des vitres brisées et des fils
téléphoniques coupés, mais le général Bocquet s’installe avec son état-major à
l’hôtel du Commerce à La Louvière et y organise méthodiquement la défense du
Centre. Les chasseurs à cheval de Tournai, le Ve et le VIe de ligne débarquent
dans la région et, là aussi, les déprédations sont définitivement (page 137) enrayées. Ajoutons que, dans
le bassin de Charleroi, elles n’ont pu commencer, étant donné que le développement
tardif de la grève a coïncidé avec l’arrivée des troupes placées sous les
ordres du général-major Ungricht (trois escadrons de lanciers, XIIIe et VIIIe
de ligne).
Dans un article récapitulatif,
La grande grève, inséré dans le Peuple du 23 avril, Jean Volders montre
avec fierté que jamais encore la classe ouvrière n’avait fait preuve d’un
pareil élan. Il n’en est pas moins vrai que le mardi 18 avril, au moment
décisif par excellence, le mouvement est étale. Là où des mesures énergiques de
protection ont été adoptées, il y a même de sérieuses reprises. Le problème du
ravitaillement et de l’entretien de tous ces pauvres gens devient angoissant;
les distributions de pain gratuites des coopératives socialistes ne sont que
d’insuffisants palliatifs. Aussi, à cause de la misère, du découragement
naissant, des rentrées qui se multiplient, la grève prend-elle en plusieurs
endroits les aspects violents de l’émeute.
Dans le Borinage,
les houilleurs n’ont pas renoncé à l’idée d’une marche, bâton au poing, bidon à
café et musette à tartines en bandoulière. Mais ce n’est plus de Bruxelles
qu’il est question. Le Syndicat des mineurs organise une invasion pacifique de
Mons pour le lundi 17. Dans toutes les communes du Borinage, des ordonnances
d’interdiction sont immédiatement mais en vain affichées. Le bourgmestre de
Mons, M. Sainctelette, fait barrer les avenues de Cuesmes et de Jemappes par la
garde civique. Les pompiers et les corps spéciaux sont consignés en réserve à
l’hôtel de ville.
Vers trois heures et demie,
les Borains arrivent en masse, scandant le pas au son de la musique. Ils ne
sont certes pas venus, comme l’imagine le Journal
de Bruxelles, pour suivre les instructions de pillage données par certains
éléments violents dans les meetings « noirs ». Ils sont là pour affirmer leur
foi dans la victoire du Suffrage Universel, pour intimider non seulement la
bourgeoisie de Mons mais celle du pays entier. Aux confins de la ville, à
l’endroit où les avenues de Jemappes et de Cuesmes se rapprochent, ils se
heurtent à plusieurs lignes de gardes civiques, fusils chargés et la baïonnette
au canon. Les esprits s’échauffent. Lancés par des hommes habiles aux jeux de
pelote et de boule, les éclats de pierres de taille, les fragments de (page 138) briques
et de pavés sifflent en trajectoires ou en jets horizontaux. Déjà quatorze
gardes ont été blessés; tout à coup une fusillade éclate; les premiers rangs
des manifestants refluent vers ceux de l’arrière qui s’imaginent que l’on a
tiré en l’air ! Une terrible bousculade emmêle les huit mille grévistes
qui encombrent les accès des deux avenues. Cinq morts, touchés à la poitrine ou
au ventre, gisent sur le sol; un blessé succombera à Mons le lendemain. Comme
toujours, une victime innocente périt au cours du drame revenant de la pêche,
un infortuné cordonnier a été frappé dans une prairie éloignée par une balle
perdue. Les grévistes fuient, la rage au cœur, emportant quantité de blessés.
Le 18, plusieurs chefs socialistes locaux sont mis en état d’arrestation. Pour
apaiser les esprits, la garde civique est licenciée et remplacée par la troupe.
A Anvers également, la situation s’est
envenimée. Les socialistes dissidents du Wacht
submergent les hommes de bonne volonté du groupe Werker. Voici que le 17, à l’aube, des bandes vont aux bassins dans
l’espoir de débaucher les débardeurs. Mal accueillies, elles jettent à l’eau
les passerelles qui relient les quais aux bateaux de la Red Star et de la Wilson Line.
