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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

XXXI. La troisième mission à Paris.

 

(page 383) Ma troisième mission, commencée d'abord avec mon ami Van de Weyer, avait pour but principal d'obtenir, de l'entente de la France et de l'Angleterre, un chef pour la royauté que le Congrès avait constituée. (Ce chapitre est un extrait des « Révélations » faites en réponse au livre de Théodore Juste sur le Régent. - « M. Juste attribue à MM. Devaux et Lebeau l'initiative de la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg. C'est une erreur : le Gouvernement provisoire la prit longtemps avant M. Devaux. Quant à M. Lebeau, il n'adopta cette candidature qu'après avoir échoué dans sa candidature du prince de Leuchtenberg. Il n'avait, lors de cette candidature, d'exclusion que pour le prince Léopold qui rappelait trop, disait-il, la coalition de Pitt et Cobourg. » (Note de Gendebien.)).

Après la signature de l'armistice, Van de Weyer devait aller immédiatement à Londres et avant à Paris, pour régler et réaliser les promesses séduisantes faites au Comité diplomatique et au Gouvernement provisoire, pour les déterminer à signer l'armistice : on avait promis, affirmé que la signature de l'armistice serait suivie d'un traité d’alliance offensive et défensive entre l'Angleterre, la France et la Belgique, et qu'une alliance de famille entre l'Angleterre et la France donnerait une dynastie à la Belgique, par le mariage d'un prince français avec une princesse à désigner par l'Angleterre, ou par le mariage du prince Léopold de Saxe-Cobourg avec une princesse française. Cette très séduisante combinaison, à laquelle mes collègues et le Comité diplomatique se rendirent, ne m'aveugla pas sur les conséquences de l'armistice. Je refusai ma signature ; non, comme on l'a dit, parce que je voulais la guerre immédiate, mais parce que je voyais dans ce protocole, un engagement envers la Conférence, dont l'intervention, officieuse dans le principe, devenait un arbitrage forcé en absorbant notre libre arbitre. Loin de refuser l'armistice parce que je voulais la guerre immédiate, je l'aurais accepté, sans hésiter, s'il n'avait été qu'une simple suspension d'armes, parce qu'il nous donnait le temps d'organiser l'armée et surtout les armes spéciales : l'artillerie et la cavalerie, pour lesquelles tout était à faire.

Le temps n'a que trop prouvé que j'avais raison.

Je dois le déclarer, dans mon âme et conscience, je suis convaincu (page 384) que si mes collègues et le Comité diplomatique avaient refusé d'accepter l'armistice, la Conférence n'aurait pas moins marché à son but ; par de nouveaux tours et détours, elle aurait contraint la Belgique à se soumettre à ses volontés.

Je ne critique pas, je ne blâme pas la résolution de mes collègues et du Comité diplomatique ; je prends acte seulement de mon opinion personnelle ; sans y ajouter la moindre importance, au point de vue diplomatique. Les opinions étaient, de part et d'autre, très consciencieuses ; l'erreur devait nécessairement être peu préjudiciable, parce que, envisageant les choses avec calme et bonne foi, on doit reconnaître que nos débats diplomatiques ressemblaient fort à la lutte du pot de terre contre le pot de fer, ou plutôt : la lutte du pot de terre contre cinq pots de fer de dimension gigantesque.

. M. Van de Weyer, comme je l'ai dit plus haut, devait aller à Paris et à Londres, pour traiter des conséquences de la signature de l'armistice. J'exprimai le désir de renforcer Van de Weyer dans cette négociation.

Le Gouvernement provisoire, appréciant l'importance de cette affaire, m'engagea à aller à Paris et à Londres :

« Comme vous ne croyez pas à la sincérité des promesses, me dit-il, comme vous êtes incrédule, défiant, vous apercevrez mieux que tout autre la déception, si on nous a réellement trompés. »

Van de Weyer et moi partîmes de Bruxelles dans la nuit du 16 au 17 décembre (Note de bas de page : Van de Weyer et Gendebien ne quittèrent en fait Bruxelles que le 18)  Nous arrivâmes à Paris pendant le procès des ministres de Charles X. Les esprits étaient très agités, l'irritation du peuple allait jusqu'à la violence. Il demandait la tête des ministres, menaçant de l'abattre, si la Chambre des pairs ne la faisait pas tomber.

Le ministère était inquiet. Sébastiani, sans cesse harcelé par les représentants des puissances, était plus inquiet, plus agité que ses collègues. C'est dans ce moment si troublé qu'il nous donna une première audience. Il était très préoccupé et ne paraissait nullement disposé à aborder l'objet de notre mission.

Il se plaignit amèrement de M. Firmin Rogier, de ses assiduités dans les clubs patriotiques, de ses menées démagogiques, de son langage immodérément républicain.

Nous prîmes la défense de Firmin Rogier, nous rassurâmes le ministre sur ses intentions et ses tendances républicaines, qui paraissaient le plus préoccuper Sébastiani.

Cet incident absorba la première entrevue, à la grande satisfaction du ministre.

(page 385) M. Firmin Rogier n'avait aucune mission diplomatique officielle ou officieuse.

Sur sa demande, le Gouvernement provisoire l'avait envoyé à Paris, pour fraterniser avec les associations patriotiques afin de connaître les avantages que nous pourrions retirer d'une alliance avec elles ; soit pour combattre à Paris le mauvais vouloir et les hésitations de Louis-Philippe, soit pour obtenir le concours de ces sociétés, pour nous défendre contre les attaques du dehors.

Nous avons adjoint à notre mission M. Firmin Rogier, en qualité de secrétaire. Je réussis, peu de jours après, à changer à son égard l'opinion et l'humeur de M. Sébastiani.

A notre seconde entrevue, nous trouvâmes M. Sébastiani plus calme, le procès des ministres était terminé ; on avait sauvé leur tête de la fureur du peuple, grâce à l'intervention, à la popularité de M. de La Fayette.

L'accueil fut assez froid, la conversation languissante. M. Sébastiani était évidemment décidé à éviter toute explication sérieuse.

