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« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

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TOME 2

 

CHAPITRE SIXIEME

 

Le gouvernement hollandais sollicite l'intervention armée des grandes puissances. - Elle lui est refusée. - La conférence s'assemble. - Les Hollandais invoquent le traité d'Aix-la-Chapelle. - Leurs prétention» ne sont pas admises. - MM. Carlwright et Bresson arrivent avec le premier protocole à Bruxelles. - Conclusion d'un armistice. - Ouverture du congrès belge. - Il confirme les pouvoirs du gouvernement provisoire. - Retraite de de Potier. -  Changement de ministère en Angleterre. - Exclusion à perpétuité de la famille des Nassau votée par le congrès. - Mission de M. Landsdorf à Bruxelles. - Situation générale de l’Europe.

 

(page 165) A peine eut-on appris à La Haye la défaite du prince Frédéric, que le roi fit parvenir les plus pressantes sollicitations aux quatre puissances qui avaient participé aux huit articles du traité de Londres, ainsi qu'à la France, pour leur demander de remplir les obligations que le traité de Vienne leur imposait, ou, en d'autres termes, de s'interposer entre lui et ses sujets révoltés, et (page 166) renouveler l'intervention armée de 1815. Car, quoiqu'aucune demande directe de coopération armée ne fût faite, le but réel de la demande ne pouvait être méconnu (Une phrase du discours de M. Verslolk de Soelen, du 20 janvier, prouve que l'intervention armée a été demandée. « S. M. (dit le ministre des affaires étrangères de Hollande), afin d'arrêter la révolution, réclama d'abord les armes de ses alliés en vertu des traités, etc., etc. »). Mais quelque désir qu'eussent les puissances du Rhin et la Confédération germanique de se rendre à son invitation, ou quelque bien disposé que fût le cabinet britannique à soutenir la cause du prince d'Orange, il ne voulut pas dévier de ce système pacifique qui était la base de sa politique à l'égard de la France, tandis que les autres puissances étaient trop occupées à surveiller les germes de sédition chez elles, pour pouvoir fournir l'assistance nécessaire à réprimer une révolution au dehors. La France était aussi trop fortement intéressée à prévenir les réactions à l’intérieur, pour faciliter, de quelque manière que ce fût, une restauration à ses propres portes.

D'ailleurs, l'administration anglaise était sur le point de se dissoudre ; le parti, qui avait tenu les rênes du gouvernement si longtemps que son pouvoir semblait établi, plutôt par droit de prescription que par élection, se sentait sur le (page 167) point d'être renversé de la position à laquelle on pourrait dire qu'il semblait inféodé par le consentement tacite du roi, des lords et des communes. Un besoin général de réformes s'était irrésistiblement emparé de l'esprit public, dévoré par la soif des améliorations constitutionnelles. Il en résultait que le peuple anglais, résolu de se lever pour obtenir une extension plus grande de ses libertés à l'intérieur, était non moins déterminé à s'opposer à toute intervention directe dans les affaires des autres nations. Les ministres reconnurent cette vérité, et par suite lord Aberdeen signa, le premier, deux actes de la conférence (Protocoles des 14 et 17 novembre), lesquels, sans consacrer directement le principe de la révolution belge, ou admettre ouvertement celui de la séparation, reconnaissaient tacitement le gouvernement provisoire, comme puissance avec laquelle elle consentait à traiter sur des bases de réciprocité, et donnaient ainsi matière au protocole célèbre du 20 décembre 1830 (n° 7 ), avant-coureur de l'indépendance belge.

Ce document, qui proclamait franchement l'impuissance du traité de Vienne, relativement au royaume des Pays-Bas, est du plus haut intérêt ; car il y était déclaré que : « les événements des quatre mois qui venaient de se passer, avaient (page 168) malheureusement démontré que l'union parfaite et complète que les puissances avaient voulu effectuer entre les deux pays, n'avait pas été obtenue ; qu'à l'avenir il était impossible de la renouveler, que le fait de l'union était en conséquence détruit et qu'il était indispensable de recourir à d'autres arrangements pour arriver au but qu'on avait voulu atteindre au moyen de l'union ; c'est-à-dire, que le but du traité étant d'élever une barrière contre la France, et le maintien intégral de ses dispositions étant devenu impossible, il était indispensable d'adopter des mesures qui pussent assurer l'indépendance des deux fractions du royaume, et les faire servir de nouveau de barrière : cette reconnaissance solennelle et franche des vues premières de l'union, et de la nécessité où l'on se trouvait de tâcher de combiner l'indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, les intérêts et la sécurité des autres puissances avec le maintien de l'équilibre européen, fut habilement combattue par le cabinet de La Haye. Mais ses remontrances ne produisirent d'autre effet que de déterminer une partie des puissances à continuer leurs efforts pour assurer l'indépendance d'un pays sur lequel la force des événements les appelait à étendre leur protection.

En conséquence, tout ce que put obtenir le roi des Pays-Bas, fut que les puissances prendraient le (page 169) caractère d'arbitres, caractère qui, dans la suite, donna lieu à des difficultés et à des contradictions nombreuses, non de la part des plénipotentiaires, mais de celle des deux parties, sur les disputes desquelles ils étaient appelés à prononcer leur jugement. Car aussi longtemps que les questions demeurèrent sans solution, aussi longtemps qu'elle eut l'espérance d'une restauration, la Hollande à la demande expresse et pour l'avantage spécial de laquelle la conférence avait été assemblée, non seulement la réclamait comme arbitre, mais désirait ardemment qu'elle s'interposât plus vigoureusement ; tandis que les Belges, enorgueillis de leurs succès récents et convaincus qu'ils tenaient le brandon d'une guerre universelle dans leurs mains, repoussaient impatiemment toute influence étrangère, et ne consentaient qu'avec la plus grande difficulté à admettre même une médiation. Cependant, aussitôt que la ratification des 24 articles eut garanti l'indépendance de la Belgique, les deux parties changèrent de système : les Belges, fondant avec sagesse sur le maintien de la paix leurs espérances de consolider leur nationalité, accueillirent avec empressement l'arbitrage et adoptèrent le traité de novembre comme leur seule égide, tandis que la Hollande, considérant une guerre générale comme chance de rétablir sa puissance, et basant ses objections sur le protocole d'Aix-la-Chapelle et sur son droit de postlimini, (page 170) protesta contre tout arbitrage, et ne voulut plus admettre qu'une médiation (Le 4e article de ce protocole, signé le 15 novembre 1818 stipule que toutes les conférences ou réunions relatives aux intérêts immédiats du royaume des Pays-Bas, ne pourraient avoir lieu que par suite de l'invitation formelle des états que la matière concerne immédiatement et sous la réserve expresse de leurs droits à y participer soit directement ou par leurs plénipotentiaires. Le plénipotentiaire hollandais, M. de Falk, fut invité à assister à la conférence comme témoin, mais non comme partie signataire. De là les plaintes du cabinet de La Haye).

