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2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 1
(page 1)
Au point de vue des intérêts purement matériels, la réunion de.
La combinaison n'était pas moins heureuse au point de vue des intérêts généraux de l'Europe.
Les vainqueurs de Napo]éon Ier, éclairés par
une longue et douloureuse expérience, avaient voulu établir, au nord de
Malheureusement, dès l'instant où l'on écartait les intérêts de la paix générale et les intérêts exclusivement matériels des deux peuples, la formation du nouveau royaume rencontrait de nombreux obstacles, qui ne pouvaient être surmontés qu'à l'aide d'une politique à la fois forte et prudente, conciliante et ferme, indulgente et énergique.
Cette politique ne fut pas celle du premier roi des Pays-Bas.
Animé d'intentions loyales et pures, Guillaume 1er voulait sincèrement le bonheur de ses sujets; mais, comme tous les hommes dont l'intelligence est dépourvue d'élévation et d'ampleur, il s'attachait avec opiniâtreté à ses propres idées, et ne supportait ni contradiction ni résistance.
Ce défaut était d'autant plus fâcheux que la tendance naturelle de son esprit le portait à se mêler sans cesse d'une foule de détails et de questions secondaires qui doivent être abandonnés aux ministres. Étranger aux idées de son siècle, entouré de conseillers habitués à se plier à toutes ses vues et à subir toutes ses exigences, il ne voyait que des résistances factieuses dans les obstacles que ses actes rencontraient en Belgique; et comme son influence personnelle se manifestait dans toutes les sphères de l'administration, il trouvait à chaque pas de nouveaux sujets de mécontentement, lesquels, suivant son habitude constante, ne faisaient que le raffermir dans ses desseins. Roi constitutionnel et chef d’un peuple libre, il avait toutes les prétentions, toutes les jalousies, toutes les exigences et tous les préjugés d'un monarque absolu. Quand des milliers de pétitionnaires réclamaient la responsabilité ministérielle, comme une conséquence directe de l'inviolabilité royale, il répondait avec dédain: « Pourquoi mettre en cause les ministres? Que sont-ils.? Rien. Je puis bien, si je le juge à propos, gouverner sans ministres ou charger de leurs fonctions quiconque me plaît, fût-ce même un de mes palefreniers, attendu que je suis le seul homme qui agisse et réponde des actes du gouvernement. » Tout appel à l'opinion publique provoquait chez lui un accès de colère ou un sourire de pitié. « Qu'est-ce que l'opinion publique ? disait-il. Chacun a la sienne et en change selon les (page 3) et les passions du moment. » Il mettait son honneur et sa dignité à ne pas accueillir les plaintes de la majorité de ses sujets, parce que toutes les réclamations, même les plus respectueuses et les plus légitimes, étaient à ses yeux des atteintes indirectes aux droits de sa couronne. Un homme qui, pendant vint-cinq années, a vécu dans l'intimité de Guillaume, a dépeint son caractère inflexible dans une seule phrase: « Impossible de le faire revenir sur rien et de déplacer une idée dans cette tête de fer » (Souvenirs du comte Vander Duyn de Maasdam, p. 252).
Aux termes des Huit articles de Londres
(21 Juillet 1814), l'union entre
Au lieu de se conformer aux intentions
généreuses et. sages des puissances alliées, Guillaume, commettant une première
et irréparable faute, soumit aux votes des Notables un projet de Constitution
qui ne pouvait avoir d'autre résultat que de rendre à jamais impossible cette
union intime et complète, si solennellement recommandée par la diplomatie
européenne. Dans
Chez les hommes de la trempe du premier roi des Pays-Bas, une première faute est à peu près inévitablement suivie d'une longue série de fautes nouvelles. La division en Belges et en Hollandais une fois introduite dans les Chambres et dans les débats journaliers de la presse, Guillaume se mit ostensiblement à la tête de ses premiers sujets. Il se montra Hollandais dans la collation des emplois publics, dans la répartition des grades militaires, dans l'établissement des impôts, dans le choix de la langue officielle, et jusque dans la désignation du siége des grandes institutions nationales; bref, il se fit partout et en toute occasion l'homme des intérêts et des passions d'une minorité de Hollandais, au détriment des droits et des susceptibilités légitimes d'une majorité de Belges.
Ce déplorable système se manifesta jusque dans la sphère élevée des intérêts religieux. De même que Guillaume s'était fait le chef de deux (page 5) millions de Hollandais coalisés contre quatre millions de Belges, il se fit l'instrument et le complice d'un million et demi de Calvinistes placés face de quatre millions et demi de Catholiques. Il persécuta les membres du clergé qui revendiquaient les droits et les libertés de l'Église; il fit aux associations religieuses, vouées à l'instruction, la défense de recevoir au nombre de leurs membres des candidats non pourvus d'un diplôme de capacité, délivré par un jury où n'entraient que les délégués du pouvoir; il expulsa du royaume les Frères de la doctrine chrétienne; il supprima les athénées et les colléges établis sous le patronage des évêques; il accorda une protection bruyante à la petite Eglise janséniste d'Utrecht; et enfin, pour couronner l'œuvre, il ressuscita, sous le nom de Collége philosophique, ce célèbre Séminaire général de 1787 qui avait amené la révolution brabançonne et la déchéance de Joseph II !
Guil1aume avait espéré que le gouvernement,
en dirigeant ses coups contre le clergé belge, se serait procuré l'appui des
libéraux des provinces méridionales; mais cet espoir, un instant réalisé, ne
tarda pas à faire place à une déception cruelle. Les deux partis nationaux
comprirent que leurs luttes stériles ne produisaient d'autre résultat que
l'affaiblissement des uns et des autres, au profit des Hollandais et au
détriment des neiges. Les libéraux se déclarèrent les défenseurs de la liberté
des cultes, de la liberté d'enseignement et de la liberté d'association; et les
catholiques, après quelques hésitations, s'unirent à leurs anciens adversaires
pour réclamer la responsabilité ministérielle, l'institution du jury,
l'inamovibilité des juges, la liberté de la presse et, en général, toutes les
conséquences rationnelles du régime parlementaire. L'Union se conclut aux applaudissements du pays, et bientôt le
trône, entouré de deux millions de Hollandais, se vit en présence des
réclamations énergiques, constantes et unanimes de quatre millions de Belges.
En 1828, des milliers de pétitionnaires, appartenant à toutes les classes,
s'adressèrent aux Etats Généraux pour réclamer le redressement des griefs de la
nation. Nobles, prêtres, membres des professions libérales, fabricants,
armateurs, cultivateurs, ouvriers, tous demandaient l'application large et
généreuse des libertés consacrées par
(page 6) Comme cette démarche ne produisit aucun changement dans l'attitude du pouvoir, le mouvement se manifesta de nouveau en 1829, et cette fois les pétitions arrivèrent par centaines sur le bureau de la seconde Chambre des États Généraux.
On sait ce qui suivit. Les députés hollandais insultèrent les pétitionnaires et ceux qui prenaient leur défense dans l'enceinte des Chambres; les officiers du parquet multiplièrent les procès de presse et poursuivirent les journalistes indépendants avec une rigueur inusitée; et le roi Guillaume, dédaignant et. bravant le mouvement national, répondit par un arrêté déclarant incapables d'occuper une fonction civile ou ecclésiastique tous ceux qui, méprisant l'enseignement de l'État, auraient fait leurs études en pays étranger. Les pétitionnaires n'obtinrent qu'une seule concession: la fréquentation du Collége philosophique cessa d'être obligatoire, pour devenir simplement facultative.
Plein de confiance dans la force et la durée de l'organisation monarchique que le Congrès de Vienne avait donnée à l'Europe; rassuré d'ailleurs par des alliances de famille qui, à son avis, lui garantissaient l'appui des souverains les plus puissants et les plus redoutés, Guillaume 1er adressa, le 11 décembre 1829, à la seconde Chambre des États Généraux, un message rempli de menaces à peine déguisées. « La presse,» disait-il, «... avilie par des malveillants au point d'être devenue un moyen de provoquer la dissension, le mécontentement, les haines religieuses, l'esprit de faction, de censure et. de révolte, a tellement miné la tranquillité publique, la force morale de Etat, la marche libre du gouvernement et l'observation des devoirs attachés aux fonctions publiques, que c'est pour nous un devoir douloureux à remplir de fixer sérieusement sur cet objet notre attention commune.» Il ajoutait: « La nation a le droit d'attendre de Nous que Nous mettions autant de fermeté à repousser des prétentions inconsidérées, que Nous avons d'empressement à accueillir de sages désirs. Cette fermeté, qui est la base du bonheur social, est également le principe constitutif de notre règne, et Nous ne doutons pas que l'assurance que Nous donnons ici de notre répugnance à dépasser la ligne qui sépare la fermeté nécessaire d'une indulgence déplacée, n'encourage les gens de bien et ne déjoue tout espoir de voir réussir les moyens de violence et de résistance.» Le divorce entre le roi et la nation était à la veille de s'accomplir !
