« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 2
CHAPITRE XXIX –
NEGOCIATIONS ANTERIEURES AU TRAITE DEFINITIF (Mars 1838 – Février 1839)
29.1.
Coup d’œil rétrospectif
(page 296) Avant
d'aborder le récit des débats diplomatiques de 1838, il convient de jeter un rapide
coup d'œil sur les incidents survenus depuis la séparation de la Conférence de Londres
(24 Août 1835).
Les plénipotentiaires des
cinq cours avaient dit au roi Guillaume: « Nos délibérations ne seront reprises
que le jour où vous produirez, soit une adhésion pure et simple aux bases
territoriales des vingt-quatre articles, soit l'assentiment de vos agnats et
de la Diète de
Francfort à l'incorporation d'une partie du Limbourg au royaume de Hollande » (Note de bas de page, Voy. ci-dessus,
chap. 19, p. 155).
Ce langage était clair et
précis ; mais le monarque néerlandais, toujours préoccupé des avantages du système
de persévérance, tâcha de lui donner un sens qui fût de nature à justifier
sa politique de tergiversation et de subterfuges.
Dès le 3 Novembre 1835, le
cabinet de La Haye fit solliciter l'assentiment de la Diète de Francfort et de la
cour ducale de Nassau à 'l'incorporation du Limbourg au territoire hollandais.
L'une et l'autre repoussèrent la demande et réclamèrent dans le Limbourg une
indemnité territoriale pour la partie du Luxembourg cédée à la Belgique. Le duc de
Nassau, instigué par son auguste agnat, avait même un instant manifesté le
projet de s'en tenir purement et simplement aux traités de Vienne (Note de bas de page : La
décision de la Diète
ne fut prise que le 18 Août 1836. Tout en se disant prête à adhérer aux bases
territoriales des vingt-quatre articles, moyennant une indemnité dans le
Limbourg, la haute assemblée avait ajouté à son assentiment une condition
onéreuse pour les Belges, qui ne se trouvait pas dans le traité du 15 Novembre.
Elle voulait que la Belgique
fût soumise à l'obligation « de ne point établir de fortifications dans la
partie du grand-duché de Luxembourg qui lui serait cédée, et qui, des lors, se
séparerait des liens fédératifs de l'Allemagne ; que, nommément, la ville
d'Arlon ne jût jamais fortifiée. » Le cabinet de Bruxelles s'empressa de
protester vivement contre cette prétention, aussitôt qu'il en eut connaissance.
- Voy.le texte de la décision de la
Diète dans le rapport présenté aux Chambres par le ministre
des Affaires étrangères (M. de Theux) le 1er Février 1839 (Bruxelles, Remy,
1839).
(page 297) M. Dedel,
ambassadeur néerlandais à Londres, reçut l'ordre de notifier ce double refus au
cabinet britannique. Feignant de croire que les plénipotentiaires des cinq
cours n'avaient imposé à la
Hollande que la seule condition de faire les démarches
nécessaires en Allemagne, M. Dedel pria le chef du Foreign-Office de réunir
immédiatement la Conférence,
afin de reprendre les négociations interrompues en 1835.
Cette prétention ne pouvait
être accueillie. Malgré les instances des diplomates des cours du Nord, le
ministre anglais répondit, avec raison, que la Conférence avait
subordonné la reprise de ses séances à des conditions qui n'étaient pas
remplies. Puisque la Diète
et les agnats repoussaient le système du cabinet de La Haye, celui-ci devait se
montrer prêt à accepter les arrangements territoriaux du traité du 15 Novembre.
Or, à ce sujet, la note néerlandaise gardait un silence absolu (Note de bas de page : Quelque temps après, M. Verstolk
renouvela sa tentative, sans obtenir plus de succès, malgré les efforts des
cours du Nord, qui croyaient à la sincérité de leur allié. La Russie poussa même la
condescendance au point d'insinuer qu'il convenait de modifier les bases
territoriales des vingt-quatre articles, dans un sens favorable à la Hollande. Aussitôt
informé de cet incident imprévu, M. de Theux se fit un devoir de protester de
nouveau et de défendre énergiquement le statu quo résultant de la
convention du 21 Mai. La démarche de la Russie n'eut pas d'autre suite, parce que lord
Palmerston, d'accord avec le cabinet des Tuileries, persista dans son refus de
réunir la Conférence
avant l'accomplissement des conditions fixées en 1835).
La résistance du chef du cabinet de St-James
entrait à tous égards dans les vues secrètes de Guillaume 1er. A la tribune des
États Généraux, ses ministres en firent le texte d'un véritable réquisitoire
contre les tendances qui, jusque-là, s'étaient manifestées dans les relations
diplomatiques. « On avait osé révoquer en doute la loyauté du cabinet de La
Haye ; on avait poussé l'injustice au point de lui attribuer le projet de
prolonger indéfiniment une situation anormale qui fatiguait l'Europe ; on ne se
contentait pas même des démarches pressantes que, dans son ardent désir de
mettre un terme au différend (page 298) hollando-belge, il avait tentées
à Francfort et à la cour de Nassau ! » Tel fut le thème que, pendant trois
années, les ministres néerlandais développèrent avec une uniformité
désespérante. C'était, sauf quelques détails accessoires, le langage que M.
Verstolk de Soelen avait déjà tenu, à son retour de Londres, dans un discours
du 24 Octobre 1835 (Note
de bas de page : Voy. surtout le rapport de M. de Zuylen de Nyvelt, chargé
ad interim du portefeuille des Affaires étrangères, fait à la deuxième
Chambre des États Généraux, le 4 Avril 1834 (Moniteur belge du 8)).
Mais la ruse était trop grossière pour faire des
dupes. Laissant au roi et à ses ministres les chimères qui servaient de base à
leur politique ; voyant chaque jour l'Europe plus calme, la Belgique plus forte et
l'alliance anglo-française plus intime, les États Généraux ne cessaient de
réclamer le terme de la crise. D'année en année leurs demandes devenaient plus
pressantes, leurs plaintes plus énergiques, et enfin, dans leur session
ordinaire de 1837, ils s'exprimèrent avec une netteté qui rendait tout retard
ultérieur impossible. Surchargée d'impôts, inquiète de l'avenir, fatiguée
d'attendre sans cesse une solution toujours annoncée comme prochaine, la
nation hollandaise se rangea décidément du côté des adversaires des ministres,
et tout annonçait que le système de persévérance allait misérablement échouer
contre le refus des budgets de la guerre et de la dette publique. Courbant la
tête, déçu de toutes ses espérances, le désespoir dans l'âme, Guillaume fut
obligé de céder, et la note du 14 Mars fut expédiée à Londres.
29.2.
La stratégie diplomatique de la
Belgique : la dette contre le territoire
Quel était ici le rôle de la
diplomatie belge ? Fallait-il formuler immédiatement un système bien déterminé
? Était-il préférable d'attendre les événements avant de dire le dernier mot de
la politique nationale ?
Répondre à la démarche de la Hollande par une adhésion
de même nature, consentir à l'exécution pure et simple des vingt-quatre
articles, évacuer le territoire cédé, payer les arrérages de la dette, prendre
tous ces engagements sans exiger le concours préalable des Chambres, en un mot,
déclarer que le traité de 1831 avait conservé sa force obligatoire, c'eût été
sacrifier odieusement les intérêts et la dignité du pays. Ce projet impolitique
et dangereux ne se présenta pas un instant à la pensée des ministres. Ils
étaient unanimement convaincus que, sous le rapport du territoire comme sous le
rapport de la dette, la
Belgique était en droit de faire entendre des protestations
énergiques.
(page 299) La
situation était grave ; partout se montraient des obstacles en apparence
insurmontables.
Dans la question du
territoire, ce n'était pas seulement la Hollande et la maison de Nassau, mais encore la Confédération
germanique, l'Angleterre, la
France elle-même, qui allaient probablement combattre les
vœux des Belges. Dans le cours des négociations de 1835, nos plénipotentiaires
avaient accepté les bases territoriales des vingt-quatre articles; et ces
négociations avaient été non pas rompues, mais suspendues jusqu'au
jour où le roi des Pays-Bas accepterait, de son côté, les limites fixées par le
traité du 15 Novembre, circonstance qui venait de se réaliser. En supposant
même que le cabinet de La Haye, renonçant à des possessions peu lucratives,
consentît à nous les abandonner en échange d'une indemnité pécuniaire, nous
nous trouvions en présence de l'Allemagne, revendiquant le Luxembourg en vertu
des traités de 1815. Dans cette hypothèse, la Belgique devait
nécessairement se montrer prête à entrer dans la Confédération
germanique, comme propriétaire du grand-duché, et alors nous rencontrions la
résistance opiniâtre du gouvernement français, dont le chef s'était écrié du
haut de son trône: « La
Belgique ne fera pas partie de la Confédération
germanique » (Note de
bas de page : Discours prononcé à l'ouverture des Chambres le 23 Juillet
1831). Une
seule solution pouvait être agréée par la France ; c'était de laisser la forteresse à
l'Allemagne et de conserver le statu quo pour le reste de la province.
Mais comment obtenir cette concession de la Diète de Francfort, si fière dans la défense des
intérêts fédéraux, si hostile aux principes démocratiques proclamés dans la
charte belge ?
La question financière se
présentait sous un jour plus favorable ; mais cependant, là aussi, la
diplomatie nationale allait rencontrer des difficultés sérieuses. On pouvait
espérer la remise des arrérages de la dette, parce que le long et imprudent
refus de la Hollande
avait nécessité des dépenses militaires bien plus considérables ; mais cette
concession était loin de suffire pour réparer les erreurs financières commises
en 1831. Le cabinet de Bruxelles voulait obtenir la diminution du chiffre même
de la dette mise à notre charge ; et là il allait rencontrer, à côté de
l'indifférence de l'Angleterre, la résistance énergique de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, dont les sympathies
pour la cause hollandaise se manifestaient sans scrupule.
29.3.
