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« Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres », par Ed. DUCPETIAUX, inspecteur général des prisons et établissements de bienfaisance

Bruxelles, Hayez, 1850

 

INTRODUCTION

 

(page 1) L'Académie, en mettant au concours la question du paupérisme dans les Flandres, n'a ajouté à ce terme aucune définition. Le premier point à résoudre est donc celui de savoir ce qu'il faut entendre par le mot paupérisme.

Ce mot ne se trouve ni dans le Dictionnaire de l'Académie française, ni dans le Dictionnaire classique anglais de Johnson. Employé depuis quelques années en Angleterre pour exprimer l'idée d'une misère permanente, héréditaire, passée, pour ainsi dire, à l'état chronique, il a été importé sur le continent en conservant la signification qui lui avait été donnée de l'autre côté du détroit. S'il n'est encore considéré par les grammairiens que comme un néologisme, il est généralement admis dans le langage des économistes.

Le paupérisme constitue-t-il une maladie particulière du corps social, distincte de la pauvreté et de la misère, et qui doive par conséquent être traitée par des moyens spéciaux? Telle semble être l'opinion de l'honorable et savant secrétaire de l'Académie, lorsque, dans son rapport sur le concours de 1848, il s'exprime eu ces termes : « On peut (page 2) tomber dans la pauvreté, dans l'indigence même, sans être affecté du paupérisme, qui s'en prend plus particulièrement au moral de l'homme, qui lui ôte toute énergie, tout ressort, et le plonge dans cet état de découragement et de marasme dont les effets s'étendent de proche en proche, comme une lèpre attachée au corps social. Prétendre, ajoute-t-il, guérir le paupérisme par les mêmes moyens qu'on emploierait pour extirper l'indigence, serait, nous semble-t-il, une erreur profonde. C'est cependant ce qu'on a généralement fait partout où l'on s'est trouvé en présence du fléau qui nous occupe; aussi tous les remèdes sont-ils restés à peu près sans action. »

Ces considérations nous paraissent justes à certains égards. Cependant, qu'il nous soit permis de faire observer à notre tour qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'isoler complètement le paupérisme de la misère et de ne s'occuper que de l'un en faisant abstraction de l'autre. Dans le redoutable problème qui s'agite dans les Flandres comme en Irlande et dans d'autres contrées, il y a des termes complexes qu'il importe de ne pas négliger si l'on veut arriver à une solution complète et satisfaisante. Ainsi, évidemment le paupérisme procède de la misère, dont il n'est, à proprement parler, que l'aggravation; on peut tomber dans l'indigence, être accablé par la misère sans s'affaisser dans le paupérisme ; mais le paupérisme lui-même ne peut exister sans la misère; le premier de ces fléaux présuppose toujours la présence du second ; à certains égards, ils se confondent même de telle sorte qu'il est souvent impossible de distinguer et de séparer les caractères qui leur sont propres. De là la nécessité de traiter simultanément les deux questions, et cette nécessité s'applique surtout à la recherche des remèdes qu'il (page 3) convient d'opposer à la marche envahissante du paupérisme. Lorsque l'indigence n'affecte temporairement qu'un individu, une famille, la charité individuelle ou légale peut suffire pour la soulager; mais lorsqu'elle se propage et s'étend à toute une population, à toute une contrée, à tout un pays, elle commande l'emploi de mesures énergiques et extraordinaires; or, ces mesures, qu'elles soient puisées dans l'ordre matériel ou dans l'ordre moral, s'appliquent également au paupérisme et à la misère. Il n'y a pas, par exemple, deux manières différentes de procurer du travail à l'indigent honnête et à l'indigent démoralisé, deux manières de venir en aide à leurs enfants; leur position, leurs besoins sont les mêmes à certains égards ; seulement au premier il reste un stimulant, un ressort qui fait défaut au second. C'est ce ressort qu'il faut rétablir, c'est au découragement et au marasme qu'il importe de porter remède. Là seulement gît la différence. Pour traiter le paupérisme, il est nécessaire de renforcer les moyens employés pour le traitement de la simple indigence; ces moyens restent identiques; ils ne diffèrent qu'en ce qui concerne le degré d'énergie dans leur application.

