« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome :
Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)
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LIVRE DEUXIÈME.
LA CONSTITUTION
Progression
des idées et des faits politiques.
(page 295)
Le moment est venu de retracer les débuts si instructifs qui engendrèrent cette
Constitution célèbre, monument impérissable (page 296) de la révolution belge de 1830. Pendant les deux mois qui
venaient de s'écouler, le Congrès avait poursuivi courageusement sa tâche, et
il venait enfin de l'achever quelques jours avant l'installation du régent.
Plus d'une fois on a vu, dans les temps modernes, des peuples qui, après s'être
émancipés, copiaient ou adoptaient servilement des institutions étrangères ;
l'assemblée constituante de la
Belgique, plus fière ou plus éclairée, ne voulut copier
personne. Elle produisit une œuvre originale, appropriée au caractère et aux
mœurs de la nation, fondée sur les plus nobles traditions du pays et résumant
en même temps les progrès qu'il avait accomplis depuis un demi-siècle. Cette
Constitution, après avoir d'abord surpris et inquiété l'Europe, devait quelques
années plus tard lui servir d'enseignement et quelquefois même de modèle.
Novateur parce qu'il était prévoyant, le Congrès belge eut la gloire de
décréter le premier, sur le continent, la séparation complète de la société
religieuse et de la société civile, en même temps qu'il consacrait l'alliance
intime du principe monarchique avec la liberté républicaine.
Pour apprécier avec intelligence la signification
des actes les plus mémorables du Congrès de 1830, il est indispensable de
connaître les anciennes institutions de la Belgique cl de suivre la progression des idées et
des faits politiques depuis la fin du siècle dernier jusqu'au jour où le pays
redevint maître de ses destinées.
Coup
d'oeil sur les institutions de la
Belgique pendant le règne de la maison d'Autriche. — Réformes
de Marie-Thérèse et de Joseph II.
Sous la domination de la branche espagnole de la
maison d'Autriche, puis sous le règne de la branche allemande de la même
maison, la Belgique
était régie par ses propres lois. Le successeur de Charles-Quint et de Philippe
II pouvait exercer une autorité absolue à Madrid ou à Vienne ; mais, dans les
provinces belges, il était obligé, sous peine de déchéance, de respecter des
privilèges qui limitaient son pouvoir. Le roi d'Espagne ou l'empereur
d'Autriche ne portait en Belgique que le titre de duc de Brabant, (page 297) de comte de Flandre, de comte
de Hainaut, etc. ; et, comme tel, il jurait, lors de son avènement, de
maintenir les droits constitutionnels de cette partie de ses États.
Transgressait-il son serment, la nation, ainsi que l'énonçait expressément la Constitution
brabançonne, était dégagée de l'obéissance qu'elle lui devait. Ces anciennes
institutions, presque ignorées de l'Europe avant les tentatives faites par
Joseph II pour les détruire, devaient leur origine à cet amour profond et
opiniâtre de la liberté qui avait rendu, au moyen âge, les communes de Flandre,
du Brabant et de la principauté de Liége les rivales des fameuses républiques
d'Italie.
Nos chartes consacraient la liberté individuelle,
l'inviolabilité du domicile, le droit de remontrance et de pétition, qui
pouvait être exercé par les simples citoyens aussi bien que par les corps
constitués ; elles assuraient l'inamovibilité des magistrats et des officiers
de justice ; elles reconnaissaient la liberté communale ; elles rendaient,
enfin, obligatoire le consentement des états pour la levée de l'impôt, et elles
leur donnaient le droit de refuser les subsides pétitionnés par le souverain.
Il est donc incontestable que les Belges, quoique gouvernés par la maison
d'Autriche, formaient réellement une nation distincte, en possession de
libertés, dont ne jouissaient ni l'Allemagne, courbée sous la féodalité, ni la France, livrée depuis Louis
XIV au pouvoir absolu. « Gouvernés suivant leurs propres lois, assurés de leurs
propriétés et de la liberté personnelle, les Belges, disait un publiciste
anglais (Shaw, Essai sur les Pays-Bas autrichiens, p. 27. Londres, 1788), les
Belges jouissent des plus beaux dons d'une constitution libre, et ils n'ont
qu'à se féliciter, quand ils tournent les yeux sur les pays qui les
environnent, lesquels sont habités par des peuples ou soumis au plus affreux
despotisme, ou libres, mais qui dans leur liberté sont écrasés par des taxes (page 298) dont ces provinces ont le
bonheur d'être exemptes. » Toutefois, il faut bien se garder de croire que tout
était parfait dans les anciennes institutions de la Belgique, Si elles
avaient élevé des barrières contre les envahissements du despotisme, elles
conservaient, d'autre part, des distinctions iniques entre les citoyens.
La religion catholique était la seule religion de
l'Etat, et il fallait la professer pour parvenir aux emplois ; les autres
cultes ne furent légalement reconnus qu'à l'époque où Joseph II publia cet édit
célèbre, qui introduisit la tolérance dans tous les États de la maison
d'Autriche. Les assemblées provinciales, qui avaient la prétention de
représenter la nation entière, ne représentaient en réalité qu'une certaine
catégorie de privilégiés, à savoir : une fraction de la noblesse, une fraction
du clergé (les grandes abbayes), enfin la plus petite partie du tiers état,
c'est-à-dire un nombre limité de villes et de bourgs. L'industrie était le
monopole des corporations et métiers ; l'enseignement publie, livré au clergé,
déclinait dans ses mains.
La
Belgique, qui venait de servir de champ de bataille à
l'Europe pendant un siècle entier, n'avait pu, au milieu de tant de
vicissitudes, perfectionner ses institutions ; elle était plongée dans cet état
de torpeur qui saisit les peuples après de grands désastres. Mais lorsque la France et l'Autriche se
furent réconciliées à Aix-la-Chapelle (1748), Marie-Thérèse, éclairée par des
ministres habiles, porta son attention sur l'administration intérieure de ses
États, et elle eut la gloire de prendre l'initiative dans la voie des réformes.
