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Note
d’intention
« Du gouvernement représentatif en
Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq,
1856, 2 tomes
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TOME 2
(page 149) Le sixième renouvellement
partiel de la Chambre des représentants approchait ; les élections devaient
avoir lieu le 10 juin 1845 (La série sortante
comprenait les provinces suivantes : Anvers, Brabant, Flandre occidentale,
Luxembourg et Namur). La politique du
Ministre de l'Intérieur avait été sévèrement jugée par le corps électoral, il y
avait deux ans : cette fois, le cabinet Nothomb comparaissait, comme en appel,
devant ce haut jury. Bruxelles et Anvers prononcèrent (page 150) contre lui une dure sentence (A
Bruxelles, à Anvers, à Dixmude même, les élections furent libérales : les partisans
du ministère furent éliminés. M. Rogier eut, encore une fois, les honneurs
d'une double élection. Envoyé par Bruxelles et par Anvers, il opta pour cette
dernière ville) ; ils le condamnèrent
à mourir. Le 19 juin, tout le ministère avait donné sa démission ; celle de M.
Nothomb fut acceptée. L'arrêté portait : « En attendant qu'il soit statué sur
les autres démissions, les titulaires continueront à gérer leurs Départements
respectifs. » En quittant le ministère, en 1840, M. Nothomb s'était fait nommer
envoyé extraordinaire à Francfort. Cette fois, le même jour de l'acceptation de
sa démission, il était nommé ministre d'Etat.
Si cet homme
éminent n'avait pas le mérite du désintéressement et de l'abnégation, il avait
au moins celui de la résolution et de la clairvoyance. Courageux à affronter
les dangers d'une situation, il était prompt aussi à en apprécier la portée et
à en accepter les conséquences. Travailleur opiniâtre, stratégiste habile,
administrateur consommé, il ne perdit le pouvoir, pour toujours peut-être, que
pour avoir voulu le conserver trop longtemps. Il eût été l'homme nécessaire, en
bien des circonstances ; le chef obligé de plus d'un ministère, s'il n'avait
eu, comme le lui disait M. de Naeyer, dans la séance du 31 janvier 1845 : «Des
allures peu franches, des procédés peu belges, qui sont les principales causes
de sa faiblesse, de son impuissance pour remplir la mission qui lui est
confiée, avec utilité pour le pays, avec dignité pour le pouvoir. » M. Nothomb
tomba, comme ministre, en se brisant.
Si Dieu donnait,
à la fois, aux mêmes individualités tous les dons de l'esprit et du cœur, ce ne
seraient plus des hommes, ce seraient des anges ! Que si du moins, l'habile
ministre mort, l'éminent écrivain avait voulu revivre, les produits de sa plume
eussent pu consoler du silence de sa voix ; et ses plus ardents adversaires
eussent (page 151) salué les
triomphes de l'historien et tâché, par leurs sincères applaudissements, de
faire oublier les durs reproches adressés à l'homme politique. Espérons pour
lui et pour nous, espérons pour l'honneur de la patrie, que ce vœu se réalisera
un jour. Nous l'émettons ici, comme une marque du regret que nous éprouvons, en
jugeant sévèrement, mais suivant notre conscience, un homme d'Etat, dont
personne plus que nous n'admire la haute intelligence et l'incontestable
talent.
Le chef du
cabinet tombé avait, pendant quatre années, tâché de faire prévaloir le système
de la politique de bascule, à l'aide d'un ministère mixte et, deux fois, le
corps électoral s'était prononcé contre ce système et surtout contre les moyens
mis en œuvre pour le faire triompher. On aurait pu croire que l'on essayerait
d'une combinaison ministérielle homogène, soit franchement catholique, soit
franchement libérale. On jugea la première impossible : quelques efforts pour
réaliser immédiatement la seconde n'aboutirent pas. Une dernière épreuve du
mixte fut tentée.
Mentionnons ici,
en passant, un fait et une doctrine. M. Dolez avait été appelé, par le Roi,
pour recevoir la mission de former un cabinet. L'honorable membre déclara (Annales parlementaires, 1845-1846, p. 48) qu'il avait dû décliner cet honneur pour deux
raisons ; « son insuffisance et ses devoirs de famille. » Le premier
motif était trop humble, pour être acceptable : le second motif était trop
personnel, pour valoir dans la vie politique. Il nous paraît de devoir strict
que le membre du Parlement, qui a contribué à renverser un cabinet, accepte la
mission d'aider à la combinaison qui doit lui succéder. Cela nous semble aussi
rigoureusement obligatoire que de se faire tuer, quand on est père de famille
militaire ; que de s'exposer au naufrage, quand on est père de famille marin.
M. Dolez disait : « On m'a « blâmé de mon abstention. » Mais il plaida
habilement cette (page 152) thèse :
il est utile qu'il y ait au Parlement des hommes, ayant reçu l'offre d'un
portefeuille et ne l'ayant pas accepté ; leur parole et leur vote puisent une
grande autorité, dans ce désintéressement éclatant et notoire. Cela est vrai,
pourvu que ce refus n'ait pas pour résultat d'empêcher son parti d'arriver au
pouvoir, dont il est injustement écarté. M. Dolez est trop homme d'esprit et de
sens pour ne pas l'avoir compris lui-même. Aussi, la crainte d'être mis, une
seconde fois, à une pareille épreuve et d'y succomber, le détermina à quitter,
plus tard, la vie parlementaire. Il laissa un grand vide à la Chambre. Quand on
voit s'éloigner un homme d'un caractère ferme et conciliant, tout à la fois, à
la parole éloquente et sympathique, amis d'abord, et surtout, adversaires
aussi, ne peuvent se défendre d'un vif regret. Plusieurs collègues, et cet
éloge n'avait rien d'exagéré, l'avaient surnommé « le juge de paix de la
Chambre. »
Le sixième
ministère fut formé, le 30 juillet 1845. Il se composait de la manière suivante
: M. Van de Weyer, prenait le portefeuille de l'Intérieur ; M. Dechamps passait
aux Affaires étrangères ; M. d'Anethan conservait la Justice et M. Dupont la
Guerre ; M. J. Malou entrait aux Finances et M. d'Hoffschmidt aux Travaux
publics. La démission de M. de Muelenaere, comme membre ayant voix au conseil,
n'était pas acceptée : M. d'Huart était nommé Ministre d'Etat, membre du
conseil des Ministres et participant, comme tel, aux délibérations du cabinet.
Voilà donc deux gouverneurs de province, siégeant, avec voix délibérative, au
conseil du Roi.
Nous avons dit
pourquoi nous critiquions un pareil procédé (voir
le tome II, livre VIII), quand un seul
trouvait place au ministère ; nous ne saurions donc le louer, parce que deux y
étaient installés. Nous admettons facilement le droit incontestable qu'a le
prince de s'entourer d'autant de conseillers qu'il le juge utile et de les (page
153) prendre dans tels rangs qu'il pense convenable : mais, nous ne
comprenons pas la convenance de la double position de ces titulaires,
inférieurs et subordonnés, comme fonctionnaires ; égaux à leur chef, comme
membres du conseil. Qu'on nous pardonne le mot, au point de vue constitutionnel
et administratif, ils nous apparaissent, dans cet état de cumul, sous la figure
de Maîtres-Jacques, ôtant le tablier de fonctionnaires, pour revêtir l'habit de
ministres ; - cuisiniers administratifs aujourd'hui, régisseurs gouvernementaux
demain. Il est possible que cela assouvisse des amours-propres gourmands et
fasse marcher des dévouements rétifs ; il nous paraît évident que cela rompt
les degrés de la hiérarchie administrative et froisse l'esprit de notre
Constitution.
Avant d'entrer dans
l'examen des circonstances qui amenèrent une telle combinaison ministérielle,
assez fortement constituée pour durer longtemps, et dont cependant le passage
aux affaires fut si court, nous devons dire qu'il y eut une session
extraordinaire, ouverte le 16 septembre 1845, et close le 24 du même mois.
C'était la seizième session des chambres belges. Elle n'eut pas de caractère
politique, car elle n'avait lieu pour d'autre motif que de parer aux besoins
des circonstances.
Au moment même
où les Chambres adoptaient, comme nous l'avons vu, la loi protectrice des
céréales, le prix des denrées alimentaires était loin d'être avili. Mais, sous
l'influence de la mauvaise saison, sous l'influence aussi de ces doctrines,
professées par la majorité, subies par le Gouvernement et qui avaient enrayé
les efforts du commerce, les prix avaient successivement haussé, d'une manière
sensible. La maladie des pommes de terre, terrible fléau qui se manifestait
pour la première fois, avait amené ce résultat plus qu'aucune autre cause. Le
ministère abattu n'avait pas présenté à la sanction royale, avant sa chute, la
loi votée, dont l'origine était si peu constitutionnelle.
En arrivant aux
affaires, le nouveau cabinet, faisant (page 154) taire les
sympathies de sa majorité, avait pris une mesure d'urgence, celle de prohiber à
la sortie le sarrasin et les pommes de terre, et de laisser libres à l'entrée
les céréales, le riz et autres substances alimentaires, sauf le bétail. Après
moins de sept mois, on était déjà loin de la proposition des 21 : parfois les
événements marchent plus vite que certaines idées et les calamités publiques
arrêtent et éclairent l'égoïsme le plus ardent et le plus aveugle. Le rapport,
présentant au Roi les arrêtés du 5 septembre 1845, portait : « Si Votre Majesté
daignait approuver les arrêtés, que nous avons l'honneur de lui soumettre, il
résulterait, dès à présent, de cette décision, que les modifications à la
loi des céréales, votée sous l'empire d'autres circonstances, ne seront pas
revêtues de la sanction royale. » Un arrêté formel n'eût-il pas mieux
satisfait, tout à la fois, et aux conditions de publicité et de franchise,
conditions essentielles de tout Gouvernement représentatif, et au respect dû à
un vote de la Législature, même non sanctionné, qu'une simple allusion dans un
rapport ? Nous penchons fortement à le croire.
La discussion
fut peu longue. M. Delfosse disait : « Le ministre (M. Malou) qui est venu
présenter la loi que nous discutons ; l'honorable collègue (M. de Theux) qui
s'est chargé du rapport, étaient au nombre de ceux qui voulaient une protection
plus forte pour l'agriculture, qui demandaient des droits d'entrée, alors même
que le prix du froment eût été à 23 francs ! Je les félicite de ce retour à de «
meilleurs sentiments ; je les félicite d'avoir accepté une mission que l'on
peut qualifier d'expiatoire. L'événement est venu leur donner une rude
leçon. Espérons qu'elle portera ses fruits, espérons que si un jour (et
puisse-t-il n'être pas éloigné !) le ciel nous accorde encore une récolte
abondante, on ne fera plus d'efforts pour en neutraliser les bienfaits. »
Les Chambres
adoptèrent, à l'unanimité, le projet du Gouvernement, qui prescrivait :
(page 155) 1° La libre entrée, jusqu'au
1er
juin 1846, du froment, seigle, sarrasin, riz, pommes de terre, etc.
Le Gouvernement
pourra accorder remise totale ou partielle des droits d'entrée sur les farines,
le bétail et toute autre denrée non dénommée dans la loi ;
2° Remise du
droit de tonnage, pour l'importation des pommes de terre de bonne qualité ;
3° Prohibition à
la sortie du froment, seigle, sarrasin, pommes de terre, orge, etc. ;
4° Faculté de
prohiber à la sortie les farines, son, mouture, pain et biscuit ;
5° Un crédit de
2,000,000 de francs est ouvert au budget de l'Intérieur pour mesures relatives
aux subsistances. (Loi du 24 septembre 1845. Annales
parlementaires, session extraordinaire de 1845, pp. 1 à 44. Jamais loi
prohibitive ne fut aussi étendue !)
La dix-septième
session s'ouvrit le 10 novembre 1845 (Voir, Pièces
justificatives, tableau n°III, la composition de
la Chambre, en novembre 1845). elle
se prolongea pendant neuf mois, puisqu'elle ne fut close que le 14 août 1846.
