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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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A. LES PRODROMES DE LA RÉVOLUTION.

 

III. La démarche à La Haye. La rencontre avec le roi Guillaume Ier

 

(page 206) Le lendemain 29 août, à dix heures du soir, nous montâmes en voiture ; nous arrivâmes à Anvers à 3 heures du matin. On s'y était (page 207) battu. la veille ; il y avait un mort dans les écuries de la poste. On nous fit perdre du temps, sous prétexte qu'on ne pouvait nous donner des chevaux, sans l'autorisation du commandant de la place. On nous fit aussi perdre du temps au Moerdyk. Ces retards affectés nous ont porté à penser qu'on voulait donner au Roi le temps de délibérer sur le parti à prendre au sujet de notre mission, et peut-être, contre nous. Ils nous parurent de mauvais augure et même quelque peu inquiétants.

Nous arrivâmes à La Haye le 3 août à une heure. J'adressai immédiatement au roi, au nom de la députation, une demande d'audience, elle nous fut accordée pour le lendemain à midi.

. J'allai voir mon ami Dotrenge, conseiller d'Etat, ancien membre des Etats-Généraux, avec lequel j'étais très lié, lorsqu'il faisait de l'opposition, toujours spirituelle et souvent courageuse, contre l'exploitation du Midi par le Nord (Note de bas de page : Dotrenge (1761-1836) avait été proscrit, comme Vonckiste, en 1790. Il fut nommé, en 1815, membre de la seconde chambre des Etats-Généraux et y siégea jusqu'en 1828. C'était un libéral-voltairien. Il appuya Guillaume Ier dans sa politique anticléricale et obtint en récompense un siège au Conseil d'Etat).

Il fut, en me voyant entrer, tellement effrayé, que je crus qu'il allait être frappé d'un coup d'apoplexie.

« Calmez-vous, lui dis-je, je ne viens pas pour vous enrôler dans notre armée ; nous serons bientôt une armée ; je viens par déférence d'abord, puis pour vous demander sans les exiger, les renseignements et les conseils que vous croirez pouvoir me donner dans l'intérêt de notre Belgique que vous avez portée et que vous portez sans doute encore, dans votre excellent cœur. »

« Mon cher ami, me dit-il, vous êtes fou.» - « C'est possible, mais je suis fou avec la Belgique entière, que vous avez affolée pendant une douzaine d'années ; elle croit que le moment est venu de réaliser vos prophéties et de suivre vos préceptes. » - « Non, cher ami, reprit-il, vous êtes fou ! Votre révolution est une inspiration de la Muette, elle aura le sort de la révolution de Masaniello.

« Les princes sont à Bruxelles ou bien près d'y entrer ; tâchez d'obtenir ce que vous pourrez, mais contentez-vous de peu : implorez leur intervention auprès du Roi et surtout auprès des Etats-Généraux qui sont convoqués pour le 14 septembre. C'est là que votre sort sera décidé. Le Roi, avec les meilleures intentions, ne peut rien sans eux.

« Quittez-moi au plus vite, dit-il, si le peuple savait que vous êtes ici, il viendrait vous massacrer et moi aussi probablement, parce qu'il me considérerait comme votre complice. »

(page 208) ­- « Vous vous exagérez le danger ; nous ne sommes pas dans un pays de sauvages, de cannibales.» - « Non, mais sous la main de Van Maanen qui, sous prétexte de zèle, se vengera des Belges en général et surtout de vous qui l'avez bravé et fort maltraité. Soyez prudent, ne vous montrez pas ; retournez à Bruxelles, le plus tôt que vous pourrez. »

En rentrant à l'hôtel je dis à mes collègues mon entrevue avec Dotrenge et ses terreurs. Ils n'en furent pas étonnés, mais quelque peu effrayés, moins pour eux que pour moi, dirent-ils.

Le soir, M. Smidts, employé au gouvernement, à La Haye, mon ancien camarade au lycée de Bruxelles, vint me voir, il nous conseilla beaucoup de prudence. Il nous conseilla de ne pas sortir et de bien prendre toutes les précautions convenables ; la police de Van Maanen, nous dit-il, excite la populace contre les Belges. Un homme a été jeté à l'eau, sous prétexte qu'il était Belge.   .