Le gouvernement belge obtient la renégociation sur les articles restés en
suspens
(page 300) En
attendant que l’attitude des puissances étrangères se fut nettement dessinée,
il importait d'imaginer un système qui, tout en nous dispensant de dire le
dernier mot de nos prétentions, permît au gouvernement de se réserver toutes
les chances favorables de l'avenir. Les instructions que M. de Theux transmit
aux agents belges à l'étranger, et surtout à M. Van de Weyer, partaient du
principe que le statu quo ne pouvait cesser qu'à la suite d'un
arrangement de gré à gré entre la
Hollande et la Belgique. Par son adhésion pure et simple aux
vingt-quatre articles, le roi Guillaume voulait replacer le problème diplomatique
dans l'état où il se trouvait en 1831. Or, depuis cette époque, bien des faits
essentiels étaient venus modifier les rapports respectifs de toutes les parties
intéressées. En ratifiant le traité du 15 Novembre, l'Autriche, la Prusse et la Russie avaient fait des
réserves portant sur les articles IX, XII et XIII, c'est-à-dire, sur des
stipulations territoriales, fluviales et financières d'une importance
considérable. La Russie
surtout avait formellement exigé que ces articles fissent, dans la suite,
l'objet d'une modification de gré à gré entre la Belgique et la Hollande. Trois
puissances avaient donc mis elles-mêmes un terme aux fonctions d'arbitres qu'elles
s'étaient arrogées, et le seul rôle qu'elles pussent remplir dans une
négociation ultérieure était, tout au plus, celui de médiatrices. Sans
doute, les réserves avaient été faites avec la pensée secrète d'obtenir des
conditions plus avantageuses pour le gouvernement de La Haye ; mais elles n'en
restaient pas moins debout, et, par un étrange revirement, le cabinet de
Bruxelles pouvait s'en emparer à son tour, pour réclamer une négociation
nouvelle ; il pouvait dire aux ministres des cours du Nord : « Vos réserves
attestent que des stipulations, d'abord déclarées finales et irrévocables,
avaient perdu ce caractère aux yeux de vos maîtres. » Cet argument trouvait une
force nouvelle dans la convention du 21 Mai 1833, dont l'article V exigeait le
maintien du statu quo, jusqu'au jour d'un traité définitif, complet et
direct entre la Belgique
et la Hollande. Les
choses n'étant plus entières, l'évacuation du territoire devait être
nécessairement précédée d'un nouveau traité entre Guillaume et ses anciens
sujets des provinces méridionales. Le système provisoirement adopté par M. de
Theux pouvait se résumer ainsi: « La Belgique a le droit d'exiger la négociation d'un
traité direct avec la
Hollande ; elle puise ce droit, d'abord dans les réserves des
cours du Nord, ensuite dans la (page 301) convention du 21 Mai 1833.
Jusqu'à ce que les conditions de cet arrangement définitif soient acceptées de
part et d'autre, le cabinet de Bruxelles maintiendra le statu quo dont
l'inviolabilité lui est garantie par l'Angleterre et la France. Si la
ratification des vingt-quatre articles eût été favorablement accueillie en
1831, alors que l'ennemi occupait Anvers et que le pays était sous l'impression
d'une déplorable défaite, il n'en saurait plus être de même en 1838. Sept
années se sont écoulées ; les provinces de Limbourg et de Luxembourg se
sont persuadées que le morcellement est impossible ; toute collision nouvelle
est improbable, et la
Belgique n'a plus rien à redouter de l'attaque de son voisin
du nord. Il faut donc des conditions nouvelles.»
La forme même de cette
négociation ultérieure offrait ici une importance de premier ordre. Les
relations entre les cours de Russie et de Hollande étaient plus intimes que
jamais ; à Berlin, le baron de Werther disait hautement que la Prusse ne consentirait pas
à modifier les vingt-quatre articles dans un sens défavorable à la Hollande ; à Vienne, le
prince de Metternich s'exprimait d'une manière tout aussi peu rassurante.
Accepter, dans de telles conditions, l'arbitrage de la Conférence de Londres,
c'eût été soumettre sa cause à un tribunal où trois voix sur cinq appartenaient
à la Hollande. Il
fallait donc s'attacher à obtenir une négociation directe entre les deux
parties intéressées, et, pour arriver à ce résultat, provoquer des dissidences
au sein même de la
Conférence. M. de Theux ne manqua pas de signaler ce côté de
la question à la sollicitude de nos agents à Paris et à Londres ; et nous
verrons que, si cette politique habile n'obtint pas tous les avantages qu'on en
attendait, elle nous valut du moins plus d'un incident favorable (Note de bas de page : Rapport
déjà cité du ministre des Affaires étrangères (M. de Theux), p. 13 et suiv).
La diplomatie belge débuta par un succès d'une
importance réelle.
Deux jours après la
réception de la note hollandaise, lord Palmerston avait convoqué les membres
de la Conférence. Il
n'eut pas de peine à leur démontrer l'impossibilité absolue de l'acceptation
pure et simple des vingt-quatre articles. Les plénipotentiaires des cours du
Nord en convinrent eux-mêmes ; mais, voulant immédiatement lier le roi
Guillaume en prenant acte de ses offres, ils proposèrent de déclarer (page
302) que la Conférence
était prête à signer les Vingt-quatre Articles avec le plénipotentiaire
néerlandais, « sous la réserve des articles IX, XI, XII, XIII et XIV, restés en
litige dans les négociations de 1833, et avec la garantie d'une indemnité
territoriale dans le Limbourg en faveur de la Confédération
germanique.» Le plénipotentiaire de Prusse fut même chargé de rédiger une note
conçue en ce sens.
M. Van de Weyer, qui s'était
empressé de faire connaître ce projet à Bruxelles et qui avait aussitôt reçu
l'ordre de le combattre de toutes ses forces, fit comprendre aux représentants
de l'Angleterre et de la France
combien cet acte décisif, accompli au début des négociations, allait modifier
le statu quo au détriment des Belges. En accueillant la proposition des
cours du Nord, la
Conférence eût déclaré qu'elle possédait le droit de signer
un traité final avec la
Hollande, sauf à s'entendre plus tard avec la Belgique ; elle eût posé
en principe que les débats ultérieurs ne pouvaient porter que sur les cinq
articles mis en réserve ; elle eût définitivement tranché le problème de
l'incorporation du Limbourg à l'Allemagne ; elle eût enlevé à la Belgique tout espoir
d'obtenir des changements aux bases territoriales du traité du 15 Novembre ; en
un mot, elle nous eût privés de tous les avantages importants que nous pouvions
obtenir dans une négociation directe ou indirecte avec la Hollande.
Les démarches de M. Van de
Weyer obtinrent le résultat désiré. Lord Palmerston et le général Sébastiani
combattirent le projet de leurs collègues de la Conférence. Des
pourparlers s'engagèrent, des discussions assez vives eurent lieu au
Foreign-Office, et finalement il fut convenu que le plénipotentiaire anglais
répondrait à M. Dedel par un simple accusé de réception, pendant que les représentants
des autres cours demanderaient des instructions nouvelles. Aucune mention
n'était faite, ni du traité du 15 Novembre, ni des négociations suspendues en 1833. A tous égards, la
position de la Belgique
restait entière (Note de
bas de page : La
Conférence s'était réunie le 19 Mars, et la résolution de
répondre par un simple accusé de réception ne fut prise que le 6 Avril. Les
pourparlers qui remplirent ce long intervalle furent entremêlés d'un incident
étrange. Après l'abandon de son premier projet, le baron de Bulow s'était
chargé de rédiger l'exposé historique fait par le plénipotentiaire d'Angleterre
et destiné à prouver que l'acceptation pure et simple des 24 articles n'était
plus possible. A la demande officieuse de M. Van de Weyer, lord Palmerston
avait fait annexer à ce récit la relation secrète des négociations de 1833
(Voy. ci-dessus, chap. 19, p. 154), la note des plénipotentiaires belges du 28
Septembre de la mémé année (lbid., p. 155), et enfin un discours du 24
Octobre 1833, dans lequel M. Verstolk avait complètement dénaturé lé caractère
des négociations précédentes. Pour le surplus, ou se serait borné à prendre
acte de la note hollandaise et à déclarer qu'on y voyait avec satisfaction le
désir qu'éprouvait la
Hollande de reprendre avec la Belgique la négociation
directe interrompue en 1833. Les plénipotentiaires des cours du Nord avaient
donné leur assentiment, le protocole était rédigé, les annexes étaient
imprimées, lorsque le comte Pozzo di Borgo accourut au Foreign-Office pour
déclarer qu'il était impossible d'infliger cette humiliation au roi des Pays-Bas,
« dont le ministre avait dit le contraire de ce qui s'était passé au sein
de la Conférence
de Londres. » Comme les plénipotentiaires de Berlin et de Vienne
appuyaient énergiquement cet avis, lord Palmerston fit une concession. On convint
qu'aucun Protocole ne serait rédigé, que le ministre britannique répondrait à
M. Dedel par un simple accusé de réception, et que les autres plénipotentiaires
demanderaient de nouvelles instructions à leurs cours).
(page 303) Cet
incident amena la suspension des séances de la Conférence depuis la
fin de Mars jusqu'au commencement d'Août. Les cours du Nord voulaient prendre
une attitude commune ; un échange actif de courriers eut lieu entre Berlin,
St-Pétersbourg, Vienne et La Haye, et ces rapports, à une époque où l'Europe
n'était pas encore sillonnée de chemins de fer, amenèrent des retards
considérables (Note de
bas de page : On s'est beaucoup occupé de la question de savoir si le Roi
Guillaume, avant de notifier son adhésion aux vingt-quatre articles, avait pris
confidentiellement l'avis des cabinets de Berlin, de St-Pétersbourg et de
Vienne. Le fait est certain pour ce qui concerne la Russie ; mais il est loin
d'être démontré pour l'Autriche et la Prusse. Plusieurs
circonstances nous font supposer que le prince de Metternich et le baron de
Werther furent surpris par l'événement. Au moment où M. Dedel fit la remise de
la note du 14 Mars, le comte Pozzo di Borgo avait reçu l'ordre d'appuyer toutes
les demandes de la Hollande
; mais les plénipotentiaires de Berlin et de Vienne s'empressèrent, au
contraire, de réclamer des instructions. Dès la première réunion au
Foreign-Office, ils manifestèrent l'intention de ne signer le protocole que ad
referendum. Du reste, ce point n'offre qu'un intérêt historique très
secondaire. - On peut en dire autant des bruits répandus sur les premières
instructions données à leurs agents par les gouvernements de Berlin et de
Vienne).
