« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 1
CHAPITRE VIII. - LES FORTERESSES (17 Avril 1831-5 Mai
1832.)
8. 1. La ligne de forteresses contre la France
Afin de ne pas interrompre le récit des débats
diplomatiques qui précédèrent l'échange des ratifications du traité du 15
Novembre, nous avons passé sous silence l'importante question des places fortes
élevées le long de la frontière de France. Il importe de combler cette lacune.
La formation du royaume des Pays-Bas avait été
le résultat d'une pensée de méfiance envers les instincts belliqueux de la nation
française.
Éclairés par une longue et douloureuse
expérience, les vainqueurs de Napoléon 1er avaient voulu établir, au nord de la France, un État assez
puissant pour arrêter, au moins momentanément, les armées qui seraient tentées
d'ajouter un nouvel épisode à l'épopée impériale. (page 246) Selon l'énergique expression d'un contemporain, les
Pays-Bas étaient la tête de pont de l'Europe du côté de Paris.
Dans cet ordre d'idées, la construction d'une
ligne de forteresses dans les provinces méridionales du nouveau royaume était
une conséquence logique de la pensée européenne qui avait présidé à sa
formation. Aussi peut-on affirmer que l'érection de ces boulevards fut résolue
en même temps que la réunion de la
Belgique et de la
Hollande sous le sceptre de la maison d'Orange.
Dès le 15 Août 1814, et par conséquent sept
mois avant le jour où Guillaume ler prit le titre de roi, une convention fut
conclue à Londres entre le vicomte Castlereagh, représentant le gouvernement
anglais, et M. Fagel, investi des pleins pouvoirs du prince-souverain des
Provinces-Unies de Hollande. L'article 2 de ce traité portait que l'Angleterre
contribuerait pour une somme de deux millions de livres sterling aux dépenses
destinées à augmenter et à fortifier une ligne de défense dans les Pays-Bas.»
Par l'article 5, l'Angleterre
s'engageait à contribuer au besoin, pour une autre somme de trois millions de
livres sterling, à tels frais ultérieurs qui pourraient être réglés et arrêtés
d'un commun accord entre les parties contractantes et leurs alliés, dans le but
de consolider et d'établir finalement d'une manière satisfaisante l'union des
Pays-Bas avec la Hollande
sous la domination de la maison d'Orange.» Le gouvernement de Guillaume 1er
était tenu de contribuer à ces dépenses pour .une somme égale à celle qu'il
réclamerait du gouvernement anglais (Martens, Supplément au recueil des principaux traités, t. VI, p. 60
(Gottingue, 1818)).
L'année
suivante, après la seconde entrée des alliés à Paris, cette mesure reçut son
complément. Par le traité du 20 Novembre 1815, les puissances coalisées se
réservèrent le droit d'élever des forteresses dans quelques pays Limitrophes de
la France, et
destinèrent à cet objet une partie de la rançon de 700 millions, imposée au
gouvernement de Louis XVIII. Le roi des Pays-Bas reçut pour sa part 60
millions, qui furent ajoutés aux subsides de l'Angleterre. et employés à la
construction et à la réparation des forteresses belges (Martens, loc. cit., p. 676. - Moniteur belge du 25 Mai
1832).
Grâce à ces largesses de l'Europe, une
magnifique série de travaux de défense fut établie dans le Hainaut, le
Luxembourg, la province (page 247)
de Namur et la Flandre
occidentale. En 1830, le royaume des Pays-Bas était devenu, dans toute la force
des termes, un boulevard européen élevé contre la France. Sur la côte de
la mer du Nord, se trouvaient Ostende et Nieuwport; sur la ligne de l'Escaut,
Tournai, Audenarde, Gand (la citadelle), Termonde, Anvers, les forts de Lillo
et de Liefkenshoeck; sur la ligne de la Meuse, Dinant (le fort), Namur, Huy (le fort),
Liége (la citadelle et la chartreuse), Maestricht et Venloo; entre ces deux
lignes et sur les frontières du midi et de l'est, Ypres, Menin, Ath, Mons,
Charleroy, Philippeville, Mariembourg, Bouillon et Luxembourg. La pensée de
Marie de Hongrie se trouvait réalisée par les souverains de la Sainte-Alliance
(Note de bas de page : On
sait que cette femme illustre appelait les Pays-Bas l'avant-mur de la Germanie (Voy. Vie de
Marie de Hongrie, par Th. Juste, p. 78 - M. Trumper, dans l'ouvrage cité
ci-après, évalue à 182,839,200 florins des Pays-Bas les sommes consacrées à
l'érection des forteresses belges (p. 52)).
