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« Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres », par Ed. DUCPETIAUX, inspecteur général des prisons et établissements de bienfaisance

Bruxelles, Hayez, 1850

 

Chapitre II. Causes de la misère et du paupérisme dans les Flandres

1. Accroissement, agglomération et exubérance de la population

2. Insuffisance du travail agricole, et excès du nombre des cultivateurs comparé à l'étendue cultivable du sol

3. Défaut de proportion entre la production des denrées et les besoins de l’alimentation. - Crise alimentaire de 1845-1847

4. Grande division des propriétés; morcellement des cultures; élévation des fermages, conséquence du prix élevé des terres et de la concurrence des locataires

5. Décadence de l'industrie linière. - Insuffisance du travail et des débouchés

a. Production du lin

b. Exportation et importation du lin et des étoupes

c. Fabrication et exportation des toiles

d. Nombre d’ouvriers employés à l’industrie linière

e. Condition des ouvriers liniers. - Décroissement des salaires des fileuses et des tisserands

f. Condition comparée des tisserands flamands et anglais

g. Misère croissante des ouvriers liniers dans les Flandres

h. Causes de la décadence et du malaise de l’industrie linière

6. Hausse du prix des denrées alimentaires

7. Influence des causes morales. Caractère, habitudes, langage de la population flamande; défaut ou insuffisance de l'instruction et de l'éducation morale et professionnelle de la classe ouvrière

8. Vices du système des secours publics

 

CHAPITRE II. - CAUSES DE LA MISERE ET DU PAUPERISME DANS LES FLANDRES

 

(page 48) Dans le chapitre qui précède, nous avons exposé quelques-uns des principaux éléments propres à faire apprécier l'état et les progrès de l'indigence et du paupérisme dans les deux Flandres. Cette étude serait stérile, si elle ne devait nous mettre sur la voie des causes du malaise qui entraîne de si déplorables conséquences : à leur tour, ces causes étant connues et précisées, il sera plus facile de découvrir et de combiner les moyens de les écarter.

La situation des deux Flandres est identique, à beaucoup d'égards : la langue, les usages, le caractère, le degré de civilisation de leurs habitants, la nature du sol et des industries principales, le mode d'administration, sont absolument semblables. Dans l'une et l'autre de ces provinces, l'agriculture forme encore la base principale du travail; l'industrie linière y est généralement combinée avec les occupations rurales. Cependant la Flandre orientale, par le nombre et le développement de ses manufactures de coton, occupe une position industrielle supérieure à celle de la Flandre occidentale. De là quelques différences de détail, mais qui n'influent pas sensiblement sur l'ensemble de la situation.

II nous est donc permis d'envisager cette situation d'une manière générale sans nous arrêter à la limite qui sépare les deux provinces.

Quelles sont donc les causes auxquelles on peut assigner les symptômes de décadence et d'appauvrissement qui préoccupent si vivement l'attention publique et la sollicitude du Gouvernement ?

Parmi ces causes, il y en a de permanentes et d'accidentelles : les unes sont particulières aux Flandres, les autres s'étendent à tout le pays, de même qu'aux nations voisines.

Dans les recherches auxquelles nous allons nous livrer, sous ce rapport, nous croyons ne pas devoir aborder spécialement ce (page 49) dernier ordre de causes. Ce serait nous engager dans un travail qui dépasserait les limites assignées à ce mémoire, et qui nous détournerait, à certains égards, du but que nous devons avoir en vue. Il reste donc entendu que nous dégageons la question qui nous occupe de toute considération qui pourrait lui paraître étrangère.

A. Au nombre des causes permanentes ou essentielles de la misère dans les Flandres, on peut ranger :

1° La surabondance et l'agglomération excessive de la population ;

2° L'insuffisance du travail et des débouchés ;

3° La décadence de l'industrie linière ;

4° La grande division des propriétés; le morcellement des cultures; l'élévation des fermages, conséquence du prix élevé des terres et de la concurrence des locataires;

5° Le caractère, les habitudes et le langage exclusif de la population flamande; le défaut ou l'insuffisance de l'instruction et de l'éducation physique, morale et professionnelle dans la classe ouvrière en général.

B. On peut citer parmi les causes accidentelles ou secondaires :

1° La maladie des pommes de terre, qui a exercé ses premiers ravages en 1845, et qui s'est de nouveau manifestée, quoiqu'à un moindre degré, les années suivantes;

2° L'insuffisance de la récolte de 1846 et l'élévation excessive du prix des denrées qui en a été la conséquence;

3° Le manque de prévoyance et l'absence d'institutions propres à prévenir les effets désastreux de certaines calamités, dont le retour périodique peut être prévu;

4° L'insuffisance ou la mauvaise organisation des secours et des remèdes locaux ;

5° L'état de vagabondage et le déplacement d'une partie de la population indigente;

6° Les vices et les lacunes de la législation sur la mendicité, le vagabondage, les délits ruraux, etc. ;

7° L'organisation défectueuse des dépôts de mendicité et des prisons;

(page 50) 8° La négligence, l'apathie, l'ignorance ou le mauvais vouloir de certaines administrations locales, etc.

Nous allons passer successivement en revue les principales causes.

 

§. 1. - Accroissement, agglomération et exubérance de la population

 

Dans un mémoire sur les anciens recensements de la population belge, publié par M. Quetelet dans le 3e volume du Bulletin de la commission centrale de statistique (1847), le savant auteur indique, dans un tableau résumé, les accroissement relatifs de la population dans sept provinces, à l'égard desquelles on a pu obtenir des renseignements complets, pendant chacune des trois périodes : sous l'empire, sous le gouvernement des Pays-Bas et sous le gouvernement actuel. L'accroissement pendant dant une série de quarante-trois ans est comparé dans ce tableau au chiffre de la population au commencement de la période :

 

 

Il résulte de ces données que la population, depuis le commencement de ce siècle, a été généralement croissante dans toutes les provinces. L'accroissement a toutefois été bien moins rapide sous l'empire que du temps du royaume des Pays-Bas.

La population de 1844, dans chaque province, surpasse de plus d'un tiers la population de 1801.

(page 51) La province qui a reçu les accroissements les plus rapides est celle du Brabant; sa population se trouve presque triplée. En 1801, elle n'était guère que la moitié de la population de la Flandre occidentale, et à la fin de 1844 elle lui était supérieure.

En ce qui concerne spécialement les deux Flandres, voici quel a été le nombre de leurs habitants constaté par les recensements successifs de 1801 à 1846 :

 

 

Ainsi, dans l'espace de 45 ans, la population de la Flandre orientale s'est accrue de 231,627 et celle de la Flandre occidentale de 182,930 habitants.

L'augmentation a donc été de 41 p. c. dans la première de ces deux provinces, et de 40 p. c. dans la seconde.

En 1800, la population du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande était évaluée à 15,800,000 habitants; d'après le recensement général de 1841, elle s'était élevée à 27,019,558. L'augmentation, dans l'espace de 40 ans, a donc été de 11,219,558 habitants, soit 71 p. c..

La France, en 1801, comptait 27,349,000 habitants, et en 1846, d'après le dernier recensement, 35,400,000 habitants. L'augmentation, dans l'espace de 45 ans, a donc été de 8,051,000 habitants, soit 23 p. co.

On voit que l'accroissement de la population dans les Flandres (page 52) est moins rapide que dans le Royaume-Uni, mais qu'il s'est élevé à près du double de l'accroissement de la population en France.

D'après le cadastre, l'étendue totale de la Belgique est de 2,945,593 hectares; son étendue productive, c'est-à-dire ce qui reste du territoire, déduction faite des bruyères, terrains essartés, marais, fanges et terrains vagues, est évaluée à 2,718,111 hectares. Partant de ces données, nous indiquons dans le tableau suivant le rapport de la population à l'étendue de chaque province, en distinguant les terrains productifs et improductifs :

 

 

Relativement à leur étendue, les deux Flandres occupent le 1er et le 3me rang dans l'ordre de la densité de la population ; le Brabant, qui dépasse un peu la Flandre occidentale, compte, malgré l'agglomération considérable que présentent la capitale et ses faubourgs, 54 habitants de moins par 100 hectares que la Flandre orientale.

D'après un tableau inséré dans l'almanach statistique de Wei- mar, pour 1848, et qui indique la densité de la population de tous les États de l'Europe, nous trouvons que, si l'on excepte la principauté de Lucques et les trois villes hanséatiques de Francfort, (page 53) Hambourg et Bréme, qui peuvent être écartées de la comparaison parce qu'elles n'ont pas à proprement parler de territoire rural, la Belgique est de tous les États celui où la population est le plus pressée. La lieue carrée géographique (de 15 au degré) y renferme une moyenne de 8,016 habitants, tandis qu'en Hollande, dans la Grande-Bretagne, en France, en Prusse, la même superficie de terrain ne compte respectivement que 5330, 4885, 3622 et 5172 âmes.

Dans les Flandres la moyenne de la population, par lieue carrée géographique, peut être évaluée à près de treize mille habitants.

Il suffît de ce fait, combiné avec l'accroissement de la population pendant le commencement de ce siècle, et avec la décadence de la principale industrie de ces deux provinces, pour expliquer en partie les effrayants progrès qu'y ont faits la misère et le paupérisme. Le nombre des indigents augmente en raison de la densité de la population; le degré de malaise semble être en rapport constant avec l'étendue de terrain attribuée en moyenne à chaque habitant : cette coïncidence ressort à l'évidence du relevé comparatif qui suit :

 

 

(page 54) En 1841, on comptait :

 

Ces moyennes l'emportent de beaucoup sur celle que présentent les deux Flandres (1 habitant pour 43 ares). Il en résulte que, toute proportion gardée, l'Angleterre et l'Irlande pourraient voir doubler, et la France voir tripler leurs populations respectives avant d'atteindre le niveau de la population de la Flandre occidentale; pour atteindre celui de la population de la Flandre orientale, le Royaume-Uni devrait avoir le triple et la France le quadruple du chiffre actuel de leurs habitants.

 

§. 2. - Insuffisance du travail agricole, et excès du nombre des cultivateurs comparé à l’étendue cultivable du sol

 

Nous venons de faire ressortir deux faits essentiels, l'accroissement de la population dans les deux Flandres et l'exubérance de cette population, lorsqu'on la compare à l'étendue territoriale sur laquelle elle est disséminée. Il nous reste maintenant à interroger ses rapports avec le travail agricole, et avec la quotité des denrées destinées à son alimentation. Ici encore nous nous étalerons sur des données officielles fournies par les exposés de situation des provinces ou publiées par le Gouvernement.

D'après les relevés du recensement de 1846, on trouve que la province de la Flandre orientale comptait, à cette époque, sur une population de 793,264 habitants, 638,698 personnes de tout âge et de tout sexe appartenant à la classe ouvrière proprement dite; dans ce nombre les cultivateurs et les personnes dépendant de cet état comptaient pour 192,315. Le rapport des cultivateurs aux ouvriers en général était donc de 30 pour cent; il était d'un peu plus de 24 pour cent en raison de la population totale de la province.

Nous avons vu plus haut que l'étendue productive de la Flandre orientale était de 298,661 hectares; si l'on divise ce nombre (page 55) par celui des individus appartenant à la population agricole, on trouve qu'il y a environ 1 individu pour 1 hectare 55 ares.

En France, la population agricole est évaluée à la moitié, soit 50 pour cent de la population totale. La superficie productive du pays étant de 50 millions d'hectares environ, on peut estimer qu'il y a environ 2 hectares 75 ares de terre cultivable par individu appartenant à la population agricole.

Dans le Royaume-Uni, la population agricole a diminué dans une assez forte proportion durant la période décennale de 1831 à 1841 : son rapport à la population totale était :

 

 

En 1811, le rapport était de 35.2 pour la Grande-Bretagne. Il s'ensuit que la quantité de produits agricoles qui nécessitait à cette époque le travail de 7 familles, n'en exigeait plus que 5 en 1841.

En Irlande, au contraire, la population agricole a subi une légère augmentation.