Quoique ces réclamations fussent plutôt destinées à compliquer les négociations et à retarder leur issue, la conduite des grandes puissances, en déviant du protocole d'Aix-la-Chapelle, était juste et raisonnable ; car si le plénipotentiaire des Pays-Bas avait été admis comme partie directe à la conférence, le gouvernement hollandais eût été juge dans sa propre cause, tandis que les Belges, exclus par la nature des circonstances de toute participation à la discussion, auraient été placés dans la situation d'un accusé à la barre, sans autre conseil ou interprète que le magistrat même qui a intérêt à le condamner. Ce fait frappa les plénipotentiaires de prime-abord, et en ne s'en tenant pas rigoureusement à la lettre du protocole en question, ils donnèrent une preuve évidente de leur impartialité et de leur justice. Une (page 171) telle détermination devait naturellement blesser beaucoup la Hollande, perdant par là une influence qui autrement lui eût été acquise. Mais cette décision était essentiellement européenne et constituait le seul moyen de maintenir une justice égale pour les deux parties et conserver ainsi la tranquillité générale.

Ce fut le 4 novembre que la conférence tint sa première délibération au Foreign office, et donna naissance à la première pièce de cette longue série de protocoles, qui tint pendant tant de mois l'Europe en suspens ; monument impérissable de l'habileté diplomatique de ceux qui les rédigèrent, non moins que de la politique vacillante du jour, politique due en partie à la volonté cachée du cabinet russe de gagner du temps, et en partie au désir ardent de la Grande- Bretagne et de la France de maintenir la paix, mais surtout à la difficulté que présentait aux yeux de tous la conciliation d'intérêts si divergents et si contraires.

Les sollicitations de M. de Falk étaient si pressantes, telle était la crainte des plénipotentiaires que les Belges ne prissent avantage de la démoralisation des forces hollandaises et de l'enthousiasme de leurs combattants pour porter leurs armes victorieuses dans le Brabant septentrional, qu'à peine le premier protocole fut-il écrit que MM. Cartwright et Bresson furent envoyés à Bruxelles pour (page 172) en communiquer le contenu au gouvernement provisoire. Ces messieurs arrivèrent à Bruxelles le 7, et après plusieurs discussions préliminaires et des échanges de notes concernant la stricte interprétation sur les limites territoriales, surtout en ce qui concernait les Flandres hollandaises et Maestricht, une suspension d'armes fut consentie le 10. Cette négociation préparatoire, habilement et heureusement conduite par ces deux agents, produisit un second protocole plus détaillé, en date du 17. MM. Cartwright et Bresson, qui étaient retournés à Londres, s'étant rendus à Bruxelles, une nouvelle trêve y fut conclue le 21, et acceptée à La Haye le 26 du même mois,. Cette convention, rédigée autant dans l'intérêt de la paix générale que dans celui de la Hollande, stipulait que les hostilités cesseraient des deux côtés jusqu'à la conclusion d'un armistice définitif ; que les troupes maintiendraient les positions qu'elles occupaient respectivement le 21 novembre à quatre heures de l'après-diner ; que le blocus réciproque de toutes les rivières et forteresses serait immédiatement levé, et que de libres communications seraient établies entre toutes les places occupées par l'une et l'autre des parties, en dehors des limites territoriales qui séparaient les provinces-unies de la Belgique, antérieurement au traité de Paris du 30 mai 1814 (Cette suspension d'armes, ou plutôt cet armistice, signé par les Belges le 15 décembre, ne reçut sa pleine exécution qu'à la fin de mars suivant, lorsque lord Ponsonby envoya MM. Abercrombie et Charles White à Maastricht pour vérifier l'état des communications entre cette forteresse, Aix-la-Chapelle et le Brabant septentrional. Pièces diplomatiques. La Haye, t. Ier.)

(page 173) Mais le cabinet hollandais persista dans le maintien des entraves qu'il apportait à la navigation de l'Escaut, et manifesta la disposition où il était de renouveler les restrictions imposées par le 14e article du traité de Munster ; les Belges, de leur côté, continuèrent de bloquer Maastricht et conservèrent la pensée de tenter un coup de main sur cette forteresse.

Cette entreprise offrait quelques chances de succès, non seulement à cause de la chute récente de Venloo, mais à cause, de la faiblesse numérique de la garnison, de la sympathie de ses habitants pour les Belges, et de l'état insuffisant de défense d'une partie des fortifications. Quoique M. Gendebien ait refusé de signer l'armistice, et fortement opiné pour un système d'agression qui eût probablement entraîné la guerre générale et frappé de mort l'indépendance de la Belgique, le reste de ses collègues entrevit heureusement les difficultés dans lesquelles une telle mesure tendait à les plonger. En réprimant sagement l'ardeur belliqueuse du peuple et des volontaires (page 174) (car jusqu'alors les troupes ne méritaient pas le nom d'armée), ils substituèrent au règne de la force celui des négociations, qui dans leur conviction pouvait seul amener la consolidation de cette nationalité que la grande majorité désirait si ardemment.

Ce fut dans cette intention que le gouvernement provisoire se détermina à envoyer M. Van de Weyer à Londres, muni d'instructions, pour entrer en communications avec le ministère anglais, et pour sonder en même temps l'opinion de quelques-uns des chefs de l'opposition, relativement à la Belgique. Après avoir consulté sir John Hobbouse, M. Hume et d'autres personnages du même parti, M. Van de Weyer eut une entrevue avec lord Aberdeen et le duc de Wellington, qui lui donnèrent, le dernier surtout, l'assurance non seulement des intentions pacifiques du cabinet britannique, mais de la résolution de toutes les grandes puissances, de ne pas recourir à une intervention directe, aussi longtemps que les Belges s'abstiendraient de tout acte capable de troubler la tranquillité des autres états. Ce fut à cette époque que le prince d'Orange, qui était arrivé à Londres presque en même temps que M. Van de Weyer, manda cet agent belge auprès de lui. L'entrevue fut douloureuse pour tous deux ; car il était impossible que le prince vit devant lui un homme, aux efforts duquel il devait principalement la (page 175) perte d'un noble héritage, sans que son cœur et son amour-propre ne fussent profondément blessés, tandis qu'il était difficile pour l'autre de paraître, sans émotion, devant le fils d'un roi, à la chute duquel il avait en grande partie coopéré, sachant surtout que ce prince était innocent de toutes les fautes du gouvernement de son père. Sa tâche était d'autant plus pénible, qu'il était dans l'obligation de dire au prince que la nation, sur laquelle il désirait régner, le confondait dans l'anathème qu'elle avait lancé contre toute sa race. Maestricht était alors investi de très près, du côté de la rive gauche de la Meuse, par les forces régulières des Belges commandées par Daine, et sur la droite, par les corps francs de Mellinet. Comme le général Dibbetz commençait à manquer d'approvisionnements, le duc de Saxe-Weimar reçut l'ordre de rassembler un convoi pour ravitailler la place ; dès que le convoi fut prêt, le duc partit d'Eindhoven, le 18 novembre, et avançant par Peer et Winterslagsche, à la tête de 6,000 hommes, avec une grande quantité d'approvisionnements, réussit à se jeter dans Maestricht dans l'après-dîner du 21, après avoir soutenu une légère escarmouche contre un détachement belge. Puis, après avoir laissé un renfort de 1,500 hommes dans la forteresse, le général hollandais se retira facilement le 22, par la rive droite de la Meuse, jusqu'à Mazeyk, où il traversa (page 176) de nouveau la rivière et regagna ses positions par Eindhoven, sans avoir essuyé de pertes. Cette entreprise, sagement conçue, et exécutée de même, fit honneur au duc, et servit en quelque sorte, à rétablir sa réputation militaire qui avait été ternie à Walhem, Contich et Berchem ; quoiqu'il ne soit pas juste de le rendre responsable de fautes stratégiques et de désastres qui résultèrent d'une combinaison de manœuvres tout à fait indépendante de la volonté du général en chef. Car il serait ridicule de supposer qu'une poignée de volontaires, commandée par des chefs patriotes, pût avoir enlevé les fortes positions occupées par les Hollandais sur le Ruppel et les deux Nèthes et les avoir forcés à se retirer en déroute, s'il eût existé quelqu'accord entre les chefs, ou seulement une disposition ordinaire de la part des troupes à conserver leur terrain.