Sous ces tristes auspices s'ouvrit l'année 1830.
(page 7) La nouvelle de la révolution de Paris et de la chute de la branche aînée des Bourbons, arrivant à Bruxelles au moment où le mécontentement de toutes les classes était parvenu à son apogée, produisit un effet qu'il était facile de présager. A l'aspect d'une illustre et puissante monarchie, renversée à la suite d'un combat de trois jours dans quelques rues de sa capitale, l'attitude et le langage des adversaires du gouvernement néerlandais prirent un caractère de hauteur et de menace jusque-là sans précédents dans nos débats politiques. On ne se gênait plus pour prédire hautement à Guillaume 1er le triste sort de Charles X, s'il persistait à dédaigner les vœux légitimes de la majorité de son peuple. Dans les rues, sur les places publiques, dans les cafés, dans les ateliers, on lisait à haute voix les journaux de Paris, et partout le peuple applaudissait à outrance. « Voilà, disait-on, comme on fait une révolution ! Un roi se parjure, et on le chasse ! Vivent les barricades ! Vivent les bras populaires pour écraser le despotisme et ses satellites ! Vive le peuple! » (DTels étaient partout les commentaires de la foule (De Gerlache, Hist. du royaume des Pays-Bas. t. II, p. 245, 3e édition).
Alarmée par l'état d'effervescence où se
trouvaient les esprits, l'autorité communale, saisissant le prétexte du mauvais
temps, avait décidé que, cette fois, le 24 Août, jour anniversaire de la
naissance du roi, ne serait pas l'occasion d'une fête publique; mais, par une
singulière inadvertance, cette même autorité ne s'était pas opposée à ce que,
le 25 Août, la troupe du théâtre de
(page 8)
Elle ne tarda pas à recueillir les tristes fruits de son imprudence. Au moment
de l'ouverture des portes du théâtre, une foule bruyante et obéissant
visiblement à une impulsion commune se pressait sur la place de
Groupés autour du péristyle ou disséminés dans les cafés du voisinage, quelques centaines d'individus, appartenant en général aux classes moyennes, attendaient ce signal avec une impatience mal dissimulée (Note de bas de page : A dix heures du soir, on entendit dans les cabarets voisins plusieurs individus tenir ce langage: « Partons! On nous attend !...») Ils se réunirent en criant avec ensemble: «Vive de Potter! Vive la liberté!" ; puis, sans un seul indice d'hésitation, ils se mirent en route. Brisant les réverbères, pillant les boutiques des armuriers, tirant en l'air des coups de fusil ou de pistolet, ils se divisèrent bientôt en deux bandes, qui se rendirent successivement devant les demeures du procureur du roi, du bourgmestre, du directeur de la police et du trop fameux journaliste ministériel Libri-Bagnano. Chez les deux premiers, on se contenta de saccager les persiennes et les vitres; mais, chez les autres, on ne se retira qu'après avoir brisé les meubles et ravagé tous les appartements de fond en comble.
Tandis que ces scènes sauvages jetaient la
terreur dans quelques quartiers de la ville, un autre groupe, composé de
prolétaires en grande partie armés et obéissant avec une sorte de discipline à
des meneurs (page 9) restés
inconnus, se forma sur la place du palais de Justice. A minuit, ce
rassemblement, qui comptait deux cents individus au plus, s'ébranla sous le
commandement de ses chefs, brisa les fenêtres du palais, 'traversa la rue de
Dans cette nuit si pleine de périls et d'alarmes, les autorités supérieures de la capitale, qui toutes avaient eu le grand tort de dédaigner les avis de la police, s'étaient établies en permanence à l'hôtel de ville. Là se trouvaient le gouverneur, le directeur de la police, les échevins, le procureur du roi, les membres du conseil communal, le commandant de la place et le général commandant la province. Une foule d'avis furent émis, mais aucun d'eux ne réunit la majorité des suffrages. On manquait à la fois d'énergie morale pour dicter les ordres et de force matérielle pour les faire exécuter. La garnison, composée d'environ quinze cents hommes, était manifestement insuffisante, alors même qu'on eût pu compter sur la fidélité absolue des soldats belges, qui en formaient à peu près les deux tiers. La garde communale, immédiatement convoquée, eût fourni une masse plus imposante. Mais convenait-il de lui remettre les armes qui, suivant la législation de l'époque, étaient déposées dans une caserne? Pouvait-on compter sur son obéissance? N'irait-elle pas se placer entre les soldats et le peuple ? Toutes ces questions et une foule d'autres étaient longuement discutées; au lieu d'agir avec énergie et promptitude, on dépensait un temps précieux en débats stériles, lorsque, vers six heures du matin, quelques citoyens courageux arrivèrent à l'hôtel de ville et demandèrent l'autorisation d'organiser une garde bourgeoise, uniquement composée d'hommes intéressés au maintien de l’ordre. Leur demande fut (page 10) accueillie, et ils obtinrent la permission de s'armer à l'aide des fusils de la garde communale déposés à la caserne des Annonciades, Cette nouvelle se répandit avec une rapidité extraordinaire. Pendant que les détachements éparpillés de la garnison, renonçant à la lutte, se concentraient devant le palais du roi, des centaines de propriétaires, de négociants, d'artisans et d'hommes appartenant aux professions libérales accouraient à l'hôtel de ville, pour se placer dans les rangs de la garde bourgeoise. Divisés en groupes, placés sous le commandement de chefs librement élus, ils organisaient des patrouilles, haranguaient le peuple, plaçaient des sentinelles et protégeaient les maisons menacées de pillage.
Il était temps! Une bande, qui avait envahi l'hôtel du gouvernement provincial, brisait les meubles et saccageait les archives. La maison du commandant de la place éprouvait le même sort, et déjà plus d'un prolétaire s'écriait qu'on devait traiter le palais du roi comme on avait traité l'hôtel de son ministre. Une foule d'hommes sans aveu, qui s'étaient procuré des armes dans le désordre de la nuit, entraient dans les boutiques et les cabarets, exigeant des vêtements et des boissons, brisant et pillant au moindre refus. Dans plusieurs endroits, les patrouilles militaires, forcées de se défendre, avaient fait feu, et dix-huit cadavres gisaient sur la voie publique. Enfin, pour que rien ne manquât à ces tristes scènes, une partie de la populace s'était répandue dans la campagne, pour incendier les fabriques établies dans les communes voisines.
La garde bourgeoise réussit heureusement à mettre un terme au désordre. La plupart des prolétaires consentirent à vendre leurs fusils; les autres furent désarmés de force, et, avant la nuit, la confiance et la sécurité étaient rendues à tous les quartiers de la ville. Le lendemain, 27 Août, la garde reçut une organisation régulière et le baron d'Hoogvorst en prit le commandement supérieur.
Mais il ne suffisait pas de rétablir momentanément le calme et l'ordre sur la voie publique; il importait avant tout de ramener la confiance et l'affection dans les esprits, en obtenant de la couronne les équitables concessions que réclamait l'opinion publique.
