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« Histoire
de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de
l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).
Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836
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TOME 2
CHAPITRE
CINQUIEME
La nouvelle de la défaite du prince Frédéric arrive à
(page 124) Tandis que les événements que nous avons racontés, dans
le chapitre précédent, se passaient en Belgique, le cabinet de
(page 126) Ce fut avec un mélange de sentiments
de douleur et de honte, que le prince d'Orange reçut la nouvelle d'un événement
si injurieux à la réputation militaire de sa famille et si fatale aux intérêts
du trône. Dans son malheur, il avait au moins cette faible consolation que ces
funestes résultats étaient dus à des mesures diamétralement opposées à celles
qu'il avait proposées, et qu'ainsi il ne partagerait pas l'odieux qui
s'attachait à ces opérations militaires. En conséquence, il conservait l'espoir
fondé que le peuple belge ne le confondrait pas avec son frère et ne
l'associerait pas à ses erreurs politiques. Mais, par une terrible fatalité, la
conduite franche et loyale du prince fut traitée de machiavélique et
d'artificieuse. On le représenta comme ayant violé ses serments ; on l'accusa
d'avoir laissé son frère exposé à toutes les mauvaises chances, et de s'être
ainsi réservé à lui-même les moyens de reparaître avec avantage sur la scène
politique.
Ceux qui d'abord avaient taxé
d'exagérations les représentations du peuple et des députés belges, et qui
avaient réclamé la soumission comme préliminaire indispensable à toute
concession, commençaient à ouvrir les yeux et déploraient leur obstination et
leur opposition impolitique au départ du prince pour Bruxelles. Défait dans les
combats, battu dans les chambres, abandonné par la diplomatie, le gouvernement
n'avait plus (page 127) aucune ressource. C'était à contrecœur et la main forcée qu'il
adoptait comme seule planche de salut les mesures que le prince avait si
souvent conseillées et que le peuple belge avait réclamées avec prières comme
seules capables de calmer l'orage. L'amertume de ces sentiments n'était pas
diminuée par la conviction que ces malheureux résultats n'étaient dus qu'à leurs
fautes, à leur mépris de l'opinion publique et à leur ignorance volontaire des
nécessités de leur époque.
Après une suite de réunions de
cabinet et de délibérations avec les envoyés des puissances étrangères qui
n'avaient plus d'autre ressource que d'appuyer vivement ces concessions ; après
la nomination d'une commission chargée de rédiger un projet d'organisation
basée sur la séparation et la révision de la loi fondamentale ; après des
instructions données aux ministres des puissances étrangères pour demander la
stricte exécution du traité de Vienne, le cabinet se décida enfin à accorder
des pouvoirs temporaires au prince pour le gouvernement des provinces
méridionales, et nomma trois ministres et sept conseillers, pour l'assister
dans ses fonctions, établissant ainsi une administration totalement distincte
de celle de
(page 128) Cette mesure, propre à satisfaire les
Belges, arrivait trop tard. Elle était une nouvelle preuve de la politique
vacillante et intempestive du gouvernement. Un mois plus tôt, elle aurait pu
atteindre le but ; mais à cette époque elle fût reçue avec mépris par les
provinces méridionales et ne servit qu'à ajouter à leur triomphe. La nation
avait été trop loin pour revenir sur ses pas, et pour se réconcilier avec la
couronne. Tout lien entre elles était à jamais brisé. Comme l'avait prédit de
Potter, dans sa lettre ; un gouvernement s'était effectivement élevé à côté du
trône batave. Il n'y avait plus ni roi ni autorité royale. La monarchie était
déjà renversée.
Cependant, aussitôt après cette
tardive résolution du gouvernement, le prince d'Orange se rendit en toute hâte
à Anvers. Il fut immédiatement suivi de MM. le duc d'Ursel,
de
Les personnes qui furent admises en
présence du prince Frédéric, furent frappées du changement que l'inquiétude et
les tourments d'esprit avaient produit sur ses traits en si peu de jours ; sa physionomie,
habituellement gaie, était empreinte d'une profonde douleur. Il n'était pas
tant affecté de sa défaite de Bruxelles (car un tel désastre peut arriver au
meilleur général et aux troupes les plus braves) que des odieuses calomnies
répandues sur lui et les troupes qu'il commandait, et peut-être sa conscience
lui faisait-elle secrètement ce reproche, que les mesures qu'il avait prises
avaient perdu la monarchie. Lorsqu'il parlait sur ce sujet, il ne pouvait
maîtriser son émotion ; et quoiqu'il dédaignât de relever les accusations qui
mettaient en doute son courage, il exprimait l'inquiétude qu'il avait que la
nation anglaise et l'Europe, en général, n'ignorassent (page 130) les efforts qu'il avait faits
pour diminuer les désordres inséparables d'une attaque, et n'ajoutassent foi à
des insinuations aussi peu méritées qu'elles étaient odieuses. A cet égard,
l'Europe crut à ses protestations ; mais ni arguments ni preuves ne purent
effacer la fatale impression que l'attaque de Bruxelles avait produite sur le
peuple.
Le premier acte public du prince
d'Orange, fut une proclamation annonçant le but de sa mission :
« Nous Guillaume, prince
d’Orange, etc.
« Aux habitants des provinces
méridionales du royaume.
« Chargé temporairement par le roi,
notre auguste père, du gouvernement des provinces méridionales, nous revenons
au milieu de vous, avec l’espoir d’y concourir au rétablissement de l’ordre, au
bonheur de la patrie. Notre cœur saigne des maux que vous avez soufferts.
