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« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

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TOME 3

 

CHAPITRE DEUXIEME

 

La France adhère aux protocoles. - Le congres se détermine à défendre le Luxembourg et vote six millions pour l'enrôlement de 59,000 gardes civiques. - Le commandement de l'armée est offert au général Lamarque. - M. Lebeau écrit au minisire des affaires étrangères de Hollande. - Changement de politique de la part des grandes puissances qui abandonnent le prince d'Orange et encouragent le choix du prince Léopold. - Lord Ponsonby part pour l'Angleterre. - Infraction de l'armistice à Anvers. - Modération de Chassé. - État général de la Belgique. - Désordres dans le congrès et dans les provinces. - Retour de lord Pomonby. - Sa lettre à M. Lebeau. - Les Belges refusent d'adhérer aux bases de séparation. - Lord Ponsonby et le général Belliard quittent Bruxelles. - Choix et élection du, prince Léopold. - Position critique du ministère belge. - Les dix-huit articles. - Troubles à Bruxelles, et désordres dans le congrès. - Les dix-huit articles sont adoptés. - Discours de M. Lebeau. - II quitte le ministère. - Le roi Léopold accepte la couronne ; son arrivée en Belgique, et son inauguration. - Dissolution du congrès.

 

(page 62) L'avènement du ministère du 13 mars, en France, exerça bientôt un effet salutaire sur les (page 63) opinions de la conférence. Le nuage qu'avait produit une divergence momentanée d'opinions, fut dissipé par l'annonce formelle émanée du prince de Talleyrand « que la France adhérait au protocole du 20 janvier, qu'elle approuvait entièrement la délimitation assignée par ce protocole à la Belgique, qu'elle admettait la neutralité et l'inviolabilité de son territoire, et qu'elle ne reconnaîtrait aucun souverain en Belgique, à moins qu'il ne remplît entièrement les conditions et les clauses qui étaient la base de ce protocole, et que, en conséquence de ces principes, le gouvernement français considérait le grand-duché comme absolument séparé de la Belgique, et comme étant destiné à rester sous la souveraineté du roi des Pays-Bas et soumis aux relations qui lui avaient été assignées par les traités de 1815. » Cette déclaration, promulguée dans le protocole du 17 avril (n° 21) était accompagnée des témoignages d'amitié les plus satisfaisants et de l'expression du vif désir de la France « de rester unie à ses alliés et de concourir avec eux au maintien de la paix générale ainsi que des traités sur lesquels elle reposait. » Singulière contradiction, quand on l'oppose à la violation flagrante de ces mêmes traités consacrée par le protocole lui-même. L'adhésion inattendue de la France fit une profonde sensation à Bruxelles, et fut officiellement communiquée à (page 64) l'envoyé belge à Paris, le 15 avril, par une note du comte Sébastiani qui prenait sur lui de recommander au gouvernement belge de suivre la même voie. Mais cet avis était si diamétralement opposé à la volonté du congrès, qu'il fut rejeté avec dédain. Aussi aucun ministre n'eût osé en faire la proposition, dans un moment où l'état de fermentation et l'effervescence populaire en étaient arrivées à ce point de désirer l'invasion immédiate en Hollande. Un second protocole du 17 avril (n° 22) vint encore démontrer l'unanimité de vues des grandes puissances et leur résolution inflexible de ne pas s'écarter des bases fondamentales qu'elles avaient déclarées irrévocables. Il établissait en outre que c'était à ces conditions seules que les grandes puissances consentiraient à reconnaître l'indépendance de la Belgique, et que si ces propositions n'étaient pas acceptées, toute relation entre elle et les cinq puissances devraient cesser, que lord Ponsonby quitterait Bruxelles aussitôt et que l'envoyé belge serait invité à quitter Paris.

Pensant qu'aussi longtemps qu'on pourrait supposer que le cabinet français ne serait pas absolument d'accord avec la conférence, aucun argument ne pourrait produire de l'effet sur l'esprit du ministère du régent, ou plutôt sur le congrès, qui, l'un et l'autre, étaient contrôlés et intimidés par l'association patriotique, le (page 65) général Belliard jugea à propos de se rendre à Paris, le 8, pour exposer à son gouvernement l'état réel de l'opinion publique, et démontrer la nécessité d'adopter une ligne de politique plus décidée. Quelque sincère que fût le dévouement de ce général au bien-être du peuple, dont la confiance et l'affection lui étaient depuis longtemps assurées, il avait des devoirs impérieux à remplir envers l'Europe. L'obstination avec laquelle les Belges insistaient pour conserver la totalité du Luxembourg, sans compensation ou équivalent pour la maison de Nassau, était si diamétralement opposée aux décisions des grandes puissances et de la confédération, et présentait tant de dangers pour l'avenir qu'il n'y avait d'autre alternative que de décourager ces prétentions, en adhérant au 20e protocole, ou de les soutenir par les démonstrations les moins équivoques. Toute hésitation était devenue impossible ; il fallait choisir entre deux systèmes, dont l'un menait à une paix honorable et durable, tandis que l'autre renfermait les éléments d'une guerre immédiate dont on ne pouvait prévoir le terme.

Rien n'épouvantait les Belges. Ils se préparaient à recevoir l'orage qui les menaçait. Dans un conseil des ministres tenu la nuit du départ de Belliard, il fut unanimement résolu qu'on défendrait le Luxembourg contre toute agression, et qu'on sacrifierait la totalité du territoire, plutôt (page 66) que d'en abandonner une partie. Un crédit extraordinaire de six millions de florins fut voté par le congrès pour enrôler dix bataillons de chasseurs volontaires, pour enrégimenter les gardes forestiers, et pour appeler 50,000 hommes de garde civique du premier ban au service actif. Malgré la convention qui garantissait le statu quo à Anvers, des mesures rigoureuses furent prises pour armer les forts, au dessous de la ville, pour renforcer les travaux offensifs et défensifs, sur la rivière, et pour mettre la cité même à l'abri d'une surprise, par une double ligne de barricades et de retranchements du côté de la citadelle. L'association patriotique, qui avait été sans aucun doute l'instrument principal de la défaite des orangistes, et qui, ennemie des négociations et de la restauration, appelait hautement la guerre, fit une proclamation qui se terminait par les passages suivants : « Aux armes ! Aux armes, braves Belges ! Marchons en masse sur le Luxembourg ! Que notre cri de ralliement soit : victoire et patrie ! » Le manque d'un général en chef d'un talent reconnu, et la disette d'officiers supérieurs, surtout dans l'artillerie, était si profondément sentie, que malgré l'opposition de M. Van de Weyer et autres patriotes confiants, qui considéraient une telle mesure comme déshonorante pour la nation, le congrès adopta, le 11 mai, une loi autorisant le gouvernement à choisir un chef étranger, trois généraux de division, quatre officiers d'état-major, et (page 67) trente-deux officiers subalternes d'artillerie. Les noms de Lamarque, Guilleminot et Robert Wilson furent prononcés. Des ouvertures directes furent faites au premier, et à quelques autres officiers français. Mais leurs exigences furent jugées inadmissibles ; ce qui, avec les récriminations de l'armée qui ne voulait pas reconnaître l'incapacité de ses chefs, força le gouvernement à se borner à l'admission d'un petit nombre d'officiers subalternes. Acte d'imprudence auquel les désastres du mois d'août peuvent, en grande partie, être attribués ; car, outre l'absence d'une capacité militaire reconnue, les événements de mars avaient concouru à augmenter la démoralisation des troupes, en affaiblissant le respect des soldats pour leurs officiers, et en répandant parmi ces derniers le doute, la jalousie et le mécontentement à un degré tel, que les généraux eux-mêmes n'étaient pas à l'abri des soupçons. Sans confiance en eux-mêmes et dans leurs soldats, ils se virent dans l'impossibilité d'établir la discipline et d'accélérer l'organisation.

Si jamais époque fut moralement et physiquement favorable, pour une agression de la part des Hollandais, c'était celle-ci : « L'anarchie (dit M. Nothomb) était générale, elle était dans les lois, dans les esprits, dans l'administration et dans l'armée. Déchirée par les factions, mais non encore (page 68) découragée, la nation manquait d'un point de ralliement. Privée de l'influence qu'exerce un souverain à l'intérieur et à l'extérieur, le gouvernement n'était monarchique que de nom et avait tous les inconvénients d'une république. Si le pays eût été attaqué avec hardiesse et énergie, il serait devenu facilement la proie de l'ennemi ; il eût été forcé de se rendre à discrétion, ou de se jeter dans les bras de la France. Mais la disposition des grandes puissances étant essentiellement favorable à la Hollande, il était douteux que la France eût voulu risquer une guerre générale, en accueillant les vœux de la Belgique. La lenteur ordinaire de la marche du gouvernement hollandais était destinée à sauver encore une fois la Belgique, et peut-être la paix de l'Europe, en ajoutant un nouvel exemple à cette longue série de fautes politiques et militaires, trait caractéristique des actions de ce gouvernement, dès le premier moment des mécontentements en Belgique.

L'adhésion franche de la France au protocole rejeté, l'unanimité et le raffermissement de l'amitié des cinq grandes puissances, joints aux remontrances pressantes du comte Belliard et de lord Ponsonby, tempérèrent à la fin l'ardeur belliqueuse du gouvernement belge, et lui ouvrirent les yeux sur la nécessité absolue d'entrer dans la voie de la conciliation. Le principe de l'intervention, qui avait été une source constante de retards, (page 69) malgré l'adoption de l'armistice par lequel ce principe était directement reconnu, avait été expliqué et admis, le 2 avril, par M. Lebeau. En défendant sa propre politique, il rejeta adroitement la responsabilité de la première reconnaissance de l'intervention sur ses prédécesseurs qui avaient accepté la suspension d'armes, et qui s'étaient engagés à exécuter les conditions qu'elle leur imposait, conditions qui résultaient immédiatement des deux premiers protocoles. Non content d'admettre ainsi indirectement l'arbitrage des grandes puissances, et voulant donner aux relations diplomatiques une sphère d'action plus étendue, M. Lebeau tâcha d'établir des négociations directes avec la Hollande, an moyen desquelles il espérait faciliter la marche des affaires, et amener plusieurs points à une issue plus prompte que par l'intermédiaire de la conférence, dont les membres n'avaient qu'une connaissance imparfaite des questions qui intéressaient les deux parties.