Le 28 Août, à sept heures du soir, des habitants notables se réunirent à l'hôtel de ville, au nombre de quarante-quatre, et, après avoir vainement réclamé le concours du gouverneur civil et du conseil communal, (page 11) ils confièrent à cinq d'entre eux le soin de rédiger une adresse au roi Guillaume. Ces cinq délégués présentèrent, une demi-heure après, le projet suivant, qui fut adopté à l'unanimité des suffrages:
« Sire,
« Les soussignés, vos respectueux et fidèles sujets, prennent la liberté, dans les circonstances difficiles où se trouvent la ville de Bruxelles et d'autres villes du royaume, de députer vers Votre Majesté cinq de ses citoyens (MM. le baron Joseph d'Hoogvorst, Félix de Mérode, Gendebien, Frédéric de Sécus et Palmaert père) chargés de Lui exposer que jamais, dans une crise pareille, les bons habitants ne méritèrent davantage l'estime de Votre Majesté et la reconnaissance publique. Ils ont, par leur fermeté et leur courage, calmé en trois jours l'effervescence la plus menaçante, et fait cesser de graves désordres. Mais, Sire, ils ne peuvent le dissimuler à Votre Majesté: le mécontentement a des racines profondes; partout on sent les conséquences du système funeste suivi des ministres qui méconnaissent et nos vœux et nos besoins. Aujourd'hui, maîtres du mouvement, rien ne répond aux bons citoyens de Bruxelles que, si la nation n'est pas apaisée, ils ne soient eux-mêmes les victimes de leurs efforts. Ils vous supplient donc, Sire, par tous les sentiments généreux qui animent le cœur de Votre Majesté, d'écouter leur voix et de mettre ainsi un terme à leurs justes doléances. Pleins de confiance dans la bonté de Votre Majesté et dans sa justice, ils n'ont député vers vous leurs concitoyens que pour acquérir la douce certitude que les maux dont on se plaint seront aussitôt réparés que connus. Les soussignés sont convaincus qu'un des meilleurs moyens pour parvenir à ce but si désiré serait la prompte convocation des États Généraux.
« Bruxelles, 28 Août 1830.»
(page 12) Après que l'adresse eut reçu les signatures de tous les assistants, l'assemblée procéda à la nomination d'une députation de cinq membres, chargée de porter ce document à La Haye et d'exposer verbalement au roi les griefs et les vœux des habitants des provinces méridionales.
Lorsque cette députation quitta Bruxelles dans la matinée du 29, la ville avait repris son aspect ordinaire. Les boutiques étaient ouvertes, les marchés approvisionnés, les lieux publics fréquentés par une foule paisible. Les patrouilles de la garde bourgeoise sillonnant les rues et la présence d'un camp en face du palais du roi indiquaient seules qu'on se trouvait à une époque d'effervescence et de crise. Il en était tout autrement lorsque, quatre jours après, les députés revinrent de la résidence royale. Les écussons du chef de l'État avaient disparu; les arbres des boulevards, abattus par le peuple, obstruaient les abords des barrières; des barricades surmontées des vieilles couleurs brabançonnes se dressaient dans les rues; des pierres et des poutres, entassées jusque sur les toits des maisons les plus exposées, dénotaient la résolution d'une défense à outrance: bref, partout où ils portaient leurs regards, ils apercevaient les signes avant-coureurs d'un bouleversement politique.
Des incidents très-graves étaient survenus pendant leur absence.
A la première nouvelle des tristes épisodes de la nuit du 25 Août, le roi Guillaume avait convoqué le conseil des ministres. Il y fut décidé que le prince d'Orange et le prince Frédéric prendraient immédiatement le chemin de Bruxelles, pendant qu'on dirigerait sur la même ville toutes les troupes disponibles dans les provinces septentrionales.
(page 13) Les princes partirent dans la nuit du 28 et arrivèrent le 30 à Vilvorde, où ils établirent leur quartier général, entourés d'un corps d'armée de cinq à six mille hommes.
Malheureusement, aussitôt que le peuple
apprit que l'armée faisait des préparatifs pour venir se substituer à la garde
bourgeoise, une agitation violente, cette fois impossible à comprimer, se
manifesta dans tous les quartiers. Les boutiques se fermèrent, la foule se
précipita vers l'hôtel de ville, et partout on entendit, avec les cris « Aux
armes! Aux armes ! » des menaces significatives à l'adresse de ceux qui
oseraient prêter la main à l'exécution des ordres partis de
Ainsi qu'il arrive toujours en temps de révolution, les exigences du peuple soulevé s'accrurent d'heure en heure. Le 28 Août, on ne demandait que le redressement des griefs allégués par les provinces méridionales: le 1er Septembre, les mots de séparation administrative étaient sur toutes les lèvres. A la lecture des outrages et des bravades qui remplissaient les colonnes des feuilles hollandaises, le vœu d'une séparation administrative s'était brusquement manifesté de toutes parts avec une énergie contre laquelle il était désormais inutile de lutter. Dans les salons, dans les cafés, dans tous les lieux publics, on rencontrait des orateurs qui s'efforçaient de prouver que la dissolution de l'union contractée en 1815 était le seul moyen de sauvegarder les droits et les intérêts des Belges. « Séparons-nous! Chacun chez soi! Les Hollandais en Hollande, les Belges en Belgique! Plus d'autre lien, d'autre point de contact que la dynastie régnante! » Tel était le cri général.
Ce fut au milieu de cette explosion du sentiment national que les (page 14) cinq députés envoyés à La Haye firent connaître le résultat de leurs efforts, dans une proclamation ainsi conçue (Note de bas de page : Le rapport avait été adressé aux citoyens notables dont la députation tenait son mandat.) :
« Arrivés à La Haye, lundi 30 Août, à une heure, nous avons demandé une audience à Sa Majesté. Une demi-heure s'était à peine écoulée, que déjà nous avions reçu une réponse favorable. Le mardi à midi, nous nous sommes rendus au palais. Sa Majesté nous a reçus avec bienveillance, nous a demandé nos pouvoirs et n'a pas décliné le titre en vertu duquel nous nous présentions.
« Après avoir entendu la lecture de notre mission écrite, Sa Majesté nous a dit qu'elle était charmée d'avoir pu devancer nos vœux, en convoquant les États Généraux pour le 15 Septembre: moyen légal et sûr de connaître et de satisfaire les vœux de toutes les parties du royaume, de faire droit aux doléances et d'établir les moyens d'y satisfaire.
« Après quelques considérations générales, nous sommes entrés dans l'exposé, puis dans la discussion des divers points dont votre réunion du 28 nous avait chargés verbalement de faire communication à Sa Majesté..
« Une discussion s'est établie sur les théories de la responsabilité ministérielle et du contre-seing. Le roi a dit que la loi fondamentale n'avait pas consacré nos théories; qu'elles pouvaient être justes et même utiles, mais qu'elles ne pouvaient être établies que par un changement à la loi fondamentale, de commun accord avec les États Généraux convoqués en nombre double; qu'une session extraordinaire s'ouvrant le 15 Septembre, il pourrait y avoir lieu, soit à sa demande, soit sur l'invitation de la seconde Chambre, à une proposition sur ce point, comme sur tous les autres exposés par nous et jugés utiles ou avantageux au pays.
« Sur la demande du renvoi de quelques ministres et particulièrement (page 15) de M. Van Maanen, Sa Majesté n'a pas dit un mot en leur faveur; Elle n'a ni témoigné de l'humeur, ni articulé de contradiction sur les plaintes que nous Lui avons énumérées longuement à leur charge. Elle a fait observer que la loi fondamentale lui donne le libre choix de ses ministres; que du reste Elle ne pouvait prendre aucune détermination aussi longtemps qu'Elle y paraîtrait contrainte; qu'Elle tenait trop à l'honneur de conserver sa dignité royale, pour paraître céder, comme celui à qui on demande quelque chose le pistolet sur la gorge. Elle nous a laissé visiblement entrevoir, ainsi qu'aux députés liégeois, qu'Elle pourrait prendre notre demande en considération.
« Au sujet de
« Sur nos demandes au sujet de l'inégale répartition des emplois et des administrations publiques, Sa Majesté a paru affligée, et, sans contester la vérité des faits, Elle a dit qu'il était bien difficile de diviser l’administration; qu'il était bien plus difficile encore de contenter tout le monde; qu'au reste Elle s'occuperait de cet objet aussitôt que le bon ordre serait rétabli. Qu'il convenait, avant tout, que les princes, ses fils, rentrassent dans Bruxelles à la tête de leurs troupes et fissent ainsi cesser l'état apparent d'une obsession à laquelle Elle ne pouvait céder, sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume.
« Après de longues considérations sur les inconvénients et même les désastres probables d'une entrée de vive force par les troupes, et les avantages d’une convention et d'une proclamation pour cette entrée, en maintenant l'occupation partielle des postes de la ville par la garde bourgeoise, Sa Majesté nous a invités à voir le ministre de l'Intérieur et à nous présenter aux princes, lors de notre retour à Bruxelles. En terminant, Sa Majesté a exprimé le désir que tout se calmât au plus vite et nous a dit avec une vive émotion et répété à plusieurs fois combien Elle avait horreur du sang.