La police arrête les déprédateurs au moment où ils ouvrent les soupapes aux
bateaux-tanks à pétrole de la firme Rieth et Speth. Le bourgmestre Van
Rijswijck se hâte d’interdire tout nouveau meeting et de convoquer la garde
civique. Le gouvernement lui envoie de l’infanterie de Bruges, des lanciers
d’Audenaerde.
Le lendemain matin, de nouvelles
colonnes volantes de grévistes vont incendier, au moyen de bidons de pétrole,
une centaine de balles de coton, au quai d’Amsterdam. A d’autres endroits, les
équipages menacés dirigent vers leurs agresseurs des tuyaux d’arrosage. Mais le
moment dramatique par excellence est atteint à Borgerhout, dans l’après-midi.
Quatre mille grévistes venus d’Anvers piétinent dans les prairies qui entourent
la fabrique de bougies De Roubaix, Oudenkoven et Cie. Le directeur essaye
d’expliquer aux délégués des grévistes que ses ouvriers ne veulent pas quitter
le travail. Des protestations s’élèvent; une véritable pluie de briques part
des derniers rangs de la foule. Or, il n’y a sur place que quelques pauvres
diables de pompiers volontaires communaux. Il semble avéré que le commissaire
de police fit cinq sommations! Quoi qu’il en soit, les pompiers, terrifiés;
ouvrent (page 139) le feu, tuent
cinq hommes et en blessent quinze. Aussitôt, c’est le sauf-qui-peut général (Parmi
les récits contradictoires concernant cette dramatique affaire, citons un récit
favorable aux grévistes mais d’accent absolument sincère de Claudius,
correspondant anversois du Vooruit (Peuple du 27 avril).
Même à
Gand les masses, à bout de ressources, entrent dans la voie de la violence.
Elles narguent les gardes-civiques, convoqués dès quatre heures du matin; elles
font provision de pavés et de tessons de bouteille; elles huent les agents de
police, les gendarmes et les lanciers qui les chargent.
J’ai essayé ici même (Revue
des Alumni, t. V, n° 4, avril 1934,
p. 281. Article : Les Manifestations) de donner quelques définitions de ces formes de vie publique
populaires chez nous et que l’on appelle « manifestations ». Le lecteur se
souvient que les socialistes avaient, au congrès du 14 septembre 1890, vivement
recommandé celles-ci, à la fois comme moyen de propagande et comme solennel
avertissement. Au meeting du Navalorama,
il avait été décidé qu’on en ferait tous les soirs, à partir du 10. Et, de
fait, le mardi 11, vers trois heures, une fouie considérable s’était massée
autour de la zone neutre (Création récente du bourgmestre Buls,
la zone neutre isolait le quartier du Palais Royal, du Parc et du parlement, du
reste de la ville, par des barrages d’agents, de sapeurs-pompiers, de gardes
civiques et de gendarmes. La Réforme
abhorrait cette zone de création artificielle qui, selon elle, sollicitait les
manifestants « comme in phare attire les phalènes » et qui
dégarnissait de défenseur le bas de la ville (Réforme du 14 avril). Le soir, dans les rues
vidées par une petite bise aigre, un cortège avait circulé dans le centre de la
capitale en chantant
Bien que l’on ait parfois déclaré
les manifestations de 1893 filles des manifestations libérales de 1857 et de
1871, il n’y a entre les deux ordres de mouvements qu’un lien illusoire. Les
premières étaient plus ou moins spontanées; elles avaient pour but d’empêcher
le gouvernement de poser un acte impopulaire (loi des couvents, nomination de
M. De Decker) et prétendaient rester dans la légalité. Celles de 1893 (page 140) sont délibérément organisées
par les Jeunes Gardes socialistes et la Fédération bruxelloise du Parti
ouvrier; elles ont pour objet de contraindre le gouvernement à accepter un
régime dont la majorité légale ne veut pas. Vandervelde, De Brouckère et Vander
Smissen écrivent en toutes lettres que, bien entendu, elles ne sont pas des
tentatives de révolution, mais qu’elles visent cependant les buts suivants: «
Inquiéter les autorités.., harceler la force publique.., déterminer un état
général de trouble et de malaise ! » (La Grève générale, p. 66).
