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« Aperçus
de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 »
(« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)
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C. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
1. La première mission de Gendebien à Paris.
(page 306) Je quittai Bruxelles le 29, à
4 heures du matin, pour remplir ma première mission diplomatique à Paris.
M.
le comte Duval de Beaulieu avait des relais de chevaux de selle sur la route de
Mons et sur celle d'Enghien, jusqu'à son domaine d'Attre
; il avait mis ces relais à ma disposition. J'allai lui dire, dans la journée
du 28, que je partais le lendemain pour Paris et lui demander le permis
nécessaire pour me faire délivrer un cheval à ses relais sur la route de Mons.
Je me proposais d'aller donner, à Mons, le signal de l'insurrection. « Ne
faites pas cela, me dit-il, la poire n'est pas mûre, on pourrait vous arrêter.
Ce serait un échec qui pourrait compromettre ou au moins retarder votre arrivée
à Paris et ajourner votre mission qui est importante et urgente ; prenez la
route d'Enghien pour mieux assurer (page 307) votre sécurité. Je ferai
préparer les relais sur la route de Mons, avec assez d'indiscrétion pour qu'on
vous surveille, qu'on vous guette de ce côté. »
La
précaution n'était pas inutile, car j'ai appris plus tard qu'on avait établi un
poste Aux Grenadiers, maison de barrière avec cabaret, à la bifurcation
de la route de Bruxelles et de la route d'Ath, dans l'intention, m'a-t-on dit,
de m'empoigner.
Le
28 au soir, je reçus la confidence d'officiers qui avaient servi en Espagne, au
corps du maréchal Suchet, dont Juan Van Haelen était aide de camp ; ils
accusèrent celui-ci de désertion, de trahison, d'abus de confiance, ils
déclaraient qu'ils ne marcheraient pas sous ses ordres.
Je
leur fis remarquer que l'accusation était très grave, que je n'avais pas le
temps de la discuter ; je les engageai à s'en expliquer avec le Gouvernement
provisoire.
Parti
de chez moi, comme je l'ai déjà dit, à quatre heures du matin, j'allai
réveiller Van de Weyer qui était logé à l'Hôtel du Duc de Brabant, rue du
Marché au Charbon, pour lui communiquer les confidences que j'avais reçues la
veille et surtout, et plus particulièrement, pour lui recommander la stricte
exécution de la résolution de ne laisser sortir personne en armes avant une
organisation complète de nos volontaires, dont l'ardeur individuelle pouvait
tout compromettre, à défaut d'ensemble.
La
retraite, quoique confirmée par de nombreux rapports, pouvait n'être qu'un
piège pour attirer en rase campagne des masses incohérentes qu'une charge de
cavalerie pouvait ramener jusqu'à Bruxelles, qui serait ainsi exposé à un
nouveau siège, dans des conditions très défavorables.
Van
de Weyer était parfaite ment d'accord avec moi sur ce dernier point ; quant aux
révélations au sujet de Juan Van Haelen, il répugnait à y croire : « Rogier, me
dit-il, est l'ami de Van Haelen, il a écrit sa biographie ; il a reçu, sans
doute, ses confidences. Je ne connais pas assez Rogier pour apprécier son
caractère et sa prudence, il y aurait plus que de la légèreté à confier nos
destinées à un homme qui se serait, une première fois, rendu coupable de
trahison ; n'importe pour quel motif, il n'y a pas de trahison excusable ; c'est
une tache indélébile. J'ouvrirai l'œil de la Providence, me dit-il en souriant,
ou au moins de la prudence sur cette ténébreuse affaire. Vous comprenez comme
moi, sans doute, que nous devons procéder avec prudence et n'agir que lorsqu'il
y aura preuve certaine. Dans tous les temps, et surtout en révolution, le mot (page
308) trahison a toujours des conséquences si graves et souvent si funestes,
qu'on doit le taire et ne le prononcer qu'à la dernière extrémité. »
Nous
nous donnâmes une cordiale poignée de mains et je le quittai. Presqu'au bout de
la rue d'Anderlecht, je vis arriver Juan Van Haelen ; il devait avoir fait une
longue course, car son cheval écumait de sueur, il paraissait très fatigué. «
D'où venez-vous si matin, lui dis-je ? » Il me dit en balbutiant : « Je viens
de la campagne. »
Cette
rencontre à 4 heures et demie du matin et les révélations de la veille me
préoccupèrent pendant une bonne partie de la journée. A cinq heures du matin,
je montai à cheval, à la Tête de Mouton, faubourg d'Anderlecht, je fis plus de
vingt lieues avant d'arriver à Condé. Je m'arrêtai quelque temps à Attre pour changer de cheval, puis à Belœil, pour inviter
selon mes instructions, le prince de Ligne à venir prendre part au gouvernement
de la Belgique.
