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Note
d’intention
« Aperçus
de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 »
(« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)
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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
XXVII. Les sympathies du peuple français et du peuple anglais.
(page 376) En 1830, comme
aujourd'hui, comme toujours et partout, les peuples valaient mieux que leurs
gouvernements.
En 1830, les Russes, les Polonais, les Prussiens, les Allemands, les Hongrois,
les Italiens, les Espagnols, les Français surtout, les Américains et les
Anglais nous ont donné des marques non équivoques de leurs sympathies, malgré
l'hostilité patente et menaçante de leurs gouvernements. "
La part que le peuple français a prise à notre révolution, à nos
victoires, l'attitude qu'il a prise vis-à-vis de son gouvernement et qui l'a
contraint à nous défendre contre les intrigues et les menaces de nos ennemis,
sont aujourd'hui des faits historiques incontestés. Je ne m'y arrête que pour
lui exprimer notre reconnaissance et nos vœux pour la fin prochaine de ses
souffrances et aussi nos regrets de ne pouvoir concourir à sa délivrance, à
titre de réciprocité et de solidarité (Note de bas de
page : Gendebien était naturellement l'adversaire du Second Empire).
Un fait moins connu et qui mérite
d'être consacré par notre histoire, c'est la sympathie et le bon vouloir du
peuple anglais pour notre révolution ; tandis que son gouvernement conspirait
contre notre émancipation.
Le ministère Tory, dissimulant les horreurs du sac de Bruxelles,
oubliant les plaintes et les protestations de ses concitoyens habitant
Bruxelles, où s'étaient passées, sous leurs yeux, les plus horribles scènes de
massacres, d'incendies, de viols, de vols, de pillages, et se plaignant des
plus flagrantes violations du droits des gens à l'égard des Belges et envers
eux-mêmes.
(page 377 ) Le ministère
Tory, oubliant les horreurs, plus infâmes peut-être, du bombardement d'Anvers,
contre le droit de la guerre et des gens.
Oubliant, ce qui était peut-être plus odieux encore, les éloges et les
récompenses prodigués aux illustres et glorieux bombardeurs,
sans nécessité pour la défense, sans le moindre danger pour eux.
Oubliant que cet acte de barbarie sauvage fut dignement récompensé : Chassé, commandant en chef, est nommé
Grand-Croix, trente deux officiers sont nommés Chevaliers de l'Ordre de Guillaume.
Le ministère Tory, oubliant jusqu'à son fétichisme, c’est-à-dire la
dignité de son idole, n'hésite pas à mettre dans la bouche de son Roi, parlant
à l'univers, du haut de la tribune parlementaire, des éloges pour le roi bombardeur, et des anathèmes pour le peuple opprimé,
incendié, massacré ! pour un peuple qui, après quinze ans de patience et
d'humbles réclamations, ne se décida à secouer le joug qu'après avoir acquis la
cruelle certitude qu'il ne lui restait d'autre moyen de se soustraire à la
honteuse et arrogante exploitation de peuple à peuple, que l'insurrection.
Heureux et consolant contraste : tandis que ses grands hommes d'Etat se
montraient sans intelligence et sans cœur, le peuple anglais protesta
énergiquement et, par des adresses couvertes de plusieurs milliers de
signatures, stigmatisa son gouvernement, applaudit à nos efforts et nous
encouragea à la conquête de notre indépendance et de la liberté.
A la séance du Congrès du 9 décembre, deux hommes apportent une adresse
au peuple de Bruxelles et de Belgique ; elle est large de 40 centimètres et
longue de plusieurs mètres (7 à 8) ; elle est couverte de signatures au nombre
de 8 à 10,000 ; elle est transmise par M. Dias Santos, secrétaire de la Société
l'Union de la Politique de Londres.
Une autre pétition des habitants de Manchester, couverte de plus de 500
signatures, est également adressée au peuple belge pour le féliciter de sa
victoire. Toutes deux ont été traduites en français par M. A. Rodenbach, le
plus littéralement possible, dit-il, pour ne pas faire tort au génie de la
langue anglaise.
Je crois faire chose agréable à mes lecteurs et utile à l'histoire de
notre révolution, en reproduisant textuellement la première des deux adresses.