« Après deux heures d'audience, nous avons quitté Sa Majesté, et nous sommes allés chez le ministre de l'Intérieur qui, devant se rendre chez le Roi, nous a donné rendez-vous à huit heures du soir.
(page 16) « Les mêmes discussions se sont établies sur les divers objets soumis par nous à Sa Majesté; tout s'est fait avec une franchise et un abandon qui ont donné les plus grandes espérances. M. de Lacoste (Ministre de l’Interieur) nous a prouvé qu'il a le cœur belge et qu'il est animé des meilleures intentions.
« Bruxelles, le 2 Septembre 1830.
« Jos. d'Hoogvorst; Alex. Gendebien; comte Félix de Mérode; baron Frédéric de Sécus fils ; Palmaert père. » ,
On devine sans peine l'effet que cette publication devait produire dans les masses. Au point où les choses en étaient venues, cet appel à la légalité, ces promesses dépourvues d'engagements positifs, ce désir de faire du désarmement du peuple la condition du renvoi des ministres impopulaires, en un mot, ces intentions bienveillantes, loyalement mais timidement manifestées, ne pouvaient plus arrêter les esprits déjà lancés dans une voie révolutionnaire. A mesure que le rapport était connu, des cris et des menaces se faisaient entendre jusque dans les rangs de la garde bourgeoise. On parlait de perfidie, de promesses trompeuses, de piéges tendus à la bonne foi du peuple. Les exemplaires de la proclamation affichés aux coins des rues furent arrachés, lacérés et brûlés sur la place de l'hôtel de ville, au milieu des huées et des sifflets de la foule. Il fallait que la popularité des députés fut bien grande pour ne pas être atteinte par la réprobation à peu près unanime que rencontrait leur œuvre !
Malgré le dévouement et l'énergie de la bourgeoisie armée, le péril devenait à chaque instant plus imminent et plus redoutable.
Dans la matinée du 5 Septembre, les membres
des Etats Généraux présents à Bruxelles se rendirent auprès du prince d'Orange.
Ils lui dirent que, malgré l'entraînement des esprits, la dynastie des Nassau
n'avait pas cessé d'être le vœu unanime
des Belges; mais ils ajoutèrent que désormais une séparation administrative
entre le Nord et le Midi du royaume était l'unique moyen de mettre un terme au
désordre. Les membres de
Le prince partit à cheval, vers trois heures, entouré des chefs de la garde bourgeoise et suivi de son état-major. Les troupes de la garnison, qui avaient jusque-là bivaqué sur la place des Palais, ne tardèrent pas à se diriger à leur tour sur Vilvorde, et, à l'arrivée de la nuit, la capitale était entièrement abandonnée à elle-même.
On le voit; jusqu'à ce jour, le mouvement n'avait pas franchi les dernières limites de la légalité. Le prince se berçait de l'espoir de revenir bientôt à Bruxelles, au milieu des acclamations unanimes d'un peuple loyal sincèrement réconcilié avec son souverain. La bourgeoisie armée était fermement résolue à ne pas souffrir qu'un changement de dynastie sortît de la suspension momentanée du régime ordinaire. L'un et l'autre agissaient avec une incontestable sincérité, mais l'un et l'autre avaient oublié de faire entrer dans leurs calculs les brusques péripéties qu'amène toujours le déchaînement du lion populaire. Le prince d'Orange ne devait plus revoir le palais qu'il venait de quitter, et, quelques semaines plus tard, la dynastie des Nassau, maintenant encore le vœu unanime des Belges, était solennellement et à perpétuité exclue de tout pouvoir en Belgique !
Durant les premiers jours qui suivirent le départ de l'héritier du trône, l'ordre matériel ne fut pas troublé; mais le mouvement de résistance à la domination hollandaise se développa avec une vigueur extraordinaire. Les scènes de violence qui avaient alarmé Bruxelles se reproduisirent, avec plus ou moins de désordre, à Liége, à Bruges, à Louvain, à Mons, à Namur, à Tournai, à Verviers, à Charleroi, à Ath et ailleurs. Chaque jour des centaines de volontaires armés arrivaient de toutes les provinces pour partager les dangers de la capitale, et leur nombre ne tarda pas à devenir tellement considérable que, par une proclamation du 8 Septembre, le commandant en chef de la garde (page 18) bourgeoise dut les engager à suspendre leur marche jusqu'au jour où l'intérêt de la patrie réclamerait leur présence. Le mot décisif de révolution n'était pas encore prononcé; mais on se permettait de plus en plus des actes qui, au premier mouvement des troupes royales, ne pouvaient manquer d'amener une collision sanglante. Cinq cents déserteurs de l'armée furent reçus, fêtés et logés à la caserne du Petit-Château.
Cependant, depuis le 27 Août, l'autorité légale n'était plus représentée que par le gouverneur civil et le conseil communal, le premier suspect comme agent de la politique hollandaise et le second dépourvu d'influence réelle sur le peuple. Cette autorité, faible, vacillante, déconsidérée et n'ayant d'autre appui que l'assentiment chaque jour plus douteux de la garde bourgeoise, devint manifestement insuffisante lorsque les feuilles hollandaises, combattant énergiquement le vœu de la séparation, commirent l'inconcevable imprudence de faire un appel aux armes. Les rebelles des provinces méridionales y étaient signalés à la vindicte des lois; les chefs du mouvement national étaient transformés en chefs de brigands et d'incendiaires; le Handelsblad d'Amsterdam demandait ironiquement qui « avait donné aux Bruxellois le droit d'avoir une volonté», et l'Arnemsche Courant poussait l'aveuglement et la haine au point de s'écrier: « Aux armes! A bas les rebelles! Sang de rebelles n'est pas sang de frères ! » Par une conséquence inévitable, les journaux belges relevaient ces attaques, insultaient et menaçaient les Hollandais; le peuple, grossièrement provoqué, prenait fait et cause pour la presse nationale, et bientôt on vit se produire des symptômes tellement redoutables que, de l'aveu de tous, l'institution d'un pouvoir central, jouissant de la confiance des masses, était le seul moyen de prévenir une catastrophe.
Après avoir obtenu l'assentiment du gouverneur et de l'administration communale, les membres des États Généraux présents à Bruxelles, les délégués de la garde bourgeoise et plusieurs habitants notables se réunirent à l'hôtel de ville, le 8 Septembre, à six heures du soir. Ils y procédèrent, par voie de scrutin secret, à la formation d'une liste de seize candidats, parmi lesquels le conseil communal choisit, le lendemain, huit membres d'une Commission de sûreté publique.
(page 19) « HABITANTS DE BRUXELLES !
«
« Elle vous engage à attendre avec calme le résultat de l'ouverture des États Généraux., persuadés que vous devez être, que les députés des provinces méridionales soutiendront en loyaux mandataires les vœux de ces provinces.
» Elle vient. d'acquérir la certitude ,qu'à partir de lundi prochain les ouvriers sans occupation seront admis à travailler au boulevard entre la porte de Hal et celle d'Anderlecht.
« Elle invite cependant les chefs d'ateliers à conserver du travail à leurs ouvriers.
« Elle a invité la régence, dans l'intérêt du commerce, à faire achever au plus tôt les travaux du canal, et à annoncer 1'époque de son ouverture, afin de rétablir les communications commerciales.
« Elle prendra toutes les mesures nécessaires, en s'assurant du commun accord des autres villes, pour le maintien de la dynastie et de la tranquillité publique, et pour faire converger les opinions et les efforts des citoyens vers un même but patriotique, en sorte qu'ils ne soient détournés de cet intérêt légitime par aucune influence étrangère.
« Fait à Bruxelles, le 11 Septembre 1830.
« Comte Félix de Mérode; A. Gendebien; Rouppe; F. Meeus; Sylvain Van de Weyer.»
En plaçant au premier rang de ses devoirs le
maintien de la dynastie régnante,
(page
20)
Guillaume 1er avait soumis à l'appréciation
des États Généraux le problème de la séparation administrative du Nord et du
Midi du royaume; mais, après avoir rappelé que ce vœu ne pouvait être réalisé
que suivant les formes lentes et solennelles tracées par
Le 20 Septembre, à sept heures du matin, l'aspect sinistre de la ville disait assez que des événements graves allaient s'accomplir. Les magasins et les lieux publics étaient fermés; la circulation des voitures avait cessé; la police avait disparu; les membres de la milice bourgeoise, alignés, l'arme au pied, devant leurs corps de garde, étaient visiblement irrésolus; l'inquiétude, l'effroi, la crainte du pillage se montraient sur les traits des rares habitants qui se hasardaient (page 21) à franchir le seuil de leurs demeures; un lugubre silence, souvent interrompu par les cris et les vociférations des bandes de prolétaires qui se dirigeaient vers l'hôtel de ville, avait remplacé le tableau si plein de vie et d'activité qui annonce le réveil d'une grande capitale.
