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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 2

 

CHAPITRE XXVIII – ADHESION DE LA HOLLANDE AUX VINGT-QUATRE ARTICLES. RESISTANCE DES BELGES (Avril – Novembre 1838)

 

28.1. L’adhésion de la Hollande aux 24 articles et le pétitionnement belge

 

(page 281) La nouvelle de l'adhésion de la Hollande aux vingt-quatre articles produisit une sensation immense.

Grâce au système de persévérance imaginé par le roi Guillaume, le Limbourg et le Luxembourg, habitués au régime issu de la révolution de Septembre, ne songeaient plus aux douloureux engagements con­tractés en 1831. Depuis huit années, leurs mandataires siégeaient dans nos Chambres, où ils prêtaient, sans crainte et sans arrière-pensée, un serment constitutionnel renfermant l'exclusion de la famille d'Orange­-Nassau de tout pouvoir en Belgique. Dans les cadres de l'armée, dans la magistrature, dans les rangs de l'administration, dans la hiérarchie ecclésiastique, leurs habitants étaient assimilés aux Belges des autres provinces. Imprudents, mais pleins de patriotisme, ils avaient cessé de redouter l'heure d'une séparation fatale commandée par les rigueurs de la diplomatie européenne.

Tombant comme la foudre au milieu d'une population que son ori­gine, ses traditions, ses intérêts et son culte attachaient à la Belgique, (page 282) la triste nouvelle produisit d'abord un découragement profond ; mais bientôt celui-ci fit place aux élans de l'espoir et du patriotisme. Des comités de résistance s'organisèrent dans les districts cédés par le traité du 15 Novembre, le drapeau tricolore fut arboré sur les clochers, et, quelques jours plus tard, des pétitions couvertes de milliers de signa­tures affluèrent sur le bureau de la Chambre des Représentants. Toutes ces requêtes protestaient énergiquement contre les décisions de la Con­férence de Londres ; toutes réclamaient l'assistance des Belges pour résister par la force à l'exécution d'un arrêt inique, repoussé jusque-là par ceux mêmes au profit desquels il avait été rendu. Le langage des pétitionnaires était digne des époques les plus glorieuses de notre his­toire. « Sûrs de votre sympathie, disaient les habitants d'un village du Limbourg, sûrs de vos nobles sentiments, de votre puissant appui, nous nous croyons sauvés. Faut-il de l'or ? disposez de notre fortune. Faut-il des hommes ? notre sang est prêt à couler pour la patrie. Point de cession ! Non; nous resterons frères jusqu'à la mort ! » (Note de bas de page : Pétition de la commune de Meersen).

Depuis les ratifications du traité du 15 Novembre 1831, deux avis contradictoires s'étaient successivement manifestés au sein des Chambres belges. Aussi longtemps que l'attitude des puissances permit de leur attribuer le projet de nous imposer de nouveaux sacrifices, on avait invoqué le traité comme la charte diplomatique de la nation dans ses rapports avec l'Europe ; mais, à partir de 1836, un système diamétralement opposé se fit jour à la tribune et dans la presse. Rassuré par cinq années d'indépendance féconde et respectée, comptant sur l'appui de l'Angleterre et de la France, on se crut assez fort pour prétendre que le refus obstiné de Guillaume avait annulé les stipulations écrites en sa faveur. Satisfait des résultats du statu quo diplomatique, on mani­festait la volonté de le maintenir jusqu'au jour où la Hollande nous accorderait des conditions plus avantageuses que celles qui nous avaient été imposées par la force  (Note de bas de page : Voy. t. 1, p. 242 et suiv., et ci. dessus, p. 12 et 13).

Les conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg, réunis pour la première fois en 1836, s'empressèrent de profiter de cette tendance nouvelle de l'opinion publique. L'un et l'autre protestèrent solen­nellement contre la mutilation du territoire de leurs provinces. Le (page 283) premier émit le vœu que « le Limbourg ne fût jamais morcelé ni séparé de la Belgique.» (Note de bas de page : Moniteur du 28 Octobre 1836). Le second, avant de se séparer, déclara que tous les Luxembourgeois ne voulaient qu'un roi, celui des Belges ; qu'un drapeau, celui de Septembre ; qu'une patrie, la Belgique (Note de bas de page : Supplément au Moniteur du 12 Novembre 1836 (Discours de M. Dumortier). - Procès-verbaux des séances du Conseil provincial du Luxembourg, p. 83 (Arlon, Bourgeois, 1837) ; et ces résolutions, conformes aux désirs hautement manifestés du corps élec­toral, furent prises à l'unanimité des suffrages et aux cris mille fois répétés de Vive le Roi! Vivent les Belges!

