Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés     Bibliographie et liens      Note d’intention

 

 

« Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836) », par Henri HAAG,

Bruxelles, Editions universitaires, 1946

 

Chapitre précédent    Table des matières    Chapitre suivant

 

Livre premier. La première session parlementaire

 

Chapitre III. Premières passes d’armes

 

(page 35)  La discussion de la loi communale s’ouvre le 8 juillet 1834, les débats ne débutent réellement que le 22 juillet.

D’une façon inattendue, la séance de ce jour s’ouvre par une rapide et brillante passe d’armes entre Dumortier et Nothomb.

La fatigue dé Dumortier est visible. Convalescent, il se sent toujours las, extrêmement las. Malgré la meilleure bonne volonté, il craint ne plus pouvoir assister aux séances de la Chambre (Moniteur belge, 23 juillet 1834, p. 4 et p. 1 du supplément). Comme la session a été longue et laborieuse, une foule de députés se trouvent dans son cas. Beaucoup sentent le besoin d’un repos bien mérité. Dumortier, se faisant leur interprète, demande l’ajournement de la discussion (Ibid., p. 4 et p. 1 du supplément).

A son banc, Nothomb jubile, sarcastique. Il attendait ce moment. Dumortier vient de découvrir son point faible. Tout frétillant de joie, le torse bombé, notre petit Thiers, comme l’appellent ses amis, profite de l’occasion. Il attaque à fond, dans ce langage dur, bref et impérieux qui est le sien : il n’y a pas d’anarchie dans le pays, mais il y a anarchie dans les lois. Le gouvernement est faible, « le pays demande qu’il soit renforcé et il sait que le gouvernement sera fortifié par la loi communale. » (Ibid., p. 1 du supplément). Nos libertés, dit-on, en recevront un coup mortel. C’est une erreur. « Non, on ne portera point un coup mortel aux liberté communales, mais on portera un coup mortel aux principes d’anarchie. » (Ibid., p. 1 du supplément). Il faut donc voter cette loi, et il faut la voter dans un bref délai.

(page 36) M. Dumortier, poursuit-il ironiquement, en fait une question de force physique. D’après lui, la Chambre s’avoue dans l’impuissance de remplir ses devoirs. Messieurs, « il est de notre dignité de répondre négativement. » (Ibid., p. 1 du supplément). « Si nous sommes fatigués, comme on le prétend, il nous faut ramasser ce qu’il nous reste de courage, pour faire sortir le pays d’une situation qui ne doit point se perpétuer. » (Ibid., p. 1 du supplément).

Nothomb se trouve extrêmement satisfait de la fatigue de la Chambre et de la mise hors de combat du leader de l’opposition. Une Chambre lasse, éreintée, sans ressort, acceptera plus facilement les propositions du gouvernement qu’une Chambre fraîche et reposée. A tout prix, il faut donc empêcher l’ajournement.

Une discussion s’engage. A l’adresse de Dumortier, Nothomb continue de lancer ses traits empoisonnés. Devant ses yeux, il passe et repasse le drap rouge : « Il peut y avoir deux sortes de personnes qui entravent les travaux de la Chambre, ce sont celles qui ne font rien et celles qui veulent trop faire. » (Ibid., p. 2 du supplément). Les députés éclatent de rire .

Les yeux de Dumortier lancent des éclairs. Exaspéré par la froide ironie de Nothomb, il se lève, frémissant, sa voix tonnante couvre les derniers rires : « Je vais régler mes comptes avec lui », s’écrie-t-il (Ibid., p. 2 du supplément). Il est décidément trop facile de venir jeter à la figure de l’assemblée le défi de déclarer qu’elle est fatiguée, qu’elle est impuissante, alors que soi-même l’on se contente de parader un moment entre les bancs de la Chambre, alors qu’on n’a jamais fait un seul rapport sur quoi que ce soit.

Nothomb m’accuse de travailler trop ! Au lieu de recourir à des insinuations, qu’il aborde franchement la question, qu’il reprenne les calomnies de l’Indépendant, qu’il dise comme lui, que j ‘ai fait violence à mes collègues de la section centrale pour exercer les fonctions de rapporteur de la loi ! J’en appelle à mes honorables collègues de la section centrale. Y a-t-il là-dedans un mot de vrai ? « Cela (page 37) n’est pas vrai », approuve M. Raikem, le président. (Ibid., p. 2 du supplément) « Sans doute, reprend Dumortier, je suis fier de remplir les fonctions de rapporteur, mais je ne les ai pas recherchées. » (Ibid., p. 2 du supplément).

