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d’intention
« UN
COURTRAISIEN AU CONGRES NATIONAL : LE BARON FELIX BETHUNE »
Par Emmanuel de Béthune (1951)
(DE BETHUNE E., Un Courtraisien au
Congrès national : le baron Félix Béthune, dans Annales du XXXIe
Congrès de la Fédération archéologique et Historique de Belgique, Courtrai, t.
IV, Courtrai, 1953, pp. 297-318)
(page 297) « Le passé lorsqu'il n'est connu qu'historiquement,
s'accumule hors de la vie, dans on ne sait quelle consigne poudreuse, où il est
voué à perdre ce qu'on serait tenté d'appeler ses vitamines. Assurément il
existe bien, en dehors de l'histoire élaborée par les historiens, des
témoignages personnels qui sont une tout autre vertu ; mais il arrive presque
fatalement un moment où ces témoignages sont lus comme des romans, où ils sont
annexés au monde indéterminé de la fiction qui entretient avec le monde de
l'action des rapports obscurs, fantasques, décevants ». (Gabriel MARCEL, Les hommes contre l'humain,
p. 34).
Si nous voulons mettre en
relief la figure d'un des membres du Congrès National ce n'est certes pas dans
le but de retracer son activité comme telle et de montrer par là, le rôle
important qu'éventuellement il aurait rempli. Nous n'aurions d'autre part pas
la prétention de vouloir étudier les activités de ce Congrès, car nous n'en
avons certes pas la compétence requise. Notre but est uniquement de montrer
l'opinion qu'avait un des membres pendant les débats ; aussi avons-nous cru
utile de publier ici 43 lettres que Félix Béthune écrivit à son épouse (Note de bas de page : Julie
Adèle de Renty épousa à Lille, le 15 juin 1815,
Félix-Antoine-Joseph Béthune. Elle mourut à Alost le 25 avril 1856) pendant les différents
séjours qu'il fit à Bruxelles durant les années 1830-31.
(page 298) Pour connaître la personnalité de Félix Béthune, il nous
faudrait bien plus que cette correspondance. Ces lettres nous montrent un
membre du Congrès, parfait libéral, qui avec bon sens et sagesse dota la
Belgique d'une Constitution, connue pour sa modération.
Afin d'illustrer ce bon sens
nous ne pouvons mieux faire que de citer quelques paroles, prononcées par Mgr
De Haerne dans l'oraison funèbre du Baron Béthune. (Journal de Courtrai du 10 octobre
1880).
« Le signe d'honneur (Note de bas de page : Médaille
d'or décernée aux anciens membres du Congrès National, lors du Cinquantenaire
de l'indépendance de la Belgique) décerné aux anciens membres du Congrès par la Commission de
1878 était pour notre cher baron, l'emblème des sentiments dont il était animé,
l'écusson sur lequel se trouvent gravées les grandes libertés pour lesquelles
il avait voté, libertés connexes, selon l'expression du baron de Gerlache, et
qui étaient en rapport avec nos traditions, avec notre histoire, et inscrites
non comme des principes absolus, mais comme le droit des Belges, au titre II de
la Constitution.
« C'est dans cet esprit que
Béthune se rangea parmi les 111 députés qui repoussèrent contre une minorité de
59 membres le système De Facq, qui tendait à
absorber, dans une centralisation empruntée à la révolution française,
l'indépendance de la religion par l'action de l'État et qui, par voie de
conséquence, devait anéantir toute liberté. Béthune protesta avec les
catholiques et les libéraux unionistes, les Nothomb, les Lebeau, les Devaux,
les Jottrand, les Van Meenen et d'autres contre ce système liberticide.
« C'est dans le même esprit
qu'il vota, avec les membres les plus prévoyants du Congrès, parmi lesquels se
trouvaient les plus jeunes, dont il faisait partie, contre la proposition faite
par un des plus âgés, le baron de Sécus père, proposition qui fut reprise après
que celui-ci l'eut abandonnée, par Fleussu, et avait pour objet de soumettre
l'enseignement libre à. la surveillance des autorités électives. Cette mesure
préventive, qui fut repoussée par le Congrès eut évidemment étouffé l'élan qu'a
pris chez nous l'enseignement privé .à tous les degrés et porté la plus grave
atteinte à une des manifestations les plus essentielles de notre caractère
national. C'est ce qu'un certain nombre de membres même catholiques n'avaient
pas prévu, pas plus que plusieurs d'entre eux n'avaient compris toute l'importance
de l'indépendance des ministres du culte dans la sphère de (page 299) leur mission spirituelle,
mais c'est ce qui ne put échapper à la sagacité et au patriotisme éclairé par
la religion, qui distinguaient le grand citoyen que le pays vient de perdre... ».
Afin de mieux dégager cette
personnalité, retraçons ici brièvement sa biographie, qui nous montre le rôle
qu'a joué Félix Béthune dans la carrière administrative et politique.
Né le 12 juin
1789, il fit ses humanités au collège de la « Via beatae
Mariae a Campis » à Paris.
Revenu à Courtrai, nous le voyons en 1810 reprendre le commerce de toiles de
ses parents (Note de bas
de page : Il faut savoir qu'en 1744, Jean-Baptiste Béthune, grand-père de
Félix, reprit à son beau frère, Joseph Van Dale, un commerce de toiles) qui, sous son impulsion,
regagna l'ampleur qu'il avait avant la révolution.
C'est au lendemain de la
chute de l'Empire qu'il débuta dans la carrière politique ; en effet il fut
nommé adjoint du Maire en 1814. Membre de la Régence et Bourgmestre, il
s'occupa pendant plus de quarante ans des affaires communales. Élu sénateur en
1844, il garda son mandat d'une façon ininterrompue jusqu'en 1871.
Son activité cependant ne se
borna pas à la chose publique ; il fut membre du Conseil supérieur du Commerce
et de l'Industrie, de la Commission de Statistique, de la Chambre de Commerce
de Courtrai et même Colonel de la Garde-Civique de 1830 à 1836.
Il serait évidemment trop
long d'énumérer ici toutes ses activités, mais ces quelques lignes arides nous
font comprendre que ses concitoyens avaient eu raison de l'élire comme membre
du Congrès National.
* * *
Candidat suppléant,
Félix Béthune remplaça le Baron de Pélichy élu à Courtrai et à Bruges (Note de bas de page : Baron
Jean de Pélichy-Van Huerne (1774-1859)
Le 12 novembre nous le
voyons partir pour Bruxelles. La diligence lui coûte 5,75 fl., il donne un
pourboire de 57 cents aux conducteurs ; dîne pour l fl. 75, se fait porter ses
bagages à Bruxelles pour 0,47 fl. et achète les œuvres complètes de Montesquieu
pour 16,54 fl. (Note de
bas de page : Livre de dépenses du Baron Béthune, novembre 1830). Voici d'ailleurs ce qu'il
écrit à sa femme.
« Nous sommes arrivés ici hier vers
neuf heures seulement ; la diligence ayant tardé 2 heures à Gand. En descendant
de voiture je me suis fait transporté avec mes bagages
chez la complaisante autant qu'aimable Mad. Deman. (page 300) Elle
avait eu l'attention de me procurer un quartier (Note de bas de page : Ce
quartier était situé : rue des Carrières (Cantersteen, n° 14)), composé de 2 pièces. à
trois portes de chez elle... Au demeurant mon appartement, où je m'installai de
suite, est très bien. Une très belle chambre de trois croisés sur la rue,
meublée convenablement : c'est mon salon. Elle communique à une autre chambre à
coucher avec 2 croisés sur la cour ; une grande commode, une table et une
armoire en placard avec penderie m'offrent toutes les aisances possibles pour
loger mes effets
» (Note de bas de page :
Lettre du 13 novembre. Cette lettre et les suivantes se trouvent dans les archives
du Baron de Béthune, Marke).