Il y eut un ajournement du 24 mars au 20 avril. Le discours du Trône promettait
« le développement de l'enseignement agricole, tant décrié depuis ; la
présentation de la loi sur l'enseignement moyen, » nous verrons ce qu'il en
advint ; « la formation d'une société d'exportation, » qui n'eut pas la force
de naître. Ce discours n'avait aucune couleur politique ; fidèle image de la
position des ministres entre eux : en effet, les membres du cabinet ne
parvenaient à s'entendre qu'à la condition de ne pas parler.
Le Sénat avait
désiré des explications sur les vues politiques du ministère ; la Chambre les
exigea. M. Devaux disait : «Le cabinet veut concilier les hommes modérés des
deux opinions. Eh bien, jusqu'à présent, il n'a concilié que lui« même ! »
L'honorable membre demandait catégoriquement (page 156) qu'on voulût lui dire : pourquoi l'ancien ministère avait
disparu, à quelles conditions des membres de l'ancienne combinaison étaient
entrés dans la nouvelle. M. Malou trouva la demande indiscrète ; il soutint que
la réponse devait consister dans l'ensemble des discussions plutôt que dans une
explication précise. M. d'Anethan vint dire que M. Nothomb s'était retiré,
prématurément peut-être, à cause des élections du 10 juin ; que ses amis et lui
étaient restés, parce que, malgré ces élections, leur position était tenable,
même avec la majorité amoindrie.
Comme si les
élections n'avaient qu'une signification numérique et pas un sens moral, que
les hommes d'État doivent comprendre ! Il fallut le troisième avertissement des
élections de 1847, pour dessiller de tels aveuglements. Après quelques
tentatives infructueuses de faire accepter sa personnalité, avec ses
précédents, pour une garantie et une caution suffisantes, quoique muettes, M.
Van de Weyer vint expliquer la cause véritable de la formation du cabinet ; le
motif déterminant de sa présence à la tête de cette combinaison. « Il était
venu d'outre-mer pour empêcher un crime politique... pour faire obstacle à un
véritable coup d'Etat... pour s'opposer à l'abdication virtuelle de la
couronne... »
Certes, le but à
atteindre valait bien ce petit dérangement. Il avait couru quelques bruits,
dans la presse, sur ces grands dangers, auxquels la Belgique avait été exposée,
sans le savoir ; mais on les révéla ici dans toute leur menaçante réalité.
Voici de quoi il s'agissait. Dans une conversation particulière avec un
personnage, intervenant dans toutes les crises ministérielles - et qui, de ce chef,
doit connaître de jolies choses sur le cœur humain, puisqu'il a vu bien des
ambitions en chemise, - M. Rogier avait dit que, s'il était appelé à former un
cabinet, il pourrait demander le droit éventuel de dissoudre la Chambre. M. Van
de Weyer donnait à cette manifestation d'une intention les grands noms que nous
avons énumérés ; « crime politique, » « coup d'Etat, » « abdication de la couronne. » (page 157) Mais, ce qui n'était ici qu'un projet, devint quelques
mois après une réalité. Cette question rentrera ainsi dans nos études, non
seulement comme théorie, mais comme fait : nous nous réservons de l'examiner
alors à ce double point de vue.
Le ministère
vint proposer un amendement, impliquant l'offre d'un « concours bienveillant au
Gouvernement. » 59 membres l'admirent, 25 le rejetèrent, 4 s'abstinrent.
Parmi les opposants se trouvait M. Dumortier. L'honorable membre avait, dans un
discours adroit, exposé les motifs de sa réserve : il n'était, d'ailleurs, pas
sans se rappeler que M. Van de Weyer s'était nommé, un jour, M. du Fan ; et son
œil scrutateur n'avait pas manqué de voir, dans le portefeuille du ministre, le
mordant pamphlet d'un spirituel écrivain (Simon
Stévin et M. Dumortier, Lettre
à MM. de l'Académie des sciences et belles-lettres de Bruxelles, par Du Fan, Nieuport, MDCCCXLV. Dans ce
pétillant écrit, l'auteur prouve qu'il n'avait pris aux Anglais que leur humour,
leur laissant le spleen et que sa plume habile n'avait rien perdu de
sa finesse, en signant des protocoles. M. Dumortier avait soulevé une
discussion sur la convenance d'ériger une statue à Simon Stévin,
en séance du 20 février 1845. Annales parlementaires de 1844-1848, pp.
868-870. L'académicien-diplomate en prit occasion pour lancer sa boutade acérée
à l'académicien-représentant, ne se doutant pas qu'un jour il se trouverait
devant lui, assis sur la sellette ministérielle, moins commode que le fauteuil
académique).
Dès le début, il
se présenta une discussion, que nous devons mentionner tant pour l'importance
de son objet que pour la singularité de son issue. L'ancien ministre des
finances (M. Mercier) avait présenté une demande de crédit de 646,538 francs
pour le payement des créances arriérées restant à liquider sur les exercices
clos, du chef des traitements d'attente, des traitements et pensions
supplémentaires et de secours annuels. C'était la question des toelagen, wachtgelden, (page
158) jaarlyken onderstand,
que la Législature avait omis de résoudre après 1830, et que le
traité de 1839 mettait à notre charge, à dater de cette dernière époque. Le
motif qui avait porté l'ancien chef du Département des Finances à demander ce
crédit, c'est que le Gouvernement ayant été condamné, à tous les degrés de
juridiction, à payer au sieur Coupez le principal et les intérêts, on
voulait mettre fin à toutes les autres réclamations qui avaient obtenu gain de
cause, en diverses instances.
Le nouveau chef
du Département, considérant qu'une seule décision de la Cour suprême ne formait
pas jurisprudence et que, en outre, les espèces pouvaient être différentes,
avait déposé un amendement, réduisant le crédit à 6,300 francs, pour le seul
payement de la condamnation en cause du sieur Coupez. Il demandait à attendre
la décision judiciaire, par tous les degrés, pour statuer à l'égard des autres
prétendants droit.
La section
centrale ne reconnaissait pas les droits des réclamants, en ce qui concernait
les sommes échues du 1er
novembre 1830 au 19 avril 1839 : elle demandait au Gouvernement de faire des
propositions, pour les sommes dues depuis le traité. M. Dumortier s'opposa non
seulement à la demande de M. Mercier, mais même à celle de M. Malou et ici,
s'élevèrent naturellement les questions du respect dû à la chose jugée, de
l'autorité du pouvoir judiciaire, de l'omnipotence du pouvoir législatif :
questions délicates à discuter et dangereuses même à contester ; source
possible de déplorables conflits. On voulut distinguer entre les droits
politiques et les droits civils, comme si un titre de pension liquidée n'était
pas un titre civil. Au premier vote, l'amendement de M. le Ministre des
Finances en exercice fut écarté par 39 voix contre 20 et 8 abstentions : la
proposition de la section centrale fut admise par 30 voix contre 25 et 11
abstentions. C'était, pour ainsi dire, une loi d'interprétation, sans qu'il y
eût eu conflit judiciaire.
Au second vote,
la Chambre, comme effrayée de la décision qu'elle avait prise (page 159) et qui écartait même la
demande du sieur Coupez, passée en force de chose jugée, rejeta et la
demande primitive du Gouvernement et la proposition de la section centrale,
qu'elle avait d'abord admise. Il est à remarquer, qu'au moment où la majorité
voulait contester le bien-jugé des tribunaux de tous les degrés, elle donnait
une preuve de la fragilité et de l'inconsistance de ses propres jugements. La
question resta en suspens (Annales parlementaires,
1845-1846, pp. 113 à 150. Voir Rapport
de M. Lelièvre, sur la même question qui se
présenta, pendant la session 1855-1856 (Annales parlementaires, pp.
388-395) ; Réquisitoire de M. l'avocat général de la Cour de Cassation Faider (affaire Huysman-d'Honssem,
contre le Ministre des Finances) ; Belgique judiciaire, 4e
année, 1846, p. 55, et l'article intitulé : « La magistrature et la Chambre
des Représentants. » Ibid., p. 48).
Les entrepôts
sont les instruments indispensables de l'activité commerciale d'un pays.
L'entrepôt franc n'est pas la protection absolue, avec toutes ses restrictions
; ce n'est point la liberté absolue, avec toutes ses menaces : c'est, pour
ainsi dire, le vestibule vers la liberté, dont l'industrie indigène tient la
clef. En adoptant un pareil système, on ne fait pas qu'Anvers devienne
Liverpool ou New-York ; mais on empêche que notre métropole commerciale
descende au point de n'être plus que Cadix ou Messine. Le projet établissait
aussi le principe des warrants, c'est-à-dire des titres de propriété, au
moyen desquels les marchandises en entrepôt peuvent faire l'objet d'une cession
par le simple endossement des titres. C'est, en partie, le principe si fécond
du crédit mobilier ; il fut distrait du projet.
On retrouve,
dans cette discussion, l'éternelle lutte de la liberté et de la protection ;-
la muraille fermée des Chinois et les ports ouverts des peuples libres. Les
débats furent longs et un peu confus. La loi établit quatre espèces d'entrepôts
:l'entrepôt franc ; l'entrepôt public ; l'entrepôt particulier
et l'entrepôt fictif. Elle règle tout ce qui est relatif à
l'admission, au placement, à la conservation (page 160) et au mouvement des marchandises. Elle fixe les
attributions et l'administration des divers entrepôts, le recensement et le
règlement des comptes, les pénalités (Loi du 4 mars
1846, adoptée, à la Chambre, par 45 voix contre 7 ; au Sénat, par 24 voix
contre 3. Annales parlementaires, 1845-1846, pp. 165-244, 265, 763, 765).
Le projet de loi
sur la chasse occupa la Chambre pendant douze séances.
Ce fut comme une
récréation que Gouvernement et opposition se donnèrent ; ce fut, pour M. le
Ministre de l'Intérieur, l'occasion de faire briller, dans tout son éclat, son
esprit fin et railleur. Pour le fond, il s'agissait de donner, à ce plaisir des
opulents, des droits et une protection que l'on néglige souvent d'accorder au
travail des nécessiteux. Pour la forme, la discussion fut peu sérieuse. En la
parcourant, on croirait, parfois, lire les joyeux propos d'une halte de
chasseurs, un recueil d'ornithologie. Ceux qui l'ignoraient, purent apprendre
ce qui suit : « Qui n'a pas mangé œufs de vanneau, n'a pas mangé bon morceau !
» - Dans les polders, on peut se passer de baromètre et même des prédictions de
Mathieu Laensberg, car « l'endroit choisi par le
vanneau pour déposer ses œufs, indique si la saison sera sèche ou pluvieuse. »
M. Van de Weyer
répondit que : « il avait entendu, avec plaisir, faire l'éloge des qualités
morales, physiques et intellectuelles du vanneau. » Il répara immédiatement un
oubli dû à son ignorance, - qu'il confessa sans détour, - en admettant le
vanneau dans la classe des oiseaux dignes de protection. Le rossignol et la
fauvette trouvèrent de poétiques défenseurs. Un traitement différentiel fut
établi pour le râle des genêts et son cousin, le râle d'eau. Le lapin fut sur
le point d'être abandonné, sans frein, à ses déprédations souterraines, parce
qu'on avait oublié de dire qu'il serait permis de le prendre au moyen de bourses
; il aurait fallu ajouter et de filets à double allier. Mais, le
vorace animal finit par être mis (page
161) sous la menace d'un paragraphe spécial, où il est dit : en cas de trop
grandes fredaines dudit lapin, « le Ministre de l’Intérieur pourra
autoriser sa destruction , après avoir pris l'avis de la députation
permanente. » La loi donnait ainsi, contre l'abus possible de la
destruction du lapin, une garantie qui avait été refusée, contre l'abus
possible de la nomination du bourgmestre hors du conseil... - On parla latin et
flamand ; on cita Tacite et Horace ; onflit une «
cause grasse, » de ce qui devait être une discussion sérieuse.
Nous demandons
pardon au lecteur du ton que nous avons pris, pour reproduire ces singuliers
débats. Il nous a paru, que nous ne devions pas nous élever au-dessus du niveau
où s'était placée la Chambre, exceptionnellement, il faut le dire.