Là-dessus, la Chambre, abandonnant l’idée d’une clôture prématurée, aborde la discussion du projet. Au milieu d’une masse immense d’articles, sans importance, se dessinent trois positions-clefs, qui dominent de haut toute la loi.

Une fois ces positions emportées, les autres tombent nécessairement, Ce sont 1° le mode de nomination des bourgmestres ; 2° le mode de nomination des échevins ; 3° le mode de révocation ou de suspension des bourgmestres et des échevins.

De part et d’autre, les forces sont prêtes. Puisque le gouvernement veut la bataille, il l’aura ! L’assaut commence par la première de ces positions : la nomination du bourgmestre.

Le gouvernement a décidé que le Roi nommerait et révoquerait les bourgmestres. Il pourrait les choisir dans le conseil ou hors du conseil. Dans ce dernier cas les bourgmestres n’auraient que voix consultative. En termes plus simples, ce jargon juridique veut dire ceci : pour être nommé bourgmestre, point n’est besoin du consentement des électeurs. Sans recourir aux élections, par un simple décret, le Roi peut choisir dans la commune absolument qui lui plaît. (Ibid., p. 2 du supplément)

La section centrale s’oppose à ces prétentions. Voici sa proposition : Le Roi nomme le bourgmestre, il le choisit dans le sein du conseil. Le choix du Roi est donc restreint aux conseillers communaux. Et ces conseillers, évidemment, ont été élus en bonne et due forme par les habitants de la commune. (Ibid., p. 2 du supplément)

Trois propositions plus radicales encore que celle de la section centrale sont, en outre, déposées sur le bureau. Doignon aimerait que le Roi fasse son choix sur une liste de candidats présentés directement par le corps électoral, et Dumortier sur une liste triple présentée par le conseil ; de Robaulx, enfin, voudrait que le Roi n’intervienne en rien et laisse les habitants de la commune élire le bourgmestre, comme bon leur semble. (Moniteur belge, 23 juillet 1834, p. 2 du supplément ; ibid., du 24 juillet 1834, p. 2 du supplément, ibid., du 25 juillet 1834, p. 4 du deuxième supplément). Ces trois propositions, d’emblée, n’ont aucune chance de réussite. La bataille se livre uniquement entre la proposition du gouvernement et celle de la section centrale.

Le vingt-deux juillet, première journée, les forces légères de l’opposition, engagent donc l’ennemi, démocrates catholiques et libéraux étroitement mêlés. On entend Rodenbach l’aveugle, d’Hoffschmidt, le Luxembourgeois. Au catholique Desmet reviennent les honneurs de la séance.

Il se montre amer, accusateur, n’accorde rien, suppose au pouvoir des intentions liberticides : le ministère veut supprimer vos anciennes franchises et vous vous étonnez ? Décidément vos illusions sont tenaces ; comme s’il n’était pas de l’essence du gouvernement de faire du despotisme, de détruire « tout ce qui peut lui montrer de l’opposition ; de gouverner tout par lui-même, de se mêler de tout, d’intervenir partout, d’être au-dessus de la constitution », de ne s’en servir que pour augmenter son pouvoir absolu et diminuer la liberté et les droits du peuple (Ibid., 23 juillet 1834, p. 4 du supplément). Le complot est clair, on en veut à nos libertés, on veut détruire l’oeuvre de septembre et faire à nouveau dominer sur la société le despotisme des maires de l’Empire.

Le Journal des Flandres est tout à fait de cet avis « C’est une honte pour le pays, que les hommes du pouvoir ne sachent interpréter qu’à leur profit le gouvernement représentatif, et qu’ils ne s’appliquent qu’à en dénaturer tous les bienfaits. » Le ministère veut servilement imiter Louis-Philippe, qui lui-même, a bien déçu ses premiers admirateurs, en se mettant à la remorque des puissances absolutistes (Journal des Flandres, 11 juillet 1834, p. 1).