Dans ce but, M. Lebeau adressa une lettre à M. Verstolk van Soelen, le 9 mai. Il établissait que « la révolution belge n'avait rien d'hostile aux vrais intérêts de la nation hollandaise ni à la politique générale de l'Europe, que la séparation des deux territoires était accomplie en fait et en droit par la volonté des populations respectives et la déclaration des états-généraux, composés des députés (page 70) des provinces septentrionales et méridionales ; que, d'après la déclaration même de M. Verstolk, en 1826, l'union des deux pays ne dut point son origine aux fruits qu'en recueillerait la Hollande, ni au désir de lui complaire, mais au besoin de trouver une nouvelle garantie à l'équilibre européen, et que les deux états se trouvant vis-à-vis l'un de l'autre sur la même ligne, l'un des deux ne pouvait être regardé comme un accroissement de territoire pour l'autre ; » assertion que justifiaient l'indépendance dont jouissait la Hollande, et celle dont allait jouir la Belgique. Après avoir fait ressortir la faute politique qu'il y avait à continuer le statu quo armé, et augmenter les chances de guerre, faute de s'entendre sur quelques difficultés, qui s'arrangeraient probablement par une négociation directe, et posant en fait que par la paix ou par la guerre les parties intéressées seraient toujours obligées de finir par traiter l'une avec l'autre, M. Lebeau proposait que « trois commissaires hollandais et un nombre égal de Belges se réunissent à Aix-la-Chapelle, Valenciennes, ou quelqu'autre ville neutre, pour s'entendre sur un projet d'arrangement qui pût être soumis à l'acceptation de la législature des deux pays. »

Cette communication arriva à sa destination le 13 mars, et demeura sans réponse. Il n'était pas probable, en effet, que le gouvernement hollandais (page 71) voulût examiner des propositions qui ne faisaient aucune allusion aux bases de séparation, non plus qu'aux conditions auxquelles l'indépendance de la Belgique avait été soumise par la conférence, et qui, exigeant un échange de pleins pouvoirs et mettant les deux nations sur le même pied d'égalité, impliquerait la reconnaissance tacite de cette indépendance, que le cabinet de La Haye avait secrètement résolu de refuser, si ce n'était à des conditions tout à fait incompatibles avec les intérêts les plus essentiels de la Belgique. Les envoyés hollandais adressèrent cependant plus tard aux plénipotentiaires une note dans laquelle ils déclaraient « que leur gouvernement était résolu d'adhérer aux engagements réciproques contenus dans le 12e protocole, et proposés par les cinq puissances. » Ils se plaignaient adroitement des délais apportés à un arrangement définitif, délais augmentés encore par la teneur du 23e protocole du 10 mai, qui accordait aux Belges un délai jusqu'au 1er juin, pour consentir aux stipulations proposées. « Ils insistaient fortement sur le désir du roi d'arriver à une prompte solution des affaires, dont l'incertitude était onéreuse pour ses sujets et dangereuse pour le repos de l'Europe, et ils soutenaient que dès le 1er juin le roi pouvait se considérer comme délié de tout engagement, comme libre d'agir de la manière qu'il jugerait la plus conforme aux intérêts généraux. » (page 72) Dans une seconde note de la même date, MM. Falk et Van Zuylen de Nyevelt dénoncèrent plusieurs actes d'agression directe, commis par les troupes belges à l'égard des bâtiments hollandais naviguant sur l'Escaut, actes qui avaient nécessité des représailles de la part du général Chassé, et ils protestaient fortement contre la menace perpétuelle des Belges de renouveler les hostilités « dont la cessation était placée sous la garantie immédiate des cinq puissances » (Note des plénipotentiaires hollandais, datée du 21 mai 1831).

En même temps, trois faits importants étaient devenus évidents pour les envoyés de France et d'Angleterre à Bruxelles, savoir : l'impossibilité de ramener un membre quelconque de la famille des Nassau, sans exciter la guerre civile, et sans l'aide des baïonnettes étrangères que la France considérait comme une cause de guerre ; une impossibilité égale d'obtenir le consentement du congrès pour les arrangements territoriaux, tels qu'ils étaient arrêtés par les bases de séparation, dans laquelle la confédération trouvait le casus fœderis, et enfin l'urgente nécessité de procéder le plus tôt possible à l'élection d'un roi, comme le seul moyen d'arrêter l'anarchie dans laquelle la nation était entraînée chaque jour de plus en plus par les patriotes exagérés de l'intérieur, et (page 73) par les aventuriers venus du dehors. Il n'était pas facile d'amener les grandes puissances à sentir la force de ces arguments, mais l'évidence des faits parvint enfin à dissiper leur incrédulité et à les amener à changer leur politique. Ainsi la conférence, qui avait été si longtemps contraire aux Belges, parut leur devenir plus favorable, et leur indépendance ainsi que la paix de l'Europe furent garanties. L'imminence du péril était telle que les différentes cours ne perdirent pas de temps pour ordonner à leurs plénipotentiaires de donner tous les encouragements possibles à l'acceptation du prince Léopold, sur lequel M. Van de Weyer et, après sa retraite, M. Lebeau avaient sagement jeté les yeux, comme le seul prince qui réunît toutes les conditions nécessaires pour occuper le trône du nouveau royaume. L'abandon du prince d'Orange et l'adoption du prince Léopold par les trois puissances absolues, sont l'aveu le plus extraordinaire de la force des événements sur leurs prévisions et de leur impuissance à les maîtriser.

Cette concession, qui ne leur fut arrachée qu'à la dernière heure, fut cependant plus facile encore à obtenir que la cession totale du Luxembourg, de la part des Belges. Ils rejetèrent toutes les suggestions amicales qu'on leur fit à cet égard, comme ils bravèrent toutes les menaces hostiles. Ce ne fut qu'avec la plus grande difficulté (page 74) que lord Ponsonby et son collègue purent les amener à une espèce de compromis. Ne voyant aucun espoir de les détourner de leurs intentions hostiles, et craignant que la communication des 22e et 23e protocoles n'irritât encore davantage l'esprit public, et n'entraînât l'association, ou plutôt le gouvernement à quelqu'acte irréparable d'imprudence, lord Ponsonby se détermina à partir pour Londres. Le but de son voyage était d'abord de peindre l'exaspération aveugle de l'esprit public et l'impossibilité où était le gouvernement de poser une digue contre la volonté nationale qui, chaque jour, se manifestait par des émeutes, des menaces et des cris de guerre ; en second lieu, d'assurer la conférence de l'impossibilité d'obtenir l'adhésion de la Belgique aux 22e et 23e protocoles, sans quelques modifications aux stipulations ; enfin, de tâcher de préparer les puissances à l'élection du prince Léopold, et, s'il était possible, d'obtenir leur sanction à la cession du grand-duché en totalité ou en partie contre de justes compensations. Les représentations de lord Ponsonby, qui partit de Bruxelles le 13 mai, corroborées par les rapports du général Belliard au prince de Talleyrand et par ceux de M. Devaux, qui avait été envoyé avec une mission spéciale en Angleterre, eurent un résultat si favorable, que les plénipotentiaires annoncèrent qu'ils étaient prêts à ouvrir une (page 75) négociation avec le roi grand-duc, pour l'amener à consentir à la cession du grand-duché d'après les bases proposées. En même temps ils insistaient (dans le protocole du 21 mai, n° 24) sur l'adhésion préliminaire de la Belgique aux bases de séparation et, dans l'éventualité d'une opposition ultérieure, lord Ponsonhy et le général Belliard reçurent l'ordre d'exécuter les instructions consignées dans les 22e et 23e protocoles, c'est-à-dire de cesser toute négociation, de quitter Bruxelles à l'instant même, et de déclarer que la plus légère infraction de l'armistice serait considérée ipso facto comme un acte d'hostilité contre les cinq grandes puissances.

Pendant l'absence de lord Ponsonby, la convention de novembre reçut à Anvers plusieurs infractions, qui excitèrent la juste indignation du général Chassé et remplirent de terreur les habitants. Si cet officier général n'eût pas montré une modération extraordinaire, la ville était vouée à une destruction inévitable. Indépendamment de ce que les Belges avaient, à plusieurs reprises, tiré sur les bâtiments de l'escadre et d'autres navires hollandais remontant l'Escaut, ils avaient ouvert de nouvelles embrasures dans les remparts, augmenté l'artillerie du fort Montebello, et commencé à élever une rangée de batteries sur le prolongement vis-à-vis de la lunette Saint-Laurent et des bastions adjacents. Ces actes (page 76) de violation du statu quo joints à d'autres, ayant été le sujet de remontrances continuelles, mais inefficaces de la part du général Chassé, il ordonna à ses troupes d'occuper la lunette Saint- Laurent le 12 mai, et commença immédiatement à lier cet ouvrage extérieur à l'angle saillant du ravelin, au moyen d'un double chemin couvert.

Quoique, d'après la capitulation et l'armistice du 1er novembre, le général Chassé eût un droit incontestable à la possession de la lunette et du terrain en avant à une distance de 300 mètres, il s'était abstenu de l'occuper, et avait permis la libre circulation entre la ville et la campagne, par la route qui va de la porte des Béguines à Boom. Les travaux d'attaque des Belges, non seulement s'étendant dans le rayon de la forteresse, mais compromettant même la sûreté de la lunette, le général Chassé y porta d'abord un petit détachement, et l'occupa ensuite avec des forces supérieures, pour la garantir contre une attaque et non avec des intentions hostiles. » (Extrait d'une lettre du général Chassé du 17 mai 1831). Les relations entre la ville et les campagnes environnantes, par la route de Boom, étant ainsi interrompues, le peuple des campagnes, la populace et les soldats, surtout les volontaires indisciplinés, sur lesquels les officiers avaient peu d'influence, (page 77) montrèrent beaucoup de mécontentement et d'irritation. Les autorités elles-mêmes mirent en question les droits du général Chassé, et élevèrent des difficultés sur les termes de la convention. Une grande agitation se répandit, en conséquence, dans les classes inférieures ; des groupes, sortant des portes, s'assemblaient à quelques pas des travailleurs hollandais qu'ils insultaient et auxquels ils jetaient des pierres. Les soldats de la citadelle firent d'abord des représentations ; mais ayant échoué, ils tirèrent quelques coups de fusil en l'air, auxquels on répondit par de nouvelles insultes. Un autre corps d'individus armés s'avança, et vint planter le drapeau tricolore à une très petite distance de la citadelle. Un sergent et quatre hommes firent feu ; les volontaires belges et les factionnaires répondirent immédiatement, et, en quelques secondes, une fusillade générale commença, et se maintint du côté de la citadelle et des remparts, jusqu'au moment où l'obscurité et les efforts du général Defailly (commandant militaire d'Anvers) mirent fin à une affaire qui fut sur le point de produire un second bombardement encore plus terrible que celui de 1830.