Le prince de Kaunitz à Vienne, le comte de Cobentzel à Bruxelles, furent les
promoteurs les plus actifs des mesures progressives qui illustrèrent le règne
de Marie-Thérèse. Sous l'influence des nouvelles doctrines qui circulaient dans
l'Europe entière, le premier et le principal soin du cabinet de Vienne fut de
faire prévaloir dans l'administration l'indépendance et même la supériorité du
pouvoir civil. La nomination des (page
299) évêques et des chefs des abbayes était, dans les Pays-Bas, une des
prérogatives du souverain ; et il exerçait le droit de placet sur les bulles
pontificales ainsi que sur les décrets des synodes diocésains. Non seulement le
gouvernement manifesta la volonté formelle de maintenir ces prérogatives, qui
lui étaient contestées par l'autorité spirituelle, mais encore de les étendre. Il publia que, à
l'exception de la prédication de l'Évangile, du soin du culte, de
l'administration des sacrements, en tant qu'ils sont purement spirituels, et du
soin de la discipline interne de l'Église,il n'y avait aucune sorte d'autorité,
aucune prérogative, aucun privilège, aucun droit quelconque, que le clergé ne
tint uniquement de la volonté libre des princes de la terre ; en conséquence,
tout ce que ceux-ci avaient accordé ou établi, et qu'il dépendait de leur bon
vouloir d'accorder ou de refuser, pouvait être changé, et même révoqué tout à
fait par eux, lorsque le bien général l'exigeait, et qu'aucune loi fondamentale
de l'État n'y mettait obstacle. L'autorité du sacerdoce, ajoutait-il, n'était
pas même arbitraire et entièrement indépendante quant au dogme, au culte et à
la discipline : le maintien de l'ancienne pureté du dogme, ainsi que la
discipline et le culte, étant des objets qui intéressent si essentiellement la
société et la tranquillité publique, que le prince, en sa qualité de souverain
chef de l'État, ainsi que de protecteur de l'Église, ne pouvait permettre à qui
que ce fût de statuer sans sa participation sur des matières d'une aussi grande
importance (Analectes belgiques, ou Recueil de pièces inédites, etc,, publié par M.
GACHARD. Bruxelles, 1830, p. 466). Conformément à ces maximes, le
gouvernement sécularisa l'enseignement secondaire, après la suppression de la Compagnie de Jésus qui
dirigeait le tiers des collèges de lu Belgique, replaça l'université de Louvain
sous la surveillance immédiate de l’autorité, et posa des restrictions aux
acquisitions des gens de mainmorte pour (page
300) combattre l'immobilisation de la propriété territoriale. C'était un
acte de haute prévoyance ; car, à cette époque, le clergé possédait en Belgique
les trois quarts des biens .territoriaux, dont deux tiers, au moins,
appartenaient à des corporations religieuses.
Caractère
de la révolution belge de 1790. Société nouvelle engendrée par la révolution
française.
Malgré ces mesures et d'autres encore, qui
froissaient les intérêts de la classe la plus influente, Marie-Thérèse conserva
sa popularité dans nos provinces, parce qu'elle n'eut garde de violer
ouvertement les constitutions nationales. Joseph II se montra moins circonspect
que sa mère : n'ayant en vue, comme il le disait, que le bonheur de ses
semblables, il voulut précipiter la marche du temps et accomplir en quelques
années ce qui ne pouvait être que l'œuvre de plusieurs générations. Dans cette
tentative imprudente, Joseph II vint se heurter contre les privilèges de la Belgique. Toutefois,
la suppression des couvents « inutiles », la fermeture des séminaires
épiscopaux et la création du séminaire général de Louvain, n'auraient pas suffi
pour déterminer une révolution ; mais la nation, jusqu'alors libre, se sentit
cruellement blessée par d'autres mesures qui tendaient à substituer le
despotisme autrichien aux droits constitutionnels de la magistrature et des
assemblées provinciales. Cette révolution devint malheureusement une calamité,
parce que le peuple était encore trop peu éclairé pour soutenir les hommes
prévoyants qui auraient voulu établir en 1790 l'indépendance de la Belgique sur des bases
solides, pour apprécier les nobles intentions des citoyens qui demandaient que
la représentation nationale fût composée de députés, choisis par tout le
clergé, par toute la noblesse, par toutes les villes et les villages. La
minorité fut vaincue, et les privilégiés purent donner un libre cours à leur
égoïsme, à leur esprit de caste. Dès ce moment, la révolution, commencée sous
d'heureux auspices, ne fut plus qu'une réaction aveugle, téméraire , violente,
non seulement contre le despotisme autrichien, mais aussi contre toutes les
idées généreuses qui devaient bientôt (page
301) changer la face de l'Europe. Quand elle se fut suicidée par ses excès,
l'empereur Léopold, frère de Joseph II, recouvra la souveraineté des Pays-Bas
autrichiens, sous la condition qu'il maintiendrait les constitutions telles
quelles existaient pendant le règne de Marie-Thérèse.
Tandis que la majorité se rattachait avec énergie à
ces institutions vieillies, la
France républicaine arracha nos provinces à l'Autriche et
leur imposa, par le droit de conquête, les principes d'égalité et de tolérance
que Napoléon devait ensuite consacrer dans ses codes et dans ses lois. Toutes
les traditions du moyen âge disparurent ; et la société nouvelle, engendrée par
la révolution française, ne se composa plus que de citoyens ayant les mêmes
droits. Mais si les idées théocratiques et féodales, autrefois dominantes en
Belgique, eurent pour adversaires les générations nouvelles, elles conservaient
des partisans inébranlables parmi les acteurs et les contemporains de la
révolution brabançonne. A la chute de l'empire français, et pendant que les
armées autrichienne et prussienne occupaient la Belgique, on vit les
classes autrefois privilégiées sortir de leur assoupissement et demander le
rétablissement de l'ancienne Constitution, pour qu'elle refleurit sous le
sceptre de François II. Les « métiers » et les « nations »,
principaux corps représentatifs de la commune sous l'ancien régime, pétitionnèrent
à Bruxelles, à Gand, à Louvain, à Bruges et dans d'autres localités, pour
obtenir des représentants des puissances alliées la reconstitution de la Belgique autrichienne. «
C'est, disaient les syndics des nations de Bruxelles, c'est la Belgique, telle qu'elle
existait sous l'auguste maison d'Autriche, qui doit renaître. Ce sont ces
belles lois anciennes qui ont fait fleurir la Belgique qui doivent
renaître avec elle, et anéantir à jamais les lois révolutionnaires de
Bonaparte. » (Bulletins de la commission royale d'histoire, t. XII). Le
représentant de la (page 302)
Prusse, le duc de Saxe-Weimar, cet ami éclairé de Schiller et de Goethe,
répondit sagement que les institutions humaines doivent se modifier d'après les
exigences sociales de chaque époque, et qu'il serait dangereux de rétrograder,
même au nom du bon droit, vers un passé qui n'était plus en harmonie avec le
présent. Quant au représentant de l'Autriche, le baron de Vincent, fatigué des
représentations impérieuses des partisans de l'ancien régime, il fit ordonner
des poursuites judiciaires contre les syndics des nations de Bruxelles, comme
perturbateurs du repos public !
Les partis
en Belgique en 1814. M.
le prince de Broglie, évêque de Gand. Mémoire adressé par les vicaires généraux
du diocèse de Gand au congrès de Vienne.
Le sort de la Belgique était déjà fixé ; elle allait être
réunie à la Hollande.
