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« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

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TOME 3

 

CHAPITRE PREMIER

 

Rejet de la proposition tendant à ce qu'il soit nommé un lieutenant-général du royaume. - Élection du baron Surlet de Choquier comme régent de la Belgique. - Son inauguration. - Changement de ministre. - Le gouvernement provisoire résigne ses fonctions. - Le général Belliard remplace M. Bresson. - Conseils donnés aux Belges par lord Ponsonby. - Formation des associations patriotiques. - État de l’armée. - Embarras du commerce et des finances. - Coup d'œil sur la politique générale de l'Europe. - Proposition d'un partage de la Belgique. - Le gouvernement cherche à établir des relations avec la confédération germanique. - Etat de la question belge en ce qui concerne le Luxembourg. - Proclamations du roi de Hollande et du régent. - Nouveaux complots orangistes. - Van der Smissen quitte le pays. - Arrestation de Borremans. - Lettre du baron Surlet de Choquier relative à certaines imputations dirigées contre lord Ponsonby. - Anarchie générale.

(page 1) L'adhésion de la France aux 14e et 15e protocoles, et le refus de Louis-Philippe d'accepter (page 2) la couronne de Belgique pour son fils, tout en donnant un nouvel essor aux intrigues des orangistes, répandit un découragement général parmi les patriotes, et fit craindre que le pays ne retombât dans cet état de confusion voisin de l'anarchie d'où on avait espéré le retirer, par l'élection d'un souverain. Autant le gouvernement provisoire avait été confiant dans l'acceptation du duc de Nemours, autant il fut accablé et embarrassé, quand il reconnut que le rejet méprisant du protocole du 7 février n'avait produit d'autre résultat que de fortifier la détermination des grandes puissances de maintenir son contenu (Le protocole du 7 février (n° 15) fut présente par lord Ponsonby au comité diplomatique, le 10 février, et renvoyé aussitôt, sous prétexte que, dans une matière aussi délicate et aussi importante, le comité ne pouvait recevoir de la conférence un acte contraire aux décisions du congrès, et qu'ayant élu le duc de Nemours, et envoyé une députation à Paris, ce n'était qu'à cette députation officielle, qu'une réponse pouvait être faite). M. Lebeau, ayant foi dans l'assurance donnée par lord Ponsonby que l'acceptation du prince français était impossible, avait déjà pris ses précautions contre un refus et tâché d'y apporter un remède en proposant la nomination d'un lieutenant-général, qui exercerait les pouvoirs du chef de l'état, jusqu'à ce que le souverain, élu par le congrès, eût accepté la couronne, et juré (page 3) le maintien de la constitution. Cette proposition, qui n'était nullement contraire à l'acceptation du duc de Nemours, devait d'autant plus être prise en considération, que le gouvernement provisoire était tombé dans un grand discrédit. La majorité de ce corps semblait fatiguée du poids de la puissance, et pressé de se débarrasser de sa responsabilité. Le baron d'Hoogvorst avait déjà donné sa démission, et les autres étaient prêts à imiter son exemple. Les affaires se présentaient sous un aspect sinistre à l'intérieur et à l'extérieur. Le gouvernement néerlandais, qui avait organisé son armée avec une admirable vigueur, prenait une attitude menaçante. Les espérances d'un arrangement à l'amiable étaient déclarées par ses ministres plus éloignées que jamais. Une collision entre les deux pays semblait d'autant plus inévitable, que l'armistice du mois de décembre était chaque jour enfreint par les deux parties, dans les environs de Maestricht et dans les Flandres.

Toutefois, tandis que les Hollandais agissaient comme guidés par une seule impulsion et présentaient le tableau d'un patriotisme fortifié par la concorde, et d'un dévouement loyal et sans bornes au trône et au gouvernement, la Belgique était tourmentée par le froissement des factions et des systèmes rivaux. Elle était en proie à tous les dangers de l'incertitude et de l'intrigue. Elle (page 4) était sans gouvernement, sans armée, sans confiance. La trahison était dans tous les rangs. Son commerce, luttant péniblement contre les conséquences de la révolution, était divisé en deux camps. Gand et Anvers faisaient des vœux pour le retour de l'ancien gouvernement ou du prince d'Orange, tandis qu'un grand nombre de personnes de Verviers, Namur, Luxembourg, Charleroi, Mons et Liége demandaient la réunion à la France. On doit cependant faire observer que le principal objet de tous les partis n'était pas de nommer tel ou tel souverain, mais d'échapper à la crise qui menaçait de détruire les derniers restes de leur fortune. Une telle position était insupportable et rendait la centralisation du pouvoir exécutif absolument indispensable.

Le projet de M. Lebeau fut en conséquence renvoyé aux sections, où, après de mûres délibérations, il donna lieu à un projet plus populaire, l'établissement d'une régence, décision principalement fondée sur la répugnance des députés à permettre la plus légère altération à leur constitution naissante ; car il fut objecté qu'un lieutenant-général, exerçant le pouvoir souverain, pourrait opérer des modifications dans la constitution, avec le consentement des chambres, selon l'article 131 de cette loi ; tandis que ces changements ne pourraient avoir lieu sous une régence.

(page 5) A cette époque, de Potter, qui trouvait l'occasion favorable pour introduire ses théories démocratiques, adressa une pétition au congrès, pour demander l'établissement d'une république. « Nous portons maintenant la peine de nos premières erreurs (disait le pétitionnaire), après avoir tout essayé pour échapper à notre ruine. Quelques-uns de vous, pensant que le plus sûr moyen de mettre un terme aux maux qui nous accablent était de chercher l'appui de la France, et une union directe avec ce pays, ont voté pour le duc de Nemours. Mais le gouvernement français ne veut rien faire pour la Belgique, directement ni indirectement. Son seul but est la paix ; la paix à tout prix ! Le refus du prince de notre choix en est la conséquence, et a produit une crise qui décidera des destinées de notre pays. Vous devez choisir entre le démembrement, le prince d'Orange et la république ; votre choix peut-il être douteux ? »

Il n'était pas douteux. Mais M. de Potter semblait ignorer l'état politique de l'Europe, comme il ignorait les sentiments de ses compatriotes. M. de Robaulx ayant fondé sur cette pétition une proposition pour l'établissement immédiate de la république, sa motion fut rejetée à la presqu'unanimité, tandis qu'un grand nombre de membres déclara que, la forme républicaine ayant déjà été irrévocablement repoussée, toute proposition à cet effet était aussi inconstitutionnelle et (page 6) aussi insultante pour la chambre qu'une proposition au retour du prince d'Orange ; car, pour avoir fait mention du nom de ce prince, le vénérable Maclagan d'Ostende avait été rappelé à l'ordre. Cette motion fut ensuite tout à fait mise de côté, le 23 février, par l'adoption, à une immense majorité, d'une proposition « déclarant que le trône était vacant et décrétant la nomination d'une régence, avec une liste civile de 10,000 flor. par mois, et la jouissance d'un palais national. Le congrès se réservait le droit d'exercer exclusivement le pouvoir constituant et législatif. »

Le jour de la nomination du régent ayant été fixé au 24, le choix des représentants désigna le baron Surlet de Choquier ; son compétiteur était le comte Félix de Mérode, qui, peu ambitieux de l'honneur qu'on voulait lui conférer, n'avait fait aucun effort pour assurer son élection, laquelle eût probablement eu lieu, s'il l'avait voulu. Les deux candidats paraissent avoir agi d'accord, et avec le plus grand désintéressement. Un ami commun, jouissant d'une grande influence, leur ayant adressé une note, pour leur demander des instructions sur ce qui devait être fait, si un second scrutin était nécessaire, reçut la réponse suivante : « Faites ce que vous jugerez le plus convenable au pays. Nous sommes parfaitement d'accord. »

L'élection de Surlet de Choquier fut reçue avec de vives acclamations par le public, qui la considéra (page 7) comme un gage de stabilité. La nomination d'une régence n'était, à la vérité, qu'une modification de cet état provisoire dont tous les partis désiraient de sortir ; mais elle était néanmoins un progrès et la seule mesure qu'on pût prudemment adopter. Le refus du duc de Nemours et le véto exclusif de la conférence, ayant restreint le nombre des personnes éligibles à la souveraineté, et rendu les Belges plus circonspects, en les menaçant de prolonger cette incertitude, dont les effets funestes ne pouvaient être adoucis que par un mezzo termine. Procéder à une nouvelle élection, sans des assurances d'acceptation, eût été une persistance dangereuse dans l'erreur où déjà l'on était tombé. Continuer le statu quo était impossible ; et comme un changement était inévitable, le congrès agit sagement en établissant le principe monarchique par la « déclaration que la trône était vacant. » Ainsi, taudis qu'on diminuait les craintes qu'inspiraient aux cabinets les tendances républicaines, on donnait à tous les partis le temps de jeter les yeux autour d'eux, et de se concerter sur le choix de la personne la plus propre à satisfaire le vœu général.

L'installation du régent eut lieu le 25. La cérémonie donna à la capitale un aspect inaccoutumé de fête et de mouvement ; et pourtant le pays était placé sur un volcan. Des complots et des conspirations étaient fomentés de toutes parts, le démon (page 8) de la guerre civile ; appelait les citoyens à une mutuelle destruction. La vigilance d'un parti et la pusillanimité de l'autre conjurèrent l'orage. Le régent, ayant quitté son modeste logement, se rendit dans le plus simple équipage, et avec une escorte de cavalerie au palais de la nation. Il fut reçu au pied du grand escalier par une députation de 10 membres, qui le conduisit au sein de la chambre. Après avoir salué avec l'air d'un homme peu désireux de l'honneur qui venait de lui être conféré, il monta sur une estrade couverte de velours cramoisi, où le lion belge était brodé rampant passant, tenant dans ses pattes une lance surmontée du chapeau de la liberté, supportée des deux côtés par la bannière nationale, et avec la devise : « L'Union fait la force. » Amère satire des dissensions qui devaient si longtemps encore paralyser toute l'énergie du gouvernement, et qui menacèrent plus d'une fois le salut du royaume naissant.

