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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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A. LES PRODROMES DE LA RÉVOLUTION.

 

VI. Le rapport de la députation à La Haye.

 

(page 228) Le 2 septembre, je me mis de bonne heure en campagne ; j'allai chez mes amis, chez les meilleurs patriotes, leur rendre compte de ma longue conférence avec le prince d'Orange. Je leur dis : « Il est persuadé, je crois l'avoir convaincu, que la séparation du Nord et du Midi est inévitable, est nécessaire pour la tranquillité et le bonheur de tous et pour la conservation de son royaume futur. Tous les efforts, toutes les volontés doivent tendre vers ce but, il doit être le mot de ralliement et de toutes les acclamations. »

Je rencontrai des incrédules ; mais tous adoptèrent avec joie et même avec enthousiasme cette idée, cette perspective, comme la meilleure planche de salut.

A dix heures, je me rendis à l'hôtel de ville, je donnai lecture du rapport de la députation envoyée au Roi à La Haye. Il fut accueilli avec bienveillance, l'assemblée qui était très nombreuse, vota des remerciements à la députation.

Je dis, non comme rapporteur de la députation, mais en mon nom personnel, les dispositions mauvaises du Roi, les colères du peuple, les machiavéliques intrigues de Van Maanen qui avait poussé la canaille la plus abjecte de La Haye, à nous insulter, à nous menacer ; je dis les dangers sérieux que nous avait suscités la police de Van Maanen. « Le joug du roi Guillaume, la morgue hollandaise était, leur dis-je, intolérable ! Ils seraient cent fois plus intolérables, plus humiliants, si vous vous laissiez vaincre ou séduire par de fallacieuses promesses. Il n'y a pas à tergiverser : il faut vous mettre en mesure de repousser la force par la force. N'écoutez pas les endormeurs ; soyez bien convaincus que la seule chance de réussir, ou de n'être pas attaqués, c'est de vous organiser, et de vous montrer forts et résolus ; comme hier à l'arrivée du prince d'Orange, l'attitude calme et fière du peuple a fait sur son esprit une grande et salutaire impression ; il s'en est expliqué plusieurs (page 229) ­fois pendant notre longue conférence de la nuit dernière. » Je reçus de nombreuses et très expressives poignées de mains.

Mon rapport fut publié et placardé dans l'après-midi. Je le donne in-extenso, non à cause de son importance, mais parce que c'est un document qui a droit de trouver place dans mes aperçus historiques.

Le Courrier des Pays-Bas fait précéder la publication de mon rapport, des lignes suivantes : « Vers six heures du soir, le rapport de la députation à La Haye fut affiché partout et distribué au public. Des groupes nombreux se formèrent aussitôt pour le lire et le connaître. Beaucoup de monde assiégeait la porte de l'imprimeur de la rue de la Régence, M. Bols Wittouck, pour s'en procurer des exemplaires. »

« Rapport.

« Messieurs,

« Arrivés à La Haye, lundi à une heure, nous avons demandé une audience à S. M. Une demi heure s'était à peine écoulée, que déjà nous avions reçu réponse favorable. Le mardi, à midi, nous nous sommes rendus au palais ; S. M. nous a reçus avec bienveillance, nous a demandé nos pouvoirs, et n'a pas décliné le titre en vertu duquel nous nous présentions.

« Après avoir entendu la lecture de notre mission écrite, S. M. nous dit qu'elle était charmée d'avoir pu devancer nos vœux, en convoquant les Etats-Généraux, pour le 13 septembre ; moyen légal et sûr de connaître et de satisfaire les vœux de toutes les parties du royaume, de faire droit aux doléances, et d'établir les moyens d'y satisfaire.

« Après quelques considérations générales, nous sommes entrés dans l'exposé, puis dans la discussion des divers points dont votre réunion du 28 nous avait chargés verbalement de faire communication à S. M.

« Discussion s'est établie sur les théories de la responsabilité ministérielle et du contre-seing. Le Roi a dit que la Loi fondamentale n'avait pas consacré nos théories ; qu'elles pouvaient être justes et même utiles, mais qu'elles ne pouvaient être établies que par un changement à la loi fondamentale, de commun accord avec les Etats-Généraux, convoqués en nombre double ; qu'une session extraordinaire s'ouvrant au 13 septembre, il pourrait y avoir lieu, soit à sa demande, soit sur l'invitation de la deuxième Chambre, à une proposition sur ce point, comme sur tous les autres exposés par nous et jugés utiles et avantageux au pays.