Il résulte de la comparaison des chiffres qui précèdent que le rapport de la population agricole à la population totale est à peu près le même dans la Flandre orientale que dans la Grande-Bretagne, qu'il est environ le double en France, et qu'il est plus du double en Irlande. En d'autres termes, 1,000 personnes appartenant à la population agricole pourvoient aux besoins de l'alimentation de :

4,167 habitants dans la Flandre orientale;

3,861 dans la Grande-Bretagne;

2,000 en France;

1,511 en Irlande.

En y comprenant les femmes et les enfants, la population agricole de la Grande-Bretagne peut être évaluée à 4,000,000 d'âmes, et celle de l'Irlande est portée à 5,358,000 âmes d'après le recensement de 1841. Or, l'étendue productive de la Grande-Bretagne (page 56) étant de 16,000,000 d'hectares environ, et celle de l'Irlande de 7,000,000 d'hectares, on trouve qu'il y a approximativement un individu appartenant à la population rurale pour 4 hectares dans le premier de ces pays, et un pour 1 hectare 1/3 dans le second.

Des données qui précèdent on peut conclure que, de tous les pays entre lesquels nous avons établi notre comparaison, c'est la Flandre orientale qui, proportionnellement, nourrit, avec un nombre donné de cultivateurs, le plus grand nombre d'habitants; ce fait témoigne en faveur du perfectionnement de son agriculture. Mais si elle l'emporte à cet égard sur la Grande-Bretagne elle-même, il faut reconnaître, d'autre part, que l'alimentation moyenne dans ce dernier pays l'emporte sur celle de la Flandre, et que les quantités de produits, bien qu'affectées à un moindre nombre de consommateurs, sont cependant, en réalité, plus grandes chez nos voisins que chez nous.

La seconde conclusion à tirer, est que la population agricole est presque aussi pressée dans la Flandre orientale qu'en Irlande; elle l'est beaucoup moins en France ; elle l'est moins encore dans la Grande-Bretagne. Ainsi, pour 100 hectares de terre cultivables, on compte, y compris les femmes et les enfants :

77 cultivateurs en Irlande;

65 dans la Flandre orientale;

36 en France;

et 25 seulement dans la Grande-Bretagne.

Dans ce dernier pays, le petit nombre des cultivateurs est compensé par la perfection des procédés de culture; en France, le rapport indique la possibilité d'augmenter le nombre des bras employés au travail agricole, en même temps qu'il fait ressortir la nécessité des améliorations; en Irlande, le chiffre élevé de la population agricole n'est que l'expression de la misère, tandis que dans la Flandre il fait ressortir à l'évidence l'impossibilité de dépasser désormais la proportion actuelle sans faire déchoir le cultivateur du bien-être relatif dont il jouit encore aujourd'hui.

Or, ce bien-être est déjà menacé à certains égards : le nombre (page 57) des journaliers agricoles et même des cultivateurs portés sur les listes des bureaux de bienfaisance a augmenté dans une assez forte proportion depuis quelques années; il était, en 1818, de 21,607; en 1847, il s'élevait à 35,990. Loin donc de pouvoir songer, comme en France, à déverser le trop plein des villes dans les campagnes, il importe de préparer dans la Flandre orientale les moyens de réduire le nombre des travailleurs agricoles, afin de prévenir les suites désastreuses de la concurrence qu'ils se feraient entre eux.

La Flandre occidentale est bien près aussi d'atteindre l'extrême limite où la terre fait défaut aux habitants. Le nombre des agriculteurs est, dans cette province, proportionnellement supérieur à celui des agriculteurs dans la Flandre orientale. Ce fait s'explique par l'absence de la grande industrie dans la Flandre occidentale. Bien que le rapport de la population agricole à la population totale soit à peu près le même dans les deux provinces (Il est de 73 p. c. dans la Flandre orientale, et de 71 p. c.o dans la Flandre occidentale), il est à remarquer qu'une partie des ouvriers des campagnes dans la Flandre orientale travaillent pour les manufactures, tandis que dans la Flandre occidentale ils n'ont guère d'autre ressource que les occupations des champs et la manipulation du lin.

Il reste donc démontré que, parmi les causes de la misère dans les deux Flandres, il faut ranger en première ligne, non seulement l'exubérance de la population en général, mais encore l'insuffisance du travail agricole et l'excès du nombre des cultivateurs, lorsqu'on le compare à la superficie cultivable de ces provinces.

 

§. 3. -Défaut de proportion entre la production des denrées et les besoins de l’alimentation. - Crise alimentaire de 1845-1847

 

D'après les données publiées naguère par la commission centrale de statistique, la Belgique dispose, dans une année ordinaire, (page 58) à ne compter que les céréales (froment, épeautre, méteil, seigle, sarrasin) dont l'homme se nourrit sous différentes formes, d'une masse d'aliments qui ne s'élève pas à moins de 11,957,803 hectolitres; à ces denrées alimentaires viennent s'ajouter, d'une part, 22,514,917 hectolitres de pommes de terre, et de l'autre, les grains et les autres comestibles qui, de l'étranger, sont importés dans le pays, et qui représentent, année commune, la quantité de 458,649 hectolitres. On ne peut nier que ces divers produits, qui équivalent à peu près à 16,346,455 hectolitres de blé (107 hectolitres de blé valant, comme nourriture, 613 hectolitres de pommes de terre, 22,514,917 hectolitres de ces tubercules équivalent à peu près à 3,930,003 hectolitres de blé), ne soient nécessaires aux besoins de la population belge, puisqu'ils sont consommés, et que, parmi les habitants du pays, il en est beaucoup qui, même en temps ordinaire, n'ont qu'une nourriture ou insuffisante ou malsaine.

En adoptant ce dernier chiffre comme l'expression des besoins constatés, et en le comparant aux produits récoltés en 1846, on trouve que le déficit, pendant cette dernière année, a été de 4,219,396 hectolitres pour les céréales qui servent habituellement à la nourriture de l'homme, et de 7,363,653 hectolitres de pommes de terre, soit, en tout, à peu près l'équivalent de 5,504,733 hectolitres de blé. Ce déficit n'a pas été, à beaucoup près, compensé par les importations du dehors. Pendant une période de douze mois, de septembre 1846 jusqu'à la fin du mois d'août 1847, il est à peine entré dans le pays 2,000,000 d'hectolitres de blé, c'est-à-dire à peu près la sixième partie de la consommation ordinaire, et pas à beaucoup près la moitié du déficit constaté dans la production de 1846 (Rapport de la commission centrale de statistique au Ministre de l'intérieur sur la situation des subsistances. Bruxelles, 26 novembre 1847. (Moniteur du 11 décembre 1847)).

Si nous admettons que la consommation normale de la Belgique soit représentée par 16,346,694 hectolitres de blé, nous (page 59) trouvons qu'eu égard à leur population, la Flandre orientale devrait compter dans ce chiffre pour 2,970,000 hectolitres, et la Flandre occidentale pour 2,410,000 hectolitres; total 5,380,000 hectolitres.

Or, d'après les relevés publiés récemment par la commission centrale de statistique, voici quelles étaient les quantités effectivement récoltées dans les deux provinces :

 

 

II résulte de ces données :

1° Qu'année moyenne le déficit dans la production alimentaire des deux Flandres est d'environ 410,000 hectolitres;

2° Que ce déficit a été, en 1846, de 2,253,000 hectolitres;

3° Qu'il y a eu, enfin, un excédant de 344,000 hectolitres en 1847, en admettant que la récolte des pommes de terre ait atteint cette année la moyenne des années ordinaires.

Les céréales proprement dites représentent, année commune, pour les deux provinces, une quantité de 3,713,116 hectolitres; leur population réunie étant, d'après le recensement de 1846, de 1,454,276 habitants, on trouve que la consommation annuelle (page 60) de chaque habitant serait d'environ 2 hectolitres 59 l., et en déduisant un septième pour les semences, environ 2 hectolitres 22 litres.

Dans le royaume entier, cette consommation est de 2 hectolitres 76 litres, et, en déduisant les semences de 2 hectolitres 37 litres.

En Angleterre et dans le pays de Galles, la moyenne annuelle de la consommation des céréales (Froment, orge, pois et fèves, non compris le seigle et l'avoine) par habitant, semences déduites, peut être évaluée à 3 hectolitres 67 litres, non compris les quantités importées.

En France, cette moyenne est évaluée à 3 hectolitres 12 litres.

Le dernier recensement agricole, fait en 1846, nous fournit des données intéressantes sur le bétail qui existe en Belgique : d'après ces données, il y aurait dans le royaume, et dans les deux Flandres en particulier :

 

Si l'on compare ces chiffres à la superficie territoriale et au nombre d'habitants, on a les rapports suivants :

 

Il peut être intéressant de mettre ces rapports en parallèle avec ceux que nous fournissent les relevés pour la France et le royaume-uni dela Grande-Bretagne et d'Irlande (Documents statistiques publiés par le gouvernement français. - La France statistique, par A. Le Goyt. Paris, 1843. - Patria. Paris, 1847. - Revue britannique, juin 1848. -M'Culloch, A descriptive and statistical accountofthe British empire. Lonrlon, 1847).

(page 62) De tous les renseignements qui précèdent, on peut conclure :

1° Que la consommation des Flandres en céréales est un peu moindre que la moyenne de cette même consommation dans le royaume entier, et qu'elle est de beaucoup inférieure à celle de la France et de l'Angleterre;

2° Que, proportionnellement à la superficie territoriale, le gros bétail est plus nombreux dans les Flandres que dans le reste du royaume, qu'en France et dans le Royaume-Uni, tandis qu'il est moins considérable, au contraire, lorsqu'on le compare au chiffre de la population ; le rapport du gros bétail au nombre d'habitants est à peu près le même dans les Flandres qu'en Irlande;

3° Que le nombre des moutons, relativement à l'étendue territoriale et à la population, est moins considérable dans les Flandres que dans le reste du royaume, et qu'il reste de beaucoup en dessous des relevés constatés pour l'Angleterre, l'Écosse, la France et même l'Irlande;

4° Qu'en somme, les Flandres, au point de vue de la production alimentaire, sont dans une situation inférieure à celle du reste du royaume, et qu'elles sont beaucoup moins bien partagées que les pays voisins avec lesquels nous les avons mises en parallèle. Malgré la juste renommée dont jouit l'agriculture de ces deux provinces, le sol y suffit à peine pour fournir aux premiers besoins de la nourriture de leurs habitants; loin de pouvoir contribuer à approvisionner les autres provinces, les Flandres en sont déjà réduites à leur demander ou à prendre à l'étranger le complément nécessaire à leur propre approvisionnement.

D'après des évaluations basées sur les données fournies par le recensement agricole de 1846, il serait abattu annuellement en Belgique 77,000 têtes de gros bétail, 69,000 veaux, 59,000 moutons et 291,000 porcs, qui donneraient approximativement (page 63) 51,145,760 kil. de viande brute; à raison de 60 p. c., le poids net de la viande livrée à la consommation serait de 30,687,456 kil., soit 7 kil. environ par habitant. Dans les deux Flandres, cette moyenne serait réduite à 6 et même à 5 kil. Aussi la viande est-elle complétement exclue du régime habituel du cultivateur et de l'ouvrier flamand, particulièrement dans les campagnes : par contre, on remarquera que les pommes de terre entrent pour plus du quart dans la consommation générale des deux provinces. C'est là, à certains égards, un fait fâcheux, qui tend à rapprocher les Flandres de l'Irlande, et qui les expose aux crises alimentaires qui sévissent périodiquement dans ce dermer pays. Ainsi s'explique le coup terrible porté aux populations flamandes, surtout dans les campagnes, par la maladie des pommes de terre. De petits cultivateurs, d'honnêtes et laborieux ouvriers qui, au commencement de 1845, luttaient encore avec courage contre la décadence de l'industrie linière, ont été quelques mois après réduits au dénûment le plus absolu par suite du fléau qui est venu ravager le champ d'où dépendait leur subsistance. Depuis, malgré les récoltes relativement abondantes de 1847 et de 1848, la maladie des pommes de terre continuant à sévir quoiqu'à un moindre degré, le malaise s'est prolongé à certains égards avec la cause qui l'alimentait.