Entouré d'un nombreux état-major, dont les uniformes variés ajoutaient beaucoup à l'éclat de la scène, le baron Surlet de Choquier donna d'abord son assentiment solennel au décret établissant « que c'était comme corps constituant que le congrès avait proclamé l'indépendance de la Belgique, et décrété l'exclusion à perpétuité de la famille d'Orange-Nassau. » Alors il fit le serment « d'observer la constitution et les lois du peuple (page 9) belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. » Ayant prononcé un discours qui contenait une déclaration de ses principes et de ses intentions, et auquel M. de Gerlache, nouveau président, répondit, le régent se retira et fut reconduit jusqu'au péristyle du palais, au bruit du canon et des acclamations du peuple. Heureux d'échapper à sa nouvelle gloire, il renvoya son équipage et son escorte, et se rendit à pied, à travers le parc, au palais qui avait été préparé pour le recevoir. La cérémonie du jour fut terminée par une illumination générale, et par un banquet somptueux, qui fut le premier pas vers un retour aux réjouissances nationales depuis la révolution. L'établissement d'une régence fut immédiatement suivie de la retraite du gouvernement provisoire et de la dissolution du ministère (Une somme de 150,000 fl. fut votée par le congrès pour être partagée entre les membres du gouvernement provisoire, comme une indemnité pour leurs travaux et la perte de temps qu'ils avaient éprouvée). Il fut cependant en grande partie maintenu par le régent, dont le premier acte public fut la constitution d'un cabinet régulier (Premier ministère du régent : MM. Van de Weyer, Affaires étrangères ; Tielemans, Intérieur ; Gendebien, Justice ; Ch. de Brouckère. Finances ; Goblet, Guerre).

(page 10) Le baron Erasme Surlet de Choquier, qui venait d'être élevé aux plus grands honneurs que ses concitoyens pouvaient lui conférer, était alors âgé de 63 ans. Issu d'une famille ancienne et riche de la province du Limbourg, il avait passé la plus grande partie de sa vie, dans une obscurité relative, à sa terre patrimoniale de Gingelom, près de St.-Trond, où il s'était consacré aux travaux de l'agriculture. Lors de la première révolution française, Surlet avait embrassé avec feu les théories d'égalité du républicanisme et déposé ses titres héréditaires. Ayant reçu une éducation distinguée, doué de talents naturels, d'une certaine éloquence, d'un esprit fin et mordant, caché sous le voile d'une grande simplicité de manières, il acquit de bonne heure la confiance de ses concitoyens, et avait rempli plusieurs places peu importantes dans la magistrature municipale. Partisan enthousiaste et admirateur de la France, il appuya chaudement toutes les mesures qui tendaient à augmenter son influence parmi ses compatriotes. Ayant été élu membre du corps législatif, comme un des représentants du département de la Meuse inférieure, il fut élevé par Napoléon à la dignité de conseiller d'état en service extraordinaire.

Ce ne fut cependant qu'à l'érection du royaume des Pays-Bas, que Surlet commença à jouer un rôle dans les affaires publiques, comme membre (page 11) de la seconde chambre des états-généraux. Il s’y distingua par sa politique libérale et par une opposition presque continuelle au gouvernement. Cette hostilité s'augmenta encore des intrigues constantes du ministère pour l'exclure de la représentation nationale. Frugal et tempéré dans ses habitudes, franc et affable dans ses manières, bienveillant, et jouissant d'une réputation sans tache, il possédait l'estime de ses égaux, tandis que sa noble stature, ses longs cheveux gris flottant négligemment sur ses épaules, son aspect vénérable, relevé par un regard spirituel et vif, ajoutaient à l'impression qu'il produisait sur les populations des campagnes qui l'admiraient comme un patriarche. Lors de la convocation du congrès belge, il fut élu député, et choisi comme président par cette chambre où il se rendit très populaire, par le tact et la modération qu'il apportait dans le maintien de l'ordre. Ce fut à la popularité dont il jouissait dans le congrès, qu'il dut l'honneur d'être élu régent.

Quoique sa qualité de président l'empêchât en quelque sorte de prendre part aux débats, ses tendances politiques étaient très connues. Les sympathies de sa jeunesse, nourries pendant l'âge mûr, ne s'étaient pas modifiées. Ses inclinations étaient essentiellement françaises. Sachant que la réunion, proprement dite, à la France était chose impossible, il désirait vivement arriver au même but par (page 12) quelque terme moyen. Aussi, s'employa-t-il avec zèle pour obtenir l'élection et l'acceptation du duc de Nemours ; et quoique sa propre élévation fût le résultat du refus de ce prince, il aurait volontiers sacrifié tous les honneurs temporaires qui lui furent décernés, au succès de sa combinaison favorite. Célibataire, jouissant d'une fortune personnelle au dessus de ses besoins, il paraissait exempt de tous sentiments d'ambition, ou les cachait si bien sous le voile d'un grand désintéressement qu'ils échappaient à la pénétration de tout observateur ordinaire. Son acceptation du souverain pouvoir (si l'on peut appeler ainsi l'autorité restreinte (En conférant le pouvoir exécutif au régent, le congrès s'était réservé exclusivement le pouvoir législatif el constituant ; il faisait ainsi du régent l'agent de sa propre volonté, et le rendait incapable de concourir ou de s'opposer à ses actes) dont il fut investi par le congrès) fut considérée comme un acte de dévouement au pays et d'abnégation personnelle ; et quoique plus d'une circonstance ait prouvé qu'il n'était pas insensible aux charmes de cet intérim de royauté, le public fut intimement convaincu qu'il était plus pressé de quitter les honneurs qu'il n'avait eu hâte de les accepter.

L'organisation intérieure du pays et sa consolidation au dehors ne firent que peu de progrès pendant la durée de la régence ; en effet, quoique (page 13) très recommandable comme homme privé, quoiqu'éminemment propre à présider une assemblée législative, le baron Surlet n'était pas capable de tenir tête aux nombreux embarras qui l'environnaient ; il manquait du courage moral et de la fermeté nécessaires pour vaincre les factions au dedans, de l'influence et de l'expérience politique suffisantes pour inspirer le respect au dehors. Mais comme une réunion ou une quasi-réunion à la France était son projet favori, il y subordonnait toutes les autres combinaisons. Ainsi, tandis qu'il se soumettait lui-même entièrement à l'influence du cabinet français et de ses agents, tandis qu'il travaillait incessamment à donner aux actes de son gouvernement une tendance exclusivement française, il trompait les espérances de la grande masse du peuple belge, qui avait cru trouver en lui et ses ministres d'ardents défenseurs de l'indépendance nationale.

Heureusement pour le repos de l'Europe, le général Belliard, qui avait succédé à M. Bresson, le 5 mars, et qui avait été nommé l'un des agents de la conférence, était plus dévoué aux intérêts généraux de l'Europe que désireux de livrer son pays à des chances incertaines d'agrandissement. Si l'on eût confié ces fonctions diplomatiques à un homme du parti du mouvement, à un homme moins prudent et moins conciliant que ne l'était ce brave et respectable vétéran des armées françaises, les résultats de ces négociations eussent été des plus désastreux (Le comte Auguste Belliard, lieutenant-général et pair de France, né en Picardie, soldat de fortune, qui arriva aux plus grands honneurs, sans autre appui que celui de son mérite personnel. Napoléon appréciait bien ses talents, et il le chargea plusieurs fois de fonctions de la plus haute importance. Le général Belliard s'était acquis la bienveillance de tous les Belges lorsqu'il commandait la division militaire dont Bruxelles faisait partie, sous l'empire. Il fut ensuite gouverneur de Madrid, puis appelé aux fonctions de chef d'état-major de la cavalerie de la grande armée commandée par Murat). L'influence du général Belliard, ses efforts auxquels s'associa avec zèle et cordialité son collègue britannique, avec lequel il avait noué les relations les plus amicales, servirent avec bonheur de contrepoids aux tendances du gouvernement qui étaient en opposition directe avec les vues des grandes puissances, et qui, si elles eussent continué, auraient amené une conflagration générale.

Ce fut l'adoption de ce système diplomatique, exclusivement français et conséquemment essentiellement anti-européen, qui détermina M. Van de Weyer à donner sa démission de ministre des affaires étrangères  (Nous avons déjà remarqué qu'on ne peut attribuer à cette circonstance, la démission de M. Van de Weyer et la dissolution du premier ministère du régent. (Note de l’Editeur belge.)). Cette démission amena (page 15) la dissolution du ministère qui, dans le fait, était composé d'éléments tellement hétérogènes que son existence n'était plus possible. M. Van de Weyer avait été un des premiers à reconnaître l'erreur dans laquelle on était tombé, et il sentait qu'il fallait chercher à assurer l'indépendance nationale. En effet, il était devenu nécessaire d'établir un système sur des bases différentes et plus larges, de cultiver et d'encourager non seulement une union avec la Grande-Bretagne et la France, mais encore l'union de ces puissances entre elles. MM. Gendebien et Tielemans repoussaient toute inspiration qui n'émanait pas du parti du mouvement de France, ou qui ne tendait pas à maintenir la désunion entre les deux principaux cabinets. D'un autre côté, M. Ch. de Brouckère, hésitant entre deux systèmes, tantôt tournait les yeux vers la France, tantôt défendait l'indépendance nationale ; tandis que M. Goblet, ayant en horreur l'anarchie, semblait regretter le passé, tremblait pour l'avenir et songeait au prince d'Orange comme au seul moyen de rendre la prospérité à son pays ou de le réconcilier avec le reste de l'Europe.