*   *   *

Le 23 juillet, s’ouvre la deuxième journée. La température de l’assemblée est toujours au plus haut. Nothomb se charge de la maintenir à niveau : le désaveu donné hier par le président Raikem lui pèse, l’humilie. Il tient à se venger, à marquer à nouveau sa supériorité. Dans cette mauvaise querelle avec Dumortier, il veut le dernier mot.

A peine la séance ouverte, d’un pas décidé, il grimpe à la tribune d’où il lance ces mots en répondant hier à l’honorable Dumortier, le président n’a pas dit « c’est un mensonge », mais simplement, « cela n’est pas vrai ». Or le Moniteur porte, « c’est un mensonge. » Qui a mis dans le Moniteur des mots que le président n’a pas dits, qui a changé la fin de son propre discours, en répétant des expressions que le président n’a pas prononcées ? C’est Dumortier, le questeur de la Chambre.

Nothomb triomphe. « Nous savons maintenant qu’un membre de cette Chambre, qui, en vertu des fonctions dont la confiance de ses collègues l’a revêtu, est chargé de surveiller la rédaction du compte rendu de nos séances, s’est transporté au bureau du Moniteur et a intercalé, dans l’un de ses discours, des expressions inconvenantes, que notre président n’avait pas prononcées. L’assemblée aurait à décider jusqu’à quel point, elle devrait continuer ses fonctions à un questeur qui a fait un pareil abus ; s’il se renouvelait. » (Moniteur belge, 24 juillet 1834, p. 4). Pour cette fois, Nothomb condescend à se montrer modéré. Il espère que cette leçon suffira, que « les choses ne se passeront plus ainsi. Monsieur Dumortier n’ira plus falsifier le compte rendu des séances. » (Ibid., p. 4).

Son adversaire publiquement bafoué et humilié, Nothomb se rassied, parfaitement content de lui-même. Dumortier, fort embarrassé, honteux, essaye de se justifier, mais sans grand succès. La sonnette du président retentit. L’intermède est clos, les débats sérieux reprennent.

Des deux côtés, le gros des forces se découvre et entre en mouvement, les orateurs les plus importants apportant leurs arguments décisifs.

Le ministre Rogier défend son projet (Ibid., p. 2 du supplément) : Où le Roi choisira-t-il le bourgmestre ? Dans le conseil ou hors du (page 40) conseil ? En d’autres termes, ce choix doit-il être subordonné à une élection préalable, voilà le point en litige. Que la Chambre se rassure. Le gouvernement n’a pas intérêt à vexer la commune, il ne choisira le bourgmestre en dehors du conseil, qu’en cas de nécessité majeure. Figurez-vous, par exemple, un gros propriétaire campagnard, un hobereau de province. Grâce à ses fermiers il pourra entièrement dominer le conseil et gouverner à sa guise. C’est alors que le gouvernement interviendra, et nommera une personne qui n’est pas à la dévotion du hobereau, sauvant ainsi la commune de la dictature d’une famille. Ne voilà-t-il pas de l’excellent libéralisme ? Et, dans ce cas, ne l’oublions pas, le bourgmestre n’aura au conseil que voix consultative et non voix délibérative.

François Dubus n’est pas de cet avis. D’un ton grave, il articule ses arguments, soupèse ceux du ministre, perce les sophismes. Le silence est religieux, tout le monde écoute avec recueillement. Visiblement, François Dubus produit une grosse impression.

Il se montre partisan du statu quo, c’est-à-dire de l’élection directe sans intervention du Roi. Pourquoi changer de système, alors que les résultats sont excellents ? Avant de porter atteinte au droit, il faut attendre la preuve flagrante de l’abus. Si c’est nécessaire, il sera toujours temps de changer la situation actuelle, mais revenir sur une loi votée hâtivement, cela n’est pas possible. « Il n’y a donc aucun danger à faire une loi libérale, tandis qu’il y en a un très grand à retirer au peuple les libertés dont il jouit, parce qu’elles seraient confisquées pour toujours. » (Moniteur belge, 25 juillet 1834, p. 2 du supplément). Craignons avant tout, qu’au nom de ce mot magique, l’ordre, on ne nous pousse comme des moutons sur la voie du despotisme. Restons maîtres de nous-mêmes. Il est faux, absolument faux, que les communes se trouvent dans une situation anarchique. Dans la plupart des localités, les résultats de l’élection directe sont excellents, tout fonctionne à la satisfaction générale. Pourquoi changer de système ?