La solennité si longtemps attendue par le peuple belge eut enfin lieu dans la capitale. Le 10 novembre, le congrès national s'assembla, pour la première fois, au palais des états-généraux, et fut installé au nom du gouvernement provisoire par M. de Potter (1). Le cérémonial fut simple, (Un décret du gouvernement provisoire déclarait que le nombre des membres serait de 200, et le mode d'élection directe. Les qualités pour être électeur ou candidat à la représentation, étaient : d'être né ou naturalisé Belge, d'être âgé de 25 ans, sans distinction de religion, et de payer des contributions montant de 75 florins, pour les provinces les plus riches, ou 13 florins dans les plus pauvres ; voulant ainsi donner a toute la population une représentation équitable. Cette mesure était nécessaire en raison de l'extrême différence des fortunes dans les neuf provinces, surtout dans les Flandres et le Luxembourg).

(page 177) sans être dépourvu pourtant de solennité et de décorum. L'hémicycle destiné aux députés était rempli d'hommes qui, quoique pour la plupart tout à fait étrangers aux usages et aux formes parlementaires, et choisis en général parmi les plus ardents patriotes, comprirent cependant avec beaucoup de bon sens la portée de leurs pouvoirs et l'importance de leur nouvelle position. A l'exception de deux ou trois individus qui disputaient entre eux, avec une extravagante exagération, la mesure et la discrétion de tous les autres auraient pu servir de modèle aux plus anciennes assemblées législatives. La légèreté et la régularité des proportions de la salle où se tenaient les séances du congrès, sa voûte élevée, ses colonnes gracieuses, ses tribunes commodes, son ameublement simple mais convenable, ne frappaient pas moins la vue que la tenue réservée de la grande majorité des députés et l'aspect vénérable et intéressant du baron Surlet de Choquier qui fut immédiatement élu président.

La réunion du congrès, événement déjà si (page 178) remarquable en lui-même, le devint bien davantage encore, en ce qu'il fut l'avant-coureur immédiat de la mort politique de de Potter et de la chute de sa popularité. Ses collègues au gouvernement provisoire avaient eu le bon sens de sentir qu'indépendamment des vicissitudes ordinaires et des jalousies inséparables du pouvoir, leur position était d'autant plus précaire qu'ils s'étaient élus eux-mêmes. Ils désirèrent, en conséquence, voir leur mandat révoqué ou légitimement confirmé par les représentants de la nation. En conséquence, ils offrirent leur démission au congrès, qui les remercia de cet acte politique, en apparence désintéressé, par la confirmation solennelle de leur pouvoir dans les termes les plus flatteurs pour leur caractère public. Mais de Potter, amèrement désappointé en voyant l'esprit anti-républicain prévaloir, et n'ayant ni le tact de céder, ni l'influence nécessaire pour guider l'opinion, voyant son espoir d'arriver au pouvoir suprême sur le point de s'évanouir, résolut de faire un effort désespéré en faveur de son ambition, s'imaginant faussement qu'il était encore cette idole populaire que la nation regardait comme indispensable à la conservation de sa liberté, et qui pouvait la faire trembler par la seule menace de l'abandonner à son propre sort, voulut exciter eu sa faveur un mouvement tendant à produire cette anarchie nécessaire à son existence (page 179) politique. En conséquence, il se sépara de ses collègues, protesta contre la suprématie du congrès, déclarant que les pouvoirs du gouvernement provisoire étant antérieurs à ceux de cette assemblée il ne pouvait en accepter un mandat, et il se retira.

Mais ses illusions s'évanouirent bientôt. Le peuple, comme s'il eût été honteux des basses adulations qu'il lui avait naguère prodiguées, apprit sa retraite sans murmure ni émotion. La presse, dont il avait été le demi-dieu, demeura silencieuse, ou se tourna contre lui, et ses collègues, se réjouissant intérieurement de se voir délivrés d'un homme dont les principes et l'ambition contrariaient l'opinion générale et compromettaient l'indépendance du pays, n'exprimèrent aucun regret et ne firent pas le moindre effort pour le détourner de son projet. On n'entendit plus parler de lui que quelques semaines après, lorsqu'assistant à une assemblée publique, et cherchant à propager ses opinions favorites, il faillit tomber victime de l'exaspération du peuple. Si l'abdication de de Potter ne produisit aucun effet sur l'esprit public, son ami M. Tielemans ne fut pas plus heureux, mais en suivant une route différente. De tous les membres de la commission chargée de rédiger un projet de constitution, il avait seul opiné pour une république ; il adressa à ce sujet une lettre au gouvernement provisoire, (page 180) contenant la proposition la plus monstrueuse et la plus absurde qui soit jamais entrée dans la tête d'un rêveur politique. Il voulait ni plus ni moins que, dans le cas où l'assemblée nationale se prononcerait en faveur de la monarchie, la question de la république pût être soumise aux délibérations d'un nouveau congrès, après trois ans, et vice versa ; en d'autres termes, que le pays eût alternativement, tous les trois ans, un roi et un président, une monarchie et une république, jusqu'à ce que tout le monde pût juger par l'expérience quelle était la forme du gouvernement la plus convenable au pays. Cette ridicule rapsodie eut le sort qu'elle méritait ; elle fut néanmoins utile à quelque chose, ce fut de démontrer la mesure des talents de M. Tielemans, et de préparer la voie pour son retour à cette nullité de laquelle il n'avait été tiré que par les persécutions impolitiques de M. Van Maanen.