Telle est la substance du rapport qui fut fait par MM. le général Belliard et White, qui s'étaient rendus à Anvers, d'après les sollicitations pressantes du gouvernement belge, pour détourner, s'il était possible, les effets du juste ressentiment (page 78) du général Chassé, et empêcher le retour des hostilités à l'avenir, et la construction de ces ouvrages d'attaque, qui constituait une violation incontestable du droit des nations et des lois militaires (Recueil des pièces diplomatiques, p. 194, La Haye,  1831). « Nous avons admiré votre prudence (disaient les commissaires dans leur dépêche au général Chassé en date du 19 mai) et nous ne manquerons pas de faire connaître votre noble conduite dans ces circonstances difficiles, et de faire savoir de plus que c'est votre modération seule qui a empêché la paix d'être troublée. » Ce n'était là que rendre justice au général Chassé. Car la conduite des Belges, en cette circonstance, avait été si inexcusable, qu'il eût été en droit, selon les lois militaires, d'employer à l'instant les moyens terribles de répression dont il disposait. La conduite du général Chassé a été critiquée avec sévérité ; mais, dans cette occasion, il mérita la reconnaissance de la ville d'Anvers, pour son humanité, sa patience et l'empressement avec lequel il accueillit l'intervention pacifique des commissaires français et anglais.

Le passage suivant, extrait d'une de ses lettres écrite à cette occasion, met sa conduite sous un jour encore plus avantageux. « Ce matin, le 27 mai, les Belges ont été vus, travaillant avec activité à (page 79) un dépôt de fascines, situé à une portée de fusil de la lunette S'-Laurent, et dans l'enclos d'une petite propriété qui m'appartient, et dont j'avais fait brûler l'habitation quand la citadelle fut mise en état de siège. Cette nouvelle dévastation m'est indifférente. Je voudrais que tout ce qui peut arriver de l'état des affaires se concentrât sur ce point ; » sentiment noble el qui peut faire penser que si le bombardement de 1830 fut barbare et injuste, il est fort probable que le général Chassé agit sons l'influence d'ordres supérieurs et non par une impulsion de vengeance personnelle.

L'intervention et les remontrances du général Belliard amenèrent une cessation immédiate des hostilités, mais ne purent empêcher la continuation des travaux d'attaque. Les autorités étaient impuissantes, ou si peu sincères que, malgré une proclamation, qui faisait un appel à l'honneur des troupes belges, et malgré les assurances contraires des officiers et les efforts qu'ils faisaient en apparence pour l'empêcher, les batteries furent achevées et armées. En conséquence, le général Chassé, de son côté, continua ses travaux, et ces discussions furent abandonnées. Une circonstance qui accompagna la négociation mérite d'être citée, d'autant plus qu'il est incontestable que le salut d'Anvers dépendait de la volonté du général hollandais, et, en conséquence, que toute tentative faite pour entraver la mission pacifique (page 80) des commissaires était un acte dangereux et capable d'entraîner la destruction de la ville. Par suite de la dépêche pressante du général Chassé, dénonçant les attaques continuelles des Belges, et sa résolution d'employer les moyens les plus vigoureux de répression, le général Belliard et M. Abercrombie se rendirent chez le régent, et insistèrent énergiquement pour que des ordres immédiats fussent donnés pour mettre fin à cette violation des droits des nations, le rendant ainsi que son gouvernement responsables des malheurs qui pourraient tomber sur la ville d'Anvers. Le régent ayant accédé avec empressement à leur demande, une dépêche reconnaissant les droits du général Chassé et communiquant les intentions du gouvernement belge fut écrite par les commissaires et envoyée le 19 mai à minuit par un officier d'état-major, qui reçut l'ordre de la remettre avant la pointe du jour. Quatre jours après, un courrier de sir Charles Bagot, à La Haye, annonça que cette lettre n'avait jamais été remise à sa destination. Des recherches immédiates furent faites par M. Abererombie (M. Abercrombie était chargé d'affaires en l'absence de lord Ponsonby) ; mais aucune explication ne put être obtenue. Ce ne fut que plusieurs mois après qu'on découvrit que cette lettre, de laquelle le salut d'une cité populeuse dépendait, (page 81) avait été interceptée par le commandant militaire, et retenue par ordre de ce même gouvernement qui avait, avec tant d'instance, demandé l'intervention des commissaires.

Il serait difficile d'offrir le tableau de l'état intérieur de la Belgique à cette époque. La confusion, le désordre et la défiance étaient répandus dans tout le pays ; le nom sacré de la liberté était avili par des excès commis en son nom. A Bruxelles, les habitants étaient dans un état d'alarmes continuelles, par la crainte des émeutes, et les violations incessantes de la loi. Bientôt, sous prétexte de jeter la terreur dans le cœur des orangistes, et tantôt excités par les anarchistes du pays, ou par des envoyés étrangers de la propagande, qui affluaient dans la capitale, les agitateurs s'emparaient de la presse, et s'introduisaient dans les tribunes de la chambre, dans l'intention d'empêcher les travaux législatifs par leurs vociférations (Une lettre fut adressée à cette époque au congrus belge par un officier français, en demi-solde, offrant au nom du général Gustave Dumas, une légion de trois à vingt mille hommes, qui aurait porté le nom de légion La Fayette). La salle du congrès était souvent transformée en une arène des discussions les plus extravagantes et les plus violentes, rendues encore plus désordonnées par de fréquents (page 82) appels aux passions du public de la part des principaux membres du parti du mouvement. Toute proposition, toute parole modérées ou tendant à amener des concessions étaient accueillies par des clameurs de désapprobation. Le démon du désordre et de la guerre paraissait posséder une partie des députés et de l'auditoire. Adopter la maxime, « aide-toi ! le ciel t'aidera ! » s'écrier : « Dans quinze jours un roi, ou la guerre avec la Hollande, et plus de négociations ! » menacer la vieille Néerlande de l'anéantir, n'étaient rien encore ! Confiant dans l'idée qu'ils pourraient entraîner la France dans leurs destinées, ils proposaient de sommer la conférence de fixer un terme pour un arrangement définitif ; et, s'il ne pouvait avoir lieu, de défier l'Europe. Ils lisaient les faits glorieux de la Pologne, et s'imaginaient que leurs déclamations produiraient le même effet, oubliant totalement que la lutte sanglante et inégale que les Polonais soutenaient était entretenue par l'unité des vues, sinon l'unité d'action, et par dessus tout, par le plus héroïque dévouement, le patriotisme et l'abnégation de toutes les classes, depuis les plus illustres Czartoryski jusqu'au dernier Masouri. Sur les bords de la Vistule, tous voulaient la liberté. La plus noble et la plus brave des nations lui offrait son sang et ses trésors en holocauste ; de jeunes et intéressantes femmes saisissaient la lance, et montaient sur des chevaux de (page 83) guerre pour voler au combat. Sur les bords de l'Escaut, au contraire, les gens riches, à peu d'exceptions près, cachaient leurs trésors, se retiraient dans leurs châteaux ; l'aristocratie abandonnait la cause nationale, une grande partie redemandait ses chaînes ; le peuple seul, quoique souvent égaré, était resté pur.

Quoique le régent possédât un grand nombre de qualités privées, il était, comme homme public, faible et sans expérience. Les bonnes intentions des ministres, les efforts qu'ils faisaient pour substituer l'ordre au chaos étaient contrariés par l'opposition de l'association patriotique, dont les chefs étaient leurs plus grands ennemis. Le vaisseau de l'Etat, à la merci des éléments, naviguait entre des écueils. Il ne dut son salut qu'à la force des événements, et non à la sagesse de ses pilotes et aux efforts d'un équipage indiscipliné. A Gand, une populace égarée dévastait les fabriques destinées à lui fournir sa subsistance journalière, et exerçait des outrages sur la personne des plus respectables citoyens, dont l'un, pour avoir été accusé d'être partisan de la maison des Nassau, fut sur le point de subir le sort du malheureux Gaillard. Toutefois les autorités eurent l'impudence de publier une proclamation palliant ces abominations, et défiant ouvertement les délégués, que le gouvernement leur avait envoyés, de les contredire et de les remplacer. A Anvers, Malines, Ypres et Mons, les (page 84) pillages et les actes de violence s'exerçaient en plein jour, et impunément. A Namur, un corps de volontaires, sous le commandement du général Mellinet, dont l'insubordination avait causé tant de mécontentement et d'embarras dans le Limbourg, tenta un mouvement républicain ; mais, vigoureusement attaqué par les lanciers et la garde civique, il fut vaincu, désarmé et licencié. Enfin tout le pays, arrivé au dernier degré du désordre, se voyait sur le bord d'un abîme. Le moment était critique, et n'admettait aucun délai. Il était temps que la diplomatie fît un pas en avant. Son but était non pas tant de sauver la Belgique de sa destruction (car elle ne lui inspirait pas une très grande sympathie), que de l'empêcher d'entraîner les autres peuples dans sa propre ruine. Le seul plan à adopter était d'encourager l'élection immédiate d'un roi, sans dévier matériellement des stipulations auxquelles la reconnaissance de l'indépendance était attachée.

Le général Belliard, désirant mettre à profit tous les incidents capables de calmer l'irritation du peuple belge, n'eut pas plus tôt reçu avis de la manière favorable dont la conférence envisageait la proposition relative au Luxembourg, qu'il l'a transmit au ministre des affaires étrangères, lequel la communiqua au congrès le 23. Ce fut cependant avec beaucoup d'anxiété que M. Lebeau et ses collègues attendirent lord (page 85) Ponsonby, jusqu'au retour duquel ils avaient différé toute explication. Plus politiques et non moins patriotes que leurs opposants, les ministres voyaient bien que, malgré la répugnance du congrès à admettre les conditions proposées, sans des modifications matérielles en ce qui regardait le Luxembourg, la seule espérance que la nationalité belge eût de se consolider était dans l'union avec les grandes puissances, dans les efforts qu'elles faisaient pour éviter la guerre. Avec la paix, indépendance ; avec la guerre, perte de la nationalité. Telles étaient les seules alternatives. En conséquence, malgré les insultes, les menaces et le danger personnel, auxquels ils étaient exposés, ils se prononcèrent courageusement pour la paix et l'indépendance, et sauvèrent ainsi leur pays et l'Europe.