Il était absent, m'a-t-on dit au château ; son intendant confirma le
dire du château. Il me resta des doutes sur la sincérité des affirmations ; je
n'insistai pas, parce qu'en pareille occurrence les hommes ne sont utiles que
pour autant qu'ils soient de bonne volonté et bien déterminé à agir
énergiquement et sans arrière-pensée.
A
peu de distance de Condé, un douanier me demanda si j'avais un acquit à caution
pour mon cheval ; sur ma réponse négative il me dit que je devais retourner à
la frontière, pour me munir du document indispensable. J'étais si fatigué que
je n'aurais pas eu le courage de faire dix pas en arrière. Je dis au douanier
que je venais de Bruxelles, qu'il devait comprendre ma fatigue, qu'il m'était
impossible de retourner à la frontière. A ce mot de Bruxelles sa figure
s'illumina, il me demanda « si les fromages de Hollande avaient été bien roulés
? » Sur ma réponse : « Victoire complète », il me serra la main vigoureusement
et s'offrit à me guider ; je le priai de me conduire chez le receveur de la douane.
« Les vainqueurs de Bruxelles, dit-il, ne peuvent pas être des fraudeurs : Vive
la Belgique ! Vive la Liberté ! » C'était un vieux soldat qui avait fait les
guerres de l'Empire.
Arrivant
au bureau, il dit : « Monsieur le Receveur, je vous amène un vainqueur de
Bruxelles. » Le receveur, en proie à une vive émotion, m'invita à prendre
quelque repos chez lui. J'étais tellement fatigué, qu'en descendant de cheval
je faillis tomber. La femme et les jeunes enfants du receveur fondirent en
larmes. Je fus cordialement, je dois ajouter, admirablement accueilli et choyé.
.
Le
vieux commandant de place avec lequel je m'étais mis en rapport le 19
septembre, en allant chercher De Potter, à Lille, était un ami de la (page
309) maison ; il avait parlé de moi, de ma mission et de mes espérances. On
me demanda l'autorisation de l'inviter à venir me voir, m'assurant qu'il en
serait bien heureux. J'y consentis bien volontiers.
Ce
vieux brave, cet excellent homme arriva tout essoufflé, me serra dans ses bras
avec une émotion qui lui ôta l'usage de la parole. Puis me serrant les deux
mains, il me dit : « J'ai pensé bien souvent à vous, depuis le 19 septembre, et
à la bataille que vous considériez comme inévitable, mais qui ne devait
commencer que beaucoup plus tard. Quand j'ai appris l'attaque des Hollandais,
je me suis dit : C'est une surprise ; les patriotes ne sont pas prêts, ils
seront battus. Puis j'ai appris que le peuple se battait bravement ; il sera
vainqueur, me suis-je dit : il n'est pas facile de réduire une ville déterminée
à se défendre. Deux fois vingt-quatre heures de résistance mettront les
assiégeants dans la position d'être cernés et assiégés eux-mêmes ; car toute la
Belgique doit avoir marché au secours de Bruxelles. »
Je
lui dis qu'il avait bien compris la situation ; j'entrai dans de nombreux
détails qui furent écoutés avec un vif intérêt et une grande émotion par toute
l'assistance.
On
voulut me retenir, me faire prendre du repos. Malgré ma fatigue excessive, je
partis. Je laissai mon cheval à Condé ; on me procura une voiture qui me
transporta à Valenciennes. J'y arrivai après la fermeture des portes. Je ne pus
entrer qu'avec l'autorisation du commandant, laquelle se fit attendre assez
longtemps. J'avais dû décliner mes qualités. J'avais répondu : Adolphe Gando, membre du Gouvernement provisoire de Belgique,
chargé d'une mission à Paris. Le commandant de place chez qui on m'avait
conduit, m'accueillit d'abord froidement, et me dit :
«
J'ai vu beaucoup de listes de membres du Gouvernement provisoire, je n'ai pas
remarqué votre nom. » - « J'ai dû prendre ce nom à cause de l'identité des
initiales A. G. afin de traverser la Belgique avec sécurité. Je conserve ce nom
pour dérouter la police diplomatique. Mon nom est Gendebien, fils d'un ancien
membre du Corps législatif de France, frère d'un de vos anciens frères d'armes,
officier au 276 Chasseurs à cheval, etc., etc. »
Mon
identité bien établie, le commandant fut bienveillant, gracieux, expansif.