Van de Weyer aborda courtoisement le sujet de notre mission, qu'il développa d'une manière à la fois candide et convaincue, comme si elle ne pouvait soulever aucune objection sérieuse.

M. Sébastiani l'écouta avec une attention à la fois sérieuse et bienveillante, puis il répondit : « Je ne sais pas bien ce qui a été dit à l'occasion de la signature de l'armistice. Je suis très partisan de l'alliance de la France avec l'Angleterre, je suis loin de repousser la triple alliance avec la Belgique ; mais la chose est prématurée et ne pourra se faire que lorsque le provisoire sera remplacé par un gouvernement sur la stabilité duquel on puisse compter. Je n'aurais pas d'objection à faire, que l'Angleterre ne manquerait pas d'en faire et de très sérieuses.

Aucune communication, aucune mention de ce projet n'ont été faites d'aucun côté ; nous ne pourrons nous occuper de cet objet, qu'après nous être mis parfaitement d'accord avec l'Angleterre. Il faudra du temps, beaucoup de temps avant d'arriver à cette entente.

Quant à l'alliance de famille, entre l'Angleterre et la France, pour donner une dynastie à la Belgique, la question est plus délicate : elle se complique de l'intervention du père de famille et aussi des sympathies et des répugnances d'une mère qui est très peu disposée à sacrifier ses enfants à la politique.

Il faudra du temps, beaucoup de temps pour mûrir et résoudre les très graves questions que soulève votre mission. »

Je lui dis : « En temps ordinaire, on peut attendre et laisser mûrir (page 386) lentement toutes les questions ; mais, en temps de révolution, la fatigue, l'impatience, viennent vite, troublent et irritent les moins impatients.

Lorsque les Belges apprendront l'objet de notre mission, ils se calmeront pendant quelques jours, mais à leur réveil, les impatiences se raviveront ; elles iront jusqu'à la colère, lorsqu'ils sauront qu'ils doivent renoncer aux illusions qu'elle a produites ; nous ne demandons pas une solution immédiate, cela serait déraisonnable ; nous demandons qu'on s'en occupe sérieusement et le plus tôt possible. Nous serions heureux d'en rapporter l'assurance à nos concitoyens. »

M. Sébastiani me répondit : « Vous pouvez, moins que tout autre, Monsieur Gendebien, vous faire illusion sur l'issue de votre mission ; vous n'y croyez pas, puisque vous avez refusé de signer l'armistice, considérant comme vaines les paroles et les promesses de la diplomatie. »

- « Ce n'est pas à ce point de vue, lui dis-je, que j'ai refusé ma signature ; c'est parce que l'armistice m'a paru engager, aliéner notre libre arbitre et nous livrer au mauvais vouloir de la Conférence ; le Comité diplomatique, mes collègues n'ont pas partagé mes appréciations ; je me rallie à leur décision, j'ai accepté le mandat d'en poursuivre et surveiller l'exécution. »

Nous prîmes congé. .

A peine en voiture, Van de Weyer me prit la main en souriant et me dit : « Je crois, mon cher ami, qu'on nous a mis dedans. » - « Je suis parfaitement de votre avis, pourvu que vous ne me compreniez pas dans le nous ; car la défiance, le scepticisme que vous me reprochiez, m'ont mis en dehors du nous qui a été mis dedans. »

Nous reconnûmes, sans hésitation, que notre double mission aurait moins de succès à Londres qu'à Paris.

En conséquence, nous décidâmes que Van de Weyer retournerait immédiatement à Bruxelles, pour conférer avec le Comité diplomatique et le Gouvernement provisoire sur l'utilité de se rendre à Londres.

Si le voyage de Van de Weyer à Londres était décidé, une correspondance s'établirait, faisant triangle entre Bruxelles, Londres, Paris et vice-versa. Van de Weyer partit immédiatement pour Bruxelles, d'où il se rendit, peu de jours après, à Londres. Pas plus qu'auparavant, il ne fut reçu officiellement par les ministres anglais qui ne reçurent personne, si ce n'est après l'intronisation du prince Léopold de Saxe­-Cobourg, leur second candidat au trône de Belgique. Van de Weyer fut alors notre premier ambassadeur agréé par la cour de Londres.

Je restai seul à Paris.

Au point de vue des meilleurs procédés, je n'ai pas eu à me plaindre (page 387) de M. Sébastiani ; il me parlait souvent, en excellents termes, de mon père, ancien membre du Corps législatif de France. Pendant 12 années de législature laborieuse, car il faisait partie de la Commission de l'Intérieur, mon père avait acquis l'estime de beaucoup de monde, et, en quittant la France, il avait laissé de très bons et honorables souvenirs. M. Sébastiani, en dehors de ses préoccupations politiques et diplomatiques, était un excellent homme, ayant un peu trop conservé les allures et les prétentions du premier Empire.

J'avais accès chez lui à toute heure, toujours officieusement, jusqu'au 31 décembre 1830. La veille il me dit : « Venez demain à 11 h. 3/4, heure militaire ; n'y manquez pas. »

Je fus exact ; à mon grand étonnement, je vis deux valets de pied en grande tenue ouvrir à deux battants la porte du salon où étaient Sébastiani et les ambassadeurs de Berlin et de Russie : c'était ma réception officielle.

Après un salut réciproque, les deux ambassadeurs se retirèrent. Sébastiani me dit : « Vous voilà reçu officiellement. » - « Général, vous y avez mis de la coquetterie, j'en suis fier pour la Belgique.» - « J'ai voulu prouver à ces Messieurs que la France ne rougit pas de ses amis. » Il ajouta : « Voulez-vous être présenté aujourd'hui officiellement au Roi ; c'est pour cela que j'ai commencé aujourd'hui. »

- « Permettez, général, que j'ajourne cette présentation jusqu'après le 1er janvier. » - « Et pourquoi cela ?» dit Sébastiani. - « Parce que, à la réception du jour de l'an, je serais, comme dernier venu, à la queue de toutes les diplomaties ; ce qui me semblerait mettre la Belgique à un niveau peu digne de sa glorieuse émancipation. »

- « Voilà de la philosophie à votre façon, elle est au moins candide, si elle n'est pas un peu trop orgueilleuse. Je la respecte cependant et proposerai au Roi de vous recevoir le 2 ou le 3 janvier. »

Depuis quelques jours, il y avait dans Paris une émotion qui allait jusqu'à l'exaltation pour la cause polonaise et ses succès. Sébastiani paraissait sous la même influence ; ce qui me fit comprendre ce que j'appelais la coquetterie de sa réception. Ce qui me fit comprendre aussi l'apparat de ma présentation au Roi.