Il en résulta cependant une situation assez
étrange. Quoique les remparts se trouvassent sur un territoire dont Guillaume
Ier possédait exclusivement la souveraineté, les monarques de la Sainte-Alliance se
regardaient comme propriétaires ou, du moins, comme copropriétaires des
forteresses élevées dans nos provinces; car toutes ces places étaient
périodiquement inspectées en leur nom par des officiers étrangers au
gouvernement néerlandais. Le duc de Wellington, promu au grade de feld-maréchal
dans l'armée des Pays-Bas, était principalement chargé de cette tâche (Moniteur belge du 25 Mai 1832).
Il est inutile de faire observer que cet état
de choses se trouva profondément modifié par la révolution de Septembre.
Séparée de la Hollande,
poussée vers la France
par la triple communauté de la langue, des institutions et du culte, la Belgique pouvait mettre à
la disposition des Français les forteresses élevées contre eux avec les
subsides de l'Europe. D'ailleurs, en toute hypothèse, l'indépendance et la
neutralité de la Belgique
étant admises, il importait que le système défensif du pays fut mis en rapport
avec le rôle nouveau qu'on lui destinait dans la famille des États de l'Europe.
8.2. La décision de la Conférence de démolir
les places fortes et la réaction française
Expression de l'intérêt européen, la Conférence de Londres ne
pouvait s'abstenir de porter son attention sur la question des forteresses des
Pays-Bas.
(page
248) Le 17 Avril 1831, les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie se réunirent en conférence et rédigèrent le protocole suivant
:
« Les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie, s'étant réunis, ont porté leur attention sur les
forteresses construites aux frais des quatre cours, depuis l'année 1815, dans
le royaume des Pays-Bas, et sur les déterminations qu'il conviendrait de
prendre à l'égard de ces forteresses, lorsque la séparation de la Belgique d'avec la Hollande serait
définitivement effectuée.
« Après avoir mûrement examiné cette
question, les plénipotentiaires des quatre cours ont été unanimement d'opinion
que la situation nouvelle où la
Belgique sera placée, avec sa neutralité reconnue et garantie
par la France,
devait changer le système de défense militaire adopté pour le royaume des
Pays-Bas; que les forteresses dont il s'agit seraient trop nombreuses pour
qu'il ne fût pas difficile aux Belges de fournir à leur entretien et à leur
défense; que d'ailleurs l'inviolabilité unanimement admise du territoire belge
offre une sûreté qui n'existait pas auparavant; qu'enfin une partie des forteresses
construites dans des circonstances différentes pourraient désormais être
rasées.
« Les plénipotentiaires ont
éventuellement arrêté, en conséquence, qu'à l'époque où il existerait en
Belgique un gouvernement reconnu par les puissances qui prennent part à la Conférence de Londres,
il serait entamé entre les quatre cours et ce gouvernement une négociation à
l'effet de déterminer celles des dites forteresses qui devraient être
démolies » (Moniteur belge
du 2 Août 1831).
On aura remarqué que le plénipotentiaire
français ne figurait pas au nombre des rédacteurs de ce document diplomatique.
Le protocole ne lui fut officiellement notifié que le 14 Juillet 1831. Comme la France n'avait pas
contribué aux frais de construction des forteresses des Pays-Bas, les autres
cours ne lui reconnaissaient pas le droit d'intervenir dans les mesures
relatives à leur démolition (Note de bas de page : On a prétendu que la mesure avait été adroitement
provoquée par le prince de Talleyrand. Cette circonstance nous semble loin d’être
démontrée ; nous croyons, au contraire, que la mesure a été invoquée par
le gouvernement prussien. Le général Trumper, dans ses Considérations sur les
forteresses de la Belgique,
affirme que le protocole a été dérobé, pendant trois mois, à la connaissance du
plénipotentiaire français (2e édit. p. 56). - II est vrai que la date du
protocole était de nature à faire soupçonner l'intervention de la France. Le cabinet des
Tuileries avait protesté contre les bases de séparation arrêtées par la Conférence de
Londres sous les dates du 20 et du 27 janvier 1831. Or, son plénipotentiaire
accepta ces bases le 17 Avril, c'est-à-dire, le jour même où les quatre autres
cours représentées à la
Conférence consentirent à la démolition d'une partie des
forteresses belges.
Les termes mêmes de la notification du protocole au prince de
TalIeyrand présentent la mesure comme un acte de déférence envers la France. Voici ce
document:
« Foreign-Office, 14 Juillet 1831.