 

§. 4. -Grande division des propriétés; morcellement des cultures; élévation des fermages, conséquence du prix élevé des terres et de la concurrence des locataires

 

Le cadastre commencé en 1808, a été terminé dans les Flandres en 1834. Il existait à cette dernière époque, dans la Flandre orientale, pour une superficie de 299,787 hectares, 792,849 parcelles et 122,584 habitations. En 1847, le nombre des parcelles cadastrales s'élevait à 822,885; il y a donc eu, dans l'intervalle des quatorze dernières années, une augmentation de 30,036 parcelles. L'étendue moyenne de chaque parcelle était, en 1834, de 37 ares 81 centiares, et en 1847, de 36 ares 43 centiares.

Dans la Flandre occidentale, en 1834, pour une superficie de 323,449 hectares, le nombre des parcelles était de 657,282, et celui des propriétaires de 76,393. En 1847, ces nombres s'élevaient respectivement à 676,381 parcelles et 86,157 propriétaires. Il y avait donc augmentation de 19,099 pour les premières et de 9,764 pour les seconds. L'étendue moyenne de chaque parcelle était de 49 ares 21 centiares, en 1834, et de 47 ares 82 centiares, en 1847.

La division cadastrale pour tout le pays donnait, en 1834, 5,561,159 parcelles (Essai sur la statistique générale de la Belgique, par X. Heuschling, 1841, p. 74 et 75); soit une étendue moyenne de 52 ares 73 centiares par parcelle.

Il résulte des Documents statistiques, publiés en 1835 par le gouvernement français, qu'au 1er septembre 1834, il n'existait pas moins de 123,360,338 parcelles cadastrales en France, réparties entre 10,896,982 propriétaires : ainsi, 118 parcelles pour un propriétaire, et une étendue moyenne de 40 ares 35 centiares par parcelle.

A en juger par le simple énoncé des faits qui précèdent, la subdivision du sol, quoique très considérable en Belgique, le serait cependant moins qu'en France. Mais on se tromperait si, dans l'un comme dans l'autre pays, on considérait cette subdivision comme donnant la mesure exacte de l'état actuel de la propriété. Il faudrait commencer par déduire du chiffre total des parcelles, 7,000,000 de maisons avec leurs dépendances en France, et 700,000 en Belgique. En outre, les parcelles sont le plus souvent réunies, en nombre plus ou moins considérable, dans les mêmes mains et exploitées par le même cultivateur.

Mais, même en tenant compte de ces observations, on remarquera que la division de la propriété dans les Flandres, et surtout dans la Flandre orientale, est beaucoup plus grande que dans le reste du pays. On sait en outre que les exploitations rurales dans les provinces flamandes sont généralement moins étendues (page 65) que dans les autres; le morcellement à cet égard paraît avoir atteint sa limite extrême. Un grand nombre de propriétaires, dans le but d'augmenter leurs revenus, ont subdivisé leurs terres ; plusieurs fermiers sous-louent des parcelles. Par suite de la concurrence que se font les locataires, le prix des fermages a augmenté successivement depuis quelques années, en même temps que la condition des petits fermiers s'est empirée.

Il est à craindre que l'agriculture ne se ressente de cet état de choses, et que la production du bétail ne vienne à diminuer, tandis que la culture des pommes de terre recevrait au contraire une nouvelle extension. Si cela devait arriver, la condition du paysan et du journalier des Flandres se rapprocherait de plus en plus de celle du paysan irlandais, au lieu de se relever au niveau du régime du laboureur anglais, qui se nourrit principalement de froment et souvent aussi de viande de boucherie.

Sans contester les avantages que présente à certains égards le système de culture des Flandres, on ne peut cependant méconnaître qu'il est difficile de le concilier avec l'économie des ressorts, et qu'il exclut, à certains égards, l'emploi des machines qui tendent à simplifier le travail en le rendant plus facile ; de là la nécessité de compenser le surcroît de dépense qu'occasionne l'emploi des bras, en abaissant le salaire des travailleurs. En Angleterre, on estime que l'étendue moyenne des fermes est de 160 à 170 acres (40 à 43 hectares), tandis que dans les Flandres elle ne dépasse pas probablement 9 à 10 hectares. Il s'ensuit que le fermier, en raison même de l'exiguïté de son exploitation, est exposé à des chances beaucoup plus défavorables dans le dernier pays que dans le premier. Aussi les retards dans le payement des fermages, et même l'insolvabilité complète des locataires, deviennent-ils plus fréquents d'année en année. Ce sont là de fâcheux symptômes, qui commandent une sérieuse attention et qui ne pourraient être méconnus sans danger.

 

§. 5. -Décadence de l’industrie linière. - Insuffisance du travail et des débouchés

 

L'industrie linière forme depuis de longues années la base principale du travail dans les Flandres (Note de bas de page : « Les manufactures de lin de ce pays, supérieures dans tous les genres à celles des autres nations, occupent, dit un écrivain du temps (Shaw, Essai sur les Pays-Bas autrichiens), un grand nombre de mains. Gand et Courtrai sont fameuses pour leurs toiles. Les blanchisseries de Gand, qui sont dans la ville le long des rivières et des canaux qui l'arrosent et la coupent en une infinité d'îles, méritent et attirent l'attention des voyageurs. Le magistrat veille à la bonté de cette fabrique, dont le produit passe dans les pays étrangers, et fournit un article essentiel de commerce. L'Espagne, qui a eu si longtemps des relations avec cette partie des Pays-Bas, a toujours besoin de l'industrie de la Flandre; elle en tire des toiles de lin pour les envoyer dans ses colonies d'Amérique. Le lin fin que produisent les Pays-Bas fournit le fil délicat avec lequel on travaille les dentelles si connues sous le nom de dentelles de Mltines et de Bruxelles. L'invention de cet art, qui donne une occupation si agréable à l'industrie des femmes, est due à ce pays. On prétend que plus de cent mille personnes sont employées à la dentelle dans Bruxelles, Malines et leur territoire. ») ; dans sa combinaison avec l'agriculture, la population des campagnes trouvait non seulement des moyens d'existence, mais encore la source d'un certain bien-être. Le sol produisait la matière première ; la famille entière, hommes, femmes, enfants, concourait aux diverses manipulations du lin; les occupations étaient alternées; le chef de famille passait de la culture de son champ à son métier; la ménagère quittait son rouet pour veiller au soin du ménage : chacun avait sa tâche et nul instant n'était perdu. La vente du fil et de la toile subvenait au payement du loyer et des contributions. La petite culture, associée à la filature et au tissage, apparaissait aux yeux de tous comme l'expression d'un système qui était proposé comme modèle aux autres nations.

Malgré les obstacles qui se sont opposés à son développement, et parmi lesquels nous citerons les progrès de l'industrie cotonnière, la chute de l'Empire français en 1814, la perte du (page 67) débouché des colonies espagnoles et l'élévation du tarif français de 1825 à 1826, la révolution de 1830, la mauvaise récolte de 1833, qui a amené la crise de 1834, l'industrie linière a poursuivi sa marche ascendante. Au commencement du siècle, la production annuelle de cette industrie ne dépassait pas 25 millions de francs; en 1840, la commission d'enquête, instituée par le Gouvernement, estime qu'elle s'élevait à 60 millions. Elle avait donc plus que doublé dans l'intervalle de 40 ans ; l'augmentation était de 140 p. c.

C'est surtout à dater de 1838 que les symptômes de décadence commencèrent à se manifester de manière à préoccuper sérieusement l’attention publique et celle du Gouvernement. On a longuement discuté sur les causes qui l'ont amenée. Dès 1833, le comité de conservation remplaçant les états-députés de la Flandre orientale, dans son rapport du 14 décembre 1833, s'exprimait à ce sujet en ces termes :

« Nous ne pouvons nous dissimuler que notre industrie linière, qui autrefois faisait la richesse des deux Flandres, perd insensiblement de son importance, par suite de la concurrence que nous avons à soutenir avec nos voisins, qui sont parvenus à établir leurs prix au-dessous des nôtres. Nous devons attribuer cette supériorité au bas prix de la main-d'œuvre en Allemagne, résultant de la modicité des impositions et des fermages, à quoi il faut ajouter une amélioration sensible dans leurs tissus; tandis que, sous ce rapport, nous sommes restés stationnaires. La concurrence des Anglais est bien plus redoutable encore par la perfection de leurs mécaniques à filer et à tisser le lin ; déjà leur fil inonde nos marchés et se vend de préférence au nôtre, étant plus égal et moins cher. »

Le comité signale également comme un obstacle à la prospérité de l'industrie linière les droits élevés mis en France à l'importation des toiles belges; il demande que le Gouvernement prévienne l'anéantissement total de cette industrie par des droits sur la sortie de nos lins.

En 1840, le Gouvernement institua une commission d'enquête (page 68) à l'effet de constater la situation de l'industrie linière en Belgique, et de rechercher les moyens d'encouragement et de protection qu'il pourrait être utile d'employer dans l'intérêt de cette industrie (Note de bas de page : La commission était composée de MM. le comte d’Hane de Potter, sénateur, Cools, membre de la Chambre des représentants, Desmet et Rey aîné, membre de l'administration de l'association nationale pour le progrès de l’industrie linière, Costantini, secrétaire de la caisse des propriétaires, et de M. N. Briavoinne, secrétaire. L'arrêté royal qui l'institue, porte la date du 25 février 1840). Cette commission se livra à un examen long et consciencieux des questions qui lui étaient soumises; elle étendit ses investigations non seulement dans le pays, mais encore à l'étranger, et le volumineux rapport dans lequel elle rendit compte des résultats de sa mission, restera comme un témoignage de son zèle, et sera consulté avec fruit par tous ceux qui s'occupent du problème dont la solution est vivement sollicitée de toutes parts. Nous avons puisé nous-même dans cet important travail un certain nombre de faits qui doivent servir, selon nous, à faire apprécier la véritable situation de l'industrie linière, son degré d'importance et la nature des causes qui ont amené sa décadence et entretiennent son malaise.

 

A. Production du lin

 

En 1840, la totalité des terres arables du royaume était évaluée à 1,505,595 hectares, sur lesquels 41,000 hectares environ étaient cultivés en lin ; c'est un peu plus d'un hectare sur 37.

La culture du lin comparée à l'étendue des terres arables était évaluée comme suit dans les deux Flandres:

 

(page 69) A la même époque, la production annuelle du lin teillé était, dans le royaume, de 20,902,900 kilog., dans la Flandre orientale, de 8,191,456 kil., et dans la Flandre occidentale de 6,797,176 kil. En admettant que le kilogramme de lin teillé vaille en moyenne fr. 1 65 c., on trouve quela récolte annuelle représenterait, dans le royaume entier, une valeur de 34,489,785 francs, et dans les deux Flandres seulement une valeur de 24,731,243 francs.

 

B. Exportation et importation du lin et des étoupes.

 

Les quantités de lin et d'étoupes exportées à l'étranger sont évaluées comme suit, dans les relevés officiels pour la période de 1838 à 1848:

On voit qu'à partir de 1840 l'exportation du lin et des étoupes a été en diminuant; elle s'est assez sensiblement relevée en 1845, mais elle a encore continué à décroître pendant les trois (page 70) années suivantes. Cette réduction frappe exclusivement l'agriculture; elle peut dépendre en partie du produit des récoltes, mais elle résulte aussi certainement en partie de la substitution des lins russes, allemands et hollandais aux lins belges, dans les filatures des pays étrangers, qui jadis recouraient à nos marchés pour leurs approvisionnements. Les importations de lin et d'étoupes dans le Royaume-Uni se sont élevées, en 1843, à 1,422,992 quintaux (Le quintal anglais, pesant 112 livres, équivaut à 50,78 kil.), et en 1844 à 1,583,328 quintaux. La Russie figure dans ce dernier chiffre pour 1,112,024 quintaux, la Prusse pour 249,404 quintaux, la Hollande pour 106,638 quintaux, et la Belgique, qui ne vient qu'au quatrième rang, pour 44,967 quintaux.