Elle remplacera dignement le manifeste voté par le Congrès et qui est resté à
l'état de projet, la commission n'ayant pu s'entendre sur sa rédaction.
« Habitants de la Belgique, dignes descendants de ces vaillants hommes
qui, par impatience à supporter l'oppression, embellirent les pages de
l'histoire de leurs prouesses (page 378)
et de leur renom et dont les résistances victorieuses semblent avoir été
transmises à leur postérité comme un legs vénéré qu'il faut imiter et
accomplir, dès lors que le despotisme et la violence ont comblé la mesure.
« Braves Belges, appelés dernièrement à périr ou à triompher, vous
avez noblement soutenu leur nom à la face de l'univers ; votre héroïsme a égalé
la lutte immortelle qui naguère frappa l'Europe d'étonnement, et, par des faits
sublimes, a sans doute propagé les germes de la régénération. Déjà le tribut de
nos éloges et de nos félicitations a été adressé au peuple de Paris. Nous nous
réjouissons de ce que, à un si haut degré, le peuple de Bruxelles ait mérité
l'un et l'autre ; que désormais tout combat à livrer pour la liberté les montre
ainsi égaux dans l'entreprise et le succès, en courage et en vertu, jusqu'à ce
que le puissant besoin d'émanciper le genre humain demeure irrésistible dans
les cœurs des hommes, et que les droits de tous soient basés sur l'impérissable
fondement de la paix et de la bienveillance universelles.
« Habitants de la Belgique, nous qui souffrons péniblement des
calamités politiques de la nature la plus désastreuse, nous qui sommes
condamnés dans la personne de nos ancêtres, de nous-mêmes et de nos
descendants, pour plusieurs générations, à supporter et agrandir une
aristocratie rapace et inexorable ; qui sommes exclus du contrôle dans la
confection des lois par lesquelles on frappe nos vies, nos libertés et nos
biens ; nous qui voyons les factions ou les oligarchies de cette aristocratie
s'emparer de tout, à volonté, et se vautrer insolemment dans les excès les plus
honteux, tandis que la population productrice est plongée dans l'indigence et
dans la pauvreté ; nous qui voyons cet état de choses se continuer et
s'affermir par des moyens bassement utiles, par celui même qui pourrait nous
servir de protection à raison de son désintéressement, mais qui, à cause de sa
vénalité, devient une malédiction, par la presse publique ; nous qui sommes
sans cesse entourés de ce spectacle, qui sans cesse devons veiller sur les
trames perfides des rois contre les droits populaires, trames qui, comme un
courant sous-marin, circulent mystérieusement dans les divers Etats de
l'Europe, nous tressaillons de joie, nous nous glorifions de vos exploits ;
nous voulons y attacher l'expression de la plus chaude admiration des Anglais ;
nous désirons qu'ils soient exposés comme une brillante offrande sur l'autel
que le commencement du XIX. siècle élève à la liberté et qui sera achevé, nous
l'espérons, à la fin de ce siècle.
« Belges, nous avons observé vos souffrances et votre abaissement ;
la Sainte-Alliance vous plaça dans sa balance du pouvoir, accolés à un tas de
nullités hollandaises ; vous fûtes pesés par cette exécrable ligue de
trafiquants de nations. Il nous suffisait de savoir que vous étiez entre les
mains de cette Sainte-Alliance ; votre dégradation et votre misère en étaient
les conséquences naturelles : il nous suffisait de savoir que Castlereagh et
Canning proposaient vos constitutions ; votre esclavage politique et votre
assujettissement à un pillage privilégié, devaient nécessairement s'en suivre ;
dès lors que l'Angleterre, d'accord avec d'autres puissances, garantissait vos
libertés civiles et religieuses, la violation des unes et l'abrogation des
autres devenaient inévitables.
« Habitants de la Belgique, vous le savez, tout cela est arrivé. Avec
une population double de celle de la Hollande, vous n'eûtes que le même nombre
de représentants ; et pour venir à bout du patriotisme de cette moitié, on
employa tous les moyens de corruption.
