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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

VI. Les troubles du Borinage.

 

(page 328) Nous quittâmes Paris le 20 octobre. Je conservai l'incognito, pour éviter les excès de zèle des postillons. A notre arrivée à Valenciennes, à la poste aux chevaux, on nous apprit les désordres à Mons et au Borinage. On les exagéra naturellement. Ce qui me frappa, c'est qu'on disait que ce mouvement était une contre-révolution au profit du prince d'Orange. M. Macar, gouverneur du Hainaut, réfugié à Valenciennes, logé à l'hôtel de la poste aux chevaux, en savait-il quelque chose ? Nos interlocuteurs étaient-ils les échos de la pensée de l'ex-gouverneur ?

C'est une question que je me suis faite sans chercher à la résoudre ; plus tard j'y trouvai un nouvel élément de conviction.

(page 329) A la poste de Quiévrain on nous dit les mêmes choses ; à Boussu on fut plus explicite, on devait y connaître la réalité des choses, on était à 500 mètres des événements.

On désignait, par noms et prénoms, les fauteurs des désordres et les complices qu'on qualifiait de conspirateurs au profit du prince d'Orange. Parmi les complices on désignait des hommes qui, par jalousie et pour combattre la concurrence que M. Degorge leur faisait, par ses transports économiques au moyen de son chemin de fer (Note de bas de page : Le propriétaire du charbonnage du Grand-Hornu, Degorge-Legrand, avait vu fonctionner, en 1827, la première voie ferrée française près de Saint-Etienne. Il en avait installée une semblable, un peu avant la Révolution, pour raccorder son exploitation au canal de Mons à Condé. Il n'était pas encore question de locomotive à vapeur : sur des rails, posés sur le sol, roulaient des chariots traînés par des chevaux. Les rouliers de la région, furieux de la concurrence, avaient ameuté la population contre l'ingénieux industriel), poussèrent le peuple à le détruire. Plus tard, j'appris que Mme Van Haelen avait, dans ce même temps, été hébergée, choyée chez ces mêmes hommes envieux, intéressés à la destruction du chemin de fer de M. Degorge !

En traversant les lieux du sinistre, nous vîmes une population exaspérée. Plusieurs hommes, dont quelques-uns armés, montaient la garde près du chemin de fer pour empêcher sa complète destruction ; un d'eux nous mit en joue, nous criant d'arrêter. Le Postillon passa outre ; je le fis arrêter, je descendis de voiture et marchai vers le poste qui aurait tiré sur notre voiture si nous ne nous étions arrêtés, car ils étaient en joue quand je suis descendu ; ils auraient pu nous tuer, car le soufflet de notre calèche était en cuir facilement transperçable.

Je fis signe de ne pas tirer. Je m'informai du motif de leur colère ; on me répondit, avec jurement, ce qu'on sait déjà. Je demandai pourquoi ils voulaient tirer sur moi et m'arrêter.

On répondit : « Ce sont des monseux (messieurs) qui ont fait faire tout ce que vous voyez. Nous voulons arrêter tous les monseux pour connaître et faire condamner ces brigands-là. » Je les calmai, les engageai à s'opposer aux brigandages, mais à ne faire usage de leurs armes qu'à la dernière extrémité. Je vais à Bruxelles, je suis très pressé d'arriver. - « Ah, dit-on, puisque vous allez à Bruxelles, passez ; dites au gouvernement qu'il doit faire pendre tous les brigands qui nous ont fait affront, sinon nous les pendrons nous-mêmes. » Ils me laissèrent partir..

Je passai quelques heures à Mons chez mon père. Je reçus les autorités civiles et militaires : le gouverneur, le vénérable M. Depuydt, était navré. Il était, ainsi que son fils, convaincu que les désordres (page 330) étaient fomentés par la contre-révolution au profit du prince d'Orange ; il connaissait et me dit les noms de l'agent principal ; ses complices sont en petit nombre, me dit-il ; ils n'ont ni assez de courage, ni assez d'énergie pour être dangereux. Ils ne trouveront aucun appui dans la province qui les maudira et les maudit et les méprise déjà. Ma sollicitude et mes inquiétudes sont pour ces braves populations, un instant égarées par des intrigants qui ont abusé de leur détresse. Je les recommande à l'indulgence du gouvernement et à vous, Monsieur Gendebien, qui connaissez ces populations.