Sébastiani me conduisit au Palais Royal dans sa voiture de gala.

Le roi Louis-Philippe me parut un excellent homme, plein de convenance et d'urbanité (Note de bas de page : Louis-Philippe avait toutes les qualités qui constituent un excellent homme, un bon père de famille ; mais il n'avait aucune des qualités nécessaires à un Roi de France au XIX siècle. Il était indécis, irrésolu, manquant d'énergie et de la perspicacité qui fait prévoir et sait prévenir les événements. Il ne sut résister à la funeste influence de Talleyrand qui mina son trône, en le dépopularisant. Il subit l'orgueilleuse vanité de Guizot qui, par son impopularité, renversa son trône. Point de concessions, était une orgueilleuse et déplorable réponse au vœu aussi simple que légitime : l'adjonction des capacités, réclamée d'abord humblement et depuis longtemps, par l'immense majorité de la France. Si Louis-Philippe avait eu l'énergie de secouer le joug des rhéteurs de son conseil ; s'il avait su apprécier les hommes d'élite, au lieu de permettre à son premier ministre de les insulter, il n'aurait pas hésité à accorder non seulement l'adjonction des Capacités, mais il eût diminué de moitié le cens d'éligibilité et le cens électoral. Il aurait pu, après cela, présider le banquet de Montrouge dont les acclamations frénétiques lui auraient donné la douce certitude d'un demi-siècle d'existence pour sa dynastie. Un de ses ministres, réfugié à Bruxelles, en 1848, a dit à plusieurs personnes : le Ministère a accusé l'opposition « d'aveuglement criminel ; c'est nous qui étions frappés de cécité ». Point de concession. On avait persuadé au Roi qu'il devait les réserver toutes pour le jour de l'avènement de son petit-fils. Mieux conseillé, il eût compris que le plus sûr, le seul moyen d'atteindre ce terme, c'était de céder au vœu national, en décrétant une seconde fois : Le cours d'éligibilité, le cens électoral sont diminués de moitié. Il fallait être frappé de cécité, pour résister à l'évidente efficacité de la concession ; résister c'était faire à la nation française l'injure de lui dénier l'aptitude au progrès. (Note de Gendebien.))

(page 388) J'exposai le sujet de ma mission. - « Je le connais, me dit-il, j'y ai beaucoup réfléchi et je regrette que le résultat de mes réflexions ne me permette pas d'accueillir, comme vous le désirez, comme je le désire moi-même, les vœux de la Belgique pour mon fils, le duc de Nemours. Je le crois, par son caractère et son éducation, digne de régner constitutionnellement chez un peuple libre, bon et brave.

Les puissances y verraient un échec à l'équilibre européen et une réunion déguisée à la France. Je ne veux pas qu'on m'accuse d'imiter Louis XIV ou Napoléon, je ne veux pas surtout qu'on m'accuse d'avoir allumé la guerre générale, pour placer mon fils sur un trône. »

- « Sire, je ne pense pas que les puissances considéreront comme un acte hostile à l'équilibre européen, l'occupation du trône de Belgique par un prince de votre famille. La moindre réflexion leur fera comprendre que ce serait un moyen de sécurité pour elles de satisfaire indirectement le désir de la France et sa passion pour les limites du Rhin.

La stabilité, le calme et la sécurité que rétablirait en Belgique un gouvernement définitif, seraient aussi, pour les puissances, un motif de sécurité. pour elles-mêmes.

Enfin, Sire, si le Congrès persistait à élire votre fils pour Roi, Votre Majesté refuserait-elle de nous l'accorder ? »

(page 389) Voici textuellement la réponse du Roi, telle que je l'ai écrite en rentrant chez moi :

« M. Gendebien, vous êtes père d'une famille à peu près aussi nombreuse que la mienne, vous êtes donc dans une position à pouvoir, mieux que personne, apprécier les sentiments qui m'agitent en ce moment.

Il doit vous être facile de comprendre combien il serait doux pour mon cœur, et flatteur pour un père, de voir un de mes fils appelé au trône de la Belgique, par le vœu libre et spontané du peuple belge. Je suie même persuadé que son éducation, toute libérale, serait un sûr garant pour le maintien et le développement des institutions que vous créez dans ce moment. Il m'est donc doublement pénible de devoir vous dire que je ne pourrais agréer les vœux du Congrès : une guerre générale en serait la suite inévitable ; aucune considération ne pourrait me décider à me faire accuser d'avoir allumé une conflagration générale par ambition, pour placer mon fils sur un trône. D'ailleurs, la liberté sort rarement victorieuse de la guerre : vous avez, comme nous, intérêt à conserver la paix ; mais si votre indépendance était attaquée, je n'hésiterais pas, je ne considérerais que les devoirs que m'imposeraient l'humanité et la vive sympathie que j'éprouve, ainsi que toute la France, pour votre cause. Je suis persuadé que je serais secondé par la nation tout entière. »

Après avoir discuté quelque temps encore cette question, je dis au Roi que le second objet de ma mission était de demander son agrément pour l'élection du prince Léopold de Saxe-Cobourg et une alliance avec une princesse d'Orléans.