Notre conversation se prolongea fort avant dans la nuit. Nous causâmes beaucoup
de la Révolution de France et de Belgique, des quatre journées de Bruxelles,
des conséquences de notre révolution.
«
Toutes les puissances, dit-il, seront nécessairement hostiles à (page 310)
votre révolution ; elles vous écraseront, si vous ne vous réunissez pas à la
France ; c'est sans doute cette réunion que vous venez demander au Gouvernement
Français. » - Non, lui répondis-je, cette réunion serait funeste à la
France et à la Belgique parce qu'elle entraînerait une guerre générale. Je
viens demander si la France est fermement décidée à faire respecter le principe
de non-intervention. Je viens démontrer à votre Gouvernement l'utilité, la
nécessité même de le faire respecter. En effet, si la France ne prend pas
l'engagement de nous défendre contre toute intervention, nous ferons
immédiatement notre paix avec le roi Guillaume qui rentrera, ou son fils le
prince d'Orange, en possession des forteresses qui sont de véritables têtes de
pont contre la France, dans les mains du mandataire des grandes puissances.
Si
la France nous défend contre toute intervention, nous continuerons avec succès
la lutte contre la Hollande et nos places fortes deviennent un nouveau
boulevard pour la France. »
- «
Par affectations sympathiques et par intérêt, dit-il, le Gouvernement fera
respecter le principe de non-intervention ; j'en trouve la preuve dans mes
instructions et les recommandations qu'on me fait d'éviter tout acte qui
pourrait être considéré comme une intervention en faveur de la Belgique, et on
m'a dit verbalement que c'était pour éviter de donner aux puissances un
prétexte d'intervention contre la Belgique. »
Je
l'engageai à protéger, ou au moins à ne pas entraver la marche des volontaires
vers la Belgique et à les encourager et protéger par les nombreux
intermédiaires qu'il doit avoir à sa disposition.
Après
avoir pris quelques heures de repos, je me rendis, dès sept heures du matin, au
bureau établi pour le recrutement et l'assistance à donner aux volontaires qui
venaient de l'intérieur de la France. Les ressources pécuniaires étant très
restreintes, je donnai 350 francs.
J'allai
voir mon ami Harpignies pour l'engager à favoriser le recrutement des
volontaires, à s'intéresser à ceux qui viendraient de l'intérieur de la France,
à surveiller le bureau dont j'ai parlé plus haut et lui donner les fonds dont
il pourrait avoir besoin, jusqu'à concurrence de 4 à 5,000 frs.
Je
lui devais une visite pour le remercier de l'intérêt tout fraternel qu'il avait
pris à mon expédition de Valenciennes le 23 septembre.
Lui
et sa femme m'avaient conjuré de renoncer à mon entreprise qu'ils qualifiaient
de suicide. Sa noble et généreuse épouse s'était mise à genoux, pour me faire
renoncer à ma résolution de marcher à une mort certaine, disait-elle. Puis, se
relevant, elle me dit : « Quand on a une (page 311) femme et sept
enfants, le suicide est une monstruosité ; oui, vous êtes un monstre, si vous
persistez à courir à la mort. »
Présenté
par son mari à cette digne et honorable femme, je lui dis : « Je viens vous
demander grâce et pardon pour le monstre du 23 septembre qui se porte assez
bien, malgré vos sinistres prédictions, et les anathèmes que votre cœur de mère
et d'épouse a prononcés, le 23 septembre. »
- «
Vous êtes un monstre heureux, mais vous n'avez pas moins commis une
monstruosité. » Elle me tendit la main : « Je vous pardonne, à condition
que vous n'oubliiez plus que vous êtes époux et père. » De grosses larmes
sillonnèrent son noble visage.
J'allai
faire une visite au brave général Lahure, demeurant
près de Bouchain. Je trouvai le moderne Cincinnatus, le soldat-laboureur, dans
sa ferme modèle qu'il cultivait lui-même. Inutile de dire qu'il me fit
l'accueille plus paternel. Je dus nécessairement lui dire, dans tous ses
détails et ses péripéties, notre expédition du 23 septembre ; son vieux cœur de
soldat bondissait de joie. A chaque instant, il disait :
«
Bien, très bien ! »
Je
le priai de continuer ses patriotiques sollicitudes pour son ancienne patrie.