Je dis, de mon côté, ce que j'avais appris à Valenciennes, à Quiévrain, à Boussu et sur le lieu même du sinistre ; ce qui coïncidait avec les renseignements recueillis par le gouverneur et les renforçait de manière à en faire sortir une conviction complète sur les projets de contre-révolution, sur les auteurs et complices des désordres qui devaient la favoriser.

L'autorité militaire agissait d'accord avec l'autorité civile ; elle avait les mêmes pensées, les mêmes convictions, les mêmes accusations.

Je reçus quelques amis que j'avais invités à venir m'éclairer sur les tristes et scandaleux événements de Mons et du Borinage. Ils pensaient et opinaient comme le gouvernement pour l'indulgence envers les populations égarées, mais ils demandaient un châtiment prompt et sévère pour les vrais coupables qu'on avait eu beaucoup de peine à soustraire à la colère, à la vengeance des patriotes de toutes les classes, exaspérés, furieux.

En résumé, l'autorité civile et militaire, les patriotes, la population tout entière accusaient unanimement Van Haelen et ses aides de camp, de complot en faveur du prince d'Orange et d'avoir fomenté et propagé les désordres, les pillages, pour réduire les populations au désespoir et arracher à leurs exaspérations des vœux pour le retour du prince d'Orange dont l'autorité ramènerait le calme, l'ordre et la prospérité.

Ces désordres, ces pillages habilement, audacieusement préparés, n'étaient-ils pas des actes d'exécution du complot révélé par le mémoire anonyme du 12 octobre, patronné, appuyé par Van Haelen, publié par Le Courrier des Pays-Bas du 13, sous la date du 14 octobre ? Au milieu d'un long et très adroit plaidoyer en faveur du rappel du prince d'Orange, on rencontre cette phrase : « Toujours est-il vrai que si la Belgique ne prend pas un parti prompt et sage, si dans le plus bref délai, elle ne cherche pas à sortir d'un état provisoire, l'anarchie y déploiera ses fléaux ! ! »

Nous disions plus haut : ces désordres, ces pillages n'étaient-ils (page 331) pas des actes d'exécution du complot ourdi par le Mémoire anonyme ? Nous venons de voir, dans ce mémoire, la menace d'anarchie et de ses fléaux, si le prince d'Orange n'est pas rappelé dans le plus bref délai.

Le Courrier des Pays-Bas, dans son numéro du 16 octobre, sous la rubrique Bruxelles, 15 octobre, dit : « Le général Van Haelen, accompagné de M. Trumper, son aide de camp, est parti, ce matin, pour faire dans le pays une tournée bourgeoise et embrasser quantité d'amis qui l'ont constamment accueilli en Belgique depuis cinq ans qu'il y réside.»     Ni Van Haelen, ni Le Courrier ne nous ont jamais dit ni les noms des amis que Van Haelen voulait embrasser, ni l'accueil qu'il en avait reçu.

Laissons à la tournée bourgeoise et les embrassades dont il ne fut pas le moins du monde question dans la pérégrination de Van Haelen ; mais suivons-le dans sa tournée bien plus politique que bourgeoise.

Par une coïncidence qui ne tient nullement du hasard, le prince d'Orange adresse de la ville d'Anvers, le 16 octobre 1830, une Proclamation insérée dans Le Courrier du 19 octobre, sous la date du 18.

« Belges, dit le Prince, depuis que je me suis adressé à vous par ma proclamation du 5 du présent mois, j'ai étudié avec soin votre position, je la comprends et vous reconnais comme nation indépendante...

« Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui vous mène vers un état de choses nouveau et stable, dont la nationalité fera la force.

« Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l'indépendance de votre sol, et qui veut s'associer à vos efforts pour rétablir votre nationalité politique. »

Ce document, est, sans contredit, le complément du mémoire anonyme.

Son opportunité est incontestable, aussi i accompagna Juan Van Haelen, dans sa tournée bourgeoise.

Il indique suffisamment le caractère et le but de la mission de Van Haelen. Les moins clairvoyants ne s'y sont pas trompés.

Partout où Van Haelen s'est montré dans les Flandres, sa tournée bourgeoise a été accompagnée ou suivie de l'anarchie déployant ses fléaux, selon les prédictions du mémoire anonyme.

L'anarchie et ses fléaux accompagnèrent Van Haelen dans le Hainaut et n'allèrent pas plus loin, parce que Van Haelen fut arrêté et mis en prison.