« A peine aviez-vous quelques dettes en propre ; on vous fit
débiteurs de plus de douze millions contractés par d'autres ; vous fûtes privés
des fonctions publiques, et des officiers hollandais commandèrent vos soldats.
Votre langage était décrié, et à raison de l'inégalité de votre représentation,
on osa vous dénier le droit de refuser les impôts ; enfin, les droits et les
libertés de la Belgique devinrent une pure chimère, car les ministres du roi
furent déclarés irresponsables, les décisions judiciaires rendues révocables à
la volonté du monarque, le jugement par jury absolu, la liberté de la presse
détruite, les anciennes institutions, la religion, les usages, les coutumes
foulées aux pieds et le pouvoir royal élevé au dessus de tout.
(page 379) « Belges, tel
fut le fruit de votre réunion à la Hollande, telle était la félicité que vous
destinait le legs des rois.
« Les descendants de ceux qui châtièrent l'altier Philippe et le
tyrannique Joseph ne pouvaient patiemment endurer un tel état de choses ;
l'esprit de liberté vous avait apparu, vous vous réveillâtes terribles ; vous
engageâtes un combat à mort avec vos lâches oppresseurs et, après une scène
prolongée de carnage, d'incendie, de rapines et de barbaries, vous repoussâtes
de votre capitale les méprisables satellites d'un gouvernement parjure. Belges,
les grands résultats que vous avez obtenus et les événements qui les ont
précédés transmettront, à la postérité la plus reculée, la mémoire de votre
loyauté, de votre sagesse et de votre valeur.
« Ne voulant point verser le sang humain, désirant rester fidèles tout
en restaurant vos droits, vous demandiez légitimement le redressement des
griefs ; mais bien loin de prendre vos demandes en considération et
d'encourager vos espérances, avec une incomparable perfidie, on déchaîna contre
vous une soldatesque brutale et sanguinaire. Exaltés par le désespoir, vous
vous défendîtes vaillamment ; la plus basse et la plus inouïe des trahisons ne
fit qu'enflammer davantage vos cœurs de lions. Peuple de braves, vous
persistâtes jusqu'au triomphe, jusqu'à ce que vos ennemis, les plus barbares
que la terre eût portés, eussent couronné leur défaite par une fuite honteuse.
Belges, c'est ainsi que vous avez achevé la conquête de votre liberté ; il vous
reste maintenant la tâche de lui constituer des garanties.
« Notre devoir, comme hommes, est de vous congratuler, de nous consoler
avec vous, mais non de vous faire connaître nos vœux pour 1er gouvernement que
vous aurez à préférer. Choisissez librement et ne craignez point l'intervention
étrangère ; le premier despote qui se lèvera contre la liberté sera précipité
de son trône et tout s'écroulera autour de lui.
« L'exemple de la France qui est devant vous, vous offre à imiter
bien peu de choses, mais beaucoup à éviter ; que la révolution politique qui
vient de s'opérer dans l'intérêt du peuple, ne devienne pas chez vous, comme en
France, presque nominale et un simple changement dans le personnel des
gouvernants. Surtout, écoutez ce qu'on appelle notre glorieuse révolution de
1688, qui fait maintenant notre malheur, après avoir fait celui de l'Europe et
que les partis dominants en France semblent vouloir prendre pour modèle. Votre
propre histoire des anciens temps vous met devant les yeux les beaux jours de
vos ancêtres et cette union fédérative, heureuse forme de gouvernement sous
laquelle les Belges ont si glorieusement développé, pour leur prospérité et le
bonheur de la société, leurs nombreuses vertus, leur capacité et leurs talents.
C'est sur vous, en ce moment, que le genre humain à demi libéré, fixe
attentivement ses regards avec anxiété, intérêt et espérance. Puissiez-vous
faire un bon choix ! ce n'est pas votre bonheur seul qu'il assurera ; celui de
l'Europe en sera ou promis ou retardé.
« (Signé) HUNT, Président, DEAS SANTOS, Secrétaire
honoraire. »
La presse anglaise, sauf de très rares exceptions, était comme le
peuple, sympathique à notre révolution et combattait énergiquement les mauvais
instincts du ministère Tory.