Smidts paraissait très effrayé, très inquiet pout nous et pour lui­-même... «Mon cher camarade, lui dis-je, vous étiez très brave autrefois, avez-vous cessé de l'être ? Votre imagination et l'intérêt que vous nous portez ont, sans doute, grossi les dangers et vos inquiétudes ?» - « Non, répondit-il, vous vous trompez, le danger n'est pas exagéré, il est très réel et très sérieux. »

Nous ne tardâmes pas à en faire la bien triste expérience.

Le lendemain matin, nous allâmes à Scheveningen ; notre promenade fut courte ; un homme appartenant, sans doute, à la police, nous avait suivis. Il s'adressa à des pêcheurs qui nous regardèrent d'un air très menaçant. Nous jugeâmes notre retraite nécessaire ; nous la fîmes sans précipitation, notre nombre et notre contenance digne et calme nous sauvèrent d'un danger sérieux.

A midi, nous nous rendîmes à l'audience du Roi, qui eut la coquetterie de se faire excuser, par un de ses officiers, de ne pouvoir nous recevoir immédiatement. Trois minutes étaient à peine écoulées, il nous reçut d'un air calme et même bienveillant.

J'exposai, avec simplicité, l'objet de notre mission ; puis je dis : « Sire, permettez-moi de donner lecture à V. M. du mandat dont nous sommes chargés. »

Le Roi fit une légère grimace et dit :

« Qui vous a donné ce mandat ? Est-ce le conseil provincial ou le conseil de Régence de Bruxelles ? » - « Non, Sire. » - « Je ne connais personne qui ait le droit de vous donner un mandat. » - « Sire, en temps ordinaires, on doit se tenir strictement aux formes légales ; mais dans les temps troublés, on peut, on doit y déroger, quand le mandat a pour (page 209)  but de ramener le calme et d'éviter l'effusion de sang.» - « Transeat » dit le Roi.

Je lus le mandat et dis le nom des mandataires.

« C'est vous qui êtes M. Gendebien, dit le Roi. - « Oui, Sire.» - « C'est la première fois que je vous vois ; pourquoi n'êtes-vous jamais venu à mes audiences ? » - « Sire, je n'avais aucune qualité pour m'y présenter.» - « Mais tout le monde pouvait s'y présenter, je recevais tout le monde. » - « Sire, je n'avais rien à demander à Votre Majesté, ni pour moi, ni pour personne ; j'ai cru inutile d'augmenter le nombre souvent trop grand des importuns. » - « Je vous invite, je vous engage à venir me voir, lorsque je serai à Bruxelles, il n'est pas nécessaire, pour cela, que vous ayez quelque chose à me demander. »

La discussion s'engagea sur la responsabilité ministérielle, le rapport de notre députation en fait mention ; ce qu'il ne dit pas, c'est que le Roi se fâcha, lorsque je lui dis : « Dans toutes les situations de la vie, on serait heureux d'avoir un responsable de ses actes, quelqu'un qui prît seulement une part de responsabilité ; pourquoi, lorsque les fonctions royales sont si multiples, si importantes, si délicates souvent, le Roi repousserait-il la responsabilité des ministres ? Ce serait pour le Roi une chance de ne pas se tromper, et pour les ministres un puissant intérêt de ne pas le tromper.

La responsabilité ministérielle est, pour la royauté, un bouclier toujours utile ; il est nécessaire dans les temps troublés. Si la responsabilité ministérielle couvrait Votre Majesté, les griefs, les plaintes, s'arrêteraient aux ministres, elles n'atteindraient pas la royauté. »

Le Roi répondit :

« Les griefs, les plaintes, on les ferait toujours remonter jusqu'au Roi ; en pratique, comme en théorie, la responsabilité ministérielle est une illusion, un mensonge qui ne trompent personne ; d'ailleurs aussi longtemps que la Constitution ne sera pas changée, je resterai seul responsable. Les Chambres, que j'ai convoquées pour le 13 septembre, pourront s'en occuper. Mais il faut avant tout que les troubles cessent, que mon autorité soit rétablie ; que les insignes de la royauté soient replacés partout, dans les rues de Bruxelles » (Note de bas de page : Ce dernier point paraît puéril, c'est cependant la vérité. Le prince d'Orange, le prince Frédéric ont demandé la même chose à plusieurs personnes. Ils me l'ont demandé ; je l'affirme. (Note de Gendebien.))