« Les soussignés, plénipotentiaires des cours
d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, désirant donner une
nouvelle preuve de la confiance qu'ils placent dans les dispositions montrées
par S.M. le roi des Français pour le maintien de la paix générale, croient de
leur devoir de communiquer au prince de Talleyrand la copie ci-jointe d'un
protocole qu'ils ont arrêté au sujet des forteresses élevées depuis 1815 dans
le royaume des Pays-Bas. - Les soussignés ne trouvent aucune objection à donner
la même publicité à ce protocole qu'à tous les autres actes des négociations
qui ont eu lieu depuis le mois de Novembre 1830, sur les affaires de Belgique.
" (Signé) Esterhazy, Wessenberg, Palmerston, Bulow,
Lieven, Matuszewic. »)
(page
249) En principe, le cabinet des Tuileries n'était pas systématiquement hostile
à l'idée de la démolition d'une partie de nos places fortes. Sans doute, à
l'égard de la France
et dans la situation où l'Europe se trouvait à la suite de la révolution de
Juillet, l'utilité de cette démolition était contestable; mais, par contre, pour
les partisans du ministère Périer, c'était un magnifique thème à développer en
réponse aux sarcasmes de l'opposition. A ceux qui accuseraient le gouvernement
de Juillet d'impuissance et de pusillanimité, on pourrait désormais opposer le
nivellement des boulevards élevés par la Sainte-Alliance.
L'attitude du ministère français ne tarda pas
à prouver que tel était en effet le parti qu'on voulait tirer du protocole du
17 Avril.
Dans le discours d'ouverture des Chambres,
prononcé le 23 Juillet 1831, le roi des Français n'hésita pas à donner à la
démolition de nos forteresses le caractère d'un triomphe remporté par le
prestige, la puissance et la modération de la France. Au milieu
d'applaudissements chaleureux partant de tous les bancs ministériels, il prononça
les (page 250) paroles suivantes:
« Le royaume des Pays-Bas, tel que l'avaient constitué les traités de 1814
et de 1815, a
cessé d'exister. L'indépendance de la Belgique et sa séparation de la Hollande ont été
reconnues par les grandes puissances... Les
places élevées pour menacer la
France, et non pour protéger la Belgique, seront démolies
; une neutralité reconnue par l'Europe et l'amitié de la France assureront à nos
voisins une indépendance dont nous avons été le premier appui (Moniteur universel du 21 Juillet 1831).»
Les orateurs ministériels développèrent ce
thème sous toutes les formes, et la presse ne resta pas en arrière. « La
démolition des forteresses de la
Belgique, disait le Journal des Débats, est le premier
avantage que nous fait l'Europe; c'est le premier aveu de l'ascendant et de la
prépondérance que la France
a acquis depuis sa révolution. L'Europe a senti et sentira de plus en plus que la France de 1830, libre,
ardente, regorgeante de force et d'activité, ne peut pas être traitée comme la France de 1815. » (Note de
bas de page : Moniteur
belge du 30 Juillet 1831. - « Vingt fois, dit un diplomate, les journaux de
Paris ont répété en chœur cet hymne en prose de courtisan: « La diplomatie de la Sainte-Alliance
dépensa plus de cent millions en 1815 pour hérisser de remparts les frontières
des Pays-Bas vers la France;
la révolution de Juillet 1830 éclate, un nouveau trône s'élève, et l'on apprend
bientôt que ces ruineuses murailles avaient été construites en vain. » (Le
dernier des protocoles, par un diplomate français, p. 181.)
Le discours du roi des Français, commenté par
l'enthousiasme des feuilles ministérielles de Paris, produisit en Angleterre
une impression profonde. Grâce aux précautions minutieuses prises par les
signataires du protocole, le secret avait été fidèlement gardé et,
contrairement à ce qui s'était fait depuis un an, la question des forteresses
belges avait été soustraite aux débats irritants de la tribune et de la presse.
Pour les membres du parlement, de même que pour les journalistes de Londres,
les paroles de Louis-Philippe étaient une révélation. .