Au Sénat, la
discussion fut aussi sérieuse qu'elle avait été légère, dans l'autre enceinte.
La question y fut traitée avec la même importance que celle du turbot, au
Sénat romain. Pas un front ne s'y dérida : on ne s'émut pas plus du danger que
pourraient courir les récoltes des fermiers, que de ceux qui menaçaient les
rossignols et les vanneaux. Personne ne parla des lapins. M. Van de Weyer,
comme à l'affût, tint en laisse son esprit vif et un peu will-with-a-wisp. Il fut aussi
grave, cette fois, que la grave assemblée elle-même. Le diplomate !
En somme, les précautions,
en faveur des chasseurs, sont infinies ; les pénalités, contre les délinquants,
sont très fortes ; la responsabilité des maîtres, à l'égard de leurs
serviteurs, est fort étendue. Mais les droits des propriétaires et des
occupants sont moins respectés et moins défendus que par la loi de 1790 (Un poète, qui a composé une satire sur la loi de la chasse, M. P. Z. Lambotte, critique ainsi la longueur des formalités à
suivre en cette occurrence : « Si les lapins goulus ravagent notre blé,
Voici ce que la loi pour ce cas a réglé : Au bourgmestre d'abord, adressez une
plainte. Exposez-lui le fait sans détour et sans crainte. Il ira voir le lieu,
reconnaîtra le mal, Priera le possesseur du vorace animal De détruire au plus
tôt la garenne en partie. Le maître à ses lapins prétend laisser la vie. Il
soutient que le mal est moindre qu'on le dit, Et veut au moins pour eux obtenir
un répit. On ne l'accorde pas. Avis au commissaire, Avis au gouverneur, avis au
ministère ; Recours aux députés qui siègent permanents. Au ministre, rapport
sur tous les éléments De cette grave affaire. Elle touche à son terme. Nous
avons tenu bon et l'autre a tenu ferme. A peine en discutant trois mois se sont
passés, Et nous trouvons nos grains jusqu'à terre rasés... » Nous ne voulons
pas juger les vers, mais nous trouvons la critique fondée). On mit de telles entraves à la délivrance du port
d'armes que (page 162) M. David
s’écria : « On finira par ne plus donner de permis de port-d'armes
qu'aux électeurs ! »
Vaines mesures,
inutiles rigueurs ! Dans certaines localités, l'agglomération de la population
devient si grande et le nombre des chasseurs si exagéré, qu'on y entendra
bientôt pousser ce cri lugubre : « La chasse se meurt ! La chasse est morte. »
(Loi du 26 février 1846, adoptée, à la
Chambre, par 46 voix contre 18, au Sénat par 31 voix contre 2. Annales
parlementaires, 1845-1846, pp. 460 à 600, 678 à 707).
Les ministères
les plus menacés ne sont pas toujours les plus prudents à éviter les occasions
d'attaques. La cession d'une propriété de l'Etat, faite d'une manière
irrégulière, en fournit la preuve. Voici les faits. Une loi du 18 mars 1845,
avait accordé 400,000 fr., destinés à exécuter au palais des princes-évêques de
Liége, les travaux nécessaires pour y établir la demeure du Gouverneur de la
province et les bureaux de son administration. Le motif de l'allocation de ce
crédit était que l'ancien local du Gouvernement provincial avait été incendié.
Une partie du palais était occupée, en ce moment, par une prison de femmes et
par une maison de filles repenties. M. le curé Habets
était directeur de l'un, comme de l'autre établissement.
Alléguant la
nécessité d'entrer en (page 163)
jouissance du palais, M. le Ministre des Finances avait vendu à M. Habets, de la main à la main et pour le prix de
90,000 francs, l'ancien local du Gouvernement provincial incendié, avec ses
dépendances. M. Habets devait y transférer les femmes
détenues et les femmes repenties. A peine cette vente à l'amiable est-elle
connue, que le conseil communal de Liége proteste, et qu'un particulier demande
la vente publique, offrant 100,000 francs, comme mise à prix. C'est dans cet
état que l'affaire se présenta devant la Chambre. Le Ministre des Finances
disait : je n'ai eu en vue que l'exécution de la loi du 18 mai 1845 ; il n'y
avait pas d'autres locaux pour la prison des femmes ; le prix de vente est
suffisant, puisqu'il est celui qu'ont indiqué mes agents. L'opposition répondait
: vous avez eu en vue de favoriser un établissement du clergé ; vous aviez à
votre disposition quatre autres locaux ; la vente est contraire à la loi, pour
la forme ; elle est contraire aux intérêts de l'Etat, pour le fond, car une
expertise contradictoire porte la valeur de la propriété à plus de 150,000
francs, et il a été fait une offre de mise à prix sérieuse de 100,000 francs,
susceptible de surenchères.
L'irrégularité
de l'opération fut encore grossie par la surexcitation des esprits, telle
qu'elle existait en ce moment. Le fait est qu'il n'y avait aucune urgence, ni
aucune raison pour déroger aux règles salutaires qui prescrivent la forme des
enchères publiques, pour la vente des domaines. L'importance de la propriété
commandait de ne pas s'en écarter, cette fois. Après trois jours de vives
discussions, la loi fut adoptée (Loi du 26 février 1846,
adoptée, à la Chambre, par 55 voix contre 24 ; au Sénat, par 30 voix contre 3. Annales
parlementaires, 1845-1846, pp. 413, 555 à 571, 721, 743).
Durant cette
session, plusieurs budgets pour l'exercice 1846 furent tardivement votés ; il
fallut, de nouveau, recourir à l'expédient des crédits provisoires.
Au budget des
Voies et moyens, M. F. de Mérode recommandait un droit de succession en
ligne directe, pour les héritiers uniques : M. Osy renouvelait sa demande
du rétablissement du serment, en matière de successions. M. Frère-Orban,
en présentant son fameux projet, n'avait donc pas droit à un brevet
d'invention, mais il ne devait pas encourir, non plus, autant de reproches. Il
pouvait dire : « Je n’ai point mérité ni cet excès d'honneur, ni cette
indignité ! »
M. le Ministre
des Finances vit plusieurs de ses crédits impitoyablement rognés. M. Malou
s'était donné un secrétaire particulier et demandait, pour cet aide de camp, un
traitement modeste. En écartant cette proposition, la Chambre posa plutôt un
acte d'opposition personnelle au chef de ce département, qu'un redressement
administratif raisonnable.
A la discussion
du budget des affaires étrangères, le chef du cabinet parvint heureusement à ne
pas se voir fermer une bonne porte de sortie. II avait parlé, lors de
l'adresse, de son désintéressement. On eût pu croire, qu'après avoir passé le
détroit, il avait brûlé ses vaisseaux. Sentant peut-être déjà le sol
ministériel trembler sous ses pieds, il vint déclarer, cette fois, que son
poste de Londres resterait ouvert. Ce qui pouvait faire pressentir que bientôt
l'Océan porterait, de nouveau, M. Van de Weyer « et sa fortune. » On ne le
chicana pas trop sur ce point. M. le Ministre de l'Intérieur était, pour les
hommes de la droite, l'amarre qui les attachait au pouvoir ; pour les hommes de
la gauche, la voie par laquelle devait passer la loi libérale de l'enseignement
moyen. On le ménageait, comme on ménage un vieil oncle, dont on doit hériter.
Le point
saillant de la discussion du budget de la justice, fut la question de
l'inamovibilité des desservants succursalistes. Un théologien laïque, un
docteur in utroque jure, M. de Bonne, soutint
la première thèse. Il était armé de toutes (page 165) pièces. Si les usages de la Chambre eussent permis qu'on
s'exprimât en latin - comme bien certainement l'honorable membre était en état
de le faire - on eût pu se croire en Sorbonne. Les conciles d'Arles, de Sardique, de Nicée, d'Antioche, de Carthage et de Trente
furent invoqués avec leurs décrets : Tabaraud, Garcias, de la Luzerne le furent, avec leur autorité.
Sérieusement, M. de Bonne avait mis un grand zèle au service d'une bonne cause.
Dans un remarquable discours, M. Lebeau, négligeant le côté purement
théologique, traita la question en véritable homme d'Etat. Il fit voir
clairement les dangers de la décision prise par M. l'évêque de Liége, soit qu'on
la considérât comme pouvant être portée devant les tribunaux, soit qu'on
l'envisageât comme faisant, un clergé inférieur belge, une position plus
précaire que celle du clergé d'autres pays catholiques.
On avait demandé
ce que ferait le Gouvernement, dans le cas où un desservant révoqué obtiendrait
gain de cause devant toutes les juridictions. Il était échappé à M. d'Anethan,
Ministre de la Justice, de dire qu'il ne respecterait pas une telle décision.
MM. Fleussu, Verhaegen, Dolez firent voir l'énormité d'une telle doctrine. Ce
débat n'amena pas de résultat direct ; de telles discussions n'en
peuvent produire ; mais il mit en lumière le devoir pour tous et chacun, en
Belgique, de respecter les prescriptions légales, de reconnaître la force de la
chose jugée. Pour le fond, en ce qui nous concerne, nous voudrions, de tout
cœur, voir la position du clergé inférieur affranchie de l'arbitraire. Mais
partisan, avant tout, de la séparation complète du pouvoir civil et du pouvoir
religieux, nous dirions aux plaignants : Vous êtes maltraités, c'est fâcheux ;
il fallait examiner ce point avant de vous engager dans le sacerdoce ; vous
saviez alors quelle serait votre position. Vous êtes à nos yeux comme le
citoyen, qui s'étant engagé dans une autre milice, viendrait faire des
doléances sur la dureté de ses chefs, ou sur la rigueur de la discipline.
Souffrez, avec patience, (page 166) votre amovibilité ; de même que vous
devez garder, avec pureté, votre célibat (Annales parlementaires, 1845-1846, pp. 640 à 645, 789).
La discussion
des budgets fut interrompue par les débats sur les lois relatives à la
comptabilité de l'Etat et à l'organisation de la Cour des comptes, que nous
examinerons lorsqu'elles seront adoptées par le Sénat : elle le fut surtout par
une modification ministérielle, que nous devons signaler dès à présent.
Cette crise
fournit un grand enseignement et aux amateurs des ministères mixtes et à ceux
qui contesteraient l'opinion que nous avons déjà émise, à savoir que
l'enseignement comme la charité sont l'abîme qui sépare l'opinion libérale de
l'opinion catholique, l'une des raisons d'être des deux grands partis, qui
portent ces noms.
M. Van de Weyer
était arrivé aux affaires, avec la loyale résolution de n'y point sacrifier son
opinion sur des points essentiels. Il avait eu le tort de ne pas s'assurer,
d'avance, de la possibilité et des moyens de réaliser ce projet. Tout fin
diplomate qu'il fût, il avait rencontré, dans ses collègues, des diplomates
plus fins encore. Dès le mois de février 1846, la lumière fut faite pour lui :
le 2 mars suivant, il avait donné sa démission, aussi bien mais plus
définitivement que les autres membres du cabinet. Il fit connaître cette
circonstance à la Chambre. Les autres ministres ne voulurent pas que le
parlement fût ajourné : mais enfin, un arrêté ministériel, contresigné par M.
d'Anethan, vint suspendre la session du 24 mars au 20 avril. A la rentrée, des
explications, plus claires que celles du Moniteur (Moniteur de 1846, n°95, partie non
officielle), furent fournies et sur les causes
de la chute de l'ancien cabinet et sur les conditions de formation du cabinet
nouveau. M. Van de Weyer s'était retiré parce qu'il n'avait pu s'entendre avec
ses collègues (page 167) sur les
principes essentiels de la loi d'enseignement moyen (Une interpellation adressée par M. Cans, en séance du 16 janvier 1840,
sur la convention relative à l'athénée de Tournai, et les débats, qui
eurent lieu à ce sujet, avaient déjà fait pressentir que M. Vari de Weyer ne
pourrait s'entendre, avec ses collègues, sur la question de l'enseignement
moyen. Annales parlementaires de 1845-1846, pp. 402 et suivantes). : M. de Theux était arrivé, après que d'autres
combinaisons avaient échoué. Résumons ces deux situations.
