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« Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836) », par Henri HAAG,
Bruxelles, Editions universitaires, 1946
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(page 17) L’idéal du Congrès n’est pas la
monarchie d’ancien régime, mais une monarchie toute différente, d’une espèce
encore inconnue, « une monarchie sans pompe, sans luxe, presque sans
influence » (Voir Moniteur
belge, 4 juillet 1832, p. 1 du supplément). Que peuvent imaginer de mieux nos
congressistes, sinon un Roi à leur image et ressemblance un Roi bourgeois. Ils
le voient déjà dans leurs rêves, ce serait un vrai père du peuple, débonnaire,
de goûts modestes, portant chapeau gris et parapluie, distribuant partout force
poignées de main, ne s’occupant pas des affaires : un second Régent, un autre
Louis-Philippe (Voir Moniteur
belge, 5 février 1832, p. 1. Le député Seron cite des extraits d’un
discours de Lebeau, au Congrès.)
Louis-Phliippe surtout les impressionne. Père de
nombreux enfants, vertueux, travailleur, il a connu la misère, aime le peuple.
On le croise en rue, on l’aborde : Sire, un verre de vin ? On trinque (Cf.
THUREAU-DANGIN (P.), Histoire de la
monarchie de juillet, 3è édit., t. I, p. 105). Et avec cela, pas de chic, des habits usés,
des culottes crottées, un chapeau rond (Cf. BERTAUT
(J), Le faubourg Saint-Germain, p. 220).
Aux dîners officiels, lui-même découpe avec adresse la poularde truffée.
« Désirez-vous une aile, une cuisse ou du blanc », demande-t-il aux invités
ravis (Cf. THUREAU-DANGIN (P.), op. cit.,
pp. 221-222) ?
« Que parlez-vous de Cour, disait-il à Dupont de l’Eure, est-ce que je
veux une Cour ? » (Ibid., p. 108) On va au palais royal avec des bottes, tout
le monde y entre (Ibid., p. 109). Un jour Lafayette présente au Roi une série
d’individus de curieuse mine : Sire, les condamnés politiques, par un des leurs
(Ibid., p. 99).
Louis-Philippe accueille tout (page 18)
ce monde avec son expansion habituelle (Cf.
THUREAU-DANGIN (P.), op. cit., p. 13). Il tutoie les ministres, se livre
au premier venu, quel homme admirable !
Les Belges auraient beaucoup désiré comme Roi son propre fils, le duc de
Nemours. L’Angleterre ne voulut pas. Il fallut accepter Léopold.
Avant même de le connaître, ils se méfient un peu de ce monarque. Mais
après tout, c’est quand même « leur » Roi, non plus un Roi sacré et
consacré, nimbé d’on ne sait quelle autorité divine, imposé par l’étranger,
vivant à l’étranger, mais un Roi qu’eux-mêmes ont choisi, élu, un Roi qui leur
doit son trône, sa fortune et son pouvoir. De toute façon pensent nos députés,
celui-là respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Et ils se
rengorgent.
Arrive Léopold, « maigre, grand, pâle, droit, l’air froid et triste »,
paraissant plus vieux que son âge (BUFFIN
(C.), La jeunesse de Léopold Ier, p.
227 ; LICHTEVELDE (L. de), Léopold Ier et la formation de
Immédiatement, le Roi vous met à l’aise. Ses manières sont très
affables, infiniment courtoises et bienveillantes. Mais d’une bienveillance un
peu sévère, d’une courtoisie si raffinée, qu’elles marquent les distances
plutôt qu’elles ne les effacent (LICHTEVELDE
(L. de), Léopold Ier, op. cit., p. 357). Les affaires sérieuses examinées, Léopold modifie le ton de la
conversation, la saupoudre d’un peu de gaîté de bon aloi, d’une fine ironie, se
rappelle pour vous quelques souvenirs, quelques anecdotes amusantes et
finalement vous renvoie à la fois charmé et subjugué (Ibid., p. 357). Impossible un seul instant
d’oublier que vous vous trouviez en présence de Sa Majesté. Le Roi bourgeois
n’était qu’un rêve.
Léopold, lui, est une réalité. Derrière son front impénétrable que
d’expérience déjà, que d’ambitieux desseins, (page 19) de souffrances enfouies, que de destin ! Successivement
prince allemand, colonel du Tzar, prince consort d’Angleterre, presque maître
du monde... Mais à quoi bon remuer ces douloureux souvenirs ? Dieu ne lui
présente-t-il pas une dernière chance ?
