« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 2
CHAPITRE XVI. SITUATION INTÉRIEURE.
- L'INDUSTRIE, LE COMMERCE ET LES FINANCES A LA SUITE DE LA RÉVOLUTION DE
SEPTEMBRE (Décembre 1832)
16.1. L’action
de l’administration hollandaise en faveur du commerce et de l’industrie
(page 87) A l'exception de deux forts
dépourvus d'importance et situés à l'extrême frontière du royaume, le sol belge
est désormais affranchi de la domination étrangère. Le canon de la France s'est fait entendre
en notre faveur, l'Allemagne et la
Russie sont restées paisibles spectatrices de la lutte, et
les flottes des deux premières puissances maritimes de l'Europe enchaînent le
commerce de la Hollande.
Une armée française, cantonnée dans les départements du nord,
n'attend qu'un signal pour accourir à notre aide, tandis qu'une seconde armée,
réunie dans les départements de l'est, se montre prête à répondre aux
provocations de la politique allemande.
Pendant
que de nouvelles négociations diplomatiques s'ouvrent sous le patronage de
l'Angleterre et de la France,
arrêtons-nous un instant pour jeter un coup d'œil sur la situation intérieure.
Demandons-nous quel était l'état industriel et financier du pays à la suite de
la révolution de Septembre.
Nous
l'avons déjà dit : placées sous le sceptre de la maison d'Orange, unies par les
liens d'une même vie politique et administrative, élevées par leur réunion au
rang de puissance continentale et maritime, la Belgique et la Hollande offraient un
ensemble d'autant plus remarquable que chaque peuple apportait à la communauté
les forces productives qui manquaient à l'autre. Les Hollandais possédaient une
marine nombreuse, des colonies pleines d'avenir, un pavillon connu sur toutes
les plages, des relations commerciales établies depuis des siècles, et tout un
peuple de matelots. Les Belges avaient des terres fertiles, une agriculture
avancée, une multitude d'agents naturels (page
88) faciles à approprier, des
richesses minérales inépuisables et de plus une aptitude remarquable pour tous
les travaux des diverses branches de l'industrie manufacturière.
Au lieu de laisser au temps, au travail et à l'intérêt
privé le soin de fondre et de féconder tous ces éléments de prospérité,
Guillaume Ier, croyant à la toute-puissance de l'action gouvernementale, avait
voulu hâter le mouvement à l'aide de privilèges, de subsides et de faveurs
officielles. Les mesures qu'il prit dans cette sphère doivent être exposées en
détail, parce que leur connaissance est indispensable pour se rendre un compte
exact de la crise industrielle et commerciale qui suivit la révolution de
Septembre.
Comme les guerres de la République et de
l'Empire avaient absorbé une grande partie du capital industriel et commercial,
le roi des Pays-Bas crut devoir combler le déficit à l'aide des capitaux de
l'État. Une loi du 12 Juillet 1821 institua le Fonds
de l'industrie, composé d'une somme de 2,751,322
fr. (1,300,000 fl.), annuellement prélevée sur le produit des droits d'entrée,
de sortie, de transit et de tonnage. Cette somme était destinée à soutenir et à
encourager, sous forme de primes ou d'avances, les manufactures, les usines,
l'agriculture et la pêche (Note de bas de page : Art. 12 de
la loi. - Les organes du gouvernement disaient que la distribution de primes
et d'avances à certaines branches d'industrie permettrait de maintenir le tarif
des douanes à un taux modéré. C'était l'un des principaux motifs allégués en
faveur de l'institution. - Dans la polémique commerciale de l'époque, le Fonds
de l'industrie est ironiquement désigné sous la dénomination de Million
Merlin, par allusion aux merveilles réalisées par ce personnage des romans de
chevalerie du moyen âge. Les abus inévitables auxquels il donna lieu portèrent
un coup sensible à la force morale du gouvernement des Pays-Bas. On avait, il
est vrai, multiplié les précautions ; chaque demande devenait l'objet d'une
enquête minutieuse ; on consultait les conseils de régence et les chambres de
commerce mais le mal, inhérent à
l'institution même, triomphait de la prudence des ministres. Nous aurons
néanmoins l'occasion de constater quelques résultats utiles).
Après ce premier pas, Guillaume conçut le projet de
hâter, par des stimulants analogues, le développement de l'esprit d'association
et d'entreprise, qui manquait à peu près complètement aux habitants des
provinces méridionales. La
Société Générale
et la Société
de Commerce furent créées à cette fin. Dans les vues du monarque néerlandais,
elles devaient surtout avoir pour résultat de répandre le goût des opérations
industrielles et des expéditions lointaines.