Le 16, M. Van de Weyer revint à Bruxelles et fit le rapport de sa mission au congres, qui reçut avec des signes non équivoques d'approbation l'assurance qu'il donna des intentions pacifiques et de la modération des grandes puissances, assurance qui avait d'autant plus de poids qu'elle était accompagnée de la nouvelle que l'administration du duc de Wellington était sur le point de faire place à un ministère plus libéral. Car les noms des lords Grey, Holland, Durham et autres (page 181) whigs, qui étaient sur le point d'arriver au pouvoir, furent regardés par les libéraux de France et de toute l'Europe comme une garantie que le système de non-intervention, mis en avant par le duc de Wellington, recevrait l'application la plus étendue qu'il pouvait comporter relativement à la liberté constitutionnelle des autres pays, tandis que la retraite de lord Aberdeen fut accueillie avec un degré de satisfaction à peine croyable pour ceux qui n'ont pas été témoins de son influence sur l'esprit public au dehors.

Trois questions d'une importance vitale pour la Belgique et pour toute l'Europe, soumises au congrès, à des époques rapprochées, furent discutées et résolues avec un degré de promptitude et d’énergie qui prouvait l'extrême désir du pays d'éviter l'anarchie et de consolider la nationalité belge. Dès le 18, le principe de l'indépendance fut adopté à l'unanimité ; le 22, une majorité de 174 voix contre 13 décida en faveur d'une monarchie constitutionnelle héréditaire, sans cependant déterminer le titre du chef futur de l’Etat ; et le 23 . la plus grave proposition, celle de l’exclusion à perpétuité de la famille d'Orange-Nassau, fut faite par M. Constantin Rodenbach, médecin, dont la famille jouit d'une certaine influence dans les Flandres, qui avait fait longtemps partie des membres les plus actifs de l'union catholique, et (page 182) l'un des plus irréconciliables ennemis du gouvernement du roi Guillaume.

Quoique le discours qui accompagna cette proposition fût plus remarquable par la force des préventions et de l'antipathie personnelle que par la logique des arguments et la sagesse de cette conception politique, quoiqu'il fût rempli de passages s'adressant plutôt aux passions qu'à la raison, quoiqu'il associât à tort le nom du prince d'Orange à la fatale attaque de Bruxelles et le bombardement non moins impolitique d'Anvers, qu'il lui attribuât la puissance d'empêcher des événements sur lesquels il ne pouvait rien, il était néanmoins inspiré par la conviction intime que le retour du prince serait le signal d'une guerre civile immédiate, qui ne pouvait se terminer que par les plus effroyables réactions, et amener tôt ou tard une restauration.

Quelques citations de ce discours et de quelques autres encore feront connaître l'opinion générale de la nation à cette époque ; ils fourniront la preuve évidente de la prévention passionnée des orateurs et de l'état d'exaltation de l'esprit public. Jamais sujet ne fut d'un intérêt plus vital et moins favorable à une investigation calme et impartiale. La plupart de ceux qui étaient opposés à la motion se contentèrent de voter en silence, et d'autres qui avaient préparé des discours dans ce sens furent ramenés plutôt par un manque de courage (page 183) moral que par conviction, tandis que ceux qui parlèrent contre la motion adoptèrent un langage même plus nuisible à la cause du prince d'Orange que les violentes diatribes de ceux qui appuyaient cette mesure. Cependant un grand nombre de membres qui votèrent pour la proposition, la condamnèrent comme prématurée. « Si j'avais été consulté (dit M. Gendebien), cette proposition n'eût pas été faite à présent. » MM. de Brouckère, Destouvelles et autres exprimèrent la même opinion. Mais du moment qu'elle avait été faite et qu'elle avait éveillé les passions populaires, il était tout à fait impossible de la retirer, sans plonger le pays dans une fatale incertitude et peut-être dans le désordre et dans l'anarchie. En outre, par une singulière fatalité, les moyens mêmes employés par le cabinet français pour retarder la discussion du décret d'expulsion servirent à en hâter l'adoption. Les efforts tardifs et tièdes de M. Lans- dorf produisirent un effet diamétralement opposé à leur but avoué ; résultat si singulier qu'il peut rendre douteuse la sincérité de ses remontrances et, dans tous les cas, est de nature à attirer les plus sévères critiques sur la manière dont cette négociation fut conduite. Mais bornons nous à donner les extraits de ces discours. « Le pacte qui nous unissait à la maison d'Orange (dit l'auteur de la proposition), fut rompu le jour où son chef tenta de substituer sa volonté et ses opinions (page 184) personnelles à la loi. Guillaume ne s'est jamais montré roi, mais Hollandais. Il n'était que le possesseur de la Belgique.

« Ceux qui admettent la possibilité de l'élection du prince d'Orange ont-ils réfléchi à la douloureuse position dans laquelle ce prince serait placé ? Comment pourrait-il rentrer dans cette capitale, et se présenter à ce peuple trop confiant qu'il a trompé par ses promesses ? Comment pourrait-il faire son entrée à Bruxelles ? Serait-ce par la porte qui a été témoin de l'attaque criminelle de son frère, de la lâcheté et de la barbarie de ses soldats ? Pourrait-il occuper ce palais sur les murs duquel les boulets ont tracé le décret d'exclusion de sa famille ? Oserait-il s'aventurer à relever les statues de son père qui ont été mutilées et foulées aux pieds par le peuple ? Oserait-il placer sur sa tête une couronne souillée de sang et de boue ? Quel serment pourrait garantir la fidélité du fils d'un roi parjure ? Quel gage d'expiation pourrait-il offrir sur la tombe des braves qui reposent à la place des Martyrs ? Ni paroles de paix, ni assurances, ni promesses, ni expiations ne peuvent réparer les maux qui ont pesé sur notre malheureux pays pendant quinze ans ! Un fleuve de sang nous sépare ! le nom du prince d'Orange est enseveli sous les ruines fumantes d'Anvers ! »

« Voudriez-vous élire comme chef héréditaire le (page 185) prince d'Orange-Nassau (s'écriait un second : Claes d'Anvers ), non ! mille fois non ! Vous me demandez pourquoi ? parce que sa dynastie est anti-nationale, parce que son retour serait le signal de la guerre civile, parce qu'il est impossible de renouer ce que le sang a séparé, parce que l'histoire nous apprend que toutes les restaurations ne sont jamais qu'un replâtrage, qui tôt ou tard amènent d'autres révolutions. Voyez les Stuarts, voyez les Bourbons.