Sous peine de passer le reste de sa vie dans l’obscurité et l’amertume,
il a dû accepter le trône de Belgique. Résigné, il en admet les conséquences,
mais non pas toutes. Il veut bien transiger avec la révolution, non pas
l’embrasser ; céder quelques-unes des prérogatives de la royauté, quelques
marques extérieures de respect, non pas abdiquer tout pouvoir et toute dignité.
Ceux qui cherchent à limiter son influence, ceux qui le traitent simplement
comme « le premier des citoyens » ne sont pas ses amis, mais, dès l’abord, ses
adversaires.
Roi par la grâce du peuple ! Autant cette origine flatte les bourgeois,
autant elle l’humilie. N’être pas mis sur le même pied que les souverains
« légitimes », provoque chez lui un ressentiment secret envers la
révolution, qui pourtant, l’a porté au pouvoir.
Ses idées politiques s’inspirent de trois systèmes différents :
l’allemand, le français et l’anglais.
Une longue hérédité de seigneurs allemands détermine ses convictions les
plus profondes. Communes à tous les princes de l’époque, elles peuvent se
réduire à une proposition très simple : nous sommes d’une race supérieure et
Dieu nous a donné mission de veiller au salut du peuple.
Si les nouveaux principes d’égalité et de liberté n’entament en rien
l’inébranlable certitude, qu’a Léopold de sa supériorité, ils le forcent
pourtant à réfléchir. La révolution française lui prouve par les faits, que la
prédominance d’une classe n’a rien d’éternel ni de nécessaire. Son voyage à
Paris, surtout, lui ouvre l’esprit (CORTI (E.) et BUFFIN (C.), Léopold 1er, oracle politique de l’Europe, pp.
17-18). Les réformes
surprenantes du régime nouveau code civil, morcellement des terres, banque de
France, autant de créations hardies dont il doit convenir.
Le système anglais enfin, amène ses idées à leur dernier (page 20) degré de maturité. Il le voit
fonctionner sous ses yeux, s’y intéresse. Aidé de son confident, Stockmar, il l’étudie, dans son ensemble, comme dans ses
détails (CORTI (E.) et BUFFIN (C.),
op. cit., pp. 56-57).
Ce système concilie, d’une façon aussi ingénieuse que remarquable,
l’ancien régime et le nouveau, les idées d’autorité et de liberté, de
légitimité et d’égalité. Ce n’est plus l’absolutisme, définitivement dépassé,
ce n’est pas la république, encore dans les brumes de l’avenir. Léopold y voit
un heureux compromis entre un passé qu’il regrette et un avenir qu’il redoute,
il se montre partisan du gouvernement représentatif.
Mais ce gouvernement comprend bien des nuances et même des degrés,
suivant l’autorité qu’on attribue au Roi et aux Chambres. Il est vrai de dire
que Léopold se montre partisan de cette sorte de gouvernement, à condition
d’ajouter immédiatement en homme d’ancien régime qui, au-dessous de ses idées
nouvelles, conserve certains préjugés. Ce qu’il appelle le « véritable
esprit constitutionnel » n’est pas celui de bien des libéraux de son
temps. Dans son gouvernement idéal, il réclame pour le Roi une part très
considérable d’autorité et, pour le parlement, un simple droit de contrôle (BUFFIN (C.), La jeunesse de Léopold Ier, p. 149). Il est absolument opposé à la formule des
whigs, reprise par Thiers : le Roi règne et ne gouverne pas. « Je crois
nécessaire, dit-il, qu’il fasse les deux. » (LICHTEVELDE
(L. de), Léopold Ier, op. cit., p. 164) Son rêve serait le gouvernement du Roi, entouré de ses ministres et
soumis au bienveillant contrôle d’un parlement censitaire.
Mais objectera-t-on : et la constitution ? « L’absurde » constitution
belge ! (RIDDER (DE), Léopold Ier et les catholiques belges,
dans Revue catholique des idées et des
faits, 30 septembre 1927, p. 3). Ah, certes, il n’était pas là quand on l’avait discutée, il ne fut
pas appelé à la barre, il n’eut pas l’occasion de défendre ses droits. Au moins
peut-elle être modifiée, avait-il demandé à la députation du Congrès ? Celle-ci
lui signalant l’imprudence d’une pareille initiative, il avait appelé son ami,
le sage Stockmar, l’homme (page 21) des situations difficiles. Faites toujours un essai, lui
avait conseillé Stockmar. S’il n’est pas favorable
vous en ferez part aux Chambres. Si jusque là vous avez agi consciencieusement,
le peuple vous soutiendra, il acceptera volontiers les changements nécessaires
(JUSTE (Th.), Léopold Ier, t.