(page 89) Comme
les provinces méridionales étaient
privées d'une banque d'escompte et de commerce, le siége de la Société Générale
pour favoriser t'industrie nationale fut fixé à Bruxelles. La société
s'établit au capital de 50 millions de florins (105,8211,106 fr.), composé de
20 millions de biens domaniaux cédés par le roi et de 60,000 actions de 500
florins à émettre. La plus grande latitude lui était laissée dans ses
opérations ; car, indépendamment de l'émission de billets de banque et de
l'escompte des effets de commerce, elle pouvait se charger du dépôt de sommes
en compte courant et faire des avances sur fonds publics, sur créances, sur
marchandises et même sur immeubles. Les biens domaniaux que le roi lui avait
abandonnés, et qu'elle était autorisée à vendre, avaient une valeur bien supérieure
au taux de l'évaluation, et cependant elle jouissait d'un terme de vingt-six
années pour se libérer de cette avance.
De plus, pour vaincre toutes les hésitations des
capitalistes, Guillaume fit du nouvel établissement le caissier général de
l'État et se déclara personnellement responsable du paiement des intérêts des
actions. Enfin, comme le public, malgré tous ces avantages, refusait son concours,
il prit lui-même 25,500 actions qui n'avaient pas trouvé de souscripteurs (Note de bas de page : Sur 32,000
actions d'abord émises, il n'y eut demande que pour 6,500. - Les 20 millions en
immeubles que le roi avait cédés à l'établissement devaient être remboursés de
la manière suivante : au roi, de 1825 à 1849, une somme de 500,000 florins ; à
la caisse d'amortissement, à partir de 1825, une somme de 50,000 florins,
laquelle devait augmenter successivement d'année en année, jusqu'à ce qu'elle
eût atteint le chiffre de 500,000 florins. Arrivé à ce taux, le service devait
être continué jusqu'à la dissolution de la société en 1849 (Briavoine, De
l'industrie en Belgique, t. 1, p. 156). -
V. à l'égard de l'établissement de la Société Générale,
les arrêtés royaux du 28 Août et du 13 Décembre 1822, du 11 Octobre 1823 et du
24 Octobre 1824).
Tandis que la Société Générale
avait pour mission de ranimer le crédit et de faciliter les échanges à
l'intérieur, la Société
de Commerce, qui lui servait en quelque sorte de complément, fut destinée à
hâter le développement de toutes les branches du commerce maritime. Ses statuts
lui prescrivaient de favoriser l'extension de la navigation, de la pêche, de
l'industrie et de l'agriculture, en ouvrant de nouveaux débouchés et en
régularisant les relations entre la mère-patrie et les colonies des
Indes-Orientales. L'article 11 des statuts portait que la société ne pouvait
employer que des navires nationaux, et l'article 9 lui (page 90) imposait l'obligation d'accorder la préférence aux
produits des fabriques belges, à moins que celles-ci ne fussent hors d'état de
fournir les marchandises nécessaires. Elle ne pouvait naviguer que sur des
navires affrétés.
Établie à La Haye, au capital de 37 millions de
florins (fl. 78,506,878 44), la
Société de Commerce fut dotée de larges privilèges ; car,
d'une part, on lui accorda le monopole du transport de tous les objets que le
gouvernement expédiait à ses colonies, tandis que, de l'autre, ses relations
avec les établissements de l'Inde furent protégées contre la concurrence
anglaise par des droits différentiels considérables. Ici encore le roi prit des
actions jusqu'à concurrence de 4 millions de florins et se porta
personnellement garant de l'intérêt à 4 1/2 p. c. de tous les fonds fournis par
les autres actionnaires. Il s'engagea même à parfaire sa souscription jusqu'à
douze millions, si l'apathie du public nécessitait son intervention
ultérieure. Mais cette fois l'impulsion était donnée aux capitalistes ; les
demandes d'actions s'élevèrent à la somme, énorme à cette époque, de 69,565,250
fl. (Note de bas de page : Un arrêté
royal du 29 Mars 1824 avait fixé le capital primitif à 12 millions de florins ;
mais il fut porté à 37 millions par l'arrêté royal du 19 Avril de la même
année. - Les considérants de l'arrêté du 29 Mars indiquent parfaitement le but
que le roi s'était proposé d'atteindre: « Considérant que, depuis notre
avènement, toutes les branches du grand commerce n'ont pas acquis l'extension
et la vigueur que promettaient le rétablissement de la paix et nos relations
d'amitié avec tous les peuples ; que, par une suite nécessaire de cet état de
choses, la construction et l'armement des vaisseaux, de même que les
manufactures et les fabriques, n'ont pas atteint le degré de prospérité dont
ils étaient susceptibles ; qu'on doit regarder comme une des causes principales
de ces circonstances le peu de succès qu'ont eu la navigation et le commerce
avec les possessions d'outre-mer, surtout aux Indes-Orientales ;... que, pour
trouver le remède, on ne doit cependant pas recourir, comme ont fait quelques
autres peuples, à des systèmes de prohibition, mais plutôt à puiser, tout en
maintenant la liberté de navigation pour le pavillon des Pays-Bas et pour celui
de toutes les nations amies, dans la réunion efficace et bien organisée de
fonds suffisants et de travaux communs, qui puissent faire reprendre à tout une
nouvelle vie...» L'article 9 imposait à la Société l'obligation de développer surtout les
relations commerciales avec les colonies des Indes-Orientales, les contrées
environnantes et la Chine.