Ce fut le 26 mai, dans un dîner diplomatique donné par le comte Félix de Mérode, que le retour de lord Ponsonby fut annoncé. S'étant rendu, dès son arrivée, au ministère des affaires étrangères, ce diplomate employa plusieurs heures à développer le résultat de sa mission, et à engager M. Lebeau à faire tous ses efforts pour surmonter les scrupules de la chambre, lui donnant l'assurance que l'élection du prince Léopold recevrait l'approbation de toutes les puissances, qu'il restait peu de doutes sur l'acceptation du prince, à certaines conditions dépendantes de la (page 86) prudence des Belges et de la modération de la conférence, et enfin que si le gouvernement consentait à adhérer aux bases de séparation, ils avaient tout lieu d'espérer qu'ils obtiendraient tout ou partie du Luxembourg ; mais qu'un refus entraînerait la rupture inévitable de toutes les négociations, et que le premier acte d'agression serait suivi de représailles.

Quoique lord Ponsonby n'eût pas d'objection contre la substance de cette conversation privée, il désirait éviter de laisser sur ce sujet un document écrit de sa main. Mais M. Lebeau, harassé et assailli de tous côtés par l'opposition et la presse, s'était malheureusement engagé à produire quelque document satisfaisant. En conséquence, il engagea lord Ponsonby à consigner ses observations dans une note qui pût être communiquée au congrès. Persuadé que l'existence du ministère Lebeau dépendait de son consentement, et que son renversement serait le signal du triomphe d'opinions essentiellement contraires aux intérêts réels de la Belgique et au maintien de la paix, lord Ponsonby à la fin consentit, et, rentré chez lui, il rédigea rapidement la célèbre lettre qui causa une si vive sensation dans le monde politique et amena les plus fortes protestations de la part du cabinet néerlandais. Quoique ce document rendît, sans aucun doute, les opinions de la conférence, et fût parfaitement (page 87) d’accord avec les vues des puissances, puisqu'il était basé sur un mémorandum pris dans le moment d'une conversation de lord Ponsonby avec les plénipotentiaires ; toutefois, comme cet acte n'était ni officiel ni authentique, il fut aussitôt désavoué. Mais, indépendamment des définitions politiques de l'ordre le plus élevé qu'il contenait, définitions en parfaite harmonie avec l'esprit des protocoles, il constituait un moyen certain d'ouvrir les yeux des Belges, et ramener à la modération la plus grande partie d'entre eux, quoiqu'il pût exciter la colère de quelques-uns. C'est ainsi que, en guerre comme en diplomatie, en déviant habilement des règles ordinaires, on obtient souvent les plus importants résultats. Mais il fallait être sur les lieux, être témoin des progrès de l'opinion, de l'effervescence et du mépris aveugle pour la raison, qui étaient répandus parmi toutes les classes, pour pouvoir juger de l'efficacité de cette détermination. Les moments étaient à cette époque plus fertiles en événements que les mois dans les temps ordinaires, et les moindres choses avaient une influence plus grande que les événements les plus importants aux époques de calme. Quoique ni les arguments, ni l'imminence du danger ne pussent amener les Belges à adhérer aux stipulations, la question de compensation étant présentée, elle plaça le sujet sous un nouveau jour, et facilita sans aucun doute (page 88) l'élection de Léopold et l'acceptation des dix-huit articles, de laquelle dépendait celle du prince.

A cette époque, les plénipotentiaires hollandais présentèrent deux notes : l'une, datée du 25 juin, suppliait la conférence d'exécuter les menaces contenues dans les trois derniers protocoles ; l'autre, datée du 6, repoussait en termes énergiques tout ce que lord Ponsonby avait avancé relativement au Luxembourg, et désavouait toute intention, de la part du roi, d'entrer en négociations pour la cession d'une partie du grand-duché « lequel formait pour le roi et les princes de sa maison une substitution de possessions héréditaires d'une valeur inestimable à leurs yeux. » En réponse à ces notes, la conférence produisit aussitôt le 25e protocole accompagné : 1° d'une lettre à l'envoyé britannique, lui ordonnant, ainsi qu'à son collègue, de quitter Bruxelles sans délai ; 2° de deux notes aux plénipotentiaires hollandais : l'une annonçant cette résolution, et l'autre désavouant la lettre confidentielle de lord Ponsonby, et offrant des explications sur les vues de la conférence, concernant le grand-duché. Trois principes étaient déclarés les bases de cette proposition : le premier, que tout arrangement devait être admis par les deux parties ; le second, que cette possession ne pouvait être obtenue par les Belges à moins de juste compensation ; et le troisième, que les grandes puissances ne voulaient faire cette proposition (page 89) formelle, que lorsque les Belges auraient adhéré aux bases de séparation. La dernière condition était par elle-même suffisante pour faire désespérer d'obtenir l'adhésion désirée ; car les Belges connaissaient trop bien l'obstination de leur ancien roi et l'importance qu'il attachait au grand-duché, pour consentir solennellement à des stipulations, au moyen desquelles eût été détruit tout espoir d'obtenir jamais la moindre partie du territoire contesté. Ils savaient également que le roi des Pays-Bas n'avait adhéré au 12e protocole et ses annexes, que parce qu'il était convaincu qu'aucun traité bilatéral ne pouvait jamais être fondé sur des conditions de tout point contraires au bien-être et même à l'existence d'une des parties. La cession une fois faite, il eût été impossible de revenir là-dessus. Il en résulta une réponse négative de la part de la conférence. Cette réponse fut suivie de la présentation des 4 derniers protocoles (n°22, 23, 24 et 25), et, le 10 juin, lord Ponsonby et le général Belliard quittèrent simultanément Bruxelles, donnant ainsi une nouvelle preuve du parfait accord qui existait entre les deux cours. Ici se termina toute négociation directe et commença cet interrègne diplomatique, qui ne finit qu'à l'arrivée de sir Robert Adair, le 9 août, interrègne qui fut une des périodes les plus importantes et les plus intéressantes de la révolution ; car elle embrasse l'acceptation des dix-huit articles et (page 90) celle du roi Léopold, ainsi que son arrivée et son inauguration, et l'invasion de l'armée hollandaise.

Tandis que les anarchistes de l'intérieur et de l'étranger manifestaient hautement leurs espérances de désordre et de guerre, M. Lebeau et tous les hommes modérés voyaient le départ des deux envoyés avec un profond regret. Le général Belliard reprit ses fonctions à l'arrivée du roi, et les conserva jusqu'à la fin de son honorable carrière, au commencement de l'année suivante. Mais lord Ponsonby, ayant été appelé à un emploi plus élevé, fut privé de la satisfaction de revenir coopérer à la consolidation d'un trône qui devait en partie sa fondation à ses efforts. La Belgique perdit en lui un défenseur sincère et éclairé ; mais la reconnaissance du peuple belge est loin d'être proportionnée aux services que leur a rendus lord Ponsonby.

Les Belges se trouvaient ainsi abandonnés à eux-mêmes ; car quoique M. White, qui avait été employé dans plusieurs circonstances, continuât à résider à Bruxelles, il n'avait aucun caractère officiel. De même le cabinet français adhéra si strictement à sa résolution de cesser toute communication, qu'aucun rapport direct ne s'établit entre le cabinet anglais et M. White qui agit sur sa propre responsabilité.

Maintenant que le tableau de l'état général (page 91) des affaires jusqu'au terme de cette première période des négociations est terminé, il est nécessaire, pour plus de clarté, de revenir sur nos pas, pour expliquer la marche et les différents incidents qui accompagnèrent le choix et l'élection du prince Léopold.

La moralité et l'élévation de caractère, les principes libéraux, la tolérance et la prudence de ce prince, non moins que ses talents acquis, son courage et ses rapports avec la famille royale d'Angleterre, avaient attiré sur lui les regards des personnes les plus éminentes de la Belgique, dès le commencement de la révolution, comme le seul homme réunissant toutes les conditions nécessaires pour occuper le trône que l'on avait le projet d'élever. Mais l'état intérieur de la France et l'attachement des grandes puissances au prince d'Orange empêchèrent quelques-uns de ceux auxquels le prince fut désigné, d'accueillir favorablement ce projet. Déjà, en novembre 1830, M. Van de Weyer et autres avaient parlé de lui ; mais ils avaient essuyé un refus, et ce projet fut en conséquence abandonné jusqu'après la non-acceptation du duc de Nemours, époque à laquelle le nom du prince Léopold fut de nouveau mis en avant par le ministre des affaires étrangères de Belgique, et des instructions furent données à ses agents, pour sonder les cabinets étrangers à ce sujet. Ce ne fut cependant que lors (page 92) de l'avénement du ministère Lebeau que la question fut reproduite d'une manière positive.

Le 12 avril, ensuite d'un entretien avec MM. G. de Jonghe, H. Vilain XIIII et autres membres du congrès, une nouvelle communication non officielle sur ce sujet fut faite par M. White à sir Edward Cust, un des aides-de-camp du prince Léopold ; car lord Ponsonby refusa de se charger d'aucune communication directe, avant d'avoir soumis la matière à son gouvernement, et reçu des instructions. Pour éviter d'exciter la jalousie des autres puissances, le cabinet anglais se détermina à refuser toute intervention positive d'aucun genre ; et quoiqu'il n'existe aucun doute de son empressement à soutenir une combinaison de laquelle dépendait le maintien de la paix, les instructions qu'il donna ne furent ni précises ni impératives. Dès ce moment cependant les négociations marchèrent plus rapidement, et quoique le prince Léopold s'abstînt d'autoriser les démarches faites en sa faveur, et qu'il n'écrivît, ni ne voulût permettre que rien fût écrit en son nom sur ce sujet, il était au courant de tout ce qui s'était passé, et bien convaincu que si son élection était proposée, une majorité de députés voterait en sa faveur, et qu'il serait soutenu par le clergé et par l'aristocratie catholique. Ceux qui lui étaient opposés étaient des réunionistes, des hommes du mouvement, et quelques orangistes (page 93) qui faisaient encore partie du congrès. Lord Pon- sonby,. ayant été autorisé alors à agir comme il le jugerait convenable, entra chaudement dans l'esprit de cette combinaison, et prêta, loyalement et avec zèle, son appui à M. Lebeau. Il fut, sous ce rapport, bien secondé par le général Belliard.