Ces idées, qui s'étaient déjà produites, sous une forme plus ou moins timide, dans l'enceinte de la Chambre des Représentants, y furent net­tement exposées au début de la session de 1836.

Le projet d'adresse en réponse au discours du Trône renfermait la phrase suivante: «... La nation attendra avec calme la fin de nos démêlés politiques, dans la position que les traités lui ont faite, position que le gouvernement, soutenu par les mandataires de la nation, saura défendre avec persévérance.» Trouvant ces termes incomplets et pâles, M. Dumortier s'écria: « Notre droit, c'est l'existence de la Belgique telle qu'elle est aujourd'hui, telle que l'a faite notre juste et légitime révolution. Par notre révolution, nous nous sommes constitués en nation libre et indépendante ; les habitants des neuf provinces se sont levés comme un seul homme. Ensemble nous avons conquis notre liberté et notre indépendance ; ensemble nous devons les conserver ou mourir... Qui pourrait aujourd'hui invoquer un projet de traité que notre ennemi lui-même a répudié? » Les ministres ne pouvaient s'associer ouvertement à ce système, sans compromettre nos relations avec la plupart des cabinets étrangers ; mais, désireux de conserver à la Belgique toutes les chances favorables de l'avenir, ils se rallièrent à un amendement qui, écartant toute allusion au traité du 15 Novembre, recommandait au gouvernement le maintien des droits et des préroga­tives du pays (Note de bas de page : L'amendement avait été présenté par M. Gendebien (Moniteur du 12 et du 14 Novembre 1836).

 Tels étaient les sentiments du peuple et de ses mandataires, lorsque, deux années plus tard, l'adhésion du cabinet de La Haye replaça le gouvernement en présence du traité de 1831.

 

28.2. Les changements intervenus en Belgique depuis 1831 et l’impossibilité d’accepter tel quel le traité des 24 articles

 

(page 284) Depuis le jour où la Belgique, courbant la tête sous les exigences de l'Europe, avait accepté les conditions onéreuses offertes par la Confé­rence de Londres, l'état du pays avait subi des modifications profondes. Au moment où le funeste protocole du 14 Octobre 1831 parvint à Bruxelles, l'armée venait d'éprouver une défaite qui avait humilié et découragé la nation. L'industrie et le commerce, atteints dans toutes les sources de leur prospérité, réclamaient énergiquement la clôture de la période révolutionnaire. Les gouvernements étrangers, remis de la peur que la commotion de 1830 avait jetée dans le monde diplomatique, manifestaient nettement la volonté d'éteindre un foyer d'agitation per­manente, placé sur les frontières de l'Allemagne et de la France. A peine arrivée à l'indépendance politique, inquiète de son avenir, se croyant menacée dans son existence même, la Belgique s'imposa des sacrifices immenses, parce que l'Europe lui garantissait, à ce prix, la solution immédiate de ses différends avec la Hollande. Cédant à la force, elle paya chèrement son admission dans la famille des peuples. « Si la Belgique, disait le général Goblet, dans sa note du 29 Juin 1832, si la Belgique a souscrit aux conditions onéreuses que lui impose le traité du 15 Novembre, c'est surtout par la considération très simple que l'état de guerre devait immédiatement cesser.» Dans une autre note, datée du 9 Août suivant, le même plénipotentiaire ajouta: « Il fallait des assurances aussi positives, des engagements aussi solennels, pour porter le roi des Belges à ne pas se prévaloir des articles préliminaires de paix du 26 Juin 1831 (dix-huit articles) et à demander aux corps politiques avec lesquels il partage l'exercice du pouvoir législatif l'autorisation d'adhérer aux vingt-quatre articles » (Note de bas de page : Voy. ci-dessus, p. 1 et suiv., le récit des négociations de 1832).

Il n'en était plus de même en 1838. Reconnue par toutes les puis­sances, heureuse et calme, libre et prospère, la Belgique avait repris sa place parmi les nations indépendantes. Huit années d'expérience avaient notablement affaibli les craintes que nos institutions démo­cratiques avaient inspirées aux monarchies étrangères. La dynastie qui présidait aux destinées du pays trouvait une protection sérieuse dans ses rapports de famille avec les maisons régnantes d'Angleterre et de France. L'armée, pleine d'ardeur et de patriotisme, disciplinée et forte, était prête à prendre une revanche éclatante du désastre de 1831. (page 285) L'in­dustrie, multipliant les témoignages de sa vitalité, pouvait encore subir des crises redoutables ; mais son existence même avait cessé d'inspirer des craintes. Grâce à l'établissement d'un vaste réseau de chemins de fer, le commerce était en mesure de se passer des eaux intérieures de la Hollande. On comprend sans peine que, sur tous les points du pays, l'adhésion tardive du cabinet de La Haye devait rencontrer un désir énergique de résistance. Dans toutes les provinces, l'opinion publique se prononça hautement en faveur des pétitionnaires des dis­tricts menacés (Note de bas de page : Les représentants du Limbourg et du Luxembourg formèrent une sorte de comité permanent, chargé de veiller sur la conservation des droits de leurs provinces. Le 2 Mai 1838, ils adressèrent une proclamation aux habitants des provinces menacées (Observateur du 3 Mai 1838)).