Ce fut le 28 mars que le nouveau ministère fut (page 16) installé (Second ministère : MM. Lebeau, Affaires étrangères ; Duvivier, Finances. de Sauvage, Intérieur ; Barthélémy, Justice ; comte d'Hane . Guerre. (Note de l'Éditeur anglais)); ce changement fut favorable au maintien de la paix. M. Lebeau, qui avait entrepris la tâche difficile et ingrate de diriger le département des affaires étrangères, entra en fonctions, avec l'intention de conduire la politique du cabinet dans une nouvelle voie, et de la rendre en quelque sorte moins exclusivement française ; ce qui détruisait tout espoir d'un arrangement amical. Lord Ponsonby profita promptement de cette modification, pour encourager le nouveau ministère dans un système qui, dès l'abord, promettait de ramener l'harmonie entre les intérêts de l'Europe et ceux de la Belgique. Le langage tenu par l'envoyé britannique est une preuve de l'élévation de ses vues relativement à cette question politique ; et il était l'écho de celles de son gouvernement.

« L'erreur dans laquelle votre diplomatie est tombée jusqu'à présent (disait le diplomate anglais), a été dans sa partialité pour la France, et dans sa défiance puérile des autres cabinets. Cela peut être excusable au premier abord, car cela résulte de la nature particulière de votre position ; en effet, en admettant que les germes de votre révolution (page 17) aient été depuis longtemps implantés, c'est à la France qu'ils doivent d'être arrivés à leur maturité. Vous avez donc raison de compter sur son secours. L'analogie de vos positions relativement aux autres états, la défaveur qui tombe sur vous en particulier peut vous avoir mis dans la nécessité de vous appuyer sur la France, pour le soutien des principes qui ont amené le renversement des deux dynasties. Mais soyez persuadés, si vous appréciez votre nationalité, et si vous avez un sincère désir d'être admis comme membres de la grande famille européenne, que vous devez adopter des principes plus larges, plus généraux et moins faits pour inspirer des jalousies parmi ceux qui, malgré votre répugnance pour une intervention, doivent être les arbitres de votre destinée. La France peut avoir amené votre révolution au point où elle est ; mais seule elle ne peut assurer votre existence politique : pour cela la coopération de la Grande-Bretagne et de ses alliés est indispensable. Cependant, si puissante que soit la France, elle n'est pas assez forte pour vous soutenir contre toute l'Europe ; elle n'y est pas non plus disposée. Vous en avez la preuve dans son refus d'accepter la couronne pour le duc de Nemours ; et soyez assurés, nonobstant toutes les protestations actuelles, qu'elle adhérera aux protocoles comme à toutes les mesures équitables qui seront proposées par la conférence.

(page 18) « La seule ligne que vous puissiez suivre est celle de la conciliation et de la modération. Vous devez être fermes, mais modérés ; et, avant de jeter le gant, pesez bien toutes les chances fâcheuses qui vous menacent, si vous forcez l'Europe à tirer l'épée. Au lieu de parler de votre manque de confiance dans les autres puissances, tâchez de faire cesser leur manque de confiance en vous. Si l'élection du prince d'Orange est impraticable, choisissez quelqu'autre prince qui offre les garanties désirées. Prouvez à l'Europe que vous voulez vous soumettre aux liens sociaux qui unissent les autres états, que vous êtes disposés à prendre une position conforme à votre importance politique. Montrez que vous êtes disposés à défendre vos droits, sans enfreindre ceux des nations voisines, que vous n'êtes enclins à une réunion ni directe ni indirecte, que vous ne penchez pas plus vers le midi que vers le nord, et que, de quelque côté que la tranquillité publique soit menacée, vous serez disposés à interposer vos bons offices. Prouvez, par votre modération, que votre seul but sera toujours de conserver votre indépendance et les principes d'une monarchie tempérée, et non de propager des doctrines subversives. Par dessus tout, persuadez-vous que le but des grandes puissances est le maintien de la paix, et qu'à moins que vous n'apportiez votre quote-part dans les (page 19) sacrifices qu'elle réclame, vous ne pouvez espérer de vous trouver d'accord avec le reste de l'Europe. La consolidation de votre existence nationale, peu importe sous quel prince et sous quelle forme de gouvernement, dépend de la conservation du parfait accord entre les grandes puissances, et particulièrement de l'intime union entre la France et l'Angleterre. En commettant un acte quelconque qui puisse tendre à détruire l'harmonie entre les grandes puissances, vous seriez coupables d'un suicide national. »

La conformité de ces conseils prudents avec l'opinion de l'un des publicistes les plus distingués de la Belgique (opinion pleinement justifiée par les résultats), est trop remarquable pour être omise, d'autant plus qu'ils seront toujours à l'avenir invariablement et essentiellement applicables à ce pays ; car sa situation, relativement aux autres états, ne peut jamais subir aucune modification sérieuse. « La société dit cet écrivain, considérée sous un point de vue général ou individuel, doit être soumise à des lois générales (Ces passages sont extraits d'un article du Courrier des Pays-Bas attribué à M. Nolhomb, qui, étant déjà si connu par la force et la logique avec lesquelles il avait traité les diverses grandes questions politiques au congrès, fut nommé secrétaire général des affaires étrangères sous le ministère Lebeau, fonctions qu'il a continué de remplir jusqu'à présent, avec une habileté et un talent peu communs). La Belgique, au lieu de vivre pour la France et par la France, doit assimiler sa politique aux (page 20) principes qui règlent les autres sociétés de l'Europe. Elle ne doit être ni française, ni allemande, ni anglaise ; elle doit être elle-même, et former une portion du grand tout, en conservant son individualité. Elle n'est ni assez puissante, ni, il faut l'espérer, assez imprudente pour se jeter dans la propagande. Si elle veut l'indépendance, elle doit embrasser un système de diplomatie large, impartial et européen. Placée entre la France et l'Allemagne, elle doit être être une barrière contre l'une ou contre l'autre, selon les circonstances ; mais elle ne doit être l'agent aveugle d'aucune. Elle occupe une place en Europe ; qu'elle la conserve ! Au lieu de se placer sous le patronage d'une nation en particulier, qu'elle profite de l'éternelle rivalité de toutes, pour fortifier son existence. Sa position est admirable ; elle est destinée, par sa situation, à être l'entrepôt du monde. Son sol est fertile ; elle possède deux beaux fleuves, et le plus beau port de l'Europe. La politique de ses voisins, spécialement de la Hollande, a tendu, pendant ces deux derniers siècles, à la priver des avantages naturels de sa position. La principale cause des maux qu'elle endure est qu'elle n'a (page 21) jamais possédé une dynastie régnant exclusivement sur elle, depuis l'abdication du dernier duc de Bourgogne. Elle fut sous Charles-Quint ce qu'elle a été sous Guillaume Ier, un territoire réuni. Si, par conséquent, son amour de l'indépendance n'est pas un vain mot, qu'elle établisse un gouvernement national et une dynastie qui puissent marcher avec la politique européenne, et qu'elle légitime alors sa révolution qui sera conduite ainsi immédiatement à maturité. Qu'elle se donne une dynastie qui, au lieu de consentir à aucune concession territoriale, comme l'ont fait jusqu'ici ses premiers souverains, maintienne l'unité nationale, et s'identifie avec le peuple. La question de dynastie n'est pas secondaire, elle renferme tout notre système politique, et embrasse notre avenir. Mais si la Belgique désire une réunion à la France, si sa volonté est de devenir pour la France ce qu'elle était pour la Hollande (c'est- à-dire un simple accroissement de territoire), qu'elle suive la marche qu'elle a tenue jusqu'à présent ; qu'elle prolonge l'incertitude actuelle, ou qu'elle amène une conclusion sans consistance et sans espérance de durée. Elle doit avouer que sa révolution fut prématurée, et se maintenir disponible jusqu'à ce que la France soit prête à venir en prendre possession. Il n’y a pas d'alternative entre une indépendance absolue et la réunion à la France. »

(page 22) Ces observations étaient pleinement confirmées par l'état du pays à cette époque. Son armée, ses finances, son commerce étaient dans un état déplorable : car, quoique l'établissement d'une régence fût le seul moyen d'empêcher l'anarchie, ce n'était guère qu'une prolongation de cet état précaire qui avait, pendant six mois, menacé la paix de l'Europe. Le gouvernement du régent était sans force et sans considération, incapable de réprimer les factions qui tenaient la capitale et les provinces dans une agitation constante ; il voyait son autorité à l'intérieur, méconnue et trahie par ses propres agents, tandis que sa politique extérieure était compromise par les discussions prématurées du congrès, ou amèrement critiquées par l'association patriotique, qui s'était mise au niveau du pouvoir exécutif, et avait obtenu une influence immense sur les classes inférieures.

Cette association, formée le23 mars, était composée de fonctionnaires publics et d'officiers de tout grade ; de sorte que presque tous les individus qui la composaient désiraient donner des preuves de patriotisme, ou craignaient que leurs opinions politiques ne fussent mises en question. Son but avoué, comme l'exprimait l'article 4 de ses statuts, était : « de défendre et de maintenir la nationalité et l'indépendance belges, au prix des plus grands sacrifices ; de combattre les Nassau ; (page 23) de ne jamais entrer en composition avec cette famille, à quelque extrémité que le pays fût réduit ; et enfin de repousser l'agression étrangère. »

Si cette association concourut puissamment à déjouer les efforts des partisans du prince d'Orange, elle contribua peu à la défense du pays ; car, quoique ses doctrines répandues puissent avoir augmenté encore l'extrême confiance d'une partie du peuple dans ses forces, elle servit à augmenter l'esprit d'indiscipline qui s'emparait de toutes les branches du service public, spécialement de l'armée, et qui jusqu'alors avait déjoué toutes les tentatives d'organisation et de subordination. La garde civique présentait, il est vrai, une force numérique imposante, mais la plus grande partie était sans armes, et la totalité sans aucune idée de la discipline. Une armée régulière de 45,000 hommes existait sur le papier ; mais son effectif s'élevait à peine à la moitié de ce chiffre. Elle était mal commandée. Aussi, à une époque plus récente, le ministre de la guerre, interpellé sur le renvoi de certains officiers, le motiva sur ce qu'ils avaient été flétris de la main du bourreau (Discours de M. Charles de Brouckère aux chambres, en septembre 1831. Il est nécessaire d'observer cependant que ces officiers appartenaient aux corps francs et non aux régiments de ligne). Et pourtant, pour bloquer Anvers et Maestricht, (page 24) pour défendre une longue ligne de frontières ouvertes, s'étendant de Venloo sur la Meuse à l'Écluse et aux côtes de la nier du Nord, il eût été nécessaire d'avoir au moins 80,000 hommes de bonnes troupes, et surtout un grand nombre d'officiers capables et dévoués. A cet égard, la Hollande avait une grande supériorité, résultat du système partial qu'avait suivi le gouvernement pendant l'union. La Belgique était si peu préparée à la défense, les partis étaient si divisés entre eux, le pays si complètement ouvert de Breda et d'Eindhoven jusqu'à Bruxelles, qu'un chef entreprenant, à la tête de 20,000 braves soldats, eût pu passer la frontière, fondre sur la capitale et la contraindre à une prompte soumission.