Une demi-heure plus tard, plusieurs milliers
d'hommes du peuple, parmi lesquels on remarquait un grand nombre de volontaires
accourus des villes de province, étaient réunis devant l'antique édifice où
siégeaient
Alors un découragement profond s'empara des
défenseurs les plus purs et les plus désintéressés de la cause nationale.
Voyant, d'un côté, les troupes royales concentrées à deux lieues de la
capitale; de l'autre, des bandes armées qui se montraient prêtes à braver les
derniers scrupules, la plupart de ceux qui avaient joué un rôle important
cherchèrent prudemment un asile.
(page 22) Trois jours plus tard, le prince Frédéric se présenta aux portes, à la tête d'une armée de 10,000 hommes.
On connaît les suites de cette agression. Le
peuple, abandonné à lui-même, se défendit avec un admirable courage. Assisté de
quelques centaines de volontaires venus du Hainaut, de
Le 24 Septembre, pendant que le peuple,
abandonné à lui-même, sans chefs et sans impulsion commune, combattait et
mourait sur les barricades, cinq citoyens courageux s'installèrent à l'hôtel de
ville et se constituèrent en Commission administrative. C'étaient MM. le baron
d'Hoogvorst, Ch. Rogier, Joly, de Coppin et Vanderlinden. Le 26, ils
s'adjoignirent deux membres influents du parti libéral, MM. Gendebien et Van de
Weyer; et comme l'appui des catholiques, qui formaient l'immense majorité de la
nation, était indispensable, ils firent également un appel au patriotisme du
comte Félix de Mérode. Tous acceptèrent cette redoutable et périlleuse tâche,
et
Les membres du Gouvernement provisoire se mirent immédiatement (page 23) à l'œuvre, et tous rivalisèrent d'ardeur, de courage, de dévouement et de patriotisme.
Ils n'avaient pas trop de toutes ces qualités pour surmonter la redoutable crise où le pays se voyait brusquement jeté. A l'intérieur, ils trouvaient un trésor vide; une administration désorganisée, impopulaire, impuissante et presque tout entière dévouée à la maison d'Orange; une inquiétude voisine du découragement dans les classes supérieures et moyennes; une hostilité déclarée chez les armateurs et les nombreux industriels qui possédaient un marché lucratif dans les colonies hollandaises; un peuple affamé par la suspension des relations commerciales, exalté par la victoire et livré sans défense à tontes les suggestions de la vengeance, à toutes les tentations de la misère; et enfin une armée hostile, redoutable encore, maîtresse de toutes les forteresses et tenant la campagne à quelques kilomètres de Bruxelles. Au dehors, ils se voyaient en face de l'Europe inquiète, mécontente et prête à demander compte des atteintes portées au système d'équilibre si péniblement élaboré en 1815. Et pour remédier à tous ces maux et parer à tous ces périls, ils étaient sans finances, sans armée, sans police, avec quelques bandes de volontaires pour toute défense !
L'une des premières et des plus vives préoccupations du gouvernement provisoire fut l'affranchissement définitif du territoire national.
Sous ce rapport, la tâche incombant au pouvoir nouveau sembla d'abord aussi rude que périlleuse; mais elle ne tarda pas à être considérablement allégée par la reddition à peu près simultanée des forteresses situées au midi de la capitale. Partout le peuple, surexcité par les glorieux combats de Bruxelles, s'était levé comme un seul homme et avait forcé les garnisons hollandaises à déposer les armes. Ath capitula le 27 Septembre; Mons, le 29; Tournai, le 30; Namur, le 2 Octobre; Philippeville, le 5; Marienbourg, le 4; Charleroi, le 5. Des nouvelles analogues arrivèrent, plus ou moins rapidement, de Liége, de Huy, d'Ostende, de Termonde et de Gand. Il ne s'agissait donc plus que de compléter la victoire par la déroute des régiments placés sous les ordres du prince Frédéric, lesquels, depuis leur expulsion de Bruxelles, se trouvaient échelonnés de Vilvorde à Anvers. On confia cette tâche aux volontaires, chaque jour plus nombreux et plus intrépides. On leur donna une organisation militaire, des munitions, des canons, des chefs, et ils firent si bien que, le découragement (page 23) de l'ennemi aidant, ils entrèrent dans Anvers, le 27 Octobre, et conservèrent la ville, malgré l'effroyable bombardement ordonné par le général hollandais retranché dans la citadelle.
Le danger d'un retour offensif de l'armée hollandaise étant ainsi écarté par la valeur de nos volontaires, il s'agissait d'aborder les redoutables problèmes de politique intérieure et extérieure qui se présentaient en foule.
Le 29 Septembre, trois jours après la défaite de l'armée royale dans le Parc de Bruxelles, les États Généraux, réunis à La Haye, avaient décidé qu'il était nécessaire d'établir une séparation administrative entre les provinces belges et. les provinces hollandaises du royaume des Pays-Bas.
Convenait-il de garder une attitude de réserve et de modération, en attendant que cette décision des députés du royaume eût reçu le caractère d'un principe constitutionnel ? Fallait-il au contraire marcher hardiment en avant et proclamer en droit une indépendance qui déjà existait en fait ? Quelles étaient, dans cette dernière hypothèse, les règles à suivre par rapport à l'organisation intérieure du pays ? Telles étaient les questions qui, avant toutes les autres, devaient obtenir leur solution.
Loyal, généreux, désintéressé, mais complètement incapable de cette appréciation calme et saine des choses qui distingue le véritable homme l'État, M. de Potter voulait devancer l'action du Congrès national, proclamer la déchéance de la famille royale, et même profiter de l'enthousiasme du peuple pour réaliser les utopies républicaines qui avaient charmé son imagination dans la solitude de la prison et de l'exil. « Pourquoi, disait-il, s'est faite notre l'évolution ? Parce que nous nous sommes vus obligés d'entreprendre nous-mêmes le redressement des griefs que le gouvernement déchu s'obstinait à maintenir. Ce gouvernement est tombé, écrasé sous le poids de ces griefs. Hâtons-nous donc d'en débarrasser le nôtre, afin qu'il puisse durer après nous, pur et puissant. comme il l’aura été pendant qu'il était confié à nos mains. Nous ne resterons pas ici longtemps... Nous n'avons donc pas une minute à perdre pour laisser de nous quelques nobles traces qui ne s'effaceront jamais... Frappons donc; frappons juste et fort, et surtout frappons vite; ne laissons debout aucun des abus dont le peuple s'est plaint, et, pour autant que possible, aucun de ceux dont il pourrait avoir à se plaindre dans la suite. » Il voulait que le gouvernement provisoire, réalisant immédiatement ce vaste programme, ne laissât (page 25) au Congrès que la modeste mission de le ratifier au nom de la nation. Oubliant en même temps les vœux du pays et les exigences de l'Europe, il demandait que tous les efforts et tous les actes du pouvoir fussent dirigés vers la fondation d'une république fédérative, Il réclamait des mesures énergiques contre les partisans du régime déchu. Il soutenait que le gouvernement provisoire « antérieur et, sinon supérieur, du moins indépendant du Congrès », devait se refuser à reconnaître la suprématie de cette assemblée et demeurer pouvoir exécutif suprême, émané du peuple (Souvenirs personnels, 2e edit., t. 1er, p. 151, 171, 174, 198 et suiv.)
Toutes ces prétentions furent énergiquement combattues par ses collègues. Ceux-ci pensaient que, depuis le bombardement de la capitale et la victoire du peuple, toute mesure moins radicale qu'une déclaration d'indépendance absolue n'aurait pas obtenu l'assentiment de la nation; mais ils ne se croyaient pas le droit d'empiéter sur les attributions du Congrès national, à qui seul incombait la tâche de fixer définitivement le sort des Belges. Ils prétendaient que le gouvernement provisoire, issu d'une crise révolutionnaire, devait déposer ses pouvoirs le jour même où le peuple belge se trouverait régulièrement représenté par une assemblée constituante, expression légale des droits, des intérêts et des vœux de tous. Serviteurs loyaux et désintéressés de la liberté, il leur semblait irrationnel, injuste, odieux. de sévir contre les partisans de la maison d'Orange , aussi longtemps que leurs sympathies et leurs regrets ne se traduiraient pas en actes assez graves pour nécessiter des représailles. Enfin, ils ne cessaient de répéter que, surtout depuis le rétablissement de la monarchie constitutionnelle en France, la république, fédérative ou unitaire, était un anachronisme qui ne pouvait avoir d'autre résultat que de nous attirer l'hostilité de l'Europe.