Comme on pouvait le prévoir,
ce genre scabreux de méthodes de pression va conduire droit à l’émeute. Le
mercredi 12, bien qu’il y ait eu dans l’après-midi plusieurs essais d’envahir
la zone neutre, les bagarres ne sont encore que de violentes bousculades. Le
baromètre populaire est à l’optimisme. Vers cinq heures, Volders harangue à
Le jeudi après-midi,
La manifestation flotte dès lors en plein
désarroi. A l’arrière, on se mesure avec les sergents de ville, rue du
Bois-Sauvage, et brise les vitrines du magasin de fourrures Au Grand Ours
blanc, rue Sainte- Gudule. En tête, on descend la rue des Sables où, devant les
bureaux du Peuple, les conseillers
communaux Vandendorpe et Van Loo adjurent la classe
ouvrière de ne pas s’abandonner à des brutalités. De petites bandes vont,
néanmoins, au pas de course, briser les grandes glaces de
Cette soirée du jeudi 13
marque une date dans l’histoire des troubles de 1893. Le monde du négoce est
outré. Le grand public a été scandalisé par le passage de ces bandes de
dévastateurs qui chantaient l’Internationale ou la Carmagnole en agitant des
drapeaux rouges. L’Étoile belge du 15
déclare que « briser des vitrines, c’est une bêtise. » - « La
cause du Suffrage Universel a plus perdu en quarante-huit heures par la
stupidité grossière de quelques brutes qu’elle n’avait réussi à gagner en dix
ans », écrit la Chronique du
même jour. L’Indépendance du 15 s’en
prend au Cabinet, ce « ministère d’imprévoyance aggravée
d’infatuation » qui n’a pas de politique nette. Mais elle
ajoute : « Il n’y a qu’une voix sur l’attitude de la rue, elle
n’est pas seulement coupable, elle est inepte! » A la fin de la soirée,
les forces de répression se sont organisées à une cadence égale aux progrès des
désordres. Les grenadiers sont consignés dans leur caserne. Le général de la
garde civique, comte Adrien d’Oultremont, fait distribuer à ses corps des
cartouches à balle. Dans la nuit, M. Buls édicte d’urgence l’interdiction de
former des attroupements, des bandes ou des cortèges. En un mot, il met la
capitale « en état de siège » (Peuple
du 14 avril).
Le vendredi 14 se joua la
partie décisive entre l’autorité, représentée par M. Buls, et les organisateurs
de l’aléatoire « état général de trouble et de malaise ». Le bourgmestre
courait évidemment de gros risques. La Réforme,
hostile, comme tous les progressistes de l’Association libérale d’ailleurs, aux
mesures de rigueur, assurait que l’arrêté communal serait inapplicable. Elle
invoquait l’exemple donné par le bourgmestre d’Anvers, « ami de
l’ouvrier ». Mais Buis fit preuve d’une indomptable énergie. La foule des
grévistes et des curieux s’était, au matin, portée vers le populeux quartier de
la rue de Bavière, où s’élevait à cette époque
L’après-midi fut très calme,
car ces troubles singuliers se situaient - on eût
presque dit par accord tacite - à des heures déterminées. Chacun attendait le
soir. Dès sept heures, deux légions et deux corps spéciaux de la garde civique,
soit deux mille cinq cents hommes, se portent vers les sept centres de
rassemblement que le général comte d’Oultremont leur a assignés et où il ira
les inspecter au cours des heures qui vont suivre. Instruits par la pénible
expérience de la veille, les commerçants baissent leurs volets. Au théâtre de
Vers sept heures aussi, les
socialistes ont fermé eux-mêmes
On peut considérer que, à
partir du 15, le mouvement socialiste est vaincu. L’action conjuguée des
ministres de l’Intérieur et de la Guerre, des gouverneurs de province et des
bourgmestres des grandes (page 145)
villes a eu raison, à la fois, de la grève générale et des manifestations
violentes. Le Parti ouvrier se sent isolé. Au meeting du samedi matin,
Vandevelde lance l’anathème contre la triple coalition : « l’Indépendance belge, organe du
ministère passé; le Journal de Bruxelles,
organe du ministère présent; la Réforme,
organe du ministère futur ».