D'un autre côté, l'importation du lin étranger en Belgique a augmenté depuis quelques années dans une assez forte proportion; on pourra en juger par le relevé suivant :

 

 

Ces lins sont pour la plupart mis en œuvre dans les filatures à la mécanique, érigées depuis quelques années dans le pays. C'est aussi à l'existence de ces filatures que l'on doit la reprise de l'exportation des fils belges à l'étranger. Cette exportation, en ce qui concerne le marché français, avait successivement décliné pendant la période de 1829 à 1838, tandis que l'exportation des fils anglais en France avait, au contraire, suivi une progression très (page 71) considérable; à partir de 1838 les fils belges ont reconquis une partie de leurs débouchés, grâce aux perfectionnements introduits dans les procédés de la filature. L'expression et la preuve de ces deux faits se trouvent dans les deux relevés qui suivent :

 

(page 72) Il y a eu accroissement dans l'exportation des fils jusqu'en 1845; à partir de cette année et pendant les trois années suivantes, on a constaté une décroissance sensible, qui a porté une sérieuse atteinte à la prospérité de nos filatures. Les événements de 1848 leur ont surtout été défavorables, et leurs effets désastreux se font encore sentir aujourd'hui.

 

C. Fabrication et exportation des toiles

D'après les renseignements recueillis en 1840, lors de l'enquête sur la situation de l'industrie linière, la fabrication des toiles unies en Belgique s'élevait annuellement en poids à 10,044,275 kil., représentant une valeur de plus de 40 millions de francs, en calculant seulement le kilogramme à 4 francs.

Si nous interrogeons les relevés des toiles vendues sur les marchés des deux Flandres, nous pourrons nous faire une idée des fluctuations qui ont eu lieu dans les dix dernières années, et apprécier jusqu'à un certain point la réduction continue de ce mode de placement.

 

(page 73) Si, dans le relevé qui précède, nous comparons les deux années au commencement et à la fin de la période, nous trouverons que la vente des toiles sur les marchés des Flandres a été réduite de moitié. Mais cette indication peut être fautive ou du moins incomplète à certains égards, car indépendamment des tisserands qui apportent leurs toiles sur les marchés, il en est d'autres qui travaillent à façon pour des négociants ou des marchands, ou qui placent leurs produits de toute autre manière. Dans l'impossibilité où nous sommes de constater la quotité de la vente à l'intérieur du pays et pour la consommation de ses habitants, nous pouvons du moins avoir recours aux relevés officiels, qui indiquent les qualités et la valeur des toiles exportées à l'étranger. Voici ces relevés pour la période de 1831 à 1848 (18 ans):

 

(page 74) On remarque que les chiffres des exportations de toiles en 1831, 1832 et 1833, sont beaucoup inférieurs à ceux des années suivantes. Mais l'inexactitude de ces chiffres est prouvée par les documents officiels français, qui constatent que l'importation des toiles belges en France peut être évaluée, pendant ces trois mêmes années, aux quantités et aux valeurs suivantes :

 

Mais il s'agit ici seulement des toiles de Belgique entrées dans la consommation française; pour connaître nos exportations totales, nous aurions à ajouter à ces chiffres les toiles vendues à la même époque à la Hollande, à l'Espagne, à l'Allemagne, etc. On peut conclure de là que, pendant les premières années de la révolution, la progression réelle n'a pas été tout à fait aussi forte qu'elle pourrait le paraître au premier abord. La différence que nous signalons provient de ce que dans nos documents, pendant les années qui ont suivi la révolution de 1830, on acceptait la déclaration en douane des négociants exportateurs, sans constater le nombre de kilogrammes à la sortie.

Quoi qu'il en soit, à partir de 1839, la décroissance des exportations est manifeste, et elle se poursuit avec une désolante régularité pendant les années suivantes. La valeur des exportations annuelles pendant la période de 1842 à 1848, est inférieure de près de 11 millions de kilogrammes à celle des exportations qui ont eu lieu dans le cours des années 1835 à 1841. En admettant que dans ces 11 millions les salaires soient comptés seulement (page 75) à raison de 2 francs en moyenne par kilogramme, on voit que les ouvriers employés aux diverses manipulations du lin ont vu diminuer de ce chef leurs ressources de plus de 3 millions annuellement. Or, cette somme est à peu près l'équivalent des revenus de toute nature des bureaux de bienfaisance des deux Flandres. On comprend dès lors combien ce seul déficit a dû influer d'une manière désastreuse sur la condition des ouvriers liniers, surtout lorsqu'on le combine avec la crise alimentaire qui a atteint si cruellement la population laborieuse tout entière.

 

D. Nombre d'ouvriers employés à l'industrie linière

D'après les relevés publiés dans l’Enquête sur l'industrie linière, voici quel était le nombre des fileuses et des tisserands dans les deux Flandres en 1840 :

Dans ces chiffres ne sont pas compris les seranceurs et seranceuses, les enfants et vieillards occupés à la préparation du fil, (page 76) au bobinage et à l'ourdissage, les ouvriers blanchisseurs et ap- prêteurs, enfin les ouvriers employés dans les magasins des négociants en toile.

Dans le nombre des fileuses, il en est pour lesquelles le filage n'est pas une occupation principale, ou qui ne travaillent qu'en hiver; mais, par compensation, un nombre considérable de femmes et de jeunes filles, qui filent pour les besoins du ménage ou seulement quelques mois de l'année, ne figurent pas dans les déclarations des communes.

Des renseignements plus récents, publiés par le Département de l'Intérieur dans le Moniteur du 13 mai 1846, portent à 328,249 le nombre d'individus de tout âge et des deux sexes occupés, en 1843, dans les diverses branches de l'industrie linière. Ce relevé comprend quatre provinces : les deux Flandres, le Hainaut et le Brabant; les ouvriers se subdivisaient comme suit :

57,821 tisserands;

194,091 fileurs et fileuses;

76,337 teilleurs et seranceurs.

Dans les Flandres seules, 79,054 ménages et 287,527 individus sont employés dans la même industrie, et dans ce dernier chiffre ne sont pas compris les enfants qui vivent du travail de leurs parents.

 

E. Condition des ouvriers liniers. - Décroissement des salaires des fileuses et des tisserands

 

Pour apprécier la condition de cette nombreuse population, il importe d'abord de bien définir les éléments dont elle se compose (Voy. rapport de la commission chargée de l'enquête sur l'industrie linière, pag. 363 et suiv.)

Les ouvriers liniers peuvent se diviser en trois classes principales ::

Ceux qui préparent le lin, les teilleurs, seranceurs, etc.;

(page 77) Les fileuses ;

Les tisserands.

Parmi les fileuses, il faut distinguer celles qui travaillent pour le marché de celles qui travaillent pour le ménage, c'est-à-dire pour un frère, un fils ou un mari qui est tisserand.

Parmi les tisserands, les distinctions sont plus nécessaires encore et plus nombreuses. Il y a le tisserand cultivateur et le tisserand fabricant; il y a le tisserand qui ne travaille que sur commande, et enfin le tisserand qui travaille pour le marché.

1ère classe. - Le tisserand cultivateur met en œuvre le lin qu'il a cultivé, il n'achète qu'en cas d'insuffisance de sa récolte; ce tisserand cultive parfois jusqu'à 3 et 4 hectares; il a des domestiques qui filent et qui tissent.

2e classe. - Parmi les fabricants tisserands, les plus aisés achètent leur lin sur pied, le font préparer, et surveillent ainsi ce produit dans toutes ses transformations, jusqu'au tissage inclusivement. D'autres achètent le lin teillé chez le marchand préparateur de lin; le plus souvent ils ont un certain nombre de métiers, depuis 2 jusqu'à 40 et même 60, qu'ils occupent eux, leur famille et leurs domestiques ou leurs ouvriers. Les fabricants de lames font souvent fabriquer de la toile pour leur compte.

3e classe. - La troisième classe de tisserands, et en même temps la plus nombreuse, se compose d'individus qui ne possèdent qu'un métier, tiennent une petite demeure avec un journal de terre et quelquefois moins, en location, achètent leur lin teillé à crédit chez le marchand ou le gros fermier, et vendent la toile sur le métier ou au marché. En été, ils s'occupent de culture, ou pour eux ou pour les fermiers de leurs environs. Un certain nombre seulement travaillent toute l'année.

4e classe. - Les tisserands travaillant pour compte de marchands, fabricants ou autres, qui leur remettent la chaîne et la trame. Ces tisserands habitent d'ordinaire les villes ou les bourgs de leur voisinage. Dans ces derniers temps leur nombre s'est accru, et l'on commence à les réunir en atelier, surtout dans les localités où l'on fait emploi du fil mécanique.

(page 78) De ces quatre classes, c'est la troisième qui a le plus souffert dans les derniers temps; elle a été atteinte à la fois par la maladie des pommes de terre et la stagnation du commerce.

L'époque de l'Empire a été l'âge d'or des tisserands; alors ils pouvaient acheter en gros, et la commission d'enquête estime que leur salaire s'élevait en moyenne à 2 francs par jour.

Sous le régime hollandais, la situation était encore tolérable, quoiqu'il y eût de temps à autre de mauvais moments. 1816 et 1817 furent, entre autres, des années de détresse. Il y eut beaucoup de misère par suite de la cherté du pain, mais ceux-là même qui avaient des enfants à nourrir pouvaient vivre plus facilement qu'aujourd'hui.

Il y a douze à quinze ans, le salaire des tisserands s'élevait encore, en moyenne, à un peu plus d'un franc (12 sous) par jour; on vendait plus facilement.

Mais depuis cette époque, et surtout depuis 1838, les bénéfices sont toujours allés en décroissant.

La commission d'enquête, dans son rapport (p. 366 et suiv.), cite de nombreux témoignages qui attestent, dès 1840, cette décroissance. En voici quelques-uns qui concernent la position des fileuses, et que nous recueillons pour ainsi dire au hasard :

Flandre orientale. - A Oosterzeele, aux environs de Gand, la plupart des fileuses sont devenues mendiantes, et quand elles ont commencé à mendier, elles ne veulent plus travailler. Les bonnes peuvent encore gagner 45 à 55 centimes en commençant à travailler avec le jour, d'autres disent seulement 27 centimes (3 sous).

A Everghem, le salaire des fileuses est évalué par jour de 27 à 36 centimes; à Sleydinge, de 18 à 25 centimes; à Waerschoot, de 7 à 25 centimes.

A Belem, les fileuses employées par la fabrique de toile à voiles gagnent, l'une dans l'autre, 36 centimes.

A Sottegem, en travaillant les étoupes, les fileuses ne peuvent plus guère obtenir qu'un sou (9 centimes) par jour, et encore faut-il qu'elles soient habiles; à Nederbrakel, la journée ne dépasse pas (page 79) 6 liards, aussi les fileuses renoncent-elles à leur travail.

Les fileuses de Renaix gagnent en moyenne 10 centimes par jour; ce bénéfice peut aller jusqu'à 18 centimes en travaillant depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir.

A Cruyshautem, les meilleures fileuses peuvent gagner fr. 2 50 c. par semaine, les autres fr. 1 50 c. Comme à Renaix, on trouve que les fileuses sont plus à plaindre que les tisserands; il y a plutôt perte que gain à filer pour le marché.

La situation des fileuses à Meire est déplorable; une fileuse, en travaillant bien et en faisant une livre de fil par jour, ne peut pas gagner plus de 27 centimes. Il en est de même des fileuses de Lede et des environs d'Alost et de Ninove : la moitié sont sans travail; elles ne peuvent plus vivre que de maraudage.

A Wetteren, les meilleures fileuses gagnent six liards par jour.