Cette opinion prévalut. M. de Potter fut seul
de son avis, et, par un décret du 4 Octobre, publié lorsque nos volontaires
n'avaient pas encore dépassé Malines, le gouvernement provisoire, laissant de
côté la question dynastique, statua « que les provinces belges, violemment
détachées de
(page 26) Après cette résolution importante, immédiatement ratifiée par la nation, la conduite ultérieure du gouvernement provisoire était nettement indiquée par la nature des choses. Il était obligé de laisser au Congrès national le soin de se prononcer sur la formation définitive du pouvoir exécutif et en général sur toutes les garanties constitutionnelles dont il convenait de doter le pays; mais, en attendant la réunion de cette assemblée souveraine, il pouvait et devait faire disparaître sans retard les griefs qu'on avait si longtemps et si amèrement reprochés à l'administration néerlandaise. Sous ce rapport encore, il ne lui était pas possible de se méprendre sur les tendances réelles de l'opinion publique, Issu d'une révolution accomplie par l'alliance sincère et loyale des catholiques et des libéraux, sa tâche consistait à réaliser, en fait et en droit, autant. qu'il dépendait de lui, la généreuse et féconde maxime: « Liberté pour tous, égalité pour tous. » Aussi s'empressât-il d'entrer dans cette voie non moins nouvelle que large, avec une promptitude et une énergie auxquelles l'histoire impartiale rendra toujours hommage.
Le 12 Octobre, il abrogea tous les arrêtés royaux qui avaient mis des entraves à la liberté de l'enseignement Le 16, « considérant que les entraves à la liberté d'association sont des infractions aux droits sacrés de la liberté individuelle et politique, il déclara qu'il est permis aux citoyens de s'associer, comme ils l'entendent, dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel et commercial ». Le même jour, « considérant que le domaine de l'intelligence est essentiellement libre, et qu'il importe de faire disparaître à jamais les entraves par lesquelles le pouvoir a jusqu'ici enchaîné la pensée dans son expression, sa marche et ses développements,» il proclama la liberté illimitée des cultes, des opinions, de la presse et de l'enseignement. Le 21, il décréta, comme une conséquence nécessaire de la liberté des opinions, le droit pour chaque citoyen d'ouvrir un théâtre et d'y faire représenter des pièces de tous les genres, sauf la responsabilité de l'auteur et des acteurs en cas de violation d'une loi pénale. Le 22, il supprima la haute police, « établie dans l'intérêt du pouvoir absolu et funeste à la morale publique. »
Et tandis qu'il nivelait ainsi tous les
obstacles et faisait tomber toutes les barrières incompatibles avec le libre
développement de la nation, il s'occupait du rétablissement de l'ordre et de ma
marche des services publics, (page 27)
avec cette activité vigoureuse qui sait entrer dans tous les détails et se
plier à tous les besoins : approvisionnement de la capitale, prorogation de
l'échéance des effets de commerce, perception des impôts, réorganisation des
tribunaux, épuration de la magistrature et de l'administration, surveillance
des étrangers, formation d'une armée nationale, renouvellement des conseils
communaux sur la base de l'élection directe, séquestre sur les biens de la
famille d'Orange, formation de comités provinciaux de commerce et d'industrie,
établissement d'une administration de la sûreté publique, création d'un journal
officiel, réforme des conseils de guerre, révision des lois douanières,
rétablissement du jury et de la publicité des débats dans les matières
criminelles, récompenses nationales, institution d'une garde civique,
réorganisation du service des postes. Un comité
central, organisé dans son sein et composé de MM. de Potter, Rogier, Van de
Weyer et Félix de Mérode, exerçait le pouvoir exécutif; tandis que des comités
spéciaux, souvent présidés par un membre du gouvernement, s'occupaient des besoins
de ]a guerre, de l'intérieur, de la sûreté publique, des finances, et faisaient
chaque jour, à une heure fixe, les propositions que réclamaient les
circonstances (Note de bas de page : Je viens de rappeler le séquestre mis sur les biens de la
famille d'Orange-Nassau. Au milieu de l'effervescence de la révolution, le
respect du droit de propriété était si grand que le gouvernement provisoire
considéra comme appartenant personnellement à la famille royale le palais
construit aux frais de l'État pour le prince d'Orange, de même que tous les
biens domaniaux que
Mais il ne suffisait pas de veiller à la
défense du pays et de réorganiser son administration intérieure sur des bases
nouvelles:
On pouvait en effet se demander avec inquiétude quelle serait l'attitude de l'Europe en présence de la révolution de Septembre.
Reconnaîtrait-elle à un petit peuple de
quatre millions d'âmes le droit d'anéantir l'une des plus belles et des plus
salutaires conceptions politiques de ses princes et de ses diplomates ?
Qu'allait faire l'Angleterre, dont les trésors avaient largement contribué à
l'érection des (page 28) forteresses
destinées à protéger un royaume qui, lui-même, était le produit de l'initiative
des hommes d'État des bords de
Lg Belgique fut sauvée par
Dès cet instant, il était manifeste que, malgré son mauvais vouloir, le cabinet tory, alors même qu'il réussirait à se maintenir au pouvoir, n'aurait pas recours à la force pour rétablir le trône de Gui1laume 1er.
Sur quelle puissance continentale se
serait-il appuyé pour entreprendre une guerre qui, dans la situation où se
trouvait l'Europe, pouvait avoir de déplorables conséquences pour le principe
monarchique ? L'Italie frémissait Sous le joug autrichien; l'Allemagne
était troublée par des mouvements insurrectionnels;
Telle était la situation lorsque le Congrès national allait ouvrir ses séances.
Un mois à peine s'était écoulé depuis la victoire du peuple. L'ordre, la confiance et l'espoir avaient remplacé l'anarchie, la lutte et la crainte.
Le sol belge, à l'exception de la citadelle
d'Anvers et des villes de Maestricht et de Luxembourg, était complétement
affranchi. Une administration nationale, intelligente et forte, conciliante et
respectée, avait pris la place de l'administration hollandaise. Une armée
s'organisait sous la direction de chefs dévoués h la cause populaire (Note de
bas de page : Il est vrai
que cette armée laissait beaucoup à désirer (Voyez le ch. IV).) Les
libertés les plus larges, solennellement proclamées au moment où la fusillade
retentissait encore, avaient comblé les vœux du pays. Le commerce et
l'industrie s'efforçaient de sortir de leur marasme. Une assemblée
constituante, librement élue et composée de l'élite des classes supérieures et
moyennes, allait se réunir dans la capitale. L'Europe monarchique elle-même,
traitant avec les représentants du pouvoir révolutionnaire, proclamait
indirectement l'indépendance de
(page 30) Le Congrès national se réunit le 10 Novembre 1850, et son premier acte, après la formation du bureau, fut de rendre au gouvernement provisoire la puissance exécutive, que les membres de cette dictature populaire étaient venus mettre à la disposition des représentants légaux et réguliers du peuple belge. L'assemblée prit ensuite, après des débats animés et parfois orageux, trois décisions d'une importance décisive.
Elle proclama, à l'unanimité, l'indépendance
de
Au commencement de Janvier, le Congrès s'occupa du choix du chef de l'État.
Deux questions préliminaires étaient à résoudre.
Convenait-il d'élire un roi indigène ? Était-il préférable de décerner la couronne à un prince étranger?
La première combinaison, qui avait en sa
faveur des hommes considérables, fut promptement abandonnée. Deux sections du
Congrès s'étaient prononcées dans ce sens, mais toutes les autres avaient donné
la préférence au choix d'un prince étranger. Un tel choix, bien dirigé, devait
procurer à
(page
31) Il ne restait donc d'autre parti à prendre que celui d'élire un prince
étranger. Mais ici se présentaient des difficultés et des complications d'un
autre genre. Il fallait trouver un candidat qui, tout en étant agréable à
Dès les premiers jours qui suivirent son installation, le gouvernement provisoire avait fait sonder les intentions du cabinet des Tuileries.
Cette précaution était sage et nécessaire.