Le commerce et l'industrie étaient complètement paralysés, la pénurie des finances était extrême. Quelques provinces étaient en arrière pour leurs contributions ; l'emprunt forcé de 10,000,000, décrété le mois d'octobre précédent, était épuisé, et le gouvernement fut obligé d'emprunter 600,000 fl. à la banque, pour subvenir au dépenses courantes de mars. Si le congrès n'eût pas sanctionné un second emprunt de 12,000,000 fl., le ministre de la guerre eût été hors d'état de disposer des nouvelles levées de miliciens, qui jusque-là étaient demeurées inactives, par le manque de fonds. Mais à mesure que l'horizon s'obscurcissait, le langage du congrès (page 25) devenait plus énergique dans toutes les questions qui se liaient à la politique extérieure.

L'état d'agitation de l'Europe, à cette époque, était cependant essentiellement favorable aux prétentions de la Belgique. Placées comme elles étaient sur un volcan, les grandes puissances étaient peu disposées à aggraver leurs difficultés intérieures par une guerre étrangère. La position des différents cabinets peut être tracée en peu de mots. L'Angleterre, incertaine de l'issue de la question de la réforme, désirait se soustraire aux embarras des affaires continentales, par une union encore plus intime avec la France, et fortifier sa réputation de libéralisme au dedans et au dehors, en adhérant autant que possible aux principes de non-intervention ; quoique, dans le fait, ce principe ait été constamment violé depuis l'existence du protocole exigeant la stricte exécution de l'armistice, jusqu'à la convention qui sanctionna les opérations militaires contre la citadelle d'Anvers. La France, dans l'intention d'assurer la stabilité de sa nouvelle dynastie, et de soutenir les principes qui avaient élevé Louis-Philippe au trône, hésitait entre le maintien des relations amicales avec les états étrangers et le désir qu'elle avait de se concilier le parti du mouvement à l'intérieur. Pour amener ce résultat sans causer des troubles à l'intérieur, ou exciter une collision au dehors, il fallait une adresse plus (page 26) qu'ordinaire. La voie que suivit le ministère français fut sans aucun doute entourée d'artifice et de manque de sincérité, en ce qui regarde la Belgique. Mais Louis-Philippe et Casimir Périer se montrèrent supérieurs aux difficultés qui les environnaient. C'est à leur persévérance dans ce système que la France doit la conservation d'une paix plus honorable et plus avantageuse que les plus glorieuses victoires.

La Prusse, inquiétée par ses provinces rhénanes, et pressée de garantir le duché de Posen des effets contagieux de la révolution polonaise, plus dangereuse que l'épidémie fatale qui s'avançait alors à pas rapides vers le Rhin, était peu disposée à se plonger dans une guerre de restauration, qui ne pouvait amener pour elle aucun agrandissement de territoire, et qui l'exposait à perdre la totalité.

L'attention de l'Autriche était tournée vers l'insurrection de ses provinces lombardo-vénitiennes, tandis que le Hanovre, la Hesse électorale et les autres états de moindre importance de la confédération étaient en proie à des désordres intérieurs, qui rendaient difficile et dangereux pour elles le départ de leur contingent (Les forces totales de la confédération consistent en 301,637 hommes, divisés eu 10 corps d'armée : formant un effectif de 222,637 hommes d'infanterie ; 11,694 de troupes légères ; 43,190 de cavalerie ; 21,717 d'artillerie et du train, et 3,017 du génie. Les forteresses du gouvernement fédéral sont Mayenne, Landau et Luxembourg. La confédération est formée de 38 Etats).

(page 27) Enfin, la Russie, qui n'avait jamais admis un instant que la reconnaissance de la Belgique fût possible et qui préparait ses forces pour une croisade vers l'Ouest, fut paralysée dans sa puissance par la révolution polonaise. Toutes les ressources de ce gigantesque empire suffirent à peine pour remplir le vide causé dans ses armées par les maladies et les combats. Là fut le grand secret de la paix européenne et de l'émancipation de la Belgique. Quelque fatale qu'ait pu être la révolution polonaise, dans sa marche et dans son issue, elle arrêta les volontés liberticides de l'autocrate. Sans le soulèvement de la Pologne, sans ses combats et ses efforts, la guerre était inévitable. Cette vaillante armée polonaise, à juste titre l'orgueil du sévère czarowitz, au lieu de verser son sang pour défendre son pays et sa religion, devait former alors l'avant-garde de ses oppresseurs. Les martyrs, dont les cendres reposent dans les plaines de Grochow, Deinbé et Ostrolenka, au lieu d'être immolés en holocauste aux libertés de leur pays, eussent été convertis en instruments du despotisme moscovite. Il s'en fût suivi ces guerres (page 28) terribles d'opinion, si justement redoutées par tous les amis de l'humanité, guerres fécondes en scènes de carnage et de désolation, et dont les résultats eussent été de plonger l'Europe dans un esclavage abject ou dans une licence immodérée.

L'issue de cet état compliqué des affaires, d'accord .jusqu'à un certain point, avec les exagérations des ultra-libéraux belges, surpassait de beaucoup cependant les présomptions les plus favorables des patriotes modérés. La restitution des 11e et 12e protocoles amena la révision et la modification de quelques-unes des clauses les plus nuisibles. Le ton de hauteur que prit le congrès parvint à convaincre la conférence non que la puissance de la Belgique fût le moins du monde en rapport avec son audace, mais qu'elle était déterminée à plonger l'Europe dans une guerre, plutôt que d'obtenir son indépendance aux dépens de ce qu'elle considérait comme son honneur national, on de quelques autres des éléments qu'elle jugeait nécessaires à son existence politique. « Nous avons commencé notre révolution malgré les traités, et nous voulons la terminer malgré les protocoles. » (Proclamation du régent de la Belgique à la province du Luxembourg, 10 mars 1831).

Dans toute autre circonstance, ce langage hautain (page 29) et intempestif des Belges eût lassé la patience des puissances arbitres de leur sort, et peut-être amené un partage, malgré la répugnance de l'Angleterre, partage par lequel plus des deux tiers des Flandres, avec la province d'Anvers, et la moitié de celles du Limbourg et du Brabant, y compris Bruxelles, fussent retournés à la Hollande ; la partie Est du Luxembourg, ainsi que Liége, et les autres parties du territoire sur la vive gauche de la Meuse et de la Moselle, eussent été données à la Prusse, tandis que les provinces de Namur, du Hainaut et la Flandre orientale eussent été cédées à la France, qui eût ainsi récupéré une grande partie de ce qu'elle avait abandonné depuis Louis XIV, et renfermé dans ses frontières cette imposante barrière de forteresses, dont la construction avait fait l'objet de la grande sollicitude de l'Angleterre, pendant les quinze années qui venaient de se passer.

Quoique les intentions des grandes puissances, relativement à cette question, fussent enveloppées du plus profond mystère, il est certain qu'une proposition de partage fut faite non officiellement par les plénipotentiaires français et prussien, comme le moyen le plus simple et le plus prompt de trancher le nœud des négociations. Mais il n'en est pas moins certain que ce sujet n'a jamais été traité devant le cabinet britannique d'une manière officielle. On tâcha de lui suggérer secrètement (page 30) cette idée ; mais il la rejeta sans hésiter. La pensée d'occuper Anvers et « de convertir ce port en un second Gibraltar, » supposée dans les chambres belges et répétée par M. Nothomb, n'a jamais existé un moment.

Admettant pour un moment l'hypothèse que la Grande-Bretagne eût consenti à ce partage, ce n'était pas en prenant possession d'Anvers, qu'elle eût pu avoir un équivalent. Il est infiniment plus probable qu'elle eût insisté pour la démolition immédiate de toutes ses fortifications et sa conversion en un port libre ; qu'elle eût voulu des garanties pour la libre navigation de l'Escaut, et l'abolition de tous les droits ou péages, excepté ceux essentiellement nécessaires au pilotage et la conservation des bouées, des digues, des fanaux, etc., etc. Il pouvait résulter de ce plan des bienfaits essentiels ; un marché plus avantageux eût été ouvert au commerce britannique, et le danger que le voisinage immédiat des armées françaises d'une si importante forteresse aurait pu faire craindre, eût été neutralisé. Mais cette supposition était inadmissible. Quelques tentations, quelques équivalents qu'on eût pu offrir à l'Angleterre, ils ne pouvaient jamais être proportionnés aux risques et aux désavantages. Pour peu qu'on connaisse l'esprit du peuple belge, on reste convaincu que la cession d'une partie de ce pays à la France eût bientôt entraîné la réunion de la (page 31) totalité ; et même si des motifs urgents de politique n'eussent pas empêché l'adhésion de l'Angleterre à cette question, la distance d'Anvers de la mer, le cours tortueux de l'Escaut, pendant plusieurs milles, dans un chenal exposé aux batteries étrangères, la position isolée de la forteresse, sujette à être coupée et investie, réunie à d'autres causes stratégiques auraient suffi pour rendre l'occupation militaire d'Anvers tout à fait impraticable.