On ne comprend vraiment plus
les alarmes du Journal de Bruxelles,
qui parle de secrètes conjurations socialistes et qui donne des extraits du Matin, du Gaulois, de la Cocarde,
annonçant une invasion allemande imminente dans une Belgique livrée à l’anarchie,
et réclamant une mobilisation française. Le calme est, en effet, revenu dans
Bruxelles. La garden-party du samedi après-midi, au château de Laeken, ne
provoque aucun incident et les deux escadrons de guides, postés aux ponts du
canal, peuvent regagner leur caserne sans avoir dû dégainer. Le dimanche, la
détente s’accentue. Par un temps délicieux, des milliers de gens se rendent,
qui aux serres de Laeken, qui au retour des courses, à l’avenue Louise.
Les socialistes n’ont pu
enregistrer leur échec sans diriger contre M. Buls des attaques violentes,
auxquelles la Réforme (du 16) fait
chorus. Persistant à considérer comme des « agissements injustifiables »
les mesures de salut public du maïeur, l’organe des progressistes stigmatise
« le cosaque en qui nous avions eu la naïveté de croire qu’il y avait
l’étoffe d’un bourgmestre » ! Lorsque, le samedi an crépuscule, M.
Buls fait, à cheval et flanqué de deux officiers d’état-major de la
garde-civique, une inspection des postes, des gamins saluent sa maigre et grave
silhouette de seigneur huguenot des cris de « Vuil’ Jeannette! » (Ce
terme de carnaval caractérisait, il y a cinquante ans, de sordides déguisements
féminins) et « Moordenaar ! »
Juché sur une table, au grand
meeting du samedi soir, à la Cour Royale, à Saint-Gilles, Edmond Picard lance
un de ces discours scintillants et fascinateurs dont seul il possède le
secret : « Nous sommes ici comme les plébéiens romains, réunis
sur le Mont Aventin pour dicter ses lois à l’aristocratie... Une centaine de
représentants nommés et innommables tiennent en échec la volonté de tout le
pays... M. Woeste se pose comme une mouche charbonneuse sur toute grande (page 146) idée pour la corrompre... M.
Frère-Orban, qu’on l’envoie au Panthéon et qu’on n’en parle plus...! » La
salle, débout, trépigne à l’énoncé de ces boutades. Sans doute, l’orateur
recommande l’ordre et met en garde contre les agents provocateurs. Mais il se
lance dans une improvisation pleine de périls et que des ovations de plusieurs
minutes vont couronner. Il a vu en rêve, dit-il, des gendarmes et des policiers
esquintés allant faire un mauvais parti au bourgmestre.
Le lendemain, au
« meeting monstre » de la plaine de Ten Bosch, Vandervelde évoque à son
tour, sarcastiquement, le fantôme du bourgmestre-cavalier, analogue au veilleur
de nuit des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Ces moqueries et paroles de colère
ont, hélas, une issue lamentable. Vers cinq heures trois quarts, une bande se
dirige vers l’avenue Louise, avec l’intention de troubler le « retour des
courses » si cher aux promeneurs dominicaux. Elle rencontre, par hasard,
M. Buls qui rentrait chez lui, rue du Beau Site. Un inconnu le frappe d’un coup
de canne plombée à l’occiput, coup qui n’eut heureusement d’autre conséquence
que de l’étourdir et de le condamner à plusieurs jours de repos. Une énorme
confusion naît alors à l’avenue, à la hauteur de la rue Souveraine. La
maréchaussée galope, bride abattue, parmi les équipages, les breaks et les
fiacres. On entend quelques coups de feu, les agents dégainent et les
promeneurs s’éparpillent, en proie à la panique. Événement capital de la
journée, l’attentat contre le bourgmestre est très sévèrement jugé. « Les
socialistes doivent comprendre qu’ils s’exposent, par leur promiscuité
involontaire avec la lie de la crapule, à de terribles répressions. » (Gazette du 17 avril) (Le
18, à six heures et demie du matin, le substitut Jottrand vint mettre Edmond
Picard en état d’arrestation dans son luxueux hôtel de l’avenue de la Toison
d’Or. Picard résuma cet épisode dans une pittoresque conférence qu’il fit au
Jeune-Barreau : Aventures de politique
et de barreau. Quarante-huit heures de pistole).