Le roi Louis-Philippe déclara, d'abord
officieusement, puis officiellement, que, d'accord
avec ses alliés, il n'accepterait pas la couronne pour le duc de Nemours,
si cette couronne lui était offerte. Il déclara tout aussi nettement que
Les membres du gouvernement provisoire
suivirent ce conseil, et, dans la séance du 11 Janvier, ils désignèrent le
prince bavarois aux suffrages de l'assemblée constituante. Mais ils ne
tardèrent pas à acquérir la conviction que le Congrès n'était guère disposé à
les suivre sur ce (page 32) terrain.
Il était visible que le prince Othon, à peine âgé de quinze ans, ne possédait
pas les sympathies de la majorité de l'assemblée, qui redoutait à la fois les
périls d'une régence et les idées peu libérales que, disait-on, le jeune
candidat avait puisées dans sa famille et dans son entourage. En présence du
refus persistant du cabinet de Paris d'accepter la couronne pour le duc de
Nemours, le prince Auguste de Leuchtenberg allait inévitablement obtenir la
majorité des suffrages. On invoquait les glorieux souvenirs qui se rattachaient
à son berceau; on vantait la noblesse et l'élévation de ses idées, la loyauté
de son caractère, la générosité de ses sentiments; on se prévalait même des
liens de parenté qui l'unissaient à plusieurs familles souveraines; on
rappelait qu'il était le neveu de l'empereur d'Autriche (François Ier), le
neveu du roi de Bavière (Louis 1er), le beau-frère de l'empereur du Brésil (Don
Pedro Ier), le beau-frère de l'héritier présomptif de la couronne de Suède et
de Norwége (Oscar 1er); on disait enfin que, si
Depuis quelques semaines, un diplomate
habile, M. Bresson, représentait le roi Louis-Philippe à Bruxelles, A la fin de
Janvier, on lui adjoignit M. le marquis de Lawoëstine, colonel de cavalerie,
qui, pendant
Dans la séance du 25 Janvier, cinquante-trois membres du Congrès, trompés par ces-démonstrations et croyant que le cabinet des Tuileries avait irrévocablement abandonné sa politique primitive, proposèrent de proclamer le duc de Nemours roi des Belges.
Cette imposante démarche entraîna la majorité de l'assemblée. Sur 192 votants, 97 suffrages furent donnés au duc de Nemours, 74 au duc de Leuchtenberg et 21 à l'archiduc Charles d'Autriche.
Le lendemain, l'assemblée nomma une députation chargée d'aller à Paris, avec le président du Congrès, annoncer au roi des Français l'élection de son fils encore mineur.
Les événements qui suivirent sont assez
connus.
Mais si le désintéressement du roi des Français,
habilement exploité, amena des conséquences heureuses pour la paix du monde, il
eut des suites tout à fait différentes pour la cause nationale des Belges.
L'industrie et le commerce retombèrent dans leur marasme; les factions levèrent
la tête, et les incertitudes de l'avenir, d'autant mieux aperçues qu'on croyait
avoir enfin trouvé une solution définitive, jetèrent le découragement dans
l'âme d'une foule de patriotes. Au milieu de l'indignation des uns et de
l'effroi des autres, on vit reparaître toutes les manœuvres que l'attitude
courageuse et patriotique du gouvernement provisoire avait réduites à
l'impuissance, avant la réunion de l'assemblée constituante. Le parti français
disait qu'on devait forcer la main à Louis-Philippe et provoquer une explosion
du sentiment national, en votant la réunion pure et simple à
Heureusement pour la cause nationale, le
Congrès, secondé par l'immense majorité de la nation, trouva dans le
patriotisme et la persévérance de ses membres la force requise pour se mettre
au-dessus de l'orage provoqué par les passions démagogiques ou réactionnaires.
(page 35) Pendant que ses députés
étaient encore à Paris, il reprit paisiblement ces débats mémorables qui,
quoique circonscrits dans l'espace de quelques semaines, eurent pour résultat
de doter des institutions les plus libérales de l'Europe un pays connu par son
inébranlable attachement au catholicisme: proclamation de la souveraineté du
peuple; liberté illimitée de la presse et de l'enseignement; liberté illimitée
du droit d'association; inviolabilité du domicile; égalité de tous devant la
loi; suppression de la mort civile et de la confiscation des biens; déclaration
formelle que le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont conférés par la
constitution et les lois; défense aux tribunaux d'appliquer les arrêtés du chef
de l'État qui ne sont pas conformes à la loi; inamovibilité de la magistrature;
attribution aux tribunaux de toutes les contestations qui ont pour objet des
droits civils: coexistence de deux Chambres, nommées par les mêmes électeurs et
périodiquement renouvelées; responsabilité des ministres; liberté de conscience
et de culte; liberté. absolue dans les rapports du clergé catholique avec le
Saint-Siége; défense faite à l'État d'intervenir dans la nomination et dans
l'installation des ministres des cultes; attribution aux provinces et aux communes
de tout ce qui est d'intérêt provincial on communal; élection directe de tous
les corps représentatifs; publicité des budgets et des comptes; publicité des
débats judiciaires; impôt voté par les mandataires du peuple; cour des comptes
nommée par
Ce fut le 9 Février au soir, que le comité
diplomatique du Congrès reçut communication du célèbre protocole de la
conférence tenue au Foreign-Office, le 7 Février 1831 , entre les
plénipotentiaires d'Autriche, de France, de
La politique aussi habile que peu franche du cabinet des Tui1eries obtenait de la sorte un succès complet; mais, en Belgique, l'exclusion du seul candidat qui, à côté du duc de Nemours, eût réuni un nombre considérable de voix au sein de l'assemblée constituante, ne pouvait produire d'autre résultat que d'accroître les incertitudes et les embarras déjà si considérables de la situation. Aussi le Congrès, toujours à la hauteur de sa mission, s'empressa-t-il de prendre une décision de la plus haute importance. Réservant pour lui-même les pouvoirs constituant et législatif qu'il tenait directement de la nation et dont il ne pouvait se dessaisir avant d'avoir accompli son œuvre, il résolut de mettre le pouvoir exécutif entre les mains d'un Régent, chargé de diriger l'administration du pays jusqu'au jour de l'installation de la royauté constitutionnelle.
L'élection de ce magistrat suprême se fit dans la séance du 24 Février.
Par la nature même de ses fonctions, le vénérable président du Congrès, M. Surlet de Chokier, se trouvait désigné au choix de ses collègues; mais quelques membres croyaient que le principe de la révolution recevrait une consécration plus solennelle, plus éclatante, par l'élection d'un frère du héros mort à Berchem en combattant pour l'indépendance de la patrie (Note de bas de page : Le comte Frédéric de Mérode eut la jambe fracassée par un boulet hollandais à Berchem, le 24 Octobre 1830. Il mourut le 4 Novembre). Si le comte Félix de Mérode, dont la très-grande majorité de Jlassemblée partageait les convictions religieuses, avait eu la moindre velléité d'ambition, il lui eût été on ne peut plus facile d'exploiter cette communauté de principes et d'affections pour se faire décerner la magistrature suprême. Mais, au lieu d'agir de la sorte et de réduire la manifestation de la volonté nationale (page 37) aux proportions mesquines d'une lutte de personnes, il alla trouver le baron Surlet ; et ces deux hommes, dont les idées étaient si différentes sous une foule de rapports, mais dont le dévouement et le patriotisme se trouvaient à la même hauteur, remirent à un député, leur ami commun, un billet conçu en ces termes:
« Faites ce que vous trouverez bon: nous sommes d'accord.
« 24 Février. »
« E. Surlet de Chokier.
« Félix de Mérode.»