- V. encore les arrêtés royaux du 7 et du 18 Mars 1824 et du 22 Juin 1827).
En plaçant ces institutions en regard du système de
douanes introduit par la loi du 26 Août 1822, on obtient un aperçu complet de
la politique industrielle et commerciale du règne de Guillaume 1er.
De 1814 à 1822, les divers tarifs successivement mis
en vigueur (page 91) dénotaient
l'absence d'un système bien déterminé. Accueillant tour à tour les prétentions
des industriels du midi et des négociants du nord, cédant aujourd'hui aux
exigences des Belges et demain aux murmures des Hollandais, le gouvernement
élevait ou abaissait le taux des droits d'entrée, sans autre mobile que le
désir d'étouffer des plaintes importunes, sans autre règle que les besoins
momentanés de la politique intérieure. Mais cette attitude d'hésitation, de
tâtonnement et de crainte cessa en 1822. Le tarif promulgué le 26 Août de cette
année était le produit d'un système largement conçu, et, contrairement à ce
qu'on devait attendre des idées favorites du roi, ce tarif était modéré. Sans
doute, envisagé au point de vue des principes rigoureux de l'économie
politique, il était loin d'être à l'abri de toute critique ; mais, pris dans
son ensemble et mis en regard de la législation douanière qui régissait alors
les relations commerciales des autres peuples du continent, il méritait, sans
contestation possible, le prix de la modération et de la tolérance. La loi du
26 Août 1822 avait pris pour règle générale et pour base la perception d'un
droit de 6 à 10 p. c. Quelques articles étaient seuls par exception frappés
d'un droit exorbitant (Note de bas de page : Les fers
en barres étaient frappés à l'entrée d'un droit de fl. 4 25 (fr. 8 99) par 100
kil. Un autre droit de fl. 10 35 (fr. 21 90) par 100 kilo était établi sur les
chaudières. Les charbons de terre étaient grevés de 8 fl. (fr. 16 93) par 100
kil., c'est-à-dire de 150 p. c. de la valeur du combustible pris aux mines
belges. Malgré ces déviations des bases générales du tarif, les propriétaires
des usines firent entendre des réclamations énergiques ; et ce fut pour faire
cesser en partie leurs plaintes que la loi du 11 Avril 1827 éleva à 8 fl. (fr.
16 93) par 100 kil. le droit d'entrée établi sur les machines à vapeur, somme
équivalant à peu près au prix de ces machines en Angleterre (V. pour le système
douanier des Pays-Bas, les lois du 26 Août 1822, du 20 Août 1823, du 8 Janvier
1824, du 10 Janvier 1825, du 24 Mars et du 24 Novembre 1826, du 11 Avril et du
21 Décembre 1827, du 31 Mars, du 11 Décembre et du 24 Décembre 1828 et du 1er
Juin 1830; les arrêtés royaux du 22 Septembre et du 22 Octobre 1823, du 13 Mai,
du 11 Août et du 3 Octobre 1824, du 8 Avril et du 12 Mai 1825, du 8 Février et
du 4 Mai 1826, du 5 Mai et du 25 Septembre 1827, du 1er Février, du 5 Mars et
du 16 Juin 1828, du 6 Juillet et du 1er Octobre 1829 et du 10 Avril 1830).
On aurait tort,
sans doute, de se faire illusion sur l'efficacité et les conséquences finales
des mesures que nous venons de passer en revue ; mais il est incontestable que,
de 1820 à 1830, l'industrie
et le commerce des provinces méridionales firent des progrès immenses.
Au moment de la révolution, Gand comptait,
indépendamment d'une foule de fabriques de toute nature, quatre-vingt-quatre
établissements (page 92) consacrés
à la filature, au tissage et à l'impression du coton. Protégée par le tarif
des douanes, encouragée surtout par les commandes de la Société de Commerce,
l'industrie cotonnière trouvait, en Hollande et dans les colonies, un marché
privilégié de plus de huit millions d'hommes ; aussi employait-elle, à Gand et dans
les communes rurales du district, plus de 60,000 ouvriers des deux sexes. En
1812, le nombre de broches qu'elle faisait mouvoir était de 85,000; en 1830,
elle en mit 280,000 en activité (Note de
bas de page : Pétition du commerce de Gand, citée ci-après. - Briavoine,
t. I, p. 175. - Van den Bogaerde de Ter-Brugge, Essai sur l'importance du
commerce, de la navigation et de l'industrie dans les Pays-Bas, t. III, p.