Il en est de même de l'emploi des mesures préventives. Si le paupérisme procède de la même source que l'indigence et la misère, il faut nécessairement remonter à cette source pour se rendre compte des causes qui ont successivement entraîné la gêne, la pauvreté et la dégradation du travailleur. D'abord l'ouvrage vient à manquer, le salaire n'est plus en rapport avec les besoins, les charges du ménage s'accroissent en même temps que le nombre des enfants, la maladie, les infirmités frappent le chef de la famille; il y a gêne, inquiétude, mais il n'y a pas encore découragement complet; on lutte contre les circonstances, mais vainement ; on frappe à la porte du bureau de bienfaisance, mais le secours qu'on en (page 4) reçoit est insuffisant; les dernières ressources s'épuisent pour vivre au jour le jour; le mince mobilier, les hardes sont mis en gage ou vendus à vil prix; l'indigence s'assied au foyer... Il faudrait au malheureux un courage surhumain, une assistance du ciel pour résister plus longtemps aux souffrances qui l'accablent; désormais sans espoir, il se traîne avec sa famille au dépôt de mendicité, à moins qu'il ne se résigne à tendre la main au passant. Dès cet instant, la misère change de nature; elle perd sa dignité; la lutte a cessé, le ressort est détendu; l'abaissement se manifeste par les signes qui caractérisent le paupérisme. - Telle est l'inévitable gradation, la pente fatale qui conduit l'ouvrier laborieux à l'abîme en le transformant plus ou moins rapidement en mendiant et en vagabond. Dans cet état, il perd tout sentiment de prévoyance; livré exclusivement à ses appétits brutaux, il donne le jour à des créatures frappées dès leur naissance du sceau du malheur et du vice, véritables parias de la société, qui ne grandissent que pour perpétuer leur misère et leur abaissement.

Comment, nous le demandons à tout homme de bonne foi, parviendra-t-on à détruire cette funeste filiation, si on ne la poursuit à son origine pour l'étouffer en quelque sorte dans son germe? Il s'ensuit que pour prévenir le paupérisme, force est de s'attacher avant tout à prévenir la misère, dont il n'est trop souvent que l'inévitable conséquence.

C'est en nous plaçant à ce point de vue et en partant de ces principes que nous avons abordé la question posée par l'Académie.

Notre mémoire est divisé en trois chapitres :

Dans le premier, nous exposons les faits et les données statistiques qui peuvent servir à faire apprécier l'accroissement (page 5) et l'intensité de la misère et du paupérisme dans les deux Flandres.

Dans le deuxième, nous essayons de déterminer les causes générales et locales qui ont amené ou qui perpétuent la détresse d'une partie de la population flamande.

Dans le troisième chapitre, nous passons en revue les mesures appliquées jusqu'ici, ainsi que celles qu'il conviendrait, selon nous, d'adopter à l'avenir, pour combattre un fléau dont la persistance et l'extension porteraient une fatale atteinte au bien-être et à la sécurité du royaume entier.

Notre but, en rédigeant ce mémoire, n'est pas tant de proposer de nouveaux remèdes que d'insister sur l'intime liaison, sur la coordination et l'enchaînement qui devraient exister dans l'application des remèdes connus et proposés jusqu'ici. Nous n'avons pas la prétention d'ajouter un nouveau traité à la liste déjà si nombreuse des ouvrages d'économie politique et sociale; nous nous bornons à présenter un résumé fidèle et aussi complet que possible des faits recueillis , des vues émises par nos devanciers et des moyens employés pour améliorer la situation des Flandres. Ce travail, on le reconnaîtra peut-être, à défaut d'autre mérite, aura du moins l'avantage de réunir et de classer dans un même cadre les nombreux matériaux épars dans un grand nombre de rapports, d'ouvrages, de brochures et de documents qu'il est difficile de compulser et dont la collection complète est devenue presque introuvable (Note de bas de page : Voyez la liste des publications relatives à la question des Flandres à la fin de notre mémoire.)

Devions-nous et pouvions-nous aller plus loin? Lors du premier concours ouvert sur la même question, l'un des honorables membres de la commission chargée de l'examen (page 6) des mémoires, fît observer que, dans celui de ces mémoires qui avait été jugé digne d'une distinction, il ne se trouvait aucune idée, aucune vue nouvelle de quelque importance. Celui que nous venons à notre tour soumettre au jugement de l'Académie sera probablement exposé à la même critique; mais, comme le dit lui-même l'honorable membre dont nous rappelons l'observation, « l'Académie peut-elle supposer qu'à son appel, un sauveur des Flandres vienne subitement à se révéler et à proclamer, aux acclamations de ces provinces reconnaissantes, un ensemble de remèdes infaillibles et énergiques qui eussent échappé à la sagacité de tout ce que le Gouvernement et la Législature, la science et l'administration comptent d'hommes distingués par leur intelligence et leur dévouement? »