L'acte du 21 juillet 1814, par lequel le prince d'Orange
acceptait la souveraineté des provinces belges, suivant les conditions arrêtées
par les ministres des hautes puissances pour réaliser le bien-être réciproque
de la Belgique
et de la Hollande,
cet acte célèbre contenait les dispositions suivantes : « Cette réunion devra
être intime et complète, de façon que les deux pays ne forment qu'un seul et
même État, régi par la
Constitution déjà établie en Hollande, et qui sera modifiée
d'un commun accord d'après les nouvelles circonstances. Il ne sera rien innové
aux articles de cette Constitution qui assurent à tous les cultes une
protection et une faveur égales et garantissent l'admission de tous les
citoyens, quelle que soit leur croyance religieuse, aux emplois et offices
publics. » Cette dernière clause indisposa vivement le clergé belge ; non
seulement elle lui parut une menace contre le culte catholique, mais il la
considéra aussi comme un obstacle au dessein qu'il avait formé de ressaisir son
influence politique par le rétablissement de ses anciens privilèges. Dans
toutes les provinces, à l'exception du grand-duché de Luxembourg, le clergé se
montra infatigable pour entraver le nouvel ordre social.
M. le prince de Broglie, évoque de Gand, était le
chef de cette opposition. Il joignait à un esprit cultivé et à l’usage du grand
(page 303) monde une volonté
énergique dans tout ce qui concernait l'exercice des fonctions épiscopales.
Après avoir d'abord joui d'une haute faveur auprès de Napoléon, qui l'avait
fait passer en 1807 du siége d'Acqui en Piémont sur le siége plus important de
l'ancienne capitale de la
Flandre, il n'avait pas craint de braver celui qui venait de
briser la souveraineté temporelle de Pie VII à Rome. Appelé au concile tenu à
Paris en 1811, M.
de Broglie fut du petit nombre des prélats qui contestèrent à l'empereur le
droit de faire confirmer les évêques français par le métropolitain, dans le cas
où, après notification, le pape leur refuserait l'institution canonique. Traité
en prisonnier d'État, incarcéré a Vincennes, exilé à Beaune, puis déporté dans
l'île de Sainte-Marguerite, sous prétexte qu'il continuait de correspondre avec
ses grands vicaires, M. de Broglie, après bien des souffrances, avait été
ramené à Beaune, où il se trouvait à la chute de l'empire. Très aimé des
populations catholiques de la
Flandre, qui le considéraient presque comme un martyr, M. de
Broglie rentra triomphalement à Gand, le 22 mai 1814. Malgré une forte pluie,
la population presque entière s'était portée à sa rencontre, et toutes les rues
étaient brillamment décorées. Lorsqu'il fut rétabli sur son siége, M. de
Broglie, puisant une force nouvelle dans les souffrances qu'il avait endurées,
ne daigna point ménager les susceptibilités du prince d'Orange. Il eut
l'imprudence de publier un mandement dans lequel il exprimait le regret que les
provinces belges ne fussent pas réunies à la France sous le sceptre de Louis XVIII. Là ne se
bornèrent même point ses attaques contre le nouvel ordre de choses ; ne gardant
plus aucune mesure, il afficha bientôt des prétentions qui tendaient à ramener la Belgique aux premiers
temps de la domination autrichienne. Le 3 octobre 1814, les vicaires généraux
du diocèse de Gand, en l'absence et suivant l'intention expresse de M. de
Broglie, adressèrent au congrès de Vienne un mémoire dans lequel ils
demandaient le rétablissement (page 304)
des anciens privilèges dont jouissait le clergé catholique, la proscription des
cultes dissidents, le rétablissement de la dîme, la restauration des couvents
et le rappel des jésuites, pour qu'ils fussent chargés de l'éducation de la
jeunesse (Note de bas de page : … Si l'on ne jugeait pas à propos de rendre à
la Belgique
ses antiques et véritables institutions, disaient les mandataires de l'évêque
de Gand, nous supplions les hautes puissances, assemblées dans le congrès de
Vienne, de stipuler dans le traité définitif de cession des provinces belges à
S. A. R. le prince d'Orange les articles suivants de garantie en faveur de
notre sainte religion : 1° Tous les articles des anciens pactes inauguraux,
constitutions, chartes, etc., seront maintenus en ce qui concerne le libre
exercice, les droits, privilèges, exemptions, prérogatives de la religion
catholique, des évêques, prélats, chapitres, avec cette exception que le prince
souverain et son auguste famille seront libres de professer leur religion et
d'en exercer le culte dans leurs palais, châteaux et maisons royales, où les
soigneurs de sa cour auront des chapelles et des ministres de leur religion,
sans qu'il soit permis d'ériger des temples hors de l'enceinte de ces palais,
sous quelque prétexte que ce soit... — 6° Il est absolument nécessaire que la
dotation du clergé soit irrévocablement fixée, et qu'elle soit indépendante de
l'autorité civile. Pour cet effet, il suffirait de rétablir la dîme. En
revanche, la contribution foncière pourrait être diminuée d'un cinquième, et la
dîme imposée d'un cinquième... — 8
L'entier rétablissement de la religion catholique avec
tous les droits et prorogatives y attachés suppose la liberté donnée aux
corporations religieuses de se réunir et de vivre suivant leur vocation. U'n
des plus excellents moyens, et peut-être le seul qui existe aujourd'hui, d'assurer aux jeunes gens une éducation qui
réunit tout à la fois l'esprit de la religion et les talents les plus éminents,
serait de rétablir les jésuites dans la Belgique. »). Tels étaient alors les
vœux du clergé, car il avait les mêmes désirs que M. de Broglie, et il en
poursuivait la réalisation avec témérité.
Avis aux
notables chargés de voler sur l'acceptation de la loi fondamentale. Jugement
doctrinal de l'épiscopat, par lequel il condamne le serment exigé des membres
de la représentation nationale et des fonctionnaires.