Le gouvernement ne fait que de bons choix, dit le (page 41) ministre, tandis que ceux du peuple se révèlent souvent mauvais. Ce raisonnement est ridicule. Pourquoi le gouvernement ne pourrait-il faire que de bons choix ? Parce que, répond le ministre, il aura intérêt à n’en pas faire de mauvais. Mais cette raison peut être appliquée tout aussi valablement à l’élection populaire. Le peuple a encore plus d’intérêt que le gouvernement, à ne pas faire de mauvais choix, puisque c’est sur son bonheur à lui, que le choix doit influer directement.

« Si vous admettez les propositions du gouvernement, conclut Dubus, le bourgmestre et les échevins seront nommés par le Roi. Il y aura dans chaque commune trois ou quatre agents du pouvoir. Indépendamment de cela, le gouvernement veut avoir des agents révocables dans tous les cantons, il veut placer des commissaires de police près de toutes les justices de paix. Ainsi, le pays sera peuplé d’agents du gouvernement qui pourvoiront, non à l’intérêt du peuple, mais à l’intérêt des hommes qui seront au pouvoir, à l’intérêt de leur conservation. » (Ibid., p. 3 du supplément)

La force logique, le calme et un raisonnement de Dubus emporte l’adhésion raisonnée de la majorité. Dès ce moment le gouvernement a perdu la partie. Dubus, a vaincu, la brèche est faite, les orateurs qui suivront ne feront plus que l’élargir.

*   *   *

Le 24 juillet, troisième journée, commence par l’habituel intermède Dumortier-Nothomb. Dumortier, dans sa furieuse envie d’humilier Nothomb à son tour, vient de faire une amusante découverte. « Je vous ai rendu et vous rendrai toujours personnalités pour personnalités, injures pour injures, en vous laissant toutefois le mérite d’être provocateur. » Cette violente phrase de Nothomb, qu’on peut lire dans le Moniteur, n’a jamais été prononcée telle quelle, s’écrie Dumortier. C’est Nothomb, qui l’a ajoutée par après à son discours imprimé. Ainsi ce député a l’audace de nous reprocher ce qu’il fait lui-même : Je lui renvoie ses injures et ses leçons. Que la Chambre juge entre nous. (Ibid., p. 4 du supplément)

(Page 42) Sur ces paroles s’élève un formidable vacarme. Au milieu du bruit on entend ces mots de Desmanet de Biesme : Si ces messieurs veulent renouveler leurs discussions, qu’ils aillent s’expliquer en dehors de la Chambre. « J’accepte volontiers cette manière de clore le débat, déclare Nothomb.» « Et moi aussi, rétorque Dumortier, je l’accepte de toutes les manières. » (Ibid., p. 1 du supplément). Un duel s’ensuivra-t-il ? Nous n’avons trouvé aucun document qui nous permît de l’affirmer.

La querelle Dumortier-Nothomb décidément close, la Chambre revient à son ordre du jour. de Theux défend mollement la cause gouvernementale, attaquée de toutes parts. Dechamps se montre partisan de la section centrale. Dumortier, dans un discours très faible, essaie de prouver l’inconstitutionnalité du projet Rogier (Ibid., 26 juillet 1834, p. 3 et 4 du deuxième supplément). La Chambre est fatiguée, de toutes parts on crie, aux voix ! Depuis le discours de Dubus, la cause est entendue : la section centrale l’emporte par 34 oui contre 31 non (Ibid., p. 1 du troisième supplément).

*   *   *

La nomination des échevins voici le second point où vont se heurter avec la dernière violence les hommes du « mouvement » et du juste milieu ».

Dans les communes de trois mille habitants et au-dessus, le Roi nomme et révoque les échevins ; dans celles d’une population inférieure, ils sont nommés et révoqués par le gouvernement au nom du Roi. Telle est la proposition du gouvernement (Ibid., p. 1 du supplément).

Celle de la section centrale ne diffère guère : elle demande que les échevins soient nommés par le gouvernement, sur une double, ou triple liste de candidats, présentés par le conseil et parmi les membres de ce conseil (Ibid., p. 1 du supplément).