Dans la Chambre des lords, le duc de Wellington exprima
son mécontentement dans les termes les plus énergiques. Sir Robert Peel fit
entendre les mêmes reproches au sein de la Chambre des Communes. Il y avait maladresse,
disaient-ils, à consentir à la démolition de ces boulevards formidables, élevés
à frais communs par les grandes puissances, protégés par des traités européens
et jugés indispensables à la sûreté des Pays-Bas. « Il est absurde, s'écriait
le duc de Wellington, (page 251) de
présenter une garantie de neutralité comme suffisante pour assurer
l'indépendance du nouveau royaume. En 1814, ceux qui avaient réuni la Belgique à la Hollande savaient qu'il
n'existe pas de garantie solide et permanente sans l'emploi de moyens
militaires; ils y avaient pourvu par l'établissement d'une ligne de
forteresses, et ces forteresses sont évidemment plus nécessaires à la Belgique seule qu’à ce
pays réuni à la
Hollande.» D'autres orateurs, allant beaucoup plus loin,
flétrissaient le protocole du 17 Avril comme un attentat aux droits de
l'Angleterre, comme une lâche condescendance envers la France. Les ministres
répondirent que la proposition n'était pas émanée du gouvernement français, que
le plénipotentiaire de cette puissance n'avait pris aucune part à la
résolution, et qu'il serait de même exclu des négociations ultérieures. Ils
ajoutèrent que le protocole ne renfermait qu'une décision préliminaire; que les
forteresses à démolir n'étaient pas désignées; enfin, que toute la négociation
se trouvait subordonnée à la reconnaissance du roi des Belges par les grandes
puissances de l'Europe (Note de bas de page : Séances du Parlement du 25, du 27 et du 28 Juillet 1831. - A
l'une et à l'autre Chambre, les ministres avaient eu soin de faire remarquer
l'exclusion de la France
des négociations relatives aux forteresses belges. Dans la Chambre haute, lord Grey
dit à lord Aberdeen: "La proposition n'émane pas du gouvernement français.
» Le lendemain, au sein de la
Chambre des Communes, lord Palmerston, provoqué par une
interpellation de sir Robert Peel, répondit en ces termes: « Je ne puis entrer
en aucun détail. J'ai déposé le protocole. La négociation n'aura lieu qu'entre
les quatre puissances et la
Belgique. La France en est exclue. »)
En
Belgique, l'impression fut plus vive encore; elle y prit le caractère d'une
véritable irritation.
8.3. La réaction belge
Lorsque le roi des Français annonça la démolition
d'une partie de nos places fortes, aucune notification officielle n'avait été
faite au cabinet de Bruxelles. Celui-ci s'était soumis aux conditions que
l'Europe nous avait imposées; mais aucune de ces conditions ne stipulait la
démolition des forteresses. Ces paroles hautaines et brèves : Les places fortes seront démolies,
blessaient profondément l'orgueil national, encore exalté par les victoires de
Septembre. Si la France,
disait-on, désire la démolition de quelques forteresses élevées sur notre sol,
qu'elle produise sa demande dans une négociation régulière; mais que son roi ne
prenne pas, à la face de l'Europe, ce langage impérieux (page 252) et absolu qui fait de la Belgique indépendante une
vassale de sa puissante voisine. On alla jusqu'à soupçonner l'existence d'une
série de protocoles secrets, imposant à la nation de nouveaux sacrifices et de
nouvelles humiliations. La presse de l'opposition exploita cet incident avec
son aigreur habituelle; l'opinion publique s'alarma, et le ministère lui-même
crut devoir manifester ses craintes par la voie du journal officiel.
« Les forteresses dont la Belgique est hérissée,
lisons-nous dans le Moniteur du 26 Juillet, nous appartiennent comme le sol
dont elles ne sont que des accessoires; si elles n'existaient pas, il
n'entrerait dans les vues d'aucun Belge de les élever; mais, quelle que soit
l'influence à laquelle elles doivent l'existence, elles sont là, et leur
conservation est pour la
Belgique une question d'honneur plus que d'utilité... Sans
doute, si la Belgique
reconnaît que l'entretien de toutes ces forteresses excède ses ressources, elle
pourra en démolir quelques-unes; mais elle prendra elle-même cette résolution.
Cette mesure d'économie intérieure sera sage, si la sûreté extérieure n'en
souffre pas. Les relations que nous établirons avec la France seront, il faut
l'espérer, telles qu'il nous sera permis, sans compromettre notre indépendance,
d'éclaircir un peu nos frontières. Si la France tient à la démolition de quelques-unes de
nos places, il lui sera facile d'obtenir ce résultat: c'est en donnant par des
traités et des alliances des garanties particulières à la Belgique et à sa
dynastie.» Le journal officiel poussa la sévérité au point de rappeler à la France les désastres d'une
double invasion : « En 1815, la
France a été obligée par la conquête à démanteler
quelques-unes de ses places, et elle se le rappelle avec douleur. La Belgique a-t-elle été
conquise en 1831, et quels sont ses vainqueurs ? »
Ce ne fut que le 28 Juillet, quatre jours avant
l'invasion, que M. de Muelenaere reçut de lord Palmerston une dépêche
renfermant la copie du traité particulier du 17 Avril. La lettre du ministre
anglais portait la date du 25 Juillet, c'est-à-dire, celle du jour même où la Chambre des Communes
s'était occupée de la question des forteresses belges.