Le Roi me répondit : « Je connais depuis longtemps le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; c'est un beau cavalier, un parfait gentilhomme, très instruit, très bien élevé ; la Reine le connaît aussi et apprécie les avantages de sa personne. Mais            il y a un mais qui n'a rien de désobligeant pour la personne et les qualités du Prince ; il y a des répugnances de famille, des préjugés peut-être, qui s'opposent à l'union projetée. »

Le Roi, répondant à quelques observations et à mes instances, me dit : « Si je ne veux pas, dans l'intérêt de mon fils, poser un acte compromettant pour la France, j'ai aussi le droit de refuser le sacrifice de ma famille ou d'un de mes enfants, sacrifice d'ailleurs inutile à la politique et aux intérêts de la France et même à la sécurité et au bonheur de la Belgique ; je la protégerai d'autant plus efficacement que je serai sans intérêt personnel à le faire. »

(page 390) - « Votre double refus, Sire, place la Belgique dans une situation déplorable ; le provisoire a fait son temps, il est usé ; il doit, pour éviter une catastrophe, être remplacé par un définitif quelconque. Or, vous nous placez dans l'alternative d'une restauration ou de la République.

Le choix ne sera pas douteux : le peuple belge a joui, pendant des siècles, d'institutions démocratiques, même républicaines ; le Congrès, placé dans cette cruelle alternative, n'hésitera pas plus que le peuple à proclamer la République. »

- « Monsieur Gendebien, dit le Roi, je ne suis pas ennemi des institutions républicaines. J'ai combattu pour la République, ma famille l'a scellée de son sang.

Je serais fier d'être le premier citoyen de la République Française ; la royauté constitutionnelle est un acheminement, une transition vers la République. Je suis persuadé que la Belgique peut, sans grande secousse, sans tiraillements, proclamer la République ; elle peut ne pas rencontrer d'opposition à l'intérieur. Il n'en est pas de même de l'extérieur, vos voisins l'attaqueront, sourdement d'abord ; puis ne tarderont pas à l'écraser. »

« - Sire, c'est une véritable condamnation à mort que vous prononcez contre la Belgique. Elle doit renoncer à la royauté, faute de Roi, elle doit renoncer à la République, pour éviter le suicide !

Que lui reste-t-il ? La nécessité d'accepter la Restauration ! De toutes les solutions, c'est la plus honteuse, la plus funeste pour la Belgique ; c'est aussi la plus funeste pour la France ; car la restauration, c'est la coalition européenne aux portes de la France. »

- « Mon alliance avec l'Angleterre est un contrat d'assurance contre la coalition qui ne peut plus devenir européenne.

« La restauration est impossible ; votre indépendance est reconnue ; je la défendrai et la France tout entière se lèvera, s'il le faut, pour défendre la fille aînée de sa révolution.

« Engagez vos concitoyens au calme, au bon ordre, à la confiance en moi et au peuple français, dites-leur qu'ils ont toutes mes sympathies et celles de la France ; dites-leur que leur nationalité ne périra pas et qu'elle ne peut périr qu'avec la France elle-même. »

En disant ces derniers mots, le Roi se leva et me tendit la main, que je serrai, avec grande émotion, et, j'en conviens, avec attendrissement et reconnaissance.

Hélas ! tout n'était qu'illusion, si les faits qui se sont révélés, quelques jours après, sont exacts : on en jugera bientôt.

Après ma réception au Palais-Royal, je retournai au Ministère (page 391) des Affaires Étrangères, avec Sébastiani. « Eh bien, me dit-il, êtes-vous content du Roi ? » - « Très content, pourvu que son gouvernement et surtout Talleyrand ne changent pas ses dispositions. » - « Encore de la défiance », dit Sébastiani. - « Non, pas précisément en ce qui vous concerne ; mais j'ai le droit, avec l'univers entier, de me défier de Talleyrand qui, avant de partir pour Londres, a, d'une manière déplorable, changé les dispositions d'abord si favorables et si sympathiques pour la Belgique. »

Arrivé au Ministère, Sébastiani me dit : « Le Roi, pour perpétuer le souvenir de votre réception officielle, se propose de vous donner la croix d'officier de la Légion d'Honneur. » ­

- « Dites au Roi que je suis très reconnaissant de ses bonnes intentions, mais que je ne puis accepter une décoration consacrée aux services éminents rendus à la France. » - « Mais vous lui avez rendu un grand service, en enlevant à la coalition les forteresses élevées contre la France. » - « Cela est vrai, mais ce n'est pas dans l'intention de rendre service. à la France que j'ai contribué à la prise de ces places fortes ; c'est dans l'intérêt de mon pays qui n'oubliera pas, sans doute, ce service et m'en récompensera. »

Le général Sébastiani, croyant que je refusais parce que je désirais un grade plus élevé dans l'Ordre de la Légion d'honneur, me dit : « Je pense que l'intention du Roi est de vous donner la grande… » Je fis un signe de tête négatif.

Il reprit : « la grande naturalisation. »

« Dites au Roi que je suis doublement reconnaissant de sa bienveillante offre qui m'honore infiniment. Je regrette de ne pouvoir accepter, de ses mains, ce que la loi me donne de plein droit, moyennant ma déclaration que je veux être français. Je suis né d'un père français, par conséquent, je puis toujours réclamer, dit le Code civil, la qualité de français. »

- « Il n'y a donc pas moyen de vous séduire, me dit, en riant, Sébastiani. Il serait bien désirable que tous les diplomates fussent dans les mêmes dispositions. »

Je n'oserais et ne veux pas l'affirmer, mais il m'a paru qu'il faisait allusion à Talleyrand. C'est sans doute prévention insolite.

« Dites-moi franchement pourquoi vous refusez la décoration que le Roi m'a chargé de vous offrir ? »

- « Ma réponse sera franche et claire ; mes principes s'y opposent. Le Lycée impérial de Bruxelles m'a fait républicain. J'en suis sorti au mois d'avril 1808. Tout ce que j'ai vu, depuis lors, m'a convaincu que (page 392) ­la République est le meilleur des gouvernements. J'ai vu l'Empire, son despotisme et sa chute.