M. Van de Weyer
succomba dans la mission qu'il avait acceptée, parce qu'il n'avait pas étudié
d'assez près les causes de la fausse position de M. Nothomb. Ils tombèrent,
l'un au début de sa carrière, l'autre à la fin, pour avoir voulu pratiquer le
Gouvernement mixte sans ou contre les catholiques ; tandis que l'essence
de ce Gouvernement est de marcher avec et pour ce parti. Le premier vit son
erreur à l'occasion de la loi de l'enseignement moyen et se retira loyalement :
le second fut joué à la discussion de la loi du jury d'examen et ce mécompte
fut l'une des causes de sa chute trop tardive. On ne pourrait citer un seul
ministère mixte, sous lequel les affaires catholiques n'aient pas été faites à
l'aide d'éléments soi-disant libéraux. Le mixte est un faux pavillon et une
fausse lettre de mer ; il tend à tromper sur l'origine de l'équipage, la nature
de la cargaison et la destination du navire. Ceux qui l'arborent n'échappent à
la dénomination de fraudeurs, que pour être appelés dupes, s'ils parviennent à
établir leur bonne foi.
C'était là, du
reste, et abstraction faite du talent - commun mais dissemblable chez chacun
d'eux, - le seul point de ressemblance entre M. Van de Weyer et M. Nothomb. Le
ministère du premier ne fut, comme on l'a dit, qu'une parenthèse : son œuvre
ministérielle ne forme qu'une brochure, la loi sur la chasse. Point n'était
besoin de cette discussion pour prouver que ce ministre était un homme
d'esprit. Sous ce (page 168)
rapport, M. du Fan aurait suffisamment cautionné. M. Van de Weyer, s'il l'avait
fallu. Le ministère du second fut un des plus longs de notre régime
représentatif : son œuvre ministérielle comprend des volumes, où, à côté de la
loi pour l'enseignement primaire, se trouvent les lois réactionnaires contre
nos libertés communales. Son excellent « Essai » a plus fait, pour sa renommée,
que la dernière partie de son dossier.
Après la
démission du cabinet Van de Weyer, le Roi avait songé à une combinaison
libérale homogène. La force de l'opposition dans la Chambre, les résultats
matériels et surtout moraux de deux élections, l'état de l'opinion publique
autorisaient, indiquaient même cet essai. Cette tentative échoua, à cause des
conditions et du programme mis en avant par M. Rogier et par les amis
politiques, qui consentaient à entrer avec lui dans une combinaison (Voici cette combinaison : MM. Rogier, à l'Intérieur ; Delfosse, aux
Finances ; H. de Brouckere, aux Affaires Étrangères ; d'Hoffschmidt, aux
Travaux Publics ; Chazal, à la Guerre ; Ch. de Bavay, procureur général, à la
Justice. Voir, Annales parlementaires, 1846-1847, pp. 56 à 58, 64,
quelques détails sur les causes d'avortement de cette combinaison). On avait aussi offert le pouvoir de former un
cabinet à MM. d'Hoffschmidt et Dumon-Dumortier,
éléments suffisants pour entrer dans un ministère, mais, dans ce moment,
personnalités, trop peu influentes pour en constituer le pivot. Quelques
anciens ministres avaient même essayé de rester au pouvoir, en s'adjoignant MM.
de Chimay et Orban. On ne peut pas même dire de cette dernière combinaison :
« Elle a vécu, ce que vivent les roses, L'espace d'un matin. »
De tout cet imbroglio
politique sortit le septième ministère, celui du 31 mars 1846, composé de
MM. de Theux, à l'Intérieur ; Dechamps, aux Affaires étrangères ; Malou, aux (page 169) Finances ; d'Anethan, à la
Justice ; général Prisse, à la Guerre ; G. de Bavay, secrétaire général du
ministère des Travaux publics, devenait le chef de ce Département. MM.de
Muelenaere et d'Huart étaient maintenus comme membres du conseil.
Les débats sur
la formation de ce cabinet remplirent neuf séances ; ils furent d'une vivacité
inouïe. Il faut remonter à 1839, pour en trouver d'aussi orageux. Dès le début,
M. Rogier donna lecture de la lettre qu'il avait eu l'honneur d'adresser au Roi
(Annales parlementaires, 1845-1846, p. 1070) et qui
accompagnait le programme du nouveau ministère, dans le cas où Sa Majesté eût
daigné agréer et les personnes et les propositions. Voici ce document : « Bases
politiques sur lesquelles le cabinet se constituerait. »
« 1°
Indépendance respective du pouvoir civil et de l'autorité religieuse.
« Ce principe,
en harmonie avec le texte et l'esprit de la Constitution, doit dominer toute la
politique. Il trouverait notamment son application dans la loi sur
l'enseignement moyen. Rien ne serait négligé pour assurer par voie
administrative, aux établissements laïques, le concours de l'autorité
religieuse ; (Nous croyons trouver ici le germe
de la Convention d'Anvers)
« 2° Jury
d'examen. Le mode actuel de nomination devra subir les changements indiqués
comme nécessaires par l'expérience et conformes à l'esprit de la Constitution ;
« 3° Le nombre
des représentants et des sénateurs devrait être mis en rapport avec
l'accroissement de la population, conformément à l'art. 49 de la Constitution ;
« 4° Retrait de
la loi de fractionnement, et avis conforme de la députation permanente, pour la
nomination du bourgmestre en dehors du conseil ;
« 5° Moyens défensifs
contre l'hostilité éventuelle des fonctionnaires publics ;
(page 170) « 6° Jusqu'aux
élections de 1847, dissolution éventuelle des Chambres :
« a. En
cas d'échec sur les propositions ci-dessus indiquées « sub
n° 1 et 4 : sur une question de confiance, ou le vote d'un budget ;
« b. S'il
arrivait que, par une opposition journalière et combinée, la marche du
ministère fût entravée au .point qu'il ne pût plus rester sans compromettre la
considération du pouvoir ou les intérêts du pays. »
La demande d'une
dissolution éventuelle fut, de nouveau, attaquée comme un empiétement sur le
pouvoir royal. Nous avons promis d'examiner ce reproche ; nous allons le faire.
Pour juger cette
question constitutionnelle, il faut la dégager de tous ses subterfuges, la
poser nettement et se demander : Des hommes politiques, appelés par la
confiance du Roi à former une administration, peuvent-ils, sans blesser la
prérogative royale, mettre à leur entrée aux affaires la condition générale
d'être autorisés à dissoudre le Parlement, sans déterminer le cas spécial et
précis, dans lequel ils feront usage de cette faculté ?
En la discutant,
il convient de tenir compte non seulement de la prérogative royale, mais
aussi de la responsabilité ministérielle. La première résulte, d'après
la Constitution, de l'article 65 : « Le Roi nomme et révoque ses ministres, »
et de l'article 71 : « Le Roi a le droit de dissoudre les Chambres, soit
simultanément, soit séparément ; la seconde réside dans les articles 63 et 64 :
« La personne du Roi est inviolable, ses «ministres sont responsables » ; «
Aucun acte du Roi ne peut avoir d'effet, s'il n'est contresigné par un
ministre, qui, par cela seul, s'en rend responsable. » Donc, le droit du
Roi est absolu : nommer pour ses ministres, qui il veut, dissoudre les
Chambres, quand il lui plaît. Mais il y a aussi, pour le ministre qui entre, un
devoir absolu, c'est la responsabilité. Si l'on applique ces principes aux
faits pratiques, voici (page 171) ce qu'on trouve.
Le Roi, usant de son droit, appelle des hommes politiques, siégeant au
Parlement, et les convie à l'insigne honneur de présider au gouvernement
du pays, de devenir ses ministres, de couvrir la Couronne de leur
responsabilité. Ces hommes se montrent prêts à accepter cette difficile
mission, mais en présence des dispositions de l'opinion publique manifestée par
une ou deux élections, connaissant l'hostilité possible d'une majorité
parlementaire, formée sous l'influence de ministères d'une opinion
différente à la leur, ils pensent que leur présence au pouvoir serait
précaire, sans le droit de dissolution : si la confiance des Chambres venait à
leur manquer, ils croient devoir recourir à un appel au jugement des électeurs.
Ils ne sollicitent pas cette faculté, pour en faire un usage immédiat et à tout
propos : mais ils ont la conviction sincère que, sans ce pouvoir, leur entrée
au ministère n'est pas compatible soit avec les intérêts du pays, soit avec les
légitimes espérances d'un grand parti auquel ils appartiennent, soit avec leur
dignité et leur responsabilité. Ils exposent respectueusement leur manière de
voir sur la situation au Roi, qui examine dans toute sa liberté. Si l'ensemble
des faits politiques et le degré de sa confiance lui indiquent la convenance de
cet essai, le Roi nomme ces hommes politiques ses ministres. Si, au contraire,
dans sa haute sagesse, le souverain pense que, avant d'accorder la faculté de
faire un appel au pays, il convient de charger d'autres hommes politiques de se
présenter devant les Chambres, il charge de ce soin d'autres individualités.
Certes, la situation peut être tendue et difficile ; mais, l'est-elle
plus que lorsque le Parlement, usant de son droit, rejette les mesures
gouvernementales qui lui sont proposées ? Il reste toujours la ressource d'une
administration transitoire, extra-parlementaire, de hauts fonctionnaires, s'il
le faut. Les Chambres acceptent-elles ce cabinet, le jeu de nos institutions
n'est point dérangé, et les prochaines élections viendront apprendre si le
corps électoral maintient la majorité (page
172) qui a accepté ou toléré cette combinaison. Si, au contraire, cette
administration est repoussée immédiatement par la majorité parlementaire, ou
quelque temps après par les résultats électoraux, le Roi avise, dans sa sagesse
et sa liberté, et appelle, soit les hommes qui acceptaient les portefeuilles
avec le pouvoir de dissolution qu'il leur donne, soit d'autres hommes encore,
qui ne demandent pas ce pouvoir. Mais il n'est écrit nulle part, il n'est pas
raisonnable de prétendre que des hommes politiques, des membres des Chambres
surtout, soient obligés d'entrer au ministère, sans conditions, alors qu'ils seraient
convaincus que leur présence aux affaires serait funeste au pays, funeste au
Roi lui-même, s'ils n'avaient la faculté de faire un appel aux électeurs.
Prétendre le contraire, c'est dire que ces hommes doivent marcher les
mains liées, contre un ennemi armé, aspirer à la vie ministérielle avec la
préméditation du suicide et se montrer disposés à exciter par leur chute,
antipathique à l'opinion publique, une émotion autrement vive que ne le serait
celle que cause une dissolution. Dans le cas, qui soulève cet examen théorique,
la condition de pouvoir dissoudre entrava si peu la prérogative de la Couronne,
que le Roi trouva immédiatement un ministère purement catholique, avant de
prendre, pour ses ministres, ces mêmes hommes, accusés d'avoir commis un acte
révolutionnaire, pour avoir émis leur intention de n'entrer au pouvoir qu'avec
le droit de faire un appel constitutionnel au corps électoral. Or, ce
blanc-seing de dissolution, puisqu'on l'a appelé ainsi, est tellement admis,
dans les vieux pays représentatifs, qu'au moment où nous écrivons, lord
Palmerston ne se maintient au pouvoir que parce qu'il a en main le droit de
dissoudre la Chambre des communes, si elle venait à ne pas appuyer le
ministère. L'appel au pays peut être parfois si salutaire, que si Charles X
avait, par une dissolution, consulté l'opinion publique, avant les ordonnances,
la restauration était sauvée, pour quelque temps du (page 173) moins. Si Louis-Philippe avait changé son ministère, en
procédant à des élections générales, la révolution de 1848 ne fût probablement
pas venue affliger la France et faire trembler l'Europe.
Mais, si l'on ne
conteste pas le droit absolu, on contestera peut-être l'opportunité ; on dira :
pourquoi demander le droit de dissolution, en entrant au pouvoir ; pourquoi le
demander sur une autre question qu'une question d'affaire ? Quoi, il serait
permis à un ministère qui occupe le pouvoir, de demander au Roi de dissoudre le
Parlement, et la même faculté serait refusée à un homme politique, chargé de
former un cabinet : il serait constitutionnel de solliciter ce droit, à propos
d'une contribution sur la bière et le genièvre ; et il serait
révolutionnaire de le proposer à propos d'une question de confiance politique,
qui renferme dans ses flancs une catastrophe peut-être !...