L’entente aurait été facile sans l’opposition des radicaux, qui ne veulent pas entendre parler de nomination des échevins par le Roi ou le gouvernement. Doignon demande (page 43) que le conseil élise les échevins parmi ses membres ; Julien, qu’ils soient directement nommés par les électeurs (Ibid., p. 2 et 28 juillet 1834, p. 2 du supplément).

Une seule question domine donc le débat : oui ou non le gouvernement interviendra-t-il dans la nomination des échevins ? Si oui, les députés peuvent choisir entre les projets du gouvernement et de la section centrale ; si non, entre l’amendement Doignon ou Julien.

C’est Julien, radical libéral, qui fournit le thème de l’attaque : La nomination des échevins par le Roi est inconstitutionnelle (Ibid., 26 juillet 1834, p. 2). L’article 108 de la constitution est formel : A l’exception des chefs des administrations communales, tous les membres du conseil seront élus directement par les électeurs. Et « quels sont les chefs de l’administration communale si ce ne sont les bourgmestres » (Ibid., p. 2). Les échevins ne peuvent être mis sur la même ligne, puisqu’ils n’ont pas les mêmes pouvoirs. Le bourgmestre est président, il est le premier magistrat de la commune. La constitution ne prononce qu’une seule exception, l’étendre aux échevins, c’est violer la constitution.

Mérode et Rogier combattent de leur mieux les arguments de Julien. Pour bien comprendre le sens de l’article 108, il faut, dit Rogier, se reporter aux discussions du Congrès (Ibid., p. 3). Alors tout s’éclaire, le doute n’est plus possible, la nomination des échevins par le Roi s’avère on ne peut plus constitutionnelle

La Chambre va-t-elle se laisser convaincre par le ministre ? Le moment est grave une seconde fois, Dubus se lève. Lui aussi retourne aux discussions du Congrès, pousse plus à fond encore l’analyse des rapports des différentes sections, le compte rendu des séances des principaux journaux, qu’ils soient ministériels ou opposants, et finalement conclut de ce long examen : Il est évident que par l’article 108, le Congrès n’a eu en vue que le bourgmestre et non les échevins.

Grâce à Dubus, l’opposition regagne ce que le discours de Rogier lui avait fait perdre de faveur. Il sera difficile au (page 44) pouvoir de tenir ses positions. Ses chefs ont eu le tort de se faire manoeuvrer par Jullien et Dubus, de les suivre dans leur querelle de juristes. C’est ce que comprend Devaux. Pour sauver le gouvernement, il ne faut plus se défendre, il faut attaquer, porter l’offensive sur un autre point et, à son tour, obliger l’opposition à la défensive.

Le vrai système représentatif, dit Devaux, ne demande pas qu’on élise les représentants pour administrer le pays, mais pour contrôler ceux qui administrent (Ibid., 28 juillet 1834, p. 2 et 3).

Faire élire les administrateurs est une chose absurde. En ce cas, « que ne fait-on élire les ministres et même les généraux, si les choix des électeurs sont toujours bons ? » (Ibid., p. 3). « Les élections sont incapables d’amener des hommes à aptitudes spéciales, pas plus des administrateurs que des généraux. Les élections ne peuvent donner que la représentation de l’opinion politique du pays. » (Ibid., p. 3). Le véritable système représentatif est donc celui-ci : d’une part le pouvoir qui choisit librement ses fonctionnaires, ses administrateurs, ses compétences ; d’autre part le peuple, qui contrôle la gestion des agents du pouvoir.

Alors, nous dira-t-on, « vous voulez imposer aux communes des hommes dont, peut-être, elles ne veulent pas ? Les communes ne pourront pas gérer elles-mêmes leurs affaires ? Mais, pourquoi les communes auraient-elles un droit contraire à leur intérêt et un droit que le pays tout entier n’a pas ? Il n’y aura pas pour cela plus de despotisme dans la commune, qu’il n’y en a dans l’Etat... Si la commune a des échevins, dans la nomination desquels le pouvoir royal intervient mais qui sont contrôlés par le conseil, elle ne serait pas plus opprimée que l’Etat, dont le Roi nomme les ministres. « Je ne vois pas la nécessité, alors que nous avons créé un gouvernement monarchique, de jeter dans le pays deux mille cinq cent républiques, sauf au pouvoir central à les faire tenir ensemble,, sans qu’on lui en donne les moyens. » (Ibid., p. 3).