J'attends les bienfaits du gouvernement constitutionnel représentatif ; il m'est permis de le considérer, avec le roi des Français, comme un acheminement, une transition vers la république. En attendant son heure, j'admire, je respecte les mœurs républicaines ; elles n'admettent ni privilèges, ni distinctions. Voilà pourquoi je n'accepte pas la décoration que le Roi veut m'octroyer. Je ne le remercie pas moins de ses bonnes intentions et je regrette sincèrement de répondre si mal, à son point de vue, à la gracieuseté de son royal procédé» (Note de bas de page : En 1832, je votai contre le projet de loi instituant un ordre civil. Je le combattis énergiquement, non seulement pour rester fidèle à mes principes, mais parce qu'il violait ouvertement la Constitution qui n'admettait qu'un ordre militaire. A la fin d'un de mes discours, M. Rogier me dit : « Il y a bien des gens qui en font fi aujourd'hui et qui seront charmés de le porter plus tard. »

Je répondis : « Pour moi, je le déclare : jamais un ruban, quelle que soit sa couleur, ne souillera ma boutonnière. Je suis resté conséquent avec mes principes et ma déclaration..

C'est par erreur que M. Vandenpeereboom, dans son Histoire du Gouvernement. représentatif en Belgique, attribue à M. Dumortier ma déclaration. M. Dumortier a voté contre l'ordre civil, mais il le porte à sa boutonnière.

Il n'est peut-être pas sans intérêt de reproduire les péripéties du vote de cette loi. Au premier vote, l'amendement qui repoussait l'ordre civil fut adopté par 38 voix contre 33 ; ainsi à une majoration de 5 voix.

Au second vote, le ministère recruta 4 voix nouvelles et il manœuvra de manière à saisir le moment où plusieurs votants pour l'amendement étaient absents. Il réduisit ainsi les votes pour l'amendement à 35 voix et il obtint 36 suffrages contre l'amendement ; c'est-à-dire UNE SEULE voix de majorité pour une institution qui, au premier tour de scrutin, avait été rejetée par une majorité de cinq voix.

Si on avait déduit, des 36 voix du vote définitif, les sept voix des Ministres, Ministres d'Etat et Secrétaire Général du ministère des Affaires Etrangères, la loi eût été rejetée­ par une majorité de SIX VOIX. Si on avait fait au premier vote la même réduction des sept voix, la majorité pour le rejet eût été de 12 voix au lieu de 5. (Note de Gendebien.))

- « Je savais, dit Sébastiani, que vous êtes sceptique, mais stoïcien de cette force, non vraiment. Je croirais à la possibilité de la République s'il y avait beaucoup de républicains de votre espèce. Je respecte vos principes ; permettez-moi de vous dire que ce sont des illusions d'un autre âge. Nous en causerons un autre jour. »

Le 5 janvier, j'allai au Ministère des Affaires Étrangères ; je trouvai Sébastiani sombre, triste, de très mauvaise humeur. « Vous êtes souffrant, Général ? » - « Oui, et très soucieux ; la Belgique nous donne de bien grands embarras. » - « Je croyais, au contraire, qu'elle les avait fort allégés, en se substituant à l'avant-garde de la coalition, en lui enlevant les places fortes si menaçantes pour la France. » - « Les places fortes ! Les places fortes ! Vous n'avez pas de forces suffisantes pour (page 393) ­les garder toutes. Ainsi, Ostende est dépourvue de garnison ; les Hollandais peuvent, d'un coup de main, vous l'enlever. Pourquoi n'en confieriez-vous pas la garde à l'Angleterre, qui vous la rendrait à la paix ? »

« La citadelle d'Anvers est une menace, de toutes les heures, pour la ville déjà si cruellement éprouvée. Vous ne sauriez la prendre, ni même l'attaquer, sans exposer la ville à un nouveau désastre. »

- « Mais, aux termes de l'armistice, la citadelle devrait être évacuée ; pourquoi ne contraignez-vous pas le roi Guillaume à s'exécuter ? l'Angleterre et la France en ont le devoir. »

- « Il est une chose plus simple qu'un siège, pour l'évacuation de la citadelle, c'est de faire comprendre au roi Guillaume, que la remise à la Conférence, entre les mains de l'Angleterre, à titre de gardien, et sans rien préjuger, peut augmenter l'armée hollandaise et éviter des actes de violence contre une ville qu'il espère toujours ressaisir. La remettre entre les mains des Belges ou en traiter avec eux, n'y comptez pas, il n'y consentira jamais. Au lieu d'un ennemi toujours menaçant, vous aurez un ami qui vous protégera. »

- « Mais quelle garantie avens-nous qu'il nous la rendra ? Timea Danaos. Il pourrait bien faire à Anvers ce qu'il a fait à Gibraltar. » ­

« Avec de perpétuelles défiances, on ne fait rien, on n'avance à rien.

Vous avec le plus grand intérêt à l'évacuation de la citadelle d'Anvers ; vous pouvez l'obtenir sans brûler une amorce ; vous pouvez renforcer votre armée d'une garnison nombreuse ; en cas de guerre, vous pouvez aller à la frontière, sans laisser derrière vous un ennemi dangereux et de très graves soucis pour la ville et ses beaux monuments.

Vous n'occupez pas Maestricht ; c'est un objet litigieux. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à la mettre sous séquestre, entre les mains de la Prusse ?

On craint, à Berlin, la réunion de la Belgique à la France ; on feint de craindre une guerre d'envahissement ; on considère Maestricht comme un point stratégique très important, comme une base d'opérations contre la Prusse ; pourquoi ne donneriez-vous pas, jusqu'à la paix, cette satisfaction au roi de Prusse qui peut, à la Conférence de Londres, vous rendre d'immenses services.