Cette manière insolite de procéder, dans une
matière intéressant au plus haut degré l'avenir militaire et politique du pays,
blessa profondément le gouvernement belge. Dès le lendemain, le Moniteur
publia, avec l'assentiment du conseil des ministres, la note suivante : (page 253) « Il faut que la Belgique, il faut que la France le sachent, la
démolition des forteresses belges n'a pas été résolue.
« Et y eût-il une résolution sur ce
point, elle serait nulle, la Belgique
n'ayant pas été consultée.
« Il existe un protocole en date du 17
Avril 1851, par lequel les envoyés d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de la Prusse
et de la Russie,
considérant que la neutralité de la
Belgique, reconnue et garantie par la France, devait changer le
système de défense militaire adopté pour le ci-devant royaume des Pays-Bas et
que les forteresses seraient trop nombreuses pour qu'il ne fût pas difficile
aux Belges de pourvoir à leur entretien, arrêtent éventuellement qu'à l'époque,
où il existerait en Belgique un gouvernement définitif, il serait entamé entre
les quatre cours et ce gouvernement une négociation à l'effet de déterminer
celles des forteresses qui seraient démolies.
« On voit donc que rien n'est résolu;
qu'il existe une promesse de négociation et rien de plus.
« Le protocole du 17 Avril, eût-il
décisif, fût-il impératif, serait sans effet à l'égard de la Belgique, dont toutes les
conditions d'existence politique sont renfermées dans les dix-huit articles des
préliminaires de paix. Nous ne connaissons aucun des vingt-cinq protocoles qui
ont précédé ces préliminaires; nous devons protester contre un système qui
consisterait à exhumer d'anciens protocoles tenus secrets, pour nous les
opposer aujourd'hui.
» Le Journal des Débats avoue qu'il n'y a pour
la France
aucun avantage matériel dans la démolition des forteresses belges, mais que
c'est une concession faite à l'honneur français, un hommage rendu à sa
prépondérance morale. Est-ce que la
Belgique n'a pas aussi son honneur à défendre? Pourrait-elle
permettre qu'on disposât d'elle et de ce qui lui appartient, sans qu'elle fût
consultée ? » (Moniteur belge
du 29 juillet 1831). Ce ne fut qu'après la retraite de l'armée
hollandaise que jl cabinet de Bruxelles put songer à formuler sa réponse
officielle.
La conservation de toutes les forteresses eût
été une mesure peu sage. Nous n'avions ni les ressources financières requises
pour les entretenir en état de défense, ni les hommes nécessaires pour les (page 254) munir de garnisons suffisantes.
Un nombre de forteresses sans rapport avec le chiffre de la population est à la
fois un embarras et un danger, principalement pour les pays neutres. Source de
dépenses ruineuses pendant la paix, elles provoquent, en temps de guerre, la
convoitise de la puissance belligérante la plus rapprochée de leurs remparts
dégarnis. Celle-ci s'en empare, les autres accourent pour les arracher à leur
rivale, et le pays neutre devient le champ de bataille.
Cette vérité était d'autant mieux comprise que
l'invasion de l'armée hollandaise venait de faire ressortir la nécessité
d'établir de nouveaux travaux de défense sur le Demer. D'un autre côté, le
protocole du 17 Avril ne tranchait pas complètement le problème; il renfermait
une promesse de négociation entre les quatre puissances signataires et le
souverain de la
Belgique. Consentir à cette négociation et la diriger de
manière à sauvegarder l'indépendance et la dignité du pays, c'était en
définitive le parti le plus sage.
Le système du gouvernement belge se manifesta
dans le discours de la couronne, prononcé à l'ouverture de la première session
des Chambres. « La neutralité de la
Belgique, garantie par les cinq puissances, disait le roi, a
fait concevoir la possibilité d'apporter des modifications à notre système défensif.