Cette vigoureuse sortie du grand doctrinaire déconcerte visiblement l’opposition, dérange ses projets, l’accule à son tour à la défensive. Les questions juridiques passent bon gré mal gré au second plan. Le problème est entièrement renouvelé. Le gouvernement, en dépit des contre-attaques de Dumortier, tient bon sur les lignes essentielles : il interviendra dans la nomination des échevins. Son projet est adopté par 34 oui contre 28 non.

*    *    *

Un dernier article d’importance reste à discuter : la révocation et la suspension des bourgmestres et échevins.

Après un court débat, le gouvernement se rallie, en cette matière, au projet de la section centrale, que voici : « Les bourgmestres et échevins sont révoqués par le Roi. Ils peuvent être suspendus de leurs fonctions par la députation provinciale, à charge d’en donner avis dans les vingt-quatre heures au gouvernement. La durée de la suspension ne peut excéder trois mois. » (Ibid., 29 juillet 1834, p. 4). de Theux propose un amendement beaucoup plus modéré : « Les bourgmestres et échevins peuvent être suspendus de leurs fonctions par le gouverneur ou par la députation provinciale pour le terme de trois mois au plus, pour cause d’inconduite ou de négligence grave. Les échevins peuvent, dans les mêmes cas, être démis par la députation provinciale. Les bourgmestres peuvent être révoqués de leurs fonctions par le Roi. » (Ibid., 30 juillet 1834, p. 1). Certains radicaux enfin, insatisfaits par l’amendement de Theux, refusent même au pouvoir le droit de révocation.

La véritable lutte n’aura lieu qu’entre les partisans du projet de la section centrale, auquel s’est rallié le gouvernement, et ceux qui prônent l’amendement de Theux.

Dumortier, bien que rapporteur, se montre en cette occasion l’adversaire résolu de la section centrale. Dans cette section, dit-il, les décisions sur la révocation des bourgmestres et échevins n’ont été prises qu’à la majorité (page 46) d’une voix. Il était alors parmi les opposants, il l’est encore aujourd’hui (Ibid., p. 2 et 3).

Les ministres nous disent, continue Dumortier : celui qui nomme doit pouvoir révoquer, or le gouvernement nomme, donc, il doit pouvoir révoquer. Pur sophisme. Vous autres députés vous êtes nommés par le peuple, a-t-il le droit de vous révoquer ? Les juges sont nommés par le Roi, le Roi a-t-il le droit de les révoquer ?

Les bourgmestres et les échevins ne sont pas des employés du gouvernement, mais des magistrats. Voilà la grosse, l’énorme différence que le gouvernement se refuse à comprendre. L’employé doit une obéissance aveugle à ses maîtres. Un magistrat par contre, n’est pas une simple « machine à impulsion », « il peut et doit raisonner les ordres qu’on lui donne ». « Il faut que tout magistrat puisse apprécier la nature de l’ordre dont l’exécution lui est confiée. Il ne peut violer la constitution, les lois, pour faire plaisir à un ministère qui, de sa nature est transitoire, qui, demain peut-être aura disparu de la scène du monde. » (Ibid., p. 3).

Il faut donc poser des cas bien précis de destitution. Il faudrait que le gouvernement ne puisse destituer un bourgmestre que dans certains cas, connus d’avance, et catalogués. Sinon, qui accepterait encore d’être bourgmestre ? Se trouverait-il encore en Belgique un seul homme d’honneur qui consentît à accepter des fonctions qui pourraient lui être retirées, brutalement, d’un moment à l’autre, parce qu’il ne s’est pas humblement soumis aux caprices de ses maîtres ? Mais plus aucun homme qui se respecte ne voudrait encore être bourgmestre à ces conditions (Ibid., p. 3).

Le gouvernement a tout pouvoir sur les actes de la commune, cela doit lui suffire pour la faire rentrer dans l’ordre, si elle s’en écarte. Qu’il ne demande pas plus, qu’il n’introduise pas dans notre pays un système qui y a toujours été ignoré. Au cours de notre histoire, jamais dans nos provinces le pouvoir n’a eu le droit de destitution et de révocation des magistrats de la commune (Ibid., p. 3).

