Accueil Séances
plénières Tables des matières Biographies Livres
numérisés Bibliographie
et liens Note
d’intention
« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
Chapitre précédent Retour à la table des matières
L'Avenir a Bruxelles. - Articles dans
les journaux belges. - La Belgique n'est pas coupable de sa prospérité. -Mes
ex-amis et moi.
(page 282) Après quelques
semaines données à la douleur que me fit éprouver à cette époque la perte
sensible de mon troisième enfant, je repris peu à peu mon train de vie modeste
et tranquille. A mes occupations ordinaires je joignis, comme de coutume, un
coup d'œil critique donné de temps en temps aux événements de mon pays. Il ne
me restait plus qu'un organe en Belgique, que je devais encore à l'amitié de
mon ancien complice, M. Bartels (29) ; c'était le
Courrier de l'Escaut, feuille quotidienne qui paraissait à Tournay. J'y
insérai coup sur coup quelques articles que je signai, selon mon habitude (26
et 28 juillet ; 7 août), pour démontrer que l'opposition à ce qui existait en Belgique
était une inconséquence, puisque ce qui existait on
l'avait voulu, les 24 articles découlant nécessairement des 18 articles, comme
ceux-ci avaient (page 283) été la
suite infaillible de l'acceptation du second protocole, comme la perte de
l'indépendance était le résultat de la déclaration du principe monarchique d'où
les protocoles étaient issus. A cela, disais-je, M. de Mérode, ni M. de
Muelenaere, ni le roi Léopold, supposé même qu'ils voulussent faire quelque
chose (supposition bien gratuite), ne peuvent rien faire du tout. Que donc on
se résigne aujourd'hui, puisqu'on n'a pas voulu s'opposer en temps utile.
Vous vous plaignez de votre révolution, disais-je à mes concitoyens,
parce que vous ne savez pas la distinguer de la nuée d'intrigants, de sangsues
du peuple, qui, hurlant à vos côtés les mots liberté et indépendance,
ont sali la liberté, vendu l'indépendance et dévoré la Belgique. Les
partisans du pouvoir déchu vous le crient à tue-tête. Répondez-leur que, comme
eux, vous estimez cent fois plus un légitimiste à la conscience pure, que les
soi-disant libéraux qui ont trahi leur patrie, escamoté la révolution et triché
le peuple ; que, comme eux, vous savez qu'on peut être fort honnête homme et ne
point être révolutionnaire, mais que, pour être révolutionnaire, vous soutenez,
contre eux, qu'il faut être avant tout et surtout honnête homme, repousser
sévèrement et signaler à l'animadversion publique quiconque ne l'est pas, sous
peine d'être confondu avec l'écume tout à la fois (page 284) et la lie de la société. J'indiquai aux Belges la guerre
comme étant la guerre comme étant le seul moyen d'échapper à une restauration.
Car, je reviens toujours à ce point, l'indépendance se prend comme la liberté.
Vous voulez que les puissances vous la donnent, et vous vous faites tout petits
pour mériter cet octroi. Est-ce là leur mission de puissances de droit
divin ?... Faites donc votre métier de peuple révolutionné. Pour que
Guillaume renonce à vous reconquérir, allez lui imposer la paix chez lui. Que
risquez-vous ? d'être vaincus ? hé ! vous périrez avec honneur ; ce qui
vaut mieux que de vivre ignoblement sous l'épée de Damoclès dont il tient le
fil.
Mes prédictions ne se vérifièrent pas, il est vrai ; il n'y eut point de
guerre, la restauration n'eut pas lieu, aucun nouveau sacrifice, ni sous le
rapport matériel, ni sous celui de la liberté, ne fut exigé de la Belgique, et
ce royaume rassuré sur son existence vit renaître sa prospérité anté-révolutionnaire, la vit même redoubler, sur le papier
du moins, sous l'influence de la surabondance de vie et de la fièvre de
confiance que la révolution et ses conséquences morales avaient répandues sur
elle : mais cela ne prouve aucunement que j'eusse mal vu les choses et que
j'eusse eu tort de les juger comme j'avais fait. Spectateur impartial de la
partie que jouaient Léopold et (page 285)
Guillaume, j'ai dit : Guillaume gagnera ; son adversaire a trop mauvais jeu. Je
ne pouvais pas supposer que Guillaume quitterait, comme on dit, la partie. De
ce que, jusqu'à présent, ce roi n'a pas voulu la gagner, s'ensuit-il que
Léopold ait joué mieux que lui et avec de meilleures chances ? De ce que la Belgique
est heureuse (je parle pour le moment actuel, en 1836), s'ensuit-il qu'elle ait
été prudente et forte, courageuse et sage ? qu'elle se doive son bonheur ? qu'elle
l'ait mérité ? qu'il soit la conséquence nécessaire de ses combinaisons et de
sa ferme constance à les réaliser ? A-t-elle été plus grande que ses ennemis et
les circonstances, ou sont-ce les circonstances et ses ennemis qui ont été plus
petits qu'elle ? Peut-elle dire : Je suis ce que j'ai voulu être, ou
seulement, ce qu'on ne m'a pas empêchée d'être ? - Je suis parce que
je l'ai voulu, et comme je l'ai voulu, ou seulement, parce qu'on l'a
permis, et comme on l'a permis ? J'ai dit : Depuis sa révolution avortée,
la Belgique n'est plus rien, ne peut plus rien ; je ne pouvais pas prévoir que
ses ennemis seraient moins que rien, et qu'ainsi ils la mettraient en position
de paraître quelque chose.