Après cette longue
description de son appartement, voyons comment il fit son entrée dans le monde
politique du Congrès :
« A
peine remis de quelques instants, je me rendis chez M. Buysse et Goethaels (Note de bas de page : Buyse-Verschuere, député de Courtrai. Goethals, Jean (1794-1875),
commissaire de district et député de Courtrai), hôtels de la Couronne. Là sont établis presque tous
nos messieurs, et différents autres également de la Province. J'y trouvai une
réunion d'une dizaine de personnes en conférence avec M. De Potter (Note de bas de page : De
Potter, Louis (1786-1859), ministre dans le Gouvernement provisoire du 28
septembre au 13 novembre 1830) qui leur annonçait que par une triste mésintelligence avec les autres
membres du Gouvernement provisoire, il allait se retirer des affaires :
Effectivement ces autres Messieurs s'étaient présentés dans la journée au
Congrès National avec leur démission, remettant ainsi aux élus du peuple un
pouvoir qu'ils ne tenaient pas même d'eux (Note de bas de page : Le Congrès National ne s'est
réuni que le 10 novembre ; le Gouvernement provisoire fut constitué le 28
septembre). Mr. De
Potter qui avait combattu cette démarche n'y était pas et voulait même
protester contre, mais il arriva trop tard ; car l'Assemblée encore novice se
laissa entrainer par l'opinion de M. Demeulenaere de
Bruges (Note de bas de
page : de Meulenaere, Félix-Amand (1794-1862),
député pour Bruges) en
sorte que sur le champ elle invita Messieurs les membres du Gouvernement
provisoire à continuer d'administrer l'État, croyant bien comprendre dans cette
invitation M. De Potter. Mais celui-ci croit avec raison que le Congrès n'avait
pas plus ce droit, que le Gouvernement ne fut dans l'obligation de s'y
soumettre ; il se voit dans l'obligation d'abandonner le timon des affaires,
persuadé qu'il ne peut plus rien y faire de bien ; les collègues en nombre
supérieur prennent particulièrement ombrage de sa grande influence. Voilà
l'histoire du jour et qui je crois fera beaucoup de mal. Mais tout homme est
homme et le vernis de patriotisme est un moyen excellent pour cacher de vrais
ambitieux.
« Nouvelles
assurances de paix avec les voisins. Les cinq grandes puissances ont garantie
l'intégrité du territoire de la Belgique tel qu'il existait en 89, sans aucune
condition ? La note en est arrivé ici au gouvernement ? (Note de bas de page : Le
protocole de la conférence, tenue au Foreign-Office
le 4 novembre 1830, fut signé par Esthérazy, Talleyrand, Bulow et Matuszewic. Le Gouvernement provisoire y répondit le 10
novembre et communication en fut faite au Congrès le 14). C'est de M. De Potter que je le tiens. »
(page 301) Dans sa lettre du 15 novembre il nous relate son entrée au Congrès
:
« Depuis lors nous
avons été admis au Congrès et assisté à la séance de samedi : je t'assure que
cela n'est pas moins intéressant que bien composé. Les explications que j'ai
eues sur l'affaire de M. De Potter, et les réflexions que j'y ai faites, m'ont
convaincu qu'il est dans son tort et que les membres du Gouvernement provisoire
ont bien compris la question en venant résilier aux mains de la Nation dans la
personne de ses représentants, un pouvoir qu'ils ne détiennent que de la
nécessité, quoiqu'il eut été reconnu par elle, par consentement tacite. Ils
avaient bien géré ; et la nation encore une fois par l'organe de ses
mandataires les a de nouveau revêtus du pouvoir exécutif, qu'elle ne pouvait
exercer par elle même. Tout autre résonnement me semble faux et M. De Potter en
protestant en se retirant, se perd. Je ne pense pas que cela puisse faire un
grand mal malgré son extrême popularité et ses talents. La première est
beaucoup usée et pour les autres, ils deviennent moins nécessaires, le gouvernement
provisoire n'ayant plus que le pouvoir exécutif ; le Congrès étant là pour
exercer la puissance législative. Tu vois, ma bonne amie, que je résonne comme
un législateur, que veux-tu, nous ne faisons pas autre chose... Aujourd'hui il
faut être à son poste à neuf heures ; il en sera peut-être six quand on
quittera. L'objet le plus important sera de déclarer la déchéance et
l'incapacité des Nassau au trône de Belgique ; l'indépendance de notre Patrie
en sera la conséquence (Note de bas de
page : La demande de déclarer l'exclusion de la famille de Nassau fut
faite par Constant Rodenbach). »
Afin de permettre à sa femme
de comprendre l'ampleur de sa mission voici ce que Félix Béthune lui écrit le
17 novembre 1830 :
« Outre l'avantage de faire la
connaissance les plus honorables, il est impossible de se trouver dans une
position plus belle pour rendre service à son pays. Nous avons eu hier une
séance des plus intéressantes. Un membre du Gouvernement provisoire est venu au
Congrès rendre compte d'une mission faite à Londres (Note de bas de page : Rapport de
Sylvain Vandeweyer, expliquant sa mission
d'information faite en Angleterre). Il
serait trop long d'en faire ici le détail, mais en voici un peu près le résumé.
Ni le Cabinet anglais, ni les autres cabinets de l'Europe n'ont envie
d'intervenir dans nos affaires, ni diplomatiquement, ni par les armes. Le cas
seul où nous nous donnerions à la France, pourrait amener non seulement une
intervention étrangère, mais même une guerre générale. Notre envoyé, ayant été
appelé par le Prince d'Orange, alors à Londres se rendit près de lui et après
avoir répondu à toutes les questions qui lui furent faites sur notre situation
depuis son départ d'Anvers, il se vit obliger de lui avouer sur la demande qui
lui en était faite par le Prince, qu'il ne devait pas compter sur des chances
favorables à son retour au trône de la Belgique. Après cette communication une
question de la plus haute importance nous a occupé
jusque près de cinq heures, celle de déclarer l'exclusion de la famille de (page 302) Nassau en Belgique. Des
considérations de craintes pour Anvers et Maestricht ont fait différé cette proposition, à une majorité de 98 voix contre
77, jusqu'au vingt de ce mois. Comme mon absence dans le moment de questions
aussi importantes pourrait être interprétée plus ou moins défavorablement, je
ne prévois pas quand je pourrais revenir... On ne parle plus de M. De Potter :
sa démission a été lue au Congrès et n'a pas fait plus d'impression sur l'Assemblée
que dans la Tribune. Je pense, comme je l'ai déjà dit, que cet homme qui
pouvait se faire un grand nom, a tout perdu par un moment de mauvaise humeur ou
d'entêtement. »
Son épouse ne paraissant pas
satisfaite des premières explications qu'il lui donna, celui-ci lui écrit une
longue lettre le 20 novembre, d'où nous extrayons quelques passages qui nous
montrent clairement le caractère désintéressé avec lequel ces Messieurs du
Congrès remplissaient leur tâche :
« J'ai cru que je ne pouvais pas en
faire moins pour le bonheur de mon pays. Les décisions les plus graves vont
émaner du Congrès, je suis intéressé autant que personne en ma qualité de père
de famille, qu'elles soient prises dans l'intérêt de mon pays et qu'elles en
assurent la tranquillité. Je suis heureux et fier de pouvoir y contribuer.
Depuis trois jours on s'occupe de savoir si nous formerons une monarchie ou une
république (Note de bas de page : La demande
en fut faite par le Comte de Celles, le 16 novembre)..
J'avoue que cette
dernière forme de gouvernement a peu de chances. Mais avec ton résonnement si
tous les gens occupés et qui ont un état dépendant de la tranquillité du pays,
s'étaient abstenus de prendre part à une délibération de cette importance,
n'aurions-nous pas laisser nos places à de jeunes étourneaux
? à des partisans d'un système si contraire aux mœurs
et bonheur des Belges, qui en eussent profité pour faire revivre le régime de
89 sinon celui de 93 ? Il me semble que cette considération mérite bien
d'entrer pour quelque chose dans la détermination d'accepter ou de refuser le
poste qui nous était offert. Dans quelques jours nous devons nous occuper de la
question non moins importante de l'exclusion de la famille qui nous a opprimée depuis 15 ans. Serait-il indifférent à tous les
pères de famille de voir reparaître sur le trône avec des idées de vengeance et
de réaction une dynastie, qui nous a déjà fait tant de mal quand elle avait
intérêt à nous ménager ? Que me feront les retards de quelques milliers de
francs pendant 15 jours ou trois semaines (!!!) si dans le cas contraire je
pouvais craindre, que je dusse un jour, non seulement moi, mais tous les hommes
de bien, qui comme moi ont travaillé au bonheur de tous, être poursuivis,
ruinés peut-être par un maître que la vengeance portera aux dernières
extrémités ? Je ne parle pas des réactions de tous ces petits tyrans partisans
du Roi, aujourd'hui éloignés du pouvoir et que nous verrions reparaître avec le
Dieu qu'ils ont servi. Leurs coups pour partir de plus près n'en seraient
probablement pas moins terribles... D'ailleurs nous n'aurons pas toujours
d'objet aussi grave à discuter. Après la question de l'exclusion on va entamer
la Constitution ; je ne serai plus tenu à une (page 303) présence aussi rigoureuse. Dès qu'elle sera décidée je me
mettrai de suite en route et ne reviendrai plus ici que par intervalles » (Lettre du 20 novembre).