 L'exécution pure et simple des vingt-quatre articles ne pouvait plus être mise en discussion. Le Système de persévérance, si longtemps en honneur à La Haye, avait forcé la Belgique à consacrer plus de 370 millions au développement de ses forces militaires. La solution immédiate, promise par les mandataires des cinq puissances, s'était fait attendre pendant plus de six années, jusqu'au jour où il plut au roi Guillaume de mettre un terme à la situation provisoire. Nous avions été privés, non seulement des bienfaits de la paix, mais encore de tous les avantages commerciaux qui nous avaient été garantis par le traité du 15 Novembre. Le ministre qui, dans de telles circon­stances, serait venu demander l'autorisation de payer à la Hollande les arrérages de la dette, s'élevant alors à plus de 67 millions de florins (141,798,934 fr.), eût été honteusement chassé de la tribune.

Telle n'était pas l'intention du cabinet de Bruxelles. Nous verrons que, le jour même où l'adhésion de la Hollande fut portée à sa con­naissance, il prit l'attitude que les droits, les intérêts et la dignité du pays imposaient à ses mandataires.

Comme les vœux de la nation s'étaient déjà manifestés avec une évidence qui rendait le doute impossible, il eût été peut-être dési­rable que l'intervention des Chambres ne fût pas venue, en ce mo­ment, compliquer les démarches faites à Paris et à Londres. Malheu­reusement, une agression intempestive du commandant fédéral de Luxembourg ne leur permit pas de garder un silence, dans lequel (page 286) les ennemis de la cause nationale auraient vu des symptômes de découragement et d'impuissance.

 

28.3. L’incident de Strassen

 

Afin de célébrer l'installation de leur bourgmestre, les habitants du petit village de Strassen, situé à une lieue de la forteresse, avaient planté devant sa porte un arbre surmonté du drapeau tricolore. Le lendemain, une forte colonne militaire, marchant avec toutes les précautions usitées en temps de guerre, sortit des portes de Luxem­bourg et se dirigea vers la commune coupable de ce méfait d'un nouveau genre. La cavalerie marchait en tête, l'infanterie se trouvait au centre, de nombreux éclaireurs étaient disséminés sur les flancs ; deux pièces de canon, accompagnées des munitions nécessaires, suivaient entre le corps principal et l'arrière-garde. Arrivé au centre du village, où ne se trouvait pas même un gendarme, le chef de cette petite armée fit abattre le mât dressé devant la maison du bourgmestre ; puis les soldats de la Confédération germanique s'em­parèrent du drapeau et reprirent le chemin de la forteresse, empor­tant comme un trophée le lambeau d'étoffe enlevé aux habitants désarmés de Strassen.

Cette ridicule et odieuse expédition, accomplie dans l'après-midi du 25 Avril, fut aussitôt dénoncée à la tribune par un représentant de la province (Note de bas de page : Séance de la Chambre des Représentants du 28 Avril 1838 ; Moniteur du 29. - Observateur du 30).

 L'acte était loin d'être dépourvu de gravité. Jusqu'à la conclusion d'un traité définitif, la convention du 21 Mai 1833 attribuait à la Belgique le territoire de la province de Luxembourg, à l'exception de la forteresse occupée par une garnison allemande. A la vérité, les Belges s'étaient engagés à s'abstenir de toute organisation militaire dans un cercle de deux lieues à partir des glacis de la place  (Note de bas de page : Cet engagement résultait d'une déclaration échangée, le 20 Mai 1831, entre le général Goethals et le prince de Hesse-Hombourg, commandant militaire de la forteresse fédérale) ; mais cette convention n'avait été méconnue en aucune manière par les paisibles habitants de Strassen ; ils s'étaient contentés d'arborer un drapeau belge dans un village appartenant encore à la Belgique. L'expédition militaire ordonnée par le général Dumoulin constituait une violation manifeste du territoire belge, une atteinte audacieuse (page 287) à la convention de 1833, signée et garantie par le plénipotentiaire de son maître.