Lorsque les notables de la Belgique eurent été
convoqués pour voter sur l'acceptation de la loi fondamentale du royaume, un
avis, émané du clergé, leur fut adressé dans le but d'attirer leur (page 305) attention sur les
dispositions qui décrétaient la tolérance. « En examinant à fond cette
question, disait-on aux notables, vous aurez sans doute déjà remarqué que cette
liberté indéfinie, cette protection générale de tous les cultes dans un État, est
un dogme politique d'invention moderne ; qu'il doit sa naissance et sa
réputation à cet atroce philosophisme, qui a été pour toute l'Europe, pendant
plus de vingt ans, une source intarissable de calamités publiques ; qu'en
supposant toutes les religions également bonnes, et en le supposant dans un
acte solennel approuvé hautement par les principaux habitants d'une grande
nation, c'est annoncer publiquement une profonde indifférence pour la seule
vraie religion établie par Jésus-Christ ; c'est entraîner peu à peu les peuples
de la Belgique
dans cet abîme, creusé par la philosophie du XVIIIe siècle. » Pour faire
disparaître les scrupules des consciences les plus timorées, le gouvernement
invita les notables à ne pas considérer les stipulations contenues dans les
articles relatifs au culte comme étant au nombre de celles sur l'acceptation
desquelles ils étaient appelés à voter. « Ces stipulations, disait-il, n'ont
été insérées dans le projet de constitution, que parce que, sanctionnées par
les puissances réunies au congrès de Vienne, elles étaient au nombre des
conditions réglées pour la réunion de la Belgique et des Provinces-Unies, et sont, comme
telles, devenues principes fondamentaux des lois du nouveau royaume. Il ne
peut, dans les circonstances actuelles, s'agir de consulter la nation sur
l'acceptation de l'une des conditions auxquelles les puissances qui viennent
d'établir le nouveau système politique de l'Europe ont attaché l'établissement
de la monarchie des Pays-Bas et ont placé ce royaume sous la souveraineté de
notre auguste monarque. Messieurs les notables peuvent donc, dans l'examen de la Constitution, faire
abstraction des articles dont il s'agit, et les considérer comme des
stipulations qui, par leur nature, (page
306) devaient faire corps avec l'ensemble des dispositions
constitutionnelles de l'État, mais qui étaient définitivement sanctionnées
avant la rédaction de ces dernières, et dont il n'était plus permis de se
départir dès que la convention de Londres les avait réglées » (Circulaire
adressée à MM. les présidents des assemblées des notables, par S. E. le
secrétaire d'État Van der Capellen, le 8 août 1815). Malgré
les efforts du gouvernement pour neutraliser les exhortations du clergé, elles
triomphèrent, et contribuèrent beaucoup à faire rejeter la loi fondamentale par
les notables de la Belgique
; en effet, un certain nombre d'opposants déclarèrent que leurs votes négatifs
étaient motivés par les articles relatifs au culte.
On sait que la loi fondamentale, quoique rejetée par
la majorité des notables, fut cependant promulguée. Le clergé, voyant son
espoir déçu, manifesta avec plus de force ses regrets et son mécontentement.
Aux termes de la
Constitution, les représentants de la nation devaient jurer
l'observation de toutes les dispositions qu'elle renfermait. Les évêques
publièrent un JUGEMENT DOCTRINAL, dans lequel ils déclaraient qu'aucun de leurs
diocésains ne pouvait prêter ce serment sans se rendre coupable d'un grand
crime. « Jurer de maintenir la liberté des opinions religieuses et la
protection égale à tous les cultes, qu'est-ce autre chose, disaient les
évêques, que de maintenir, de protéger l'erreur comme la vérité ? — Jurer de
maintenir l'observation d'une loi qui rend tous les sujets du roi, de quelque
croyance religieuse qu'ils soient, habiles à posséder toutes les dignités et
emplois quelconques, ce serait justifier d'avance et sanctionner les mesures
qui pourront être prises pour confier les intérêts de notre sainte religion
dans ces provinces si éminemment catholiques à des fonctionnaires protestants.—
Jurer d'observer et de maintenir une loi qui met dans les mains du gouvernement
(page 307) le pouvoir de faire
cesser l'exercice de la religion catholique, lorsqu'il a été l'occasion d'un
trouble, n'est-ce pas faire dépendre à l'avenir, autant qu'il est en soi,
l'exercice de notre sainte religion de la volonté de ses ennemis et de la
malice des méchants ?—Jurer d'observer et de maintenir une loi qui suppose que
l'Église catholique est soumise aux lois de l'État, c'est manifestement
s'exposer à coopérer à l'asservissement de l'Église.—Jurer d'observer et de
maintenir une loi qui attribue au souverain, et à un souverain qui ne professe
pas notre sainte religion, le droit de régler l'instruction publique, les
écoles supérieures, moyennes et inférieures, c'est lui livrer à discrétion
l'enseignement public, c'est trahir honteusement les plus chers intérêts de
l'Église catholique. — Jurer d'observer et de maintenir une loi qui autorise
les états provinciaux à exécuter les lois relatives à la protection des
différents cultes, à leur exercice extérieur, à l'instruction publique,
n'est-ce pas confier les plus grands intérêts de la religion à des laïques ? —
Jurer de regarder comme obligatoires, jusqu'à ce qu'il y soit autrement pourvu,
et de maintenir toutes les lois qui sont maintenant en vigueur, ce serait
coopérer évidemment à l'exécution éventuelle de plusieurs lois anticatholiques
et manifestement injustes que renferment les Codes civil et pénal de l'ancien
gouvernement français, et notamment celles qui permettent le divorce, qui
autorisent légalement des unions incestueuses condamnées par l'Église, qui
décernent contre les ministres de l'Évangile fidèles a leur devoir les peines
les plus sévères, etc. ; toutes lois qu'un vrai catholique doit avoir en
horreur. — Il est encore d'autres articles, ajoutaient les évoques, qu'un
véritable enfant de l'Église ne peut s'engager, par serment, à observer et à
maintenir :« tel est en particulier celui qui autorise la liberté de la presse.»
(Note de bas de page : Ce manifeste portait les signatures du prince
Maurice de Broglie évêque de Gand ; de Charles-François-Joseph
Pisani do la Gaude,
évêque de Namur ; de François-Joseph, évêque de Tournai. Avaient adhère : J.
Forgeur, vicaire général de l'archevêché de Malines, et J.-A. Barrett, vicaire
général cap. de Liége).
M. le
prince de Méan, archevêque de Malines.
(page 308)
Le Jugement doctrinal eut un immense retentissement, effraya les consciences timorées
et menaça pendant quelque temps les provinces belges d'une anarchie complète
par suite de la difficulté que l'on éprouva de pourvoir au service de l'État (Note de
bas de page : « Placé alors à la tète de l'administration de la province
d'Anvers, je sais contre combien de difficultés j'eus à lutter, afin de trouver
des sujets pour les fonctions publiques, que tout le monde convoitait en secret
sans oser les demander, ni même les accepter lorsqu'elles leur étaient offertes
; et quand, par des raisonnements solides, je cherchais à combattre de vains
scrupules, je ne reçus presque jamais d'autre réponse que l'équivalent de
celle-ci : — Notre conviction est entièrement conforme à la vôtre. Rassurez les
personnes qui nous sont chères, et celles dont nous avons du bien à espérer ou
du mal à redouter; trouvez les moyens de les soustraire à une puissance occulte
que nous combattons en vain, et nous serons trop heureux de prendre rang parmi
les fonctionnaires de l'État. » ( M. de KEVERBERG, du Royaume des Pays-Bas,
t.1, p. 433.)) M. le comte de Méan, dernier prince-évêque indépendant de Liége, et
désigné pour l'archevêché de Malines, vint enfin rassurer par son exemple les
catholiques. Ayant été nommé par le roi membre de la première chambre des états
généraux, il consentit à prêter le serment constitutionnel, mais après avoir
prévenu le monarque que si le souverain pontife venait à condamner la
prestation de ce serment, il se soumettrait sur-le-champ à cette décision
suprême. Loin de repousser ce moyen de conciliation, le roi autorisa ses
gouverneurs dans les provinces à recevoir les serments que les fonctionnaires
voudraient prêter sous les mêmes réserves. (Note de bas de page : M. de
Gerlache, dans son Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 337, ajoute les
détails suivants : « M. de Méan ayant été appelé par Guillaume à l'archevêché
de Malines, le saint-père refusa de lui expédier ses bulles, s'il ne modifiait
le serment pur et simple qu'il avait d'abord prête a la Constitution. Alors
M. de Méan se hâta d'annoncer (le 18 mai 1817) : qu'en jurant de protéger
toutes les communions religieuses de l'État, c'est-à-dire les membres qui les
composent, collectivement ou individuellement pris, il n'avait entendu leur
accorder cette protection que a sous le rapport civil, sans vouloir par là
approuver, directement ni indirectement, les maximes qu'elles professent et que
la religion catholique proscrit. » Le pape s'étant contenté de cette
explication, en exigeant toutefois qu'elle fût rendue publique par la voie des
journaux, préconisa M. de Méan le 28 juillet suivant. Dès lors les catholiques
les plus scrupuleux. Offrirent de prêter lé serment dans le sens de M. de
Méan. »)
La loi
fondamentale du royaume des Pays-Bas.