Dans une sixième lettre nous
pouvons lire les débats au sujet de la forme du Gouvernement, mais n'anticipons
pas et écoutons ce que Félix Béthune nous raconte :
« Ma dernière lettre t'expliquait d'une
manière positive ma position ici et combien je croyais ne pas pouvoir
m'absenter en ce moment, je pense que mes raisons auront fait impression sur
toi, et désormais convaincu des services que je puis rendre dans le poste que
j'occupe, tu joindras au sacrifice que je fais de quitter ma maison et mes
affections, celui de te soumettre à une nécessité, qui dans le fond me fait le
plus grand honneur.
La décision d'hier en faveur d'une
monarchie constitutionnelle représentative sous un chef héréditaire a été des
plus solennelles. 174 votes pour, sur 187 votants, après une discussion ou 57
orateurs ont été entendues pendant trois grandes séances, prouvent à l'évidence
que c'était le vœu évident de la Nation. Jean (Goethals) est venu se joindre à
la minorité en faveur d'une république, qui par sa présence a réuni 13 voix. Il
a fait un petit discours pour motiver son vote, mais cela n'a pas pu faire
qu'on lui eut pardonné de s'être adjoint à une si mauvaise cause, défendue
d'ailleurs par d'assez mauvais orateurs et qui personnellement ne jouissent que
de très peu de considérations. Mais Jean avait vu M. De Potter, grand
républicain, et celui-ci ne peut rien faire de mal aux yeux du cousin, que de
son côté on appelle déjà, l'enfant gâté de M. De Potter. Il n'est pas à dire
combien cet homme qui a vraiment joué un grand rôle dans notre révolution et
rendu les plus éminents services au Pays, combien il a perdu dans l'opinion
publique. Ce qui prouve encore que la République n'était ni dans les vœux, ni
dans les besoins de la nation. Je suis vraiment peiné et Ferdinand (Goethals-Bisschoff) ne l'est pas moins du rôle de Jean, il se perd
tout à fait.
Comme je te l'ai dit déjà, l'ordre de
la discussion est la proposition de la déchéance et exclusion à jamais de la
famille des Nassau. Nous allons nous en occuper dès aujourd'hui à 10 heures ;
il y a déjà 14 orateurs inscrits, sans ceux qui peuvent encore surgir. Je ne
pense que cela puisse être décidé aujourd’hui, mais j'ai bon espoir pour demain,
en sorte que je me flatte d'être jeudi dans la journée près de toi » (Lettre du 23 novembre).
Après quelques jours de
repos nous voilà à nouveau à Bruxelles :
« Je suis arrivé ici hier à midi et
bien à bon port sans être fatigué. Je me rendis incontinent au Congrès où je
trouvai ma section (Note de bas de page : Le Congrès national était
composé de 10 sections dont le « renouvellement a lieu chaque mois par la voix
du sort» (Extrait du Règlement du Congrès National)) au travail depuis 11
heures. Je fus reçu avec plaisir par mes collègues et assez heureux pour leur
faire (page 304) accueillir quelques-unes de mes idées
sur le travail qui les occupait. En sorte que pendant les deux ou trois heures
que nous demeurâmes encore réunis, j'eus lieu de me convaincre que ma présence
n'avait pas été sans utilité... Nous sommes toujours occupés des grandes
questions de la constitution. Demain nous avons séance publique après avoir
travaillé trois heures dans la section. Je crains bien que nous n'en
ayons jusqu'à six heures demain ».
Le 5 décembre nous avons
l'inauguration de la place des Martyrs, voici ce que nous raconte Félix Béthune
:
« Nous assistons aujourd'hui à
une cérémonie funèbre pour tous les braves, morts pour la patrie et ensuite à
la pose de la première pierre d'un monument à la place Saint-Michel, nommée
aujourd'hui place des Martyrs » (Lettre du 1er décembre).
Quant à la Constitution le
travail n'avance pas dans la 3e section :
« Le travail des sections sur la
Constitution avance dans plusieurs et est fort en retard dans d'autres. Nous
sommes de ces dernières ; aussi faisons-nous tellement bien que la section
centrale adopte presque toutes nos décisions. Déjà aussi l'Assemblée du Congrès
s'est rangée plus d'une fois à ce que nous avions arrêté dans notre section,
malgré l'avis des autres. Nous en sommes presque fiers. Le fait est que nous
avons parmi nous des gens de beaucoup de mérite » (Lettre du 5 décembre).
Déjà une scission se fait
sentir et les premières désillusions atteignent les gens de bonne volonté :
« Nous avons une bien grande besogne à
faire dans cette malheureuse constitution. Les idées sont si différentes dans
les points essentiels que je ne sais plus vraiment comment on en sortira. Nous
travaillons cependant comme des gens à la journée. Hier j'étais à neuf heures
un quart à l'Assemblée et nous ne sommes sortis qu'après cinq heures.
Aujourd'hui nous commençons à 10 heures et nous en avons peut-être jusqu'à six.
Il est maintenant question d'une loi sur la Garde civique. Dix personnes sont
chargés de présenter un projet, un membre dans chaque section ; on m'a fait
l'honneur de me fourrer la dedans, en sorte que voilà une petite ajoute qui me
va très bien »
(Même lettre).
Le 13 décembre commence la
discussion de la Constitution en séance publique, ceci nous est dit par une
lettre du 12 :
« Nous allons commencer demain,
en public, la discussion d'une partie de la Constitution relative au sénat.
Cette question est très importante. Envisagée sous divers points elle compte
des adversaires de toutes forces, les uns veulent deux chambres, mais avec des
conditions presque aussi différentes que de membres, les autres et nous en
comptons plusieurs de Courtray n'en veulent qu'une. Je ne suis pas de ce
nombre et je pense que le moyen de donner de la stabilité à nos affaires et de
fermer au moins pour longtemps l'abîme des révolutions, c'est d'intéresser à la
marche du Gouvernement, les grands propriétaires. Je ne sais comment
tournera l'affaire, mais je crains que la difficulté d'établir un mode qui
conviendra à tous ceux qui veulent le sénat, ne rallie un grand nombre de voix
à ceux qui n'en veulent pas. Il y aura au moins 40 ou 50 discours...
« A près cet objet nous
entrerons dans une autre partie de la Constitution, car on a à peu près fini
dans les sections ; la section centrale travaille également beaucoup et notre
commission pour la loi sur la Garde civique est déjà fort avancée. »
Nous voyons que des bruits
de guerre courent en province et Félix Béthune tâche de convaincre sa femme
qu'il n'y a vraiment rien à redouter pour la Belgique :
« Il paraît aujourd'hui bien
certain que nous n'avons nullement à craindre la guerre étrangère. Que dit-on
de la Révolution en Pologne ; ce besoin de liberté aura bientôt pénétré en
Russie même ; c'est presque inévitable, ce colosse de Monarchie n'est point en
harmonie avec les autres états de l'Europe et ne pourra résister au progrès de
la Civilisation, il faut qu'il se divise incessamment. Les Prussiens
dont les troupes chantent déjà la Marseillaise, en dépit de leurs officiers,
ont trop bien senti la différence de l'esclavage où on les retient avec la
qualité de peuple libre, pour demeurer étranger au mouvement qui parcourt
l'Europe. Ils ne tarderont pas à se mettre en marche, et ce serait hâter ce
moment que de les armer contre nous et la France. Il est momentanément et physiquement
impossible que nous ayons la guerre. Ceux qui ont l'air d'y croire en France ne
sont pas sincères ; tout leur but est d'entraîner leur patrie à s'emparer de
nous, parce qu'ils croient que le moment est plus opportun aujourd'hui, qu'il
ne serait plus tard, lorsque nous serions heureux sous un autre gouvernement et
parce que en ce moment ils sont persuadés que la
Prusse et la Russie ne pourraient s'y opposer. Voilà ma manière de voir sur les
événements ; je pense que je ne me trompe nullement et pour peu que l'on
considère la marche des choses on doit être de mon avis. » (Lettre du 12 décembre).