Je lui offris mes services pour tout ce qui pourrait lui être agréable et à sa
famille.
Lorsque
je le quittai, il me serra la main avec émotion et attendrissement. «
Organisez-vous vite et solidement, me dit-il ; si les Prussiens vous attaquent,
nous nous souviendrons d'Iéna et de Ligny. »
Ses
fils m'accompagnèrent jusqu'à la poste aux chevaux de Bouchain. Je leur avais
recommandé de ne pas révéler ma qualité, pour éviter l'excès de zèle des
postillons. Mais le maître de la poste étant survenu, on dit mon nom ; je
demandai en vain qu'on ne le révélât point aux postillons. Le maître me donna
ses deux meilleurs chevaux et je m'aperçus bientôt que le postillon avait reçu
des instructions ; il mena si grand train que j'avais de la peine à rester en
place dans le cabriolet.
En
vain je disais au postillon : «N'allez pas si vite, vous allez crever vos
chevaux.» - Il répondait : « Nous savons ce que nous vous devons. » Le fouet
retentissait de plus belle et les chevaux prenaient le galop. A chaque poste,
le mot était donné et le zèle allait croissant. C'est une chose fort
désagréable de changer de voiture à chaque poste ; surtout lorsque, excédé de
fatigue depuis longtemps, on a fait, la veille, vingt lieues à cheval ;
d'ailleurs je craignais de manquer d'argent, mes (page 312) prévisions
avaient été contrariées par les trois cent cinquante francs que j'avais versés
au Bureau de recrutement de Valenciennes.
Je
résolus de m'arrêter à Saint-Quentin et d'y attendre le courrier de la Malle,
voiture excellente en temps ordinaire, c'est-à-dire lorsqu'elle est chargée.
Malheureusement elle était vide à l'intérieur, et pas la moindre charge ; en
sorte que je souffris plus encore, jusqu'à Paris, où j'arrivai vers cinq heures
du matin, complètement éreinté, moulu.
Je
ne me couchai pas ; j'allai à six heures prendre un bain et m'acheter une
chemise, car je n'avais pas le moindre bagage. A neuf heures, j'étais chez le
maréchal Gérard. J'avais préparé une lettre d'introduction auprès de Madame
Gérard ; je lui disais mon vrai nom, l'objet de ma mission auprès du maréchal
et le désir de lui parler tout de suite. Je fus reçu immédiatement par Mme la
Maréchale, qui, les larmes aux yeux, me dit : « Je suis bien heureuse et Gérard
sera bien heureux de vous voir. Nous avons eu beaucoup d'inquiétude pour vous.
Cette inquiétude a augmenté depuis la retraite des Hollandais par l'absence de
nouvelles et à cause de votre silence. »
Le
Maréchal arriva aussitôt me tendant les bras, et les larmes aux yeux,
m'embrassa. « Bravo, me dit-il, bravo ; vous avez gagné la bataille, vous êtes
les dignes fils des vainqueurs de Juillet. Organisez-vous promptement et
solidement, avant de risquer une bataille en rase campagne ; conservez
l'ascendant de la victoire. »
J'étais
ému des paroles sympathiques du Maréchal. Je pleurai de joie et de reconnaissance.
Je lui exposai l'objet de ma mission. Il me répondit : « Vous pouvez compter
sur mes sympathies comme sur celles de mes collègues et de la France entière.
Nous
ferons respecter le principe de non-intervention, n'en doutez pas. Il y a
conseil des Ministres, à dix heures. Je parlerai de votre mission ; nous ne
pourrons probablement pas en délibérer, parce que l'ordre du jour est très
chargé. Revenez à une heure savoir des nouvelles, nous causerons de vos
affaires. »
En
prenant congé, je reçus de nouvelles marques de sympathie du Maréchal.
A
une heure, je retournai chez le maréchal Gérard ; il me dit : « L'Ambassadeur
de Hollande sait déjà qu'un M. Gando, membre du
gouvernement provisoire de Belgique, est à Paris ; il a exprimé l'espoir qu'on
ne le recevrait pas. Cela n'empêchera pas le Conseil de se réunir ce soir et de
rédiger la résolution qui n'est pas douteuse.
J'ai
dit deux mots de votre mission ; elle n'a soulevé aucune (page 313)
objection. Revenez à minuit ; je vous dirai officiellement la résolution prise
par le Conseil.