« Depuis Bruxelles jusque dans le Luxembourg (disait un troisième : l'abbé de Haerne), il n'est qu'un cri, à bas les Nassau ! Il est impossible que le prince d'Orange puisse régner en Belgique ; le peuple ne veut pas en entendre parler. Sa sentence est irrévocable, elle comprend toute la famille ; c'est une malédiction, un anathème, c'est la main invisible qui trace en lettres de flamme : Tu ne régneras pas plus longtemps. »

« J'atteste le ciel (observe un quatrième : le baron de Stassart), qu'il n'est pas dans mes intentions d'insulter au malheur de ces princes. Mais les horribles scènes de Bruxelles et d'Anvers ont rendu leur retour impossible. Le peuple se lèverait en masse pour les repousser ; et leur arrivée serait le signal de la plus affreuse anarchie. Que peuvent attendre les nations des restaurations politiques ? Les suites de semblables expériences dans d'autres pays sont notoires ; les (page 186) dissensions, les haines, les prétentions exagérées, les projets de vengeances forment l'escorte des princes à leur retour. Non, plus de Nassau ! tel est le cri universel de la Belgique ; et j'espère qu'il trouvera de l'écho dans cette assemblée. Il est important, il est urgent que la diplomatie étrangère sache ce qu'elle peut attendre sous ce rapport. Nous éviterons ainsi des intrigues fâcheuses, et nous détruirons de coupables espérances. L'Europe, quand elle sera informée de notre résolution irrévocable, prendra son parti. Une intervention maladroite ne servirait qu'à nous jeter dans les bras d'auxiliaires (faisant allusion à la France)., qui n'ont pas de désir plus ardent que de faire cause commune avec nous. »

« Notre révolution (dit M. Nothomb), nous expose à trois sortes de guerres : une guerre européenne, une guerre civile, une guerre avec la Hollande. La première, dans l'état actuel de l'Europe, est impossible. L'exclusion des Nassau nous sauve de la seconde, mais elle peut entraîner la troisième. Quoi qu'il arrive, cette dernière est inévitable, et nous ne devons pas la craindre. Le règne du prince d'Orange amènerait une contre-révolution. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il pourrait nous dire : « Je ne règne pas en vertu de l'élection de 1830, mais par les traités de 1815. Je n'ai jamais été libre de renoncer aux droits de ma maison. »

(page 187) Telles étaient les doctrines de ceux qui soutenaient la proposition. Parmi les opposants, deux ou trois seulement osèrent faire connaître leurs sentiments ; mais pas un ne parla en faveur du prince. Bien plus : tout en combattant la motion, tous reconnaissaient que les membres de la famille des Nassau ne pouvaient pas être élus. Les plus remarquables de ces discours furent ceux de MM. de Langhe, de Gerlache et de Baillet, tous trois anciens membres de l'opposition aux états-généraux. « On dit (observait le premier), que le peuple désire impatiemment savoir ce qui sera fait relativement à l'exclusion des Nassau. Chacun parle au nom du peuple, et toutefois tous parlent différemment. Quel est celui qui doit être écouté, ou qui doit être cru. Pour ma part, je pense que la grande majorité du peuple, dans les provinces et dans la capitale, se confiera dans la décision de ses représentants. S'ils se montrent impatients, on doit l'attribuer à ceux qui cherchent à exciter ses passions, et le poussent à la destruction. Les peuples, aussi bien que les rois, ont leurs flatteurs. Les sycophantes des uns comme ceux des autres n'ont en vue que leur propre intérêt. Peu leur importe que le peuple tombe dans la misère faute de travail, résultat inévitable des désordres. En appelant la tempête ils n'ont d'autre objet que de s'élever à la surface des vagues. Je suis loin d'être favorable au prince d'Orange, et si j'étais appelé (page 188) à donner un vote, en ce moment, ce ne serait pas pour lui ; non pas à cause des insultes auxquelles il a été en butte et qui ne prouvent rien, mais parce que je ne pense pas qu'il possède un caractère assez fort pour nous gouverner dans ce moment, et, surtout, parce qu'une grande partie de la nation lui est si fortement opposée, que je craindrais que sa présence ne fût le signal de la guerre civile. »

« Je ne me suis pas levé (s'écriait M. de Gerlache) pour insulter les Nassau. Ils sont malheureux et ne sont pas ici pour se défendre. Ce n'est pas ainsi que j'ai été accoutumé à les combattre (L'orateur faisait allusion à son opposition dans le sein des états-généraux dont il était membre). J'ai cent fois prédit la rupture de ce mariage diplomatique et forcé entre deux peuples différant d'origine, de coutumes, de lois, d'intérêts et de religion. Cette monstrueuse alliance ne pouvait être longue, à moins qu'elle ne fût soutenue par la justice, la tolérance et beaucoup d'habileté. Le roi ne possédait aucune de ces qualités. Un vice radical existait dans la constitution même : savoir, l'inégalité de représentation. Aucune majorité n'était possible pour nous dans les chambres, et en conséquence nous n'avions aucun moyen de contraindre le souverain à gouverner dans l'intérêt général, de choisir des ministres responsables (page 189) et habiles, ou de réprimer les abus, si ce n'est par le refus des subsides. Le roi, né Hollandais, entouré de Hollandais, ne respirait que des sentiments hollandais, et n'a jamais connu le peuple belge. Qu'en résultait-il ? Tandis qu'il était constamment vainqueur dans les chambres, nous l'étions partout au dehors, au moyen de la presse. Les puissances, qui avaient résolu notre réunion à la Hollande, devaient venir à notre secours, quand nous exprimions si hautement notre mécontentement. Elles refusèrent. La Belgique en appela à l'ultima ratio ; elle triompha, et déchira irrévocablement les traités qui la liaient à la maison de Nassau.

« (…) Mais qu'a donc cette mesure d'extraordinaire et d'extra-légal ? Vous êtes vainqueurs, vous avez proclamé votre indépendance. Les Nassau ne sont plus pour vous que des étrangers, qui moralement n'existent plus. Voudriez-vous les poursuivre au delà du tombeau ? Quand la Convention proclama la déchéance des Bourbons et le Sénat celle de Napoléon, ils étaient dépouillés et fugitifs, tandis que la France demeurait puissante et terrible aux yeux de ses ennemis. Mais le roi de Hollande conserve la totalité de son ancien territoire, et une partie du nôtre ; et l'alliance de sa famille avec la Prusse et la Russie rend son influence encore plus formidable. Vous ne voulez pas qu'une exclusion tacite, qu'une simple omission (page 190) suffise ! Vous voulez une exclusion expresse, absolue, perpétuelle en face de l'Europe. Vous demandez enfin une déclaration solennelle d'infamie et d'indignité. C'est une insulte gratuite et sanglante qui peut amener sur vous de grands malheurs. Réfléchissez-y bien. Je pense que je puis me vanter d'avoir autant de patriotisme que qui que ce soit ici. Mais je ne veux pas voter, pour des résolutions dont les conséquences peuvent être si graves, par acclamation comme la majorité de cette chambre paraît disposée à le faire en ce moment. Quoique peu disposé, et vous le savez bien, à soutenir les Nassau, après avoir consulté ma conscience et mon jugement de sang-froid, je m'opposerai à l'exclusion perpétuelle. »