La décision concernant le
sénat et le bicaméralisme en général n'est approuvé que le 16 décembre, ainsi
qu'en fait foi la lettre suivante :
« Enfin il a été hier décidé à une
majorité de 128 voix contre 62 qu'il y aurait deux chambres ; il faudra que
tous ceux qui le veuillent s'entendent pour la composition de la première,
puisqu'il en est qui exige de telles conditions et d'autres telles autres. En
sorte qu'en définitive si on ne cède pas on finira par le rejeter.
(page 306) « Notre
grand ouvrage sur la Garde civique est terminé en commission, on en fera le
rapport ce matin. Je dois te quitter dans un quart d'heure pour m'habiller mais
j'achève au Congrès... » (Lettre du
16 décembre).
Malgré la fête de Noël le
Congrès continue ses travaux ; il s'agit en effet :
« de savoir si le gouvernement pourra
encore, comme au temps du roi Guillaume intervenir dans ce qui concerne le
Culte, les rapports avec Rome, la nomination des curés, etc...
il s'agit en outre de la liberté de la presse et de l'instruction publique. Ces
grands points n'ont pas en vérité des ennemis déclarés, qui se refusent
ouvertement à ce qui doit contribuer aussi puissamment au bonheur du pays. Mais
ils n'en manquent qui voudraient apporter à ses principes d'une si haute
importance, des restrictions funestes. En sorte que si nous quittions
aujourd'hui nous aurions peut-être à nous reprocher d'avoir compromis le
bonheur de la Nation. Il m'est absolument impossible de prévoir quand je
pourrai décamper. Bien certainement aussitôt que je verrai jour à le faire, je
n'y manquerai pas... »
Quant à la France elle
s'agite légèrement :
« Hier on parlait de graves agitations
à Paris, on ignorait où cela pourrait conduire. Cependant une lettre écrite le
20 décembre à quatre heures du soir annonçait qu'on avait fait quelques
arrestations importantes et que le calme paraissait rétabli. Le procès des
Ministres (Note de bas de page : Le 15
décembre, commençait devant la chambre haute, le procès des ministres de Charles
X. La condamnation a lieu le 21 décembre et durant toute cette semaine l'émeute
a grondé dans Paris) est en partie
cause de ces désordres. S'il y arrivait quelque chose de fâcheux, cela
n'embellirait pas nos affaires. D'un autre côté si Paris et la France peuvent
échapper à cette crise, je crois que nous pourrons nous considérer comme sauvés » (Lettre du 23 décembre).
Le travail continue sans
répit et les « Congressistes » commencent à s'en lasser :
« J'aurai aussi le plaisir de
passer mes soirées au Congrès à l'instant me parvient une invitation, tant
mieux, je voudrais y passer les nuits afin d'avoir plutôt fini...
« Mr Vergauwen vient de me dire
qu'un de nos chefs de Gouvernement, Mr Van de Weyer est.de retour de Paris et
qu'il nous apporte la nouvelle de la reconnaissance du Gouvernement des
Pays-Bas comme état indépendant. (Note
de bas de page : Rapport de Sylvain Vandeweyer
au Congrès national en date du 26 décembre 1830, dans lequel il nous fait connaître
que « la reconnaissance de notre indépendance... se traitait à la conférence de
Londres »).
(page 307) « On
nous a proposé le budget, jeudi dernier, les contributions sont généralement
diminuées, les patentes réduites de moitié, enfin nos dépenses sont évaluées à
13 1/2 millions pour six mois, donc 27 millions pour l'année ; les recettes
quoique réduites s'élèvent à près de 37 millions ; il n'y a pas de doute que le
pays soit très satisfait de ce résultat » (Lettre du 26 décembre).
Malgré ses séances
journalières le travail n'avance plus au Congrès :
« Les malheureuses questions qui
ont jetées de la division dans notre assemblée sont constamment différées.
Cependant comme l'opposition que nous rencontrons commence à être systématique
et qu'elle est assez nombreuse, mes amis me font un cas de conscience de
quitter avant qu'il soit entièrement décidé si désormais la religion sera
entièrement affranchie des entraves sous lesquelles elle était asservie
autrefois... Je me flatte chaque jour que l'on va s'en occuper et chaque jour
il y a de nouveaux retards. Ces messieurs n'en sont pas moins contrariés que
moi. Je vais cependant prendre un parti et si je vois que cela ne passe pas
demain ou vendredi matin, je ne consulterai plus personne, je décamperai sans
faute. » (Lettre du 29 décembre).
Après quelques jours de
repos à l'occasion du nouvel an, nous voici à nouveau à Bruxelles :
« Je suis arrivé ce matin, ma bonne
amie, vers sept heures, et pas trop fatigué, quoique de Gand ici, nous eussions
été fort gêné, la voiture étant très petite, et occupée par six personnes, qui
ne remplissaient pas trop mal leurs places, par des capotes, carricks, etc... Enfin, depuis 10 heures je suis au Congrès où les
choses prennent une tournure d'avancement, qui me fait grand plaisir. Il est 9 ½
du soir et nous en avons encore pour plus de deux heures. On s'occupe de la
nomination des membres de la Cour des Comptes. Mr Fallon est nommé président ;
les conseillers nommés jusqu'ici sont : Mr Willems ancien membre à La Haye, Mr
de Mooreghem fils, Mr Bareel. Il faut encore trois
membres et un greffier. Je pense que M. Dugraty
réussira (Note de bas de page : M. A. Marbaix Dugraty, receveur au
bureau de payement du droit d'entrée et de sortie, à Hertain.
Élu conseiller à la Cour des Comptes le 6 janvier). Pendant la journée nous avons terminé tout l'article de la chambre des
représentants ; ils n'auront plus de traitements fixes, mais seulement une
indemnité de séjour de 200 flor. par
mois tant que durera la session. Il y aura bien des gens trompés dans leurs
calculs. Messieurs les petits avocats de province qui croyait bien trouver dans
le poste d'honneur de représentant de la Nation, une belle et bonne pension qui
leur eut donnée l'occasion de briller en gagnant de l'argent, sont bien
désappointés.
« Je reprend ma lettre d'hier
soir au Congrès où nous sommes depuis 9 ½ (page 308)
du matin quoique nous
n'en soyons sortis, hier, le soir qu'à minuit... Tous nos membres de la Cour
des Comptes sont nommés ; il en est peu que tu connaisses, seulement je
t'annonce avec plaisir que Mr Dugraty a réussi à être
nommé. Je me suis donné beaucoup de mouvements pour cela et je me flatte de lui
avoir procuré plus de la moitié des voix qu'il a eues.
Nous sommes malheureusement sans
président en section. Mr De Meulenaere qui l'est, se
trouvant dans son gouvernement à Bruges. Notre vice-président occupé à faire
des rapports nous a manqué aussi, en sorte que nous n'avons presque rien fait
ce matin, quoique nous eussions presque toute notre matinée libre, la séance
publique ne devant commencer qu'à une heure. On s'échauffe d'ailleurs beaucoup au
travail, le public mécontent des longueurs, commence à manifester son
impatience par des pétitions ; le Gouvernement qui craint voir le parti
français prendre une plus grande place, presse aussi le Congrès de s'occuper du
choix du chef de l'État. Il en sera probablement question encore aujourd'hui.