Le gouvernement belge se hâta de profiter de
cet intervalle pour sonder le terrain et se procurer au dehors un appui
efficace. Comme la note hollandaise n'avait pas été notifiée au cabinet de
Bruxelles, les négociations étaient encore purement officieuses. Aucune proposition
n'ayant été faite à la
Belgique, elle ne devait pas en formuler de son côté. Nous
conservions ainsi l'immense avantage de pouvoir nous dispenser de produire nos
prétentions dernières, à une époque où l'on ignorait la tournure que
prendraient les débats de la
Conférence. (page 304) Le désaccord, que M. Van de
Weyer avait adroitement provoqué au sein de cette assemblée, pouvait se
reproduire encore, et les Belges, que le statu quo de 1833 maintenait
dans la possession de tous leurs avantages, étaient évidemment intéressés à le
prolonger jusqu'au jour où toute résistance ultérieure deviendrait impossible.
La conservation du
territoire devait être le but et le résultat de la politique nationale.
Plusieurs projets destinés à nous procurer cet avantage furent successivement
présentés à Paris et à Londres.
Il était manifeste que les
embarras financiers avaient seuls triomphé de l'opiniâtreté du roi Guillaume.
Le cabinet de La Haye éprouvait avant tout des besoins d'argent, et la
possession de quelques districts du Limbourg et du Luxembourg, plus onéreuse
que profitable, n'était pas de nature à améliorer ses finances. Pourquoi ne
pourrait-on pas modifier les vingt-quatre articles de manière à procurer un
avantage réel aux deux parties directement intéressées ? Pourquoi ne ferait-on
pas un arrangement qui, laissant la ville de Luxembourg à l'Allemagne et les
districts ruraux à la
Belgique, indemniserait la Hollande, soit à l'aide
d'un capital immédiatement exigible, soit par la constitution d'une rente
annuelle ?
Partant de cette base, MM.
Lehon et Van de Weyer insinuèrent aux cabinets de Paris et de Londres la pensée
de substituer à la cession du territoire une large compensation pécuniaire au
profit de la Hollande
(Note de bas de
page : La Belgique
aurait même consenti à recevoir une garnison fédérale dans Maestricht ; mais
cette idée rencontrait à Paris une répulsion insurmontable. Les sommités de
l'armée dirent nettement que la
France serait forcée de faire un casus belli de la
fédéralisation du chef-lieu du Limbourg).
29.4.
L’Angleterre s’oppose à la stratégie diplomatique belge
Cette tentative échoua dès son début. Le roi
Louis-Philippe, aussi bien que lord Palmerston, répondit que la question du
territoire n'était ni belge ni hollandaise, mais européenne. « L'Allemagne,
disait-il, fait de la conservation du territoire fédéral une question d'honneur
et de dignité. La Belgique
ne pourrait conserver les districts cédés qu'au prix d'une guerre générale, et
la France, pas
plus que l'Angleterre, ne vous suivra sur ce terrain. » Ce fut en vain que le
comte Lehon, notre représentant à la cour des Tuileries, invoqua le vœu si
manifeste des populations belges en faveur du statu quo territorial ;
l'intérêt bien entendu de toutes les puissances, (page 305) y compris la Hollande elle-même, pour
qui des populations désaffectionnées, hostiles, seraient un grave et perpétuel
embarras ; les dangers que présenterait, pour la paix et la stabilité
générales, un démembrement qui blesserait les sympathies nationales les plus
pures, les plus légitimes, et qui, en troublant le présent, compromettrait la
sécurité de l'avenir. Tous les arguments et toutes les influences furent
épuisés en pure perte. A Paris, à Londres, comme à Berlin, à St-Pétersbourg et
à Vienne, on répondait invariablement que la question du territoire était jugée
depuis 1831 (Note de bas
de page : Rapport déjà cité du ler Février 1839, p. 20).
Prévoyant dès lors que cette opposition des
grandes puissances pourrait devenir insurmontable, M. de Theux, sans abandonner
son premier projet, crut devoir signaler à l'attention de nos agents, comme
plan subsidiaire, le système d'une trêve de longue durée, pendant laquelle on
aurait modifié le statu quo financier d'une manière plus ou moins
sensible au profit de la
Hollande. Depuis longtemps cette pensée s'était offerte à
l'imagination de nos hommes d'État. En 1836, pendant les débats provoqués par
la motion de M. Dumortier, M. Nothomb avait dit: « Il n'existe qu'un seul et
grand intérêt pour le roi - Guillaume, intérêt à côté duquel tous les autres
disparaissent : l'intérêt dynastique. Il s'agit de savoir si le roi Guillaume
abdiquera ses droits sur la
Belgique… C'est devant cette question que le roi Guillaume
recule ; c'est pour en ajourner indéfiniment la solution qu'en 1833 il a
accepté la convention du 21 Mai qui prive la Hollande de tous les avantages matériels du
traité du 15 Novembre.... Ces situations ne sont pas nouvelles, et notre propre
histoire en offre un exemple. Lorsque la nationalité hollandaise fut reconnue
par l'Espagne en 1648, Philippe II était mort ; son fils même l'avait
suivi dans sa tombe après un règne de 25 ans ; il était réservé à son
petit-fils Philippe IV de consommer le sacrifice. La Hollande recueillit tous
les bénéfices du temps, et elle obtint de Philippe IV des conditions qu'elle
aurait vainement demandées à Philippe II. L'avenir entier d'une dynastie est en
cause, d'une dynastie dont trois générations se trouvent en présence. Cette
dynastie descendra-t-elle du haut rang où l'avaient placée, de l'aveu de
l'Europe, les traités de 1815 ?.. Il est permis de croire que le roi Guillaume
(page 306) abandonnera la solution de cette question à ses descendants
et qu'il voudra mourir dans l'intégrité de ses droits.» (Note de bas de page : Moniteur
du 13 Novembre 1836).
C'était cette pensée que M.
de Theux reproduisait sous une forme nouvelle et avec des conditions qui
pouvaient la faire accueillir par la Hollande ; il aurait même voulu que l'initiative
fût partie de La Haye.
Fatigués du poids écrasant des contributions de guerre, las
de payer les intérêts de la dette mise à la charge des Belges, les États
Généraux avaient forcé le roi de souscrire aux vingt-quatre articles. Or, dans
le système proposé par M. de Theux, on disait au vieux monarque: «
Laissez-nous provisoirement quelques cantons improductifs pour vous, et
nous nous chargerons provisoirement du service d'une partie de la dette.
» Ce projet subsidiaire ne manquait ni de prudence ni d'habileté. Il n'est pas
nécessaire de prouver que le bénéfice résultant de la possession du territoire
devait inévitablement tourner à l'avantage des Belges, tandis que
l'augmentation plus ou moins considérable du budget de la dette eût été
amplement compensée par la réduction de l'armée au pied de paix. Le traité de
Munster, par lequel l'Espagne abandonna ses prétentions sur la Hollande, avait été
précédé d'une trêve de douze années, conclue entre Philippe IV et les
Provinces-Unies, sous la médiation de l'Angleterre et de la France (Note de bas de page : La presse
s'empara plus tard de cette pensée et en fît le sujet de ses controverses
(Voy. l'Observateur du 18, du 22 et du 26 Juillet 1838).
Malheureusement,
on ne tarda pas à acquérir la conviction que cette nouvelle tentative recevrait
le même accueil que la précédente. Les conflits survenus dans le Luxembourg
avaient frappé le statu quo d'un discrédit universel (Note de bas de page :
L'incident du Grünenwalt avait surtout produit ce résultat (Voy. ci-dessus, p.
280 en note)). Les
gouvernements allemands et surtout le cabinet de Berlin, effrayés de la
fermentation qui régnait parmi les catholiques des provinces rhénanes,
demandaient qu'on mît immédiatement un terme à la situation provisoire. A
Paris et à Londres, l'idée d'une trêve rencontrait, moins d'obstacles ; mais
cependant, là aussi, on donnait la préférence à un arrangement final. Pendant
que l'état de l'Orient devenait chaque jour plus orageux et plus précaire, on
voulait débarrasser l'Occident d'un conflit qui, depuis huit années, (page
307) tenait en quelque sorte les puissances du premier ordre en présence
d'une menace permanente de guerre. Guillaume lui-même, que des indiscrétions
avaient mis au courant, fit céder son orgueil dynastique à la joie d'enlever
cet avantage à ceux qu'il nommait toujours les rebelles des provinces
méridionales. Contrairement à ce qu'on avait d'abord cru à Bruxelles et à Londres,
le monarque néerlandais, une fois entré dans la voie pacifique, montrait une
véritable impatience d'en finir avec les Belges. Même au Palais de La Haye, le Système
de persévérance avait fait son temps,
Ces négociations, auxquelles
MM, Van de Weyer et Lehon s'associaient avec une habileté remarquable, avaient
pour complément une correspondance et des démarches non moins actives à l'égard
de la question financière.
On a dit à la tribune, on a
écrit dans les journaux que, dès le mois de Mars, lord Palmerston, d'accord
avec le cabinet des Tuileries, avait offert de réduire la dette à une rente de
quatre millions de florins, à la seule condition que la Belgique débutât par
l'acceptation pure et simple des bases territoriales des Vingt-quatre Articles.
C'est une erreur grossière, une accusation déloyale imaginée par les ennemis
des ministres. Lord Palmerston, abandonnant cette fois le système qu'il avait
défendu en 1835, accueillait nos protestations contre le paiement des arrérages
échus depuis 1830 ; mais, quant au chiffre même de la rente mise à notre
charge, il s'exprimait d'une tout autre manière. « Vous voudriez, disait-il,
diminuer votre dette et augmenter votre territoire ; ce sont deux bonnes
choses, sans doute ; mais il n'est pas en notre pouvoir de vous les accorder.