Les débats, qui avaient commencé le 23, étaient arrivés à leur conclusion le soir du jour suivant, quand le président se leva et fit connaître, en ces termes, le résultat du vote du congrès : « Le nombre des membres présents et de 189, desquels 161 ont voté pour et 38 contre la proposition. En conséquence, le congrès national, au nom du peuple belge, déclare que la famille d'Orange-Nassau est exclue à perpétuité de tout pouvoir en Belgique. » Un tonnerre d'applaudissements retentit dans les tribunes, lorsque le baron Surlet de Choquier, avec une voix profondément émue, prononça ce laconique fiat qui d'un seul coup tranchait le seul lien qui unît encore la dynastie à la nation, et (page 191) renversait l'édifice politique dont l'érection avait coûté tant de sang et de trésors. Le fils adoptif, l'orgueil et la gloire des grandes puissances, était rejeté et n'était plus qu'un cadavre mutilé. Une révision des travaux du congrès de Vienne devenait indispensable. Ses erreurs demeurèrent pour servir de fanal. La conférence prouva bientôt qu'elle était décidée à profiter des leçons du passé.

On pouvait supposer qu'une question de cette nature ouvrirait le champ à de violentes personnalités, et que les défenseurs les plus exagérés de la motion saisiraient l'occasion de lancer les plus amers sarcasmes contre une famille à laquelle plusieurs portaient une haine personnelle. Mais le langage tenu, dans cette circonstance, dépassa les bornes ordinaires, de même que les motifs pour arriver à une décision prompte et prématurée, furent passionnés et intempestifs. Ils offrent un exemple curieux de la défiance extrême et mal fondée contre les puissances étrangères, qui s'était emparée de l'esprit des représentants. La cause alléguée en faveur de cette précipitation fut l'arrivée de M. Landsdorf, avec des instructions du gouvernement français, pour obtenir du gouvernement provisoire l'ajournement d'une mesure qui pouvait être une source de discorde entre les grandes puissances. A peine le but de la mission du diplomate français fut-il connu des députés, que la jalousie et l'impatience contre (page 192) toute intervention étrangère, se manifestèrent de la manière la plus forte. La demande faite par M. Landsdorf, d'un simple ajournement, fut considérée comme une tentative directe d'imposer le prince d'Orange. Quelques députés, qui avaient déclaré la proposition de M. Rodenbach prématurée, prétendaient maintenant que ce serait un acte de faiblesse de l'abandonner, tandis que ceux qui la soutenaient, appelant à leur aide ces phrases retentissantes, si propres à exciter les passions dans le congrès et la fermentation au dehors, trouvaient de nouveaux motifs pour persister, et s'écriaient que « l'honneur national et l'existence même de la révolution dépendaient de leur rejet de toute intervention étrangère. »

Que le cabinet français ait été ou non sincère dans cette occasion, peu importe ; mais il est évident que la négociation était tout à fait manquée, et avait produit des résultats diamétralement opposés à ceux auxquels elle tendait. Aussi, sous différents points de vue, cette négociation excita la surprise. Il est impossible de ne pas se demander pourquoi, si des remontrances eussent été nécessaires, l'on avait attendu jusqu'au dernier moment pour les faire. Les gouvernements anglais et français, savaient ou devaient savoir, avant la retraite de lord Wellington, qui eut lieu le 16, que M. C. Rodenbach avait l'intention de faire cette proposition, et qu'il avait déjà retardé sa (page 193) motion de plusieurs jours ; et pourtant aucune démarche ne fut faite par la diplomatie avant que la question n'eût été portée devant le congrès, que l'esprit public ne fût arrivé à cet état d'excitation qui rendait l'ajournement de cette motion extrêmement difficile, sinon impossible. En second lieu, pourquoi le gouvernement français ne chercha-t-il pas à exercer de l'influence, non sur le gouvernement provisoire, mais sur M. Rodenbach lui-même, non par des supplications, mais avec cette fermeté et ce tact qu'il sait si bien employer dans les occasions critiques ? Quoiqu'inaccessible à la corruption, M. C. Rodenbach pouvait céder à la conviction, et si on l'eût adroitement persuadé que l'ajournement pouvait être utile aux intérêts de la Belgique et de la France, et qu'on l'eût demandé, non pas dans l'intention d'être favorable au prince d'Orange, auquel il portait, ainsi qu'à sa famille, une haine invétérée, il est très probable qu'il n'eût pas persisté, comme il le fit dans sa motion, per fas et nefas. Mais pas un mot ne lui fut adressé, soit par les diplomates alors à Bruxelles, soit par les personnes qui possédaient leur confiance, excepté par un ou deux députés d'Anvers qui craignaient que ce dernier sceau mis à l'exclusion ne fût le signal d'un nouveau bombardement de leur ville.

On peut encore demander comment une telle mission fut confiée à un diplomate subalterne, peu (page 194) connu, et sans influence. Si les efforts de M. Bresson, soutenus de ceux de M. Cartwright, étaient considérés comme insuffisants, pourquoi ne pas choisir quelque personnage éminent dans la politique ou dans l'armée ? Le général Belliard, par exemple, dont le nom et les antécédents étaient un passeport auprès de tous les Belges, et qui eût donné un poids immense à ses conseils. La même observation peut être faite, en ce qui concerne le cabinet britannique, dont la sympathie pour le prince d'Orange n'était peu douteuse. La jalousie et la défiance qu'excitait le ministère Wellington (car les whigs n'étaient pas encore aux affaires, lorsque la question d'exclusion fut discutée) s'étendirent sur son envoyé et furent encore augmentées par la circonstance que cet envoyé était secrétaire de la légation britannique à La Haye. En outre, il ne paraît pas qu'il se soit conduit très adroitement dans cette occasion. Se renfermant dans les formalités diplomatiques ordinaires, il adressa ses représentations à ceux qui étaient bien connus comme partisans de la dynastie déchue, et qui par conséquent n'avaient pas besoin d'être persuadés. Les efforts faits auprès du gouvernement provisoire ne pouvaient avoir que peu d'utilité ; car de quelque puissance qu'il pût jouir aux yeux de la nation, comme corps collectif, ses membres n'avaient pas d'influence personnelle dans la chambre, et avaient d'ailleurs trop de (page 195) sagesse et de politique pour risquer leur popularité et leur pouvoir, en contrariant ouvertement les volontés de la majorité.