Les sentiments de la Chambre des Représentants, jusque-là con­tenus par la prudence, éclatèrent avec force. Ce fut en vain que le ministre des Affaires étrangères, tout en admettant le fait de la violation du territoire, pria l'assemblée de suspendre sa résolution jusqu'au jour où le gouvernement aurait reçu des détails précis et circonstanciés ; sur tous les bancs, l'indignation était trop vive pour ne pas se manifester par un acte instantané. Une adresse au roi, proposée par les députés du Limbourg et du Luxembourg, fut adoptée à l'unanimité des suffrages. Les ministres eux-mêmes, entraînés par leur patriotisme, s'associèrent au vote de leurs collègues de la repré­sentation nationale. A l'attaque illégitime et brutale des soldats de la Confédération germanique, la Chambre répondait par la manifestation solennelle des vœux du peuple belge. « Sire, disait-elle, en 1831, des circonstances malheureuses menaçaient la Belgique du douloureux sacrifice de nos frères du Luxembourg et du Limbourg. Peut-il se consommer encore aujourd'hui que sept années d'existence com­mune les ont attachés à la Belgique ? La Chambre ose espérer que, dans les négociations à ouvrir pour le traité avec la Hollande, l'inté­grité du territoire belge sera maintenue.» Quelques jours plus tard, le Sénat s'associa à cette démarche en votant, à son tour, une adresse exprimant chaleureusement le vœu de voir modifier les stipulations territoriales des vingt-quatre articles. A l'une et à l'autre Chambre le roi répondit que ses sentiments et ses vœux étaient d'accord avec les sentiments et les vœux de son peuple (Note de bas de page : Voy. pour la discussion des adresses et les réponses du roi, le Moniteur du 29 Avril, du 1er, du 3, du 17, du 18 et du 22 Mai 1838).

 

28.4. Le travail de Barthélemy Dumortier sur la dette hollando-belge de 1831

 

 Ce fut au milieu de cette surexcitation du patriotisme qu'un écrit de M. Dumortier obtint un retentissement immense. Prenant pour épigraphe l'un des vers les plus énergiques de la Brabançonne (Note de bas de page : « Avec Nassau plus d'indigne traité. »), l'honorable député de Tournay déchira le voile qui couvrait encore les opérations financières de la Conférence de Londres. Dressant un tableau lucide et complet de la dette belge sous la domination suc­cessive de l'Autriche, de la France et de la Hollande ; examinant un à un tous les chiffres fournis par les plénipotentiaires néerlandais ; (page 288) signalant toutes les erreurs et démasquant toutes les injustices, M. Dumortier prouva, d'une manière irréfutable, que les droits de la Belgique avaient été odieusement sacrifiés dans les stipulations des vingt-quatre articles. Au lieu de huit millions de florins de rente mis à leur charge, les Belges ne devaient pas même en supporter trois ! La démonstration était faite avec une lucidité méthodique et une abondance de preuves qui ne laissaient guère de place à la ré­plique (Note de bas de page : En examinant les stipulations financières du traité, nous avons eu soin d'analyser les recherches savantes de M. Dumortier (Voy. t. 1, p. 184 et suiv.)).

 On savait déjà que la Conférence de Londres avait commis des erreurs, et le gouvernement belge s'en était même prévalu, plus d'une fois, dans les négociations diplomatiques ; mais nul n'avait jamais soupçonné, jusque-là, que ces erreurs eussent l'importance que leur attribuait M. Dumortier. Pour la première fois, le problème financier était résolu avec une netteté qui plaçait la discussion à la portée de toutes les intelligences. Aussi les annales de la presse nationale ne renferment-elles pas un second exemple d'un succès comparable à celui qu'obtint immédiatement cette publication à la fois lumineuse et savante. En Belgique, six éditions furent épuisées en quelques semaines ; à l'étranger, des traductions anglaises et allemandes, répan­dues dans toutes les capitales, firent tomber les préjugés des gou­vernements et des peuples (Note de bas de page : Le travail de M. Dumortier parut d'abord dans la Revue de Bruxelles (Juin 1838) sous le titre de La Belgique et les vingt-quatre articles. Les éditions suivantes furent publiées par la Société nationale.- Quelques semaines plus tard, M. Dumortier publia une nouvelle brochure intitulée Observations complémentaires sur le partage des dettes des Pays-Bas. Il y répondait victorieusement aux objec­tions de la presse hollandaise).