Maintenant
causons de vos affaires, il est fâcheux que vous n'ayez pu ajourner de quelques
mois l'explosion, car nous ne sommes pas en mesure de vous protéger
régulièrement ; nous n'avons pas d'armée. Louis XVIII et, après lui, Charles X,
ont fort négligé l'armée en général ; il faudra au moins six mois pour la
réorganiser. Nous n'avons pas d'artillerie, le gouvernement déchu a changé
complètement de système pour cette arme : au lieu de remplacer successivement
l'ancien système par le nouveau, il a commencé l'œuvre par la destruction
complète de l'ancien système. Nos arsenaux sont vides, les matières premières
manquent. Nous ne ferons pas moins respecter le principe de non-intervention.
Si les Prussiens mettent un pied en Belgique, nous lâcherons la bride et la
France tout entière débordera en Belgique. Des désordres, de graves
inconvénients pourront résulter pour la Belgique, de l'intervention
d'auxiliaires sans organisation, sans discipline. C'est à vous à choisir entre
les Prussiens et les Français. »
- «
Oh ! le choix ne sera pas douteux ; nous n'avons pas perdu le souvenir des
Prussiens de 1814 et de 1815. Plutôt 200,000 Français sans organisation, sans
discipline, que l'armée prussienne. Plutôt la mort que la restauration que les
Prussiens nous imposeraient ! »
Le
Maréchal reprit : « Les puissances n'ont pas oublié les levées en masse de 1793
; elles savent que la France peut, aujourd'hui mieux qu'alors, organiser des
armées formidables, parce qu'elle a les cadres qu'elle n'avait pas en 1793. Les
populations d'Allemagne, de Prusse, de Hongrie et d'Italie donnent de graves
inquiétudes à leurs maîtres. Elles sont très sympathiques à notre révolution ;
elles ne tarderont pas à l'être à la vôtre. Il ne faut donc pas trop vous
alarmer ; mais il faut agir promptement, énergiquement, comme si vous n'aviez
aucun motif de sécurité. »
«
Quelles sont vos ressources ? » demanda le Maréchal. - « Nous avons une
artillerie considérable, beaucoup de projectiles et de poudre ; la Belgique
était l'arsenal de l'Angleterre. Nous pouvons mettre sur pied de guerre 45 à
50,000 hommes d'infanterie régulière et 10 à 12,000 volontaires ; nous avons un
même nombre de fusils, mais point de réserve. Nous tâcherons d'y pourvoir. Les
chevaux nous manquent, c'est-à-dire les chevaux exercés à la manœuvre ; la
Hollande les retiendra tous ; nous aurons les quelques chevaux que nous
amèneront les déserteurs. Nous nous procurerons facilement, dans le pays, des
chevaux d'artillerie et des charrois.
(page
314) Ce qui nous manquera, ce sont de bons cadres. La partialité et la
défiance du gouvernement hollandais écartaient les Belges pour les grades
élevés, pour les grades inférieurs et même pour les sous-officiers.
Je
me suis occupé, il y a quelques mois, de cette odieuse partialité ; ce fut un
des sujets de critique et d'opposition des Belges.
Les
officiers généraux belges étaient à peine comme un à dix. Les
officiers d'état-major, comme un à six. Les officiers
d'infanterie, comme un à six. Les officiers de cavalerie, comme un
à quatre. Dans l'artillerie, comme un à onze. Dans le
génie, les Belges étaient comme un à quatorze. Dans ces deux
armes spéciales et si importantes, il n'y avait pas un Belge au-dessus du grade
de capitaine !
Dans l'état-major et dans la cavalerie, la disproportion est moindre que
dans les autres armes, parce qu'on a favorisé quelques fils de famille bien en
cour.
Je
suis persuadé que je me trompe peu sur ces proportions. J'ai souvenance que la
disproportion est plus forte pour les grades supérieurs que pour les grades
inférieurs.
Si
l'on considère que la population belge est double de la population hollandaise,
on comprendra qu'il y a lieu de doubler lés odieuses disproportions que j'ai signalées.
Aussi les révélations de la presse belge ont indigné la nation, désaffectionné,
irrité l'armée et l'ont disposée à se ranger sous notre drapeau.