Il ne sera plus question de paiement des arrérages ; mais vous resterez grevés
du paiement annuel de la somme de 8,400,000 florins. Il ne nous est pas plus
permis de revenir sur ces stipulations financières que sur la question des
limites. L'un et l'autre point sont irrévocablement jugés » (Note de bas de page : Lord
Palmerston tenait encore ce langage au mois de Juin, On en verra plus loin la
preuve).
Le chef du cabinet britannique
alla plus loin ; il confirma ce langage par une circulaire officielle.
A la suite de l'incident de
Strassen et des adresses des Chambres belges qui en furent la suite, tous les
représentants des puissances (page 307) allemandes étaient accourus au
Foreign-Office, pour se plaindre amèrement de cette soi-disant atteinte aux
droits et à la dignité de la
Confédération germanique. Leurs protestations y reçurent
l'accueil le plus favorable. Lord Palmerston déclara nettement que les folles
tentatives des Belges ne prévaudraient pas contre la persévérance et la
loyauté du cabinet britannique ; puis, pour dissiper toutes les inquiétudes et
tous les doutes, il adressa aux ministres anglais à Berlin, à St-Pétersbourg
et à Vienne, une circulaire renfermant l'assurance que le cabinet de St-James,
dans le règlement de la question territoriale, ne s'écarterait en rien des
limites tracées par les Vingt-quatre Articles. Une deuxième dépêche, expédiée
le même jour, s'exprimait d'une manière moins décisive à l'égard de la question
financière ; mais cependant, sous ce rapport encore, lord Palmerston se
prononçait pour le maintien du traité du 15 Novembre, sauf toutefois la
libération des arrérages.
Sir Hamilton Seymour,
ambassadeur britannique à Bruxelles, vint donner lecture de ces dépêches à M.
de Theux (Note de bas de
page : Lord Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris, avait vainement
pressé le comte Molé de s'associer à cette démarche).
On a fait une foule de conjectures sur le
mobile secret qui, dès le début des négociations, fit prendre à lord Palmerston
cette attitude hautaine et décidée, à l'égard d'un peuple que, jusque-là, il
avait constamment protégé de son influence dans les régions les plus élevées
de la diplomatie européenne. On a voulu connaître les causes de cette démarche
inopinée, faite avant la reconstitution de la Conférence et alors que
la Belgique
n'avait pas encore été officiellement invitée à s'expliquer sur les deux points
capitaux qui faisaient l'objet des circulaires anglaises. On a dit que le chef
du Foreign-Office voulait prendre sa revanche de l'attitude du cabinet des
Tuileries dans les affaires d'Espagne, où celui-ci avait refusé de suivre la
politique aventureuse de l'Angleterre. On a ajouté qu'il redoutait, d'une part,
la haine des nombreux créanciers de la Hollande que renfermait la cité de Londres, de
l'autre, les reproches et les attaques des torys, qui n'auraient pas manqué de
lui faire un crime de l'abandon d'un arrangement territorial réglé depuis sept
années. Il nous semble plus probable que, malgré sa haute intelligence, lord
Palmerston obéissait à cet instinct secret (page 309) qui, même au sein
de l'alliance la plus intime, inspire à tout Anglais la pensée de combattre en
toute circonstance l'accroissement de l'influence morale de la France. Il n'ignorait
pas que c'eût été surtout au roi Louis-Philippe que les Belges auraient
attribué le succès de leurs démarches. Peut-être aussi craignait-il de
mécontenter trop vivement les puissances du Nord, à une époque où la question
d'Orient pouvait amener des dissidences graves entre les cabinets de Paris et
de Londres.
29.5.
L’évolution des sentiments nationaux en Belgique dans la presse et dans le
parlement
Quoi qu'il en soit, cet
incident augmenta de beaucoup la gravité de la situation ; les embarras de nos
ministres étaient d'autant plus grands que, sans manquer aux lois de la
prudence la plus vulgaire, ils ne pouvaient faire table rase de tous les
engagements contractés depuis 1830.
Adoptant le système mis en
avant par M. Dumortier, un grand nombre d'hommes politiques prétendaient que,
faute d'avoir été immédiatement exécuté, le traité du 15 Novembre était frappé
de nullité radicale. En se plaçant au point de vue des motifs qui déterminèrent
le vote des Chambres en 1831, la thèse était irréfutable ; on avait évidemment
accepté les Vingt-quatre Articles parce qu'on y voyait le moyen de clore la
période révolutionnaire. Mais le problème devenait bien plus épineux quand on
se rappelait les événements postérieurs. Plus d'une fois la Belgique avait proclamé
que le traité du 15 Novembre était la charte diplomatique de ses rapports avec
l'Europe ; en 1832, elle avait invoqué ce traité pour requérir l'intervention
armée de la France
et de l'Angleterre ; en 1833, une négociation avait été engagée avec la Hollande, sous la
médiation de la Conférence
de Londres, et dans ces rapports, indirects mais officiels, les vingt-quatre
articles avaient encore une fois servi de point de départ et de base.
D'ailleurs, la controverse était loin d'offrir l'importance qu'on lui
attribuait à cette époque. Que le traité eût ou non conservé sa force légale,
la position de la Belgique
restait absolument la même. Il suffisait que l'Europe, représentée par la Conférence de Londres,
voulût nous imposer, en 1838, les conditions qu"elle nous avait déjà
dictées en 1831. En rejetant le traité particulier de 1831, nous nous
trouvions en présence du traité général de 1815, et le problème diplomatique
n'était ni moins compliqué ni moins redoutable. Le rejet impérieux du passé
aurait eu pour seule conséquence de fournir un nouveau grief à nos adversaires.
Les deux (page 310) cabinets qui se montraient disposés à accueillir
une partie de nos réclamations nous disaient avec raison : « Prenez garde ! Si
vous déchirez le traité du 15 Novembre, le royaume des Pays-Bas existe de
droit, et vous vous replacez en présence des Huit Articles de 1814 et du traité
de Vienne de 1815; vous cessez d'être les sujets légitimes de Léopold, pour
redevenir les sujets rebelles de Guillaume Ier ; vous vous trouvez encore une
fois en face de l'Europe, imposant son arbitrage en vertu d'un traité garanti
par toutes les puissances ; vous rentrez dans la voie révolutionnaire, à une
époque où la révolution est vaincue depuis les Pyrénées jusqu'à la Vistule » (Rapport de M. de Theux, p. 21)
29.6.
La France s’aligne
sur la position britannique
Le gouvernement belge était
trop éclairé pour se lancer dans cette voie semée de piéges et de précipices.
En attendant que la
Conférence reprît ses travaux, il persévéra dans son système
de négociations officieuses. Gardant momentanément le silence sur la valeur
légale du traité du 15 Novembre, il se contenta de faire valoir, avec autant de
persévérance que d'adresse, les titres du pays à la conservation du territoire
et à la réduction de la dette.
Abandonné par l'Angleterre
dans la question territoriale, M. de Theux tâcha de regagner à Paris le terrain
qu'il venait de perdre à Londres. Cette tentative nouvelle offrait une
importance réelle. L'attitude de la
France pouvait, en toute hypothèse, exercer une influence
décisive sur les résolutions des puissances allemandes.
M. Lehon reçut l'ordre d'exposer
au comte Molé toutes les raisons qui, même au point de vue de la politique
générale, devaient faire accueillir les réclamations des Belges. La Prusse n'avait rien à
gagner à l'irritation profonde et durable que le démembrement du Limbourg
allait jeter dans les districts riverains de ses provinces rhénanes. La Hollande, avec son trésor
obéré et ses finances compromises, avait un intérêt immense à recevoir une
indemnité pécuniaire, en échange de quelques milliers de catholiques
limbourgeois, prêts à conclure une ligue offensive et défensive avec leurs
coreligionnaires du Brabant septentrIonal. L'Europe entière se préparait une
source de complications et d'embarras futurs, en consommant une iniquité qui
devait laisser des haines implacables dans l'âme des victimes. La France surtout allait
ternir son prestige et annuler son influence morale, en laissant (page 311)
s'accomplir, le long de ses frontières et pour ainsi dire sous les yeux de ses
soldats, l'un des actes les plus odieux de la diplomatie du dix-neuvième
siècle. Si le cabinet des Tuileries ne voulait pas que le roi des Belges devînt
membre de la
Confédération germanique, il y avait un moyen facile
d'écarter cet obstacle. Le statu quo pouvait être conservé pour la
forteresse de Luxembourg, et rien ne s'opposait à ce que le même régime fût
appliqué à Maestricht. La
Belgique était prête à garantir les libres communications de
ces villes avec la Hollande
et avec l'Allemagne ; Guillaume conservait le titre de grand-duc de Luxembourg
; l'administration civile des deux places restait à la Hollande ; l'intérêt
allemand était hors de cause ; les Belges ne se séparaient pas de ceux qui les
avaient aidés à conquérir leur indépendance, et, comme couronnement de l'œuvre,
toute cause d'irritation, toute semence de guerre nouvelle disparaissait de
l'Europe centrale. La
Belgique, heureuse et prospère, aurait chaque jour mieux
compris le rôle de neutralité bienveillante que lui assignait l'équilibre
européen (Note de bas de
page : M. Lehon fut même autorisé à dire que la Belgique ferait raser les
fortifications de Venloo. - Il est vrai que les concessions que nous venons
d'énumérer ne furent pas faites dès le début. On avait d'abord, mais vainement,
tenté de faire consentir la
France à ce que la Belgique, substituée aux droits de la Hollande, entrât, du chef du
Luxembourg, dans la
Confédération germanique).
Il eût été difficile de présenter la question
sous un jour plus favorable ; mais l'attente du gouvernement belge n'en fut
pas moins déçue. Les raisonnements que nous venons de résumer ne nous
procurèrent d'autre avantage que celui de connaître les mobiles secrets de la
politique française.