 Mais M. Dumortier ne se contentait pas de réfuter les raisonne­ments et les calculs de la Conférence ; à son avis, le traité du 15 Novembre était tout entier frappé d'une nullité radicale. Les cinq puissances, disait-il, nous en avaient garanti l'exécution, et celle-ci devait se faire le 1er Janvier 1832 (Art. 13). Dans les notes du 15 Oc­tobre 1831, annexées aux Vingt-quatre Articles, tous les plénipoten­tiaires avaient pris l'engagement d'obtenir l'adhésion de la Hollande aux articles en question, quand même celle-ci commencerait par les rejeter. En 1832, le gouvernement belge avait sommé les cinq cours (page 289) d'exécuter le traité ; elles s'y étaient refusées, et dès lors le contrat avait perdu sa force obligatoire. Tout traité est un contrat synal­lagmatique ; celle des parties qui n'a pas rempli ses obligations perd son droit à l'égard des autres (Note de bas de page : Nous examinerons ce système au chapitre suivant. M. Dumortier avait développé trois propositions: 1° Le traité a été fait pour un ordre de choses qui n'existe plus ; 2° son exécution pure et simple est aujourd'hui impossible ; 3° le traité portait une date d'exécution en rapport avec sa force obligatoire).

 L'écrit se terminait par ces belles et généreuses paroles: « Forts de la bonté de notre cause, nous en appellerons à la justice des peuples et des rois. Nous en appellerons à l'auguste fils de Fran­çois II, notre dernier souverain légitime. Nous en appellerons à la justice du roi Louis-Philippe, qui a donné à notre pays tant de preuves de noble sympathie, et nous a accordé pour reine sa fille bien-aimée. Nous en appellerons à la justice de la reine Victoria, la nièce du roi de notre choix et en quelque sorte sa fille adop­tive. Nous en appellerons à tous les hommes généreux des parle­ments d'Angleterre et de France, et nous leur dirons: Vous faites des traités contre la traite des noirs, en ferez-vous pour la traite des blancs! »

 

28.5. La Lettre de Félix de Mérode à lord Palmerston

 

Un autre membre de la Chambre prit les armes du publiciste pour défendre les droits de ses compatriotes. Dans sa célèbre Lettre à lord Palmerston, le comte Félix de Mérode mit en regard, d'un côté, la nationalité belge, la justice et les intérêts de l'humanité ; de l'autre, les erreurs, les œuvres et les attentats de la diplomatie européenne.