« Sur la demande du renvoi de quelques ministres, particulièrement de M. Van Maanen, S. M. n'a pas dit un mot en leur faveur, elle n'a ni (page 230) témoigné de l'humeur, ni articulé de contradiction sur les plaintes que nous lui avons énumérées longuement à leur charge. Elle a fait observer que la Loi fondamentale lui donne le libre choix de ses ministres ; que du reste elle ne pouvait prendre aucune détermination aussi longtemps qu'elle y paraîtrait contrainte ; qu'elle tenait trop à l'honneur de conserver sa dignité royale, pour paraître céder, comme celui à qui l'on demande quelque chose le pistolet sur la gorge. Elle nous a laissé visiblement entrevoir, ainsi qu'aux députés liégeois, qu'elle pourrait prendre notre demande en considération (cette question est actuellement soumise à la commission organique créée par le prince d'Orange). Nous avons l'heureuse conviction qu'avant la fin de cette journée, elle aura pris une résolution qui satisfera nos vœux.

« Au sujet de la Haute cour, S. M. a dit que ce n'était qu'après mûre délibération que le lieu de son établissement avait été choisi ; que du reste elle s'occupera de cette réclamation et avisera au moyen de concilier tous les intérêts.

« Sur nos demandes au sujet de l'inégale répartition des emplois, des grandes administrations et établissements publics, S. M.. a paru affligée, et sans contester la vérité des faits, elle a dit qu'il était bien difficile de diviser l'administration ; qu'il est bien plus difficile encore de contenter tout le monde ; qu'en outre elle s'occuperait de cet objet aussitôt que le bon ordre serait établi.

« Qu'il convenait, avant tout, que les princes, ses fils, rentrassent dans Bruxelles, à la tête de ses troupes, et fissent ainsi cesser l'état apparent d'obsession à laquelle elle ne pouvait céder, sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume.

« Après de longues considérations sur les inconvénients et même les désastres probables d'une entrée de vive force, par les troupes, et les avantages d'une convention et d'une proclamation, pour cette entrée, en maintenant l'occupation partielle de la ville par les postes de la garde bourgeoise, S. M. nous a invité à voir le ministre de l'Intérieur, et à nous présenter aux princes, lors de notre retour à Bruxelles.

« En terminant, S. M. a exprimé le désir que tout se calmât au plus vite ; elle nous a dit, avec une vive émotion, et répété plusieurs fois, combien elle avait horreur de l'effusion du sang.

« Après deux heures d'audience, nous avons quitté S. M. et nous sommes allés chez le ministre de l'Intérieur, qui, devant se rendre chez le Roi ; nous a donné rendez-vous à huit heures du soir.

« Les mêmes discussions se sont établies sur les divers objets soumis par nous à S. M. Tout s'est fait avec une franchise et un abandon qui (page 231) nous ont donné les plus grandes espérances. M. de Lacoste nous a prouvé qu'il a le cœur belge, et qu'il est animé des meilleures intentions.

« Sur l'invitation de plusieurs membres de l'état-major de la garde bourgeoise, réunis hier soir, et conformément aux désirs exprimés par S. M., MM. Joseph d'Hooghvorst et Gendebien se sont rendus chez le prince d'Orange, ils lui ont donné communication des résultats de leur mission à La Haye et de l'état des choses à Bruxelles qu'ils lui ont dépeint tel qu'il est, sans rien dissimuler.

« Il les a assurés qu'il espérait de la réunion de la commission (laquelle a eu lieu ce matin) les résultats les plus satisfaisants et les plus propres à prouver son désir et sa résolution inébranlable de satisfaire aux vœux du pays. Il les a chargés de vous dire qu'il se constituait l'intermédiaire entre S. M. et les habitants du pays, et qu'il appuierait nos demandes, de manière à obtenir le succès le plus prompt et le plus complet. .

« Nous avons appris positivement ce matin, que la commission réunie au Palais du Prince s'occupe avec activité de l'objet de sa mission et que dans la journée, il vous sera transmis sur plusieurs points de vos réclamations, des résolutions très satisfaisantes.

« Signé : MM. Joseph d'Hooghvorst, Alexandre Gendebien, le comte Félix de Merode, baron Frédéric de Sécus, fils, Palmaert, père. »

A la suite de ce rapport, le journal Le Courrier dit :

- « Il fut loin d'apaiser l'effervescence des esprits. Chacun se disait et répétait :« Ce sont des promesses vagues et rien de plus. Dans le fait on pouvait s'attendre à davantage. »

Sans doute, on pouvait s'attendre à davantage. Nous aurions sans doute pu dire beaucoup plus, mais rien de mieux.

Ce rapport a mécontenté et devait mécontenter tout le monde ; les uns le trouvaient violent et y voyaient un brûlot, malgré toutes les réticences exigées par la majorité de la députation ; d'autres, avec plus de raison, le qualifiaient de somnifère et y voyaient un leurre habilement dissimulé.

En réalité, il n'était pas à la hauteur des événements ; la révolution avait marché, depuis la réunion du 28 août, à l'hôtel de ville et le départ de la députation au Roi ; elle avait fait un pas immense la veille, 1er septembre, lors de l'entrée du prince d'Orange à Bruxelles.

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