Que si de
l'examen des principes généraux on passe à l'examen du fait spécial, voici ce
qu'on peut dire. Le droit de dissoudre les Chambres simultanément ou séparément
est prévu par la Constitution, apparemment pour qu'on en use : c'est une arme
de service, ce n'est point une arme de parade. Or, quel usage plus juste, plus
indiqué que celui qui aurait été demandé en ce moment ? L'opinion publique
s'était montrée contraire au ministère, dans deux élections partielles. Les
grandes villes, les arrondissements les plus importants, sièges des forces
actives de cette opinion, avaient profondément modifié le personnel de la
Chambre, sans avoir encore changé la majorité qui soutenait ce ministère.
Les hommes,
auxquels on offre le pouvoir, sont d'une opinion conforme à celle qu'ont
révélée deux élections, et d'une opinion contraire à celle du cabinet qu'ils
doivent remplacer, contraire, peut-être aussi, à l’opinion de la majorité
parlementaire encore existante, laborieusement formée et maintenue par leurs
adversaires politiques. Accepter le pouvoir, dans de telles (page 174) conditions et sans le droit
de dissolution, eût été un acte puéril pour eux-mêmes, dangereux peut-être pour
le pays. Les faits politiques acquis légitimaient leur prétention : qu'eût-ce été, si on avait pu lire dans l'avenir ? Ils
n'arrivent pas et, en quelques mois, le ministère est brisé, malgré la solidité
de sa constitution et sa force de résistance. Et après ce court intervalle, qui
vient au pouvoir ?
Ces mêmes
hommes, taxés, en ce moment, d'être des révolutionnaires et qui sont portés aux
affaires par l'opinion publique, se manifestant par des signes non équivoques
et dont nous aurons à nous occuper bientôt. En résumé, nous sommes pleinement
convaincu qu'au point de vue théorique et pratique, des hommes politiques
peuvent demander respectueusement au Roi, sans blesser ses prérogatives, le
droit de dissoudre les Chambres, en spécifiant le cas du refus de confiance du
parlement. Il va sans dire, qu'au Roi seul appartient de juger si ce cas existe
(M. Delfosse, un des six révolutionnaires signataires
du programme, ne pouvant, pour cause de maladie, assister à la séance du 27
avril, adressa au président une lettre dont il fut donné lecture. Voici comment
M. Delfosse se défend d'avoir voulu faire abdiquer le Roi. « On nous dit vous
auriez pu dissoudre, quand vous auriez voulu. Ceux qui font ce raisonnement
n'oublient qu'une chose, c'est que le Roi eût été, même après l'acceptation de
notre programme, entièrement libre d'apprécier les faits pour lesquels nous lui
aurions demandé la dissolution ; il n'eût pas suffi que la question nous parût
une question de confiance, que l'opposition nous parût une opposition
journalière et combinée (et remarquez bien que nous avions ajouté dans le
programme : de nature à entraver la marche du ministère au point qu'il ne
fût plus possible de rester, sans compromettre la considération du pouvoir ou
les intérêts du pays). Il eût fallu que Sa Majesté fût du même avis que
nous, sinon elle eût pu nous répondre : « Je ne pense pas que le cas pour
lequel j'ai promis la dissolution soit arrivé, et je ne l'accorde pas. »»). Si au contraire, on a précisé les points, dont le
refus constituerait la non-confiance, le Roi connaissant ces points, peut les
apprécier et, par conséquent, s'il les admet, il n'aliène pas ses prérogatives.
Les parlementaires anglais appelleraient cette doctrine un « truism ».
(page 175) Ce grief fut, cependant, le
grand rempart derrière lequel le cabinet nouveau s'abrita. Les Ministres sans «
venir d'outre-mer, » comme M. Van de Weyer, avaient voulu, comme lui, « sauver
la royauté d'une abdication virtuelle. » L'opposition ne se laissa pas payer de
cette excuse. Chaque Ministre fut pris à partie et soumis à l'examen, dans son
présent et dans son passé. Cela ressemblait à une visite au corps, telle
qu'elle se pratique à la frontière.
M. Castiau
s'attacha, avec sa verve sardonique, à M. de Theux, à propos des lois
réactionnaires ; à M. Dechamps, à propos des opinions et des poésies
républicaines de sa jeunesse. M. Manilius, franc jusqu'à la rudesse, reprocha à
M. Malou d'avoir accepté une haute position des mains de M. Nothomb, dont il
avait flagellé les actes. M. Verhaegen força M. d'Anethan de s’expliquer sur
l'élargissement de Retsin, ce fabricant de reliques qui avait été condamné à
cinq années d'emprisonnement. (Une partie de la
discussion de cette scandaleuse affaire (les pages 1096 à 1104) est arrachée de
l'un des exemplaires des Annales parlementaires, 1845-1846, déposés à la
Chambre. Nous avons remarqué ce procédé stupide, à propos d'autres affaires
scabreuses. Si la Chambre seule possédait ces documents, on comprendrait cet
acte d'Erostrate. Nous n'avions pas personnellement besoin ici de cette partie
des débats. Nous avons eu l'occasion d'apprendre, de la bouche même d'une des
personnes chargées de la liquidation de la succession de Retsin, des choses
incroyables sur ce saint personnage. Ces faits n'appartiennent pas à nos
études. Nous dirons, cependant, qu'on a détruit une grande partie de la
correspondance de cet hypocrite, qui compromettait de hauts personnages, et
que, pour éviter le scandale, le clergé a racheté toutes les reliques, vraies
ou fausses, qui allaient être vendues à l'encan, à Courtrai).
M. d'Elhoungne
prononça deux discours, d'une hardiesse extrême, mais d'une grande élévation
d'idées et de langage. Il disait : « Qu'est-ce donc, Messieurs, qui sépare, qui
écarte, le parti libéral du pouvoir. Ce qui sépare le parti libéral du pouvoir,
c'est cette influence funeste qui pèse sur la Couronne ; c'est cette influence
qui entrave, qui circonvient, qui obsède la Couronne ; c'est cette influence
qui, s'étayant des souvenirs de deux révolutions, menace encore, alors qu'elle
se proclame dans cette enceinte la gardienne des prérogatives de la royauté,
(applaudissements dans les tribunes) Eh bien, Messieurs, si, en ce moment, je
n'hésite pas à signaler avec énergie le mal de la situation, le véritable mal
qui ruine le pouvoir et l'avilit, qui jette dans le pays tous les ferments de
discorde, de mécontentement, d'irritation, c'est parce qu'en homme modéré avant
tout, j'ai dû signaler au pilote, si haut qu'il soit assis, l'écueil qui menace
le vaisseau de l'Etat, afin qu'il l'arrête. »
Il fallut bien
en finir de cette ardente polémique. Le député de Gand avait déposé la
proposition suivante : « La Chambre invite le ministère à déposer les
amendements dont il a annoncé la présentation, afin que les sections puissent
les examiner, en même temps que le projet de loi. » Rien ne semblait plus
juste, ni plus raisonnable, puisqu'il s'agissait d'un projet important, celui
de l'enseignement moyen. Et cependant, le ministère s'y opposa, en attachant à
ce vote l'existence du cabinet. Et chose étrange ! sans avoir consulté,
peut-être, le Roi, M. de Theux vint déclarer : « La situation peut devenir
telle, que la Couronne doive recourir à une dissolution » Malgré cette double
menace, 40 membres votèrent pour la proposition, 50 contre, 1 s'abstint. Le
ministère n'obtenait que 10 voix de majorité. Mais ce qui fut plus terrible
pour lui, que l'opposition des 40, ce fut l'abstention d'un de ses amis, M.
Dedecker, qui dit : « Je n'ai pu, en conscience, voter pour le
ministère, tel qu'il est constitué, parce que je trouve qu'il n'est pas la
conséquence logique des événements qui se sont passés depuis cinq ans ; IL
EST DONC UN ANACHRONISME, SI MEME IL N'est
UN DEFI . » (Jamais les amis politiques de M. de
Decker ne lui ont pardonné cet acte de courageuse
franchise. Ils disaient alors de lui : « Dedecker est un fusil à deux coups,
qui part tout seul : un coup est chargé contre ses adversaires, l'autre contre
ses amis ! » En 1855, quand l'honorable membre devint ministre, un d'eux disait
: « Dedecker est un bon cheval « d'escadron, mais il rue dans les rangs ! »
Voir, pour les incidents de cette crise ministérielle, les explications
données lors de la discussion de l'adresse de la session 1846-1847. M. Lebeau
soutint, sans être contredit, que M. de la Coste avait nommé le cabinet de Theux-Malou
un ministère de miséricorde, un ministère de pis-aller. Annales
parlementaires, 1846-1847, p. 67.) (page 177) Le mot resta. Quel nom plus
dur des adversaires auraient-ils pu donner au cabinet ? M. Malou avait dit,
autrefois, avec plus d'esprit que de prévoyance : « S'il y avait devant vous un
ministère de six MM. Malou et s'il m'était possible de le combattre, je le
combattrais. » Les six-Malou étaient là ; il ne fut pas possible à M. le
Ministre des Finances de les combattre. L'anachronisme ne fut pas long :
mais, pas moins, le défi était lancé.
La loi sur la
comptabilité de l'Etat (Loi du 15 mai 1846) et celle sur l'organisation de la Cour des comptes (Loi du 29 octobre 1846) ont entre
elles de nombreuses affinités. Elles furent adoptées, à l'unanimité par la
Chambre et à la presque unanimité par le Sénat. Dans ces discussions, M. Malou,
Ministre des Finances, déploya une grande connaissance des faits et des besoins
administratifs ; M. de Man d'Attenrode fournit la preuve d'une sérieuse étude
des deux questions, dont le rapport lui avait été confié.
Pour formuler
une bonne loi sur la comptabilité de l'État, nous avions à éviter le mode
obscur et tortueux suivi par le Gouvernement déchu ; nous avions à profiter
aussi des leçons de notre propre expérience. Mais, c'est surtout en France que
nous devions chercher une règle à suivre. Après avoir passé par des désordres
financiers scandaleux, ce grand pays est parvenu, successivement et grâce aux
efforts opiniâtres de spécialités élevées, à introduire l'ordre et le contrôle
le plus (page 178) parfait dans sa
vaste administration financière. Après les nombreux perfectionnements apportés
en cette matière par les Mollien, les Chabrol, les de Villèle, les d'Audiffret, il n'y a plus qu'à glaner pour arriver à une
combinaison satisfaisante. La discussion eut lieu pendant la crise
ministérielle, et cependant, elle fut très approfondie et même très minutieuse.
Beaucoup de dispositions sont empruntées au régime consacré par l'expérience,
en France. La question du caissier de l'État fut longuement débattue : ce
service fut continué à la Société Générale pour favoriser l'industrie, jusqu'au
31 décembre 1849. Il était difficile d'appliquer immédiatement toutes les
dispositions de cette loi ; le Gouvernement fut autorisé à les mettre en
exécution successivement, par arrêtés royaux (Voir les arrêtés royaux des 27 décembre 1846, 27 décembre 1847, 4 mars
1848), de manière que toute la loi fût
obligatoire le 1er
janvier 1848.
En France, les
membres de la Cour des comptes sont nommés par le Roi ; en Belgique, les
Constituants, défiants de tout ce qui venait ou dépendait du pouvoir,
attribuèrent la nomination des membres de cette Cour à la Chambre des
représentants. La pratique a prouvé que c'est cette origine populaire et
élective qui garantit surtout la Cour des influences ministérielles. Mais,
cette indépendance absolue parut à quelques membres exiger un tempérament : M.