I, pp. 105-106).
Stockmar avait raison, pourquoi ne pas
essayer ? Les textes ne sont jamais d’une précision telle qu’il n’y ait
possibilité de les solliciter. Léopold n’est-il pas habile, suprêmement habile
? Jadis n’eut-il pas raison du Régent d’Angleterre ? Ce n’est certes pas le
gouvernement belge, « ce gouvernement d’avocats qui ne fait que brailler » (CORTI
(E.) et BUFFIN (C.), op. cit.,
p. 75) qui lui
inspirera de la crainte.
Aussi, dès les premières années du règne, malgré des forces bridées de
toutes parts, c’est merveille de le voir manœuvrer ses ministres, comme en se
jouant. Lui-même, habituellement, leur dicte les directives générales, le plan
de conduite, les problèmes à résoudre, voire leur solution.
Les ministres ne sont pas un obstacle à son autorité. Encore novices en
ces affaires de l’Etat, ils ne demandent qu’à s’appuyer sur sa forte
expérience.
Par contre, que d’entraves du côté des Chambres ! Quels hommes
impossibles que ces parlementaires hargneux devant le pouvoir, craintifs devant
l’opinion, exigeants, toujours insatisfaits ! Parmi eux que d’exaltés ! Que de
têtes chaudes, ! Seron qui s’habille « à la
révolutionnaire » avec un gilet rouge à double rang de boutons et un chapeau à
cornes ; Gendebien qui va jusqu’à refuser une décoration ; Dumortier, ce « fou
incurable et méchant » ! (RIDDER
(DE), Léopold Ier et les catholiques
belges, dans Revue catholique des
idées et des faits, 30 septembre 1927, p. 3). Tant d’autres.
Décidément une Chambre plus docile serait indispensable. Il faudrait
influencer les électeurs, les éclairer, les pousser dans la bonne voie s’ils se
montrent rebelles. Mais comment ?
A cette époque le gouvernement ne se trouve pas encore aux prises avec
les masses énormes et insaisissables nées du suffrage universel. Il est en face
de quelques personnes, de quelques familles, de quelques clans. La propagande
est individuelle, d’homme à homme.
Pour s’assurer une position inexpugnable il suffirait donc d’avoir dans
tout le pays des agents dévoués, influents, amovibles. Ils propageraient les
saines doctrines, surveilleraient les opposants, renseigneraient le
gouvernement, organiseraient de bonnes élections. Ces agents, si utiles, sont
tout indiqués. L’Eglise n’a-t-elle pas dans chaque localité ses curés et ses vicaires
? Au gouvernement d’avoir ses bourgmestres et ses échevins.
Jusqu’à présent, chaque commune conserve dans le pays l’indépendance
d’une petite république. Bourgmestres et échevins sont nommés par les
électeurs. Cette situation, anarchique et féodale, doit cesser. Accorder au Roi
la nomination des bourgmestres et des échevins est une nécessité. Par cette
solution simple, économique, élégante, tous les problèmes du gouvernement
seront résolus.
Il y a, dira plus tard le rapporteur de la section centrale, 2.738
communes en Belgique. Si le Roi peut nommer bourgmestres, échevins et
secrétaires communaux, le gouvernement disposera de 10.952 électeurs tout
dévoués. Notre pays compte environ 47.000 électeurs, dont seule la moitié,
environ, prend part au vote. Avec ces 10.952 électeurs assurés, le gouvernement
pourra obtenir facilement l’unanimité de
La constitution, notons-le bien, laisse le champ libre aux innovations.
Elle se contente d’arrêter les principes généraux, abandonnant aux futures
Chambres le soin de les codifier en lois. Dans quelle mesure les communes
seront-elles dépendantes ou indépendantes du gouvernement ? La constitution ne
le précise pas. La loi que voteront les Chambres pourra, suivant les cas, se
trouver favorable au pouvoir central ou au pouvoir communal. Pour obtenir les
concessions qu’il désire, Léopold a donc fort habilement choisi son terrain.
La balance des forces penche également de son côté : il peut compter sur
l’appui des meilleurs hommes politiques du moment. Son ministre J. Lebeau
domine le parlement par son jugement sûr, son courage, son honnêteté, son
talent Quand il l’estime nécessaire au pays, il sait lutter contre la majorité
de l’opinion, contre la majorité de la presse, contre la majorité de
Ils se sont tous connus, jadis, à l’université, puis au Mathieu Laensbergh. Ensemble ils ont sauvé la révolution du chaos.