La Belgique n'ayant pas de représentant à Londres, on jugea convenable d'envoyer une députation de quatre membres du congrès pour négocier directement avec le prince Léopold, et tâcher d'obtenir de S. A. R. une déclaration positive qui pût servir de guide au gouvernement (M. Jules Van Praet, qui avait accompagne le premier envoyé belge en Angleterre, était demeuré à Londres, mais sans aucun caractère officiel. Ce publiciste distingué fut, dans la suite, nommé secrétaire particulier du roi Léopold). La mystification qui avait eu lieu à l'occasion de l'élection du duc de Nemours, rendait cette précaution encore plus nécessaire. Cette députation arriva à Londres le 20, et, après une conversation préliminaire avec le baron de Stockmar, ami particulier du roi Léopold, elle fut reçue en audience par le prince. Après avoir exposé l'objet de leur mission, et avoir expliqué les conditions auxquelles ils étaient autorisés à lui offrir la couronne, conditions dont la première était la conservation de l'intégrité du territoire, (page 94) les députés entrèrent dans des détails qui avaient rapport à cette matière, et attendirent la réponse du prince. Parmi les différentes objections que leur fit S. A. R., en cette circonstance, aucune n'est plus digne d'attention que le passage noté par M. Nothomb. Il est empreint d'une simplicité noble et franche, qui montre l'élévation des sentiments du prince et sa juste appréciation de la situation de la Belgique. « Toute mon ambition (dit-il) serait de contribuer au bonheur de mes semblables. Dans ma jeunesse, je me suis trouvé dans des situations difficiles et singulières, qui m'ont appris à considérer le pouvoir d'un œil philosophique. Je ne l'ai jamais désiré, si ce n'est pour faire le bien, un bien durable. S'il ne s'était élevé des difficultés politiques, qui me paraissaient essentiellement opposées à l'existence de la Grèce comme nation indépendante, je régnerais maintenant dans ce pays ; et pourtant je ne m'étais jamais dissimulé les difficultés de cette position. Je comprends combien il est désirable que la Belgique puisse avoir un roi le plus tôt possible ; la paix de l'Europe y est intéressée. »

Quelque flatteuses et tentantes qu'aient pu être les propositions de la députation, quelque honorables qu'elles fussent pour les sentiments privés du prince, des motifs dictés par une haute politique, et une saine raison, présentèrent au premier abord à son acceptation de nouveaux obstacles, (page 95) qui faillirent amener un refus. Ces objections étaient fondées sur la situation particulière dans laquelle la Belgique était placée relativement aux autres puissances et à la confédération germanique. D'un côté, la conférence exigeait l'adhésion de la Belgique à l'abandon absolu du Luxembourg, condition à laquelle le prince Léopold ne pouvait donner son assentiment, sans proposer de violer le 1er et le 8e articles de la constitution belge, et détruire ainsi toutes les chances de son élection. D'un autre côté, les Belges insistaient pour que leur souverain adhérât, d'une manière non équivoque, au serment constitutionnel qui garantissait l'intégrité du territoire, y compris le Luxembourg, ce qui pouvait être considéré comme une déclaration directe d'hostilités et pouvait placer le souverain ab initio dans les chances d'une guerre, que le choix d'un roi avait pour but de prévenir ; et l'espoir du maintien de la paix déterminait seul quelques-unes des grandes puissances à appuyer sa nomination. Le sacrifice du bonheur, de la tranquillité, des jouissances de Claremont, ainsi que des avantages politiques et des hautes espérances de sa position en Angleterre, pour le trône belge, même sous le plus brillant aspect, pouvait faire hésiter le prince, et demandait à être médité. Mais renoncer à toutes les splendeurs d'une telle position pour se placer à la tête d'une nation désorganisée, (page 96) considérée comme une agglomération de parias politiques, pour la seule gloire de se jeter le premier dans l'abîme, eût été la plus extravagante imprudence.

La modification des exigences des deux parties était en conséquence un préliminaire essentiel à l'acceptation. Ce fut une nécessité flagrante, ou plutôt l'imminence du danger que courait le repos de l'Europe, par une prolongation de l'incertitude des affaires en Belgique, qui agit sur les grandes puissances, et donna lieu aux dix-huit articles. Les Belges, méconnaissant la cause réelle de ce changement, l'attribuaient à la crainte qu'ils inspiraient. Les Hollandais, d'un autre côté, se récriaient contre les dix-huit articles où ils prétendaient trouver la preuve de la soumission du cabinet britannique à l'influence française, de la prépondérance des principes démocratiques dans le gouvernement, d'une injuste partialité pour les Belges, et du désir d'assurer l'élection du prince Léopold, pour convertir la Belgique en une province anglaise. Quoique cette accusation fût trop absurde pour mériter d'être réfutée, toutefois il peut être nécessaire de dire que l'élection du roi Léopold était connue à la conférence, avant le rappel de lord Ponsonby, et qu'à cette époque les grandes puissances continuaient à être favorables aux intérêts du roi de Hollande. Cependant ces dispositions se modifièrent, et il en résulta un changement remarquable (page 97) dans la conduite des Hollandais et des Belges. Les premiers, qui avaient jusqu'alors demandé avec instance à la conférence une intervention armée, déclinaient maintenant sa compétence et son arbitrage, tandis que les derniers, qui avaient antérieurement rejeté toute médiation, demandaient à grands cris une intervention absolue.

Ce que les Belges demandaient n'était pas un chef aventurier, capable de les rallier et de se mettre à leur tête dans une bataille, mais un souverain prudent, qui pût relever par son nom leur révolution discréditée, et réconcilier leur pays avec le reste de l'Europe. Quelque aveugles que puissent avoir été les masses turbulentes sur leurs intérêts réels, les hommes placés à la tête du gouvernement savaient bien que le maintien de la paix pouvait seul les faire admettre dans la grande famille européenne. Le prince, auquel ils adressaient leurs vœux, était bien convaincu de ces faits, et sagement résolu à refuser le trône, à moins qu'il n'eût la certitude de concilier l'indépendance et le bonheur de son royaume futur avec les intérêts généraux de l'Europe. Cela ne pouvait s'effectuer que par des concessions de la part de la conférence, et par l'abandon de certaines prétentions inadmissibles de la part des Belges. La manière favorable avec laquelle la conférence avait accueilli la proposition de lord (page 98) Ponsonby. relative au Luxembourg, pouvait faire espérer un rapprochement. Mais ces empêchements ne venaient pas tant des plénipotentiaires de Londres, qui éprouvaient un vif désir de maintenir la paix, que de la part des Belges, qui voulaient la guerre. La difficulté était de les amènera faire quelques concessions. Ce but désirable fut cependant à la fin atteint. Après une discussion des plus orageuses, l'éloquence de MM. Lebeau, Le Hon, Nothomb et autres l'emporta, et le gouvernement fut autorisé « à terminer les contestations territoriales au moyen de sacrifices pécuniaires. » M. Lebeau profita de cette ouverture pour tâcher d'obtenir diverses modifications aux bases de septembre. Deux de ses collègues les plus distingués, MM. Devaux. et Nothomb, furent envoyés à Londres, où, après en avoir mûrement délibéré avec le prince Léopold, lord Durham et le baron Stockmar, ils rédigèrent une note qui lut soumise à la conférence. Ce fut cette note qui donna lieu immédiatement aux dix-huit articles.

Quoique le consentement du congrès pour négocier sur le principe d'indemnité pécuniaire différât essentiellement des compensations territoriales voulues, quoique non spécifiées par la conférence, c'était néanmoins une grande difficulté vaincue ; car il préparait l'esprit public à envisager la possibilité de concessions, et la nécessité de faire des sacrifices, et quoique les annales (page 99) des discussions parlementaires n'aient jamais présenté de scènes de plus grande confusion, et de plus grands désordres que celles qui eurent lieu pendant ces débats, la majorité se montra pleinement disposée à entrer dans un système pacifique. Le gouvernement et la diplomatie eurent ainsi l'occasion d'apprécier les forces de l'opposition et de calculer leurs chances de succès.

A cette époque, la proposition formelle de procéder immédiatement à l'élection du prince Léopold, signée par 96 membres, fut déposée sur le bureau de la chambre, malgré les efforts de l'opposition dont les uns (et c'étaient les plus logiques) voulaient différer l'élection d'un roi jusqu'à l'arrangement définitif de toutes les discussions relatives au territoire, les autres demandaient une déclaration de guerre contre la Hollande, d'autres enfin voulaient qu'on élût pour roi un citoyen belge ; cette dernière proposition fut écartée dans la séance du 31 mars, à la majorité de 137 voix contre 48 ; et immédiatement après, l'ouverture de la discussion définitive fut fixée au lendemain. Dans l'après-dînée du 4 juin, les débats furent clos, et S. A. R. Léopold-George-Christian- Frédéric de Saxe-Cobourg fut proclamé roi des Belges, à la majorité de 182 sur 196 votants, sous la condition expresse, « qu'il accepterait la constitution et jurerait de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. » Les suffrages (page 100) des 43 membres de la minorité étaient ainsi répartis : 14 avaient voté pour le baron Surlet de Choquier ; 19 s'étaient abstenus comme trouvant l'élection prématurée, et 10 s'étaient positivement opposés à l'élection, qu'ils considéraient comme un acheminement à la reconnaissance des protocoles rejetés. La première fraction de cette minorité était composée des partisans les plus déclarés de la réunion à la France, qui avaient choisi le régent, en partie à cause de son dévouement connu à la France, en partie pour cacher leurs desseins.

Quoique le gouvernement anglais et le roi élu fussent en quelque sorte préparés à l'événement, lord Ponsonby jugea utile d'envoyer une personne de confiance pour communiquer à l'un et à l'autre ce fait important. Le prince, qui s'était rendu de Londres à Claremont, n'apprit par conséquent l'honneur qui lui était conféré, que dans la matinée du 6. L'impression que cet événement produisit eût été plus vive, s'il n'avait pas été prévu. Néanmoins le prince éprouva une profonde émotion, lorsqu'il fut informé des diverses circonstances qui avaient accompagné l'élection, et qu'il put se convaincre que les votes qui lui étaient contraires, étaient dus à des dissentiments politiques, n'avaient rien de personnel, et que la mystification dont le congrès avait naguère été la dupe, en le rendant défiant, avait encore contribué à diminuer la (page 101) majorité. De même que cela avait eu lieu pour le duc de Nemours, une députation, composée du président et de 9 membres du congrès, se rendit à Londres, apportant au prince Léopold une lettre du régent qui lui annonçait officiellement son élection, et lui offrait la couronne.