Nous avions à opter entre deux voies : la première nous conduisait à la recherche d'une société idéale, où les luttes, les vices et les misères de la société actuelle feraient place à l'harmonie, à la vertu, au bonheur universel; cette étude pouvait être consolante, mais assurément elle n'avait rien de pratique. Quand il s'agit de porter remède à des maux actuels, de travailler à opposer une digue à un torrent dévastateur, force est de prendre le monde, les hommes et les choses tels qu'ils sont, et de ne pas méconnaître les faits de transition qui régissent le développement de la société actuelle. « Les améliorations ne s'improvisent pas : elles naissent de celles qui les précèdent. Comme l'esprit humain, elles ont une filiation qui nous permet de mesurer l'étendue du progrès possible et de le séparer des utopies » (Discours du Président de la République française, prononcé dans la cérémonie de distribution des récompenses aux exposants de l'industrie, le 12 novembre 1840). Mû par ces motifs, nous n'avons pas hésité (page 7) à choisir la voie plus modeste, mais aussi plus sûre el plus utile, déjà frayée par nos prédécesseurs.

C'est en marchant sur leurs traces et en poursuivant l'œuvre qu'ils ont commencée, que nous combattons une erreur grave qui tend à s'accréditer et qui pourrait conduire aux plus funestes conséquences. Cette erreur consiste à accuser d'inexactitude ou de mensonge le tableau que l'on a fait naguère de la situation des Flandres; à l'opposé des pessimistes, qui ont pris à tâche d'assombrir ce tableau outre mesure, les optimistes, reposant leurs yeux satisfaits sur de belles campagnes, de riches et abondantes moissons, des villages propres et bien bâtis, ne quittant pas les grandes routes et les chemins battus, affirment que le paupérisme des Flandres est un vain fantôme, un épouvantail et une ruse pour arracher au pays des faveurs et des subsides immérités. Notre travail est une protestation contre cet optimisme, qui ne tendrait à rien moins qu'à interrompre l'œuvre commencée, et à s'endormir sur l'oreiller d'une fausse sécurité, en abandonnant la population flamande à ses seules forces et en la replongeant dans l'espèce de léthargie où elle végétait naguère. Sans contester les bons résultats des mesures prises jusqu'ici pour améliorer sa position, et tout en rendant pleine et entière justice au zèle et aux efforts du Gouvernement, nous ne pouvons cependant nous empêcher de signaler le danger qu'il y aurait à regarder les symptômes favorables qui se manifestent depuis deux ans comme la preuve d'une solution complète et définitive du problème. Les Flandres se relèvent, mais comme le convalescent à la suite d'une longue maladie ; les effets sont atténués, mais les causes essentielles du mal subsistent toujours ; à la première imprudence, à la première négligence, il peut y avoir rechute, et cette rechute, qu'il faut craindre avant tout, (page 8) ne sera impossible que lorsqu'on aura appliqué avec persévérance le traitement intégral dont on a déjà pu apprécier l'influence salutaire. Tant qu'il y aura dans les Flandres disproportion entre les besoins et les moyens de les satisfaire, tant qu'il y aura des ouvriers inoccupés, des salaires insuffisants, des communes obérées, des pauvres déclassés, des mendiants, des populations ignorantes, vicieuses et dépourvues d'énergie, la tâche ne sera pas accomplie, et le paupérisme reprendra incessamment le dessus.

Et ce que nous disons ici des Flandres s'applique également aux autres provinces; les causes qui affectent leur situation se reproduisent d'une manière plus ou moins sensible dans le reste du pays. La décadence et la ruine de certaines industries, le défaut de travail, l'insuffisance des salaires, l'accroissement, l'agglomération et l'exubérance de la population, l'excessive division des propriétés, le morcellement abusif des cultures, l'élévation des fermages, la hausse ou les oscillations du prix des subsistances, l'ignorance et l'imprévoyance des classes ouvrières, sont des calamités communes à toutes nos provinces; il n'y a, à proprement parler, de différence que quant au degré d'intensité et de développement. Il est donc impossible d'isoler la question du paupérisme dans les Flandres de la question du paupérisme dans le royaume entier. Si nous ne l'avons pas envisagée et traitée de ce point de vue, c'est d'abord parce que nous nous croyions lié par les termes précis du programme, ensuite parce qu'il nous eût fallu étendre encore le cercle de nos recherches et le cadre déjà trop large, peut-être, du mémoire que nous venons soumettre au jugement de l'Académie. Cependant il doit être entendu que la plupart des mesures dont nous recommandons l'adoption, devraient avoir un caractère de généralité qui a trop souvent fait défaut jusqu'ici. Il importe (page 9) que l'attention et la sollicitude dont les provinces flamandes sont l'objet soient étendues aux autres provinces, si l'on veut faire œuvre complète et durable, et extirper le mal au lieu de se contenter de le déplacer ou de s'exposer à le voir reparaître et à devoir le combattre successivement sur plusieurs points.