Lebeau souleva la question de savoir s'il ne serait pas utile qu'il y eût près
cette Cour un procureur général royal. Il n'y fut pas donné suite, parce que
ces nouvelles fonctions furent jugées d'une constitutionnalité contestable et
d'une utilité douteuse. Une des dispositions importantes de la loi réside dans
l'article 14, relatif au visa de la Cour, obligatoire avant qu'aucune
ordonnance de payement puisse être acquittée par le Trésor. Lorsque la Cour
juge ne pas devoir donner son visa, les
motifs de son refus sont examinés par le conseil des (page 179) ministres. Si les ministres croient qu'il doit être passé
outre au payement, sous leur responsabilité, la Cour vise avec réserve. Elle
rend compte de ses motifs, dans ses observations annuelles à la Chambre.
Certes, voilà des prescriptions salutaires, conciliant la marche des services
publics avec la garantie d'un solide contrôle.
Le projet
primitif limitait l'action de la Cour, en disant : « Le visa est
accordé, lorsque la réalité de la créance est justifiée et que la Cour a
reconnu la régularité de l'imputation. » La section centrale avait proposé la
suppression de cet alinéa. Le Ministre des Finances insista fortement, dans les
deux enceintes, pour son maintien : la suppression fut résolue, à la Chambre
par 37 voix contre 35 ; au Sénat, par 21 voix contre 12. Cette décision nous
paraît bonne : quand une Cour, déléguée par la Chambre, a des doutes assez
sérieux pour refuser son visa, le moins que puisse faire le conseil des
ministres, c'est d'en délibérer, sauf à la Chambre à trancher, s'il y a lieu,
la question en litige.
La reprise de la
discussion des budgets ne présente qu'un point qui mérite d'être signalé ici.
C'est celui de la mise en rapport du nombre des représentants et des sénateurs
avec la population, notablement augmentée depuis quelque temps. Un crédit était
demandé, au budget de l'Intérieur, pour l'opération d'un recensement général de
la population et la formation d'une statistique agricole. L'opposition
demandait qu'on procédât sans retard au recensement, afin qu'il fût satisfait
aux prescriptions des articles 49 et 54 de la Constitution, relatifs à la
composition des deux Chambres.
La droite
soutenait que ce serait là une réforme électorale, puisque l'un de ces articles
dit : « La loi électorale fixe le nombre des députés d'après la population : ce
nombre ne peut excéder la proportion d'un député sur quarante mille habitants.
» C'est donc, disaient quelques membres, à la loi électorale à fixer ce nombre,
qui ne peut excéder le taux indiqué : mais il est facultatif de rester
au-dessous de cette limite. Raisonner ainsi, c'est ergoter : (page 180) car une fois que la
Constitution admet la population comme base du nombre des représentants, plus
on approche du chiffre réel de la population et plus on satisfait à l'esprit de
cette Constitution. Ainsi, une localité peut, par des causes diverses, doubler
en population, dans un court espace : il ne faut pas, par crainte de réforme électorale,
la laisser pour ainsi dire au-dessous de la jauge constitutionnelle. C'est ce
que démontra M. Lebeau, dans un discours rempli de données statistiques,
propres à prouver la nécessité d'un changement (Annales
parlementaires, 1845-1846, p. 1335)
Pour nous,
l'obligation d'augmenter, en ce moment, le nombre des représentants et des
sénateurs n'est pas douteuse. Mais relativement à l'utilité de cette
augmentation, nous dirons qu'avec la loi des incompatibilités, exagérée comme
elle l'a été, elle nous paraît moins évidente. On trouve, même dans les
arrondissements les plus importants, difficilement des candidats convenables
pour qu'on puisse faire des choix nombreux. Peut-être, la Constitution est-elle
allée trop loin, sous ce rapport. Car, ce qu'il faut, pour l'éclat et la
solidité des travaux d'un Parlement, ce n'est pas le nombre, c'est la capacité
des membres qui le composent. Nos constituants auraient-ils eu le don de
seconde vue : auraient-ils tenu compte de l'absentéisme, ce mal
incurable, tout à la fois cause et effet des sessions trop longues ?
Les Chambres
furent successivement saisies, dans le cours de cette session, des trois
traités conclus entre la Belgique, les Etats-Unis d'Amérique, la France et les
Pays-Bas.
Deux essais de
convention avec les Etats-Unis avaient échoué : le premier, en 1840, pour des
causes venant de notre politique intérieure ; le second, à la suite de
l'adoption de la loi des droits différentiels. Et cependant, nous avions le
plus grand intérêt à nous unir plus étroitement avec un pays, producteur de
matières premières et consommateur de produits (page 181) fabriqués. Le traité, qui porte la date du 10 novembre
1845, stipulait des avantages réciproques pour la navigation. Il ne donna pas
lieu à de longues discussions. La loi fut admise, à la presque unanimité, par
les deux Chambres (Loi du 21 juillet 1846. Annales
parlementaires, 1845-1846, pp. 231 à 284, 360 à 377).
Le traité de
commerce avec la France, conclu le 13 décembre 1845, ne fut pas si facilement
voté. On le conçoit, quand on pense aux intérêts nombreux et exigeants,
auxquels une convention avec ce grand pays doit satisfaire. La discussion,
commencée en comité secret, fut poursuivie en séances publiques. M. d'Elhoungne
y prononça un discours qui prouvait qu'il était digne, dès lors, d'avoir au
pouvoir une place, qu'il n'a jamais voulu accepter depuis. Les négociations
avaient été longues et difficiles : elles s'étaient fortement ressenties de l'influence
de l'arrêté du 15 août 1842 et du traité du 1er septembre 1843,
tous les deux relatifs aux vins et aux soieries d'Allemagne.
La France avait
été vivement blessée, non seulement dans ses intérêts matériels, mais encore
dans son sentiment et ses aspirations politiques. C'était, pour ainsi dire,
sous une impression de rancune, que ce Gouvernement puissant avait traité avec
nous. Au fond, la convention nous présentait quelque avantage, au point de vue
de l'industrie linière : mais cette faveur était limitée par le maximum fixé
pour nos introductions à prix réduits, maximum que nous ne devions jamais
atteindre. La manière dont le traité fut appliqué et plus encore les progrès de
l'industrie similaire en France ont singulièrement réduit, dans la réalité, les
fruits que nous nous promettions de ce côté. Nous n'avions pu obtenir ni la
reconnaissance officielle des zones, pour nos houilles, ni la levée de
la prohibition, pour nos draps. La France, au contraire, obtenait des avantages
considérables pour ses vins, ses soieries, ses draperies, ses fils de laine,
ses (page 182) modes.
En somme, en
échange de l'éventualité d'une réduction de 1,300,000 francs de droits sur nos
produits liniers, au cas où nos introductions se seraient maintenues, nous
accordions un dégrèvement certain de plus de 1,200,000 francs sur plusieurs
produits français (Voir, Annales parlementaires, 1845-1846,
p. 1781, les tableaux comparatifs des importations et des exportations entre la
France et la Belgique). Pendant les débats,
il fut question de l'union douanière avec la France, projet dont la réalisation
était difficile, pour ne pas dire impossible, à cause de nombreux obstacles
commerciaux, administratifs et politiques. Et c'est cependant avec cette
décevante utopie que l'on berçait les populations inquiètes des Flandres, en
les poussant à un pétitionnement, aussi peu spontané que d'autres réclamations,
parties de ces deux provinces à propos de questions de l'ordre moral. M.
Dumortier fit admettre qu'on ajoutât à la loi, un article complémentaire,
portant que les arrêtés royaux du 14 juillet 1843 et du 13 octobre 1844,
relatifs à la laine et au coton, auront force de loi (Loi
du 21 juillet 1846, adoptée, à la Chambre, par 37 voix contre 22, et 2
abstentions ; au Sénat, par 29 voix contre 4, et 2 abstentions. Annales
parlementaires, 1845-1846, pp. 1781 à 1852,1891 à 1903).
Le traité avec
les Pays-Bas, signé le 29 juillet 1846, fut discuté en dernier lieu. La
Belgique faisait des concessions sur la pêche, le bétail, quelques fabricats (coatings, duffels). La
Hollande réduisait les droits de sortie sur les produits de ses possessions des
Indes orientales ; donnait des facilités de navigation sur le canal de
Bois-le-Duc, sur l'Escaut et la Meuse ; modérait les droits à l'entrée
de nos tissus de coton, de laine et de lin, sur les tissus mélangés, les
bonneteries, les dentelles et tulles, les verres à vitre, les glaces, les
meubles, les cuirs tannés, le papier, etc. Ces bons rapports entre les deux
Gouvernements présentaient aussi un avantage politique, car ils avaient été
précédés de quelques démêlés, (page 183)
- guerre de tarifs et de représailles (Voir
les arrêtés royaux des 8 et 12 janvier
1846, représailles contre l'arrêté royal hollandais du 5 du même mois). Les Chambres admirent la loi, à de grandes
majorités (Loi du 21 avril 1846, adoptée, à la
Chambre, par 65 voix contre 6, et 6 abstentions ; au Sénat, par 20 voix contre
3, et 2 abstentions. Annales parlementaires, 1845-1846, pp. 1958 à 1981,
1996 à 2006).
Les conventions
avec la Hollande et avec les Etats-Unis étaient de nouvelles brèches faites à
la fragile loi des droits différentiels. Les auteurs de cette erreur
législative vinrent timidement défendre leur œuvre - dernières larmes
paternelles sur le berceau d'un enfant agonisant.
La loi du 4
avril 1843, sur les sucres, n'avait pas atteint son but. Les recettes du
Trésor, après s'être élevées à 3,661,210 francs en 1844, première année de
l'application, étaient tombées, en 1845, à 2,712,665 francs ; c'était une
réduction de produit de plus d'un million. Le Gouvernement remania la loi,
croyant avoir trouvé le moyen de grossir le Trésor, sans blesser cette grande
industrie, puissant ressort du mouvement commercial, source abondante de
revenus : il en résulta des dispositions les plus transitoires de toutes celles
qui ont régi la matière. Le Ministre des Finances déclara que son but avait été
de maintenir la coexistence des deux sucres et de donner à la loi un caractère,
tout à la fois, financier, commercial et industriel. Il voulait assurer un
revenu de 3,000,000 francs, en demandant pour l'administration le pouvoir de
diminuer le taux de la décharge.
Pour le sucre de
betterave, le droit d'accise, fixé à 20 francs par la loi de 1843, était porté
à 30 francs. Ce droit était augmenté de 2 francs pour chaque quantité de
100,000 kil. dépassant 3,800,000 kil., sans que cette augmentation pût aller
au-delà de 40 francs. C'était la limitation de la faveur accordée au
sucre indigène.
Les taux de la
décharge furent fixés :
Pour la
catégorie A (raffinés en pains, mélis, candis), à 66 fr. 66 les 100 kil.
Pour la
catégorie B (cassonades, manqués), au montant de l’accise.
Pour la
catégorie C, à 15 fr. par 100 kil. pour les sirops de sucre de canne et à l3
fr. pour les sirps de sucre de betteraves.
Tout cela était
admirablement combiné sur le papier. Mais les faits ne se plièrent pas aux
combinaisons : le produit de 1846 fut de 2,843,379 francs ; celui de 1847
n'alla pas au-dessus de 1,417,239 francs. Nous verrons donc bientôt reparaître
cette question, toujours soulevée et jamais définitivement résolue. La Chambre,
saisie d'un très bon rapport de M. Loos, avait cependant consacré onze séances
à cette discussion (Loi du 17 juillet 1846, adoptée, à
la Chambre, par 49 voix contre 20 ; au Sénat, par 25 voix contre 12. Annales
parlementaires, 1845-1846, pp. 1450, 1607 à 1766, 1004 à 1933).
Si pleine
qu'elle eût été de débats politiques, cette session ne devait pas être stérile
pour les intérêts matériels, ni les grands travaux publics. Un projet de canal
de Deynze à Schipdonck avait été présenté : il avait pour but d'évacuer les
eaux surabondantes de la Lys, avant leur arrivée à Gand ; de prévenir ainsi les
inondations du bassin de cette rivière et, par suite, en partie les inondations
de la vallée de l'Escaut lui-même. Il devait coûter un million de francs. Ce
projet rencontra des adversaires ardents dans les provinces, mêmes qu'il était
appelé à soulager. Les députés de Gand et de Courtrai l'appuyaient ; les
députés de Tournai et de Bruges le repoussaient. M. Dumortier, au nom du haut
Escaut, mettait en avant son delenda Carthago, la dérivation de Swynaerde,
que M. de Decker redoutait, pour Termonde, comme le
commencement d'un déluge. Bruges, rêvant le retour de son ancienne activité et
stipulant pour une navigation insignifiante, craignait les inconvénients de ce
nouveau déversement dans la voie navigable qui relie entre eux les chefs-lieux
des (page 185) deux Flandres. Gand, pour éviter ce grief,
voulait dès lors, faire admettre le principe du prolongement du canal de
Schipdonck jusqu'à la mer ; ce qui eût augmenté la dépense de 5 millions de
francs.