La connaissance d'un événement, qui devait priver les habitants de Claremont et les pauvres des districts environnants d'un maître indulgent et d'un bienfaiteur, fut reçue, avec les signes d'un regret profond. Le prince était chéri de tout ce qui l'environnait. Les larmes versées sur la mort d'une jeune et belle princesse que la Providence avait arrachée à l'adoration d'une grande nation, recommençaient à couler à l'idée de perdre son illustre époux. Mais son départ dépendait de tant de circonstances, qu'on peut dire que l'élection était une des moindres difficultés de celles qui restaient à résoudre.

Les ennemis de cette combinaison prétendaient que le gouvernement britannique et ses agents, ainsi que ceux de Léopold, avaient employé des artifices et des intrigues, pour en assurer le succès. Jamais accusation ne fut plus dénuée de fondement. Il est incontestable que la conduite du gouvernement et le langage de lord Ponsouby furent toujours francs et vrais. Ce dernier, obéissant à ses instructions, soutint la cause du prince avec zèle et habileté ; mais ni lui, ni aucune des (page 102) personnes qui lui étaient adjointes ne s'écartèrent de la teneur des protocoles. Leurs arguments n'étaient que des exhortations en grande partie basées sur les arrangements territoriaux de 1790. Rien n'a jamais été dit pour amener un seul député à penser que le prince acceptât la couronne, à moins que les Belges ne consentissent à modérer leurs prétentions sur la rive gauche de l'Escaut et le Luxembourg, ni personne n'a cherche à faire croire que le roi grand-duc fût disposé à consentir à la cession de l'une ou de l'autre, sans des équivalents convenables. Aucun effort ne fut oublié pour tempérer l'ardeur de la nation, et pour la convaincre que l'élection du prince Léopold était le plus efficace, peut-être même le seul moyen d'obtenir la reconnaissance de son indépendance. Ces prévisions furent pleinement confirmées par les événements.

D'un autre côté, il était impossible d'être plus strictement passif dans cette affaire, que ne le fut le prince Léopold. Pas une ligne ne fut écrite par lui, ou toute autre personne de sa maison, jusqu'à ce que son élection eût été consommée ; pas la moindre somme d'argent ne fut dépensée pour gagner le peuple ; aucun article ne fut inséré dans les journaux ; on ne chercha à exciter les sympathies publiques ni par des chansons, ni en prodiguant les bustes et les portraits, moyens qui avaient été employés avec profusion pour soutenir (page 103) les autres combinaisons. L'élection du prince Léopold fut fondée sur des raisons de morale et de politique de l'ordre le plus élevé ; elle fut accomplie sans le moindre effort et sans l'intervention directe ou indirecte de la part de l'auguste personnage le plus intéressé à son issue. L'histoire ne fournit pas un exemple de l'élection d'un souverain, si complétement exempte d'intrigues et si évidemment spontanée que celle de Léopold. La fortune, qui si souvent avait semblé se complaire à jeter ses dons les plus riches devant lui, l'attendait pour lui prodiguer encore de plus brillants honneurs. Le diadème qui lui était offert spontanément, et sans qu'il l'eût recherché, n'était pas comme celui de la Grèce demi-sauvage, mais il était fait pour exciter l'envie des plus puissants monarques. Trop prudent cependant pour se laisser séduire par l'éclat du trône, il s'arrêta, et, par cette preuve de prudence, il augmenta encore les droits qu'il avait aux respects de son peuple futur et à ceux de l'Europe en général. Son amour du pouvoir était si modéré, qu'il eût préféré le bonheur paisible dont il jouissait à Claremont, à l'éclat du trône, s'il n'eût été persuadé que son refus entraînerait nécessairement la guerre.

Rien ne prouve mieux la situation critique de l'Europe, que l'empressement avec lequel les puissances du Nord sollicitèrent le consentement (page 104) du prince Léopold. Rien ne peut démontrer plus fortement les embarras et le peu de sincérité de la Russie, que la conduite de son plénipotentiaire à Londres. Craignant de voir éclater cette guerre que naguère la Russie avait l'intention de porter à travers l'Europe, il n'épargna ni les assurances de son appui, ni celles de reconnaître bientôt le prince, dans l'espoir de l'amener à accepter perfas et nefas et quoique sachant positivement que les promesses du czar n'étaient que des artifices diplomatiques, que son but était de gagner du temps, et que, s'il parvenait à soumettre la Pologne, il n'avait pas la moindre intention de réaliser les promesses amicales données avec tant d'empressement par le prince de Liéven et le comte Mastuzewiz. Aussi, à peine les derniers soupirs de la Pologne expirante eurent-ils été entendus à Saint-Pétersbourg, que le masque fut jeté, et la nature réelle de la politique de l'autocrate devint manifeste.

Tandis que les commissaires belges et la députation s'employaient avec zèle pour surmonter les difficultés que le prince opposait à son acceptation, le parti du mouvement, à Bruxelles, faisait tous ses efforts pour empêcher cet événement si désirable. Le départ de lord Ponsonby et de son collègue, au lieu de les intimider, paraissait ajouter encore à leur irritation et à leur esprit d'irréflexion. Cette irritation s'augmenta encore (page 105) par la publication clandestine du mémorandum, du 29 mai, que lord Ponsonby avait jugé convenable de ne point faire connaître, non seulement parce qu'il était convaincu qu'il ne devait produire aucun bon effet, mais pour épargner à la conférence l'insulte d'une restitution. Car l'inutilité et le danger de présenter les quatre derniers protocoles, dans un moment où l'emploi des moyens de conciliation était nécessaire, avait paru si évident, que le cabinet hollandais, saisissant habilement le moment, envoya à Bruxelles des copies qui, par l'intermédiaire de ses partisans, furent communiquées au congrès pendant la séance du 2 juin. L'effet qu'ils produisirent fut précisément celui que craignait lord Ponsonby. Un cri universel de guerre, comme le seul moyen de terminer la question territoriale, fut poussé par le public et répété par la presse. Le congrès, agissant sous les mêmes impressions, fixa le 30 juin comme le dernier jour des négociations.

Quels qu'aient pu être les sentiments du régent, qui secrètement coïncidaient avec ceux du parti du mouvement, son ministère était essentiellement pacifique ; mais sa situation était précaire, et son influence bornée. Persécuté et harassé de tous les côtés, privé de l'appui et des conseils expérimentés des deux envoyés étrangers, il lui fallait beaucoup de tact et de fermeté, pour résister aux efforts des partis, qui combattaient (page 106) pour l'abattre, dans l'espoir de substituer un système d'action et de violence au système de modération et de négociation, qui seul pouvait amener une issue favorable. Le grand point, en conséquence, était d'assister le ministère à comprimer le torrent des sentiments populaires, à amener tous les députés qui avaient voté pour le prince Léopold à continuer leur appui au gouvernement, et à préparer les esprits aux modifications que la conférence de Londres se proposait d'apporter dans les premiers arrangements.

Pour arriver à ce but, il était nécessaire d'employer beaucoup d'activité et d'adresse, d'abandonner la routine ordinaire, pour agir au jour le jour, et, selon les circonstances, il fallait abandonner la réserve et le mystère, adopter un langage propre aux hommes et à la situation, surveiller l'opinion du peuple, tantôt le cajoler, tantôt le menacer, et presque toujours assumer une responsabilité sans bornes. Il fallait encourager les uns, rallier les autres, adopter enfin un système, qui, dans d'autres temps, aurait été considéré comme une dérogation complète aux voies ordinaires de la diplomatie. Cette marche fut rendue, en quelque sorte, plus facile par la situation dans laquelle se trouvait la personne chargée de ces négociations, après le départ de lord Ponsonby ; car, quoiqu'elle n'eitt pas de mission officielle, elle ne perdit aucune occasion (page 107) d'agir sur l'esprit public ; ce qui était considéré comme un artifice diplomatique, et ses assurances obtinrent crédit auprès de beaucoup de députés, sur lesquels elle avait acquis une influence qui fut très avantageuse à l'époque critique de l'adoption des dix-huit articles. Ses efforts et ceux de M. Sole, secrétaire du général Belliard, qui était revenu de Paris à Bruxelles, furent secondés d'une manière aussi inattendue que puissante, par l'arrivée d'un agent polonais le comte Ramon Zaluski. Croyant que la consolidation et la reconnaissance de l'indépendance de la Belgique pourraient avoir une influence salutaire sur la conduite des grandes puissances envers son pays, le comte Zaluski s'employa, avec zèle, à prêcher la raison et la modération, et réussit souvent à faire impression sur ceux qui s'étaient montrés indifférents à toutes les autres remontrances.

A la fin, l'époque importante qui devait décider de l'acceptation ou du refus du prince Léopold, en d'autres termes, la grande question de la paix ou de la guerre, arriva. La députation étant revenue à Bruxelles le 27, le président annonça publiquement au congrès l'issue de leur mission. Après avoir communiqué la réponse du prince contenant son acceptation conditionnelle, M. de Gerlache lut une lettre de S.A.R. au régent, dans laquelle, après avoir parlé de ses propres efforts pour amener les négociations à une heureuse fin, (page 108) Léopold ajoutait que « aussitôt que le congrès aurait adopté les articles proposés par la conférence il considérerait toutes les difficultés comme résolues, et se préparerait à se rendre immédiatement à Bruxelles. » Ainsi, son acceptation définitive dépendait de l'adhésion des Belges au traité des dix-huit articles, dont la rédaction avait occupé la conférence pendant les dix jours précédents. Ce document célèbre mérite d'être examiné avec soin, tant dans son origine que dans les modifications qu'il apporta au douzième protocole, auquel la Hollande avait adhéré comme aux seules bases des négociations.