Quelque peu conciliante, quelque hautaine que fût la conduite du gouvernement belge envers la conférence, il tenta néanmoins de sortir de son état d'isolement, en ouvrant des relations directes avec les cabinets de Saint-James, des Tuileries, de Berlin et la confédération germanique. Quoique le général Belliard et lord Ponsouby eussent été présentés au régent, comme agents réunis de la conférence près du gouvernement, et non comme envoyés de leurs cours auprès de celui qui tenait la place d'un souverain futur, M. Le Hon, membre du congrès, fut envoyé à Paris, où il fut solennellement reçu par Louis-Philippe, comme envoyé extraordinaire du régent, le 17 mars. Reconnaissance virtuelle de l'indépendance belge ; car la mission antérieure du comte de Celles devait être considérée plutôt comme une négociation privée avec le gouvernement que comme une ambassade directe auprès du roi. Le comte d'Aerschot se rendit aussi à Londres, avec de semblables pleins (page 32) pouvoirs. Mais sa mission ne réussit pas, et, après plusieurs efforts infructueux. pour obtenir une réception publique, il fut rappelé le 17 avril.

Tandis que M. Behr se voyait repoussé à Berlin, les efforts de M. Michiels échouaient également à Francfort, où il avait été envoyé près de la diète avec ordre de faire tous ses efforts pour tâcher de convaincre les représentants de la confédération, « que la Belgique n'était pas disposée à abdiquer son indépendance en faveur de quelque nation que ce fût, et pour détruire ainsi l'opinion trop généralement répandue en Allemagne que le but de la révolution belge était une réunion à la France. » Lorsque M. Michiels présenta ses lettres de crédit au baron de Munch Bellinghausen, il lui répondit « que la diète (dont il était le président) jugeait convenable d'attendre le résultat définitif des délibérations de la conférence, avant d'entrer en relations directes avec le gouvernement belge. » Ayant échoué à Francfort, M. Michiels revint à Mayence, dans l'espoir de se mettre en communication avec la commission de la navigation rhénane, qui y était assemblée, et qui, après quinze ans de négociations, n'avait pu arriver qu'à une première conclusion préparatoire, le 30 mars.

Les embarras qui résultaient de l'opposition des Belges, de la non-adhésion de la France aux protocoles des 20 et 27 janvier, s'augmentaient encore des infractions constantes à l'armistice du 15 décembre. (page 33) D'un côté, les Hollandais, débarqués près de Calloo, où ils avaient coupé les digues et inondé les polders, dévastèrent plusieurs fermes, et prirent possession du fort Ste-Marie, qu'ils abandonnèrent ensuite, après avoir détruit les fortifications du côté de la rivière, firent des excursions dans les Flandres et dans le voisinage de Maestricht, où ils commirent des déprédations ; et quoique l'Escaut fût nominalement ouvert depuis le 20 janvier, la navigation de cette rivière était souvent empêchée au mépris de toute justice, tandis que celle de la Meuse restait rigoureusement fermée. D'un autre côté, les Hollandais se plaignaient du blocus de Maestricht, des excursions que faisaient les troupes de Daine, et surtout des bandes indisciplinées de Mellinet au-delà de leurs frontières, de l'interruption des communications de Maestricht avec Aix-la-Chapelle et le Brabant septentrional ; de la rupture des digues du canal du Zuyd-Wilhelms-Vaart à Neer-Oeteren, de l'empêchement continuellement apporté à l'arrivée des bâtiments à la citadelle d'Anvers, des infractions au statu quo, en ce qui avait rapport aux travaux de défense de la ville, et de diverses autres violations de l'armistice, en opposition directe avec le protocole du 9 janvier, et avec les instructions de lord Ponsonby et de M. Bresson du 18 du même mois.

Ces instructions, tout en garantissant la libre (page 34) navigation de l'Escaut, déclaraient « qu'à moins que tout acte d'hostilité ne vînt à cesser, et que les troupes belges ne se retirassent aussitôt dans les positions occupées par elles le 21 novembre 1830, à 4 heures de relevée, laissant ainsi ouvertes les communications par la grande route d'Aix-la-Chapelle à Eindhoven et Maestricht, les grandes puissances ordonneraient à l'instant le blocus des ports belges, et adopteraient telles autres mesures tendant à assurer la stricte exécution de l'armistice. » Ces remontrances n'ayant amené d'autre résultat qu'une note de récrimination de la part des Belges, de nouvelles instructions furent envoyées à lord Ponsonby, le 17 février, déclarant que la note en question était inadmissible dans ses prétentions et évasive dans ses explications, et qu'il lui était ordonné de prendre les mesures nécessaires pour savoir du commandant de Maestricht si les stipulations des protocoles étaient exactement remplies. En conséquence, M. Abercrombie, accompagné de M. White, fut envoyé à Maestricht, le 17 février, avec des instructions pour s'assurer des positions occupées par les troupes belges, et de l'état du canal de Zuid-Wilhelms-Vaart. Arrivés à Tongres, quartier-général de l'armée de la Meuse, ils reçurent une escorte de cavalerie ; ayant alors déployé le drapeau blanc, les deux commissaires se rendirent aux ouvrages extérieurs de la forteresse. (page 35) Leur arrivée étant déjà annoncée au gouverneur, ils furent bientôt admis dans le corps de la place et reçus avec les plus grands égards par le général Dibbets. Ayant atteint le but de leur mission, et s'étant assurés par eux-mêmes que les plaintes des Hollandais étaient en partie fondées, la route d'Aix-la-Chapelle étant interceptée par les volontaires de Mellinet qui occupaient Eysden, Gulpen et divers autres villages sur la rive droite, tandis que les détachements de Daine s'avançaient jusqu'auprès de la ville, sur la rive gauche, les commissaires revinrent à Bruxelles et firent leur rapport (Une de ces coïncidences qu'on rencontre souvent dans les guerres civiles eut lieu à cette occasion. Les commissaires furent accompagnés dans leur inspection par le lieutenant-colonel Nypels, commandant la cavalerie de la garnison, dont les deux frères étaient à Bruxelles, commandant une division et une brigade. Ces deux derniers avaient chaudement embrassé la cause nationale, l'autre était resté sous le drapeau hollandais).

 L'audacieuse insubordination des volontaires de Mellinet, qui persistèrent à occuper les positions qui leur étaient interdites, exigea un second voyage des mêmes commissaires, le 23 mars. A la demande expresse du gouvernement belge, ils furent accompagnés par deux officiers de l'état-major du général Daine ; mais le général Dibbets refusa d'entrer en communication avec ces officiers. (page 36) Cette seconde mission, qui avait aussi pour but d'intercéder en faveur d'un Belge condamné à mort par le conseil de guerre de Maestricht, fut couronné de succès. Le canal fut réparé ; les volontaires furent retenus sur la rive droite de la Meuse ; les communications furent ouvertes, et les troupes de Daine se retirèrent dans leurs limites ; en sorte que toute négociation de ce côté fut terminée. Mais le général Dibbets refusa péremptoirement d'ouvrir la navigation de la Meuse, déclarant par une lettre adressée au général Daine, le 17 avril suivant, « qu'aussi longtemps que la forteresse demeurerait en état de siège, il ne tolérerait pas le passage d'un bateau appartenant à l'ennemi à travers le centre de la ville ; » toute autre conduite eût été contraire aux usages de la guerre et aurait compromis la sûreté de la place, qui pouvait ainsi être exposée à être surprise par un ennemi auquel les Hollandais ne pouvaient se fier pour l'observation d'un armistice qu'ils n'hésitèrent pas à violer eux-mêmes au mois d'août suivant.

MM. Abercrombie et White furent les premiers étrangers qui pénétrèrent dans la forteresse depuis la révolution, et ayant profité de la permission que leur donna le gouverneur de visiter la plus importante partie de ses travaux de défense, ils purent se convaincre des mesures judicieuses adoptées par le général Dibbets pour la sûreté (page 37) intérieure et extérieure de la place. Malgré la grande étendue des fortifications, la faiblesse relative de la garnison et l'esprit hostile d'une population nombreuse, Dibbets, soldat brave et déterminé, avait réussi à pouvoir défier toute attaque du dehors et toute trahison au dedans (Le nombre de la garnison était d'à peu près 5,500 hommes, y compris un escadron de cuirassiers. La population de Maestricht peut être évaluée à environ 20,000 habitants). Les mesures qu'il avait adoptées étaient simples et efficaces. Les portes et la grand'garde avaient été transformées en blockaus, avec des épaulements pour l'artillerie, des palissades et des meurtrières pour la mousqueterie. Les principales rues, aboutissant aux casernes, à la place d'armes et aux magasins, étaient fermées par de fortes barricades. Une partie des remparts était convertie en ouvrages d'attaques contre la ville ; le pont sur la Meuse, qui unit Maestricht au faubourg de Wyck, était miné, retranché à ses extrémités, et armé de canons qui commandaient la rivière et les rues adjacentes. L'artillerie du fort St.-Pierre était prête à faire feu sur la ville au moindre soulèvement ; et la garnison, quoique harassée d'un service de nuit et de jour, et réduite en grande partie à des rations de salaison, était bien portante et dans de bonnes dispositions. Enfin rien n'avait (page 38) été omis de tout ce que l'habileté et l'énergie peuvent suggérer pour la sûreté d'une place exigeant une garnison presque quadruple de celle qui était sous les ordres de Dibbets, et qui n'était pas plus nombreuse que celle qui occupait la citadelle d'Anvers. Si des mesures aussi vigoureuses eussent été adoptées par le général Chassé, dès le moment où Anvers fut mis en état de siège, on peut affirmer que quelques volontaires indisciplinés et une population mal armée ne fussent jamais parvenus à s'emparer d'une forteresse protégée par une forte citadelle et une flotte redoutable, et contre lesquelles la plus grande partie de la population était bien disposée.