Dans cet écrit, aussi remarquable par le fond des idées que par l'éclat et la vigueur de la forme, le noble député commence par rap­peler au ministre anglais les rapports qu'il eut avec lui en 1831, pendant la négociation qui se termina par l'arrivée du prince Léopold à Bruxelles ; il lui dit que le cabinet de St-James, alors plein de sympathie pour la cause nationale des Belges, leur faisait espérer que les villes de Maestricht et de Luxembourg resteraient seules sou­mises à la domination hollandaise; il lui fait voir que l'onéreux traité des vingt-quatre articles n'a eu d'autre origine que la défaite de l'armée belge, à la suite d'une agression déloyale et brutale des forces hollan­daises ; il lui fait remarquer que toutes les puissances, en présen­tant ce traité à l'acceptation du cabinet de Bruxelles, prirent (page 290) l'enga­gement de le faire exécuter dans un bref délai ; il lui prouve que cette exécution, à la suite d'un retard de plus de sept années, serait un acte aussi contraire aux exigences de la justice qu'aux droits essen­tiels des peuples civilisés. « Sept années, dit-il, se sont écoulées, laissant au roi Guillaume et à la Hollande toutes les chances favorables qu'un tel délai pouvait apporter à leurs combinaisons contre l'indépendance belge. Une si longue situation provisoire, au lieu d'une situation définitive, prompte, assurée par le traité du 15 Novem­bre, a constitué, Milord, des faits nouveaux. - Si la dette de la Belgique s'est accrue d'un emprunt de cent millions de francs con­tracté à perte, qui en est la cause ? Si les populations du Luxembourg et du Limbourg se sont plus intimement encore attachées à leur véritable patrie, qui en est la cause ? Couper en deux, malgré leur volonté manifeste, des provinces dont la cohésion date de plusieurs siècles, non pas après une guerre sanglante, mais en pleine paix, n'est-ce pas un acte antihumain ? » Abordant ensuite toutes les questions essentielles du différend diplomatique, il établit que, sous les dominations successives des ducs de Bourgogne, des rois d'Espagne, des archiducs d'Autriche, de la France et de la Hol­lande, le Limbourg et le Luxembourg, constamment unis aux pro­vinces belges, ont toujours partagé le sort du pays auquel ils appartiennent par leur nationalité, leurs moeurs, leur culte et leurs intérêts ; il place les prétentions de la maison d'Orange en regard de cette situation neuf fois séculaire ; il démontre que la France, l'Angleterre, l'Allemagne et les cours du Nord n'ont aucun intérêt sérieux à la mutilation du territoire belge ; puis, s'appuyant sur des considérations de l'ordre le plus élevé, il s'écrie: « Au lieu de découper le monde comme une feuille de papier inerte, exclusivement selon les intérêts apparents des familles princières et les convenances de certains pays plus forts que les autres, les diplomates ne peuvent-ils désormais consulter aussi les besoins, les sympathies de l'homme, de l'être raisonnable créé à l'image de Dieu ? Cependant les lumières se répandent parmi les hommes, ils s'aperçoivent de l'égoïsme qui préside à leurs destinées, ils s'en irritent, et les monarchies tombent renversées par des révoltes ! C'est ainsi qu'en 1815 la diplomatie de la Sainte-Alliance dépensa cent millions pour hérisser de rem parts les frontières des Pays-Bas vers la France, sans s'inquiéter (page 291) ultérieurement de l'esprit public du pays où l'on dressait tant de bastions. En 1830, elle apprit avec surprise que ces ruineuses murailles avaient été construites en vain !... Aux yeux des hommes de coeur, aux yeux des amis de la dignité humaine, c'est, Milord, un grand mal que le trafic de leurs semblables, consenti par des ministres de gouvernements, comme ceux d'Angleterre, de France, de Belgique, dont la base est le respect pour cette dignité. Livrer à une domination, désormais abaissante pour ceux qui l'ont rejetée pen­dant huit ans, trois cent mille habitants des frontières de France, c'est préparer des éléments de guerre plutôt que des éléments de paix entre elle et l'Allemagne. Replanter le drapeau orange dans le Luxembourg allemand, réduit à une chétive circonscription qui le rendra malheureux, c'est semer des germes de troubles et de révo­lutions nouvelles, c'est méconnaître les conseils de la prudence, c'est oublier les leçons du passé. - La Confédération germanique possède militairement les garanties dont elle a joui pendant vingt-trois années par l'occupation armée de la forteresse de Luxembourg. Quelle sécu­rité lui vaudront les regrets du plat pays qui entoure sa citadelle ? Les Hollandais, d'autre part, seront-ils plus forts en s'adjoignant cent cinquante mille Limbourgeois remis sous un joug qu'ils haïront ? Enfin la Belgique, froissée, remplira-t-elle mieux son rôle d'État neutre ? Assurément non ! Or, un avenir fondé sur des éléments d'antagonisme et de réaction ne convient ni à l'Angleterre, ni à la France, ni à l'Europe. D'étroites et jalouses combinaisons peuvent seules le préférer à la reconnaissance de faits sociaux palpables » (Note de bas de page : Lettre à lord Palmerston par un ancien député au Congrès belge, envoyé à Londres en 1831, près du prince de Saxe-Cobourg. Bruxelles, Cauvin, Juin 1838. - Plusieurs autres travaux dignes d'attention furent publiés à l'occasion des vingt-quatre articles. Nous avons déjà cité les écrits de MM. Dubois, Cudell, Maucel et Meeus (Voy. t. 1, p. 166, 170 et 185). On peut y ajouter: Essai sur la nationalité du peuple belge, par le marquis de Rodes (Brux., Soc. nat., 1838). Quelques mots sur la question du territoire, par un ancien député (Brux., Hayez, 1839). Lettre au comte de Senft-Pilsach, ministre plénipotentiaire d'Autriche à la Conférence de Londres, par le comte de Robiano de Borsbeek (Brux., de Mat, 1839). Y aura-t-il une Belgique, par de Potter (Brux., François, 1838). Lettres à Léopold, roi des Belges, par de Potter (Paris, à l'Institut italien, 1839). - On vit même un habitant de la Grèce faire un appel aux armes pour sauver l'inté­grité du territoire belge (!fO'I) nOJ,ep.lX'I) npo; ,ou; BÛI'O:;, IIo:p,x I. };. KO:J'°l'epor;ouÀol). Paris, Moquet, 1839)).

(page 292) Tous les contemporains ont conservé le souvenir de l'impression profonde que produisirent ces écrits patriotiques. Grâce à l'accueil chaleureux qu'ils reçurent dans toutes les classes de la société, leur publication acquit en quelques jours toute l'importance d'un événement historique. Depuis la capitale jusqu'au dernier des villages, ils rallièrent au parti de la résistance la presque totalité des habitants. Jamais popularité ne fut comparable à celle dont les noms de leurs auteurs étaient entourés à la fin de 1838. Une souscription nationale vint couvrir les frais d'une médaille destinée à transmettre à la pos­térité reconnaissante les traits des défenseurs des droits de la patrie (Note de bas de page : Au revers de la médaille décernée à M. Dumortier, on lit l'inscription sui­vante: La Belgique reconnaissante à l'éloquent défenseur de L'intégrité du territoire et des droits du pays 1838-39. - Celle remise au comte de Mérode porte, au re­vers, les lignes suivantes, empruntées à sa lettre à lord Palmerston: Les diploma­tes ne peuvent-ils désormais consulter aussi les besoins, les sympathies de l'homme, de l'être raisonnable créé à l'image de Dieu ? (Guioth, Histoire numismatique de la révolution belge, p. 243 et 260)).