Réfléchissez-y ; écrivez à vos collègues à Bruxelles ; faites-leur comprendre toute l'importance de ces communications qui doivent rester secrètes, jusqu'à la conclusion définitive. »

- « Général, tout ce que vous venez de me dire est très grave ; j'en suis effrayé. Avant d'écrire à Bruxelles, je dois y réfléchir. »

- « Eh bien, dit Sébastiani, réfléchissez et vous cesserez de voir de la (page 394) gravité dans la chose la plus simple et la plus avantageuse à la Belgique sous tous les rapports. Revenez demain à l'heure habituelle, nous terminerons cette affaire, cette bonne fortune pour votre pays. »

En sortant du Ministère des Affaires Etrangères, je ne voyais plus où je marchais. En écoutant Sébastiani, un éclair m'avait traversé l'esprit : je me rappelai qu'on nous avait menacé de partage, lors de la discussion, au Congrès, de l'exclusion à perpétuité de la famille de Nassau. Est-ce un partage qu'on médite ? Veut-on nous enlacer, nous garrotter de manière à nous dompter, à nous soumettre à toutes les exigences de la Conférence ?

Après avoir erré dans Paris pendant une heure, je m'arrêtai à l'idée du partage. Je courus chez mon ami..., réfugié espagnol, patriote ardent et dévoué à la régénération du peuple. Je lui dis : « La Conférence de Londres conspire non seulement contre notre révolution, mais aussi contre notre nationalité ; elle a décidé ou elle est bien près de décider le partage de la Belgique.

» Il est de la plus haute importance, pour mon pays, de connaître ce qui se trame à Londres, il est aussi de la plus haute importance que je sois exactement renseigné avant demain à midi. »

Inutile de dire l'indignation, l'exaspération de cet excellent homme.

Il était d'une activité fébrile, il avait des relations très étendues ; il savait à peu près tout ce qui se passait à la Conférence de Londres. Le lendemain, 6 janvier, à onze heures, il vint me dire : « Vos informations sont exactes ; le partage n'est pas décidé, mais on le discute sérieusement. L'Angleterre prendra Ostende, Anvers et la Rive Gauche de l'Escaut ; la Prusse aura la rive droite de la Meuse, Maestricht et Liége ; la Hollande aura pour frontière méridionale le Démer ; cette ligne se prolongera jusqu'à Liége ; la France ? La France prendra le reste ; c'est-à-dire arrivera jusqu'au Démer !! C'est infâme ! Heureusement, il y a une très grave difficulté qui, probablement, fera manquer ce honteux trafic d'hommes et de bétail : ce sont vos forteresses. La Conférence prétend qu'elles appartiennent aux Alliés qui les ont construites et payées ; elle veut en disposer ; elle exige que la France en démolisse plusieurs. Le gouvernement français s'y oppose. Il exige, de son côté, qu'on démolisse Ostende, Anvers, Maestricht et Liége, à titre de réciprocité. Bref, comme les brigands, comme de vrais brigands, ils sont unis pour le butin, mais divisés pour le partage. C'est, je pense, ce qui vous sauvera. »

Si je pouvais dire la source où mon ami puisait ses renseignements, le doute serait impossible sur la véracité des communications (page 395) qu'il m'a faites. Je ne puis et ne veux dévoiler un secret sans importance pour mon ami ; je ne le nomme pas, parce que son nom pourrait donner des indications à l'aide desquelles on pourrait atteindre le généreux patriote diplomate (Note de bas de page : C'est par la même voie que, le 22 mars 1831, j'appris que la Conférence avait autorisé la tentative de restauration de la famille d'Orange en Belgique, par l'intermédiaire du prince d'Orange. (Note de Gendebien.))

A l'heure convenue la veille, je me rendis au ministère des Affaires Etrangères ; Sébastiani était plus soucieux que la veille. Je me gardais bien de m'en apercevoir ce qui parut le contrarier. Il fut forcé de prendre l'initiative :

« Eh bien, me dit-il, avez-vous réfléchi à notre conversation d'hier ? en avez-vous écrit à votre gouvernement ? » - « J'ai beaucoup réfléchi, mais je n'ai rien transmis à mes collègues, parce que je n'étais pas suffisamment édifié sur le système nouveau que vous paraissez avoir adopté à l'égard de la Belgique. » -« Vous avez eu tort, car la chose est urgente autant qu'importante. Il convient que vos collègues et le Comité diplomatique s'occupent, sérieusement et sans retard, d'une question qui peut les sauver d'une restauration ou d'une occupation militaire. »)

- « Je prends l'engagement d'instruire mes collègues du système nouveau adopté par la Conférence, aussitôt que sa pensée sera nettement, complètement révélée.

Récapitulons donc et complétons notre conversation d'hier : occupation d'Ostende, d'Anvers, de la rive gauche de l'Escaut par l'Angleterre, avec cession d'une partie de territoire nécessaire pour fortifier et assurer la possession d'Anvers. Abandon à la Prusse de Maestricht, de Liége et de la rive droite de la Meuse. La Hollande reprendra, pour sa part, le Limbourg, la province d'Anvers jusqu'au Démer, et toute la rive gauche de la Meuse jusqu'à une ligne partant du Démer et allant perpendiculairement sur Liége. Le territoire au midi du Démer appartiendra à la France. Voilà, il me semble, le partage complet de la Belgique, dont s'occupe sérieusement la Conférence du consentement de Talleyrand et, sans doute aussi, de l'agrément du roi des Français ? »

A mesure que j'avançais, le trouble de Sébastiani était visible et ses interruptions fréquentes ; je ne les mentionne pas, ce serait allonger inutilement mon récit qui, du reste, n'a pas besoin d'être accentué par mes répliques aux interruptions.

Sébastiani, confus comme un renard qu'une poule aurait pris, fit semblant de se fâcher et me dit : « Comment ! vous m'aviez dit, en (page 396) arrivant à Paris, que vous ne veniez pas faire de la diplomatie, mais traiter franchement, cordialement, des intérêts de votre pays ; et vous voilà en pleine diplomatie spéculative, peu en harmonie avec les vrais intérêts de votre pays... »'

- « Dans une de nos première entrevues, je vous ai dit que je n'entendais rien en diplomatie, que je n'étais pas venu pour en faire. J'ai ajouté, comme vous venez de me le rappeler, je suis venu pour traiter franchement, cordialement des intérêts de mon pays.