(page 309)
La loi fondamentale de 1815 instituait une monarchie représentative, mais en
lui donnant pour base un gouvernement, essentiellement royal. Le roi seul était
l’âme vivifiante du corps politique ; seul, il décidait constitutionnellement
de toutes les questions administratives ainsi que de toutes les propositions de
loi à soumettre aux délibérations des représentants de la nation. Toutefois,
avant de prendre une décision, il était obligé de consulter le conseil d’État,
composé de vingt-quatre membres au plus, choisis, autant que possible, dans toutes
les provinces du royaume. Le conseil d'État était entendu sur toutes les
propositions que le monarque faisait aux états généraux, sur les propositions
émanées de la représentation nationale, enfin sur toutes les mesures générales
d'administration. Ce mode de gouvernement excluait la responsabilité
ministérielle ; l'inviolabilité royale couvrait les chefs des départements, qui
n'étaient que les agents dociles du chef de l'Etat. En résumé, le roi régnait
et gouvernait ; avant d'agir, il consultait le conseil d'État ; puis, il
statuait seul et d'après ses propres convictions. Les états généraux, qui
devaient s'assembler une fois au moins par an, étaient divisés en deux chambres
: la première, composée de quarante à soixante membres nommés à vie par le roi ;
la seconde, de cent membres, nommés pour trois ans par les états des provinces.
(page 310) Ceux-ci étaient composés
de membres élus par les trois ordres : la noblesse ou corps équestre, les
villes, les campagnes (Note de bas de page : On a souvent démontré
que le système électoral du royaume des Pays- Bas ne pouvait produire qu'un
gouvernement représentatif bâtard. Quoique nous ayons déjà esquissé ce système
(voir liv. I, chap. II), il nous paraît nécessaire de revenir sur ce point
fondamental. Nous laisserons parler M. Delebecque qui, dans un excellent
ouvrage sur les Lois électorales, a fait ressortir avec beaucoup de netteté
tous les abus du mode d'élection en vigueur dans notre pays de 1815 à 1830 :
«Qu'était-ce d'abord, dit-il, que ce peuple électoral fractionné eu trois
ordres : l'ordre équestre, l'ordre des villes, l'ordre des campagnes ? Celte
division répondait-elle à une division d'intérêts dans le pays ? Où a-t-on vu
en principe le pouvoir exécutif revêtu du droit de conférer l'aptitude électorale
? C'est cependant ce qui avait eu lieu, puisque le roi nommait les membres de
l'ordre équestre. Les abus d'un tel système auraient encore été moins grands,
si cette division, une fois faite, les représentants du pays avaient été
directement élus ; mais avant d'arriver à cette élection, on tamisait à
plusieurs reprises la matière électorale pour l'ordre des villes et des
campagnes. Il y avait d'abord ce qu'on appelait les ayants droit de voter pour
les villes et les campagnes : ils faisaient les électeurs. Et comment ? Par
bulletins signés à domicile et remis à une autorité nommée par le gouvernement.
Il y avait ainsi violation du secret des votes, absence de liberté dans
l'opération, qui était en somme une pierre angulaire de tout ce système
électoral. C'était le germe d'un principe d'espionnage et d'intimidation. Les
électeurs ainsi nommés désignaient à leur tour les membres des états
provinciaux, et les électeurs pour les villes choisissaient les conseillers
communaux, qui nommaient aux états provinciaux, formés ainsi d'un triple
élément : de députés pour les villes, de députés pour les campagnes, de députés
pour l'ordre équestre. Enfin, les états provinciaux nommaient les membres de la
deuxième chambre des états généraux. L'ordre équestre représentait dans le pays
l'élément aristocratique, et l'on voyait, par un étrange mépris pour les
précédents de l'Angleterre, cet élément aristocratique, non pas au haut de
l'échelle, comme la chambre des pairs en Angleterre et en France, mais sur un
des derniers échelons, où il formait une cohorte dans l'armée électorale. On
avait réalisé cette monstruosité politique par le mélange des principes
constitutionnels anglais avec le système provincial des anciennes
Provinces-Unies de la
Hollande et des anciennes provinces belges. C'est donc avec
quelque raison que le ministre Van Maanen soutenait qu'on avait dans le royaume
des Pays-Bas un gouvernement représentatif sui generis; gouvernement bâtard, en
effet, où la théorie n'avait que faire, et où la pratique devait commencer par
signaler de nombreux abus pour aboutir enfin à une révolution dont la
responsabilité entière doit remonter à ces députés des provinces méridionales
qui, dans les circonstances les plus graves, faisaient défection. ») (page 311) Étaient éligibles à la seconde
chambre des états généraux , les personnes domiciliées dans la province par
laquelle elles étaient nommées , et âgées de trente ans accomplis. La chambre
était renouvelée annuellement par tiers, et les membres sortants étaient
immédiatement rééligibles. Les députés votaient individuellement, sans mandat
et sans devoir en référer à l'assemblée qui les avait nommés. Les états
généraux n'avaient ni le droit d'amender les lois, ni celui de mettre les
ministres eu accusation ; mais ils jouissaient de la liberté de la tribune et
ils avaient la faculté de censurer et de rejeter les lois et les budgets. La
loi fondamentale reconnaissait la liberté de la presse, le droit de
pétitionnement, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile et
l'inamovibilité des juges. Elle garantissait la liberté de conscience; elle
accordait une protection égale a toutes les communions existant dans le royaume
; elle proclamait que tous les habitants, sans distinction de croyance
religieuse, étaient admissibles aux emplois et dignités ; mais, d'autre part,
elle investissait le roi de la direction absolue de l'enseignement, en disant
que l'instruction publique sera un objet constant des soins du gouvernement.