Flandre occidentale. - A Lichtervelde, le gain des fileuses ne dépasse pas 25 à 40 centimes par jour, en travaillant toute la journée.

Aux environs de Bruges, la plupart des fileuses étant ruinées et découragées, ont cessé leur métier; il n'y a que quelques malheureuses qui achètent une pierre de mauvais lin pour le convertir en fil. Celles qui travaillent encore pour vendre leur fil au marché ne retrouvent pas toujours l'argent que le lin a coûté.

A Ardoye, une fileuse peut gagner de 12 à 45 centimes, suivant sa dextérité; on comptait en 1840, dans cette commune, 2,000 à 3,000 fileuses sur 7,000 à 7,600 habitants.

Les fileuses souffrent beaucoup dans le district de Courtrai : les fileuses de Moorslede qui gagnaient 5 sous n'en gagnent plus qu'un. La plupart vivent en mendiant et en maraudant dans les bois. - Les fileuses faisant le fil pour le linge damassé ne gagnent pas 18 centimes par jour, sauf quelques exceptions; du temps des Français leur salaire journalier pouvait s'élever jusqu'à 1 franc ; il a constamment baissé depuis.

A Autryve, le nombre des fileuses est diminué, parce qu'elles ne gagnent plus rien en travaillant.

A Avelghem, celles qui travaillent pour le marché ne gagnent (page 80) rien; lorsqu'elles travaillent sur commande, leur gain ne peut guère dépasser I6 à 20 centimes. Aussi la plupart se livrent-elles à la mendicité.

A Iseghem, une fileuse ne gagne pas plus, en moyenne, de 18 centimes par jour; etc., etc.

Passons aux tisserands : ici encore nous ne faisons que citer quelques-uns des faits recueillis lors de l'enquête de 1840.

Flandre orientale. - Les tisserands employés dans la fabrique de toile à voiles de Belem, peuvent gagner fr. 1 27 c. (14 sous) par jour; l'un dans l'autre, ils gagnent 1 franc. Le salaire des tisserands n'a pas varié depuis quelques années.

A Evergem, le plus qu'un tisserand puisse gagner, en tissant tout le jour, est 54 à 63 centimes.

Un tisserand, à Sleydinge, peut gagner, en tissant des blondines, 63 à 72 centimes par jour; à Oosterzeele, quand il travaille bien, 72 centimes.

Dans les environs de Gand, son bénéfice est évalué à fr. 1 50 c. à 2 francs par semaine, tous frais déduits.

Le tisserand, à Meire, peut gagner 53 centimes par jour; sur quoi il doit déduire divers menus frais, reste net 48 centimes; à Lede, son gain journalier est évalué, en moyenne, à 63 centimes.

A Cruyshautem, les tisserands sont démoralisés. Après avoir gagné fr. 1 50 c. par jour, ils ne gagnent plus que 80 centimes à 1 franc. Tout payé, les tisserands qui achètent leur lin et le font filer, ne gagnent que 14 à 16 centimes par jour. Pour les toiles très fines, ils gagnent un peu plus.

Les tisserands de Renais ont déclaré qu'en travaillant pour la vente, tout ce qu'ils peuvent gagner s'élève à 12 centimes par jour.

Flandre occidentale. - Un tisserand de Poperinghe, en faisant de la toile à 1 franc l'aune, et 6 aunes par jour, peut gagner 36 à 40 centimes par jour, tous frais déduits.

A Avelghem, les tisserands gagnaient autrefois fr. 1 50 c. par jour; leur gain est aujourd'hui réduit à 63 ou 72 centimes l'un (page 81) en moyenne, et ils sont souvent sans travail. Ils n'ont pas assez de force pour travailler, ils tombent sur le métier.

A Ardoye, le tisserand estime sa journée de 63 à 72 centimes, après avoir gagné jusqu'à fr. 1 20 c., etc.

Les dépositions recueillies par la commission d'enquête concordent sur les points suivants :

1° Le salaire des fileuses et des tisserands ne peut plus suffire à leurs premiers besoins; en général, ils n'ont plus assez pour se vêtir; ils payent difficilement leur loyer; leur nourriture consiste en pain de seigle et en pommes de terre; ils logent dans des maisons délabrées et n'ont pas de linge pour se vêtir et se coucher.

2° Une certaine quantité de métiers chôment, et les fileuses renoncent à leur état.

3° Quelques tisserands émigrent.

4° Le nombre d'individus à charge des bureaux de bienfaisance augmente incessamment dans les communes qui s'adonnent à l'industrie linière.

5° La commission a inspecté les habitations d'un assez grand nombre de tisserands, et a pu se convaincre par elle-même de l'état de dénûment dans lequel une partie d'entre eux sont tombés. Nous nous bornerons à citer le résultat de deux de ces visites faites dans les environs de Thielt; il suffira pour donner une idée de la situation générale des ouvriers liniers dans les Flandres en 1840, situation qui heureusement s'est un peu améliorée depuis cette époque.

N..., depuis six ans qu'il travaille, sa situation a toujours été aussi mauvaise; il travaille à la tâche en recevant deux sous par aune et il peut faire quatre à cinq aunes par jour, mais il n'a pas de travail d'une manière courante ; ainsi, l'année passée, il n'a pu faire que trois pièces; quand il ne tissait pas, il filait ou travaillait aux champs; il exploite un arpent de terre; pendant un quart de l'année, il travaille dans les champs pour les autres, et reçoit avec sa nourriture quatre sous par jour; il y a trois ans, il pouvait gagner cinq à six sous; la filature est plus en souffrance (page 82) que le tissage ; on ne paye plus autant, parce que les toiles se vendent mal. Son frère, sa sœur et lui ne peuvent entreprendre aucun autre métier, puisqu'ils n'en connaissent pas. N… ne mange jamais de viande; il ne prend pas de café le matin, mais du thé avec un peu de lait de chèvre; à midi son repas se compose de pain de seigle, de pommes de terre avec du lait battu; il ne fait usage que de très peu de beurre, il n'achète jamais de porc que pour en avoir la graisse, il s'impose beaucoup de privations; mais il y a des gens encore plus malheureux que lui, et tout récemment il a trouvé le moyen de donner une chemise. Dans toute la maison, la commission n'a aperçu qu'un seul lit, composé d'une paillasse sans draps et d'une couverture en étoupe de lin. Cette habitation consiste en deux pièces; l'une où se trouvent le métier et le lit, l'autre où l'on fait la cuisine et où l'on file. Pendant tout l'hiver, ces gens ne se chauffent qu'avec le petit bois qu'ils ramassent; ils travaillent depuis 5 1/2 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir.

N.. ., autre tisserand, travaillant pour son compte. Il travaille depuis 5 1/2 heures du matin jusqu'à 9 heures du soir. Faisant cinq aunes par jour, il peut gagner dix sous ; son ménage peut filer une livre de fil par jour. Sur ses six enfants, deux seulement travaillent avec sa femme : les petits ne bobinent pas encore; il n'a rien à gagner avec son métier à cause de la cherté du lin. Ce tisserand, interrogé sur sa manière de vivre, a répondu que tout était cher, qu'il ne vivait que de pommes de terre, de pain de seigle et d'un peu de lait battu, qu'il n'avait ni viande, ni bière; qu'il n'avait pas de travail toute l'année, et que le cultivateur était lui-même obligé de tout économiser, parce que tout était à un prix si élevé ; qu'il louait sa maison avec un arpent de terre trente florins par an ; qu'il n'était pas content de sa situation actuelle. Dans toute la maison, il ne se trouvait qu'un lit fort étroit, plus dégradé, plus mal garni que le lit de l'habitation précédente. Les membres de la commission n'ont pas osé demander où se retiraient les six enfants pendant la nuit; ils ont aperçu à la suite de la cuisine et de (page 83) l'atelier une troisième pièce sans meubles et fort mal close dans laquelle ne se trouvait aucune trace de paille, encore moins de matelas; ils ont craint d'apprendre quel était l'usage de cette dernière chambre.

Les renseignements qui précèdent se rapportent généralement aux fileuses et aux tisserands qui travaillent sur commande ou pour le marché; ils ne s'appliquent pas, du moins avec la même étendue, aux fileuses et aux tisserands pour lesquels le travail linier n'est en quelque sorte qu'un accessoire subordonné en tous cas au travail agricole.

 

F. Condition comparée des tisserands flamands et anglais

 

La commission d'enquête a cherché à établir une comparaison entre la situation du tisserand belge et celle du tisserand anglais. Il résulte de ses calculs qu'en Angleterre, le salaire moyen du tisserand par semaine était, en 1838, d'environ fr. 11 65 c. Il n'est chez nous, au maximum, que de fr. 6 60 c.

Une famille de tisserands en Angleterre, composée de cinq personnes, dont trois s'utilisent, peut avoir un revenu hebdomadaire de 21 francs. Ce revenu en Belgique, pour la même famille, ne dépasserait pas fr. 11 70 c.

Depuis 1838, le salaire du tisserand anglais a subi une assez forte baisse; mais une baisse correspondante a aussi eu lieu en Belgique.

D'autre part, la vie en Angleterre est environ de 25 à 30 p. c. plus chère qu'en Belgique; mais cette différence n'équivaut pas à la supériorité du salaire de l'ouvrier anglais, qui est de près de 100 p. c.

En somme, le tisserand anglais est dans une position relativement meilleure que celle du tisserand belge. Parmi les causes de cette différence, la commission en indique trois principales :

1° Les femmes, les jeunes gens et les jeunes filles tissent en Angleterre; le salaire qu'ils reçoivent pour tisser est supérieur à celui que l'on accorde à la filature en Belgique. Pour cette raison, (page 84) si le gain du chef de la famille, proportion gardée avec la dépense, n'est pas plus considérable qu'en Belgique, le gain de la famille entière est supérieur. La plus grande somme de malheur pour nos familles de tisserands provient donc de ce que, chez nous, tous les membres de la famille ne sont pas aussi utilement occupés qu'en Angleterre.

2° L'emploi plus général de la navette volante en Angleterre permet de faire plus d'ouvrage dans un temps donné. Cette cause se rattache à la première, car c'est grâce à la navette volante, qui demande moins de force physique, qu'on a pu mettre les métiers de l'autre côté du détroit entre les mains des femmes et des enfants.

3° Les ouvriers, soit parce qu'ils sont mieux nourris en Angleterre, soit pour d'autres causes à rechercher, produisent plus d'ouvrage que la plupart de nos ouvriers dans un temps donné, et cela indépendamment de l'emploi de la navette volante. Nous citerons le travail des toiles à voiles, où l'on n'a pas recours à cette navette.

Voici, au surplus, à cet égard, quelques points de comparaison résumés des renseignements recueillis par la commission :

 

(page 85) Ces différences considérables ne peuvent s'expliquer que par la supériorité du métier anglais et par l'emploi de la navette volante, qui permettent à l'ouvrier anglais de faire, dans un temps donné, plus d'ouvrage que l'ouvrier belge.

 

G. Misère croissante des ouvriers liniers dans les Flandres

 

Si nous recourons maintenant aux tables des pauvres, nous y trouverons à la fois la preuve et la conséquence du malaise toujours croissant de l'industrie linière.

Le relevé suivant concerne spécialement la Flandre orientale, et indique le nombre des tisserands et des fileuses admis à participer aux secours publics à diverses époques, depuis 1818 jusqu'à 1848:

 

Le nombre des tisserands indigents a donc plus que doublé et celui des fileuses indigentes plus que triplé dans le cours des trente dernières années. On remarquera toutefois que le chiffre des premiers s'était abaissé pendant la période, et que ce n'est que pendant les quatre ou cinq dernières années qu'il a subi une forte augmentation pour s'abaisser encore en 1848; tandis que l'appauvrissement des fileuses a été continu et sans intermittences.

(page 86) Dans la Flandre occidentale, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Le commissaire de l'arrondissement de Roulers-Thielt, dans son rapport de 1846 à la députation permanente, a publié des tableaux d'où il résulte que le salaire moyen des fileuses n'est plus que de 16 centimes et celui des tisserands de 60 centimes : ce seul fait suffit pour expliquer comment le paupérisme s'est étendu dans cet arrondissement avec une rapidité effrayante et a atteint dans ces derniers temps une proportion vraiment inouïe.