(page 47) La voix de Dumortier, cette voix rauque, cette voix puissante que nous lui connaissons (WEYER S. VAN DE), Simon Stevin et M. Dumortier, 3ème édit., p. 6. - Il s’agit d’un témoin), se déploie, s’élève, s’enfle, roule et fond comme la tempête sur les ministres étonnés, leur traverse la tête et le coeur. L’assistance, jusque-là un peu distraite (Lettre de François à Edmond Dubus du 28 juillet 1834 ; archives du vicomte Ch. Du Bus de Warnaffe, farde IX), maintenant fascinée, retient son haleine. Dumortier, avec une fougue inouïe, livré, abandonné à son inspiration, aux grandes idées auxquelles il s’est corps et âme dévoué, reprend son discours et, dans une magistrale conclusion, s’élève aux plus hautes cimes de l’éloquence parlementaire.

« Maintenant, s’écrie-t-il, s’il est dans cette enceinte des hommes qui voulussent de plus en plus détruire les libertés de la commune, qui consentissent à l’avilissement, à l’asservissement des magistrats populaires, qui prétendissent les livrer au pouvoir pour faire d’eux un instrument électoral, comme on l’a donné à entendre, je leur dirai : continuez, messieurs, continuez le sacrifice, immolez sur l’autel du pouvoir les libertés publiques conquises par la révolution ; mandataires du peuple qui vous a envoyés pour défendre ses droits, abandonnez, sacrifiez ses intérêts les plus chers et les plus sacrés. Pour moi, le sang des victimes de septembre est encore présent à mes yeux ; il me rappelle les efforts qu’a coûtés la conquête de nos libertés. Jamais, non jamais, je ne consentirai à les sacrifier, à les anéantir. Jamais je ne consentirai à immoler tous nos magistrats au bon plaisir du pouvoir.

Eh ! qu’importe à la Belgique d’avoir fait une révolution si un gouvernement despotique succède à un gouvernement despotique. Pensez-vous persuader au peuple que vous êtes en droit de lui ravir ses libertés ? Qu’importent au peuple les hommes qui le gouvernent ? Est-ce pour eux qu’il a versé son sang aux grands jours du combat ? Pour moi, peu m’importe quels sont les hommes ; ce sont les choses que je considère ; c’est pour la liberté que la révolution s’est faite, c’est elle seule que nous devons défendre. Messieurs, (page 48) dussent mes paroles tomber comme un plomb sur ce tapis, je ne regretterai pas de les avoir fait entendre. Au moins, sj ma voix n’a pas d’écho dans cette enceinte, rentré dans ma province, si les magistrats d’une commune me rencontrent, derrière moi, ils ne pourront dire « C’est notre représentant, c’est lui qui nous a vendus. » (Moniteur belge, p30 juillet 1834, p. 3). A cette dernière, terrible et directe apostrophe, un grand frisson parcourt l’assemblée (Ibid., p. 3).

Après cette étourdissante harangue, l’une ou l’autre voix commune peut encore se faire entendre, elle ne fera que mieux apprécier les accents passionnés du grand orateur, accents qui, jusqu’au vote final, planeront dans l’hémicycle, comme autant d’indestructibles ondes. Par 52 voix contre 15, le Chambre préfère l’amendement de Theux au projet du gouvernement, (Ibid., p. 2 du supplément). Dumortier n’a pas lutté en vain.

*   *   *

Lors du premier vote le système moyen de la section centrale l’a presque toujours emporté. Aussi, ni les gouvernementaux, ni les démocrates ne sont-ils satisfaits des résultats obtenus. Tous deux comptent sur le second vote, pour faire prévaloir leurs projets.

A ce moment, sans que rien le fasse prévoir, éclate le plus imprévu des orages. Le 1er août 1834, le ministre Lebeau, toujours digne dans sa redingote professorale, monte à la tribune, présente deux projets de loi, puis, d’une voix calme, annonce qu’il se retire du cabinet, ainsi que Rogier. Il se refuse à donner les motifs de sa démission (Ibid., 2 août 1834, p. 5).