- « Sire, la Belgique attendrait patiemment la responsabilité ministérielle, si Votre Majesté remplaçait immédiatement M. Van Maanen. C'est un des vœux les plus pressants que nous sommes chargés d'exposer avec insistance ».

(page 210) Le Roi dit : « J'ai le droit de nommer et de conserver les ministres ; la loi fondamentale ne m'impose, à ce sujet, aucune condition. J'aviserai cependant lorsque ma conscience me le dira ; mais je suis décidé à ne rien faire aussi longtemps que mes fils n'auront pas été reçus à Bruxelles, aussi longtemps qu'ils n'auront pas rétabli mon autorité dans toute sa plénitude. »

- « Sire, le meilleur moyen, le seul moyen, peut-être, de faire recevoir convenablement, de faire accueillir avec joie les fils de Votre Majesté, c'est de les faire précéder des concessions ou au moins d'une partie des concessions que la : Belgique réclame depuis longtemps ; les vieux Flamands n'ont pas oublié les privilèges de la Joyeuse Entrée : « Point de réparation de griefs, point de subside », les générations plus jeunes, en prenant les anciennes couleurs brabançonnes, se sent pénétrées de cet ancien et salutaire privilège. On résistera probablement et avec énergie. »

. Le Roi irrité dit : « Je suis, je dois être maître en Belgique comme à La Haye. » Montrant la porte du salon voisin il dit : « Si je voulais entrer dans ce salon j'enfoncerais la porte, si on voulait la tenir fermée. »

- « Sire, il y aurait imprudence à le faire, s'il y avait de l'autre côté de la porte, quatre hommes vigoureux pour s'y opposer. »

Le Roi s'arrêta un instant, puis relevant la tête, il dit avec une visible émotion : « Vous êtes donc en insurrection contre mon autorité, vous êtes en révolution. »         .

- « Non, Sire, il y a en Belgique de vives émotions, une grande irritation, un mot de V. M. peut tout calmer ; je la supplie humblement de prononcer ce mot, mais mon devoir m'oblige aussi de dire, avec franchise et loyauté, la révolution éclatera si les princes essaient d'entrer à Bruxelles, à coup de canon... lorsque le sang aura coulé, la Belgique toute entière se lèvera et sa révolution sera faite. »

Le Roi, ému jusqu'aux larmes, dit avec vivacité : « Je ne veux pas faire couler le sang de mes sujets ; j'ai horreur du sang. Mais je serais la risée de toute l'Europe, si, le pistolet sur la gorge, je cédais à des menaces folles, à des plaintes, à des griefs imaginés par quelques perturbateurs du repos public. » - « Sire, les griefs que nous sommes chargés d'exposer à Votre Majesté, sont réels, sérieux : la Belgique réclame la liberté de la presse. » - « Mais la liberté de la presse existe. » - « Oui, Sire, dans la loi fondamentale et en Hollande, mais pas en Belgique. » ­

« On en abuse, en Belgique.» - « Sire, on trompe Votre Majesté, c'est le ministre de la Justice qui abuse du droit de répression et presque toujours pour venger sa vanité blessée et celle de ses amis. Entre (page 211) plusieurs exemples que je pourrais citer, je m'arrêterai, à un seul : la peine de mort est l'objet de dissertations très animée, un Belge, M. Ducpetiaux, combat avec persévérance et talent la peine de mort ; M. Asser, secrétaire général au ministère de la justice, est partisan de la peine de mort, il ne dédaigne pas d'employer le sarcasme contre ses interlocuteurs. M. Ducpetiaux, répondant a ses sarcasmes, lui donne la qualification d'ami de la peine de mort. Asser, à bout de raisons, fait, par les ordres de Van Maanen, poursuivre Ducpetiaux et trouve des juges qui, pour obtenir les faveurs ou éviter la disgrâce du ministre tout puissant, trop puissant, condamnent le jeune et courageux philanthrope à plusieurs mois de prison.