Pardonnez-moi
cette digression qui a sa raison d'être, puisqu'elle vous fera mieux apprécier
les ressources sur lesquelles nous pouvons compter.» ,
- «
Je comprends, dit le Maréchal, que toute l'armée belge, officiers et soldats,
ne peut manquer de se ranger sous le drapeau de son pays, qui a pour lui
l'ascendant de la victoire ; ne perdez pas un moment pour organiser votre
armée, profitez de l'enthousiasme du succès. »
En
quittant le Maréchal, j'allai au Ministère des Affaires Etrangères. Je n'étais
pas connu de M. Molé, ministre des Affaires Etrangères ; mais il avait connu
mon père qui, en qualité de membre de la Commission de l'Intérieur au
Corps législatif, avait eu de fréquents rapports avec M. Molé père, ministre de
l'Intérieur sous l'Empire.
Je
me fis annoncer sous mon véritable nom, laissant celui d'Ad. Gando aux profondes méditations de la diplomatie
fourvoyée. L'huissier ou valet de pied répéta mon nom et ajouta : « tout court
? » - « Tout court, répondis-je, il me semble que l'homme de bien n'a pas
besoin d'allonger son nom.» - « Ah ! c'est que j'ai ordre d'annoncer les
qualités (page 315) des personnes qui demandent audience. » - « Je ne
demande pas audience, je viens faire une simple visite à M. Molé. »
Ce
colloque, assez niais en apparence, je le répète, parce qu'il me porta à penser
que la diplomatie avait été avertie de la mystification, et qu'elle cherchait
toujours, par ses honnêtes moyens de corruption, à connaître le brigand qui se
permettait d'usurper le noble rôle de diplomate au profit d'infâmes rebelles.
Deux jours plus tard, je fus complètement édifié sur mes conjectures, au moins
pour les démarches de la diplomatie étrangère.
M. Molé me reçut comme on reçoit une ancienne connaissance qu'on estime
; il me parla des anciennes et bonnes relations de mon père avec le sien et du
plaisir qu'il avait à recevoir le fils de l'ancien ami de son père, et de la
satisfaction qu'il éprouvait d'établir des relations entre les fils des deux
vieux amis.
Je
lui dis l'objet de ma mission ; j'ai eu avec lui, à peu près, la même
conversation qu'avec le maréchal Gérard. Il comprenait très bien notre position
et la solidarité d'intérêts des deux nations et la nécessité de faire respecter
le principe de non-intervention. Il exprima ses vives sympathies pour notre
cause si intimement liée à celle de la France. Il resta fidèle à ses
convictions et à ses affections pour la Belgique : ce qui amena sa retraite,
lorsque Talleyrand fit prévaloir sa politique égoïste et anti-nationale.
Je
pris congé ; j'allai chez Tielemans. Nous nous
rendîmes chez le général Lafayette qui nous accueillit avec la bonté, la
bienveillance et la simplicité d'un vieux républicain. Je lui donnai, sur nos
quatre journées, des détails qui l'intéressèrent beaucoup et sur lesquels il
revint souvent. Nous causâmes longtemps sur nos affaires, nos craintes et nos
espérances. Je lui dis l'objet de ma mission. Il nous dit : « Le gouvernement
n'hésitera pas à faire respecter le principe de la non-intervention et à vous
protéger et vous défendre si on vous attaque, parce qu'il est de son intérêt de
le faire et parce qu'il sait bien que s'il ne le faisait pas, il serait débordé
par la nation entière qui vous est très sympathique. »
Tielemans lui dit que la république serait
très probablement proclamée en Belgique et lui proposa d'en accepter la
présidence.
Lafayette
déclina l'offre, disant qu'il était plus utile à la France et à la Belgique en
restant à Paris. Il conseilla de ne pas trop se hâter à se prononcer sur la
forme de notre gouvernement ; que la proclamation de la république serait
prématurée et pourrait amener des complications funestes pour la Belgique.
Je
lui proposai le gouvernement de la Belgique, sous le titre de (page 316)
grand-duc ou toute autre dénomination, avec ou sans hérédité. « Je ne suis pas
autorisé à vous faire cette proposition, mais si vous l'acceptiez, mes
concitoyens, j'en ai la certitude, la ratifieraient avec enthousiasme.
Nous
aurions la république, des institutions républicaines, moins le nom qui est la
seule chose dont s'effrayent les timides et dont les intrigants font semblant
de s'effrayer. »
Lafayette
répondit que son grand âge ne lui permettait pas une entreprise aussi
importante ; qu'il ne pourrait pas accepter l'hérédité qui le mettrait en
contradiction avec ses principes ; que, sans hérédité, son titre de grand-duc
serait considéré comme une présidence de république : la république elle-même.