Vous m'avez répondu : « De mon côté, je jouerai cartes sur table. »

Qui a manqué à ce compromis ? C'est vous, Général, qui, pour me préparer à l'idée d'un partage, m'avez proposé de confier plusieurs de nos forteresses à la garde des Anglais et des Prussiens. J'ai été aux informations et j'ai appris que Talleyrand lui-même, au nom du roi des Français, ne reculait pas devant cet odieux projet. La Conférence est heureusement impuissante à renouveler, en Occident, l'exécrable scandale du partage de la Pologne.

Les représentants des cinq Cours, à Londres, sont unanimement d'accord pour le vol de la Belgique ; mais le partage les divise ; ils n'y parviendront pas.

Lorsque le Congrès délibérait sur le projet d'exclusion de la famille d'Orange du trône de.Belgique, les représentants de la Conférence à Bruxelles, renforcés de M. Langsdorf, s'opposèrent au décret d'exclusion, ils exigèrent que le Congrès ajournât sa délibération ; ils appuyèrent leurs exigences de la menace d'une occupation militaire et même­ du partage de la Belgique.

Appelé au Comité diplomatique pour prendre part à la délibération, je répondis à l'insolente menace : « Votre menace est vaine, je pourrais dire quelque chose de plus. Votre menace est vaine, parce que l'occupation militaire ou le partage ne peut se faire sans donner à la France une part qui comprendrait toutes nos places fortes de notre frontière du midi. La Conférence ne lui donnera pas cette part et la France ne souffrira pas le partage de la Belgique, et si son gouvernement le tolère, elle exigera la part du lion...

J'ai été bon prophète, Général, ce que je prévoyais et ce que j'ai affirmé, le 24 novembre, se réalise aujourd'hui à Londres : on n'est pas d'accord sur le partage, on ne parviendra pas à s'entendre. »

Sébastiani m'interrompit souvent, ces interruptions pourraient sauver mon récit de la monotonie, mais l'allongeraient outre mesure sans rien apprendre de plus.

Sébastiani me dit : « Vous savez non pas mieux, mais plus que moi, (page 397) ce qui se dit à la Conférence. Les gens qui écoutent aux portes sont sujets à l'erreur ; je vous engage à ne pas ajouter foi à leurs rapports. »

- « Général, dois-je rendre compte à mes collègues de notre conférence d'hier et d'aujourd'hui ? Je crois cette communication inopportune ; elle ne serait même pas sans danger. »

- « Vous m'annoncez un projet de partage, vous me dites, en même temps, qu'il n'est pas réalisable. Dans cette situation, il me semble qu'il est prudent d'attendre, du temps, les solutions de cet inconnu. »

J'aurais pu faire remarquer que ma communication devait porter, non sur le projet de partage, mais sur celui de garnisons dans nos places fortes, ce qui eût pu être considéré comme un sarcasme. Je m'en abstins, ne voulant pas pousser jusqu'à l'irritation la mauvaise humeur visible du général.

Quelques heures après cette pénible conférence, je reçus du Comité diplomatique une dépêche à communiquer à M. Sébastiani d'urgence. 48 heures de tribulations, d'inquiétudes, de soucis et d'irritations m'avaient comprimé le cerveau ; j'étais malade, je priai M. Firmin Rogier de remettre la communication à M. Sébastiani.

L'ambassadeur d'Angleterre avait plusieurs fois exprimé à M. le comte Vilain XIIII père le désir de me voir. Je répugnais à cette visite, parce que nous n'étions pas reçus à Londres et à cause, surtout, des intrigues de la diplomatie anglaise à Bruxelles au profit du prince d'Orange. « Je crains, disais-je à M. Vilain XIIII, que la conversation tourne bien vite en aigreur. »

Je cédai enfin ; le 7 janvier, nous nous rendîmes chez l'Ambassadeur, il nous reçut gracieusement et me dit :

« Je désirais beaucoup vous voir, et je remercie M. le comte Vilain XIIII de m'avoir procuré votre visite. L'Angleterre a toujours été l'amie de la Belgique, elle a protégé et soutenu le grand Artevelde ; à Waterloo, elle a combattu pour la Nationalité belge. »

- « Cela est vrai, Milord, mais aujourd'hui elle nous dédaigne ; elle refuse de nous entendre ; elle veut nous imposer le prince d'Orange ; elle permet à ses agents à Bruxelles d'intriguer pour ce Prince que le Congrès a exclu à perpétuité du trône de Belgique. » - « Oh ! vous vous trompez, l'Angleterre se conforme au sentiment des autres puissances ; mais elle ne permettra pas l'envahissement de la Belgique ; elle soutiendra toujours sa nationalité. » - « Oui, avec le prince d'Orange ; c'est ce que la Belgique ne veut pas ; Mylord, vous tenez, j'aime à le croire, à la nationalité belge ; eh bien, j'appelle votre attention sur les délibérations de la Conférence qui discute et a peut-être adopté un projet de (page 398) ­partage de la Belgique ; ce projet, Mylord, donne une bonne part à l'Angleterre. » - « Oh ! je n'ai pas la moindre communication semblable. Si on ne vous a pas trompé, vous en savez plus que moi. Mais croyez-­moi bien, on vous a fait un faux rapport. »

La conversation s'acheva par des banalités sans intérêt. Nous prîmes congé.

Dans la matinée du 8 janvier, je reçus un message de mes amis politiques, presque tous du Congrès. Effrayés de l'audace des partisans du prince d'Orange, des intrigues de toutes espèces et des tentatives sur l'armée, ils me dirent les dangers de la position et m'invitèrent à revenir sur le champ, pour rendre le courage aux uns, la confiance aux autres.