Jusqu'à maintenant je n'en vois encore aucun qu'on puisse dire avoir une chance
bien prononcée. En vérité la question me semble d'autant plus grave que le
moment de la résoudre approche d'avantage. D'un autre côté je l'envisage comme
le terme de nos travaux et ne doute nullement que si l'on continue de marcher
comme aujourd'hui nous n'ayons bientôt fini. » (Note de bas de page : Lettre du
6 janvier 1831)
Les esprits excités, quant à
la question du choix d'un chef de l'État, occasionnèrent une anecdote amusante
:
« J'étais désolé en partant de
Gand ce matin, ma chère amie, à peine étions nous montés en voiture qu'un de
nos voyageurs nous annonça que dès hier soir le Congrès avait procédé au choix
du chef de l'État et que la majorité des voix s'était prononcée en faveur du
Duc de Leuchtenberg ; un collègue qui voyageait avec moi, partageait mes
regrets, et tout deux, quoique nous doutions de l'exactitude de cette nouvelle,
nous avisions au moyen de pouvoir faire connaître notre adhésion, afin de ne
pas paraître avoir voulu nous soustraire à la responsabilité d'un acte aussi
important. Du bureau de la diligence je ne fis qu'une course chez moi ; il
était près d'une heure quand ma toilette fut finie. Dans l'intervalle la bonne
qui m'avait servi de l'eau m'avait dit qu'elle avait entendu dire à sa
maîtresse, que le grand œuvre de la nomination du chef de l'État avait été
remis au 28. Ce renseignement n'était point authentique ; je m'empressai de
courir au Congrès et les premières nouvelles que l'on m'annonça me confirmèrent
qu'on avait apporté un nouveau délai, mais qui devait être définitif et était
fixé au 28 de ce mois. Me voilà donc malgré moi encore une fois habitant de
Bruxelles pour huit jours, car en conscience, je ne puis me mettre en route,
pour revenir la semaine prochaine. Cela serait par trop fort. Enfin puisque ma
détermination est prise de donner ma démission après l'élection il n'y a plus
qu'à patienter » (Lettre du 20
janvier 1831)
La question du chef de
l'État est à l'ordre du jour :
(page 309) « Quant
à la grande question qui doit nous occuper demain et qui je pense ne sera pas
décider en trois jours, il n'y a que deux candidats qui paraissent avoir
quelques chances de nominations et qui sont avancés par deux grandes fractions
du Congrès. Le Duc de Nemours, fils du Roy de France, qui est porté par le
Hainaut particulièrement et quelques autres membres qui, comme eux, veillent
pour le roi de France à un refus positif, afin que la nation française se
décide malgré lui à passer la frontière et s'emparer de nous définitivement.
C'est la guerre générale en Europe ; mais c'est égal, ils paraissent décidés ;
ils ne voient que la France et veulent devenir français à tout prix. D'un autre
côté une plus grande majorité se prononce en faveur du Duc de Leuchtenberg,
fils du prince Eugène Beauharnais. Celui-ci est goûté par le public et l'armée,
mais la France n'en veut pas. Cependant il paraît qu'on croit qu'elle ne
tiendrait pas rigueur et puis l'on se persuade qu'elle ne ferait rien pour s'y
opposer, parce que le gant jeté par elle, serait le signal d'une guerre
universelle ; et les chances ne sont rien moins que contraire. Quelques mauvais
succès pourraient renverser Louis-Philippe encore mal assis sur son trône, soit
au profit de Charles X et de ses partisans, soit au profit des faiseurs de
troubles autrement dits, républicains. De plus on se flatte qu'en fixant nos
destinées sur un prince qui nous éloignerait d'une réunion à la France, les
Anglais probablement et peut-être les autres puissances, nous soutiendraient.
Un des partisans de cette opinion a été chez l'ambassadeur d'Angleterre, qui
lui a dit que l'élection du Duc de Nemours était la guerre certaine, mais que
celle du Duc de Leuchtenberg, n'était pas même la guerre probable et seulement
la guerre possible. Je pense que cette combinaison aura la majorité. J'aurais
désiré que l'on en trouve une, qui aurait pu réunir sinon tous, du moins les
7/8 des suffrages. Car en vérité un souverain nommé par une fraction du peuple
est une triste chose, quand on songe que la division qui existe dans notre
assemblée, existe aussi dans la Nation.
« J'achève ma lettre au Congrès
où je viens d'apprendre que la France ne veut pas le Duc de Leuchtenberg et
même qu'il serait question de démembrer la pauvre Belgique. Ce n'est point
officiel, mais ce qui paraît assez clair, c'est que les quatre puissances,
l'Angleterre, la Russie, la Prusse et l'Autriche ne voudraient que le Prince
d'Orange. Entretemps nous sommes tous bien embarrassés. Il est certain que la
décision sera un compromis. Quand on y songe, c'est une terrible responsabilité
qui pèse sur nous, nous tremblons d'avoir un pareil travail à faire. » (Lettre du 28 janvier)
Enfin nous arrivons au trois
février, jour de la désignation du chef de l'État :
« Aujourd'hui même on doit
procéder au choix du chef de l'État, la chambre au sein de laquelle j'écris ces
lignes est dans la plus grande agitation intérieure. Les deux parties se
dessinent d'une manière tranchée et cependant je ne suis pas moins incertain
que tous ces jours, dans un moment toutefois il faudra voter. Dieu me soit en
aide. Ma conscience me guidera et non ma conviction, (page 310) car
je déclare que je ne sais encore de quelle manière je vais trancher le sort de
ma patrie. Mon indécision est partagée par beaucoup de mes collègues, en sorte
que dans aucun cas je ne puis prévoir l'issue et il n'est bien certainement
qu'une chose évidente ; c'est que ni l'un ni l'autre des candidats n'aura une
grande majorité. Peut-être avant d'achever ma lettre je pourrai vous donner le
mot de l'énigme... On commence à aller aux voix ; le premier tour de
scrutin a donné 89 voix pour le Duc de Nemours, 67 pour le Duc de Leuchtenberg
et 35 pour l'Archiduc Charles. Celui-ci a eu ma voix la première fois afin de
prouver à tout le monde que ni l'un ni l'autre ne me conviennent parfaitement.
Comme il fallait 101 voix personne n'a eu la majorité, on va donc procéder à un
second tour de scrutin. Persuadé que jamais le Duc de Leuchtenberg, ni le
Prince Charles ne peuvent y venir, et d'ailleurs comme mon opinion doit céder
devant celle de mes comittants (?) je vais donner mon
vote au Duc de Nemours ; cela parait être notre destinée. Arrivera ensuite ce
qui pourra. J'ai suivi ce qui dans ma conscience, je crois le plus utile à mon
pays. On recommence le scrutin. Le Duc de Nemours a obtenu cette fois-ci
97 voix, le Duc de Leuchtenberg 74 et le Prince Charles 21. Il s'en fait qu'il
est décidé que le Duc de Nemours sera appelé au trône de la Belgique » (Lettre du 3 février).
Enfin nous avons un Roi,
aussi achève-t-on rapidement la Constitution :
« Me voici encore ici, ma chère amie,
et retenu malgré moi par mes collègues pour deux ou trois jours, à cause de
l'importance de 2 ou trois articles de la Constitution que l'on doit discuter
incessamment et dès demain probablement. J'ai cru que ces travaux devait terminer notre grande œuvre du Congrès, je ne pouvais
refuser à mes honorables amis de rester ici ce peu de moments pour ne plus
devoir revenir. Car après cela le Congrès sera sans doute renvoyé pour
toujours, au moins jusqu'à l'inauguration du nouveau souverain. On a
nommé aujourd'hui, la Commission qui doit aller à Paris offrir le trône et la
Couronne au fils du roi des Français. Elles est
composée de 10 membres : M. Surlet de Choquier,
président, Fx. de Mérode, D'Aerschot, Gendebien Père,
Marlet, Barthélemy, Ch. Debrouckère, Ch. Lehon,
Marquis de Rodes et l'Abbé Bourquenne. Ils doivent
partir incessamment ; dès ce soir probablement. On est généralement
d'avis que le roi acceptera pour son fils et qu'il ne tardera pas d'arriver,
probablement avec son frère ainé » (Lettre du 4 février).
Après une assez longue
interruption, le Congrès se réunit à nouveau le 18 mai. Nous n'avons d'ailleurs
retrouvé aucune lettre sur cette période.