On apprit que la France n'aurait jamais
consenti à faire de Maestricht une forteresse fédérale, mais que, sans l'opposition
opiniâtre de l'Angleterre, elle aurait appuyé de toutes ses forces le projet
qui tendait à nous conserver les cantons ruraux du Limbourg et du Luxembourg,
en échange d'une indemnité pécuniaire. Le comte Molé avoua franchement que
l'union de la Grande-Bretagne
et de la France
eût été assez forte pour faire reculer les puissances du Nord et nous procurer
des conditions moins injustes et moins humiliantes ; mais il ne croyait pas
que, depuis la défection du cabinet britannique, le gouvernement français
pût, sans manquer à tous ses devoirs, prendre seul une attitude menaçante
vis-à-vis de l'Europe. « Au lieu de nous qualifier de (page 312) protecteurs
désintéressés du faible, on verrait en nous, disait-il, « des voisins ambitieux
qui, sous prétexte de mieux constituer la monarchie belge, travailleraient à
faire ajourner sa reconnaissance définitive, afin de se ménager le moyen de
s'emparer de son territoire à la première occasion favorable. Nous
rencontrerions ces préjugés ; non-seulement à Berlin, à Vienne, à
St-Pétersbourg, mais aussi à Londres. La France, séparée de l'Angleterre, provoquerait
partout des soupçons et des craintes. Le roi Louis-Philippe a placé sa signature
au bas des Vingt-quatre Articles. Il s'empressera d'accueillir toutes les modifications
qui seront concertées entre les cinq cours, Mais à quel titre et de quel droit
protesterait-il, seul en Europe, contre une fixation de limites qu'il a
solennellement approuvée en 1831 ? » Il ajoutait que la France, exigeant seule le
changement des limites fixées par le traité du 15 Novembre, malgré l'opposition
vive et compacte des quatre cours, devrait se préparer à subir toutes les
conséquences de ce système ; en d'autres termes, qu'elle aurait à se résoudre
éventuellement à la guerre, qui pourrait fort bien résulter de l'anéantissement
de l'alliance anglo-française. Or, il ne voulait ni ne pouvait, disait-il,
exposer son pays à cette épreuve redoutable. Le roi Louis-Philippe s'exprimait
absolument de la même manière, Quatre puissances sur cinq étant d'accord pour
exiger le maintien des arrangements territoriaux de 1831, la Belgique devait, selon
lui, renoncer à des prétentions incompatibles avec le maintien de la paix de
l'Europe. La France,
réduite à l'isolement, ne pouvait tirer l'épée et se jeter dans les hasards
d’une propagande armée, sans autre perspective que l'avantage, peu considérable
pour elle, de conserver à la
Belgique quelques cantons revendiqués par la Hollande et par
l'Allemagne. Puisque la forteresse de Luxembourg devait, en toute hypothèse,
rester à la disposition de la
Diète de Francfort, le problème diplomatique n'offrait pas
pour la France
une importance de premier ordre.
Tel était le langage qu'on
tenait non seulement aux Tuileries, mais encore dans tous les salons parlementaires
de la capitale. M. Thiers, M. Guizot, le duc de Broglie, toutes les sommités de
l'opposition gouvernementale, confidentiellement consultées par M. Lehon,
partageaient à cet égard les opinions du comte Molé. L'extrême gauche, réduite
au rôle de minorité impuissante, se montrait seule disposée à recourir à la
guerre générale, parce qu'elle y voyait le moyen de reprendre sa propagande
révolutionnaire.
29.7.
La réparations des erreurs financières commises en 1831 dans le partage de la
dette hollando-belge
(page 313) Les
efforts de la diplomatie nationale obtinrent plus de succès dans le règlement
de la question financière. Malgré l'avis des ministres anglais, le cabinet des
Tuileries voulait que les erreurs matérielles, aussi évidentes que grossières,
commises au détriment des Belges, fussent réparées par la Conférence. .
Il y avait là une dernière
planche de salut. Puisque l'Angleterre et la France acceptaient les arrangements territoriaux
de 1831, le Limbourg et le Luxembourg ne pouvaient être sauvés - s'ils
pouvaient l'être - qu'au moyen d'une transaction sur le chiffre de la dette.
Un examen loyal et complet
de la liquidation de 1831 devait avoir pour résultat d'accroître de cinq à six
millions de florins de rentes le budget de la dette hollandaise. Cette
augmentation, jointe aux dépenses énormes que le Système de persévérance avait
rendues nécessaires, allait porter un coup sensible aux finances
néerlandaises, et, dans cette hypothèse, le rachat des cantons cédés, soit à
l'aide d'un capital fixe, soit à l'aide d'une rente, n'était pas dénué de toute
chance de succès. La Hollande,
gardant ses anciennes limites, pouvait sans déshonneur accepter une indemnité
pécuniaire, en échange des communes que lui attribuaient les Vingt-quatre
Articles. Il était permis d'espérer que les Hollandais, peuple calculateur et
peu chevaleresque, placés entre les millions offerts par les Belges et le
stérile honneur de conserver à leur roi le titre de grand-duc, se prononceraient
en faveur des millions. Qu'importait aux États Généraux la remise à la Hollande de quelques
districts qui, dès le lendemain, pouvaient être érigés en duché germanique et
soumis à une administration distincte ? Forcé de céder encore une fois aux
exigences de son peuple, Guillaume se serait alors adressé aux monarques du
Nord; et qui sait si ces derniers, guidés par le désir de venir en aide à leur
allié, ne se seraient pas relâchés de la rigueur de leurs prétentions
primitives ? Tel était du moins le résultat que la Belgique était en droit
d'attendre de l'examen préalable de la question financière.
Dirigeant aussitôt ses
efforts de ce côté, M. de Theux pria M. Van de Weyer d'insister à Londres, plus
vivement que jamais, sur la nécessité d'une révision de la dette.
Notre plénipotentiaire
s'acquitta de cette mission avec son activité habituelle. Après avoir passé en
revue tous les actes de la (page 314) Conférence, il fit surtout valoir
la déclaration des cinq plénipotentiaires consignée dans le protocole du 6
Octobre 1831. A
la suite de la fixation des bases du partage de la dette, la Conférence avait dit
que, si les tableaux fournis par les agents hollandais renfermaient des erreurs
essentielles, la Belgique
aurait plus tard la faculté de discuter ce point contradictoirement avec sa
rivale. C'était ce droit que le cabinet de Bruxelles demandait à exercer
aujourd'hui. Les tableaux envoyés par les Hollandais étaient tellement vicieux
que des dettes exclusivement hollandaises y figuraient sous le titre
d'emprunts contractés pendant la durée de la communauté (Note de bas de page : Voy. t. l,
p. 184 et suiv).
Le chef du Foreign-Office se
montra d'abord inflexible ; mais bientôt, cédant aux instances de la France, et plus encore à la
haute influence du roi Léopold, il fit une première concession. Il promit
d'appuyer la demande en révision autorisée par le protocole du 6 Octobre 1831
(N° 48), mais seulement en ce sens que la Belgique pourrait se prévaloir des inexactitudes
qui s'étaient glissées dans les tableaux fournis par les négociateurs
néerlandais. Lord Palmerston fit cette déclaration dans la deuxième semaine de
Juin.
Ce résultat, obtenu au
moment où les ministres des cours du Nord n'avaient pas encore reçu leurs
instructions définitives, n'était pas dépourvu d'importance ; mais les
prétentions et les griefs du cabinet de Bruxelles étaient bien plus
considérables. Non seulement la
Conférence avait basé ses calculs sur des tableaux dressés
d'une manière inexacte, mais elle avait attribué à la Belgique la dette austro-belge
et une soi-disant dette française, dont la première n'avait jamais pesé sur
nos provinces, et dont la seconde n'existait plus que dans l'imagination des
diplomates du Nord. Elle nous avait de plus imposé une rente de 600,000
florins, en échange de quelques avantages commerciaux dont l'établissement du
chemin de fer avait de beaucoup réduit l'importance. La dette française et les
avantages commerciaux figuraient seuls pour 2,600,000 florins (5,502,600 fr.)
dans le tribut annuel qu'on nous avait assigné à Londres. Il était évident que
la révision, pour être équitable et complète, devait s'étendre à tous ces
points essentiels (Note
de bas de page : Voy. t. l, p. 187 et 189).
(page 315) Dans
l'annexe A de son protocole du 26 Juin 1831 (N° 26), la Conférence avait elle-même
indiqué la base de ses calculs, en disant que « le partage des dettes devait
avoir lieu de manière à faire retomber sur chacun des deux pays la totalité des
dettes qui, avant la réunion, pesaient sur les divers territoires dont ils se
composent, et à diviser dans une juste proportion celles qui avaient été
contractées en commun » (Note
de bas de page : Papers relative to the affairs of Belgium, A, p.
65).
C'était évidemment d'après
cette base que la
Conférence avait procédé dans la rédaction des vingt-quatre
articles, et dès lors la
Belgique pouvait, en toute justice, se prévaloir des erreurs
manifestes commises par les plénipotentiaires des cinq cours. Mais c'était en
vain que M. Van de Weyer faisait valoir toutes les considérations qui devaient
faire accueillir ce système. Lord Palmerston répondait invariablement : « La Conférence, dans son
protocole du 6 Octobre 1831, s'est imposée, à elle, l'obligation de
réparer les erreurs où elle pourrait avoir été entraînée par les tableaux qui
lui ont été fournis. Pour tout ce qui sort de cet acte et de ses annexes, la Belgique est liée par le
traité du 15 Novembre 1831. » Comme la dette austro-belge, la dette
française et le prix des avantages commerciaux ne figuraient pas dans les
tableaux des dettes communes dressés par les plénipotentiaires néerlandais, il
prétendait que ces trois points n'étaient pas susceptibles de révision.
Mais si la question de la
dette restait à peu près stationnaire à Londres, la légitimité des plaintes de
la Belgique
devenait chaque jour plus évidente aux yeux de tous les hommes désintéressés.