275 et suiv. - Pendant les années 1828, 1829 et 1830, les expéditions de la Société de Commerce, en
manufactures de coton, s'étaient élevées à 5,340,000 fl., tandis que, pendant
la même période, le commerce particulier n'en avait exporté que pour 1,260,000
fl. (Depouhon, brochure citée ci-après, p. 96). Aussi Guillaume Ier avait-il
acquis à Gand une popularité immense parmi les fabricants et les capitalistes.
A l'occasion du voyage qu'il fit en 1829 dans la capitale de la FlandreOrientale, la Société industrielle de
Gand fit frapper une médaille, portant le buste du roi, et au revers l'inscription
suivante: Rex opt. p. p. Gandavensium industriam adprobat, excitat,
prœsidio tutalur. Urbis hospes. XXX. Maii MDCCCXXIX. Dans l'exergue on
lisait: Societas industr. Gand. ex aer. priv. D.)
Dans la province de Liége,
dans le Hainaut, dans une partie du Luxembourg, en un mot, partout où les
travaux industriels trouvaient un terrain convenable, on apercevait les mêmes
symptômes de rénovation, les mêmes scènes de travail et d'activité féconde.
Grâce à l'énorme droit
d'entrée établi sur le charbon étranger, les propriétaires des mines, devenus
les seuls fournisseurs du marché intérieur, avaient donné à leurs exploitations
une étendue jusque-là sans exemple dans nos provinces; le seul arrondissement
de Liége employait plus de 14,000 ouvriers à l'extraction de ce combustible et
en fournissait annuellement à la
Hollande pour plus de cinq millions de florins (Note de
bas de page : Adresse du commerce de Liége an Congrès national, citée
ci-après. - Cette adresse porte le nombre des miniers mineurs à 14,000 ; mais
ce chiffre est peut-être exagéré. Dans le Résumé des rapports sur la
situation administrative des provinces et des communes pour 1840, le nombre
des mineurs de la province de Liége, à la fin de 1830, est évalué à
5,000 (p. 270)).
Il en était de même de l'industrie sidérurgique. Les usines augmentaient sans
cesse en nombre et en importance; chaque jour de nouvelles colonnes de vapeur
annonçaient la transformation du travail dans les plaines du Hainaut et les
vallons pittoresques de la province (page
93) de Liége. A Couvin et à Seraing, les premiers hauts fourneaux au coke
se construisaient avec les avances du gouvernement. A Verviers et à Dison, les
fabriques de drap, si longtemps frappées de langueur, avaient repris une vie
nouvelle, en trouvant, dans la
Hollande et les colonies, un marché qui faisait oublier celui
qu'elles avaient jadis dans l'Empire français. Le district de Charleroi
commençait à tirer parti dés immenses ressources qu'il possédait dans ses
houilles, ses verreries et ses fers. Partout le progrès, marchant à pas de
géant, faisait jaillir des sources de richesses dont nos pères n'avaient pas
soupçonné l'existence ; partout les hésitations de la routine disparaissaient
devant les procédés les plus avancés de la science moderne, au point que, pendant
les deux années qui précédèrent la révolution, le ministre de l'industrie et
des colonies autorisa, pour les seules provinces de Liége et de Hainaut le
placement de 218 machines à vapeur, indépendamment d'un nombre considérable de
fabriques et d'usines de toute nature. A Bruxelles, les industries de modes et
de luxe avaient acquis un développement inespéré, et l'aristocratie hollandaise
prenait de plus en plus l'habitude d'y adresser ses commandes. Puissamment
encouragé par l'État, l'enseignement industriel fit sa première apparition dans
nos provinces. A Bruxelles, un conservatoire d'arts et métiers ; à Liége, à
Louvain, à Namur et à Gand, des cours spéciaux de minéralogie et de géologie ;
à Ostende et à Anvers, des écoles de navigation, mettaient à la portée de
toutes les classes l'enseignement des sciences utiles à l'industrie et aux arts
nautiques. Aussi n'était-ce pas seulement sous le rapport de la quantité que
les produits belges acquéraient de jour en jour une importance nouvelle ; la
qualité suivait la même voie ascendante. Les expositions de Gand, de Harlem et
de Bruxelles (1820, 1821, 1830) firent une impression profonde sur les
visiteurs accourus d'Angleterre et de France. Mais c'était surtout dans la
province de Liége que les procédés perfectionnés de l'industrie moderne
avaient trouvé des capitalistes intelligents et des ouvriers habiles. Ces
derniers, à qui la fabrication des armes et de la quincaillerie avait depuis
longtemps livré tous les secrets de l'art d'ouvrer les métaux, étaient parvenus
à imiter avec une rare perfection les appareils qui faisaient la richesse et la
force de l'Angleterre. Une seule machine à vapeur, tirée de Scheffield pour les
ateliers de Seraing, avait suffi pour les mettre sur la voie, et (page 94) bientôt les produits de cette
fabrication nouvelle allèrent rivaliser avec ceux de l'Angleterre sur les
marchés les plus importants de l'étranger (Note de
bas de page :M. Van den Bogaerde s'est livré à un examen détaillé des
objets exposés à Gand et à Harlem (t. Ill, p. 165 et suiv.). Histoire des
progrès de la fabrication du fer dans la province de Liége, par Franquoy,
p. 391 du t. 1 (Nouvelle série) des Mémoires de la Société libre d'Émulation
de Liége. - Sur l'ensemble de la 'situation on peut consulter le livre déjà
cité de M. Briavoine, t. 1, p. 142 à 174).