Mais les empêchements les plus sérieux à la solution pacifique de la question batavo-belge consistaient dans les discussions relatives au Luxembourg. Les prétentions des Belges étaient diamétralement opposées aux vues et aux déclarations des grandes puissances ; ils réclamaient cette province comme une partie intégrante de la Belgique, et ces dernières ayant prononcé qu'elle appartenait à la confédération germanique. Les Belges soutenaient que quoique le Luxembourg pût, depuis 963 jusqu'à 1461, avoir été un état indépendant et avoir fourni des souverains à l'Empire, à la Bavière, à la Hongrie et à la Pologne, toutefois, à la mort d'Elisabeth de Gorlitz, Philippe-le-Bon lui avait succédé et avait uni le Luxembourg au reste de ses possessions belges qui faisaient à cette époque partie du cercle de Bourgogne (Philippe hérita du duché de Bourgogne et du comté de Flandre, etc., à la mort de son père Jean-Sans- Peur, en 1419). Depuis ce temps, jusqu'à sa réunion à la France en 1795, c'est-à-dire pendant plus de trois siècles, cette province avait constamment suivi les destinées de la Belgique, passant des maisons de Bourgogne à celles d'Espagne et d'Autriche, sans réserve spéciale, tandis que la principauté épiscopale de Liége, à l'égard de laquelle on n'avait fait aucune réclamation, avait toujours formé un état totalement distinct des possessions autrichiennes ou espagnoles et avait fait partie du cercle de Westphalie.

On soutenait en outre que par une loi du 9 vendémiaire an IV (octobre 1795), le Luxembourg avait été uni à la France, sous le nom de département des Forêts, non comme province séparée, mais comme partie intégrante de la Belgique ; la loi promulguant l’acte de prise de possession ayant pour titre : « Loi concernant l'union de la Belgique et du pays de Liége à la république française ; » tandis que si le Luxembourg avait été considéré comme un état séparé, le titre eût naturellement porté : « Loi concernant l'union de la Belgique, du duché de Luxembourg et du pays de Liége, etc., etc. »

(page 40) Il était également évident, par la lettre du 3e article du traité de Campo-Formio, ratifié par le 2e article de celui de Lunéville, par lequel l'empereur « renonçait pour lui-même et ses successeurs à tous ses droits et titres sur ses anciennes provinces belges, connues sous le nom de Pays-Bas autrichiens, » que le cabinet de Vienne n'avait pas fait d'exception pour ce qui regardait le Luxembourg, mais l'avait compris sous la dénomination générale de provinces belgiques. De plus, par le 8e article du premier de ces traités et le quatrième du dernier, la France prenait pour elle-même tous les engagements contractés par ces nouvelles acquisitions envers leurs anciens souverains, à la charge du pays en général, sans distinction de provinces. Le même principe avait été suivi par le gouvernement néerlandais, selon le traité du 11 octobre 1815, et ces engagements avaient alors été désignés sous le nom de dette austro-belge. Tels étaient les principaux arguments présentés pour démontrer que le Luxembourg avait été identifié avec la Belgique par le traité de Vienne.

D'autres faits étaient encore avancés pour prouver que les relations du Luxembourg avec la diète germanique ne détruisaient pas cette ancienne homogénéité. A l'avènement du roi Guillaume, un arrêté royal du 22 avril 1815 ordonnait la révision de l'ancienne loi fondamentale hollandaise, et déclarait (art. 2) que « le grand-duché de Luxembourg, nonobstant ses rapports particuliers avec la confédération germanique, pourrait être considéré comme formant une partie intégrante du royaume, en tout ce qui concernait la représentation et les institutions législatives. » Une proclamation du roi, en date du 24 août de la même année, annonçait la sanction royale et l'acceptation de la loi fondamentale, révisée et renfermait les votes des Luxembourgeois dans la liste générale, tandis que, si ces provinces avaient formé un état séparé, il eût été nécessaire d'établir une classification distincte (Par le 29e article de la loi fondamentale, il était établi que le roi des Pays-Bas ne pouvait pas porter une autre couronne ; en conséquence, le grand-duché ne pouvait pas former un état à part sans une violation directe de la constitution). Non seulement le Luxembourg était assimilé, sous tous les rapports, aux autres provinces, par la loi fondamentale, mais pour le garantir contre la possibilité d'un démembrement à la mort du roi, par suite des prétentions que le prince Frédéric aurait pu élever sur le grand-duché, comme apanage héréditaire, en échange des quatre états de Nassau cédés à la Prusse, une loi du 25 mai 1816 déclarait qu'en considération de la renonciation faite par ce prince à tous ses (page 42) droits territoriaux, il recevrait une indemnité pécuniaire sur les domaines nationaux de la seigneurie de Breda, ancien fief de la famille des Nassau. Il fut établi en outre que, dans aucune circonstance, le duché de Bouillon ne pourrait être considéré, comme ayant été accordé à la maison d'Orange, mais comme un annexe du Luxembourg et formant partie intégrante du royaume des Pays-Bas (Note du général Sébastiani au prince Talleyrand, datée du 1er mars 1831). L'histoire et les traités prouvent donc que depuis 340 ans le Luxembourg avait été confondu avec les autres duchés et comtés qui formaient les provinces méridionales des Pays- Bas, et que jusqu'au traité de Vienne, il n'avait jamais eu le moindre rapport avec l'Allemagne, excepté par les souverains que la maison de Bourgogne lui avait fournis.

Ces arguments, quoique puissants et bien fondés, ne furent pas admis par les grandes puissances. Sans vouloir entrer dans des recherches historiques, ou contester les principaux faits avancés par les Belges, elles objectaient que, quoique le grand-duché pût, pendant plusieurs années, avoir fait partie de la Belgique, sa position avait été complètement modifiée par le traité du 21 mai 1815 ; qu'après la conquête de la Belgique par les alliés, le Luxembourg n'avait pas été cédé au royaume (page 43) des Pays-Bas aux mêmes conditions que les autres provinces, mais comme un échange et une compensation donnés à la maison de Nassau, pour leurs principautés héréditaires de Nassau-Dillemberg, Adamor, Siegen et Dietz, abandonnées par elle à la Prusse ; que le grand-duché formait un domaine séparé appartenant à la confédération germanique, qui le tenait, comme en fidéicommis, pour les agnats de la maison de Nassau (Le chef de ces agnats ou le plus proche parent de la dynastie des Pays-Bas est le duc de Nassau-Weilbourg, qui réunit les droits et les héritages des branches de Usingen et Walram. A défaut de descendance directe masculine ou féminine, la couronne des Pays-Bas devait passer aux descendants du duc de Nassau régnant, fils de la princesse Caroline d'Orange, tante du roi), sans le consentement desquels, selon un pacte de famille, aucune portion de territoire ne pouvait être aliénée ; enfin, qu'il était conforme aux principes d'équité et de droit civil, formant la base du droit des gens, que si la famille des Nassau était privée de l'équivalent qu'elle avait reçu pour l'abandon de ses possessions héréditaires en Allemagne, elle devait rentrer en possession de ces états, ou obtenir une compensation quelconque. Ces compensations pouvaient être de deux sortes : territoriales ou pécuniaires ; ces dernières étant incompatibles avec les intérêts de la famille (page 44) des Nassau et avec la politique de la confédération étaient impraticables. Les premières ne pouvaient être effectuées que par un échange contre une portion de territoire, également rapprochée de la même valeur, et de nature à n'affaiblir en rien la position politique ou plutôt stratégique de la .confédération germanique. Là étaient les principaux obstacles, car la frontière méridionale du grand-duché joint une grande partie de la ligne défensive de Vauban. La confédération étant maîtresse de cette province, peut porter ses forces à chaque instant sur Thionville, Metz, Longwy, Verdun, Givet et Sedan. Ayant la clef des défilés des montagnes, et appuyée par la forteresse de Luxembourg, elle peut, en cas de nécessité, faire avancer ses troupes dans les plaines de la Champagne, et s'ouvrir une route facile sur Paris.

Se fondant sur ces prémisses, la conférence trancha la question, en adhérant aux premier et second articles des bases de séparation, annexées au protocole du 27 janvier, et déclarant péremptoirement que « la Hollande comprendrait tout le territoire, etc., qui appartenait à la république des provinces-unies, en 1790, et que la Belgique serait formée du reste du territoire, qui avait reçu le nom de royaume des Pays-Bas, dans les traités de 1815, excepté le grand-duché de Luxembourg, qui, étant possédé à différents titres par les princes de la maison de Nassau, constituait (page 45) et continuerait de constituer une partie de la confédération germanique. » En conséquence, « qu'il était absolument séparé de la Belgique, et destiné à rester sous la souveraineté et soumis aux rapports qui lui étaient assignés par les traités de 1815. La position du duché du Bouillon était déclarée fixée par les mêmes traités, mais comme cette question regardait directement les droits du grand-duché et de la confédération, la conférence s'abstenait de se prononcer là-dessus. Cette décision établissait une antithèse politique de la nature la plus étrange ; car, tandis que la confédération admettait le droit d'insurrection, en ce qui concerne huit des provinces belges, elle faisait une exception pour la neuvième, invoquant la solennité des traités comme applicable à l'une, et les répudiant en ce qui avait rapport aux autres.

Les discussions irritantes, qui ont eu lieu à ce sujet, jointes à la détermination avouée des Belges, de ne pas se soumettre à cette décision, en abandonnant leurs frères du Luxembourg, avaient longtemps occupé l'attention de la diète, qui, dans sa première décision du 21 octobre 1830, avait résolu que« chaque état de la confédération devrait, en cas de nécessité, donner assistance aux autres, autant qu'il le pourrait sans danger et sans compromettre le salut de ses troupes. » Jusque-là la situation intérieure de l'Allemagne (page 46) avait été telle qu'elle n'appelait pas l'attention exclusive des différents gouvernements. Mais l'aspect des affaires devint si sérieux dans le Luxembourg, les menaces des Belges si peu équivoques, et les appels du roi des Pays-Bas si précis, que l'ordre avait été donné d'assembler une armée fédérale de 24 mille hommes (Extrait d'un protocole séparé de la 9e assemblée de la confédération des 17 et 18 mars 1831). Cette force, consistant dans le 10e corps et dans la seconde division du 9e corps, devait se tenir prête à « agir contre les insurgés et à s'avancer sur le Luxembourg, pour rétablir l'autorité du grand-duc et occuper le pays, jusqu'à la conclusion d'un arrangement définitif » (Le 10e corps consistait dans les contingents du Hanovre, de Holstein, Brunswick, les deux Mecklenbourg, Bremen et Lubeck, formant un total nominal d'à peu près 30,000 hommes. Le 9e corps était formé des troupes de la Saxe, du duché de Nassau, et de 11 petites principautés).