M. de Muelenaere
proposa un amendement, comprenant le prolongement jusqu'à la mer et la
surveillance de la manœuvre des écluses par une commission dont la majorité
appartiendrait à la Flandre occidentale. Le Gouvernement repoussa la première
partie de l'amendement, accepta la seconde et finit ainsi par obtenir la loi (Loi du 18 juin 1846. Annales parlementaires, 1845-1846, pp. 568,
1150, 1442 à 1519, 1604 à 1650), qui fut
admise à la presque unanimité, moyennant une petite part de 300,000 francs
donnée pour l'écoulement des eaux de l’Escaut supérieur ; une autre part de
500,000 francs, pour le recreusement du Moervaert.
Il y a, dans
cette discussion, une leçon pour le ministère, une leçon pour la
représentation. Il est difficile de faire passer de telles lois, sans établir
une certaine coalition d'intérêts. Ensuite, la prudence devrait conseiller aux
intéressés de se contenter de la mise à exécution d'une partie de ce qui est
dans leurs vœux. Le travail commencé doit se terminer, d'après l'indication des
besoins. Or, évidemment, le canal ne pouvait avoir d'efficacité réelle qu'en
tant qu'il débouchât à la mer. C'est ce qui arriva pour ce projet. Le temps a
fait mûrir cette question ; mais il aura fallu plus de dix ans pour lui faire
porter tous ses fruits.
Nulle entreprise
d'utilité publique n'eut besoin de plus de temps et d'aide, nulle ne passa par
plus de vicissitudes que le chemin de fer du Luxembourg. Compris primitivement
dans le projet de loi des travaux publics du 26 mai 1837, il en fut écarté et
remplacé par un crédit de deux millions de francs, pour construction de routes
ordinaires. Cette fois, en 1846, (page
186) le Gouvernement demandait à pouvoir en accorder la concession :
c'était, pour ainsi dire, lui donner le baptême d'utilité publique. Après, en
1851, vint pour lui la confirmation du minimum d'intérêts : puis, en
1855, les derniers secours de la prolongation du délai d'exécution. Il faudra
peut-être quinze ans pour que cette grande entreprise traverse toutes ses
crises et parvienne à une complète réalisation.
Mais qu'importe,
pourvu qu'elle arrive à bonne fin. Car un immense intérêt national se rattache
à cette communication nouvelle. Ce chemin de fer doit être le lien qui unira le
Luxembourg au centre du pays, auquel il semble être étranger aujourd'hui par la
distance : il sera l'instrument qui mettra en mouvement tant de richesses,
jusqu'à présent enfouies ou inertes. L'industrie, le commerce, l'agriculture,
tout, en un mot, a besoin d'être galvanisé dans cette province. Les deux Chambres
admirent, sans grande opposition, la loi (Loi
du 18 juin 1846. Annales parlementaires, 1845-1846, pp. 1440, 1545 à
1592,1645 à 1673. Par la loi du 23 mai 1847, une prorogation de délai fut
accordée pour l'exécution de ce chemin de fer) qui autorisait la concession du chemin de fer dit de Luxembourg,
c'est-à-dire de Bruxelles par Wavre, Namur, Ciney, Rochefort et Recogne sur Arlon. Il pourra être prolongé jusqu'aux
frontières française et grand-ducale, dans les directions de Longwy et de
Luxembourg. Il y avait, de plus, obligation, pour les concessionnaires, de
faire obtenir au Gouvernement belge la construction du canal de Meuse et
Moselle, depuis Liége jusques à La Roche.
Il n'y eut pas
d'opposition, non plus, au projet de loi de concession du chemin de fer de
Manage à Wavre (Loi du 18 juillet 1846).
Dans le cours de
cette session, les Chambres purent enfin arrêter le règlement des comptes des
exercices 1830 à 1835, retardés jusqu'alors par diverses circonstances : elles
votèrent (page 187) encore quelques
lois secondaires (Loi sur la vente des effets
militaires du 24 mars, et celle sur les ventes de marchandises neuves du 20 mai
1846) et se séparèrent, la session étant
close le 14 août 1846. Mais l'agitation politique, qui l'avait animée, ne
devait pas se renfermer dans son enceinte.
Au milieu de ces
luttes, des partis et de l'effervescence de l'opinion publique, se place un
fait, rare dans notre existence représentative, extraordinaire pour nos mœurs
politiques et qui, à plus d'un titre, mérite que nous nous arrêtions quelque
peu à le décrire et à l'apprécier. Nous voulons parler du Congrès libéral. Jamais
démarche politique n'a été autant exaltée par le parti auquel elle servait
d'instrument ; autant décriée par le parti, contre lequel elle se présentait
comme une menace. Nous nous croyons apte à juger impartialement cet incident,
puisque nous n'avons pas fait partie de cette imposante réunion. Nous étions, à
cette époque, chargé, comme membre d'une députation permanente, de statuer sur
de nombreuses réclamations, en matière électorale : nous craignions de diminuer
notre autorité de juge, en nous mêlant à une démonstration de parti. En citant
ce motif d'abstention, nous n'avons pas en vue de prouver la convenance de
notre conduite d'alors, mais de faire présumer l'impartialité de notre jugement
d'aujourd'hui.
Le Congrès
libéral était-il un procédé conforme aux règles du régime représentatif, comme
le soutiennent les uns ; était-il un acte quasi révolutionnaire, comme le
prétendent les autres ? Pour résoudre ces questions, posons les faits et
descendons dans l'examen du droit et des principes.
Voici les faits
:
Le 14 juin 1846
(Voir une
brochure de 64 pages, ayant pour titre, Congrès libéral de Belgique. Elle
contient le nom des adhérents, le compte rendu des discussions et des
résolutions prises), pendant que les
Chambres étaient encore assemblées, 384 délégués libéraux se réunissent, dans
la salle (page 188) gothique de l'hôtel
de ville de Bruxelles, mise à leur disposition par le conseil communal. On
voit, parmi eux, d'anciens membres du Congrès national ; un membre de la Cour
de cassation et des membres des Cours d'appel ; un juge, de nombreux
bourgmestres, échevins, conseillers communaux et provinciaux ; des présidents
et membres de Chambres de commerce ; des avocats, médecins, industriels,
propriétaires ; des représentants : MM. Delehaye, Manilius, Verhaegen, Devaux,
David, de Bonne ; des sénateurs : MM. Malou-Vergauwen et François Vergauwen ;
de futurs membres des Chambres : MM. Adolphe Roussel, Lelièvre,
Allard, Dautrebande, Alphonse Vandenpeereboom,
De Favereau, Forgeur, Savart, de Sélys,
(M. Landeloos, adhérent, était empêché) ; de futurs
ministres : MM. Frère-Orban, Piercot. Si ce sont là
des révolutionnaires, tremblons ; car la Belgique en est encore remplie.
M. De Facqz, qui présidait l'assemblée, disait dans une
allocution énergique : « Chacun modifiera son allure propre, de manière que
nous puissions tous marcher en avant, mais d'un pas égal, à rangs serrés, en
corps compacte, sous la bannière qui porte cette devise indélébile : La
Constitution, rien que la Constitution, mais toute la Constitution ! » (Tonnerre
d'applaudissements.) « ... Que la Belgique, développant en paix les
institutions qu'elle aura reconquises, hâte l'émancipation des peuples qui
aspirent encore à ce bienfait ; qu'elle montre à ceux qui les gouvernent, que l'ordre
et la liberté peuvent marcher ensemble et s'appuyer l'un sur
l'autre. » (Applaudissements prolongés
dans toutes les parties de la salle.)
Le Congrès prend
la résolution suivante :
« Art. 1er.
Dans tout chef-lieu d'arrondissement, le parti « libéral constituera
immédiatement une société composée de « tous les libéraux qui auront été admis,
au scrutin. » On déterminait le but et l'action de ces associations. Puis, on
arrêta le programme suivant :
« Le Congrès Libéral adopte, pour programme
du libéralisme belge, les articles suivants :
« Art. 1er. Comme principe général :
« La réforme
électorale par l'abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la
Constitution.
« Et comme
mesure d'application immédiate :
« 1°
L'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des
citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité
est exigé par la loi, et de ceux portés en la liste du jury ;
« 2° Un certain
abaissement dans le cens actuel des villes.
« Art. 2. L'indépendance
réelle du pouvoir civil.
« Art. 3. L'organisation
d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de
l'autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de
soutenir la concurrence contre les établissements privés, et en repoussant
l'intervention des ministres des cultes, à titre d'autorité, dans
l'enseignement organisé par le pouvoir civil.
« Art. 4. Le
retrait des lois réactionnaires.
« Art. 5.
L'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs, à raison d'un
représentant par 40,000 âmes et d'un sénateur par 80,000 âmes.
« Art. 6. Les
améliorations que réclament impérieusement la condition des classes ouvrières
et indigentes. »
« VOEU DU
LIBERALISME BELGE.
« Le Congrès
libéral fait des vœux pour l'affranchissement, par tous les moyens légaux, du
clergé inférieur, qui est sous le coup d'une menace incessante de révocation et
dont la constitution civile est impunément violée.
« Ainsi adopté
par le Congrès libéral, en sa séance du 14 juin 1846. »
« Le
Secrétaire, J. Bartels.
« Le
Président, E. De Facqz. »
(page 190) En s'assemblant ainsi, en
prenant ces résolutions, ces citoyens se sont-ils conformés au droit
constitutionnel strict : ont-ils fait de ce droit un usage convenable ?
Examinons.
La Constitution
dit : Art. 14. « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi
que celle de manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf
la répression « des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés. »
Art. 19. « Les Belges ont le droit de s'assembler paisiblement et sans
armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l'exercice de ce droit,
sans néanmoins se soumettre à une autorisation préalable. Cette
disposition ne s'applique point aux réunions en plein air ... » Art. 20.
« Les Belges ont le droit de s'associer ; ce droit ne peut être
soumis à aucune mesure préventive. »
Pourquoi les
membres du Congrès libéral se sont-ils réunis ? Pour « manifester leurs
opinions » sur des matières déterminées. Ont-ils « commis des délits, à
l'occasion de l'usage de cette liberté ? » Aucun : le parquet, à l'œil
vigilant, n'en a pas aperçu et n'a point eu à en réprimer. Leur assemblée
a-t-elle été « paisible et sans armes ? » Elle a été animée, mais point
tumultueuse : ils n'avaient d'autre arme que celle de la parole, qui n'est
point une arme prohibée sous un régime représentatif. Étaient-ils « en plein
air ? » Pas du tout : ils étaient réunis dans la grande salle de l'hôtel de
ville de Bruxelles, théâtre des actes d'indépendance de nos ancêtres, siège
encore de nos modernes libertés.
Donc, cette
réunion n'était pas contraire à notre droit constitutionnel : mais elle pouvait
être contraire, au point de vue de la convenance, à nos propres traditions et à
la pratique des procédés représentatifs d'autres peuples, plus expérimentés que
nous dans la conduite du self-government. Discutons encore ce point de
la question.
Un grand parti
national -diverses élections venaient de lui donner le droit de porter ce titre
- croit, à tort ou à raison, (page 191) que la marche du
Gouvernement est mauvaise pour le bien-être du pays ; il est persuadé
qu'un prompt changement est nécessaire, il se voit en présence d'adversaires,
maîtres du pouvoir, pensant et se mouvant comme un seul homme ; il s'imagine
que le moment est venu pour lui de faire appel à ses adhérents, de se grouper
et de s'entendre. Des citoyens notables, les uns par leur haute intelligence,
les autres par leur position de fortune ou de mandat, tous par leur ardent
patriotisme, conviennent de se réunir et se réunissent en effet. Nous avons
mentionné leurs délibérations et leurs résolutions.