Le journal Le Belge du 24 octobre, sous la rubrique Mons, 21 octobre, donne les renseignements suivants :

« Enfin, le complot est déjoué ! Nous sommes sauvés : le mal est coupé à sa racine, on a arrêté Don Juan Van Haelen et ses aides de camp, ainsi qu'un des deux hussards de leur suite. Ils sont accusés d'être les meneurs de tous nos désastres, et d'avoir voulu organiser une contre-révolution. Plusieurs témoins ont été entendus ; il paraît qu'un de ces hussards (page 332) a été reconnu à la tête des pillards de Jemappes, qui ont arrêté hier la diligence de Paris. Un de ses aides de camp partait déjà pour Binche et Nivelles, où il devait, dit-on, s'entendre avec un ex-commissaire de district, connu par son servile dévouement. »

Le même journal Le Belge du 26 octobre, sous la rubrique Mons, 23 octobre, contient de nouveaux renseignements en ces termes :

« Les aides de camp, arrêtés avec le général Van Haelen, sont MM. Trumper et Isler et un hussard d'ordonnance qui les accompagnait. La population entière de la ville était très exaspérée contre eux, et leur vie a même couru des dangers. »

Voilà la vérité sur les tristes et déplorables événements dont la diplomatie s'est emparée pour calomnier la Belgique, la désaffectionner auprès du gouvernement français et pour effrayer, déconcerter l'esprit faible de Louis-Philippe, et l'entraîner dans l'orbite des puissances qui voulaient tuer notre révolution (Note de bas de page : C'était aussi une des prévisions du mémoire anonyme, un des buts qu'il se proposait d'atteindre. En effet, après avoir proposé le prince d'Orange, démontré la nécessité de le proclamer d'urgence et de faire, sans délai, cesser le provisoire, le Mémoire ajoure : « L'anarchie déploiera ses fléaux, les puissances voisines prendront de l'ombrage et prétendront mettre ordre à vos affaires. » La calomnie, comme on le voit, était encore un des actes d'exécution de l'infâme Mémoire anonyme. (Note de Gendebien.))

M. le comte de Celles, beau-frère du maréchal Gérard, aidant, je n'eus pas grande peine à éclairer sa justice, à défendre et justifier le peuple belge des calomnies que je réussis à faire retomber sur les fauteurs des crimes et sur la diplomatie instigatrice de ces crimes, au moins auteur ou complice des calomnies dont elle espérait tirer grand profit contre notre révolution.

Je fis remarquer au maréchal Gérard que le complet insuccès des agitateurs, des conspirateurs, était une nouvelle preuve de la volonté des Belges de maintenir leur révolution et de repousser les Nassau.

Ces tristes événements, lui dis-je, loin d'effrayer le Roi, loin de refroidir le zèle et les sympathies de son gouvernement doivent, au contraire, les rassurer et leur donner la mesure de la force et de la stabilité du nouvel ordre de choses établi en Belgique.

Je réussis complètement : le maréchal Gérard me fit savoir que la vérité vraie était parfaitement connue à Paris ; que celle de la diplomatie était démonétisée et sans valeur auprès du gouvernement et auprès du Roi.

Une dépêche ayant annoncé la prochaine arrivée de Rogier à Mons, en qualité de commissaire du Gouvernement provisoire, je l'attendis, je lui fis connaître les intrigues et les menées coupables qui avaient essayé, mais en vain, d'exécuter le programme (page 333) contre-révolutionnaire du mémoire anonyme patronné par Van Haelen, aidé par quelques intrigants que je lui fis connaître.

Je lui annonçai que tout était rentré, sinon dans le calme, au moins dans l'ordre. Je l'engageai à user de grande modération envers une population égarée, entraînée, mais laborieuse, honnête, très patriotique, et qui serait plus sensible à de bons procédés que disposée à fléchir le genou devant la force ou la menace.

Je continuai ma route vers Bruxelles, où j'arrivai à 4 heures du matin. On y avait beaucoup exagéré les désordres de Mons et du Borinage. J'appris, sans surprise, qu'on y avait fait circuler très activement le bruit que la ville de Mons et le Borinage avaient proclamé le prince d'Orange, que la contre-révolution avait été acceptée par toute la population. Ces mensonges étaient en harmonie avec le Mémoire anonyme, avec les désirs des ennemis de la révolution et les défaillances des timides qui avaient trop facilement désespéré de ses destinées.

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