Certes, nous ne nous faisons aucun scrupule de reconnaître que la loi
fondamentale de 1815 était plus libérale que les vieilles chartes de la Belgique ; qu'elle
consacrait quelques-uns des plus (page
312) nobles principes proclamés par l'assemblée constituante de 1789 ;
enfin, qu'elle se rapprochait de la constitution anglaise, alors considérée par
les esprits avancés comme le type le plus parfait du gouvernement
représentatif. Il faut malheureusement ajouter que la charte de 1815 ne fut pas
complètement ni loyalement observée. Des ordonnances suspendirent ou
dénaturèrent quelques-unes des plus précieuses garanties qu'elle avait promises
à la nation.
Ordonnances
suspendant quelques-unes des garanties constitutionnelles.
Un arrêté du 6 novembre 1814 avait aboli le jury et
restreint la publicité judiciaire aux plaidoiries et au prononcé des jugements
et des arrêts. A la vérité, la publicité judiciaire fut ensuite rétablie, mais
trop tard , par une loi du 5 juin 1830 ; quant à l'institution du jury, elle
resta supprimée jusqu'a la fin du royaume-uni des Pays-Bas (Note de bas
de page : Pour justifier sur ce point le gouvernement, M. de Keverberg
rappelle (du Royaume des Pays-Bas, t. II) que la deuxième chambre des états
généraux avait repoussé le 13 avril 1829 le rétablissement du jury dans la
procédure criminelle. « Trois questions, dit-il, furent posées : 1° Le jury de
jugement sera-t-il introduit dans toutes les causes criminelles ? 2° Le
sera-t-il pour les délits de la presse ? 3° Y aura-t-il un jury d'accusation,
distinct du jury de jugement ? Toutes ces questions furent négativement
résolues ; la première par soixante-six voix, parmi lesquelles vingt et un
Belges, contre trente et une ; la seconde par cinquante trois, y compris celles
de onze députés belges, contre quarante; et la troisième par soixante-cinq,
dans le nombre desquelles il y avait vingt Belges, contre trente et une. Il est
donc évident que plus des deux tiers de la représentation nationale ont
repoussé le système du jury comme institution universelle de procédure
criminelle; et que deux cinquièmes de la représentation belge ont adhéré sur ce
point au vœu, à peu près unanime, de la Hollande. Quant
à l'application du jury aux délits de la presse, la majorité fut moins forte;
mais elle ne peut pas être considérée comme insignifiante, et les vœux de toute
la Hollande
(à une seule voix près), joints à ceux d'un cinquième de la représentation
belge, rendent celle majorité respectable. » Pour comprendre la
signification de ces votes, et apprécier la portée qu'il fallait leur assigner, il est nécessaire de ne pas perdre de vue que le
nombre des députes était égal pour les deux parties du royaume, et qu'il
résultait de cette combinaison que, dans toutes les questions, la victoire
échappait bien rarement à la majorité hollandaise et ministérielle.)
(page 313)
L'inamovibilité de la magistrature, formellement reconnue dans la loi
fondamentale, fut ajournée plus longtemps encore que la publicité judiciaire.
Le gouvernement ne voulut introduire cette garantie constitutionnelle dans
l'organisation des cours et tribunaux qu'après la mise en vigueur des nouveaux
codes. Il annonça, enfin, que la magistrature jouirait de l'inamovibilité à
partir du 1er février 1831.
La liberté de la presse, également consacrée dans
la charte du royaume, ne fut jamais reconnue. Elle avait été confisquée dès le
20 avril 1815 par un arrêté que justifiaient alors les craintes causées par le
retour de Napoléon. Cet arrêté était dirigé contre ceux qui débiteraient des
bruits, annonces ou nouvelles tendant à troubler ou alarmer le public ; qui se
signaleraient, par quelques faits ou écrits, comme partisans ou instruments
d'une puissance étrangère, et contre ceux qui chercheraient soit à susciter
entre les habitants la défiance, la désunion ou des querelles, soit à exciter
du désordre ou une sédition. Les coupables devaient être jugés par une cour
sociale extraordinaire, et punis, d'après la gravité des faits et des
circonstances, soit séparément, soit cumulativement, de l'exposition pendant
une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an à
six, ou d'une amende de 100 à 10,000 florins. Le régime exceptionnel imposé à
la presse fut complété par un autre arrêté du 28 septembre 1816, dirigé contre
ceux qui, dans leurs écrits, auraient offensé ou outragé le caractère personnel
des souverains et princes étrangers, contesté ou révoqué en doute la légitimité
de leur dynastie et de leur gouvernement, critiqué leurs actes en termes
offensants ou injurieux. Les coupables devaient être, pour la (page 314) première fois, punis d'une
amende de 500 florins, ou, s'ils se trouvaient hors d'état de l'acquitter, d'un
emprisonnement de six mois ; la récidive était punie d'un emprisonnement d'un à
trois ans. Une loi du 6 mars 1818 maintint les dispositions et les pénalités de
l'arrêté du 20 avril 1815, mais en statuant que les crimes prévus par cet
arrêté seraient à l'avenir poursuivis d'après les formes accoutumées et par le
juge ordinaire (Note de bas de page : Tout en écrivant
l'apologie de l'ancien gouvernement, M. de Keverberg est obligé d'avouer qu'il
ne fut pas ici a l'abri de tout reproche. « Les mesures prises soit isolément
par le roi, soit de commun accord avec les états généraux, pouvaient être
légitimes et nécessaires en 1815,dit-il ; mais elles étaient exceptionnelles et
auraient dû disparaître avec les circonstances qui les justifiaient à leur
origine » (Du Royaume des Pays-Bas, t. II, p. 521.))
M. le
prince de Broglie est condamné, par contumace, à la déportation.
Déjà le gouvernement avait fait un abus impolitique
des pouvoirs exorbitants qu'il s'était arrogés par l'arrêté du 20 avril 1815.
Tandis que tous les anciens partis se pacifiaient, le gouvernement réveilla de
funestes divisions en persécutant avec violence les membres les plus influents
du clergé. Le 21 mars 1817,
M. l'abbé de Foere fut condamné à deux années
d'emprisonnement pour avoir cherché a prouver, dans le journal dont il était
rédacteur, que le catholicisme était sans garanties contre les empiétements du
pouvoir arbitraire. Peu de temps après, le 10 juin 1817, M. de Broglie, évêque
de Gand, fut sommé de comparaître devant la cour d'assises de Bruxelles, comme
accusé : 1° d'avoir, au mois d'août 1815, par un écrit contenant des
instructions pastorales (le Jugement doctrinal), critiqué et censuré un acte
émané de l'autorité publique (il s'agissait de la loi fondamentale) et d'avoir,
par cet écrit, provoqué directement à la désobéissance ; 2° d'avoir, sur des
questions religieuses, entretenu des correspondances avec la cour de Rome, sans
en avoir préalablement informé le directeur général du culte, lesquelles
correspondances (page 315) avaient
été suivies de faits contraires aux dispositions formelles d'une loi, et
particulièrement de la publication de deux bulles et d'un bref du pape, qui
n'avaient été ni placées ni visés. M. de Broglie n'ayant pas voulu reconnaître
la compétence du pouvoir temporel sur des questions qu'il considérait comme de
pure doctrine et de discipline ecclésiastique, la cour le condamna par
contumace à la déportation et aux frais du procès ; elle décida, en outre, que
l'arrêt serait affiché à un poteau, sur la place publique. Cet arrêt fut
littéralement exécuté. Le 19 novembre, les catholiques consternés virent, sur
une des places publiques de la capitale de la Flandre, le nom vénérable
de M. le prince Maurice de Broglie, évoque de Gand, affiché sur un échafaud,
entre deux anciens forçats, qui venaient d'être condamnés de nouveau pour vol
avec effraction ! (Note de bas de page : M. de Broglie mourut à
Paris en 1821).