Ils sont bien décidés, maintenant, à défendre leur oeuvre contre les agitateurs
et à faire s’il le faut « du pouvoir contre l’anarchie ». (NOTHOMB (J.-B.),
Essai politique et historique sur
C’est dans cet esprit qu’une commission gouvernementale examine et
révise depuis 1831 la législation communale en vigueur. Son rapport, adopté en
tous points par le ministre Rogier, est terminé et déposé au bureau de
Le projet, on peut s’y attendre, est très favorable au Roi. Il lui
confie les pouvoirs les plus étendus : nomination des bourgmestres et échevins,
dissolution du conseil, nomination des secrétaires communaux « qui doivent
préférer les ordres de l’autorité centrale à ceux des chefs de la
commune, » etc. (Ibid.,
p. 369). Bref, autorité
absolue du Roi sur tous les chefs, et par contrecoup sur tous les actes de la
commune. Si le projet passe, la volonté royale pourra se faire sentir jusqu’aux
plus extrêmes cellules du corps administratif (page 24) de
Le Roi, comprenant l’importance de cette loi, ne néglige aucun effort
pour la faire accepter par les Chambres et par le pays. Aussi ne sommes-nous
guère étonnés en voyant un jeune écrivain, Charles Faider,
amorcer une campagne de presse dans l’Indépendant,
le propre journal de Léopold. Ses articles, étendus et augmentés, sont ensuite
réunis en une grosse brochure et mis en librairie (FAIDER
(Ch.), Coup d’œil historique sur les institutions provinciales et communales en
Belgique).
Par une série de raisonnements énergiques, Faider
s’efforce de légitimer aux yeux de ses lecteurs les projets du gouvernement.
Nier la centralisation, dit Faider, c’est nier
l’Etat. En effet, qu’est-ce qui constitue l’Etat ? Avant tout,
« l’identité dans la marche, dans les droits, dans les actions des
citoyens et des corps constitués. » (Ibid.
p. 86) Si l’uniformité
disparaît, si les lois ne sont plus les mêmes à Gand et à Liége, si le pouvoir
qui commande à Bruxelles n’a plus d’autorité à Anvers ou à Namur, l’Etat belge
n’existe plus, car ce qui constitue un Etat c’est précisément l’identité du
gouvernement en tous les points du pays. Si la centralisation disparaît, il n’y
a plus d’Etat, et s’il n’y a plus d’Etat, il n’y a plus d’ordre. Or, l’ordre
étant une nécessité pour la société, et seule la centralisation permettant l’ordre,
la commune doit donc se sacrifier au bien général et céder une partie de ses
libertés à l’Etat.
N’êtes-vous pas convaincus par ce raisonnement ? La démonstration
manquerait-elle de clarté ? Faider, sans se lasser,
la reprend sous une autre forme
Soit l’exemple de l’homme. L’homme, l’individu isolé, tend naturellement
à la liberté absolue et pourtant, volontairement, cède à l’Etat une partie de
son indépendance. Il se soumet aux lois, au code. En échange de cette portion
de liberté, l’Etat lui donne sécurité et bien-être.
(page 25) Toute loi est une restriction à
l’indépendance naturelle de l’homme, mais une restriction salutaire qui
l’empêche de retourner à l’état sauvage et qui permet la société civilisée. Ce qui
est nécessaire pour l’homme l’est également pour la commune. La commune doit
également, dans l’intérêt de tous, céder une partie de son indépendance. La
commune, comme l’individu, doit se subordonner à un pouvoir supérieur qui
envisage le bien de la généralité et non tel ou tel bien particulier. Cette nécessaire subordination des pouvoirs, c’est la
centralisation.
Mais pourquoi les communes du XIXème siècle
seraient-elles moins émancipées que celles du XII ?
Le progrès consisterait-il donc à soumettre l’homme et les nations à une
tutelle plus sévère à mesure qu’ils avancent en âge ? (Moniteur belge,
9 juillet 1834, p. 3)
La civilisation, répond Faider, loin de
dissocier les intérêts individuels des intérêts sociaux, les confond, au
contraire, de plus en plus, au fur et à mesure qu’elle progresse. Dans
l’avenir, on en arrivera au point où les intérêts de la commune ne se
distingueront plus de ceux de l’Etat. L’Etat se verra forcé d’intervenir
activement dans les affaires communales, la commune n’aura plus d’administration
personnelle et indépendante. Cette voie-là mène au progrès, et non l’impossible
retour à des institutions depuis longtemps dépassées.
Dans l’ensemble, la presse de l’opposition ne répond pas à la campagne
de l’Indépendant, n’entame aucune polémique,
attend avec calme le contre-projet de la section centrale de