« La conférence (comme le fait observer M. Nothomb), en fixant les bases de séparation, en adoptant les principes d'équité que, dans une dissolution de société, chaque partie doit reprendre possession de ce qui lui appartenait antérieurement, n'a eu d'autre but que de connaître d'une manière définie les possessions respectives des deux pays, avant l'union. II fut décidé, en conséquence, que la Hollande, qui avait récupéré son indépendance en 1813, serait reconstituée comme elle l'était en 1790 ; tandis que la Belgique, qui n'avait d'autres antécédents que ceux qui résultaient des Pays-Bas autrichiens, devait être formée de (page 109) tout le reste du royaume des Pays-Bas, tel qu'il avait été limité par le traité de Vienne, y compris Liége, Philippeville, Bouillon et Marienbourg, mais à l'exception du grand-duché, qu'on déclarait appartenir à la famille des Nassau et à la confédération germanique. Cette dernière clause rendit les négociations plus compliquées ; car la partie belge du Luxembourg était confondue avec la partie hollandaise, qui devait en être totalement distincte. Il est évident, en effet, que tandis que les Belges étaient intéressés à retenir cette province contiguë à leur pays, le peuple hollandais n'y avait pas plus d'intérêt sous le point de vue militaire, ou sous le point de vue financier, que l'Angleterre n'en a dans la conservation du Hanovre. C'était, en conséquence, une question entre la Belgique et la maison de Nassau, et non entre la Belgique et la Hollande. Les commissaires belges suggéraient donc, dans la note dont nous avons parlé, qu'il était nécessaire de séparer la question du Luxembourg du reste, de maintenir le statu quo dans cette province, et disaient que ce statu quo ne pouvait pas être un empêchement à la reconnaissance de leur roi. Cette suggestion importante amena la modification au second article des bases, et l'insertion du troisième dans le projet des préliminaires.

Les Belges avaient élevé des prétentions sur la possession de la rive gauche de l'Escaut, et certainement (page 110) il était naturel et politique qu'elle appartînt à la Belgique, dont elle avait été séparée en 1648 (Traité de Munster). Mais quoiqu'elle eût été unie à la Hollande par le traité de La Haye en 1795, les actes de la France, pendant la guerre, furent déclarés nuls, et la Hollande rentra dans sa possession en 1814. Cette prétention, principalement fondée sur la conquête des Français, était considérée comme insoutenable, qu'on l'appuyât sur jus postliminii de 1790, ou sur le droit résultant de la possession actuelle. Elle fut, en conséquence, sagement abandonnée par les Belges, qui cependant obtinrent une stipulation (art. 17) garantissant l'usage libre du canal de Terneuse et l'adoption de mesures capables de sauver les Flandres des inondations, par une décharge libre dans les eaux intérieures.

En examinant scrupuleusement les bases de séparation établies en faveur de la Hollande sur le principe du postliminii de 1790, les Belges s'imaginèrent avoir découvert deux ou trois circonstances importantes relatives aux enclaves dans le Limbourg qui pourraient tourner à leur avantage. Car tandis qu'ils admettaient les droits des Hollandais sur Venloo, la moitié de Maestricht et les 53 villages, connus sous le nom de pays de la généralité, desquels 13 étaient sur la rive gauche de la Meuse, et 40 sur la rive droite, formant une (page 111) population de 50,000 habitants, ils élevaient certaines contre-réclamations. C'était : 1° une moitié dans la souveraineté de Maestricht et de Berg-op-Zoorn, en vertu (pour la première ville) des droits du prince évêque de Liége et (pour la seconde) de ceux de l'électeur Palatin ; 2° ils réclamaient les petites villes de Huysen, Malberg et Sevenaar dans la Gueldre, comme appartenant au duché de Clèves ; 3° les villages de Affelt, Boxmeer, Helverinbeek et autres dans le Brabant septentrional, réunis aux comtés de Meghen et Gemert, appartenant à l'ancienne commanderie de l'ordre teutoniqûe. Les Belges fondaient, par un sophisme subtil, leurs réclamations sur le texte de l'article premier des bases, au moyen duquel ils soutenaient que la Hollande n'avait droit qu'au territoire qui lui appartenait en 1790 ; et qu'en conséquence toutes les parties qui ne lui appartenaient pas à cette époque devaient tomber dans leur part. « C'est aux Hollandais (disaient-ils) à prouver qu'ils possédaient. Nous saurons démontrer qu'ils ne possédaient pas. Leurs preuves seront affirmatives, les nôtres négatives. » Ces prétentions, si spécieuses, n'avaient rien de fondé ; car, quoiqu'il pût être prouvé que ces enclaves n'appartenaient pas à la Hollande, il n'en résultait pas qu'elles appartinssent à la Belgique. Des discussions pouvaient certainement s'élever sur la possession de la moitié de Maestricht, d'après (page 112) les droits du prince évêque de Liége, quoique les Hollandais eussent le droit exclusif de tenir garnison dans cette forteresse en 1790. Mais si les autres enclaves devaient être séparées de la Hollande, les héritiers de leurs anciens propriétaires étaient les seuls réclamants légaux. Il eût été aussi raisonnable de soutenir que si la Frise orientale n'avait pas appartenu à la Hollande, en 1790, le premier article des bases entendait qu'elle appartînt à la Belgique. Ces réclamations furent cependant admises par la conférence et donnèrent lieu aux articles 4e et 5e du nouveau traité.

Les autres modifications importantes avaient rapport à la dette qu'on avait d'abord proposé de partager entre les deux pays, dans la proportion de 16 à 15, la plus forte portion devant être supportée par les Belges. Au lieu de ce partage peu équitable, l'article 12 déclarait que chaque état reprendrait sa dette ancienne, et se partagerait par moitié égale celle contractée pendant l'union. Telles étaient les principales dispositions des nouveaux préliminaires, qui différaient des bases originaires de séparation, d'une manière si remarquable, qu'il y avait tout lieu d'attendre leur acceptation par le congrès, laquelle acceptation était le sine quâ non de celle du prince Léopold.

La discussion de ces articles, qui furent communiqués au congrès, le 28 juin, fut fixée au (page 113) 1er juillet. A cette époque, on redoublait d'efforts à l'intérieur et à l'extérieur, pour jeter de la défiance sur le ministère, et exciter les préjugés populaires contre les préliminaires. On déclarait qu'ils n'étaient que le résumé des protocoles détestés, déguisés avec art ; la presse fulminait les plus violents articles contre eux. L'opposition et l'association patriotique ne mettaient pas de bornes à l'expression de leur mécontentement. Trente-neuf députés, faisant partie de l'opposition extrême et la plus active, rédigèrent une protestation violente au congrès, dont les tribunes étaient constamment remplies d'individus renouvelant par leurs vociférations et leurs clameurs le tableau des scènes les plus effrayantes de la Convention. Des placards étaient distribués, des menaces anonymes étaient adressées à ceux qui soutenaient les propositions ; les murs étaient couverts d'appels incendiaires, les ministres étaient assaillis de grossières diatribes, et plus d'une fois ils furent l'objet d'insultes personnelles de la part des émissaires de la propagande, ou autres dont la mission était d'exciter l'anarchie. L'irrésolution et le désordre régnaient dans la chambre ; la défiance et l'émeute au dehors. Des complots et des conspirations s'organisaient activement. Les orangistes et les républicains livraient un dernier combat à mort. Le général Hardi de Beaulieu, parmi tant d'autres qui (page 114) cachaient les projets les plus ambitieux sous le voile d'un libéralisme exagéré, voyant l'état désespéré des affaires, tenta un mouvement républicain. Mais le gouvernement et le bon sens du peuple l'emportèrent. Le général, avec quelques aventuriers qui l'avaient suivi de Grammont et autres villes de province, furent dispersés sans que le sang ait été versé.

Que les vœux secrets de la majorité aient été pour l'acceptation des préliminaires, cela n'était pas douteux. Mais telle était la crainte de la haine populaire, telle était leur timidité que, quand l'heure de la discussion arriva, la plupart étaient disposés à abandonner leur tâche, et, pendant quelque temps, aucun n'eut le courage suffisant pour proposer ces préliminaires odieux. A la fin, M. Van Snick (Ce courageux député est mort victime du choléra en 1834 à Gand, où il remplissait de hautes fouotions judiciaires), de Mons, se leva, et s'écria hardiment : « On a demandé quel serait parmi les députés celui qui oserait assumer la responsabilité morale de proposer l'adoption des dix-huit articles ; messieurs, je serai ce député, et je le fais, parce que je crois faire une bonne action. » Quelqu'un s'étant immédiatement levé pour l'appuyer, la proposition fut lue par le président ; et, après avoir rejeté plusieurs amendements, le congrès décida qu'il serait procédé à la discussion générale. (page 115) Retracer les débats qui eurent lieu pendant ces neuf jours serait retracer des scènes de désordres, comme on n'en a jamais vu dans aucune assemblée législative. Chaque appel à la guerre, chaque expression d'un caractère exagéré étaient accueillis par des tonnerres d'acclamations, qu'ils fussent contraires à la raison et à la politique, ou qu'ils décelassent la plus extravagante forfanterie ; tandis que des murmures, des sifflets et d'affreux hurlements ne manquaient jamais de couvrir la voix de ceux dont le langage était modéré ou qui avaient le courage d'exposer les dangers dont ils étaient environnés. Les deux partis de la chambre présentaient un contraste frappant : d'un côté l'opposition active, audacieuse et d'une éloquence passionnée, stimulée par les applaudissements des tribunes, était intimement unie, et suivait un plan arrêté. D'un autre côté, les amis de la paix, languissants et découragés, avaient à peine l'énergie suffisante pour avouer leurs opinions, et négligeaient toute tactique parlementaire et tous efforts qui eussent pu les encourager et les rallier les uns aux autres, au moyen d'assemblées préparatoires et par l'adoption d'un système arrêté. Ce fut avec beaucoup de difficultés qu'on parvint, à la fin, à leur persuader de s'assembler à l'hôtel du baron Coppin, gouverneur civil, pour réunir leurs forces et préparer un plan uniforme d'action.