En supposant
même qu'il y eût dans ces résolutions un ou plusieurs points d'une opportunité
douteuse et contestable, nous le demandons à tout juge froid et impartial,
contenaient-elles, comme on l'a dit, des dangers pour la patrie et pour le
régime représentatif ? Certes, il restait au pouvoir législatif et exécutif à
réfléchir sur ce fait et sur ses conséquences, comme il est de leur devoir
d'aviser sur la simple pétition d'un modeste campagnard, du plus infime citoyen.
Pour ces pouvoirs, le point à examiner n'est pas tant de savoir qui leur parle,
que d'apprécier ce qu'on leur dit. Si les observations, si les poursuites du
Congrès libéral étaient peu fondées ou ridicules, on n'avait qu'à passer outre
: chez un peuple sensé et droit, l'injuste et l'absurde ne sont pas à craindre.
Mais si toutes ces observations ou l'une d'elles étaient sérieuses, grands
pouvoirs de l'Etat, vous aviez à en tenir compte, non parce qu'elles venaient
du Congrès libéral, mais parce qu'elles seraient la vérité et le droit.
On dira
peut-être : si le fond des poursuites du Congrès libéral n'était pas
condamnable, la forme, au moins, n'en est-elle pas étrange et inouïe ? Certes,
elle l'est, si vous ne tenez compte que de votre existence de vingt-cinq ans :
non, elle ne l'est pas, si vous compulsez vos vieilles annales, si vous
consultez celles des peuples, nos anciens et nos maîtres (page 192) dans la pratique du régime représentatif. Ne vous souvient-il plus de ce Compromis
des nobles, patriotes au point de ne pas craindre d'être appelés gueux, attachés
à leur souverain au point de prendre pour devise : « Fidèles au Roi, jusqu'à la
besace ? » Cette fois, dans notre siècle d'égalité, un nouveau compromis des
nobles s'est fait par des hommes anoblis par leur naissance, leur intelligence,
leur travail. Appelez-les gueux, si vous l'osez : ils vous répondront :
« Fidèles à la Constitution, jusqu'à la besace ! » (Voir Wauters et Henné, Histoire de la
ville de Bruxelles, t.1, p. 400 à 404. « Tous avaient au cou une médaille
offrant d'un côté le buste de Philippe II, avec cette inscription : « En
tout fidelles au roy ! »
et de l'autre, « deux mains entrelacées, tenant une besace, avec ces mots : « Jusques
à porter la besace ! » ») - Avez-vous oublié le grand, l'immortel O'Connell ? Lui aussi convoquait des assemblées nombreuses
; à sa voix puissante, tout un peuple s'agitait ou se calmait, comme les flots
de l'Océan ; au sein aussi bien que hors du Parlement, il menaçait la commune
patrie d'un cruel déchirement : Repeal, Repeal ! était son cri de guerre et de rescousse.
Reprocheriez-vous, par hasard, au formidable agitateur ses meetings quasi
révolutionnaires, ses processions et ses prières en plein air, sa féconde
contribution pour l'émancipation ? Vous seriez injustes, en le faisant ; car,
sans tous ces terribles moyens, vos frères et nos frères, les catholiques
d'Irlande, seraient encore à l'état d'ilotes et de parias politiques. Et ne
nous dites pas que ces démonstrations effrayantes ne sont tolérables que quand
elles sont pratiquées pour le triomphe des questions de conscience et de foi.
Cobden est là avec sa voix retentissante, pour vous rappeler toutes les
émouvantes péripéties de la ligue des céréales.
Nous l'avons vu
ce puissant jouteur faire frissonner le peuple au mot magique de « pain à bon
marché. » tenir 10,000 personnes attentives à sa nouvelle doctrine, élever au
palais pour (page 193) ses réunions
périodiques, jeter ses paroles et ses aspirations aux mille échos de la presse,
courber sous sa main les vieux préjugés du pouvoir et les puissants intérêts de
l'aristocratie ; en un mot, planter ce gland qui est devenu un chêne, à l'ombre
duquel repose, forte et heureuse, sa chère patrie (Voir Dictionnaire de l'économie politique, par Ch. Coquelin, d'intéressants détails sur
l'origine, les progrès et la victoire de la grande ligue, connue sous le nom de
Anti-corn-law-league. Cette
vaste association avait fait élever un palais, pour ses meetings, Free-trade-Ball, où pouvaient se réunir, à la fois, plus de
10,000 auditeurs. Les ressources financières, à la disposition du comité,
d'abord modestes, s'élevèrent, en 1845, à 500,000 livres sterling (12,500,000
fr.). Le pays était inondé de ses publications ; les frais des élections
étaient supportés par sa caisse ; des hôpitaux pour les ouvriers étaient fondés
par sa munificence. Le succès obtenu, cette puissante machine de guerre
constitutionnelle fut d'abord remisée à l'arsenal, puis démontée : ses
puissants agitateurs déposèrent une puissance, qu'ils ne tenaient que de
la légitimité du but à atteindre).
Devait-il se
taire aussi, ne pas liguer tous ses amis politiques, ne pas lever sa
contribution volontaire et laisser son pays se traîner, longtemps encore, dans
l'ornière des prohibitions qui, grâce à lui et à ses partisans, ont fait leur
temps ? Mais ne cherchons pas dans le passé, ni hors de notre propre pays. En
Belgique, ne voyons-nous pas à chaque instant et sans nous en inquiéter, la
poursuite des intérêts matériels faire naître des assemblées publiques, des
démonstrations puissantes ? Les brasseurs se coalisent, à Malines : les
distillateurs, partout. Et ce que vous tolérez pour la solution des questions
matérielles, vous le condamneriez pour la solution des questions de l'ordre
politique ou moral !
Au moment même
où nous écrivons ces lignes, l'Angleterre nous donne une nouvelle preuve que
les associations, les meetings, l'agitation de l'opinion publique sont
les moyens légitimes, les armes légales de toute réforme. Dans ce puissant
pays, l'aristocratie seule occupe les postes élevés de l'administration : c'est
une série de familles nobles succédant à (page
194) une autre série de familles nobles. On dirait le partage d'un patrimoine.
Certes, ceux qui portent les grands noms se rendent généralement dignes de
cette haute mission, par la direction qu'ils ont donnée à leurs études. Mais
enfin, les derniers événements ont prouvé qu'il faut admettre aux plus hautes
fonctions les plus hautes capacités, quelles que soient leur origine et leur
fortune. Une association se forme, avouant son but de rechercher, par tous les
moyens légaux, « la réforme administrative. » Son comité lance une
adresse au peuple Anglais, à qui elle répète ces paroles de Burke : « Là où il
y a abus, il doit y avoir clameur, car il vaut mieux être réveillé par le
tocsin que de périr dans les flammes. »
Que si l'on
demande : est-il bon de recourir souvent à de tels moyens ; est-il utile de
s'assembler ainsi ?
On peut répondre
: de pareils procédés ne se répètent pas à volonté ; il faut qu'ils aient leur
raison d'être. Pour les associations, comme pour les individus, se munir
d'armes puissantes, en face d'un petit danger, est plus qu'une faute, c'est du
ridicule, du don-quichottisme. Il s'agissait ici d'un point qui touche à l'un
des grands principes des temps modernes, à l’indépendance du pouvoir civil.
A ce point de vue, on pourrait appliquer au fait du Congrès libéral, fait
rare et exceptionnel, ces mots d'un publiciste célèbre : « Lorsqu'il s'élève,
dans la société, une question importante et qu'un principe nouveau s'introduit,
on peut être assuré qu'il y a une cause profonde et naturelle, moins dans la
disposition des esprits que dans la situation générale des choses. » (DE Bonald, Pensées, t.
II, p. 293).
Au fond, les
associations et les discussions publiques, la coalition des intérêts moraux et
matériels sont l'essence, pour ainsi dire, du régime représentatif ; et l'on
voudrait faire regarder de telles associations, discussions et coalitions comme
(page 195) des dangers et même comme
des crimes politiques ! On a prétendu que le Congrès libéral était une
assemblée révolutionnaire, et on a oublié de considérer les noms et la position
des personnes qui la composaient. Ces hommes forment, si l'on peut s'exprimer
ainsi, la tête de la nation, par leur intelligence ; son cœur, par leur
patriotisme ; sa vie matérielle par leur activité et leur industrie. Ce sont
ces hommes qui ont puissamment aidé à faire la révolution de 1830, parce
qu'elle devait être faite ; qui ont empêché une révolution de se faire en 1848,
parce qu'elle n'avait pas de raison d'être faite : sans eux ou contre eux toute
révolution est impossible !
Adversaires de
bonne foi, dont nous repoussons ici les injustes accusations, laissez-nous vous
dire ceci : Si les catholiques se trouvaient dans une position analogue à celle
où se trouvaient les libéraux en 1846, les catholiques auraient aussi recours à
un congrès. Ne nous répondez pas : Jamais ! car nous sommes autorisé à prédire
ce que vous feriez dans l'avenir, par ce que vous avez fait dans le passé. Vous
avez imité les procédés libéraux pour certaines élections ; s'il en était
besoin, vous les imiteriez pour le redressement des griefs. Dans beaucoup de
districts, pendant vingt ans, et aujourd'hui encore, à l'approche d'une
élection, cinq ou six prêtres se réunissent, souvent la nuit : cinq ou six
laïques assistent à ce conciliabule, et là on décide quelles sont les personnes
qu'il faut élire conseiller communal ou provincial, représentant ou sénateur.
La liste, ainsi dressée, est envoyée à tous les membres du clergé, qui la
remettent aux fidèles : nul ne sait d'où elle vient, par qui elle a été formée,
mais on l'accepte de confiance et presque toujours cette liste triomphe. Las de
cette obscure servitude, les libéraux s'assemblent publiquement, discutent le
mérite des candidats, font des scrutins préparatoires auxquels des centaines
d'électeurs prennent part : isolés, ils étaient battus ; coalisés, ils sont
vainqueurs. Leurs adversaires, pendant dix ans, nomment antres ténébreux ces
assemblées publiques ; (page 196) clubs assermentés, des
réunions volontaires où l'on discute et où l'on vote. Mais bientôt le procédé
paraît bon ; on l'imite : Union et liberté se dresse en face de Association
libérale. Ce qu'on avait taxé de monstruosité, on le pratique. Eh bien !
nous le disons : si, ce qu'à Dieu ne plaise, il venait d'assez mauvais jours
pour que votre foi politique ou religieuse fût menacée, nous verrions un
Congrès catholique, comme nous avons vu un Congrès libéral.
Ce que l'on
pourrait objecter, c'est que le but à atteindre ne valait pas l'effort. Or, sur
ce point chaque parti est son propre juge, et l'opinion publique est là, s'il
apprécie mal, pour faire prompte justice de sa prétention. C'est ce qui n'a pas
eu lieu, puisque le Congrès portait ses fruits, un an après, dans les
élections. Une objection plus sérieuse, - celle qu'a faite M. Dolez, - c'est le
danger de la permanence de telles associations. Or, contre ce péril il y a la
difficulté de répéter de tels procédés ; les faits sont venus le prouver. La
seconde session du Congrès n'a pas eu l'importance, ni l'autorité de la
première. Frappez un coup vigoureux contre un objet ; le coup porte, l'objet se
brise. Faites le même effort dans le vide, votre bras seul se démet.
Qu'on laisse
donc là les accusations lancées contre le Congrès libéral : ces exagérations de
langage, employées contre cette réunion, sont bonnes, tout au plus, à effrayer
des enfants et à tromper les simples. Au surplus, les libéraux doivent être
faits, ou ils ne le seront jamais, aux appellations injurieuses. En 1846,
c'étaient des révolutionnaires : en 1850, c'étaient des rouges. Qu'étaient-ils,
en 1848 ? Oh ! alors, on les appelait les sauveurs de la patrie. Pourquoi
faut-il que la mémoire du cœur soit la moins fidèle et la plus courte ?