 

H. Causes de la décadence et du malaise de l'industrie linière

 

Nous venons de décrire la situation de l'industrie linière dans les Flandres et de passer en revue tous les faits qui attestent sa décadence; il nous reste maintenant à rechercher et à préciser les causes qui ont pu amener un si déplorable résultat.

Parmi ces causes, il en est de principales et de secondaires ; les unes dépendent d'un vice local, les autres de circonstances extérieures. En les énumérant, nous nous bornerons à quelques indications sommaires, sauf à reprendre ce sujet lorsque nous discuterons les moyens qui nous paraissent de nature à remédier au mal (Note de bas de page : La commission d'enquête de 1840, se basant sur les témoignages qu'elle avait recueillis, assignait au malaise de l'industrie linière les causes suivantes : l'absence de bonne matière première; la disette de bonnes toiles ou la mauvaise fabrication; une diminution de consommation des produits manufacturés, surtout le lin, par suite de l'appauvrissement et du renchérissement des denrées; le progrès de nos voisins dans la fabrication; pour certains tissus, les tarifs élevés ou même prohibitifs des pays étrangers; enfin, la concurrence du travail des prisons. Nous ne sommes pas tout à fait d'accord avec la commission sur la réalité de quelques-unes de ces causes, et nous nous expliquerons ultérieurement sur ce qui concerne la prétendue concurrence du travail des prisons).

(page 87) L'avénement et les progrès de l'industrie cotonnière ont porté une première atteinte à l'industrie du lin ; le bon marché du coton a entraîné sa substitution partielle à la toile pour les usages domestiques. De la la nécessité, pour soutenir la concurrence et pour rappeler les consommateurs, d'abaisser le prix des tissus liniers; de là aussi la réduction des salaires des fileuses et des tisserands.

2. La chute de l'Empire nous a enlevé un marché de 40 millions d'habitants pour le remplacer par un marché de 5 millions; de 1825 à 1829, la perte des colonies espagnoles et l'élévation considérable du tarif français amenèrent une dépréciation nouvelle; la révolution de 1830, la mauvaise récolte de 1833 vinrent augmenter les embarras que l'on essaya de pallier par l'établissement, en 1834, d'un tarif ayant pour but d'assurer autant que possible le marché intérieur à notre industrie.

3. Mais ce tarif même contribua, à certains égards, à aggraver la situation; sans parler des représailles qu'il provoqua de la part de l'étranger, il fut, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l'oreiller sur lequel s'endormit l'industrie nationale. Alors que le travail du lin s'étendait en se perfectionnant dans la Grande-Bretagne et l'Irlande, il déclinait en Belgique. La filature du lin à la mécanique avait déjà complétement remplacé la filature à la main au delà du détroit, lorsque nous avons songé à ériger chez nous la première filature digne de ce nom. Nous nous sommes laissé devancer sous tous les rapports : pour la variété des tissus, pour l'emploi du fil à la mécanique, du métier perfectionné, de la navette volante, du classement rationnel et du numérotage des fils, pour le blanchiment et l'apprêt : faut-il s'étonner si cette longue apathie, si cette routine obstinée a porté ses fruits?

4. Pour soutenir la concurrence à quels moyens a-t-on eu parfois recours ? On a cherché à économiser sur la matière première, à frauder dans la confection des tissus : des plaintes se sont élevées, à cet égard, sur nos propres marchés et elles n'ont pu manquer de trouver de l'écho sur les marchés étrangers. Ces (page 88) tentatives coupables ou maladroites ont compromis la renommée des toiles belges dans quelques pays, en favorisant le placement des toiles étrangères qui, bien que frappées du même vice, avaient au moins pour elles l'apparence et le bon marché.

5. Le défaut d'esprit d'entreprise a contribué à aggraver cette situation ; jadis le fabricant attendait l'acheteur; il importe aujourd'hui d'aller au-devant de lui et de le chercher même à de grandes distances. Les Anglais et les Allemands sont encore nos maîtres sous ce rapport : ils nous ont devancés; ils ont des expéditeurs, des correspondants, des maisons de commission sur toute la surface du globe; grâce à l'organisation dont ils disposent, ils font des affaires considérables là où nous parvenons à peine à glaner quelques commandes. Aux États-Unis seuls, l'Angleterre a importé, en 1844, pour près de 25,000,000 de francs (938,392 liv. st.) de fils et de toiles de lin, tandis que nos exportations pour le même pays ne se sont élevées, en 1846, qu'à 211 kil. de toile, représentant une valeur de 2,198 francs!

6. Enfin, l'une des principales causes du malaise de notre industrie linière est l'état d'isolement de la fileuse et du tisserand; de là la nécessité où ils se trouvent d'acheter la matière première de deuxième ou troisième main à des prix exagérés, la distribution vicieuse et la division incomplète du travail, le défaut de concours des divers agents de la production à l'œuvre collective qu'ils devraient se proposer. A cette cause viennent se rattacher les vices et les lacunes de l'apprentissage, l'absence de lumières suffisantes et de direction rationnelle, etc.

(page 89) Nous ne parlons pas du défaut de débouchés, parce que nous sommes convaincu qu'il dépend de l'industrie de s'ouvrir de nouvelles voies d'exportation et de lutter au moins à armes égales avec les produits anglais et allemands sur les marchés étrangers; ce ne sont pas tant les débouchés qui nous manquent, que les moyens des les exploiter avec intelligence et profit.

 

§. 6. - Hausse du prix des denrées alimentaires

 

Nous venons de constater la réduction des salaires dans l'industrie linière, base principale du travail dans les Flandres. Le commissaire de l'arrondissement de Roulers-Thielt, dans son rapport de 1847, signale aussi, de son côté, l'abaissement et l'insuffisance du salaire des ouvriers agricoles et des travailleurs en général. « II y a moins de travail, dit-il, cette année que l'année dernière. Pour l'industrie, la vente est moins encore en proportion avec la faculté de production; pour l'agriculture, une économie mal entendue dans le travail est la tendance générale des chefs d'exploitations.

» Depuis un temps immémorial, le salaire de l'ouvrier-cultivateur était fixé ici à un taux très bas ; cependant, les malheurs de ces derniers temps ont amené une baisse nouvelle.

» Avant 1845, la moyenne du salaire, non compris la nourriture, était comme suit :

« Pour les hommes 60 cent, par jour.

« Pour les femmes 45 cent.

« Aujourd'hui cette moyenne est réduite :

« Pour les hommes, à 52 cent.

« Pour les femmes, à 38 cent.

«  La nourriture est évaluée, pour les hommes à 50 c., pour les femmes à 45 c.

« Le salaire des travailleurs de l'industrie est, depuis quelques années, (page 90) descendu, dans mon arrondissement, à un taux si minime qu'il ne semblait guère possible de voir la condition de l'ouvrier subir, sur ce point, une aggravation quelconque; mais les crises industrielles amènent des conséquences qu'il n'est donné à personne de prévoir.

« Cette aggravation, qui paraissait impossible, s'est produite.

« Aucune retenue directe n'a été opérée, il est vrai, sur le salaire déjà trop réduit de nos malheureux ouvriers; mais il y a des maîtres, et ils sont nombreux, qui, au lieu de payer les salaires en argent, les payent, en grande partie, en denrées ou en marchandises.

« Ainsi, un abus que nos lois réprimaient il y a plus d'un siècle (Voir entre autres les mandements du prince-évéque de Liége, des 23 mai 1739, 21 juin et 2 juillet 1746), nous le voyons aujourd'hui reparaître sans qu'il soit permis de nous y opposer, peut-être même de nous en plaindre!

«  .... On peut dire, je le sais, que l'esprit commercial n'est pas généreux de sa nature. On peut dire qu'abaisser les salaires reconnus insuffisants, c'est prendre sur le repos déjà trop court laissé au travailleur, sur la quantité et la qualité d'une alimentation qui le soutient à peine : tout cela n'est que trop vrai!

« Mais le remède à ces souffrances, l'industriel seul le tient--il dans les mains? Une cause plus puissante que sa volonté ne détermine-t-elle pas très souvent sa conduite? Cette cause, la plus énergique aux yeux de tout négociant, c'est la concurrence.

« II faut soutenir sinon vaincre la concurrence, ou cesser de travailler : voilà toute la question, telle que la force des choses la pose aujourd'hui entre le maître et l'ouvrier »

Mais tandis que le salaire demeurait stationnaire ou diminuait, le prix des denrées allait en augmentant; pendant la période (page 91) signalée par la maladie des pommes de terre, la hausse qui s'est opérée à cet égard a dépassé toutes les prévisions. M. Van Damme, dans le rapport cité plus haut, nous en donne la preuve dans le tableau suivant, qui indique les prix moyens, dans l'arrondissement de Roulers-Thielt, des principales denrées alimentaires, pour les années 1844, 1845,1846 et le premier trimestre de l'année 1847 :

 

Si nous consultons maintenant les mercuriales des grains dans les deux Flandres, nous pourrons remarquer un fait déjà signalé par M. Van Damme pour le royaume entier : c'est que les périodes de hausse et de baisse dans les prix du froment et du seigle qui se sont succédé avec une régularité vraiment remarquable, ont constamment laissé ces prix au-dessus de leur point de départ.

 

(page 93) En laissant en dehors de nos calculs les cinq premières années, pour lesquelles nous ne donnons que les prix pour la Flandre orientale, et en subdivisant les dix-huit années suivantes en trois périodes de six années chacune, nous trouvons que les prix moyens des grains dans les deux Flandres se sont élevés, durant chaque période, aux taux suivants :

 

Le prix des pommes de terre a subi une hausse plus considérable encore pendant la dernière période; le relevé qui suit en indique la proportion :

 

 

Si l'on se représente que le prix de toutes les autres denrées a dû subir une augmentation correspondant à celle du grain et des pommes de terre, on comprendra quelle perte énorme il en est résulté pour la classe ouvrière pendant les dernières années.

(page 94) Cette augmentation est avant tout la conséquence fatale des mauvaises récoltes de 1845 et 1846, et spécialement du fléau qui a atteint les pommes de terre; mais il faut aussi l'attribuer, du moins en partie, à l'augmentation des fermages et aux vices de la législation sur les céréales. Au commencement de ce siècle, on regardait comme un état normal le prix de 12 francs par hectolitre de froment, et les baux étaient généralement faits d'après cette base. En 1834, le prix rémunérateur était déjà élevé à 18 francs. La prime d'assurance que la loi de 1834 avait établie en faveur de l'agriculture, ou plutôt en faveur de la propriété foncière, s'élevait à fr. 37 50 c. par 1,000 kil. de froment et 21 francs par 1,000 kil. de seigle. Ainsi, en portant à 15 hectolitres, déduction faite des semences et de la consommation du cultivateur, la portion vendable du produit d'un hectare de froment, on trouve que chaque hectare de terre recevait une prime de 45 francs.

Aussi a-t-on vu s'élever rapidement le loyer des terres jusqu'au niveau de cette prime ajoutée à l'ancien taux des fermages, de telle sorte qu'en définitive, tout le bénéfice de la loi a été, non pour le cultivateur, mais pour le propriétaire. Et cette prime, qui l'a payée? Le consommateur, l'ouvrier. Cette protection exorbitante a duré depuis 1834 jusqu'en 1846, et probablement elle aurait été maintenue, sinon même augmentée, si la Providence, par un sévère avertissement, n'était venue arrêter le législateur sur la pente dangereuse où il s'était engagé.