La Belgique n'ayant toujours
pas de Roi, on espère que durant cette session au moins on parviendra à
solutionner cette question épineuse :
(page 311) « Me
voici heureusement et agréablement arrivé à Bruxelles ; la route s'est très
bien passée, beau chemin, bonne compagnie, bon sommeil pendant 4 ou 5 heures,
en sorte que nous sommes entrés à notre hôtel sans grande fatigue ; ensuite une
toilette de propreté, suivie d'un bon déjeuner au café, a réparé le désordre de
la nuit et je t'avoue que maintenant il n'y paraît plus. Déjà beaucoup de monde
s'est rendu à son poste et les bancs sont suffisamment garnis. Demain, je
pense, nous serons un peu près au complet. Nous ne savons jusqu'ici rien de
nouveau. Tous les envoyés sont revenus de Londres et de Paris, mais rien
n'a transpiré sur leurs missions. Ici comme chez nous et partout le peuple est
las du provisoire et veut en sortir à tout prix, et ne redoute ni les chances
de la guerre, ni les sacrifices qu'elles exigent, mais il ne veut plus en faire
pour rester au même point qu'il y a trois mois. Les uns disent que le Prince de
Saxe Cobourg accepterait s'il était nommé par le Congrès ; d'autres disent
qu'il n'y a dans cette combinaison qu'une nouvelle mystification. Bruxelles
parait désiré cette solution ; je crois qu'il y a également bon nombre de
partisans de ce Prince dans les membres du Congrès : ils me semblent même en
grande majorité. Au demeurant nous avons tous bonne envie d'aller vite ; il
faut voir si on réussira.
« A l'instant arrive au Congrès
la démission du Ministre de la guerre. Il parait qu'on n'en sera pas fâché dans
le public. Je ne sais rien de nouveau et remettrai à un autre courrier ce que
j'aurai pu apprendre d'intéressant.
« N.B. Mr de Gerlache vient
d'être nommé président du Congrès, MM. Raikem et Destouvilles vice-présidents, M. Vilain XIIII, Liedts,
Nothomb et De Brouckère, secrétaires. - Un rapport vient d'être fait par le
Ministre des affaires étrangères, il donne beaucoup d'espoir sur la solution
favorable de nos affaires à Londres » (Lettre du 18
mai).
Le Duc de Saxe-Cobourg paraît
avoir tous les suffrages et l'on se persuade de plus en plus que ce sera ce
dernier qui deviendra le roi des Belges :
« Je me plais à croire
que nous touchons au terme désiré et que bientôt la Nation sera constituée. La
combinaison de Saxe Cobourg est toujours sur le tapis ; elle s'éclaircit et
avance de jour en jour. L'adhésion de la France qui aurait sans doute à
s'opposer à l'influence de l'Angleterre dans le pays, si elle était à craindre
avec ce Prince, prouve que nous aurions également tort de le redouter du côté
du commerce et des fabriques. Un souverain quelconque qui sera notre Roi
doit épouser les intérêts de la Nation sous peine d'être traité comme
Guillaume. L'exemple est récent et doit nécessairement profité…
« Jeudi dernier j'ai été invité
à diner chez le Régent. Nous étions vingt à table y compris le régent et trois
personnes attachées à sa maison. J'étais presque vis-à-vis de notre illustre
hôte ; je me suis très bien amusé. Le diner était distingué et parfaitement
servi. Nous y sommes restés jusque près de 8 h 1/2 du soir.
(page 312) « Les
journaux annoncent suffisamment le grand nombre de membres présents, tous ont
en vue d'en finir le plutôt en sorte je pense que la session ne sera pas trop
longue... »
(Lettre du 21 mai)
Une question reste encore à
résoudre c'est celle du Luxembourg et du Limbourg. Le 23 mai l'on était
peut-être un peu trop optimiste :
« Nous attendons à chaque moment
l'arrivée de l'Ambassadeur d'Angleterre, qui nous doit apporter des décisions
sur les points en différends, tels que le Luxembourg, le Limbourg et la Flandre
hollandaise. Ces articles éclairés, les difficultés relatives au choix du chef
de l'État seront également beaucoup éclaircies et je pense qu'on ne tardera
alors plus à le choisir. Les nouvelles du jour sont déjà assez favorables. Les
puissances à Londres ont déclaré que le Luxembourg nous serait définitivement
abandonné et que nous n'aurions qu'à stipuler nous même l'indemnité pécuniaire
à accorder au roi de Hollande.
« Aujourd'hui il nous est arrivé
de fâcheuses nouvelles de Namur. Le général Mellinet (Note de bas de page : François Mellinet, 1768-1853) avec ses volontaires a voulu proclamer la République. Les lanciers,
joints aux Gardes civiques se sont élevés contre eux ; il y a eu un petit combat,
des morts et des blessés de part et d'autre ; mais la bonne cause a triomphé,
le général a été arrêté et doit être amené à Bruxelles. » (Lettre du 25 mai).
Vraiment tout paraît se
solutionner aisément ; les problèmes ne sont plus qu'un jeu d'enfant, la lettre
du 26 mai pourrait nous le faire croire :
« Les nouvelles de Londres et de
Paris semblent aujourd'hui nous indiquer une fin prochaine et une solution
favorable sur les points en litige et ceci sans recours aux armes. Décidément
le Prince de Saxe Cobourg est appuyé par la France, qui est d'accord avec les
quatre puissances pour éviter la guerre, et qui même se joindrait avec elles si
nous voulions la commencer. Tous le monde ici pense
que nos affaires vont se terminer de la manière la plus favorable possible ; le
choix du Prince est appuyé par la très grande majorité du Congrès. La question
du Luxembourg n'est plus qu'une question de finances, celle de Maestricht
n'éprouve que de la difficulté dans la prétention de la Prusse qui voudrait au
moins y avoir une garnison, enfin celle qui selon nous est la plus importante
et qui seul peut nous assurer la libre navigation sur l'Escaut, celle qui
concerne la Flandre hollandaise, est également appuyée par la politique des
puissances, qui ont intérêt à cette libre navigation, et à nous constituer en
un état assez fort pour que nous puissions fournir à l'Europe les garanties du
Traité de 1815. En sorte que ce point là deviendra comme les autres une
question d'argent. Aujourd'hui arrive ou du moins est attendu Lord Ponsonby (Note de bas de page : Lord
Ponsonby envoya une lettre à Joseph Lebeau, le 27 mai 1831 dans laquelle on
peut lire : « La Conférence... est disposée à une médiation avec l'intention
avouée de faire obtenir ce duché (de Luxembourg) pour le souverain de la
Belgique » ; il a annoncé qu'il était porteur de
bonnes nouvelles, le (page 313) ministre de l'extérieur me l'a dit
lui-même, hier soir, en y ajoutant qu'il avait également reçu de bonnes
nouvelles de Paris. Il est probable que dans quelques jours et peut être encore
cette semaine, mais au plus tard dans les premiers jours de la semaine
prochaine, l'élection aura lieu. Notre horizon est tellement éclairée que la
plupart des Anversois même qui avait toujours montré de la méfiance et qui se
sont si fortement et en masse opposés au Duc de Nemours sont venus se ranger au
nombre des partisans du Prince de Saxe Cobourg. L'état ecclésiastique ne s'en
effraie nullement et la plupart de ces, messieurs l'appuient également. Le
commerce ne s'en alarme point non plus. Personne ne voit l'intérêt qu'aurait un
roi des belges à sacrifier ses sujets pour une nation qui ne lui appartient
nullement. La Constitution d'ailleurs, ne permet aucun traité de Commerce sans
l'assentiment des Chambres. Qu'avons nous à craindre ? » (Lettre du 26 mai)
L'optimisme diminue, le roi
de Hollande fait des difficultés...
« Les nouvelles qui nous sont
arrivés ne sont pas encore officiellement publiées, mais d'après ce qu'il
transpire, il parait certain que le Luxembourg nous est accordé, parce qu'il
est abandonné par le Roi de Hollande. Il n'en est pas de même de la rive gauche
de l'Escaut, d'une partie du Limbourg et de Maestricht, qui avant l'année 1790
était à la Hollande, cette dernière ville pour la moitié seulement. On ne veut
pas nous permettre de posséder ce qui nous appartenait
pas. Les alliés en nous rapportant à cette époque donne
à chacun ce qui lui appartient. Ici il y a bien quelques têtes chaudes qui
crient à l'injustice et appellent la guerre, mais je crois que c'est le très
petit nombre. De quel droit en effet aurions-nous été les seuls arbitres de nos
frontières ? et quand les chances de la guerre nous
serait favorables quand elle nous mettrait en possession des pays contestés, ne
faudrait-il pas un jour ou l'autre en venir à un traité et restituer alors
après avoir versé du sang et épuisés nos trésors ce qu'au fond nous n'avons
aucun droit de prétendre. Il y aura bien je pense quelques rumeurs dans le
Congrès, mais je pense que la majorité sera pacifique. D'ailleurs il paraît que
le Prince de Saxe-Cobourg acceptera la Couronne et qu'il s'efforcera ensuite de
nous faire obtenir les meilleurs conditions possibles.