« Il n'y a pas un moment à perdre, m'écrivait mon frère, ancien militaire, qui avait de nombreux amis dans l'armée et savait ce qui s'y tramait de la part de certains chefs. Venez, me disait-il, sans perdre une heure, sinon tout va tomber en quenouilles. »

J'allai le 8 janvier, vers midi, au ministère des Affaires Etrangères. Sébastiani me parut très préoccupé et de très mauvaise humeur. Il savait, sans doute, que j'avais été, la veille, à l'ambassade d'Angleterre. « Général, lui dis-je, je viens prendre congé. » - « Est-ce que votre gouvernement vous rappelle ? » - « Non, j'étais décidé à partir, parce que nos rapports ont tourné à l'aigreur, je dois précipiter mon départ, mes amis politiques me rappellent avec instance ; ils me disent qu'il n'y a pas un moment à perdre ; les Orangistes sont pleins d'espoir et d'audace ; l'armée est travaillée, les patriotes se découragent ; ils ont perdu toute confiance dans les promesses de la France, ils la soupçonnent même de complicité avec la Conférence, pour favoriser la Restauration ou la quasi-restauration. Que sera-ce s'ils apprennent qu'elle est complice d'un projet de partage ? »

- « Ils seront rassurés lorsque vous leur aurez prouvé, comme vous me l'avez démontré, que le partage est impossible. » - « Soit, mais comment leur rendre la confiance dans le gouvernement français ?

Savez-vous quelle est leur pensée à son égard ? Ils disent qu'il veut amener la Belgique à se jeter, sans conditions, dans ses bras, lorsqu'elle aura subi toutes les douleurs d'une guerre civile, lorsqu'elle aura été ravagée par la Hollande, aidée par son allié le roi de Prusse. Eh bien, cette idée qui a toutes les apparences d'une réalité, amènera l'heure décisive du désespoir.

Alors, malheur à nous, mais aussi malheur à toutes les sympathies de la France qui ne manquera pas de tressaillir aux cris de détresse de sa (page 399) sœur la Belgique. Cette émotion amènera tout au moins une jacquerie, sinon la guerre générale, dans les plus mauvaises conditions. »

. – « Vous voilà dans un état d'exaltation qui ne permet pas la discussion ; calmez-vous, les choses ne sont pas et n'arriveront jamais au cataclysme qui n'est que dans votre imagination. »

- « Soit, raisonnons avec calme. Je ne reviendrai pas sur toutes nos précédentes discussions, mais quelle réponse avez-vous faite aux importantes communications que M. Firmin Rogier vous a faites avant-hier ? Résumons : la réunion à la France est impossible ; je comprends cela. Mais nous devons renoncer au duc de Nemours, au prince Léopold de Saxe-Cobourg, à un roi indigène, à la République ! Le prince Othon de Bavière, un prince de Naples, deux enfants. Deux enfants ! pour réaliser, garantir au dedans et au dehors les conséquences de notre révolution, les promesses de 1830 !!! et vous croyez que les Belges prendront au sérieux ces manœuvres diplomatiques ? leur bon sens imperturbable y verra une arrière-pensée qui les révoltera. » - « J'espère que les Belges seront mieux inspirés ; ils n'hésiteront pas entre les sympathies de la France et les promesses de protection de toute autre puissance. » - « La triple alliance ayant été repoussée, la Belgique se trouve entre deux alliés qui ont promis de la protéger. Si ces deux alliés ne veulent ou ne peuvent pas s'entendre sur les moyens de protection, si l'un des alliés repousse tous moyens de solution, force nous sera de nous adresser au bon vouloir de l'autre.

Les candidatures du duc de Nemours et du prince de Saxe-Cobourg sont seules sérieuses ; vous les repoussez toutes deux d'une manière absolue ; pour sortir de la périlleuse situation où nous place votre double refus, il ne nous reste qu'une voie : aller à Londres proposer la candidature du prince Léopold avec alliance française ; si le roi des Français persiste dans son refus, nous passerons outre : nous prendrons le prince Léopold, sans princesse française. »

Sébastiani se leva très irrité et me dit, avec colère : « Si Saxe-­Cobourg met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon ! » - « Eh bien, nous prierons l'Angleterre de répondre à vos canons. » - « Ce sera la guerre générale.» - « Soit, nous préférons la guerre, même générale, à une restauration, à une humiliation continue et sans issue. »

Je quittai le général ; en rentrant à l'hôtel vers 2 heures, je commandai les chevaux de poste pour 4 heures. Une heure après, un secrétaire de Sébastiani vint me dire qu'il désirait me parler. Je répondis que je regrettais ne pouvoir me rendre à son invitation, que je faisais mes (page 400) préparatifs de voyage. Vers 4 heures, M. Mignet, secrétaire-général du ministère, vint insister de la part de Sébastiani qui m'invitait à dîner ; je causai avec M. Mignet qui cherchait à me rassurer sur les dispositions du gouvernement envers la Belgique ; il insista sur la nécessité d'une dernière conférence avant mon départ. Je cédai, je me rendis à son invitation.

Sébastiani me dit : « Vous n'avez pas une mauvaise tête, non, il y a du bon dans cette tête-là ; mais vous avez le cœur trop chaud, un peu trop patriotique. Je me suis laissé emporter comme un père irrité de l'opposition opiniâtre de son fils. Je vous ai toujours traité comme mon fils, l'habitude de vous considérer comme tel, dans toutes nos relations, m'a entraîné au-delà de ma pensée.

» Vous êtes décidé à partir ce soir. Eh bien, je désire que vous emportiez de bons souvenirs de nos relations et la certitude que la France ne vous abandonnera jamais ; le Roi aime la Belgique et ne souffrira jamais qu'on lui fasse violence. » - « J'y crois, Général, mais je redoute la faiblesse du Roi et surtout l'influence de Talleyrand qui semble tout régir et dominer en France. Si vous étiez à Londres, je serais en sécurité parfaite. »

Le général fut aimable, bienveillant pendant le dîner ; il me serra affectueusement la main, quand je pris congé.

A 9 heures, je quittai Paris. J'arrivai à Bruxelles dans la nuit du 9 au 10 janvier. C'est ainsi que se termina ma troisième et dernière mission à Paris.

Je n'ai rapporté que les principales péripéties de ma mission, j'y reviendrai peut-être un jour.

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