Dans une autre sphère, des résultats analogues
se manifestaient pour la navigation fluviale et la navigation maritime. Grâce
au développement des travaux industriels, coïncidant avec l'ouverture des
canaux que l'État faisait creuser dans toutes les parties du pays, le nombre
des bateaux destinés aux voies navigables de l'intérieur s'était à peu près
décuplé depuis la formation du royaume des Pays-Bas (Note de
bas de page : Sur la Meuse,
les bateliers de Liége employèrent, en 1829, plus de six cents bateaux au seul
transport du charbon).
A Anvers, les arrivages devenaient d'année en année plus nombreux et plus
considérables. En 1818, 585 navires étaient entrés dans les bassins; en 1828,
ce nombre fut de 911, et il s'éleva à 971 en 1829. Les constructions maritimes
y avaient pris des proportions colossales. Non seulement la Société de Commerce payait
un fret très élevé (250 fl. par last), mais tout navire neuf était retenu pour
deux voyages, après lesquels l'armateur, qui avait déjà reçu de l'État une
prime de 18 florins par tonneau, se trouvait corn piétement remboursé de ses
avances. Par sa position au centre de l'Europe, par l'accès facile qu'il
présente aux navires venant de l'Océan et de la mer du Nord, par la facilité de
ses communications avec les pays de grande consommation qui nous environnent,
le port d'Anvers était devenu le siége d'un immense commerce intermédiaire
avec l’Allemagne et la
Suisse. Obéissant elles-mêmes au courant que prenaient les
affaires, les maisons les plus importantes de Rotterdam et d'Amsterdam y
avaient établi des succursales; plusieurs
d'entre elles y avaient même transporté le siége principal de leur
établissement (Note de
bas de page : M. Van den Bogaerde a fait, à l'égard de la navigation des
Pays-Bas, des recherches minutieuses, qui ont malheureusement le grand tort
d'être dépourvues de méthode, d'ordre et de clarté. (V. t. lII, chap. 2). V.
aussi Briavoine, t. 1, p. 171).
16.2. Effet immédiat
de la scission du royaume uni des Pays-Bas sur le commerce et l’industrie
A quel point cet état de
prospérité croissante fut-il bouleversé par la révolution de Septembre ?
Quelles furent, pour l'industrie et le (page
95) commerce des Belges, les conséquences nécessaires de la rupture des
liens politiques qui les unissaient aux Hollandais ? Ni les publications contemporaines,
ni les documents officiels, ni les archives des chambres de commerce ne
permettent de répondre avec une exactitude rigoureuse. Le seul fait
incontestable, c'est que la perturbation fut profonde et que, dans toutes les
provinces, les représentants de l'industrie et du haut commerce manifestèrent
un découragement en apparence sans remède (Note de
bas de page : Notre plan primitif consistait à tracer un tableau exact et
complet de l'industrie et du commerce de la Belgique aux trois
époques suivantes : Août 1830, Décembre 1831 et Décembre 1832. Malgré l'accueil
bienveillant dont nous avons été honoré de la part des fonctionnaires publics
et de toutes les personnes en état de fournir les éclaircissements nécessaires,
nous avons été forcé de nous contenter de quelques aperçus généraux).