Nous ne croyons pas que l'histoire moderne
offre un plus noble exemple d'abnégation, de désintéressement et de
patriotisme. Un peuple, longtemps soumis à la domination étrangère, vient de reconquérir
son indépendance et sa liberté; ses législateurs ont fait disparaître les
entraves qui arrêtaient son essor, les abus qui minaient ses forces, les
usurpations qui menaçaient ses croyances; sur un sol qui, pendant des siècles,
servit de théâtre aux luttes sanglantes des monarques absolus, ce peuple s'est
vu doter de
Quoi qu'il en soit, avec cette attitude des
deux candidats particulièrement désignés par l'opinion publique, le choix du
Congrès ne pouvait être douteux. Le baron Surlet obtint 108 suffrages, le comte
de Mérode 43 et le baron de Gerlache 5. Un membre de la légation anglaise,
envoyée à BruxeIles par
(page 38) L'installation du Régent, immédiatement effectuée, fit cesser la mission confiée au gouvernement provisoire. Celui-ci plaça sur le bureau du Congrès un acte par lequel il déposait le pouvoir exécutif; puis il adressa au peuple belge la proclamation suivante:
« En quittant le pouvoir où nous avait appelés l'énergie révolutionnaire, et dans lequel le Congrès national nous a maintenus, nous nous faisons un devoir de proclamer, à la face de l'Europe, que la conduite pleine de loyauté, de bon sens et de dévouement du peuple belge ne s'est pas démentie un seul jour pendant toute la durée » de notre pouvoir. Le gouvernement provisoire emporte la satisfaction bien chère de s'être vu, dans les moments les plus difficiles, toujours secondé, toujours obéi.
« Si, en retour de ses efforts, il pouvait avoir quelque chose à demander à ses concitoyens, ce serait de les voir continuer à suivre, sous le vénérable Régent que le Congrès vient de leur donner, cette admirable ligne de conduite qui leur a mérité la réputation du peuple le plus raisonnable de l'Europe, après s'être montré l'égal des plus braves.
« Vive
« A. Gendebien; Ch. Rogier; S. Van de Weyer; comte Félix de Mérode; F.
de Coppin; Jolly; J. VanderIinden. »
En déposant leur autorité, les membres du gouvernement
provisoire jouissaient de l'avantage, si rare en temps de révolution, d'avoir
exercé le pouvoir suprême pendant plusieurs mois, sans que leur popularité eût
reçu la moindre atteinte. Ils avaient sans doute commis quelques fautes: mais
qui oserait se vanter de ne pas en commettre à leur place? Ces fautes,
d'ailleurs en petit nombre, disparaissaient dans l'importance immense des
services qu'ils avaient rendus, dans la grandeur incontestable des résultats
obtenus sous leur direction. Lorsque, le 26 Septembre, ils ouvrirent leur
première séance à l'hôtel de ville, au bruit du tocsin et de la fusillade, ils
avaient pour tout mobilier une table de bois blanc prise dans un corps de garde
et deux bouteilles vides surmontées chacune d'une chandelle. Leurs seules
ressources consistaient dans la somme de 21,96 francs que renfermait la caisse
communale (Discours de M. Alexandre Gendebien. Séance du 12 janvier 1831). (page 39) Lorsqu'ils se retirèrent le 25
Février, la dissolution du royaume des Pays-Bas était proclamée par ]a
Conférence de Londres, et
Les premiers jours qui suivirent l'installation du Régent furent des jours de calme, de joie et d'espérance. On éprouvait le besoin de se reposer après la lutte, de respirer après l'orage. On se disait que la concentration du pouvoir exécutif dans les mains d'un homme jouissant de la confiance du peuple aurait pour premier effet de faire disparaître les symptômes d'anarchie qui commençaient à se manifester dans toutes les provinces.
Mais cet espoir fut promptement et cruellement déçu! Le baron de Chokier ne possédait aucune des qualités que réclame le périlleux honneur de tenir le gouvernail de l'État dans une période d'effervescence. Aux manières polies et faciles qui distinguaient la vieille aristocratie liégeoise, il joignait cet esprit fin, léger et railleur qui suffit pour briller dans un salon; mais il était complètement dépourvu de l'énergie, du courage moral, de la pénétration et de la vigueur, sans lesquels les gouvernements aboutissent à la faiblesse et à l'immobilité en temps de paix, à l'anarchie et à la ruine en temps de révolution.
Les conséquences ordinaires d'une
administration centrale privée d'initiative et de force se firent bientôt sentir.
Le désordre et l'esprit d'insubordination se glissèrent successivement dans
toutes les branches du service public. Les factions, chaque jour plus
audacieuses, multiplièrent dans tous les sens leurs tentatives et leurs
intrigues, celles-ci pour obtenir une quasi-restauration avec un membre de la
famille royale des Pays-Bas, celles-là pour aboutir soit à la république, soit
à la réunion à
Au milieu de ce désordre croissant et de ces incertitudes chaque jour plus insupportables, l'élection d'un chef définitif de l'État était incontestablement le premier besoin de la situation.
Les deux membres du Congrès qui reçurent
successivement le portefeuille des affaires étrangères dans l'administration du
Régent, M. Van de Weyer et Lebeau, mesurant l'étendue du mal, placèrent au
premier rang de leurs devoirs la recherche d'un candidat qui pût être agréé en
même temps par
Ayant acquis la conviction que le choix du
prince d'Orange, leur candidat de prédilection, aurait amené la guerre civile
et probablement l'annexion à
Le choix d'un prince sage, modéré, loyal et appartenant à l'une des familles les plus illustres de l'Europe, leur semblait le meilleur moyen de prévenir la guerre et de sauver, sinon les intérêts dynastiques des Nassau, au moins les principes d'ordre et de conservation qu'elles désiraient voir régner dans les rapports internationaux.
Le projet du gouvernement belge ne fut pas
moins bien accueilli à Paris. Puisque ni l'annexion à
Les
ministres prirent en conséquence le parti de désigner ce prince (page 42) aux suffrages du Congrès
national; mais, éclairés par l'expérience, ils ne voulaient pas exposer le pays
à l'humiliation d'un deuxième refus de la couronne. M. Lebeau obtint du régent
l'autorisation d'envoyer à Londres une députation de quatre membres de
l'assemblée constituante, afin de sonder les intentions de Léopold, des
ministres anglais et des membres de
Le prince accueillit la députation avec une
bienveillance exquise; mais aussi, avec cette modération et ce tact politique
dont il avait donné une preuve éclatante en refusant le trône de
On en acquit bientôt une preuve significative.
Le 26 Mai, les plénipotentiaires d'Autriche,
de France, de
Les ministres du Régent connaissaient trop bien l'esprit qui régnait sur tous les bancs de l'assemblée constituante., pour ne pas savoir que cette adhésion préalable aux bases de séparation était impossible à obtenir du Congrès et de la nation; mais, encouragés par un premier succès et voulant donner au prince Léopold un titre plus imposant dans les négociations ultérieures, ils firent la proposition de lui décerner immédiatement la couronne.
Cette politique habile obtint le résultat
désiré. Les membres les plus influents du Congrès se prononcèrent énergiquement
en faveur d'un choix dans lequel ils voyaient en même temps le terme d'un état
provisoire désastreux, la consécration de l'indépendance nationale, le meilleur
et peut-être le seul moyen de réconcilier
Après six jours de mémorables débats, qui occuperont toujours une place éminente dans l'histoire parlementaire du pays, le prince Léopold fut proclamé roi des Belges par 152 suffrages, contre 14 donnés au baron Surlet de Chokier. Dix-neuf membres s'étaient abstenus.
Une deuxième députation se mit en route pour
Londres, afin de présenter au prince le décret de l'assemblée constituante
(Note de bas de page : Voici
les noms des députés, avec le chiffre des suffrages obtenus par chacun d'eux:
MM. le comte de Mérode, 151 ; Van de Weyer, 137; abbé de Foere, 119; comte
d'Aerschot, 108; Vilain XIIII, 96; baron Osy, 76; Destouvelles, 74; comte Duval
de Beaulieu, 69; Thorn, 67. Huyttens, Discussions du Congrès national, t. III,
p. 272.) Elle y fut bientôt suivie par deux commissaires du Régent, MM. Nothomb
et Devaux, qui réussirent à arracher à
Ce dernier résultat ne fut pas obtenu sans peine.
Les préliminaires de paix renfermaient deux
articles qui blessaient le sentiment national d'autant plus profondément que
leur portée réelle n'était pas bien comprise sur tous les bancs du Congrès.
L'article 3 maintenait le statu quo, c'est-à-dire, la possession de
Mais les dix-huit articles n'en furent pas moins adoptés par 126 voix contre 70. Rien ne s'opposait donc plus à ce que le prince Léopold acceptât définitivement la couronne, et le Congrès nomma séance tenante une nouvelle députation de cinq membres chargée d'annoncer à Son Altesse Royale le vote du Congrès et de l'inviter à se rendre en Belgique aussitôt que possible (Note de bas de page : Voici le résultat du scrutin: MM. Lebeau, 136 suffrages; de Mérode, 132; FIeussu; 117; de Meulenaere, 103; baron J. d'Hoogvorst, 91).
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