Dans ce but, il nous paraît indispensable, avant tout, de formuler un plan complet de réformes et d'améliorations dont l'application se poursuive avec suite et persévérance, en tenant compte de la nécessité des transitions, mais sans jamais dévier de la voie tracée. Si tant d'efforts louables et de tentatives généreuses ont été frappés d'impuissance ou de stérilité, c'est qu'ils ne se rattachaient pas à un ensemble de mesures mûrement étudiées et positivement arrêtées. L'incertitude et l'hésitation ont trop souvent prévalu; livrée à toutes les fluctuations de la politique, subissant le contre-coup de chaque révolution ministérielle, la question du paupérisme, qui aurait dû primer toutes les autres, s'est trouvée trop longtemps reléguée au second rang et abandonnée à l'action isolée des bureaux et des administrations secondaires.

Le temps est venu de restituer à cette question son importance, et d'associer, pour sa solution, toutes les forces et les volontés, toutes les intelligences et les dévouements en les assimilant, en quelque sorte, sous une direction forte et continue, et en leur imprimant l'unité et l'ensemble qui leur ont manqué trop souvent. L'avenir et la prospérité de la patrie y sont intéressés. Chaque progrès du paupérisme jette dans son sein un germe d'affaiblissement et de ruine. Au milieu de la tourmente qui bouleverse l'Europe, la Belgique ne peut maintenir la haute position qu'elle a conquise dans l'estime des nations et assurer sa sécurité intérieure, qu'à la condition de travailler sans (page 10) relâche à l'amélioration du sort de tous ses enfants. Le problème est posé désormais; il faut le résoudre non seulement dans l'intérêt des classes souffrantes, mais encore dans l'intérêt des classes que leur position et leurs ressources mettent à l'abri du besoin. L'Apologue des membres et de l'estomac est encore vrai aujourd'hui comme il l'était du temps des Romains. De même que toute maladie affecte le corps entier, de même la nation entière ressent les effets de la détresse qui étreint une partie de ses habitants. Il est impossible d'échapper à la loi qui rend toutes les classes solidaires les unes envers les autres, et qui forcément attribue à chacune une part du mal comme du bien qui se produit dans la société.

Si ces vérités ont été longtemps obscurcies ou méconnues, aujourd'hui, heureusement, elles commencent à reprendre leur empire; les esprits, même les plus rebelles, s'ouvrent à la lumière par le sentiment du danger. Le sort des populations flamandes a provoqué des sympathies si vives et si générales, que nous devons croire enfin à l'avènement de cette politique généreuse, réparatrice et vraiment chrétienne, que quelques hommes de cœur avaient vainement invoquée jusqu'ici. Cette politique, le Gouvernement l'a hautement proclamée, lorsque, dans son programme du 12 août 1847, il a adressé au pays cette noble et franche déclaration, qui constitue en même temps un engagement sacré :

« Animé d'un sentiment de justice distributive pour tous les intérêts et pour toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'attention et l'action du Gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses et laborieuses. Sous ce rapport, la situation des populations flamandes doit tenir la première place dans ses préoccupations et dans ses actes.

(page 11) « II n'est pas possible d'envisager de sang-froid la détresse où sont tombés plusieurs districts de ces provinces jadis si florissantes. Il faut qu'ils soient relevés de cet état de décadence. Il y va de l'honneur des Flandres; il y va de l'honneur du pays et du Gouvernement.

« La mission que nous entreprenons est entourée de difficultés présentes; d'autres peuvent être prévues dans l'avenir. Ces difficultés ne nous ont pas fait reculer. Saurons-nous en triompher? Il y aurait présomption à le promettre. Nous n'osons répondre que d'une chose : c'est d'un dévouement sincère et infatigable aux intérêts généraux du pays. Puissent nous venir en aide, pour l'accomplissement de notre tâche, tous les hommes de cœur, d'expérience et de bonne volonté! »

Nous avons salué ces paroles avec joie, parce que nous avions foi dans leur sincérité; le généreux appel qu'elles contenaient a été entendu, et la ferme résolution qu'elles annonçaient s'est déjà manifestée par des actes nombreux et décisifs. En les étayant de son autorité, l'Académie royale de Belgique a bien mérité du pays, et nous serons heureux si nous parvenons à contribuer, pour notre faible part, à atteindre le but proposé au zèle et au dévouement de tous les bons citoyens.

Chapitre premier. - Accroissement de la misère et du paupérisme dans les deux Flandres