Les négociants suspendirent leurs transactions, les usines et les manufactures
se fermèrent, le travail des mines fut considérablement restreint, les capitaux
disparurent de la circulation, toutes les valeurs subirent une dépréciation
effrayante, la consommation se réduisit aux objets indispensables ; de plus, un
grand nombre de navires belges abandonnèrent le port d'Anvers pour passer sous
le pavillon de la
Hollande. Les chantiers, jusque-là si pleins de mouvement, de
bruit et de vie, furent bientôt complètement déserts, et les nombreuses
industries qu'alimentent les constructions maritimes partagèrent la détresse
des usines et des manufactures. A ne consulter que les apparences, toutes les
sources du travail semblaient taries ; tous les éléments de prospérité
paraissaient s'évanouir sous le souffle des passions révolutionnaires. Des
milliers de prolétaires désœuvrés remplissaient les places publiques, prêts à
se livrer à tous les excès et à concourir à tous les désordres. Le Congrès
national fut à peine réuni que des adresses alarmantes lui parvinrent de tous
les centres industriels du pays. Une' pétition du commerce de Liége, après
avoir énuméré tous les avantages matériels que la Belgique devait à sa
réunion à la Hollande,
se terminait par ces mots significatifs empruntés à Lord Brougham: «
Je renonce à tous les avantages qu'il faudrait retirer des ruines de
la prospérité publique ». (Note de
bas de page : Pétition du commerce de Liége, adressée au Congrès national,
sous la date du 6 Décembre 1831. Cette pétition a été publiée en brochure, sans
nom d'imprimeur (8 p. in-8°); elle a été textuellement reproduite par M. Van
den Bogaerde de Ter Brugge, t. III, p. 282).»
Une autre adresse, envoyée par les (page
96) fabricants de Gand, disait nettement que l'élection du prince d'Orange
était le seul moyen de préserver la
Belgique d'une décadence irrémédiable (Note de
bas de page : Pétition du commerce de Gand, datée du 31 Décembre 1831.
Cette pétition portait la signature de tous les membres de la chambre de
commerce, de plusieurs conseillers communaux et d'un grand nombre de
manufacturiers (V. Van den Bogaerde de Ter-Brugge, t. III, p. 286)..
Ces appréhensions et ces plaintes étaient
exagérées ; aussi furent-elles bientôt suivies de protestations énergiques et
nombreuses.
Dès le mois de Décembre
1830, les débats de la presse attestent l'existence de deux systèmes
contradictoires. Pendant que les uns exaltaient les bienfaits et déploraient
la chute de l'administration néerlandaise, les autres, poussant l'esprit de
réaction jusqu'à l'injustice, s'écriaient que tout était factice, éphémère et
mensonger dans les résultats obtenus sous le règne de Guillaume (Note de
bas de page : V. dans le sens de cette thèse la brochure de .M. Kaufman,
déjà citée, t. l, p. 295. - Parmi les publications appartenant à l'opinion
contraire, on peut ranger: La
Belgique en Septembre 1831. Coup d’œil
sur son avenir politique et commercial. Liège, Collardin, 1831,
in-8°. De l’état du commerce en Belgique et de la route en fer
d'Anvers à la Prusse,
par Depouhon. Bruxelles, De Mat, Janvier 1833, in-8°).
Les uns et les autres se rendaient coupables
d'exagération manifeste. Le Fonds de l'industrie était loin d'avoir réalisé
toutes les merveilles annoncées par la presse ministérielle. Ainsi qu'il arrive
toujours quand l'État s'empare de l'argent de
tous
pour encourager les spéculations de quelques-uns, des sommes immenses avaient
été détournées de leur destination ou absorbées par des entreprises éphémères,
sans résultat possible sur notre sol et sous notre latitude (Note de
bas de page : C'est ainsi notamment que des sommes considérables avaient
été consacrées à la propagation des vers à soie et à l'établissement de
fabriques que ces vers devaient alimenter).
D'un autre côté, la Société
de Commerce, malgré l'abondance de ses ressources et l'importance de ses
privilèges, avait fait des pertes considérables et luttait péniblement contre la
concurrence anglaise (Note de
bas de page : Elle avait fait de grandes pertes dans les comptoirs établis
sur les côtes des colonies espagnoles nouvellement émancipées. M. Van den
Bogaerde (t. III, p. 89) indique les autres causes de cette situation embarrassée
de la Société
en 1829).
Enfin, parmi les résultats en apparence les plus brillants et les plus
incontestables, plusieurs n'étaient au fond que des sacrifices imposés aux
consommateurs et au (page 97) trésor
public. En se plaçant à ce point de vue, on pouvait affirmer que la prospérité
industrielle et commerciale était en partie factice.
Mais, si ce fait ne pouvait
être contesté, il fallait se laisser étrangement aveugler par des
préoccupations personnelles, pour voir la ruine de l'industrie et du commerce
des Belges dans l'exclusion momentanée de leurs produits du marché de la Hollande et des colonies.