(page 146) Depuis la mise à exécution de l’ordonnance de M. Buls, les
socialistes se sont vus contraints de changer de tactique. Du 15 au 17, ils se
sont bornés à tenir des meetings dans les communes de l’agglomération (page 147) où les édiles progressistes
consentent encore à les accueillir : notamment à Saint-Gilles, Ixelles,
Saint-Josse, Molenbeek, Cureghem. La nouvelle formule est de reporter l’effort
décisif au 18. « Si, mardi, les Chambres nous refusent le Suffrage Universel,
nous ferons un nouveau serment : celui de mourir pour le Suffrage
Universel! » (Volders à la Cour Royale,
le soir du 15.) Vandervelde suggère un gigantesque second serment de
Saint-Gilles. Ce même thème est développé au meeting en plein air de la porte
de Namur, improvisé après la réunion de la Cour
Royale. Les manifestants ont longé la partie extérieure des boulevards.
Près du café Old Tom, chaussée
d’Ixelles, une ancienne maison de campagne a conservé son jardin à front de
rue. Perchés sur la banquette de clôture, le bras passé autour de la grille,
Maes, Vandervelde et Volders annoncent une formidable manifestation pour le
mardi, avec l’adhésion confiante des autorités des faubourgs. Des acclamations
retentissent tandis qu’au delà de la fontaine De Brouckère, vers la rue de
Namur, des rangs serrés de policiers bruxellois regardent le spectacle,
immobiles et silencieux. Au meeting du 16, à la plaine de Ten Bosch, même thème
: La manifestation décisive du surlendemain partira de la place de la Duchesse,
à Molenbeek, à neuf heures du matin. « Si justice n’est pas rendue au
peuple, s’écrie Vandervelde, cette armée populaire deviendra l’armée de la
révolution! » (Une autre formule, plus lapidaire, que j’ai
trouvée dans les journaux, est: « Si la Constitution ne vote pas le S U., nous
ferons la révolution ! » Sur le projet de manifestation, le 18, voir d’intéressantes explications dans le Peuple du 17 avril).
Le lundi, jour de veillée des
armes, le gouvernement rappelle les classes de milice de 1889 et de 1890.
Depuis vingt-quatre heures, le général d’Oultremont est investi, par décision
ministérielle, du commandement supérieur de la garde civique de toute l’agglomération.
C’est lui qui recevra dorénavant les réquisitions des bourgmestres et donnera
des instructions aux chefs de corps pour que les arrêtés communaux soient
respectés, pour que la formation ou le passage de bandes soient empêchés par
une action coordonnée. Dans l’après-midi, les bourgmestres des communes
périphériques se rendent à une invitation de M. Vergote, gouverneur du Brabant.
Celui-ci leur a demandé (page 148)
de prendre les mesures d’ordre préventives que prévoit l’article 94 de la loi communale.
Déjà Saint-Gilles, Forest, Schaerbeek ont imité l’exemple de M. Buls. En
revanche, les bourgmestres de Saint-Josse, de Molenbeek, de Cureghem, veulent
bien mobiliser police, pompiers et gardes civiques. Mais ils répugnent à l’idée
d’interdire des cortèges et prennent la responsabilité de répondre
personnellement du maintien de l’ordre.
(page 148) Ne nous attardons pas à l’analyse de ces attitudes. La partie
décisive s’est en réalité jouée et se joue encore dans la coulisse. Tandis que
Malgré les « meetings monstres
s, les chefs socialistes sont, depuis (page
149) le samedi, de plus en plus découragés. La grève n’a été ni absolument
générale, ni absolument spontanée (Journal
de Bruxelles du 24 avril, d’après la Flandre Libérale). Les chômeurs sont sans
ressources car, en fait, le Parti ouvrier n’a jamais préparé le grand mouvement
si imprudemment déclenché quatre jours auparavant. Il a espéré que le
gouvernement et le pays céderaient devant ses romantiques menaces ou
capituleraient au plus tard après quarante-huit heures de grève virtuellement
générale. Le 17, Van Beveren accourt à la rédaction du Peuple : les vingt mille chômeurs de Gand n’ont plus à manger! Au
comble de la surexcitation, il propose un coup de main sur les casernes, pour
avoir des armes. On le calme tant bien que mal (L. BERTRAND :
Histoire de la démocratie, t. II, p.