Ces observations s'appliquent plus aux moyens qu'aux résultats ; car, même en admettant que l'exclusion générale de la famille des Nassau eût été ajournée ou évitée, la possibilité de placer le prince d'Orange sur le trône était fort problématique ; car si cela eût été tenté, si même il eût été élu, il était à craindre qu'un nouveau crime n'eût été ajouté à ceux qui déjà souillent l'histoire des nations. Plus d'une main régicide était prête à verser son sang. Plusieurs jeunes gens avaient formé le pacte sanguinaire de l'assassiner. Il en était qui ne déguisaient pas leurs intentions, qui en parlaient ouvertement, et qui, en considérant cet assassinat comme un acte glorieux de patriotisme, disputaient vivement le droit de priorité. Mais, en admettant que ce projet odieux d'assassinat n'eût pas été exécuté, il est incontestable que la guerre civile eût éclaté dans la plupart des provinces. Le prince ne pouvait monter sur le trône qu'en traversant un fleuve de sang ; et son règne eût été une suite continuelle de révoltes.de désordres et une perpétuelle tendance vers une révolution. Que le prince eût le courage physique nécessaire pour affronter ces périls, cela n'est pas douteux. Mais il n'est pas incontestable qu'il eût montré l'énergie (page 196) morale ou les talents que demandaient le gouvernement et l'administration dans ces temps difficiles. Telle était au moins l'opinion de ceux sur l'appui desquels il devait compter, qui, même s'ils eussent pu s'en rapporter à son habileté, ne pouvaient pas surmonter le peu de foi qu'ils avaient dans sa sincérité et son indépendance. « En acceptant le prince d'Orange (dit M. Nothomb), la révolution aurait reculé devant elle-même, et aurait dû rétrograder de plus en plus chaque jour. L'idée de conquête n'aurait jamais pu s'effacer ; nous n'aurions jamais pu avoir qu'un fantôme d'indépendance. Le prince aurait été d'abord considéré comme un rebelle associé à d'autres rebelles, ensuite comme un personnage intermédiaire qui aurait fini par devenir encore le premier sujet de son père. Comme roi des Belges, le prince d'Orange serait devenu le Monck de Guillaume 1er » (Essai sur la révolution belge, page 52)

Mais d'autres causes accessoires contribuèrent encore à amener cette grande crise de la révolution. Les maximes de la Sainte-Alliance que l'Angleterre repoussait intérieurement, même sous l'administration de lord Castlereagh, et qui avaient été ouvertement répudiées sous celle de M. Canning, ne pouvaient plus servir de base à la politique anglaise ; et la politique étrangère de l'Angleterre ne pouvait manquer de guider celle de (page 197) toutes les grandes puissances du Nord ; car sans son concours, sans ses subsides, nous dirons même sans sa permission, aucune n'aurait osé marcher en avant, quelques menaces qu'elles aient pu faire, sous peine de voir leurs flottes disparaître de la surface des mers et leurs trônes sapés jusque dans leurs fondements. Aussi, quand les Belges s'aperçurent que l'Angleterre n'était pas disposée à soutenir plus longtemps un édifice pour l'élévation duquel elle avait combattu pendant des siècles, et que les autres grandes puissances, forcées par une impulsion invincible, étaient prêtes à reconnaître les vices de traités qu'ils avaient jadis considérés comme l'œuvre diplomatique par excellence, ils devinrent plus hardis et se déterminèrent, par un effort vigoureux, à affronter tous les périls de la tempête ou à jouir des avantages du calme.

La position de la conférence, dans ce moment, était plus critique qu'à toute autre époque. Elle avait à traverser un pont plus étroit que celui d'Al-Serat : des deux côtés était un abîme de guerre sans fond ; à l'extrémité, l'Elysée de la paix. La plus légère erreur pouvait la plonger dans le premier ; le second ne pouvait être atteint que par beaucoup d'adresse et de modération. Une conflagration générale eût été le résultat infaillible d'une intervention armée, et même de remontrances menaçantes, tandis que la médiation, (page 198) quoique sagement appuyée, et la modération, quoique sincèrement conservée, n'étaient pas sans péril. Car ces négociations, espèce de Protée politique, étaient susceptibles de mille transformations, d'être étendues ou resserrées à la volonté de chacune des parties, questions toujours prêtes à amener des discussions orageuses et très difficiles à restreindre dans un cercle pacifique. La médiation touchait de si près à l'intervention et était en dernier résultat si offensante, si irritante pour l'opinion publique qu'il fallait, pour empêcher l'une d'être confondue avec l'autre, une habileté plus qu'ordinaire sans laquelle la guerre était inévitable.

Un orateur distingué des chambres françaises a si bien dépeint la position politique de l'Europe, à cette époque, que nous ne pouvons mieux terminer ce chapitre que par un extrait de son discours, et en particulier celles de ses observations qui s'appliquent essentiellement à l'époque présente des affaires (Discours de M. Bignon à la chambre des députes le 13 novembre 1830, sur la question de politique étrangère en France) :

Après avoir développé les principales causes susceptibles d'amener l'explosion, l'orateur continue ainsi : « Parmi les chances de paix, je placerai au (page 199) premier rang : l'influence des progrès de la raison publique sur la politique même des cabinets ; l'estime de l'Europe pour le caractère loyal de notre roi Louis-Philippe, qui, en respectant l'indépendance des états étrangers, saura faire respecter la nôtre ; la perspective des graves dangers que la guerre pourrait entraîner pour les gouvernements absolus.

« A ces chances, il faut joindre, comme circonstances rassurantes, le mauvais état des finances de presque tous les gouvernements, sans en excepter même l'Angleterre qui, si elle peut toujours se suffire à elle-même, ne peut plus, du moins, fournir aux autres puissances les subsides qu'elle leur a prodigués depuis 1793 jusqu'à 1815 ; l'extinction des vieilles haines nationales, surtout entre la France et l'Angleterre, la sympathie des divers peuples entre eux, et la sympathie de tous pour les principes d'une juste liberté, tels qu'ils sont maintenant compris en France.

« Quelques-unes de ces propositions n'ont besoin que d'être indiquées. Il en est plusieurs qui demandent un léger développement.

« Comme première chance pour le maintien du repos général, j'aime à placer l'influence de la raison publique sur la politique même des cabinets. J'espère que l'événement ne me démentira pas. Si la vanité de la politique et l'incertitude des calculs humains ont jamais été démontrés, c'est (page 200) par les événements qui viennent de se passer dans les Pays-Bas Depuis plusieurs siècles, c'est une espèce d'axiome routinier à Londres, que l'Angleterre serait menacée de périr le jour où la limite du territoire français du côté de la Belgique recevrait quelqu'extension. De là ces longues et sanglantes guerres dont on attendait pour principal résultat la formation d'une barrière contre la France. De là ces fameux traités de barrière qui, en laissant à la maison d'Autriche le domaine utile du Brabant, mettaient dans les places des garnisons hollandaises.