Il fallait être dépourvu des premières notions de la science économique, pour
supposer que le Fonds de l'industrie, la Société Générale,
la Société de
commerce et le tarif des douanes avaient seuls produit notre prospérité
industrielle et pouvaient seuls la maintenir. Il était absurde de n'attribuer
qu'une existence éphémère à une foule de travaux industriels, dont les uns
étaient inhérents au sol et dont les autres pouvaient aisément soutenir la
concurrence étrangère par la perfection de leurs procédés et le prix
relativement peu élevé de la main-d'œuvre. Les manufactures de draps, la
fabrication des armes de guerre et de luxe, celle du zinc, du plomb, du cuivre,
des tôles et des clous, la tannerie, le corroyage, la fabrication du papier,
les verreries, l'exploitation des mines, la préparation et la transformation du
minerai, les distilleries alimentées par nos richesses agricoles : toutes ces
sources d'un travail productif n'étaient pas à coup sûr des industries factices
en .Belgique. Si les avances et les primes du Fonds de l'industrie avaient été
autant de sacrifices imposés aux contribuables des dix-sept provinces, du moins
les résultats n'avaient pas été entièrement stériles. L'aspect des
établissements patronnés par l'État avait stimulé l'esprit d'association, si
languissant, pour ne pas dire si nul, sous les régimes antérieurs ; les usines
subsidiées par le trésor public nous avaient initiés aux procédés les plus
avancés de l'industrie étrangère. Les vastes ateliers de Seraing, dont
l'influence salutaire ne peut être révoquée en doute, devaient en grande partie
leur existence aux avances du Fonds de l'industrie. En 1822, quel habitant de
nos provinces eût réussi à former, sans l'intervention de l'État, des
établissements tels que la
Société Générale et la Société de Commerce ? On pouvait alléguer que
certains résultats avaient été obtenus au prix d'énormes sacrifices
pécuniaires, dépassant peut-être leur importance ; mais, en dressant le bilan
des ressources nationales, ces résultats, quelle que fût leur source, devaient
être portés en ligne de compte.
La
vérité se trouvait entre les deux systèmes. Quand une industrie (page 98) utile a joui de faveurs plus
ou moins considérables sur un marché de huit millions d'hommes, elle ne peut en
être exclue, ni même y rencontrer tout à coup la concurrence étrangère, sans
éprouver momentanément des souffrances réelles. Mais des pertes de ce genre
peuvent se réparer. Il suffit de simplifier les procédés de fabrication, de
perfectionner les produits, de les approprier aux besoins et aux goûts des
autres peuples, et bientôt des débouchés nouveaux viennent amplement compenser
ceux qu'on a perdus. Telle était la situation de la Belgique. Son avenir
devait d'autant moins inspirer des craintes que la Hollande, intéressée à
placer ses propres produits en Belgique, ne pouvait nous fermer éternellement
ses frontières. L'intérêt finit toujours par triompher des animosités politiques,
surtout chez les peuples qui, comme les Hollandais, sont habitués à placer
au-dessus des passions politiques le bilan annuel de leurs profits et de leurs
pertes.
16.3. Le
rétablissement rapide du commerce, de l’industrie et des finances publiques
La transition, il est vrai, ne devait pas être exempte
d'inconvénients graves. Aux crises qui accompagnent toujours les révolutions
politiques étaient venues se joindre la perte momentanée de débouchés importants
et la perturbation de toutes les habitudes commerciales contractées pendant
une période de quinze années. Toutefois, ici encore les faits firent
promptement justice des exagérations des adversaires de la révolution de
Septembre. Dans la province de Liége, plusieurs milliers d'ouvriers mineurs se
transformèrent en ouvriers armuriers, avec une facilité qui atteste au plus haut
degré l'énergie et l'intelligence de la race wallonne (Note de bas de page : Ce fait
nous a été attesté par M. Capitaine, président de la chambre de commerce de
Liége, l'un des industriels les plus éclairés du pays). A Gand et ailleurs, une
foule de prolétaires cherchèrent un refuge dans les corps francs, et plus tard
dans les rangs de l'armée régulière. Avec cet élan de générosité qui distingue
le caractère national, les riches vinrent en aide aux souffrances des classes
inférieures, en attendant que le travail rendît l'aumône inutile. Les villes
les plus importantes contractèrent dans le même dessein des emprunts
considérables (Note de bas de page : Verviers,
20,000 fl. (Arrêté du gouvernement provisoire du 17 Octobre 1830) ; Gand,
150,000 fl. (Arrêté du 17 Octobre et du 29 Novembre 1830) ; Liége, 10,000 fl.