Il est donc probable que son élection aura lieu bientôt. »
Les difficultés que l'on
rencontre quant aux frontières du pays ne sont pas de nature à faciliter les
choses, mais le 31 mai l'on fait un pas de plus vers la solution :
« J'ai voulu achever ma lettre
au Congrès afin de pouvoir vous dire quelques nouvelles et surtout vous
annoncer une décision en faveur de ce qui intéresse si éminemment la Belgique.
Déjà depuis hier 30 orateurs ont été entendus. Il vient enfin d'être décidé
qu'on donnerait la priorité à la question du choix du chef de l'état par une
majorité de 137 contre 48. Demain il serait possible même que l'élection eut
lieu. Nous avons eu lieu de nous étonner que parmi les personnes qui ont voté
contre la priorité se trouvent les quatre ecclésiastiques suivants : (page 314) MM.
Dehaerne, Verduyn, Desmet et Vandekerchove.
Mais je crois qu'ils sont sous l'influence des patriotes de Gand. Car cette députation
presque entièrement a voté négativement. Il faut vous dire que cette décision
est plus importante qu'on ne le pense, parce qu'en traitant la question de
priorité, on a en même temps abordé le fond qui est le choix du Prince de Saxe
Cobourg. Les partisans de la réunion à la France et quelques députés du
Limbourg renforcés par quelques-uns de Gand, dont je ne devine pas les motifs
sont pour ainsi dire les seuls qui s'opposent à cette élection, qui parait
d'ailleurs réunir l'assentiment de la majorité de la Nation » (Lettre du 31 mai).
Enfin, le 2 juin au soir,
tous les préliminaires pour l'élection du chef de l'État sont achevés :
« Nous avons après quatre jours
de discussions et trois jours de séances des plus orageuses, pour ne rien dire
de plus, terminé les préliminaires de l'élection du chef de l'état à laquelle
j'espère on procèdera demain ou tout au plus tard samedi, en sorte que je
conserve bien l'espoir d'arriver encore cette semaine chez moi. J'aurai bien du
plaisir à te revoir et un vrai bonheur à me tenir tranquillement à mes
affaires. J'ai cru devoir faire en conscience un sacrifice au bonheur de mon
pays. L'estime dont j'en jouis dans la grande partie bien pensante du Congrès
me dédommage des sacrifices que j'ai faits. Il n'est pas de membres du Congrès
jouissants d'une réputation de modération et de la considération universelle
qui ne m'en témoigne un intérêt particulier. Aujourd'hui encore M. de Sécus,
est venu de la part de son père, avec qui il demeure, m'inviter à dîner pour
demain. Ne connaissant les motifs de son attention, si ce n'est les rapports de
liaison qui règne entre nous par une conformité de vues sages et modérées, j'ai
pu m'étonner de son invitation, mais ne connaissant pas de raisons pour
refuser, je me suis trouvé honoré d'une liaison qui sous tous les rapports est
très honorable.
« Je vous annonce en
toute hâte que le Prince de Saxe Cobourg a été proclamé roi des Belges par 152
voix. M. Surlet de Choquier en a eu 14, se sont
abstenus de voter 19, ont voté contre 10, un vote nul.
« Je pense revenir demain, mais
ne sait encore quand je partirai.
« Je
vous embrasse de tout cœur
« F.
Béthune »
(Lettre du 4 juin) 6.
L'élection du Roi ayant la
priorité, il nous reste encore à résoudre la question des territoires
contestés. Ceci fera l'objet d'une dernière session du Congrès National qui se
tint immédiatement après les décisions du Congrès de Londres. La discussion publique
sur le rejet ou l'acceptation des XVIII articles ne commença que le 1er juillet
(page 315) et se prolongea jusqu'au
9, « au milieu de circonstances, qui, probablement, ne se reproduiront pour
aucun des hommes de la génération contemporaine » (NOTHOMB, Essai politique et
historique sur la révolution belge, p. 208.)
Mais voyons ce que nous
écrit Félix Béthune à ce sujet :
« Nous sommes
arrivés ici hier à six heures du matin, sans être trop fatigués, car après
quelques heures de repos nous avons avec nos collègues été prendre part aux
discussions intéressantes qui occupent en ce moment le Congrès. La lettre de M.
Wallaert est une preuve de l'importance de la présence de tous les amis de leur
pays dans une circonstance aussi grave. La question a été sérieusement entamée
hier. Les partisans du refus des conditions de paix, proposées par la
conférence de Londres sont nombreux, les amis de la France et qui ont toujours
pour arrière-pensée notre réunion avec elle ont
profité adroitement de la disposition favorable où sont naturellement des cœurs
généreux, pour intéresser un grand nombre de patriotes en faveur du petit
territoire qu'il faudrait abandonner pour avoir la paix. De ce nombre est
Adolphe (Bisschoff) ; Ferdinand (Goethals-Bisschoff) et Vercruysse ne se prononcent
point encore. Cependant le premier comme vous le connaissez recherchant la
perfection en tout, voudrait que par de nouvelles négociations, on tente
d'avoir mieux que ce que l'on nous propose. Pour moi je voix dans ces offres un
moyen de sauver notre nationalité, notre indépendance et le seul peut être pour
amener une fin à nos affaires. Ces raisons me semblent suffisantes pour
l'acceptation, d'autant plus que je ne crois pas que par là nous renoncions
définitivement aux pays qui nous sont contestés ; que dans le cours des
négociations nous pourrions encore obtenir par des échanges. Les partis sont
divisés et la discussion sera vive et longue, mais je crois que la majorité
pour la guerre ne l'emportera pas.
« A peine arrivé hier, j'ai reçu
de tous mes collègues des démonstrations de bienveillances non équivoques. Mr
le vte de Jonghe m'a invité à diner pour demain dimanche. Je n'avais aucune
raison de refuser. Il est toujours bien entendu que mon retour aura lieu dès
que cette grande question sera résolue, mais je m'applaudis de n'être point rester en arrière dans un moment aussi important ou je crois
que mon nom ne sera pas inutile » (Lettre du 2 juillet).
La
situation s'aggrave de jour en jour et arrive à son point culminant le 5
juillet. Félix Béthune s'empresse de rassurer son épouse :
« L'intrigue s'agite en tout
sens, elle a recours à tous les moyens : appels aux masses, violences, menaces
de retraite du Congrès ou d'arborer le drapeau tricolore français,
proclamations pour provoquer à l'anarchie, tout lui est (page 316) bon.
Mais heureusement il ne trouve pas beaucoup de sympathie dans la Nation. Leurs
efforts échouent partout contre le bon sens des Belges. Il ne faut pas croire
aux bruits sinistres qu'ils répandent. Si nous sommes en sûreté quelque part,
c'est bien à Bruxelles, où l'on désire plus qu'ailleurs une fin. On y comprend
trop bien que le vœux de quelques ambitieux sont de
ramener l'anarchie et écarter celui qui peut seul l'éloigner de nous à jamais.
Tu peux donc être sans inquiétude. Leur partie d'ailleurs diminue tous les
jours. Jean Goethaels est à peu près ramené, Adolphe
(Bisschoff) tient bon parce que selon lui, il faut
repousser tout ce qui nous vient de la conférence, mais il rougit de se voir en
si mauvaise compagnie, sans avoir la force de faire le sacrifice de son opinion
pour sauver le pays. Quoiqu'il en soit nous augmentons nos forces chaque jour
et je pense que demain mercredi la chose sera sinon décidée, au moins bien près
de l'être. Après cela la nation y applaudira et les brouillons. obligés de se taire, feront peut-être mais inutilement des
efforts d'opposition, ils retrouveront nulle part des échos.
« Je m'étais proposer d'achever
ma lettre au Congrès, je n'ai aucune nouvelle à ajouter à tout ce que je viens
de dire. Seulement je regrette que Papa (Note de bas de page : François van Ruymbeke, beau-père de Félix) n'ait pu entendre le discours que
vient de prononcer M. Lebeau, notre ministre de l'Intérieur, qui a parlé
pendant 2 1/4 heures d'une manière à enlever les suffrages, même des membres de
l'opposition. Il a fait le plus grand effet et déjà plusieurs d'entre eux se
sont sentis ébranlés. Rosseeuw est à la tribune pour
exprimer son opinion contraire aux propositions. Je vous réponds qu'il ne fait
pas plus d'effets sur l'Assemblée que je crois qu'il n'en fera sur le public...