Arrêtés de
1825 relatifs à l'instruction publique.
Le roi prétendit justifier plus tard, dans le
célèbre message qu'il adressa aux états généraux le 11 décembre 1829, la
conduite de son gouvernement à l'égard des catholiques. « Pour ce qui concerne
la religion catholique romaine, disait-il, il ne s'offrait, lors de notre
avènement au trône, aucune marche plus sûre, ni plus convenable à suivre, que
celle qui fut observée dans les provinces du royaume ou cette religion est
professée par la majorité des habitants, sous le règne glorieux de
Marie-Thérèse. » Mais après avoir revendiqué les droits qui appartenaient à
l'autorité civile sous le règne de Marie-Thérèse, Guillaume Ier eut le tort de
prendre pour modèle Joseph II. Non seulement il voulut diriger l'instruction civile,
dont il était le restaurateur, mais se rendre maître aussi de l'instruction
ecclésiastique. Ce dessein, que l'on voit poindre dès les premières années de
son règne, reçut son entière exécution en 1825. Le gouvernement décréta que
toutes les écoles du royaume, sans (page
316) distinction, étaient placées sous sa surveillance ; il forma la
carrière des emplois aux jeunes gens qui feraient leurs études à l'étranger ;
institua, enfin, un collège philosophique, qui reçut la même destination que le
séminaire général créé par Joseph II. L'enseignement de la philosophie fut
interdit dans les séminaires épiscopaux, et ces établissements ne purent plus
admettre d'autres élèves que ceux qui auraient achevé convenablement leurs
études dans le nouvel institut. Ces dispositions, émanées d'un prince
calviniste, plongèrent dans la stupeur le clergé et une grande partie de la
nation. Il y eut de vifs débats dans le sein de la seconde chambre des états
généraux ; les députés belges les plus éminents s'accordèrent pour blâmer la
marche imprudente du gouvernement, mais ils ne purent le détourner de la voie
fatale où il s'engageait.
Les
catholiques et les libéraux. Tendances nouvelles des deux partis. Origine du
pétitionnement de 1828. Programme de l'union des catholiques et des libéraux.
Il est réalisé par le gouvernement provisoire.
Il n'est pas certain, toutefois, que les
catholiques auraient pu se soustraire à la domination hollandaise s’ils avaient
été livrés à eux-mêmes, s'ils n'avaient trouvé l'appui du parti libéral. Les
libéraux s'étaient d'abord montrés très attachés au roi des Pays- Bas, dont
l'administration, réellement éclairée et progressive dans tout ce qui se
rattachait aux intérêts matériels, avait relevé l'agriculture et imprimé une
activité jusqu'alors inconnue au commerce et à l'industrie; ils avaient
également accueilli avec faveur les mesures qui avaient multiplié les écoles
populaires et constitué sur les bases les plus larges l'enseignement supérieur
; ils avaient su distinguer le roi Guillaume, si laborieux et si zélé pour
l'amélioration matérielle et intellectuelle de son royaume, ils l'avaient
distingué de ces souverains indolents ou bornés qui gouvernaient alors d'autres
parties de l'Europe. Peut-être ne dépendait-il que du roi de se maintenir à l'aide
de ce parti, recruté dans les classes moyennes, dans l'élite de la nation ;
mais il avait fini par le blesser profondément en prolongeant l'asservissement
de la presse, en imposant l'emploi de la langue hollandaise (page 317) aux provinces wallonnes, en
refusant d'assurer la sincérité du gouvernement représentatif, en opprimant
enfin les catholiques pour favoriser une propagande néerlandaise et calviniste.
Ce n'étaient point les héritiers arriérés des doctrines philosophiques du
XVIIIe siècle qui composaient la force réelle du libéralisme ; c'était une
nouvelle génération qui voulait la fin des luttes religieuses en demandant la
séparation de l'Église et de l’État. Pour qu'un rapprochement fût possible
entre ce jeune libéralisme et l'ancien parti ecclésiastique, il fallait que
celui-ci se transformât également et qu il renonçât aux prétentions rétrogrades
qu'il avait affichées avec tant de hardiesse en 1815.
Au mois de novembre 1828, M. Ch. de Brouckere,
après avoir énuméré, à la tribune de la seconde chambre des états généraux, les
nombreux procès intentés à la presse, demanda le retrait des dispositions
consacrées dans l'arrêté du 20 avril 1815. Le rejet de cette proposition devint
le signal d'un pétitionnement général (Note de bas de page : La loi
du 6 mars 1818 fut abrogée par la loi du 16 mai 1829 tendant à remplir quelques
lacunes du Code pénal; bientôt le gouvernement ayant jugé cette dernière loi
insuffisante, elle fut complétée par de nouvelles dispositions législatives,
promulguées le 1er juin 1830). Il s'en fallut de peu cependant
que certains préjugés ne compromissent l'entreprise dès l'origine. Bruxelles ne
pétitionna d'abord que pour la liberté de la presse, et Gand pour la liberté de
l'enseignement. Pour vaincre les scrupules du parti ecclésiastique, des
publicistes appartenant à ce parti firent remarquer que, sans la liberté de la
presse, il serait impossible de propager la résistance au monopole de
l'instruction. Cet argument éclaira un grand nombre de catholiques. Bientôt des
pourparlers eurent lieu entre les rédacteurs des journaux les plus influents
des deux partis, et on jeta les bases de l'union. Au surplus, dans les
ouvertures faites aux membres du clergé et de la noblesse, on avait
soigneusement distingué la tolérance politique de l'indifférence (page 318) dogmatique; on s'était
explique de manière à rassurer les consciences les plus craintives. Un mois
s'était à peine écoulé que les sept huitièmes des pétitionnaires catholiques
avaient signé pour les garanties libérales, et les sept huitièmes des
pétitionnaires libéraux pour les garanties catholiques. Les uns et les autres
réclamaient maintenant la liberté de l'instruction, des cultes, de la presse,
du langage, l'inamovibilité des juges, le jury, la responsabilité ministérielle
(Note de bas de page : Voyez Documents historiques sur la révolution
belge, publiés par AD. BARTELS, 3e édition, p. 27. — On évaluait le chiffre du
premier pétitionnement à plus de 70,000 signatures, dont 40,000 pour les
Flandres. Partout le clergé avait secondé le mouvement; partout aussi les
nobles et les journalistes avaient posé leurs noms eu tète des signataires.