(Arrêté du 26 Octobre 1830) ; Malines, 30,000 fl. (Arrêté du 3t .Janvier 1831)
; Ath, 7,000 fl. (Arrêté du 1er Février 1831). Le gouvernement fit en outre des
avances considérables à la ville de Bruxelles). Enfin, malgré l'invasion
de 1831
et le séjour des Hollandais
sur les bords de l'Escaut, le travail (page
99) industriel et les échanges commerciaux retrouvèrent assez rapidement
une partie de leur activité. En 1831, les exportations s'élevèrent à frs.
96,555,274, et les importations à frs 98,013,079. En 1832, les premières
atteignirent le chiffre de frs. 111,241,960, et les secondes celui de frs. 255,407,524. L'état
de la navigation n'avait pas davantage réalisé les prédictions sinistres dont
elle avait été l'objet. En 1831, 379 navires avaient visité le port d'Anvers,
et 648 autres le port d'Ostende, En 1832, le mouvement avait été de 1267
navires pour Anvers et de 984 pour Ostende. En présence de ces résultats, on
pouvait attendre l'avenir avec confiance ((Note de bas de page : Pendant la
même période, le commerce de transit avait donné les résultats suivants: en
1831, la valeur des marchandises s'éleva à 8,024,512 fr.; en 1832. cette valeur
fut de 13,826,694 (V. Tableau général du commerce de la Belgique avec
les pays étrangers pendant les années
1831, 1832, 1833 et 1834. Bruxelles,
Vandooren, 1836, in-fol.)
On peut en dire autant de la situation financière du
nouveau royaume. Dans cette sphère, comme ailleurs les craintes étaient
exagérées et le terme de la crise pouvait être attendu avec une confiance
largement justifiée.
Pour les dix premiers mois de 1831, l'équilibre entre les
recettes et les dépenses n'avait été obtenu qu'à l'aide de deux emprunts
forcés, l'un de dix et l'autre de douze millions de florins (frs. 46,560,846).
Un troisième emprunt de quarante-huit millions de florins (frs 101,587,301) était
devenu nécessaire en
Décembre, pour subvenir aux besoins extraordinaires de l'exercice 1832 (Note de bas de page : Le décret
du 8 Avril 1831, rapportant la loi du 5 Mars précédent, avait autorisé le
gouvernement à lever un emprunt forcé de douze millions de florins., Chaque
propriétaire devait y contribuer jusqu'à concurrence d'une somme égale à la
contribution foncière ; en outre, un contingent égal au principal de la contribution
personnelle de 1830 était assigné à chaque commune, pour être réparti parmi les
deux tiers des contribuables les plus imposés. L'emprunt devait être remboursé
au 1er Janvier 1833, ou plus tôt si les circonstances le permettaient. - Un
deuxième emprunt forcé de 10 millions de florins fut décrété par la loi du 21
Octobre 1831. L'article
16 de la loi portait que les bons de cet emprunt seraient admis comme numéraire
dans les caisses publiques, pour les contributions postérieures au 30 Juin
1832. - Un autre système fut suivi pour l'emprunt de 48 millions de florins,
décrété par la loi du 16 Décembre 1831. Le gouvernement fut autorisé à le
conclure jusqu'à concurrence du capital nominal de la somme fixée, à charge de
rendre compte aux Chambres de tous les détails de la négociation, aussitôt que
les circonstances le permettraient. L'emprunt fut conclu avec la maison
Rothschild, au taux de 79). En ajoutant ces dettes
aux (page 100) 8,400,000
florins de rentes qui nous étaient imposés par le traité du 15 Novembre, la
situation était certes loin d'être brillante ; mais, contrairement aux
affirmations d'une partie de la presse, elle n'avait rien de désespéré.
L'organisation de tous les services publics, l'armement et l'équipement de
l'armée, et surtout le maintien de cette armée sur le pied de guerre, avaient
créé des besoins immenses, mais qui ne devaient pas se reproduire d'une manière
permanente. Quelques années de paix, d'ordre intérieur et de travail
suffisaient pour fermer toutes les plaies et réparer tous les désastres. Déjà
au 30 Novembre 1832, le trésor avait racheté 2,215,575 florins de l'emprunt de
douze millions, tandis que, à la même date, la presque totalité de l'emprunt de
dix millions était rentrée en paiement d'impôts. Parmi les dangers qui
menaçaient le, crédit public, le plus grave peut-être résultait des
exagérations que se permettaient les membres de l'opposition parlementaire. Les
capitalistes, toujours si prompts à s'alarmer, devaient se former des idées étranges
sur la situation du trésor, quand les représentants de la nation, niant
aujourd'hui la loyauté et demain la capacité des ministres, ne parlaient que de
l'exagération de nos dépenses, de l'insuffisance de nos ressources et de la
ruine imminente de nos finances (Note de
bas de page : V. entre autres, la discussion du budget des voies et moyens
en Décembre 1832).
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