Les récoltes relativement abondantes de 1847 et 1848 ont amélioré la situation à certains égards : pendant la dernière de ces deux années, les prix se sont abaissés, dans la Flandre orientale, pour le froment à fr. 17 46 c., pour le seigle à fr. 10 28 c., et pour les pommes de terre à fr. 5 50 c.; dans la Flandre occidentale, pour le froment à fr. 16 48 c., pour le seigle à fr. 10 41 c., et pour les pommes de terre à fr. 6 12 c. (Exposés de la situation des provinces de la Flandre orientale et de la Flandre occidentale en 1848. - Mercuriales). Cette baisse a sans doute apporté un notable soulagement à la classe ouvrière; (page 95) mais elle peut à son tour faire place à une hausse nouvelle. Par suite de ces oscillations plus ou moins fréquentes, la position déjà si précaire de la classe ouvrière reste incessamment menacée; la stabilité lui échappe. Malgré les alternatives de hausse et de baisse, le taux des denrées continue sa marche ascendante lorsque l'on compare la moyenne des prix d'une période avec ceux de la période précédente. Or, les salaires restant le plus souvent stationnaires lorsqu'ils n'éprouvent pas de réduction, il s'ensuit que l'équilibre entre les ressources et les besoins se dérange de plus en plus. C'est là le danger que nous croyons devoir signaler.

 

§. 7. - Influence des causes morales. Caractère, habitudes, langage de la population flamande; défaut ou insuffisance de l'instruction et de l'éducation morale et professionnelle de la classe ouvrière

 

La misère des Flandres dépend non seulement de causes physiques, mais encore de causes morales dont l'étude ne peut être négligée si l'on veut résoudre complètement le problème qui nous est posé.

Le caractère, les habitudes, le langage, le degré d'intelligence et d'instruction influent nécessairement sur la situation des travailleurs flamands. C'est sous ce rapport que l'on peut dire que chaque homme est maître de sa destinée. Tel peuple placé dans les conditions matérielles les plus défavorables, s'est cependant élevé, par la seule force de son caractère, de ses qualités morales, de sa persévérance, à un degré de prospérité supérieur à celui de tel autre peuple relativement beaucoup plus favorisé par le sol, le climat et les circonstances extérieures. Tandis que l'Espagne, maîtresse d'une partie du monde, en possession des plus belles colonies, s'affaissait sur elle-même et s'abandonnait pour ainsi dire au courant de sa décadence, la Hollande, circonscrite dans d'humbles limites, sans cesse en lutte contre l'élément qui semblait conjurer sa perte, marchait d'un pas ferme vers (page 96) ses hautes destinées et venait se placer au premier rang des puissances européennes.

Qui n'a souvenir de la splendeur des Flandres aux siècles passés, alors qu'elle étendait ses relations commerciales jusqu'aux limites du monde connu, que ses villes et ses bourgs regorgeaient de travailleurs actifs, qu'elle levait des armées et luttait contre des rois, qu'elle initiait les autres nations aux progrès de son industrie ! C'est qu'alors ces belles provinces avaient une civilisation qui leur était propre, un stimulant qui depuis s'est peu à peu affaibli. Des grandes qualités de cette époque, il reste encore aujourd'hui aux ouvriers flamands leurs vertus privées, leur esprit d'ordre, leur frugalité, leur patience, leur aptitude spéciale à certains travaux; mais ce qui leur manque c'est de n'avoir pas compris suffisamment les exigences d'une civilisation nouvelle. Isolés et immobiles en quelque sorte au sein du mouvement qui s'opère autour d'eux, fidèles à leurs traditions, à leur langue comme à leurs vieux procédés, ils devaient souffrir les premiers des crises périodiques qui atteignent le travail.

Lorsque l'ouvrier anglais ou allemand voit décliner le travail et s'approcher la misère, il cherche à échapper au danger en transformant son industrie, en demandant ailleurs les moyens d'occupation qui viennent à manquer chez lui ; il s'ingénie pour se tirer d'embarras; il lutte jusqu'au bout : l'ouvrier flamand, au contraire, se résigne sur place aux plus dures privations; sans rien changer à ses habitudes, il réduit son ordinaire ; victime de la routine, il succombe sur son métier sans avoir pensé même à l'abandonner. Aurait-il d'ailleurs la velléité d'aller demander l'emploi de ses bras dans une autre province ou dans un autre pays? Il en est le plus souvent empêché par l'obstacle de la différence du langage; si cet obstacle ne l'arrête pas, le souvenir du village, de la famille, la nostalgie ne tardent pas à le ramener à son domicile. On a vainement essayé d'appliquer des ouvriers flamands aux travaux de terrassement exécutés hors des Flandres ; ils ont renoncé les uns après les autres aux (page 97) avantages qui leur étaient offerts, préférant aller reprendre le collier de misère suspendu au foyer domestique.

Nous lisions récemment, dans un des recueils périodiques les plus estimés (Des causes de la prospérité des États- Unis d'Amérique. Revue britannique; juillet 1848), ce remarquable portrait de l'ouvrier aux États-Unis d'Amérique : « Fort, vigoureux, intelligent, actif, plein d'audace et d'énergie, mais en même temps positif et réfléchi, l'Américain est un travailleur incomparable. Il n'y a pas une difficulté qui le rebute, pas un obstacle qui l'arrête; on pourrait même dire sans paradoxe que les difficultés et les obstacles ne sont pour lui qu'une chance de succès de plus en le stimulant vivement. C'est surtout à lui que s'applique la belle pensée de M. Guizot : Rien n'est obstacle qui ne soit aussi moyen. Esprit net et pratique, il tend invariablement à son but par le moyen le plus simple et par le chemin le plus court; génie inventif, il admet toutes les méthodes, mais à titre de renseignements et pour avoir le plaisir de les perfectionner; caractère entreprenant, il ne laisse pas une voie inexplorée, pas une expérience à faire, pas un procédé à employer; combinant, enfin, dans une rare proportion l'audace et l'habileté, il aborde les entreprises les plus difficiles sans trouble, sans hésitation, et les mène à bien, en se jouant de mille obstacles que tout autre aurait, dès l'abord, considérés comme insurmontables. Patient et résolu, rien ne le rebute et rien ne l'arrête; homme d'action avant tout, il est toujours sur la brèche : mieux que Beaumarchais, il pourrait prendre pour devise : Ma vie est un combat. » Quel contraste entre ce pionnier hardi et infatigable et le travailleur flamand timide, irrésolu, étranger au progrès, qui n'a jamais perdu de vue le clocher de sa commune, et qui ne conçoit le plus souvent de remède à ses maux que dans le faible secours qu'il sollicite du bureau de bienfaisance ! Là où l'ouvrier américain trouverait un aiguillon, le Flamand se laisse aller au découragement et à la ruine ; (page 98) l'un se roidit contre l'obstacle, l'autre lui cède passivement; le premier compte avant tout sur lui-même, l'autre n'attend de soulagement que de l'aide d'autrui. De là cette rapide décadence qui attriste nos regards et fait saigner nos cœurs. A quoi servirait de nous faire illusion ? Le médecin consciencieux ne flatte pas son malade; il se garde bien d'entretenir son incurie ; pour le sauver, il n'hésite pas, s'il le faut, à lui dévoiler le danger de sa situation, à le faire opter entre la mort ou la vie. En agissant ainsi, il remplit un saint devoir. C'est sous l'impression d'un devoir non moins rigoureux que nous sondons la plaie qui ronge les Flandres, que nous décrivons les symptômes qui se présentent à nos yeux, que nous disons à nos frères : Si vous voulez que le Ciel vous vienne en aide, commencez par vous aider vous-mêmes; votre salut doit dépendre avant tout de vos propres efforts.

Mais si l'individu est le premier maître et le premier responsable de sa propre destinée, il faut aussi que la société lui prête son concours, qu'elle lui fournisse les moyens de libre développement et de progrès. Or, qu'a fait la société pour conjurer les symptômes qui se produisaient sous ses yeux, pour ranimer l'énergie de la population flamande, pour combattre chez elle cette disposition sédentaire, cette tendance à l'isolement qui ne dégénère que trop souvent en incurable apathie, pour l'initier enfin aux bienfaits et aux nécessités d'une civilisation plus avancée?

L'instruction surtout, nous voulons parler d'une instruction complète associée à l'éducation, pouvait aider à atteindre ce but. Nous allons voir ce qu'est cette instruction, d'abord dans le pays entier, puis dans les provinces qui font plus spécialement l'objet de notre étude. Ici encore nous puisons nos renseignements exclusivement aux sources officielles (Appendice au rapport sur l'instruction primaire, transmis par le Ministre de l'intérieur à la Chambre des Représentants, le 27 novembre 1847. - Exposés annuels des députations permanentes des conseils provinciaux, 1845 à 1849).

Au 31 décembre 1845, les écoles primaires communales, (page 99) adoptées ou subsidiées et privées, et les pensionnats du royaume, étaient fréquentés par 438,800 enfants, savoir :

 

 

La population du royaume était, à la même date, de 4,298,562 habitants; en conséquence, le nombre des enfants qui fréquentaient, en 1845, les écoles primaires et les pensionnats s'élevait à un peu plus du dixième de la population.

Le nombre d'élèves dans les deux Flandres s'élevait à la même époque :

 

Le rapport du nombre des élèves à la population était donc :

 

Ces rapports ne s'éloignent pas sensiblement de celui qui a été constaté pour le royaume entier. Pour apprécier jusqu'à quel point ils correspondent à la population, il nous suffira de les mettre en parallèle avec le nombre des enfants âgés de 7 à 14 ans, et jugés aptes, par conséquent, à participer à la (page 100) fréquentation des écoles primaires et des institutions analogues.

 

 

Si l'on compare ces chiffres, on trouve que le nombre des enfants âgés de 7 à 14 ans, qui, en 1845-1846, ne fréquentaient pas les écoles, s'élevait :

 

 

Ainsi donc, 178,700 enfants dans le royaume et près de (page 101) 70,000 enfants dans les deux Flandres seules sont probablement privés de toute instruction.

Les relevés pour 1845 nous donnent le chiffre des enfants et clés jeunes gens qui fréquentaient les établissements auxiliaires d'instruction au 31 décembre de la même année :

Écoles gardiennes 18,754

Écoles dominicales ou méridiennes 169,706

Ouvroirs, écoles-manufactures et ateliers de charité 35,996

Total  224,436

Mais il est évident que ces établissements ne peuvent suppléer que très imparfaitement à l'absence de l'instruction primaire proprement dite. Les écoles gardiennes ne reçoivent, en effet, que les enfants au-dessous de l'âge de 6 ans. L'enseignement dans les écoles dominicales se borne d'ordinaire au catéchisme et à la religion; et dans les ouvroirs, les écoles-manufactures et les ateliers de charité, l'instruction scolaire est subordonnée au travail, lorsque même elle ne fait pas entièrement défaut.

Cependant on remarque avec satisfaction que l'instruction se propage, quoique lentement, dans les rangs de la classe indigente. Nous voyons, en effet, dans le Rapport triennal sur l'instruction primaire, présenté aux Chambres législatives le 20 novembre 1846, que le nombre des enfants pauvres, inscrit dans les neuf provinces, pour participer au bienfait de l'instruction gratuite, était :

En 1842-1843, de 159,238

En 1843-1844, de 184,119

En 1845-1846, de 189,562

Dans les Flandres, ce progrès s'est fait sentir aussi depuis quelques années.

Dans la Flandre occidentale, le nombre des élèves dans les écoles primaires, au 31 décembre 1845, était de 64,973; au 31 décembre 1848, il s'élevait à 66,788, répartis dans 759 écoles. Il y avait, en outre, à cette dernière époque, 185 écoles dominicales, fréquentées par 56,812 enfants, et 40 écoles gardiennes, fréquentées par 2,546 enfants.

Dans (page 102) la Flandre orientale, le nombre des élèves dans les écoles primaires était, au 31 décembre 1845, de 64,434; il s'élevait à 67,826 au 31 décembre 1848, répartis dans 754 écoles. Cette augmentation n'est pas bien considérable, sans doute, mais elle prouve cependant que les parents et les communes se pénètrent de plus en plus des bienfaits de l'instruction primaire.