 

28.6. Radicalisation des positions patriotiques et embarras croissant du gouvernement belge

 

 Bientôt la Belgique eut le bonheur de rencontrer un protecteur illus­tre à la tribune parlementaire de France. La veille de la clôture de la session législative, le comte de Montalembert appela l'attention de la Cour des Pairs sur les événements qui allaient s'accomplir à la fron­tière. Après avoir soutenu, dans un magnifique langage, que le traité des vingt-quatre articles, peu honorable dans son origine, avait perdu sa force obligatoire par le refus prolongé de la Hollande, le célèbre orateur montra dans la cause des Belges la cause de l'humanité, du droit, du progrès et de la liberté. « D'où vient, s'écria-t-il, la haine de tous les pouvoirs absolus, de tous leurs partisans, contre la Belgique ? D'où vient ce désir de l'amoindrir, de l'humilier ? Je vais vous le dire, Messieurs, c'est parce que la Belgique a imité la France, c'est parce qu'elle a montré qu'il y avait un heureux milieu possible entre le despotisme et la licence, que l'on pouvait secouer le joug d'une dynastie imposée par l'étranger, ou infidèle à ses serments, sans se précipiter dans les saturnales de l'anarchie ! Voilà ce que la Belgique a fait. En le faisant, elle a porté un coup mortel aux pouvoirs absolus, parce qu'elle a montré aux peuples qu'ils pouvaient, dans une extrémité fâcheuse, se passer d'eux, sans tomber nécessairement dans le désordre. Elle a montré que la royauté, l'ordre, la religion, la prospérité matérielle pouvaient coexister avec la Constitution la (page 293) plus libérale. Voilà ce qu'a fait la Belgique, et voilà aussi ce qu'a fait la France. Voilà ce qui excite contre la Belgique les haines des ab­solutistes de tous les pays, de toutes les nuances. Mais voilà aussi ce qui doit établir entre elle et nous une indestructible alliance, une glorieuse et féconde sympathie que je ne crains pas d'avoir invoquée aujourd'hui.» - Le comte Molé, président du conseil des ministres, refusa de s'expliquer au sujet du système diplomatique que la France se proposait de suivre ; mais, tout en gardant le silence, il ne voulait pas que sa réserve pût être interprétée dans un sens hostile aux Belges : « Cette Belgique, dit-il, sur laquelle on me demande de prononcer une parole, n'en a pas besoin ; je prendrais à injure qu'on me demandât sérieusement cette parole, attendu que je n'admets pas le doute » (Note de bas de page : Moniteur universel du 7 Juillet 1838. - De même que pour MM. Dumortier et de Mérode, une médaille fut frappée en l'honneur du comte de Montalembert. Elle porte, au revers, l'inscription suivante: La Belgique reconnaissante au généreux défenseur de la cause de la justice et de la liberté. MDCCCXXXVIII (Guioth, loc. cit., p. 244)).

Pendant que ces nobles protestations exerçaient leur influence sur l'esprit public, les conseils provinciaux, réunis dans leur session ordinaire de 1838, élevèrent à leur tour la voix en faveur de l'intégrité du territoire national. Les mandataires du Limbourg et du Luxembourg renouvelèrent leurs protestations de 1836, et leur exemple fut, cette fois, imité par leurs collègues du Brabant, d'Anvers, de la Flandre orientale, du Hainaut, de Liége et de Namur. Le mouvement s'éten­dit de proche en proche, et bientôt le pétitionnement prit de vastes proportions dans toutes les provinces  (Note de bas de page : Moniteur belge du 8, du 14, du 15, du 21 et du 25 Juillet 1838. - Le Con­seil de la Flandre occidentale s'abstint seul de voter une adresse au roi (Moniteur du 21 Juillet).