Cette possibilité, admise en principe par les puissances qui ont pris part à
l'érection des forteresses en 1815, sera, je n'en doute point, reconnue par la
nation. Des négociations auront lieu pour régler l'exécution des mesures qui se
rattachent à la démolition de quelques-unes de ces places. Heureuse de pouvoir
resserrer encore les liens qui unissent les deux peuples, la Belgique donnera dans
cette occasion une preuve de sa reconnaissance envers la France, l'Europe un gage,
éclatant de sa juste confiance dans la loyauté du roi des Français. »
C'était associer l'action de la
Belgique à celle des puissances signataires du protocole du
17 Avril, tout en lui réservant ses prérogatives de nation indépendante (Note
de bas de page : Les
adresses des Chambres prouvent que cette politique avait en sa faveur
l'assentiment de la nation. - «Si la paix générale, si les vœux d'une puissance
amie, à laquelle nous lient si intimement et nos intérêts et nos sympathies,
exigent le sacrifice de quelques-unes de nos forteresses, nous nous flattons,
Sire, que, dans les négociations relatives à la démolition de ces forteresses,
le gouvernement n'oubliera rien de ce qui importe à la sûreté et à l'honneur de
la Belgique.»
(Adresse de la Chambre
des Représentants. Moniteur du 17 Septembre 1831) - L'adresse du Sénat gardait
le silence sur la question des forteresses; l'assemblée laissait au ministère
une liberté entière (Moniteur ibid.).
M. Trumper (loc. cit., p. 78), relevant, dans
l'adresse de la Chambre,
les mots vœux d'une puissance amie,
dit à cette occasion: « La
Chambre avait pris pour point de départ une hypothèse
erronée, celle des vœux d'une puissance amie, c'est-à-dire, celle des instances
de la France...;
assertion qui pouvait bien être émise par le ministère français, dans un
intérêt de position et pour ménager le sentiment national, mais qui était
contraire à la vérité. »)
(page
255) Ainsi que nous l'avons dit, la France n'était pas systématiquement opposée à la
démolition d'une partie de nos places fortes. Un seul point avait profondément
blessé les ministres de Louis-Philippe. Ils regrettaient que le prince de
Talleyrand eût été exclu de la négociation, et ces regrets étaient d'autant
plus vifs que tous les organes de l'opposition exploitaient la persistance avec
laquelle l'isolement de la
France avait été signalé au sein du parlement britannique.
Afin de tourner la difficulté, M. Périer tenta
d'attirer la négociation à Bruxelles. Obtenir de la Belgique l'engagement de
démolir une partie de ses places fortes, produire cet engagement à Londres pour
en réclamer l'exécution, borner la mission de la Conférence à
sanctionner des stipulations irrévocablement arrêtées à Bruxelles, intervertir
ainsi les rôles et placer la
France en première ligne, telles étaient les vues de la
diplomatie française. Pour obtenir ce résultat, un agent spécial], M. le
marquis de La
Tour-Maubourg, fut envoyé à Bruxelles.
8. 4. Le dénouement de la question : la
convention du 15 novembre 1831
En réunissant ses efforts à ceux du général
Belliard, l'envoyé français atteignit en partie le but désiré par son
gouvernement. Il n'obtint pas un traité séparé; mais M. de Muelenaere lui remit
une note portant que le roi des Belges, conformément au principe posé dans le
protocole du 17 Avril, consentait et s'occupait à prendre, de concert avec les
puissances aux frais desquelles les forteresses avaient été en grande partie
construites, des mesures pour la prompte démolition des places de Charleroi, de
Mons, de Tournay, d'Ath et de Menin. On dit que le roi des Belges confirma cet
engagement dans une lettre autographe adressée au roi des Français.
Quelques jours après, le général Goblet partit
pour Londres en qualité de plénipotentiaire auprès des quatre puissances
signataires du protocole. Officier du génie instruit et expérimenté, M. Goblet
possédait (page 256) toutes les
qualités requises pour donner à ce nouvel incident diplomatique une solution
conforme aux intérêts du pays.