 Comme mesure préliminaire, le roi fit une proclamation, le 15 février, pour en appeler à la fidélité des habitants et leur expliquer la position particulière du grand-duché relativement à la confédération, établissant que la direction de leurs affaires serait immédiatement placée sous une administration particulière, présidée par le duc Bernard de Saxe-Weimar, et qu'une nouvelle loi (page 47) fondamentale et un nouveau système de taxes, appropriés à leurs habitudes et à leurs ressources, seraient promulgués, promettant amnistie et protection à quiconque renoncerait à ses erreurs, menaçant les réfractaires de peines sévères, et enfin annonçant l'arrivée prochaine de l'armée de la confédération, destinée à soutenir le gouverneur-général dans toutes ses opérations, tendant au rétablissement de la tranquillité et de l'ordre légal. A cette proclamation était jointe une autre du duc de Saxe-Weimar, qui arriva à Luxembourg le 4 mars, ayant été escorté depuis Trèves par un corps nombreux de troupes prussiennes. Aucun de ces documents ne produisit son effet. Pas un seul habitant en dehors du cercle de la forteresse ne revint à l'obéissance. La célèbre contre-proclamation du régent produisit un effet tout à fait différent.

Cette déclaration hardie et énergique causa une sensation extraordinaire dans le Luxembourg et même en Hollande ; elle amena une note de M. Falck à lord Palmerston, datée du 23 mars, dénonçant la proclamation du régent comme « la preuve indubitable des projets d'agression des Belges, de leur mépris pour les volontés des cinq grandes puissances, et de l'imminence des hostilités, » et demandant aux plénipotentiaires «  d'aviser (page 48) le plus tôt possible aux moyens de fournir un corps auxiliaire de troupes pour la défense du territoire hollandais, indépendamment des autres mesures que la conférence pourrait adopter pour l'accomplissement prompt et entier des stipulations du 12e protocole, annexe A, auquel le gouvernement des Pays-Bas avait déjà donné son adhésion pleine et entière. » Les dangers qui menaçaient la Hollande et la paix de l'Europe, furent cependant heureusement écartés ; la concentration des troupes de la confédération fut arrêtée ; les affaires du Luxembourg continuèrent à rester dans le statu quo, et quoiqu'il fût impossible de prévenir des infractions partielles à l'armistice, spécialement dans le voisinage d'Anvers et dans les Flandres, la négociation générale prit un aspect plus satisfaisant. Tout cela devait être principalement attribué à l'échec que les Russes avaient éprouvé, devant Praga, le 23 février, à la défaite de Geismar et de Dembé du 10 mars, et au développement graduel du système du ministère français du 13 mars.

Cependant les orangistes ne restaient pas oisifs ; le refus du due de Nemours, l'attitude menaçante de la confédération germanique, l'encouragement tacite de quelques-unes des grandes puissances, la faiblesse du gouvernement du régent, les jalousies et la vénalité de quelques officiers supérieurs, les sympathies mal cachées des autres, l'insubordination (page 49) de l'année, le manque total d'homogénéité dans les différents départements d'administration intérieure, le mécontentement du commerce et de l'industrie, la réception de fortes sommes destinées à la corruption ; toutes ces choses combinées donnèrent un nouvel élan aux partisans du prince, et amenèrent le projet du mouvement de mars.

Les ramifications de ce complot étaient plus étendues que celles de la conspiration Grégoire ; car il est hors de doute que plusieurs personnes riches de l'aristocratie, que quelques officiers, ainsi qu'une partie des capitalistes, manufacturiers et négociants d'Anvers, Gand et Bruxelles, désiraient le retour du prince, non par suite d'un dévouement à sa personne, mais par le désir de sortir promptement de l'état d'anarchie et de ruine, auquel ils ne voyaient d'issue que par l'intermédiaire de la famille d'Orange. Ils étaient encouragés dans ces idées par les assurances directes du baron de Krudner, et par les avis indirects de la mission britannique qui leur faisait entendre que ces vues coïncidaient avec celles des quatre grandes puissances, lesquelles, quoiqu'ayant péremptoirement refusé toute coopération active, profiteraient avec plaisir du succès d'une première démonstration, pour reconnaître un choix qui détruirait la plus grande partie des obstacles à une solution, et faciliterait l'arrangement des affaires du Luxembourg, (page 50) en ce qui avait rapport aux agnats de la maison de Nassau.

Les agents du prince cherchaient surtout à multiplier le nombre de leurs partisans dans l'armée, à s'assurer la neutralité sinon la coopération des gardes civiques, et à préparer l'esprit public pour le mouvement, en distribuant des écrits et des placards anonymes en faveur du prince, tandis que les journaux orangistes défendaient hardiment sa cause, dans les termes les plus chauds. Aucun effort, aucun moyen de corruption n'étaient omis pour obtenir l'assistance de ceux qui avaient de l'audace et pour entraîner l'adhésion pacifique des hommes timides. Ces derniers étaient, sans contredit, les plus nombreux, car personne, excepté les généraux Van der Smissen et Nypels, les colonels Borremans et Edeline et quelques autres de grades inférieurs, ne fut directement compromis ; de violents soupçons atteignirent quelques individus qui, en cas de succès, étaient prêts peut-être à déserter la bannière nationale, aussi promptement qu'ils avaient déserté celle du roi. Moins aventureux, mais plus adroits que leurs camarades, ils se préparaient à passer du côté du prince, ou à promettre leur fidélité à la révolution, selon l'issue des événements. C'est ainsi que, comme presque toujours, les principaux instigateurs parviennent à échapper, tandis que leurs agents, parmi lesquels (page 51) nous citerons Borremans, sont les seules victimes.

Le projet des orangistes n'était pas cependant sans hardiesse ; s'il eût été fondé sur de justes espérances de coopération générale, et s'il n'eût pas dû entraîner les plus affreux désastres, non seulement pour la Belgique mais encore pour l'Europe, il eût mérité l'appui et les encouragements dont on le supposait favorisé par la diplomatie anglaise. Le comité directeur, qui entretenait des relations avec les émissaires hollandais, à Aix-la-Chapelle et à Lille, et avec le prince à Londres, fondait ses espérances de succès principalement sur Van der Smissen, le plus hardi et le plus ambitieux des partisans orangistes, qui avait été un des premiers à se déclarer contre le roi, lorsque la révolution éclata, et qui maintenant, par l'appât des honneurs et de l'argent, était disposé à agir en faveur de la maison de Nassau. Il avait été décidé que cet officier, alors gouverneur d'Anvers, gagnerait le général Nypels et la garnison, s'emparerait de la place, proclamerait le prince, et se mettrait en communication avec la citadelle et la flotte. Cet événement devait être le signal de l'arrivée du prince, qui était débarqué, le 20, à Rotterdam, et avait ainsi fait la faute de choisir la Hollande pour point de départ. Les lanciers, avec quelques troupes d'infanterie et de l'artillerie, devaient se mettre en marche de Malines, pour arriver à Bruxelles avant la pointe du jour. Là ils devaient être rejoints par le régiment d'infanterie légère de Borremans, qui devait être gagné par des distributions de fonds, excité par la boisson, et encouragé par l'assurance « que la garnison d'Anvers et l'armée de la Meuse s'étaient déclarées pour le prince, et qu'il était en route pour la capitale, accompagné de Van der Smissen, Nypels et Daine, à la tête de 12,000 hommes. » On espérait ainsi obtenir par la déception, ce qu'on n'avait pu obtenir par le raisonnement. Les ministres du régent, et les principaux auteurs de la révolution devaient être arrêtés, et conduits en lieu de sûreté ; des diligences, attelées de chevaux de poste, étaient disposées à cet effet. L'armée de la Meuse, où la fidélité de quelques officiers était chancelante, et dont la plus grande partie était dégoûtée de l'état des affaires, devait être gagnée par les mêmes moyens. Des détachements auraient été envoyés sur Louvain et Liége, tandis que les troupes de Gand devaient se joindre au soulèvement général. On se proposait d'assurer la neutralité de la garde civique de Bruxelles, au moyen de ses chefs, et par la crainte où elle était de la guerre civile. Dans ce cas, elle eût été employée à maintenir la tranquillité intérieure, tandis qu'un gouvernement provisoire eût été établi au nom du prince, et composé de Van der Smissen et autres (page 53) personnes influentes. Une longue liste de proscription était dressée ; car. ou avait pensé qu'il était nécessaire d'effrayer par quelques exemples ; et Bruxelles était ainsi destiné à être le théâtre d'horribles réactions.

La conspiration devait éclater le 24 mars. Mais, par le manque d'accord et de discrétion de quelques-uns des chefs, la timidité et la froideur des autres, par la vigilance de l'association patriotique et plus tard par les révélations d'un officier d'état-major, qui avait été admis dans le complot, le secret fut divulgué, et des mesures vigoureuses furent adoptées pour atteindre les conspirateurs. Des ordres furent donnés aussitôt d'arrêter Van der Smissen, Nypels et plusieurs officiers de lanciers, tandis que Borremans, livré par ses propres soldats, faillit tomber victime de la fureur du peuple, dont l'exaspération était montée au plus haut point. Van der Smissen, ayant été averti à temps, se sauva à Aix-la-Chapelle, où il fut rejoint par trois ou quatre autres conspirateurs de moindre importance ; telle est la relation le plus généralement admise de cette conspiration.