Quant aux écoles gardiennes, aux écoles dominicales et aux écoles-manufactures, établies dans ces deux provinces, on peut leur appliquer les observations que nous avons faites en ce qui concerne l'influence exercée par ces établissements dans le pays entier. Les écoles gardiennes, à l'exception de celles de Bruges et d'Ypres, ne sont pour la plupart que des asiles où les jeunes enfants sont gardés pendant une partie de la journée sans recevoir aucune espèce d'instruction. Les écoles-manufactures se sont multipliées dans les Flandres, surtout pendant les dernières années : en 1845, la Flandre orientale en possédait 198, fréquentées par 12,932 enfants des deux sexes. Dans la Flandre occidentale, leur nombre s'élevait, la même année, à 375, fréquentées par 19,827 enfants. Mais, comme nous l'avons dit, ces écoles-manufactures doivent plutôt être rangées dans la catégorie des ateliers d'apprentissage, et n'exercent d'ailleurs qu'une influence très secondaire sur l'instruction et l'éducation des élèves qui y sont admis.

Il nous reste maintenant à apprécier les résultats de l'ensemble des mesures prises en faveur de l'instruction populaire, à vérifier si ces mesures sont suffisantes et si elles remplissent leur but en dotant effectivement la généralité des jeunes gens de la somme de connaissances élémentaires indispensables à tout citoyen, quelle que soit la position qu'il occupe dans la société. Les éléments de cette vérification se trouvent dans les examens que l'on fait subir aux jeunes gens appelés à participer au service militaire.

Dans le rapport triennal cité plus haut (tom. II, p. 733-735), nous trouvons les indications suivantes concernant le degré d'instruction des miliciens dans le royaume, pendant les trois années 1843, 1844 et 1845:

 

 

(page 103) Il résulte de ce relevé que sur quatre miliciens, il en est un à peine qui, parvenu à l'âge de 18 ans, possède complétement les notions élémentaires enseignées dans les écoles du premier degré, c'est-à-dire qui sache lire, écrire et calculer. Un sur deux seulement sait lire et écrire, et 42 sur 100 sont dénués de toute espèce d'instruction.

Dans le tableau qui suit et qui ne se rapporte qu'aux deux Flandres, nous avons distingué les villes des communes rurales, en mettant en parallèle les résultats constatés en 1843 et 1847 :

 

 

(page 104) On voit que l'instruction est généralement beaucoup moins répandue dans les campagnes que dans les villes, et que sur 100 jeunes gens qui ont participé, en 1847, au tirage, il n'y en avait pas même un sur cinq qui sût lire, écrire et calculer (Note de bas de page : Ce résultat, quelque défavorable qu'il soit, l'est cependant moins encore que celui que nous trouvons dans le rapport de la commission chargée de faire une enquête sur la condition de la classe ouvrière et de préparer un projet de loi sur le travail des enfants. Cette commission, après avoir dépouillé les renseignements que lui avaient fournis un certain nombre d'industriels relativement au degré d'instruction de leurs ouvriers, a constaté que sur 100 ouvriers des deux sexes, il y en a 65 qui ne savent ni lire ni écrire, 25 qui savent lire ou lire et écrire imparfaitement, et un dixième seulement qui savent bien lire, écrire et calculer. En prenant à part les ouvrières, on en trouve, sur 100, 72 qui ne savent ni lire ni écrire, 23 qui savent lire seulement ou lire et écrire imparfaitement, et enfin 5, ou un vingtième à peine, qui possèdent une instruction primaire complète. Et, chose plus déplorable encore, on a reconnu que la jeune génération est plus ignorante que son aînée).

 On remarque, d'une autre part, que l'état de l'instruction des miliciens tend à s'améliorer; mais on voudrait pouvoir se convaincre que cette amélioration comprend l'instruction des ouvriers comme celle des jeunes gens appartenant aux autres classes de la population. Malheureusement les relevés officiels ne font aucune distinction qui nous permette d'apprécier leurs progrès respectifs : il serait à désirer que cette lacune fût remplie à l'avenir.

Quoi qu'il en soit, les données que nous venons de résumer succinctement suffisent pour établir à l'évidence, selon nous, qu'une partie notable des enfants et des jeunes gens de la classe laborieuse reste plongée dans une complète ignorance, et que la plupart de ceux qui ont fréquenté plus ou moins longtemps les écoles ne tardent pas à perdre le fruit et jusqu'au souvenir de ce premier enseignement.

Si cette observation est vraie pour le pays entier, à plus forte raison s'applique-t-elle aux provinces flamandes. Sans aucun doute, le défaut d'instruction contribue à aggraver la position (page 105) de leurs ouvriers ; il les met dans la dépendance absolue des événements sans que leur intelligence puisse s'élever à la connaissance des moyens qui pourraient leur venir en aide. L'ignorance sous ce rapport devient l'auxiliaire du paupérisme et de la criminalité.

 

§. 8. - Vices du système des secours publics

 

On est généralement d'accord sur ce fait, que le système des secours publics a été impuissant pour arrêter l'accroissement de la misère dans les Flandres.

« Partout, dit M. le commissaire de l'arrondissement de Roulers-Thielt, dans son rapport de 1847, partout les charges communales sont montées à un taux extrêmement élevé;

« Toutes les administrations ont été obligées, depuis peu d'années, d'engager l'avenir, en recourant au moyen ruineux de l'emprunt ;

« La charité privée a été mise à contribution sous toutes les formes : souscriptions volontaires, quêtes à domicile et dans les églises, expositions publiques d'objets d'art, loteries, fêtes au profit des indigents : tout a été employé;

« L'État et la province, sortant des règles ordinaires, ont voté des sommes considérables, pour suppléer à l'insuffisance de ces revenus.

« Cependant, toutes ces ressources créées avec tant de zèle, n'ont pas été capables de combler le gouffre toujours béant du paupérisme.

« La plaie du déficit, loin de se cicatriser, loin de se resserrer, continue à s'élargir.

« A mesure que les charges communales augmentent, le nombre des contribuables diminue »

Dans la première partie de ce mémoire, nous avons établi que la totalité des dépenses de la bienfaisance publique dans les deux Flandres, était, en 1828, de 2,948,566 francs, et qu'elle s'est élevée, en 1847, à 5,626,913 francs; durant la même période de (page 106) 19 ans, le nombre des indigents secourus s'est élevé de 169,379 à 453,658. La quotité moyenne des secours de tous genres pour chaque indigent était de fr. 17 41 c. en 1828, et seulement de fr. 12 40 c. en 1847.

Les revenus ordinaires des hospices et des bureaux de bienfaisance n'ont subi qu'un très-faible accroissement pendant le même intervalle; il s'ensuit que la différence entre ces revenus et le montant des dépenses doit être couverte au moyen des subsides des communes, des collectes et des emprunts. En 1847, la somme de ces ressources extraordinaires a dépassé 2,900,000 francs.

En admettant que ces charges continuent à augmenter, et ce résultat est infaillible si l'on persiste à suivre les mêmes errements, on peut dès à présent prédire l'époque, et elle sera prochaine, où la richesse des deux Flandres sera frappée à sa source et où le capital qui seul peut leur venir en aide, sera absorbé peu à peu pour faire face aux besoins de chaque jour. De là un appauvrissement qui s'étendra de proche en proche pour devenir général. La taxe des pauvres, cette plaie de l'Angleterre, aura son équivalent dans les Flandres, mais avec cette différence qu'elle n'affecte encore chez nos voisins que la propriété immobilière, tandis que chez nous, elle embrasserait dans sa fatale étreinte toutes les fortunes, toutes les sources de revenus, et pèserait sur le boutiquier, le marchand, le fabricant, comme sur le propriétaire et le rentier.

Le danger existe ; il est de notre devoir de le signaler. Il doit, à certains égards, être attribué aux efforts mêmes mis en œuvre pour venir en aide aux indigents.

La bienfaisance publique est certes une nécessité, et nul moins que nous ne contestera l'obligation de soulager la misère, d'alléger les souffrances de toute nature; cette obligation est imposée à tout homme en particulier; elle l'est aussi, dans une certaine mesure, à la commune, à la province, à l'État. Le point essentiel n'est pas de déterminer ses limites, mais bien de définir son caractère.

(page 107) Il y a deux sortes de charité; la charité qui se borne à l'aumône, qui se contente d'assurer l'existence du pauvre, et la charité qui, tout en satisfaisant aux besoins du présent, s'attache aussi à prévoir les nécessités de l'avenir : la première croit avoir satisfait à sa mission lorsqu'elle a assuré à l'indigent, dans la mesure des ressources dont elle dispose, un supplément d'aliments, quelques hardes, du chauffage, des secours en cas de maladie; la seconde, remontant aux causes de la misère, met tout en œuvre pour la combattre; prévoyante avant tout, elle sait résister aux entraînements généreux mais aveugles; elle calcule chacun de ses actes, et s'abstient de tout ce qui pourrait aggraver le mal sous l'apparence trompeuse d'un soulagement momentané.

Dans les Flandres, comme généralement dans le reste du pays, la charité de prévoyance, si nous pouvons l'appeler ainsi, a été malheureusement et est encore subordonnée à la charité qui se borne à l'aumône. L'action des bureaux de bienfaisance et des hospices ne sort guère du cercle des besoins journaliers; leur rôle consiste le plus souvent à assurer la répartition des secours entre les indigents qui se présentent, et à mettre ces secours en rapport avec les besoins présumés. Il s'ensuit que le nombre des individus qui demandent à participer aux secours augmente incessamment ; séduits par l'appât d'un revenu qu'ils considèrent comme leur propriété commune et dont ils s'exagèrent l'importance, tous s'empressent de faire valoir leurs droits au partage. Les habitudes d'oisiveté, de désordre, d'imprévoyance s'enracinent et se propagent ainsi dans la classe indigente. L'ouvrier qui, obligé de compter avant tout sur lui-même, lutterait peut-être avec succès contre l'adversité qui le menace, n'hésite pas, entraîné qu'il est par l'exemple, à tendre la main au bureau de bienfaisance ; il tombe dès lors dans la catégorie des indigents secourus et vient grossir le chiffre du paupérisme officiel.

Cette première chute en entraîne bientôt une seconde ; les ressources des bureaux de bienfaisance sont restreintes; les secours sont insuffisants ; alors le pauvre, réduit à la dernière (page 108) extrémité, va frapper à la porte du dépôt de mendicité; si l'encombrement qui y existe le plus souvent ne permet pas de l'admettre, poussé par le désespoir et la faim, il mendie ou il vole pour trouver enfin un asile dans la prison.

Cette gradation est pour ainsi dire inévitable sous l'influence de notre système de secours publics ; après avoir exalté les espérances, il aboutit à l'abandon. De là le paupérisme avec ses funestes conséquences; de là les familles qui se transmettent, comme un héritage, leur inscription sur les registres de la bienfaisance publique ; de là le grand nombre d'indigents déclassés qui, après avoir une fois mis les pieds dans un dépôt ou une prison, ne parviennent plus à reprendre leur place au foyer domestique et imposent à la société le fardeau de leur entretien.

Ce mal est profond dans les Flandres et il s'est sensiblement aggravé depuis quelques années; les subsides accordés par l'État, loin d'y porter remède, ont contribué au contraire à l'alimenter à certains égards. Répartis d'ordinaire en raison du nombre d'indigents inscrits dans chaque localité, quel soulagement réel apportent-ils à la position de ceux-ci? Un million distribué entre 400,000 indigents donne par tête fr. 2 50 c., à peu près l'équivalent de deux journées de travail. Affectez la même somme à l'œuvre de la prévoyance, et son bénéfice sera décuplé en raison de l'utilité de son emploi.

Ce serait donc une grave erreur que de se reposer sur l'action des établissements de charité et sur l'aumône pour améliorer la condition des Flandres; ce palliatif a fait son temps; ses résultats nous prouvent que la charité ne peut atteindre désormais son but qu'en l'associant à la prévoyance, et que le mode vicieux des secours publics a peut-être produit, en définitive, des conséquences plus désastreuses que n'aurait pu le faire l'absence de toute assistance légale.