Dans le cours de ces dernières négociations,
et malgré l'opposition la plus énergique de la France, les places de
PhilippevilIe et de Marienbourg furent substituées à celles de Charleroi et de
Tournai. En effet, au point de vue de la défense du territoire national,
l'abandon de ces deux dernières places avait été une faute grave. Trop faible
pour résister par elle-même aux puissants voisins qui l'entourent, la Belgique doit combiner
son système défensif de telle manière que le gouvernement et l'armée puissent
se mettre promptement à l'abri, en attendant que les protecteurs de sa neutralité
viennent à son aide. C'est surtout en vue de cette éventualité qu'il importe de
combiner les moyens de résistance; car, si la neutralité n'est pas toujours
respectée, alors même qu'elle se trouve garantie par les puissances du premier
ordre, il est rare que celles-ci se trouvent toutes d'accord pour tolérer un
attentat au droit des gens; presque toujours, l'une d'elles aura recours aux
armes pour réclamer l'exécution des traités. Or, dans cette situation, une
ligne de forteresses parallèle aux frontières menacées ne saurait que très
imparfaitement atteindre le but. La préférence doit incontestablement être
donnée à des lignes transversales aux frontières, disposées de manière à
fournir en quelques heures un asile, au moins momentané, aux régiments disséminés
dans les provinces. Les forteresses disposées sur des lignes transversales
favorisent d'ailleurs les marches de flanc, toujours si menaçantes pour
l'envahisseur.
Il est évident que, dans ce système, les
remparts de Tournai et de Charleroi, placés à l'entrée des vallées de l'Escaut
et de la Sambre,
ne pouvaient être sacrifiés. Dans la vallée de l'Escaut, il fal1ait conserver
les fortifications de Tournai, d'Audenarde, de Gand, de Termonde et d'Anvers,
de même que les forts qui protègent les rives du fleuve; dans les vallées de la Sambre et de la Meuse, il fallait prendre le
même parti à l'égard de Charleroi, de Dinant, de Namur, de Huy et de Liége. En
ajoutant à cette double ligne les places d'Ostende et de Nieuport sur les côtes
de la mer du Nord, le but était parfaitement atteint. Le gouvernement de
Louis-Philippe eut le tort de ne pas comprendre cette vérité et d'exiger
purement et simplement l'exécution de la promesse de M. de Muelenaere. Mais ses
conseils, ses instances et ses menaces furent également inefficaces. Une
convention provisoire (page 257) fut
signée le 15 Novembre 1831, le jour même de la signature du traité des
vingt-quatre articles (Note de bas de page : Ici encore existe une coïncidence de dates qu'on a fait
remarquer. Le jour où le prince de Talleyrand signe les vingt-quatre articles,
les plénipotentiaires des quatre autres cours représentées à la Conférence signent avec
le général Goblet une convention provisoire concernant la démolition des
forteresses. C'est ce qui a fait dire au diplomate anonyme déjà cité: «
L'ambassadeur français, toujours poursuivi de je ne sais quel songe et de
fâcheux soupçons, ne consentit à signer le traité du 15 Novembre que donnant
donnant, c'est-à-dire, qu'on fut obligé de lui exhiber préalablement une convention
provisoire, signée le 15 Novembre même, entre les représentants des quatre
cours et le général Goblet, plénipotentiaire de Belgique auprès des quatre
puissances pour cet objet spécial. » (Le dernier des protocoles, p. 182.) -
Nous avons tout lieu de croire que le prince de Talleyrand, loin d'exiger cette
fois la signature immédiate de la convention, était on ne peut plus mécontent
de la tournure qu'avait prise la négociation relative aux forteresses).
Cette convention provisoire fut suivie d'un traité
définitif, le 14 Décembre suivant. L'article 1er ordonnait la démolition des
places de Menin, d'Ath, de Mons, de Philippeville et de Marienbourg. Les deux
articles suivants déterminaient le mode de démolition et attribuaient à la Belgique le matériel des
places sacrifiées. Par l'article 4, le roi des Belges s'engageait à maintenir
en bon état les autres forteresses construites depuis 1815. L'article 7 stipulait
que les ratifications seraient échangées dans le terme de deux mois.
Il suffit de jeter un coup d'œil sur ces
stipulations pour se convaincre que les quatre puissances, tout en exigeant la
démolition de quelques places, voulaient respecter l'indépendance et la
souveraineté territoriale de la Belgique. L'inspection
étrangère, que le roi des Pays-Bas avait tolérée, n'était plus accordée aux
gouvernements du nord.
Pour les forteresses condamnées, leur
intervention se réduisait au droit de s'assurer de la démolition des remparts
dans le délai fixé par la convention; pour les forteresses conservées, ils se
contentaient de l'engagement pris par le roi des Belges de maintenir ces places
en bon état de défense. Le sol national était complètement affranchi de toute
servitude militaire au profit de l'étranger.