 Ces manifestations du patriotisme et de l'énergie du peuple plaçaient le gouvernement dans une situation dont la gravité ne saurait être méconnue. D'une part, l'appui manifeste du pays donnait une force nouvelle aux démarches de la diplomatie nationale ; mais, d'un autre côté, cette ardeur de toutes les classes, cette surexcitation de toutes les passions généreuses pouvait, dans l'hypothèse d'une résistance obstinée de la Conférence de Londres, devenir une source d'embarras et de dangers de toute nature. Qu'aurait-on fait si l'Europe, exigeant (page 294) le maintien pur et simple des vingt-quatre articles, ne nous eût laissé que le choix entre l'acceptation du traité et l'intervention militaire de l'Allemagne ? Il y avait là une éventualité dont les ministres ne se dissi­mulaient point les proportions redoutables ; mais les intérêts évidents du pays, coupant court à toutes les hésitations, ne leur laissaient en réalité qu'un seul parti à prendre. Ils devaient s'associer au mouvement du pays, tout en le contenant dans les limites de la modération, de l'ordre et de la légalité. De même que le pays, ils devaient lutter de toutes leurs forces pour obtenir la modification de l'arrêt injuste pro­noncé en 1831.

 

28.7 Le discours du Trône du 13 novembre 1838 : « Persévérance et courage »

 

La session parlementaire avait été close le 14 Juin ; mais, aux termes de l'article 70 de la Constitution, les Chambres devaient de nouveau se réunir le deuxième mardi de Novembre. Quand ce jour arriva, les négociations diplomatiques, que nous résumerons plus loin, n'avaient pas encore dissipé les incertitudes de la situation. Il fallait donc s'adresser aux représentants du pays, à une époque où la prudence exigeait qu'un silence absolu fût gardé sur la nature des efforts tentés à Paris et à Londres.

Jamais discours du trône ne fut attendu avec une impatience ana­logue. Bien avant l'ouverture de la séance, les tribunes, les couloirs de la salle, les abords du palais et même les rues voisines regorgeaient d'une foule immense. A son entrée dans l'enceinte de la Chambre des Représentants, le roi fut accueilli par des applaudissements unanimes. Un silence profond s'établit ensuite, et le chef de l'État prononça les paroles suivantes: « Les relations de bonne amitié que j'ai établies avec les puissances continuent à subsister. Des traités de commerce et de navigation ont été conclus avec la France et la Porte Ottomane. Des négociations sont ouvertes avec d'autres puissances dans le même but ; nous en attendons également un résultat favorable. - Nos différends avec la Hollande ne sont pas encore arrangés ; les droits et les intérêts du pays sont les seules règles de ma politique ; ils ont été traités avec le soin que réclame leur importance ; ils seront défendus avec persévérance et courage… » A ces mots le respect fut impuissant à contenir l'explosion des sentiments qui remplissaient tous les cœurs. Par un mouvement spontané, l'assemblée tout entière se leva, et les cris de Vive le Roi, poussés avec un enthousiasme sincère, retentirent longtemps dans toutes les parties de l'édifice. Quatre fois, le chef de (page 295) l'État voulut reprendre la parole, et quatre fois il en fut empêché par une salve vigoureuse d'acclamations patriotiques. Profondément touché de cet accueil, le roi profita du premier intervalle de silence, pour achever la lecture de son discours avec une émotion visible (Note de bas de page : Dans le compte-rendu de la séance royale, le rédacteur du journal officiel a placé, à la suite des mots persévérance et courage, les lignes .qui suivent: « A ces mots, l'assemblée tout entière, laissant éclater le plus vif enthousiasme, s'est levée spontanément et a fait retentir l'enceinte législative de ses acclama­tions bruyantes et de ses applaudissements prolongés. Le silence paraissait se rétablir, lorsqu'une explosion nouvelle de cris de Vive le roi! s'est fait entendre, et les acclamations se sont répétées de toutes parts avec une énergie croissante. Après cette interruption, qui a duré plusieurs minutes, le roi a poursuivi » (Moniteur du 14 Novembre 1838.)

 La foule qui se pressait autour du palais connut bientôt le sens des paroles royales, et lorsque le cortége se remit en marche, les acclamations de l'armée et du peuple constatèrent, une fois de plus, que la Belgique ne reculerait pas devant les sacrifices que la défense de son territoire rendrait nécessaires.

Le Sénat et la Chambre des Représentants ne restèrent pas en arrière. Les adresses en réponse au discours du trône, votées à l'unanimité, attestèrent que le pays était prêt à lutter vigoureusement pour la con­servation du Limbourg et du Luxembourg.                                    

    Les dissensions politiques avaient momentanément disparu. La noblesse, la bourgeoisie, le clergé, l'armée, le peuple, toutes les classes, tous les partis nationaux s'étaient unis dans un sentiment commun de dévouement et de patriotisme (Note de bas de page : Un seul journal s'était abstenu de protester contre l'acceptation des vingt­-quatre articles: c'était Le Commerce belge).

  Il importe de voir quels étaient, en ce moment, les résultats obtenus par la diplomatie nationale.

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