(page 116) La grande difficulté était de soutenir leurs, résolutions en faisant passer dans les esprits la conviction que les préliminaires n'étaient pas une nouvelle déception diplomatique, et que l'arrivée du roi serait le résultat instantané et indubitable de leur acceptation. Néanmoins leur courage les avait presque abandonnés, vers la fin du second jour, et en vérité les scènes qui avaient lieu étaient capables d'abattre le courage d'hommes plus fermes et plus habitués aux orages parlementaires, que ne l'était la majorité du congrès. L'exaltation qui avait existé pendant la dernière quinzaine et qui semblait devoir amener une crise éclata enfin. Et les cris :« A bas les protocoles ! guerre ! mort aux ministres ! les ministres à la lanterne, ainsi que la majorité ! » retentirent d'une manière effrayante dans toutes les tribunes. Le président essaya en vain d'apaiser la tempête, et les efforts de la garde civique furent infructueux pour expulser les perturbateurs, qui cherchaient à s'introduire dans la chambre même, pour exécuter leurs vengeances sur ceux qui soutenaient la proposition. Quelques-uns des membres restaient assis, pâles et résignés ; d'autres, dans un état indicible de consternation, abandonnaient leur place pour se réfugier dans les pièces voisines. Ce fut dans ces conjonctures que M. Van de Weyer se résolut à un stratagème, qui arrêta le désordre et la démoralisation, et (page 117) donna le temps de la réflexion. Après s'être concerté, pendant quelques moments, avec quelques personnes de son parti, il monta à la tribune, et proposa l'amendement suivant : « 1° Les enclaves en Hollande, reconnues par l'article 2 des préliminaires pour avoir appartenu à la Belgique, devront être admises comme un équivalent pour Venloo et les droits de la Hollande à la moitié de Maestricht. Jusqu'à la conclusion d'un arrangement final, aucune partie du territoire ne sera cédée. 2° Le statu quo du Luxembourg sera maintenu sous la garantie des grandes puissances, jusqu'à la conclusion des négociations pour une indemnité. »

Sans aucun doute, s'il eût été dans l'intention de M. Van de Weyer d'amener la discussion sur son amendement,ou même de procéder à son développement immédiat, et si l'opposition s'en fût à l'instant même emparée, et l'eût soutenu avec quelques-uns des membres les plus timides de la majorité, son adoption eût suffi pour neutraliser l'acceptation du reste. Mais tel n'était pas le motif qui le faisait agir. Il voyait l'état de démoralisation d'une grande partie de ses collègues, et il était convaincu que tout était perdu, s'il n'était proposé un terme moyen qui pût servir de point de ralliement. En conséquence, il proposa son amendement, comme le seul moyen propre à obtenir quelques heures de répit et à arrêter (page 118) la panique générale. La politique qui a dicté cette proposition a été sévèrement critiquée depuis. Mais les personnes impartiales, qui ont été témoins de la scène, et qui ont pu juger de l'état critique de la question, seront disposées à considérer l'amendement de M. Van de Weyer comme ayant concouru en grande partie à en assurer le succès.

L'incident le plus remarquable de cette longue et orageuse discussion fut le célèbre discours de M. Lebeau. Jamais le pouvoir de l'éloquence et du talent sur les sophismes et les déclamations ne fut plus puissamment démontré. Aux raisonnements les plus concluants, aux arguments politiques les plus élevés, l’orateur joignait une facilite et une pureté de diction, dignes des plus beaux jours du parlement anglais. Son effet fut vraiment magique. Les tribunes, naguère turbulentes, étaient comme fascinées. La chambre, tout entière, écoutait avec la plus profonde attention ; et si le ministre fut quelquefois interrompu, ce ne fut que par des exclamations d'approbation, et par des applaudissements. Il serait aussi difficile d'analyser ce discours remarquable que de dépeindre la sensation qu'il produisit sur l'assemblée. Une partie de la péroraison doit pourtant ne pas être omise. « J'adjure les députés qui m'écoutent aujourd'hui (dit M. Lebeau) d'offrir un exemple d'union. Si les préliminaires sont rejetés, je suis résolu de continuer à servir (page 119) mon pays dans cette enceinte et à donner cordialement mon appui à mes adversaires. Mais vous devez admettre que s'ils sont acceptés, nous avons le droit d'attendre autant de vous si vous ne voulez pas donner l'exemple de l'anarchie à la nation ; si vous ne voulez pas attirer des maux incalculables sur votre pays. Unissez-vous sans hésiter avec nous. Réunissons-nous tous, pour soutenir le roi des Belges ! la nation aura prononcé ! que nos divisions cessent ! nous sommes tous frères ! nous n'avons d'autre but que l'honneur et le bien-être de notre pays ! « 

A peine M. Lebeau eut-il terminé, qu'un tonnerre universel d'applaudissements éclata dans toutes les parties de la chambre. Les hommes poussaient des acclamations, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et les députés, même les adversaires les plus violents du ministre, s'élançaient au pied de la tribune pour le féliciter. Plusieurs membres versaient des larmes d'émotion. Épuisé par ses efforts, profondément ému de ces marques de sympathie et d'admiration, M. Lebeau se hâta de se retirer dans l'hôtel des affaires étrangères, et la chambre suspendit sa séance ; car personne n'eût eu la patience d'écouter, et en vérité personne n'eût eu le courage de monter à la tribune, tandis que l'assemblée était encore palpitante sous les vives impressions de ce discours. Un pareil moment d'un triomphe aussi (page 120) doux et aussi complet est rarement le partage d'un homme d'Etat, et doit avoir consolé M. Lebeau de tant de soucis amers et des attaques dont il avait été auparavant l'objet.

Dès cet instant, les débats furent dénués d'intérêt ; il était évident, à moins que quelque fatal incident n'intervînt, que la cause était gagnée. A la fin, la division fut demandée, et, le 9 juin, la proposition de M. Van Snick fut adoptée par une majorité de 126 voix contre 70. Par un de ces caprices qu'enfante si fréquemment l'inconstance de l'opinion publique, le vote du congrès fut accueilli par les plus bruyantes acclamations. Les agitateurs disparurent, l'opposition s'évanouit, la presse devint plus modérée ; la capitale tout entière parut se réjouir ; la satisfaction générale s'étendit dans toutes les provinces. Pour la première fois depuis le commencement de la révolution, un avenir d'indépendance et de tranquillité s'ouvrit pour le pays. M. Lebeau, qui avait auparavant été l'objet des sarcasmes et de l'animadversion publique, vit arriver à lui la faveur populaire. Il fut complimenté ; on lui donna des sérénades ; on le porta aux nues, comme ayant par son éloquence sauvé le pays. Il ne put cependant obtenir ce triomphe, sans s'attirer la haine éternelle des républicains, des orangistes et du parti français, car il venait d'abattre la noire bannière de la discorde, et de planter l'olivier à côté de l'arbre de (page 121) la liberté. Le succès des mesures qu'il avait défendues, plaça une barrière insurmontable contre la république et la restauration ou la réunion. Fidèles à leur profession de foi, à peine eurent-ils assuré un roi à leur pays, que M. Lebeau et son ami et collègue M. Devaux donnèrent leur démission, et se retirèrent dans la vie privée, sans emporter un denier du trésor public.

La décision du congrès fut immédiatement suivie du choix d'une députation de cinq membres qui furent chargés d'aller la communiquer au prince Léopold. Ces députés, parmi lesquels était l'ex- ministre lui-même, partirent le 10 ; et le 14 une communication officielle, parvenue à Bruxelles, annonça l'arrivée immédiate de S. A. R. Selon sa promesse, le prince fit ses adieux à Malborough-House le 16, et abandonnant tous ceux qui formaient sa maison en Angleterre, à l'exception d'un aide-de-camp (sir H. Seton) et un petit nombre de domestiques, il débarqua à Ostende, le 17. Malgré les avertissements de quelques conseillers timides, qui craignaient que le passage de Léopold à Gand ne servît de prétexte à quelques démontrations orangistes, il arriva dans cette ville, où il passa la nuit du 18, et, le lendemain soir, il arriva à Laeken, au milieu de l'éclat de mille torches, aux cris et aux acclamations de la multitude, et au bruit du canon. Son voyage, depuis la frontière, avait été une ovation continuelle. (page 122) Tous les préparatifs étant achevés pour la cérémonie de l'inauguration, le monarque élu quitta Laeken, le 21 à midi, et fit son entrée dans la capitale, à cheval, au son des cloches, au milieu des applaudissements du peuple, et arriva a la place Royale. Là, sur une plate-forme élevée, décorée avec splendeur des emblèmes nationaux et royaux, Léopold fut reçu par le régent, les membres du congrès et les diverses autorités, tandis que le peuple remplissait en masse la place, les croisées des maisons qui l'entourent, et, grimpé jusque sur les toits, poussait de joyeuses acclamations. Cet ensemble formait un spectacle brillant et animé. Après quelques instants, le régent adressa au roi un discours touchant, qu'il termina en remettant son autorité dans les mains du congrès (Un décret du congrès, de la veille, déclarait que le régent avait bien mérité de la patrie, qu'une médaille serait frappée en souvenir de son administration, et une pension annuelle de dix mille florins lui fut votée). Le prince alors se leva, et répondit au baron Surlet de Choquier par un discours concis, mais de nature à produire une profonde impression. La constitution ayant été lue par un des secrétaires du congrès, une salve de 101 coups de canon annonça que le serment prescrit avait été prêté, et que Léopold était inauguré roi. Cette cérémonie achevée, le roi descendit du trône et se rendit à pied au palais, escorté par (page 123) toutes les autorités. Après s'être montré un instant au balcon, S. M. se retira, quelques minutes, pour se remettre des diverses émotions qui l'agitaient, et revint donner sa première audience publique. La réputation de bravoure et de prudence qui l'avait précédé avait produit une impression qu'augmentèrent encore son aspect noble et majestueux, la dignité de ses manières, et l'expression ferme et douce à la fois de sa belle figure. Des banquets, des illuminations et d'autres réjouissances terminèrent cette journée mémorable, qui donna à la Belgique son premier roi national, et l'éleva à une position indépendante dans la grande famille des nations européennes.

La mission du congrès était terminée, il s'ajourna indéfiniment, et les instructions nécessaires furent données pour l'élection de la législature qui devait le remplacer, sous les noms de sénat et chambre des représentants. Le 24, un arrêté royal annonça la recomposition du ministère, et, le 28, le roi quitta Bruxelles, pour visiter Anvers, Liége et les autres parties de son nouveau royaume (Ministère du 24 juillet 1831 : Affaires étrangères MM. de Muelenaere ; Intérieur, de Sauvage ; Justice, Raikem ; Guerre, de Failly ; Finances, Coghen).

La manière dont il fut (page 124) reçu partout, lui promettait une popularité durable. Parmi ceux qui se pressèrent de porter leurs félicitations au nouveau chef de l'état, aucun corps ne se montra plus dévoué que le clergé. Les évoques et les prêtres étaient unanimes dans l'expression de leurs félicitations. Et certainement, aucun corps ne s'est montré plus loyal et plus fidèle à ses promesses.

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