Dans son Histoire du royaume des Pays-Bas (t. II, p. 6), M. de Gerlache
signale, à Bruxelles, les comtes de Mérode, les barons d'Hooghvorst, les comtes
de Robiano, le comte Vilain XIIII ; à Gand, le comte J.-B. d'Hane, le marquis
de Rodes, les rédacteurs du Catholique des Flandres ; à Liége, les barons de
Lamberts, le comte de Hamal, le comte Emile d'Oultremont, le chevalier de Theux
de Meylandt, le baron Van den Steen de Jehay, MM. Lebeau et Ch. Rogicr,
rédacteurs du Politique). Au mois de mars 1829, M. Ch. Lehon, de
concert avec un député d'Amsterdam, proposa à la seconde chambre des états
généraux de transmettre les pétitions des Belges au roi, en le suppliant de
daigner prendre en sérieuse considération l'état alarmant des esprits dans une
partie du royaume. Accueillie par la seconde chambre, cette proposition fut
rejetée par la première. On croyait peut-être enterrer les griefs avec les
plaintes ; mais l'opinion publique méconnue et dédaignée ne tarda point à se
venger.
L'alliance entre les catholiques et les libéraux,
déjà avouée par le pétitionnement et par les nouvelles tendances d'une partie
de la presse nationale, allait devenir un levier irrésistible. M. de Potter,
qui, de la prison des Petits-Carmes, dirigeait l'opinion publique, venait de
publier le programme de l'opposition (page
319) belge dans une brochure célèbre, ayant pour titre : Union des catholiques et des libéraux dans
les Pays-Bas. Ce manifeste avait principalement pour but de détruire les
derniers scrupules des catholiques et de resserrer leur alliance avec les
libéraux. Il posait en principe qu'aider ses adversaires à reconquérir et à
conserver leurs droits, c'était travailler au triomphe de la liberté générale
et de sa propre liberté qui, si elle était exclusive, serait, non liberté, mais
privilège, oppression , despotisme, et entraînerait des réactions sans terme
comme sans but ; que contribuer à reconquérir la liberté de la presse pour les
incrédules était donc aussi avantageux aux catholiques, que d'émanciper
l'enseignement pour les catholiques l'était aux libres penseurs ; que la presse
philosophique n'était vraiment redoutable au catholicisme que là où il y avait
censure religieuse, et l'enseignement religieux à la philosophie que là où le
clergé était légalement exclu de l'instruction. « Elle n'a rien d'honorable,
disait le publiciste, l'humble jouissance d'une liberté octroyée comme en
France, et plus ou moins restreinte par des ordonnances qui varient avec les
caprices du pouvoir ; il est avilissant le calme des tombeaux que le
catholicisme partage avec les fidèles d'autres cultes sous le lourd patronage
de l'Autriche; il est abominable, le féroce métier qu'il s'est condamné
lui-même à faire en Portugal et en Espagne. Il faut maintenant au catholicisme,
comme à toutes les doctrines, soit philosophiques, soit religieuses, soit
sœurs, soit rivales, une vie propre et entièrement indépendante, qu'il ne
tienne que de lui-même, et qu'aucun pouvoir, hors le sien, ne puisse lui ravir.
Sans la liberté pleine et illimitée d'opinions, qui emporte nécessairement la
liberté de se tromper, la vérité elle-même est frappée à mort. Nous demandons
aux catholiques s'il dépend d'eux de ne pas vouloir cette liberté-là, à moins
qu'on ne leur suppose la volonté de travailler à leur propre perte. Et s'ils
prétendent qu'ils (page 320) ne se
trompent pas, qu'ils sont seuls dans la bonne route, nous leur reconnaîtrons
volontiers le droit de continuer à le prétendre, à l'établir même, s’ils y
réussissent, et à le prouver. Mais de cela précisément résulte pour les autres
doctrines un droit égal. Les laissant librement se débattre entre elles et par
elles-mêmes, tout se balancera, se réglera spontanément et de soi : si l'une
d'elles, au contraire, en appelle à une autre influence qu'à celle de la
raison, tout s'embrouille de nouveau et se confond ; et au lieu d'une lutte
toute morale au seul profit de la vérité, s'engage un combat à mort entre des
persécuteurs et des victimes, qui, changeant tour à tour de rôle, tantôt
épuisent la coupe des humiliations et des douleurs, tantôt se chargent de tout
l'odieux de l'arbitraire et de l'injustice. Ces réflexions doivent en faire
faire de sérieuses aux catholiques des Pays-Bas, qui, tout comme leurs
coreligionnaires de tous les pays, ont dans le temps, anathématisé la liberté
de la presse, celle des cultes, celle des opinions. Eh quoi ! la presse
est-elle muette pour eux seuls ? N'est-ce pas un culte qu'ils professent ? Ne
sont-ce pas des opinions qu'ils émettent ? Qu'ils aient foi, non dans les lois
et dans les hommes, mais dans leurs opinions elles-mêmes, et dans elles seules;
et leur doctrine aura acquis, pour ne plus le perdre, le droit incontestable à
une existence libre et indépendante auprès de ses émules, avec celui de les
combattre et celui de se propager par tous les moyens moraux qu'elle a à sa
disposition. »
Cette profession de foi eut un succès prodigieux,
parce qu'elle exprimait énergiquement les idées de tous les patriotes et
qu'elle résumait les progrès politiques et philosophiques dès lors accomplis
dans notre pays. L'union eut pour base définitive ce principe fondamental, que
l'on se prêterait un mutuel appui dans les efforts tentés auprès du gouvernement
pour le redressement des griefs et pour la conquête des libertés que chacun
réclamait.
(page 321)
L'opposition devint ainsi la nation belge tout entière. Il fallait, pour
fléchir ou dompter un tel adversaire, soit un changement complet de politique,
soit une compression immédiate. Le monarque fit des concessions, mais elles
étaient insuffisantes. Tantôt indécis, tantôt obstiné, il finit par succomber
dans une lutte dont il ne sut prévoir ni les péripéties ni les conséquences :
au delà des questions constitutionnelles, dans lesquelles le débat paraissait
circonscrit, les Belges entrevirent bientôt la renaissance de leur nationalité,
qui devint le but suprême de leurs efforts. Le gouvernement provisoire de la Belgique insurgée tenait
son mandat du peuple armé pour ses droits, et ses principes du grand parti
national qui avait préparé la révolution. Aussi le gouvernement provisoire ne
se borna-t-il point à proclamer l'indépendance future de la Belgique, il se servit
également de sa puissance dictatoriale pour réaliser, de la manière la plus
large, les vœux des pétitionnaires de 1828 et pour traduire en décrets les
principes inscrits dans le programme de l'Union.
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