Indépendamment des conséquences effrayantes qui pouvaient en être la suite, même si elle eût eu un succès partiel, il résulte évidemment d'un examen attentif, que les ressources des orangistes n'étaient pas en rapport avec le but qu'ils voulaient atteindre, et que la cause du prince était (page 54) essentiellement anti-nationale. La coopération active d'un petit nombre d'officiers supérieurs et l'adhésion passive des autres étaient peut-être assurées ; mais presque tous les officiers des grades inférieurs et la plus grande partie des troupes étaient chaudement attachés au nouvel ordre de choses. Les chefs de la conspiration étaient si convaincus de ce fait, qu'ils jugèrent même prudent de ne point faire connaître le complot aux officiers subalternes et aux soldats de la cavalerie et de l'artillerie, qui passèrent la nuit du 23, prêts à faire un mouvement de Malines sur Bruxelles. Il n'existait ni unité, ni confiance, ni plan combiné parmi les chefs, qui ne pouvaient en outre compter sur leurs soldats. L'argent avait été répandu abondamment, les promesses prodiguées en retour ; mais quand le moment de l'action approcha, il se trouva à peine 12 hommes qui fussent préparés pour faire face au danger. Quelques-uns, par manque de courage, d'autres, dans la crainte d'exciter la guerre civile. Et les masses, qu'on avait assuré être prêtes à tirer le glaive, n'existaient que dans l'imagination des chefs du complot.

Tout semblait dépendre de l'influence de Van der Smissen sur la garnison d'Anvers et de celle de d'Hoogvorst sur la garde civique de Bruxelles. Mais la conduite de l'un n'était pas propre à commander le respect et la confiance, tandis que (page 55) l'autre, dont le nom populaire avait été mis en avant pour entraîner la garde civique, désavouait toute participation au complot ; quoique, par des motifs de générosité, il eût promis de ne pas divulguer les propositions qui lui avaient été faites. En outre, le clergé, la noblesse catholique et la population, stimulés et excités par l'association, étaient furieux contre les orangistes, et se seraient, sans aucun doute, levés en masse. Ainsi des scènes sanglantes et l'anarchie s'en fussent suivies et eussent entraîné à leur suite des maux incalculables. Le pillage de la maison de M. Mathieu et la destruction d'autres propriétés sont des preuves effrayantes de la facilité avec laquelle la populace pouvait être entraînée aux derniers excès.

L'attention des partisans du prince était aussi principalement dirigée vers la conquête de la capitale. Ils disaient, que Bruxelles ayant donné le premier signal de la révolte et étant le foyer central de la révolution, les provinces suivraient encore son exemple dans l'événement d'un changement politique. Calcul erroné ! car, en admettant que Bruxelles, Gand et Anvers eussent ouvert leurs portes au prince, il est incontestable que Liége, Verviers, Mons et Bruges, avec la plus grande partie des Flandres, tout le Hainaut et le pays wallon, eussent arboré le drapeau français, plutôt que de se soumettre à la domination d'un membre de la famille expulsée. Une guerre (page 56) civile opiniâtre eût préludé à une guerre générale. Mais un des plus sérieux obstacles à la réussite de ce plan était dans l'opposition décidée du roi Guillaume lui-même, qui, loin de montrer la moindre disposition à renoncer à ses droits en faveur du prince, opposait tous les obstacles possibles à ses partisans, et déclarait hautement qu'il était décidé à ne jamais le reconnaître. A mesure que l'époque à laquelle la conspiration devait éclater approchait, les orangistes initiaient davantage à tous leurs plans l'envoyé britannique. Dès lors, celui-ci dut prendre des mesures pour approfondir autant que possible la nature de ces projets, peser les chances de succès ou de défaite, et adopter la conduite la plus avantageuse aux intérêts de l'Europe, auxquels ceux de la maison de Nassau étaient nécessairement soumis. Ici gisait une des principales erreurs de ce parti. Le trait caractéristique de leur politique étant l'égoïsme le plus complet, leur vœu apparent était d'identifier l'Europe avec eux, au lieu de s'identifier avec l'Europe. Le bien-être et les intérêts des autres Etats étaient pour eux matière de peu de considération ; et, malgré leurs déclarations de désintéressement, il était évident, par la nature des négociations, que les intérêts de la dynastie dominaient ceux de la nation.

Connaître la vraie position des choses par les rapports d'hommes aussi aveuglés que les orangistes (page 57) était difficile ; pendant longtemps, leurs représentations et leurs assurances réussirent à tromper ceux qui étaient d'autant plus crédules que les assurances données par les orangistes étaient d'accord avec les intérêts et les désirs du gouvernement britannique. A la fin cependant la faiblesse et l'inefficacité de leurs ressources furent connues ; l'état réel des sentiments publics devint plus apparent, et l'abîme vers lequel ils marchaient en y entraînant eux et les autres, apparut dans toute son horreur. Aussitôt que la vérité fut connue, le premier devoir de lord Ponsonby, envers son gouvernement et envers l'Europe (devoir qui était un acte d'humanité envers les conspirateurs eux-mêmes), fut de retirer toute assistance à un complot qui menaçait d'entraîner les conséquences les plus désastreuses, sans offrir le moindre espoir de succès. Lord Ponsonby jugea nécessaire de leur parler avec la franchise et la fermeté d'un homme d'état qui avait su les démasquer. En conséquence, il se servit de toute son influence privée ; car son caractère officiel ne pouvait être mis en avant pour amener ceux qui le consultaient à ne point plonger le pays dans une guerre civile inévitable, ou, ce qui était encore d'une plus grande importance, de ne point le jeter dans les bras de la France ; ce dernier malheur et tous deux peut-être étant inévitables.

(page 58) Tel était l'état simple et clair de la question. Le moment était critique, et le moindre délai pouvait amener l'issue que lord Ponsonby avait pour objet spécial d'éviter ; les orangistes, au contraire, de même que les républicains, étaient plus désireux d'exciter que d'éviter une guerre générale ; ils la regardaient, en effet, comme le plus sûr moyen d'amener une restauration. Mais qu'était-ce que les intérêts de la nation ou de la dynastie comparativement à ceux de l'Europe ! Soutenir la dynastie aux dépens de la nation pouvait remplir les vues des partisans du prince, mais c'eût été une maladresse et même un crime de la part de l'agent britannique ; car ayant ainsi rempli ses devoirs consciencieusement, et ayant jusqu'alors préservé la Belgique de l'anarchie et de l'invasion, lord Ponsonby était exposé aux plus indignes calomnies de la part des orangistes et des républicains. Les uns, parce qu'il ouvrait les yeux de la conférence sur les dangers qui menaçaient l'Europe, si elle persistait à appuyer un projet impraticable ; et les autres, parce qu'il secondait avec zèle les principes des libéraux modérés, par lesquels la paix générale a été maintenue. Les premiers méconnurent si complètement l'exactitude des faits qu'ils n'hésitèrent pas à accuser lord Ponsonby d'avoir supprimé les pétitions des orangistes, d'avoir exposé les pétitionnaires à la vengeance du gouvernement du régent, (page 59) en divulguant leurs noms, et enfin d'avoir entrave la marche du complot.

« II est facile, mais odieux (dit un publiciste allemand éclairé) (« Abfall der Niederlande (séparation des Pays-Bas), par le docteur Friedlander. » Hambourg, 1833), de se cacher sous le voile de l'anonyme pour attaquer les personnes dans ce qu'elles ont de plus cher : l'honneur. Cette conduite est d'autant plus lâche qu'on ne peut en poursuivre la réparation. Aussi, tout homme d'honneur se doit-il à lui-même et à la vérité de démasquer ces vils calomniateurs. « (…) Absentem amicum - Qui non defendit alio culpante (…) - Hic niger est, hunc tu, Romane, caveto. »

La lettre suivante du régent de la Belgique, concernant les deux premières assertions, suffira pour démontrer le degré de confiance que méritent les autres.

« Gingelom, près St.-Trond, 20 mars 1832.

« MONSIEUR,

« Je reçois à l'instant votre lettre du 19 mars, et m'empresse d'avoir l'honneur de vous répondre (page 60) que j'ai lu la lettre signée le ch. V. -, insérée dans le Lynx, rapportée par l'Indépendant et dont vous m'envoyez une copie. Je puis vous assurer, Monsieur, que tout ce qui a rapport à la prétendue communication qui doit m'avoir été faite par lord Ponsonby au sujet d'une pétition signée par plusieurs notables de Bruxelles, Gand et Anvers, tendant à demander à la conférence de Londres le retour en Belgique de la famille Orange-Nassau, est absolument faux. Je pense, Monsieur, que cette déclaration pourra vous satisfaire, soit en ce qui vous concerne personnellement, soit comme ami de lord Ponsonby. Je vous autorise, Monsieur, à en faire l'usage que vous jugerez convenable.

« Signé, E. SURLET DE CHOQUIER.

« A monsieur Charles White.

« P. S. Étant indisposé depuis une quinzaine de jours, c'est avec la plus grande difficulté que j'ai pu écrire ces lignes en faveur de la vérité. » (La lettre signée « le Ch. V. - », à laquelle le régent faisait allusion, contenait une série de diatribes violentes contre lord Ponsonby. Elle fut non seulement réfutée par le baron Surlet, mais victorieusement combattue dans plusieurs journaux étrangers par le docteur Friedlander).

Pendant les quelques jours qui suivirent la (page 61) découverte de ce complot, les scènes d'anarchie, de terreur et de confusion qui eurent lieu à Bruxelles dépassent tout ce que l'on peut s'imaginer. L'association patriotique, soutenue par l'adhésion de presque toutes les personnes notables du pays, rédigea un manifeste, dans les termes les plus violents, et s'arrogea une puissance qui entravait complètement la marche du gouvernement, en exerçant une espèce de terrorisme sur les esprits, qui rappelait les scènes effrayantes et douloureuses de la première révolution française. Heureusement le sang ne fut pas répandu ; la colère de la populace sembla se calmer par la destruction des propriétés, et quoique les orangistes et même d'autres citoyens fussent encore menacés par moments, l'orage se calma peu à peu et une sorte de tranquillité apparente succéda à ces scènes de désordre.

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