495). La classe ouvrière ne peut songer à
Seuls les progressistes sont à
même de jeter une passerelle entre les camps opposés. Leurs négociations avec
Beernaert ne sont plus un secret. Malgré les diatribes du Peuple, les jours
précédents, il faut bien s’adresser à ces « transfuges ». Le lundi matin,
Vandervelde voit Janson au Palais de Justice. Rendez-vous secret est pris pour
cinq heures, chez le grand tribun, rue Royale Sainte-Marie. Volders,
Vandendorpe, Vandervelde, Bertrand l’adjurent encore de ne pas abandonner la
cause du Suffrage Universel pur et simple. Le sort de cette réforme est entre
ses mains! Peu après, Volders téléphone à Emile Féron : si nous acceptons
le vote du suffrage plural, si la grève cesse aussitôt après, obtiendrez-vous
au moins du Premier ministre des garanties formelles de réussite de la formule
Nyssens? Féron se hâte de communiquer ce schéma d’accord à Beernaert. Les deux
politiques vont à présent s’efforcer de rendre la situation tolérable pour tout
le monde. A onze heures du soir, chez Janson encore une fois, l’entente est
scellée entre le Conseil général d’une part, Janson et Féron de l’autre: les
socialistes abandonnent la partie. A tout hasard, M. Beernaert joue un dernier
atout. Vers une heure du matin, un journaliste téléphone à Jean Volders, chez
Janson même, que les principaux membres du Conseil général sont menacés
d’arrestation imminente. Aussitôt les leaders (page 150) descendent vers le grand café Métropole, où De Brouckère,
Grimard, Furnémont et Brunet les attendent. Ils leur donnent les dernières
nouvelles et instructions, se dispersent et vont dormir chez des amis. Dès le
lendemain, le gouvernement lève évidemment cette suprême menace et le Parquet
n’entre pas en scène (L. BERTRAND : Histoire de la démocratie, t. II, p. 497, Emile VANDEVELDE: Le Parti ouvrier belge, p. 45. Détails
intéressants aussi dans la Réforme du
9 mai 1893).
Après ces tractations variées,
la « grande journée » du 18 n’a plus que l’intérêt d’un scenario
supérieurement mis en page. Dès le petit matin, les deux régiments de guides
vont - sur réquisition du bourgmestre de Saint-Gilles - prendre position au
célèbre parc du Serment. Le gouverneur Vergote a passé outre à l’inertie totale
des édiles de Koekelberg-Ganshoren et a, par pure précaution, dépêché vers le
parc agreste de cette commune les carabiniers et quelques cavaliers. Bruxelles
est animé par un incessant passage de réservistes, en pantalon de coutil blanc.
Partout, agents de police et gardes civiques rejoignent les points de
branle-bas. Les pompiers préparent leurs lances d’incendie en vue de
l’application éventuelle du système hydrothérapique répressif dit « du
général Colignon » (ancien bourgmestre de Schaerbeek).
L’attention générale est, en
ce moment, concentrée sur Molenbeek-Saint-Jean. M. Hollevoet, bourgmestre,
connaît des heures difficiles. La veille au soir, il a donné des instructions à
la garde civique : garder les ponts du canal et les bâtiments publics; ne pas
disperser les manifestants pacifiques. Le fidèle colonel Peeters, pénétré des
vieilles vertus communales, est prêt à lui obéir en tous points. Mais voici que
ce dernier reçoit, au même temps, l’ordre du général d’Onltremont de s’entendre
avec ses collègues de Cureghem et de Laeken pour parer à tous désordres
possibles, le
(page 151) A présent - il est dix heures du matin - M. Hollevoet est en
négociations avec les leaders socialistes au commissariat de police de la place
de la Duchesse. On renonce au périlleux cortège vers Saint-Gilles. Aux
acclamations de la foule, le bourgmestre autorise un meeting dans les terrains
vagues proches de la gare de l’Ouest. Vandervelde va-t-il encore, comme il
l’annonçait l’avant-veille, faire surgir d’un appel pathétique « l’armée
de la révolution » ? Admirons sou incomparable adresse. Non, dit-il, à la
foule frémissante, le Parti ouvrier ne désarmera pas’ ! « La formule
Nyssens est un défi! Renouvelons le Serment de Saint-Gilles! » Mais, ce
disant, il oriente tout doucement les esprits vers la capitulation nécessaire
car, pas une fois, il ne « dit que la grève générale persisterait ». Le
distinguo est acté par Jean Volders en personne dans un éditorial du Peuple du 26 : La politique de grande voirie.