Néanmoins, afin de dissiper tous les doutes et
d'obtenir l'abandon explicite et complet du système de 1815, le cabinet des
Tuileries témoigna le désir que l'échange des ratifications fût précédé d'une (page 258) déclaration de principes
conçue de manière à prévenir des controverses ultérieures. Cette demande fut
accueillie. Le 25 Janvier 1832, les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie signèrent une déclaration portant « que les stipulations
de la convention du 14 Décembre, motivées par le changement survenu dans la
situation politique de la
Belgique, ne pouvaient et ne devaient être entendues que sous
la réserve de la souveraineté pleine et entière de S. M. le roi des Belges sur
les forteresses indiquées dans la dite convention, ainsi que sous celle de la
neutralité et de l'indépendance de la Belgique, indépendance et neutralité qui,
garanties aux mêmes titres et aux mêmes droits par les cinq puissances,
établissaient sous ce rapport un lien identique entre elles et la Belgique.» Le
protocole se terminait par les mots suivants: « Par cette déclaration, les
plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie placent hors de doute que toutes les clauses de la
convention du 14 Décembre sont en parfaite harmonie avec le caractère de puissance
indépendante et neutre, qui a été reconnu à la Belgique par les cinq
cours. »
Tous ces arrangements avaient été pris sans la
participation des plénipotentiaires hollandais. Le jour même de la signature de
la convention définitive, ils protestèrent contre cette exclusion, dans un
mémoire adressé à la
Conférence de Londres. « Le droit de Sa Majesté de concourir
à régler cette matière, disaient-ils, lui est assuré non-seulement par le
système de barrière, auquel on s'engagea dans le dernier siècle vis-à-vis de la
république des Provinces-Unies, mais encore par un acte de date récente et qui
concerne spécialement la réunion de la Hollande et de la Belgique. » (Papers
relative to the affairs of Belgium, A , p. 172). Cet acte récent étaient les huit
articles signés à Londres le 20 Juin 1814, dont le septième portait que les
dépenses requises pour l'établissement et la conservation des fortifications
sur les frontières des Pays-Bas seraient supportées par le trésor général,
comme intéressant la sûreté et l'indépendance de la nation entière.
La Conférence de Londres répondit que le traité de la Barrière (1715), pour
être encore obligatoire, aurait dû être renouvelé au (page 259) rétablissement de la paix générale; elle ajouta que le
roi des Pays-Bas, en consentant à la séparation des provinces méridionales,
avait lui-même invalidé les huit articles du 20 Juin 1814, lesquels
constituaient d'ailleurs un ensemble et n'avaient rapport qu'à l'état de choses
qui résultait de la réunion de la
Hollande et de la
Belgique; elle dit enfin que la neutralité de la Belgique, garantie par
les cinq cours, offrait à la
Hollande le boulevard que devait lui assurer le système de
barrière, avec la différence que ce système lui imposait l'obligation coûteuse
d'entretenir des garnisons, tandis que la neutralité de la Belgique , placée sous la
garantie des puissances de l'Europe, lui laissait les moyens de réduire sans
danger son état militaire (Mémoire
du 4 Janvier ; ibid., p. 175).
Cet incident n'eut pas de suite. Le 5 Mai 1832, M. Van de Weyer
échangea avec les plénipotentiaires de Berlin, de Londres, de St-Pétersbourg et
de Vienne, les ratifications de la convention du 14 Décembre, La veille, il
avait échangé avec le plénipotentiaire de Russie les ratifications du traité
des vingt-quatre articles (Note de bas de page : On aura remarqué que nous avons examiné la question
dans l'état où elle se présentait en 1831. Le système défensif de la Belgique a été modifié en
1859 (Loi du 8 Septembre). La frontière ayant été percée par des chaussées, des
chemins de fer et des canaux, qui conduisent au cœur du pays en tournant toutes
les places fortes, le gouvernement abandonna le système de défense excentrique
et se prononça en faveur du système de défense concentrique, c'est-à-dire, basé
sur une grande position stratégique servant de pivôt à l'ensemble des forces
actives du pays. C'est pour ce motif que les Chambres ont voté les crédits
nécessaires à l'effet de faire d'Anvers une forteresse du premier ordre. Quand
ces travaux gigantesques seront exécutés, il faudra nécessairement démolir
quelques-unes des places fortes conservées en 1831 (Voy. les discours prononcés
par le baron Chazal, ministre de la
Guerre, dans les séances de la Chambre des Représentants
du 16 et du 17 Août 1859).
Pour ce qui concerne les débats diplomatiques
de 1831, ainsi que pour les suites données à la convention conclue avec les
quatre puissances, on peut consulter le remarquable livre du général Trumper ;
Considérations politiques et financières sur les forteresses de la Belgique (2e édit.
Bruxelles, Decq, 1851).)
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