La Belgique est redevenue prospère ; soit : quoique (page 286) je croie, moi, qu'il n'y a aucunement de sa faute, je
n'en éprouve pas moins de joie de voir que ceux qui voulaient son malheur n'ont
pas su l'opérer. Elle a intérieurement profité de sa révolution : mais à
l'extérieur, oh ! là elle ne compte plus, et quand, les Hollandais ou leur roi
le voulant ainsi, les puissances lui diront : Exécutez en tout ou en partie les
18 articles, les 24 articles, tous les articles qu'il nous plaira de vous
imposer ; soumettez-vous, dépouillez-vous, laissez-vous enchaîner, mourez de
faim ; elle devra obéir... ou recommencer sa révolution.
Il eût été beaucoup plus simple et plus sûr de mener cette révolution à
bon terme pendant qu'elle était en train. Après qu'on s’est laissé subtiliser
par les prestidigitateurs de toute espèce qui l'ont calomniée d'abord, puis
dénaturée et salie, enfin déchiquetée lambeau à lambeau et vouée à un méprisant
oubli, il est plus que difficile, il est presque impossible, avant qu'il se
soit écoulé plus d'une génération, de se replacer sur le terrain d'où on s'est
fait débusquer si honteusement. Et cela étant, il faut se résigner à la
position où l'on se trouve, et payer en millions ou en provinces ou en libertés
l'intervention des rois dont on n'a point voulu ou osé se passer. (J'écrivais ces lignes, il y a
trois ans : je ne me doutais guère alors
que le moment était si proche où les événements
prouveraient aux Belges que jamais la monarchie ne tirera l'épée en
faveur de la révolte, et que la diplomatie royale sera toujours une fort
mauvaise tutrice des intérêts du peuple).
(page 287) Ma carrière
politique était définitivement terminée. Je m'étais retiré de la lice, la
bourse un peu plus légère que lorsque j'y avais posé le pied, au contraire de
tant d'autres qui, on pourrait dire en faillite ouverte au moment de la
débâcle, avaient été, comme par enchantement, transformés en puissants
capitalistes, en hauts, seigneurs terriens. J'avais, moi, dans ma jeunesse,
habité ce qu'on appelait l'hôtel de mes parents et roulé en équipage,
comme on dit, de maître ; âgé, j'occupe une modeste maison et je
ne vais plus qu'à pied : tandis que, depuis qu'ils ont crevé sous eux la
haridelle révolutionnaire, beaucoup de mes ex-amis, si humbles autrefois,
étalent aujourd'hui le luxe monarchique de leurs chevaux, de leurs voitures et
de leurs gens en livrée, et éblouissent tous les jeux par l'éclat
scandaleux de leurs palais plus que royaux. Ces hommes de l'insurrection
populaire, à la dévotion de tous les pouvoirs étrangers, Guillaume compris, ont
certainement été plus adroits que moi ; je désire qu'ils soient aussi
tranquilles. J'aurais pu, comme eux, m'emparer de quelque gouvernement de
province, d'une place au conseil d'État, de quelque lucrative ambassade, d'une (page 288) direction générale, de la
présidence du sénat, voire de l'un ou de l'autre ministère : tout cela était à
prendre, et tout cela était à ma portée. Eh bien ! je n'ai pas voulu ouvrir la
main.
Je sais le ridicule dont je me couvre en faisant un pareil aveu : mais je
ne suis guère susceptible d'éprouver cette espèce de pudeur sotte, qui fait que
beaucoup d'honnêtes gens craignent de paraître dupes au sein d'une société où
l'on met son ambition à n'être jamais trompé par personne, fallût-il pour cela
tromper tout le monde.