M. Dumortier venait de publier son remarquable travail sur les opérations
financières de la
Conférence, et ses arguments, basés sur des chiffres
irrécusables, avaient obtenu un retentissement européen. Une commission,
instituée le 29 Juin 1838 et présidée par le ministre des Finances, avait
rédigé un mémoire lucide et complet sur tous les détails de ce vaste problème,
et, de même que M. Dumortier, elle était arrivée à la conclusion que les
intérêts belges avaient été odieusement méconnus à Londres. Elle avait prouvé,
d'une manière irréfragable, que la part des Belges, dans les dettes existant
au moment de la dissolution du royaume des Pays-Bas, formait une rente de
2,215,000 fl., au lieu de 8,400,000 fl. admis par la Conférence (Note de bas de page : La
commission était composée de la manière suivante : MM. le baron d'Huart,
président ; J. Fallon, vice-président ; Ch. de Brouckere, B. Dumortier et A.
Dujardin, membres).
(page 315) De tels
travaux devaient nécessairement exercer une influence salutaire. Lord
Palmerston fut lui-même ébranlé, et c'est peut-être alors qu'il conçut le
projet d'offrir un chiffre transactionnel, idée qu'il fit plus tard accueillir
par ses collègues.
29.8.
Les premières réunions de la Conférence. La
demande belge de débuter les travaux par la question financière
Sur ces entrefaites, on
était arrivé au milieu de Juillet. Les plénipotentiaires des cours du Nord
venaient de recevoir leurs instructions, et, quelques jours plus tard, la Conférence reprit sa
mission européenne. Lord Palmerston et le général Sébastiani représentaient
l'Angleterre et la France
; le comte Pozzo di Borgo, le baron de Bulow et le baron de Senfft-Pilsach
étaient porteurs des pleins pouvoirs de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche.
La Belgique restait toujours en dehors des négociations
officielles. Aucune invitation de se faire représenter auprès de la Conférence n'était
parvenue à Bruxelles ; la note hollandaise du 14 Mars n'avait pas même été
notifiée à M. Van de Weyer. Notre gouvernement n'en agissait pas moins avec une
activité incessante. A Paris et à Londres, nos représentants étaient
journellement en rapport avec les hommes dont les avis pouvaient influer sur la
direction des affaires diplomatiques.
Les membres de la Conférence débutèrent
eux-mêmes par des entretiens officieux ou, pour mieux dire, préliminaires.
On a vu que, dans les
négociations de 1833, plusieurs dispositions des vingt-quatre articles, et
entre autres les bases territoriales, avaient été acceptées par les délégués de
la Belgique. Il
était donc à craindre que les plénipotentiaires des cinq cours, reprenant les
choses dans l'état où elles se trouvaient le 28 Septembre 1833, ne posassent en
principe que la Conférence,
envisageant la question du territoire comme déjà réglée, devait uniquement
s'occuper du petit nombre de points laissés en litige au moment de sa
séparation. Le démembrement des deux provinces était alors résolu au profit de
la Hollande,
et, même pour les stipulations financières, la Belgique ne pouvait
espérer que des concessions sans importance (Note de bas de page : En 1833, le chiffre de la rente
de 8,400,000 fl. n'avait pas été sérieusement contesté).
Dès le mois de Juin, M. de Theux avait entrevu
ce danger et pris (page 317) ses mesures en conséquence. Toujours
convaincu que le Limbourg et le Luxembourg ne pouvaient être sauvés qu'à l'aide
d'une transaction sur le chiffre de la dette, il fit comprendre à nos agents
combien la Belgique
était intéressée à ce que la
Conférence débutât par l'examen des questions financières et
fluviales. Celles-ci étant résolues en votre faveur, nous pouvions produire
avec avantage une proposition de rachat des droits éventuels de la Hollande ; tandis que, le
problème territorial une fois tranché à notre détriment, toute démarche ultérieure
devait échouer contre la lassitude et l'impatience des grandes puissances. Il
était même permis d'espérer que la question financière aurait amené des
dissidences parmi les plénipotentiaires, et par suite le maintien du statu
quo, ou du moins une négociation directe avec la Hollande.
Les efforts de la diplomatie
nationale, aussitôt dirigés de ce côté, obtinrent un plein succès. A Paris, le
comte Molé promit de faire placer la question financière en première ligne. A
Londres, lord Palmerston, après avoir d'abord présenté des objections assez
vives, finit, grâce aux instances de M. Van de Weyer, par prendre un engagement
analogue (Note de bas de
page : L'engagement pris par lord Palmerston était cependant moins
explicite et moins formel que la promesse faite par le comte Molé. Son langage
prouvait qu'il n'entendait pas engager l'avenir d'une manière irrévocable).
29.9. Le refus belge d’accepter tel quel le traité
des 24 articles
Les prévisions de M. de Theux
ne tardèrent pas à se réaliser. Quelques jours après la réception des ordres
de leurs cours, MM, de Senfft, de Bulow et Pozzo di Borgo prièrent lord
Palmerston de nous proposer officieusement la signature d'un traité avec la Hollande. Ce traité
aurait compris les, vingt-quatre articles de 1831, plus quelques articles additionnels
concernant la navigation de l'Escaut, les arrérages de la dette et la
liquidation du syndicat. On aurait renvoyé ces points à l'examen d'une
commission composée de Hollandais et de Belges en nombre égal ; cette
commission se serait prononcée dans un terme de trois mois, et, faute
d'entente, le litige eût été soumis au jugement arbitral de la Conférence (Note de bas de page : Le baron
de Bulow avait rédigé deux projets conçus en ce sens).
Fidèle à ses instructions, M. Van de Weyer
repoussa ce projet comme entièrement inadmissible. Il fit remarquer que son
adoption aurait eu pour unique résultat de modifier le statu quo au
détriment de la Belgique
(page 318) et à l'avantage de la Hollande. La question du territoire et le chiffre
de la rente de 8,400,000 florins, c'est-à-dire les deux points capitaux,
eussent été décidés contre nous, tandis que le non-paiement des arrérages et
la liquidation du Syndicat seraient restés en litige, pour être plus tard
définitivement réglés par un tribunal européen, où trois membres sur cinq se
montraient les défenseurs infatigables du roi Guillaume. M. Van de Weyer
déclara que la Belgique
était prête à ouvrir une négociation directe avec la Hollande, pour arriver à
la conclusion d'un traité complet et définitif
mais il ajouta qu'elle ne consentirait jamais à nommer des commissaires
pour régler quelques points accessoires, après que toutes les questions
essentielles auraient été préalablement résolues à son préjudice. Il eut le
bonheur de faire partager sa conviction par les ministres d'Angleterre et de
France. L'un et l'autre rejetèrent le projet des diplomates du Nord. Ils
répondirent que la
Conférence avait épuisé son droit d'arbitrage depuis 183, et
que son rôle se bornait désormais à rapprocher les deux parties, à l'aide de
propositions qui pussent être agréées par l'une et par l'autre. Ils ajoutèrent
que la nomination de commissaires n'avait jamais lieu que pour procéder aux
mesures d'exécution d'un traité parfait, tandis que, dans le projet approuvé à
Berlin, à St-Pétersbourg et à Vienne, les commissaires auraient dû poser des
principes et décider des questions politiques et financières.
29.10.
Le système transactionnel adopté pour la question financière et le maintien des
stipulations territoriales
La question de la dette
acquérant ainsi chaque jour une importance nouvelle, le cabinet de Bruxelles
envoya à Londres MM. Dujardin et Fallon, l'un et l'autre membres de la
commission instituée le 29 Juin. Ils remirent aux plénipotentiaires
d'Angleterre et de France une copie du mémoire à la rédaction duquel ils avaient
concouru, et ce document fut aussitôt communiqué aux autres membres de la Conférence.
Prenant cette fois
ouvertement le rôle de défenseurs officieux des intérêts de la Hollande, MM. de Senfft
et de Bulow adressèrent à leurs collègues une soi-disant réfutation du mémoire
belge ; mais, sentant eux-mêmes la faiblesse de leur réponse, ils firent un
premier pas en arrière et proposèrent de libérer la Belgique des arrérages de
la dette, moyennant une indemnité de 9,800,000 fl. , accordée à sa rivale.
Quant à la rente de 8,400,000 fl., la Belgique en serait restée grevée, sauf à
décompter de ce chiffre une somme proportionnée à l'importance de (page 319)
la part qui lui reviendrait dans l'actif du Syndicat d'amortissement (Note de bas de page : Encore
cette liquidation eût-elle dû se faire sur des bases entièrement favorables à la Hollande (Voy. le texte
complet des propositions de MM. Senfft et de Bulow, de même que la réponse des
commissaires belges, à la suite du rapport de M. de Theux, p. 123 et 127).
On devine sans peine l'accueil que ces
propositions reçurent à Bruxelles. La remise partielle des arrérages de la
dette était loin de suffire pour nous indemniser des dépenses occasionnées par
le refus prolongé de la
Hollande. Suivant un compte en règle envoyé à Paris et à Londres,
les pertes provenant de ce chef dépassaient les arrérages de plus de
quarante-trois millions de francs ; et cette somme devenait bien plus
considérable encore, quand on y ajoutait les dégâts causés par le bombardement
d'Anvers, l'inondation des polders et l'attaque déloyale de 1831. Nos
ministres persistèrent à réclamer la libération intégrale des arrérages, la
moitié de l'actif du Syndicat, et surtout un nouvel examen de la liquidation de
1831.
A la fin du mois d'Août, la question
financière offrait donc l'aspect suivant: un seul plénipotentiaire admettait la
libération des arrérages et la révision complète des opérations de 1831 ; un
second admettait la libération des arrérages et la révision dans le sens du
protocole du 6 Octobre 1831; trois autres réduisaient les arrérages à 9,800,000
fl. et maintenaient en principe la rente de 8,400,000 fl. établie par les
vingt-quatre articles. Cet état de choses était loin de répondre aux vœux des
Belges ; mais du moins, quand on se rappelle les tendances que lord Palmerston
manifestait au début, la question de la dette avait fait des progrès.
Il n'en était pas de même de
la question territoriale. La résistance du cabinet anglais avait paralysé la
bonne volonté de la France.