«
J'ai, ajouta-t-il, dérogé une seule fois à mes principes, en faveur de la
branche d'Orléans, parce que cette famille a donné des gages à la république,
qu'elle est républicaine ! Nous avions à craindre la guerre civile ; nous avons
pensé que le seul moyen de la conjurer, c'était de combler au plus vite le vide
qu'avait fait la chute de la branche aînée ; la porte reste ouverte aux
institutions républicaines, la France y pourvoira. »
Nous
avons parlé de la nécessité d'une alliance offensive et défensive entre la
France et la Belgique. Nous avons demandé son avis sur cette question et son
appui auprès du gouvernement pour la faire résoudre favorablement et
promptement.
..
Il nous répondit que son appui, comme ses sympathies, ne ferait jamais défaut à
la Belgique, mais qu'il croyait prématurée la proposition d'une alliance
offensive et défensive. « Cette alliance, dit-il, serait en contradiction avec
le principe de non-intervention. Le gouvernement s'abstiendra de répondre à
cette proposition, ou la rejettera ; il ne pourrait l'agréer sans manquer au
principe de non-intervention qu'il a et que vous avez vous-mêmes si grand
intérêt à faire respecter.
-
Contentez-vous, pour le moment, de la déclaration qu'a faite le gouvernement et
qu'il vous donnera, sans doute, officiellement, qu'il fera respecter le
principe de non-intervention. Comptez sur la France et ses sympathies, là est
la garantie des promesses du gouvernement, et votre planche de salut si vous
êtes menacés d'un naufrage. »
Au
moment de notre départ, Lafayette m'invita courtoisement à aller souvent le
voir ; ce que je ne manquai pas de faire.
Je
consacrai le reste de la journée à visiter de bons patriotes, entre autres,
l'excellent, le dévoué Thomas (Note de bas de page : Il s'agit
de Clément Thomas, la victime des communards, le 18 mars 1871), appartenant à la rédaction du journal Le National, homme d'un
jugement sûr, d'une intégrité, d'un dévouement à toute épreuve et qui ne se
sont jamais démentis. Ainsi (page 317) que j'y avais été autorisé par le
maréchal Gérard, je me rendis chez lui à minuit, pour connaître le résultat du
Conseil des ministres qui s'était occupé, dans la soirée, de l'objet de ma
mission.
Prévoyant
que Tielemans pourrait être chargé, par le
Gouvernement provisoire, de quelques missions à Paris, je le priai de
m'accompagner ; ce qui fut pour lui une présentation officielle.
Le
maréchal ne rentra qu'à une heure moins un quart. Il nous dit, avec une
satisfaction visible, que le Conseil avait, sans hésiter et à l'unanimité,
proclamé la résolution de faire respecter le principe de non-intervention et de
nous protéger contre toutes les éventualités.
Il
appuya sur ces derniers mots. « Vous pouvez, dit-il, transmettre officiellement
cette décision au Gouvernement provisoire. »
Nous
remerciâmes le maréchal et prîmes congé ; nous nous rendîmes à l'appartement de
Tielemans où nous récapitulâmes tous les faits de la
journée et préparâmes le rapport qu'il ferait au Gouvernement provisoire à son
arrivée à Bruxelles.
Voilà
une journée bien employée en quinze heures ! J'obtins du gouvernement
français une solution nette, complète, officielle de la question de vie
ou de mort pour notre indépendance.
Ici
Gendebien réfute les allégations de Louis De Potter et d'Adolphe Bartels, qui ont dénié toute importance et tout succès à sa
mission. Il se gausse de la naïve hostilité du second, qui le représente comme
tenu à distance par les ministres français, reçu sous un nom supposé « à la nuit tombante ou au lever du jour » !
Il
explique aussi, tout simplement, l'interdiction de toute sortie d'armes de
France pour la Belgique, imputée à crime par Bartels
au gouvernement de Louis-Philippe :
Il
n'est pas nécessaire - dit Gendebien - de faire un grand effort d'esprit
pour comprendre que nous envoyer des armes de guerre, c'était faire acte
d'intervention et autoriser les puissances à méconnaître le principe de non
intervention.
La
France, qui manquait d'armes, en a interdit la sortie ; ce que nous avons fait
pour le même motif. Au reste, la contrebande nous a fourni beaucoup de fusils,
comme elle en a, sans doute, fourni à la France.