La séance de l’après-midi, à
A quatre heures et demie, M.
Coremans lit son rapport dans un silence impressionnant; il préconise
l’acceptation du projet Nyssens. Beernaert salue cette « transaction honorable
pour tous les partis ». Le moment des ultimes et vaines protestations a sonné.
« Quelque attachement que je porte au Cabinet, dit M. Woeste au milieu des
rires d’une assemblée détendue, je refuse cette palinodie ». Bara dénonce le
pacte des progressistes avec la droite et refuse railleusement d’adhérer à
cette « mystification ». Frère-Orban a la voix étranglée par la colère et
déclare le vote « arraché à la peur ». Féron, en revanche, rayonne de joie. Il
n’y a ni pacte, ni conspiration, s’écrie-t-il, et le peuple est « réellement
émancipé ». Vers sept heures, on crie, « Aux voix, aux voix! » Le projet est
adopté par 119 suffrages (74 votes de droite, 27 de la gauche
progressiste, 18 de la gauche modérée) contre 14 et 12 abstentions.
Une longue salve d’applaudissements salue « la fin de la crise électorale
». M. Beernaert quitte la salle, tête haute, le visage grave, le cœur en paix. Le
décret de dissolution qu’il avait obtenu du Roi, le matin même, n’a pas dû être
extrait de son portefeuille.
Jamais crise ne connut
dénouement plus rapide. Une heure après le vote, le Conseil général du Parti
ouvrier, réuni à la Maison du Peuple, enregistrait l’inscription du Suffrage
Universel dans la Constitution, « première victoire obtenue par pression
de la grève générale ». La lutte serait poursuivie pour la conquête du suffrage
égal mais l’ordre était donné de reprendre immédiatement le travail.
A huit heures et demie Volders
apparaît au balcon du Cygne : «
Ce que vous avez obtenu, déclare-t-il, vous le devez à la grève; vous pouvez
maintenant faire ce que vous voulez. » Une heure plus tard il reprend le même
thème à
En province, il y eut quelques
réactions assez vives. D’une manière générale, le travail fut repris le 19 et
le 20, mais les Borains continuèrent la grève jusqu’au 2 mai. Les salaires
étaient si minimes et la misère si grande! Les rancunes contre la fusillade du
17 se traduisirent par le boycottage des échoppes des marchands montois aux
marchés de Wasmes et de Saint-Ghislain. Le Conseil général du syndicat des
mineurs eut grand’peine à reprendre quelque crédit auprès de ces vaincus,
d’autant plus déçus qu’ils avaient plus ardemment pris parti pour la cause.
Dans l’ensemble, les ouvriers ne surent qui croire : du Peuple, qui leur représentait le Parlement vaincu par la peur
(numéros du 19 et du 20), ou des feuilles démocratiques de droite qui parlaient
de « défaite évidente ». Dans le Journal
de Bruxelles du 20 avril, un correspondant de Liége décrit humoristiquement
le meeting du 18, au soir, à la Populaire.
Le public y acclame d’abord le citoyen Mouzon qui se déclare satisfait. Il
pousse des clameurs enthousiastes: « No gangnan, no gangnan! » Puis il fait une
ovation au citoyen Piedboeuf qui, lui, déclare aigrement que le peuple a été
trompé au profit de la bourgeoisie!
La révision de 1893, événement
capital dans notre histoire intérieure, ne fit pas l’objet de longs
commentaires de presse. A droite, le Courrier
de Bruxelles déplora le fait que le parti conservateur paraissait avoir
cédé aux injonctions de l’émeute. Le Journal
de Bruxelles et le Bien Public se
réjouirent surtout de l’effondrement du parti doctrinaire. A gauche, la Chronique se montra enchantée parce que
l’agitation cessait; l’Indépendance belge,
parce que l’on procédait par étapes; l’Étoile,
parce que la classe ouvrière obtenait la « grande naturalisation politique ».
La Réforme s’abandonna évidemment à
des transports de joie, malgré « l’ingratitude » du Peuple qui, du
jour au lendemain, reprit contre elle sa tactique de coups de boutoir. Quant au
Vooruit, il trouva le mot de la
situation, du moins telle que le prolétariat devait la voir : « Grâce à
nous, la bataille a été à moitié gagnée; grâce à la Réforme, elle a été à moitié perdue. »