Le projet d'une trêve de longue durée avait été lui-même
rejeté comme entièrement impraticable.
29.11.
Le memorandum du 12 octobre 1838
On était ainsi arrivé au
mois de Septembre, lorsque le vicomte Palmerston, d'accord avec le général
Sébastiani, pria les commissaires belges de proposer un chiffre transactionnel
embrassant à la fois la dette et le Syndicat d'amortissement ; c'était, à ses
yeux, le seul moyen de rapprocher les membres de la Conférence et d'être
utile à la Belgique. MM.
Fallon et Dujardin qui, pas plus que M. Van de Weyer, n'étaient autorisés à
s'écarter des chiffres du mémoire de la commission des finances, s'engagèrent à
porter la proposition à Bruxelles.
(page 320) Le conseil
des ministres crut devoir repousser cette demande nouvelle. Comment, en effet,
eût-on pu proposer un chiffre transactionnel à Bruxelles, alors que le cabinet
de La Haye détenait et dérobait à la publicité la plupart des documents
indispensables pour fixer l'importance de l'actif du Syndicat ? Toutefois,
pour répondre aux vues conciliantes du ministre anglais, M. de Theux proposa
de nommer des commissaires qui, avant la conclusion du traité définitif,
auraient procédé à la liquidation, de la dette et du Syndicat. Leur travail eût
été ensuite communiqué à la
Conférence, et celle-ci l'aurait pris pour base de ses propositions
officieuses aux deux peuples. Le 12 Octobre, nos commissaires, revenus à
Londres, remirent à lord Palmerston un memorandum rédigé en ce sens, et
le ministre anglais s'empressa de le communiquer aux plénipotentiaires des
autres cours.
L'attitude du gouvernement
belge fut sévèrement blâmée par quelques membres de la Conférence. Pendant
que le comte Pozzo di Borgo proférait des menaces, dans un langage qui ne
conservait pas toujours l'urbanité diplomatique, les envoyés d'Autriche et de
Prusse adressèrent à lord Palmerston une note énergique et pressante: « Si le
gouvernement belge,» disaient-ils, restait sourd à la voix de la raison ; s'il
méconnaissait plus longtemps ses obligations et cherchait à prolonger un état
provisoire, il serait bien temps aussi que les cabinets de Londres et de Paris
lui déclarassent qu'ils ne comptent plus protéger un statu quo que la Belgique maintiendrait
contre l'esprit et la lettre de la convention du 21 Mai 1833 » (Note de bas de page : Note du 15
Octobre. Rapport de M. de Theux, p. 31). Mais ce langage menaçant ne produisit d'autre
résultat que de faire ressortir de plus en plus l'impatience et les inquiétudes
des ministres des cours du Nord. On savait à Bruxelles que, tout en blâmant ce
qu'ils appelaient le revirement de lord Palmerston, ils avaient fini par se
rallier à l'idée d'un chiffre transactionnel. On en concluait qu'une résistance
énergique mais calme, inspirant chaque jour des craintes nouvelles, pouvait
nous valoir incessamment des conditions plus favorables. Sous peine de ternir
l'honneur national, la
Belgique devait persister dans ses prétentions légitimes, au
moins jusqu'au jour où l'Angleterre et la France, ayant dit le dernier mot de leur
politique, laisseraient le champ libre aux soldats de l'absolutisme ((Note de bas de page : Le
ministère devait persévérer dans cette voie avec d'autant plus d’assurance que
la cause belge rencontrait partout des sympathies chaleureuses. Nous nous
bornerons à citer un seul exemple. M. de Bonald, dont les opinions libérales
n'étaient pas suspectes, écrivit spontanément à M. de Senfft pour lui recommander
les intérêts des populations catholiques du Limbourg et du Luxembourg. La
minute d'une de ses lettres, que le hasard a fait tomber entre nos mains, renferme
le passage suivant: « Les souverains chancelant sur leur trône, où le respect
ne les soutient plus, ne respectent pas non plus assez le vœu des peuples ;
aussi les émeutes et les séditions les en punissent, et, malgré leurs énormes
armées, ils n'osent plus avoir une volonté et se résignent à tous les faits
accomplis. »)
(page 321) Un
événement important vint bientôt accroître la gravité de la situation.
29.12.
La radicalisation de la
Conférence et les ultimes propositions belges
Le 16 Octobre, les
plénipotentiaires des cinq cours se réunirent en Conférence et déclarèrent
inadmissible le système de révision mis en avant par la Belgique ; puis, fixant
eux-mêmes un chiffre transactionnel, tant pour la dette que pour le Syndicat,
ils réduisirent la part des Belges de 8,400,000 fi. à 5,400,000 fi. de rente.
Ils rédigèrent ensuite une série d'articles destinés à être communiqués aux
deux parties et reproduisant toutes les stipulations territoriales des
vingt-quatre articles.
Ces propositions parvinrent
à Bruxelles le 23 Octobre, deux semaines avant l'ouverture des Chambres. Cette
fois, le gouvernement se trouvait en présence non-seulement du principe, mais
du chiffre même d'une transaction sur la dette ; de plus, les bases
territoriales des vingt-quatre articles étaient formellement maintenues au
profit du roi des Pays-Bas.
Tous les diplomates de Londres
montraient une vive impatience de connaître le parti qu'on prendrait en
Belgique. Dès le 27 Octobre, MM. de Senfft et de Bulow adressèrent à lord
Palmerston un memorandum destiné à prouver que, dans l'hypothèse du
rejet des dernières propositions de la Conférence, toutes les puissances réunies
devraient mettre un terme à la situation provisoire établie en 1833. Lord
Palmerston lui-même chargea l'ambassadeur britannique de déclarer à M. de Theux
que, « si la négociation échouait par suite d'obstacles suscités par le
gouvernement belge, la
Grande-Bretagne ne pourrait s'opposer à ce que la Confédération
germanique ou le roi des Pays-Bas fussent dispensés de respecter plus
longtemps le statu quo territorial. » Aux yeux des membres du
cabinet de St-James, notre refus aurait donné aux (page 322) troupes
allemandes le droit de s'emparer des districts du Limbourg et du Luxembourg
arrachés à la Belgique.
La situation devenait donc
de plus en plus grave ; mais le gouvernement belge conserva le calme et la
dignité qui avaient constamment caractérisé ses démarches. Courageux et fermes,
parce qu'ils avaient pour appui les vœux et les sympathies de la nation, les
ministres étaient unanimes à dire que l'heure de la soumission n'avait pas
sonné. Comme le traité offert par la Conférence se trouvait encore à l'état de simples
propositions officieuses, ils crurent pouvoir y répondre par des propositions
contraires. Tandis que M. Lehon fut chargé de faire de nouvelles démarches à
Paris, M. Van de Weyer reçut l'autorisation d'offrir, sous la réserve expresse
de nos droits territoriaux, un chiffre transactionnel de 5,200,000 fl. pour
terminer les difficultés relatives au partage de la dette.
Cette
offre fut envisagée comme un refus de négocier, et l'attitude de la Conférence prit
aussitôt un caractère d'impatience et d'irritation qui prouvait de plus en plus
que l'Europe éprouvait le besoin d'en finir avec le différend hollando.belge.
L'Autriche,
la Prusse et la Russie firent entendre des
menaces ; l'Angleterre reconnut la nécessité de mettre un terme au statu quo
; la France
elle-même déclara qu'elle ne s'opposerait pas à l'occupation militaire des
districts cédés !
Sur ces entrefaites, les
Chambres avaient repris leurs travaux. Le ministère, par la bouche du roi,
promit de défendre la cause nationale avec persévérance et courage. Il tint
parole.
Dans leurs adresses en
réponse au discours du trône, le Sénat et la Chambre des Représentants avaient manifesté l'intention
de voter tous les sacrifices pécuniaires que la conservation du territoire
pourrait exiger. Encouragé par cette offre patriotique, M. de Theux fit un pas
de plus et autorisa M. Van de Weyer à fixer le chiffre transactionnel à
5,600,000 fl. et même à 5,800,000. La Conférence repoussa de nouveau ces offres ;
seulement, comme dernière limite de ses concessions, elle consentit à fixer la
rente à cinq millions de florins.
Le rejet des propositions du
16 Octobre nous avait donc valu une diminution de 400,000 fl.; mais, par
contre, la question territoriale prenait chaque jour un aspect plus alarmant.
Le 28 Novembre, MM. de Senfft et de Bulow, agissant comme porteurs des pleins
pouvoirs de la (page 323) Diète germanique, remirent à lord Palmerston
une protestation formelle contre les exigences des Belges Note de bas de page : Voy., pour
cette partie des négociations, le rapport de M. de Theux, p. 32 à 43).
Une circonstance imprévue
hâta le dénouement de la crise.
29.13.
Le dénouement : réduction de la dette belge et caractère irrévocable des
limites territoriales fixées en 1831
Guidé
par les sympathies que lui inspirait la Belgique, effrayé peut-être des conséquences que
pouvait produire, même en France, l'envahissement de nos provinces par une
armée allemande, le roi Louis-Philippe chargea son ambassadeur à La Haye de
faire une démarche personnelle auprès de Guillaume 1er. Il voulait amener le
gouvernement néerlandais à se contenter d'une indemnité pécuniaire. Il croyait
qu'une négociation directe entre les deux peuples, dégagée de l'intérêt
allemand qui prédominait à Londres, aurait promptement amené une solution satisfaisante
(Note de bas de page : Une tentative moins connue, mais
également infructueuse, fut faite à La Haye par M. Dubus de Ghysignies, ancien
gouverneur général des Indes néerlandaises, ministre d'État en Hollande, mais
attaché à la Belgique
par sa naissance, par sa famille et par le siége de sa fortune. M. Dubus crut
pouvoir assumer le rôle de conciliateur et offrir au roi Guillaume une
indemnité pécuniaire en échange des cantons cédés du Limbourg et du
Luxembourg. Le gouvernement belge s'était empressé d'accueillir ce projet ;
mais Guillaume repoussa toutes les ouvertures avec une persévérance
inflexible).