En présence de ce scandale et de beaucoup d'autres, peut-on sérieusement croire, en Belgique, à la liberté de la presse, et ne doit-on pas insister sur la nécessité de la responsabilité ministérielle ? Ce sont aussi les deux principaux objets de notre mission. »

Le Roi m'écouta avec calme, mais avec un embarras visible ; il me répondit :

« Si on n'avait pas abusé, beaucoup abusé de la presse en Belgique, le ministre ne serait pas aussi rigide et les juges ne seraient pas aussi disposés à condamner. Au reste, je suis très disposé à admettre les propositions que pourront me faire les Etats-Généraux. »

- « Il est d'autres griefs sur lesquels nous sommes chargés d'appeler l'attention de Votre Majesté : « Tous les grands corps de l'Etat, toutes les administrations civiles et militaires sont en Hollande. » - « Il faut bien qu'elles soient d'un côté ou de l'autre, dit le Roi ; elles ne peuvent pas émigrer tous les ans, d'une partie du royaume dans l'autre. »

- « Sire, on pourrait faire une part aux provinces méridionales ; l'administration des mines, par exemple, est en Hollande où il n'y a ni mines, ni minières. La Haute cour de Justice vient d'être transférée en Hollande, elle pourrait, sans inconvénient, rester en Belgique. Son établissement en Hollande aura de graves inconvénients et amènera de criantes injustices : les plaideurs de la rive droite du Moerdyk sont à ceux de la rive gauche, comme 15 ou 20 est à deux cents. Ainsi, vous forcez 200 justiciables à passer le Moerdyk pour l'éviter à 15 ou 20 justiciables hollandais. Non seulement vous faites un vrai déni de justice pouf les Belges, mais vous jetez une profonde perturbation dans la profession des avocats et tout ce qui tient à la judicature. » Le Roi ne répondit rien. Après un léger temps d'arrêt je continuai :

« Sire, il est bien d'autres griefs sérieux : les emplois civils et militaires sont réservés pour les Hollandais qui les considèrent comme leur (page 212) patrimoine, par droit de naissance, et les exercent, avec l'orgueil et la morgue des privilégiés du droit d'aînesse.

Les armes spéciales comptent à peine trois ou quatre Belges, cependant ils ont donné des preuves de capacité à l'Ecole polytechnique et dans les armées françaises. »

Le Roi répondit : « L'armée hollandaise, l'administration civile étaient organisées lorsque la Belgique a été remise à la Hollande ; il en est résulté des inconvénients pour les Belges, ils disparaîtront avec le temps.

«  Allez chez le ministre de l'Intérieur, il est Belge : entretenez-le de tout ce que vous m'avez dit. Voyez avec lui ce qu'il est possible de faire pour calmer les Belges. » ­

- « Sire, permettez-moi une observation que nous considérons comme très importante : nous pensons que les Etats-Généraux, pour délibérer avec calme sur les importantes questions qui leur seront soumises, devraient siéger sur un terrain neutre : le Brabant septentrional, par exemple, ne partage ni les effervescences du Midi, ni les irritations, les colères de La Haye. » - « Ils seront en sécurité à La Haye, ils délibèreront plus librement que partout ailleurs, dit le Roi. Je suis maître à La Haye, le gouvernement y est respecté. »

- « Sire, depuis 24 heures que nous sommes ici, nous avons remarqué, et on vous a signalé beaucoup d'effervescence et des menaces non équivoques pour les Belges. Les députés de la deuxième Chambre n'arriveront avec sécurité à l'Assemblée qu'à la condition d'être escortés par une force importante, depuis leur domicile jusqu'au Palais. »

- « Soyez tranquille, dit le Roi, je suis maître à La Haye, je réponds de tout. »

Au moment de nous retirer, le Roi dit à M. J. d'Hooghvorst et à moi : « Aussitôt votre arrivée à Bruxelles, allez voir mes fils ; ils auront besoin de conseils ; je suis persuadé que vous ne leur en donnerez que de bons. »                                                                   ­

Pendant cette conférence, qui a duré deux grandes heures, M. Demey Vanstrefkerke, secrétaire d'Etat, se tenait debout à une table, tenant en main un journal attaché à un long bâton, qu'il agitait dans les cristaux d'un lustre, toutes les fois que le Roi s'animait ; il l'agita plus fort pour l'avertir que le moment était venu de nous congédier.

Nous prîmes congé.

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