« On dira peut être à Courtrai
que le Régent veut abdiquer si les propositions sont acceptées. C'est un
insigne mensonge ; le ministre nous a dit qu'il était autorisé à démentir cette
fausseté, et qu'une proclamation à la nation paraîtrait aujourd'hui pour
prévenir le mauvais effet de cette nouvelle » (Lettre du 5 juillet).
Le 6 juillet, la situation
paraît s'améliorer :
« Je t'ai écrit hier, ma chère
amie, mais dans les circonstances graves où se trouve le pays je crois bien
faire de te donner encore une fois de mes nouvelles.
« Il paraît probable que
l'opposition déjouée dans ses premières tentatives verra qu'elle n'a pas dans
l'opinion la sympathie sur laquelle elle comptait. Bruxelles est déjà,
parfaitement tranquille, la tribune, il y a quelques jours, était vraiment
immodérée et lançait même des menaces, parce qu'elle était payée pour cela.
Mais aujourd'hui elle commence à s'apercevoir non seulement que leur conduite
était inconvenante, mais que ceux qui voulaient diriger leur opinion ont plus
que des vues personnelles qui les guident, que l'anarchie est le but où ils
tendent ; qu'ils ouvrent avec un égal acharnement la lutte de ceux qui n'ont
rien contre ceux qui ont quelque chose et une nouvelle carrière aux intrigues
dont ils espèrent tirer profit pour eux seuls. Papa qui en arrivant ici,
apportaient les inquiétudes qui parvinssent à régner (page 317) à
Courtrai et dans beaucoup d'autres villes, parce que l'on avait eu soin de les
répandre partout, se trouve bien revenu à des idées plus calmes et a un espoir
assez bien fondé sur la majorité, qui se prononce en faveur des propositions.
Quant à l'opinion publique il est hors de doute qu'elle s'éclairera bientôt. D'ailleurs
le peuple ne connait que son bien-être et comme la tranquillité est un. bien auquel il attache le plus grand prix et qui seul peut
lui procurer tous les autres, il aura bientôt rendu justice à ceux qui lui ont
procuré ses avantages. »
Le 8 juillet, nous pouvons
déjà voir que la question est débattue et que la solution ne va pas tarder :
« Nous en sommes encore
là, ma chère amie, rien de décidé encore. Cependant si nous n'en finissons
aujourd'hui, il est hors de doute que nous serons libre
demain. La question pour être retardée n'est pas incertaine. La majorité se
décidera pour la paix. Nous ne nous sommes pas comptés jusqu'ici, il serait
impossible de le faire, attendu qu'il est encore des membres flottants, j'en
connais même dans la famille.
« Nous continuons à jouir de la
plus grande tranquillité, ce n'est pas qu'on nous épargne tous les moyens pour
nous agiter. Bruits d'insurrections à Liège, à Louvain, à Malines, à droite, à
gauche. Des intrigues de tous côtés et au milieu de tout cela le calme n'est
sérieusement en question nulle part. Le bon sens des Belges ne se démentit pas.
Ils attendent avec calme la décision de leurs mandataires. Déjà la minorité qui
avait été très menaçante les premiers jours s'adoucit ; quelque soit la résolution
du Congrès, ils se rallieront à une majorité et attendront les événements avec
résignation. Ce qui à mes yeux prouve que la combinaison, frappée de
réprobation et qui devait trainer à sa suite, selon eux, les plus désastreux
effets, ne sera point aussi funeste que ces messieurs veulent le faire croire. »
Le 9 juillet, on parvient à
voter et les XVIII articles sont acceptés :
« Nous avons enfin décidé, ma
chère amie, que nous en finirions aujourd'hui, déjà par un vote de clôture
l'opposition a fait l'essai de ses forces, elle a été battue, quoique plusieurs
membres de la majorité se soient joints à elle. D'après mes calculs nous
l'emporterons d'une trentaine de voix. Mais il parait que les propositions
admises, un grand nombre a dessein de se joindre à la
majorité par une adhésion. Ce moyen est d'un petit effet à mon avis et ne peut
convenir qu'à des timides qui n'osent point dire leur opinion franchement. On
conçoit des pusillanimes qui en cas de mauvais succès de parti adopté, peuvent
dire hautement, j'ai voté contre. Si au contraire il réussit, ils en
revendiquent l'honneur à cause de leur adhésion...
« Dans tout état de choses je
compte rentrer demain. Il est exclu que j'accompagne Bisschoff,
car on a laissé échapper qu'on s'attendait à ce que la société patriote vint à
la rencontre de ces deux membres qui voudraient appeler sur notre pays, les
grands, les immenses avantages, que la guerre doit lui apporter. Ce que cette
popularité a de séduisant pour des jeunes-gens ne saurait nullement m'émouvoir.
Je crois même que leurs yeux ne tarderont pas à s'ouvrir et que quand nous
aurons donné la paix au pays, ils sauront en jouir les premiers.
(page 318) « La
question préalable vient d'être écartée par 144 voix contre 51. Il est hors de
doute que la même majorité ne se prononcera pas pour l'adoption des articles,
mais me semble infiniment probable de croire qu'il y aura majorité. On vient de
nous lire la protestation dont il a été parlé depuis huit jours et qui a
valu à nos deux compatriotes les félicitations de l'association de Courtrai.
J'ai rougi d'y voir la signature de Bisschoff. Tant y
a qu'un premier pas entraîne souvent bien plus loin qu'on ne pense.
Enfin l'appel nominal est fini : 126
ont adopté ; 70 ont répondu non. Les propositions sont adoptées !!! »
En terminant cette
correspondance dans laquelle nous retrouvons cette Constitution qui, par la
sagesse de ceux qui l'on faite, est parvenue à garder la Belgique indépendante
pendant plus d'un siècle, nous ne pouvons mieux faire que de citer quelques
extraits du discours que prononça le Baron Félix Béthune en mars 1871, alors
qu'il donnait sa démission de sénateur :
« Messieurs,
« J'ai désiré depuis
longtemps vous réunir comme les représentants du corps
électoral du bel arrondissement de Courtrai, toujours si éminemment conservateur,
si foncièrement patriote, si énergiquement catholique.
« J'éprouvais le besoin
de remercier nos bons électeurs pour
toutes les faveurs dont ils on daigné honorer ma longue carrière
administrative et politique, pendant laquelle j'ai pu affirmer mes convictions,
mes principes .religieux, mon dévouement à mon pays et en particulier à la
ville et à l'Arrondissement auxquels j'appartiens.
« Messieurs, après
avoir débuté par 16 années de fonctions municipales électives,
j'ai été appelé il y a plus de 41 ans, en 1830 de glorieuse mémoire, par les
suffrages des électeurs à faire partie de cette illustre assemblée qui a
affranchie la Belgique du joug odieux
de la Hollande, qui a créé et fondé notre nationalité, sous la Dynastie de son choix et m'a ainsi associé à ses hommes
éminents qui nous ont doté d'une constitution modèle, laquelle fidèlement
observée, a fait arriver et pourra maintenir la nation au plus haut degré de la
prospérité et lui donner la jouissance d'une vraie liberté.
« Quinze ans plus tard, Messieurs c'est encore aux suffrages des électeurs de l'Arrondissement, que je suis redevable d'avoir été introduit dans l'auguste corps du Sénat ce second pouvoir de l'État et où ils ont désiré me maintenir par des élections consécutives pendant un quart de siècle. Vous comprendrez, Messieurs, combien je leur dois de reconnaissance pour des témoignages aussi évidents et si souvent renouvelés de leur confiance et de leur estime. Veuillez, je vous en prie être auprès d'eux les interprètes de ma profonde gratitude qui durera aussi longtemps que ma vie et à laquelle leur donne de nouveaux droits, la bonté avec laquelle ils ont daigné, après m'avoir accordé ma retraite, couronner les faveurs dont ils m'ont honoré en tant de circonstances en reportant leurs bienveillants suffrages sur mon cher fils, le Baron Paul Béthune ».