Toutes
ces petites misères et tant d'autres m'ont souvent contrarié ; elles ne m'ont
jamais déconcerté ni surpris ; elles ne m'ont jamais empêché de marcher dans la
voie que je croyais et qui était la bonne pour (page 318) mener à bien
une révolution si noble, si désintéressée dans son principe, si honorable, si
nécessaire dans son but.
Si,
plus tard, elle a dégénéré, si elle a dévié de son principe et de son but, je
n'en suis pas coupable, ni responsable. Mon opposition courageuse et
persévérante a complètement dégagé ma responsabilité.
Depuis
le 27 du mois d'août, j'avais énergiquement résisté à la fatigue ; après le
départ de Tielemans, de Paris pour Bruxelles, je
cédai à la fatigue. En rentrant à l'hôtel, je dis au domestique de me
réveiller, le lendemain à quatre heures après-midi, si je n'avais pas sonné
avant cette heure. Je me couchai à onze heures et je dormis jusqu'au moment où
l'on vint frapper à ma porte, à l'heure convenue. Je descendis de mon lit et
m'affaissai sur le parquet : j'avais perdu l'usage des jambes ; je ne le
recouvrai, en partie, qu'après deux jours de traitement et, pendant deux autres
jours, je ne pus marcher qu'avec l'assistance d'un bras. Le docteur appelé,
informé de mes fatigues, me rassura et promit une prompte guérison.
Pendant
sept jours, je ne reçus pas de réponse à mes demandes d'instructions et
d'autorisation de quitter Paris. J'étais en correspondances avec Van de Weyer ;
il m'écrivit, entre autres choses, que le Congrès allait être convoqué. Je lui
répondis : qu'à moins de motif d'urgence, il me paraissait qu'il convenait de
retarder cette convocation, afin de nous donner le temps de poser des actes et
des principes qui lieront plus ou moins les mains du Congrès, et serviront de
bases à la Constitution qu'il est appelé à voter. J'ajoutai : « Faites
comprendre à nos collègues qu'il n'est pas urgent de créer à côté de nous un
corps qui nous absorbera, et, avec nous, la révolution peut-être ; il nous
privera, tout au moins, de l'initiative dont nous aurons encore besoin pendant
quelque temps, pour consolider la révolution et consacrer les conséquences que
le peuple attend si légitimement.
Quant
à mes demandes d'instructions et de rappel, il me dit : « On ne vous envoie pas
d'instructions, parce qu'on n'en a pas à donner. On désire que vous restiez
encore à Paris, pour satisfaire aux éventualités qui peuvent exiger une
solution urgente. Du reste, si vous désirez revenir, partez. Nous serons l'un
et l'autre heureux de nous serrer la main. »
Dans
ses Souvenirs personnels (vol. 1er, page 153) M. De Potter dit : « Je
l'avais conjuré (M. Gendebien) de hâter le plus possible ses
négociations, afin de venir par lui-même... » (Note de bas
de page : Gendebien n'a pas cité le passage entier. Nous le complétons :
« ... dissiper nos doutes sur le parti que nous avions à prendre pour
que les deux peuples révolutionnés continuassent à marcher de front dans la voie
de la liberté et du progrès. »)
(page
319) M. De Potter désirait, au contraire, retarder autant que possible mon
retour ; on en trouve la preuve trois pages plus loin (Voir les
pages 156 et sqq.).
Inutile
de dire que depuis le premier octobre je revis le maréchal Gérard et M. Molé,
qui m'accueillaient toujours avec la plus grande bienveillance pour moi et avec
des marques non équivoques de sympathie pour la Belgique.
J'entrai
en relations avec les principaux rédacteurs de plusieurs journaux, avec les hommes
les plus influents des sociétés populaires. Je revis plusieurs fois le général
Lafayette, chez qui je rencontrai Guinard, Cavaignac
(Godefroy) et plusieurs autres notabilités du
mouvement national. Tous exprimaient chaudement leurs vives sympathies pour la
Belgique et affirmaient que, si les Prussiens mettaient le pied en Belgique,
deux cent mille volontaires et gardes nationaux iraient les écraser, que le
gouvernement serait impuissant à arrêter l'armée.
Je
quittai Paris le 8 octobre dans la soirée. Je m'arrêtai à Mons pendant deux
heures, chez mon père, je reçus les autorités militaires et quelques amis :
J'arrivai à Bruxelles dans la nuit du 9 au 10 octobre.