« En vain les guerres de la révolution ont anéanti ces traités. L'Angleterre ne renonce pas un instant à l'espoir de les faire revivre. Pendant 25 années, c'est pour la Belgique qu'elle a combattu. Dans les plus beaux jours de l'empire de Napoléon, elle a constamment poursuivi l'idée de détacher la Belgique de cet empire ; cette pensée a été le mobile des coalitions qu'elle a suscitées et soldées. En 1815, elle touche au succès le plus complet ; elle prépare et consomme l'agglomération de la Belgique et de la Hollande sous un même chef ; elle forme de ces deux pays un faisceau au profit de la maison d'Orange. Ce ne sont plus seulement les troupes hollandaises qu'elle fait mettre dans les places appartenant à un autre souverain ; c'est le stathouder de Hollande, devenu roi, qui en est le possesseur et le gardien. On (page 201) emploie le produit des contributions de guerre levées sur la France, à hérisser la frontière française de places que l'on croit inexpugnables. Le général en chef de la coalition victorieuse préside lui-même aux travaux et regarde le rétablissement de cet ancien système, avec le complément qu'il a reçu, comme le fruit le plus important de, ses triomphes.

« Tout à coup un combat s'engage entre le roi des Pays-Bas et ses sujets. La séparation de la Belgique et de la Hollande s'opère ; les places que devaient garder les Hollandais sont au pouvoir des Belges. Adieu le grand édifice des siècles, le grand ouvrage de l'Angleterre, si chèrement payé par des torrents de sang, par une dette de plus de vingt milliards. Tout serait à recommencer, si on pouvait recommencer deux fois une pareille entreprise. Non, l'Angleterre n'en concevra pas le projet insensé ; elle ne peut pas vouloir l'absurde ; elle ne peut pas vouloir l'impossible.

« Lorsque le gouvernement anglais, tourmenté d'agitations intérieures, éprouve l'inconvénient des incorporations forcées, de ces fusions contre nature, qui ont réuni en un seul parlement la représentation de pays dont les intérêts sont incompatibles, lorsqu'après le divorce de la Hollande et de la Belgique, il voit la menace imminente d'une sorte de divorce entre l'Irlande et la Grande-Bretagne ; enfin, lorsqu'une dette (page 202) monstrueuse pèse sur la tête de l'Angleterre, dette accumulée par les efforts qu'elle a faits pour construire une barrière artificielle qui s'est écroulée en quelques jours, le cabinet britannique ira-t-il ajouter à sa dette vingt autres milliards pour se livrer à la poursuite d'autres chimères ? A supposer que nul obstacle ne dût l'arrêter, nous aimons à croire aux progrès de la raison dans ce cabinet. N'est-ce pas un ministère tory qui, malgré l'aristocratie anglaise, dominé par les nécessités du temps, a émancipé les catholiques d'Irlande ? Que la Belgique devienne un état indépendant, sous quelque forme de gouvernement qu'il lui convienne de se donner, la France respectera cet état nouveau comme elle respecte les possessions des rois de Bavière, de Sardaigne, et autres contiguës à son territoire.

« L'Europe en a pour garant, outre l'esprit constitutionnel de la nation française, qui désormais répugne à tonte guerre offensive, le caractère droit et loyal du roi Louis-Philippe. En effet, messieurs, à la place du roi sage qui nous gouverne, supposez que la révolution du 30 juillet eût enfanté une république, ou qu'elle eût porté au pouvoir un prince, un soldat heureux, plus jaloux de grandeur pour lui-même que de bonheur pour la France, qui eût empêché un chef téméraire de république ou de monarchie, le jour où le tocsin de la guerre civile a sonné dans (page 203) la Belgique, de s'y précipiter à la tête des troupes proclamant la liberté du genre humain, de jeter d'autres détachements sur les provinces du Rhin qui ont été des départements française, d'exciter ou plutôt de seconder le mouvement des peuples contre leurs souverains actuels, en leur promettant des constitutions libres ?

« Sans doute, c'eût été livrer la France à de terribles hasards ; mais enfin la fortune couronne souvent l'audace, et qui sait si, à l'heure où je parle, la France, poussée par un chef entreprenant dans la voie des conquêtes et ressaisissant un territoire à sa portée qui eût été empressé de se réunir à elle, ne serait pas déjà en état, avec son armée et ses millions de gardes nationales, de braver les vains efforts de l'Europe, derrière son triple rempart du Rhin, des Alpes et des Pyrénées ?

« Certes, je rends grâce au roi Louis-Philippe de n'avoir point eu de ces gigantesques idées ; je lui rends grâce de n'avoir point joué ainsi les destinées de notre nation ; je lui rends grâce de n'avoir point cherché, au risque d'un retour funeste pour nous, à incendier l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne. Mais enfin, ce qu'il n'a point fait, il eût pu le tenter ; et, même en admettant qu'il n'eût pas réussi, il eût cependant porté un coup sensible à la sûreté des dynasties et ébranlé les fondements de tous les trônes. Pour l'Europe comme pour nous, il a été l'homme nécessaire, (page 204) l'homme indispensable ; elle doit autant que nous désirer la consolidation de notre gouvernement. Toute atteinte portée à l'existence de notre dynastie nouvelle serait une calamité pour toutes les dynasties européennes.

« Le roi a fait plus, et les cabinets étrangers doivent lui en tenir compte. Comme nous, le roi plaint les infortunés proscrits que poursuit la rigueur de quelques gouvernements absolus et qu'un sentiment généreux porte à désirer l'affranchissement de leur patrie ; mais en compatissant au malheur, il sait qu'il doit respecter l'indépendance des autres états pour avoir droit de faire respecter la nôtre. Que l'Europe lui en sache gré, car en se prêtant à des mesures sévères contre des hommes déjà si malheureux, son noble cœur fait le plus grand des sacrifices.

« Dans cette situation où se trouvent les puissances continentales et même l'Angleterre envers le roi Louis-Philippe, devront-elles se décider à la guerre ? Je ne le pense pas. Pour quelques-unes, ce serait mettre en jeu leur existence. Le temps des guerres mécaniques est passé. Ce ne sont plus des automates que les soldats de nos jours, pas même dans les contrées les plus retardataires en fait de civilisation. Désormais les passions, les affections morales des peuples doivent influer essentiellement sur les événements de la guerre. Les vieux préjugés ont disparu ; les préventions nationales sont éteintes ; les Anglais d'aujourd'hui, par exemple, ne sont plus les Anglais de M. Pitt et de lord Castlereagh : de leur côté, les Français ont abjuré les ressentiments du comité de salut public et de l'empire. Partout on date d'époques plus récentes. On est patriote anglais, français ou allemand, mais l'amour du pays n'est plus la haine des nations. » (Lord Palmerston s'exprimait ainsi à la chambre des communes, le 17 mars 1834, sur le même sujet : « Les relations existant entre la France et l'Angleterre sont plus amicales que jamais. L'amitié entre ces deux pays a augmenté à mesure que les deux gouvernements se sont mieux connus et ont échangé des confidences réciproques fondées sur une bonne foi et une loyauté mutuelles. » Il est impossible de donner une preuve plus forte de la justesse des prévisions de M. Bignon ; et lord Palmerston ne pouvait émettre une assertion plus honorable pour lui-même et pour ses collègues ; car cette bonne intelligence entre les deux pays est la pierre angulaire de la paix. Plus récemment encore, sir Robert Peel a reconnu l'importance de cette grande vérité).

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