Ainsi qu'il était facile de le prédire, cette
démarche échoua contre l'opiniâtreté hautaine de Guillaume ; mais elle eût, de
plus, le grand inconvénient de faire suspecter la loyauté de la France au sein de la Conférence de Londres.
Lord Palmerston lui-même y vit un dangereux encouragement donné aux
manifestations patriotiques des Belges, et, de même que les ministres des cours
du Nord, il crut y découvrir une arrière-pensée de politique égoïste et
personnelle. Il en résulta que le général Sébastiani, sous peine de voir
accréditer dans toutes les capitales des soupçons injurieux pour la royauté de
Juillet, fut forcé de se rapprocher de plus en plus de ses quatre collègues. On
en acquit bientôt la preuve.
Le 6 Décembre, tous les
plénipotentiaires se réunirent au Foreign-Office et signèrent un protocole
final. Ce document diplomatique reproduisait les arrangements territoriaux du
traité du 15 Novembre et fixait à une rente annuelle de cinq millions de
florins la part des Belges dans les dettes du royaume-uni des Pays-Bas. Les
droits de navigation sur (page 324) l'Escaut étaient portés à fl. 1,50
par tonneau, et ces droits devaient être perçus à Anvers, afin d'éviter des
visites et des retards nuisibles à la navigation du fleuve. Les Belges étaient
privés de leur part éventuelle dans l'actif du Syndicat ; mais ils étaient
libérés des arrérages de la dette jusqu'au 1er Janvier 1839. Le pilotage et le
balisage de l'Escaut restaient soumis à une surveillance commune ; mais les
Belges obtenaient la faculté d'établir des stations de pilotes à l'embouchure
et sur tout le cours du fleuve, et les navires arrivant de la mer ou venant
d'Anvers étaient déclarés complètement libres dans leur choix. Pour le surplus,
les vingt-quatre articles étaient maintenus dans leurs dispositions
essentielles. La Conférence
s'était contentée d'y ajouter un article nouveau portant que les jugements et
les actes authentiques antérieurs au traité définitif conserveraient leur force
et vigueur dans les parties du Limbourg et du Luxembourg assignées au roi des
Pays-Bas (Note de bas de
page : Ou aura remarqué que, sous le rapport de la navigation, la Conférence nous
accordait ce que nous avions demandé en 1833 (Voy. ci-dessus chap. 19, p. 148
et 149 en note)).
Lord Palmerston, le baron de
Senfft, le baron de Bulow et le comte Pozzo di Borgo avaient signé le protocole
sans réserve ; le général Sébastiani seul s'était réservé l'approbation de sa
cour.
Cette grave nouvelle parvint
à Bruxelles dans la matinée du 10 Décembre.
Le conseil des ministres fit
aussitôt transmettre à M. Lehon l'ordre d'insister de toutes ses forces pour
amener le roi Louis-Philippe à refuser son adhésion ; mais cette tentative
demeura sans résultat. La
France elle-même, fatiguée de lutter seule contre les autres
puissances représentées à Londres, avait fini par désirer le terme du différend
hollando-belge. La conduite du comte Molé ne fut pas même exempte d'une
certaine duplicité. Au lieu d'émettre franchement son avis, il prit
l'engagement secret d'adhérer au protocole, aussitôt que les Chambres
françaises auraient voté l'adresse en réponse au discours du trône (Note de bas de page : M.
Desages, directeur des affaires politiques au département des Affaires
étrangères à Paris, fut envoyé à Londres pour obtenir l'assentiment de la Conférence à cette
combinaison mystérieuse. Cet assentiment ne fut pas donné sans peine. Le comte
Molé dut s'engager à faire signer le protocole au plus tard le 16 Janvier. En
fait cependant, la signature du général Sébastiani ne fut donnée que le 22).
A Londres, où M. Van de Weyer fut autorisé à
porter la dette à quatre (page 325) millions de florins, les instances
de la Belgique
furent également déclarées inadmissibles. Lord Palmerston ne voulut pas même
discuter cette offre avant l'acceptation pure et simple des arrangements
territoriaux. A toutes les démarches, à tous les raisonnements, il répondait
que l'époque des discussions préliminaires était passée, et que désormais le
problème des limites devait venir en première ligne. « Renoncez aux districts
cédés du Limbourg et du Luxembourg, disait-il, « et peut-être réussirai-je
à vous procurer une diminution du chiffre de la dette. Adhérez aux bases
territoriales et offrez 4,600,000 fl. pour votre part dans la dette.» Mais le
ministre anglais savait, mieux que personne, que cette proposition n'offrait
rien de sérieux. C'était précisément en vue d'obtenir notre adhésion aux bases
territoriales que la dette avait été réduite de 5,400,000 fl. Le jour où la Belgiqùe aurait consenti
au démembrement de son sol, les puissances du Nord, possédant la majorité au
sein de la Conférence,
se seraient plus que jamais montrées inflexibles (Note de bas de page : Lord
Palmerston avait déjà tenu ce langage dans la dernière quinzaine de Novembre,
et c'est probablement cet incident qui a donné lieu à l'erreur que nous avons
signalée ci-dessus, p. 307).
Abandonné de la France et de l'Angleterre,
le cabinet de Bruxelles crut la situation assez grave pour sortir enfin du
cercle des négociations officieuses.
Il prit le parti d'adresser officiellement à l'Europe des propositions
attestant l'importance des sacrifices que le pays était prêt 'à s'imposer pour
la conservation du Limbourg et du Luxembourg ; de plus, comme des doutes
absurdes mais tenaces s'étaient répandus sur l'énergie de nos agents, il
adjoignit M. de Mérode à l'ambassade de Paris et M. de Gerlache à l'ambassade
de Londres.
Le 15 Janvier, M. Van de Weyer,
accompagné de M. de Gerlache, remit à lord Palmerston, avec prière de la
communiquer à la Conférence,
une note renfermant les dernières propositions des Belges. Ce document
diplomatique énumérait avec précision tous les droits, tous les griefs et toutes
les espérances du pays. Prenant pour point de départ les dix-huit articles du
26 Juin 1831, nos plénipotentiaires passaient en revue tous les motifs qui,
non-seulement par rapport à la
Belgique, mais aussi par rapport à la Hollande, à l'Allemagne
et à la France,
devaient faire éviter le démembrement de deux provinces du jeune royaume ;
puis, abordant la question financière, ils faisaient ressortir (page 326)
les sacrifices que, même avec le chiffre de cinq millions de rente, on imposait
injustement aux Belges, dans l'intérêt d'un prince et d'un peuple qui, depuis
huit années, bravaient les instances et les menaces de la Conférence ; enfin,
arrivant aux compensations offertes par la Belgique en échange des districts qu'on voulait
lui arracher, ils proposaient, indépendamment de l'acceptation de la rente de
cinq millions de florins, un capital de soixante millions de francs immédiatement
exigible (Note de bas de
page :La note du 15 Janvier, très remarquable dans sa rédaction, a été
reproduite dans le rapport de M. de Theux, p. 43.)
A
Paris, MM. de Mérode et Lehon ; à Londres, MM. de Gerlache et Van de Weyer, se
donnèrent des peines infinies pour faire accepter cette offre transactionnelle.
Ils virent successivement les représentants des cours étrangères, et même la
plupart des hommes influents du parlement et de la presse. Ils firent valoir
l'intérêt de la Hollande,
à laquelle on offrait soixante millions en échange d'un territoire qui
n'ajoutait rien à ses ressources ; l'intérêt de l'Europe, à laquelle il
importait que la Belgique
obtint une existence honorable et respectée ; l'intérêt de la civilisation et
de la justice, qui ne permettaient pas qu'on traitât 360,000 hommes libres
comme un vil troupeau subordonné aux caprices de quelques gouvernements plus
forts que les autres ; l'intérêt du roi Léopold, dont la sagesse avait tant
contribué au maintien de la paix, qui avait accepté le trône à la sollicitation
de toutes les puissances, et qu'on allait jeter dans une position pleine de
périls de toute nature. Mais ces nouvelles instances n'aboutirent qu'à
l'expression de quelques témoignages d'une sympathie stérile. L'œuvre de la Conférence fut
maintenue avec une rigueur inflexible (Note de bas de page : MM. de Gerlache et de Mérode
étaient porteurs d'instructions secrètes qui leur permettaient: 1° de porter l'indemnité pécuniaire à 70 et
même à 100 millions, si la
Hollande voulait. entrer dans cette voie ; 2° de faire mettre
en avant, par une tierce personne, un projet qui laisserait Venloo à la Hollande, et au roi
grand-duc le territoire compris entre les routes de Trèves et de Thionville,
plus un rayon d'une demi-lieue autour de la forteresse de Luxembourg. Cette dernière
proposition pouvait même être accompagnée de l'offre d'une indemnité
pécuniaire. Maestricht serait, dans cette hypothèse, devenue forteresse
fédérale, et les Be]gès se seraient engagés à ne construire aucune place forte
entre Maestricht, Venloo et Aix-la-Chapelle. Tout fut inutile; les cinq cours
étaient décidées à ne pas revenir sur leurs pas).
La France avait promis de signer définitivement le protocole (page
327) du 6 Décembre, aussitôt que les Chambres auraient voté l'adresse. Elle
tint parole. Le 22 Janvier, le général Sébastiani adhéra sans réserve à l'ultimatum
de la Conférence,
et le lendemain M. Van de Weyer en fut informé par un message officiel. Notre
plénipotentiaire reçut en même temps deux projets de traité, l'un entre la Belgique et les
puissances représentées à la
Conférence, l'autre entre la Belgique et la Hollande. Il était
invité à produire, aussi promptement que possible, l'adhésion du roi Léopold.
Tels étaient les faits que,
dans les séances du 1er et du 2 Février, M. de Theux vint révéler aux Chambres
belges (Note de bas de
page Nous ferons de nouveau remarquer que tous les détails inédits que renferme
notre récit ont été puisés à des sources sûres et s'appuient sur des documents
irrécusables).
Chapitre
suivant
FIN DU TOME DEUXIÈME