Pussions-nous, secondé des efforts de tous les bons citoyens, prévenir les
calamités qui pourront vous menacer encore. En vous quittant, nous avons porté
aux pieds du trône les vœux émis par beaucoup d’entre vous pour une séparation
entre les deux parties du royaume, qui néanmoins resteraient soumises au même
sceptre. Ce vœu a été accueilli. Mais avant que le mode et les conditions de
cette grande mesure puissent être déterminés dans les formes constitutionnels,
accompagnées d’inévitables lenteurs, déjà S. M. accorde provisoirement une
administration distincte dont je suis le chef, et qui est toute composée de
Belges. Les affaires s’y traiteront avec les administrations et les
particuliers dans la langue qu’ils choisiront. Toutes les places dépendantes de
ce gouvernement seront données aux habitants des provinces qui les composent.
La plus grande liberté sera laissée relativement à l’instruction de la
jeunesse. D’autres améliorations encore répondront aux vœux de la nation et aux
besoins du temps. Compatriotes, nous ne vous demandons pour réaliser ces
espérances que d’unir vos efforts aux nôtres, et dès lors nous garantissons
l’oubli de toutes les fautes politiques qui auront précédé la présente
proclamation. Pour mieux atteindre ce but que nous nous proposons, nous
invoquerons toutes les lumières, nous nous entourerons de plusieurs habitants
notables et distingués par leur patriotisme. Que tous ceux qu’anime le même
sentiment s’approchent de nous avec confiance. Belges ! c’est
par de tels moyens que nous espérons sauver avec vous cette belle contrée qui
nous est si chère.
« Signé, GUILLAUME, prince
d’Orange.
« Anvers, 5 octobre
1830. »
Mais malheureusement elle ne
produisit pas plus d'effet que celle de son père. Il était évident que S. A.
R., quoique se prétendant investi de l'autorité suprême, recevait des ordres de
Jamais méfiance ne fut plus mal
fondée. Dans cette situation difficile, les intentions du prince étaient
franches et loyales ; il sacrifiait ses vues personnelles aux intérêts du
peuple et au salut du trône. S'il eût eu moins de piété filiale et plus
d'énergie morale, son triomphe était assuré. Mais (page 131) hésitant entre son dévouement à sou père et la
conviction dont il était pénétré qu'il n'y avait qu'un seul moyen de succès, ne
se rendant pas encore bien compte des extrémités irréparables où la révolution avait
été entraînée, et prêtant l'oreille aux assurances de partisans inactifs, au
lieu de chercher à rendre inutile la résistance d'adversaires qui ne l'étaient
pas, il ne sut prendre que des demi-mesures, et commença à agir, quand il
n'était plus temps. Il faut en outre remarquer que son entourage se composait
d'amis sans jugement et de conseillers timides, sinon traîtres. Il avait à
lutter contre les obstacles que lui suscitait secrètement son frère, et contre
l'opposition ouverte de Chassé qui, aussi bien que les autres généraux
hollandais, était enflammé du désir de venger la dernière défaite.
Cependant, dès son arrivée à Anvers,
le prince adopta des mesures propres à flatter les préjugés nationaux, et mit
tous ses soins à rechercher l'appui du gouvernement provisoire. Plusieurs
émissaires se mirent en campagne : et ce fut par suite d'avis qu'il reçut de
Bruxelles, qu'il se décida à y envoyer un agent neutre, chargé de traiter avec
de Potter et ses collègues, qui, pour la plupart, ne semblaient pas éloignés de
partager ses vues.
La personne à qui il confia cette
mission était le prince Koslowsky, qui, disgracié à
la cour de (page 132) Saint-Pétersbourg,
habitait à cette époque la ville de Gand. Ce diplomate distingué se rendit au
désir du prince, et partit immédiatement pour Bruxelles, où après s'être
abouché avec M. Cartwright et s'être adressé lui-même aux généraux d'Hoogvorst et Van Halen, il fut présenté à quelques membres
du gouvernement provisoire ; mais malgré le tact et l'habileté qu'il déploya,
il échoua complètement dans sa mission.
Sans nous arrêter aux soupçons que
ne manque pas d'éveiller une mission confiée à une personne qui, dans l'état
d'exaltation où se trouvait le peuple, était plutôt regardée comme espion de
Les conseillers du prince semblaient,
en cette circonstance, ignorer l'état réel des choses, et surtout la position
du gouvernement provisoire vis-à-vis de ses propres membres et de la presse
quotidienne, laquelle possédait un ascendant immense sur l'esprit public, et
avait imposé son joug à la nation. Il aurait suffi de réflexions plus mûres
pour convaincre le prince et ses conseillers qu'il n'avait d'autres chances de
succès que de se jeter, sans faire de conditions, dans les (page 134) bras du
peuple, et de se présenter à lui, non pas comme membre de la dynastie des
Nassau, mais comme le prince qui était le plus à même pas sa position de
satisfaire à la fois aux exigences de la nation et à celles de l'Europe. En ce
sens qu'il pouvait concilier la liberté de l'une avec la tranquillité de
l'autre. Mais, même en admettant qu'il eût adopté ce plan hardi, c'est encore
une question de savoir si la jalousie et l'animosité vindicative d'un petit
nombre ne l'aurait pas emporté sur les dispositions pacifiques du reste du
pays. En outre, il fallait pour qu'un homme placé aussi haut que lui
s'embarquât dans une entreprise aussi neuve que hasardeuse, posséder une
énergie peu commune et jeter derrière soi tout lien de famille ou de politique.
Il aurait fallu qu'il brûlât ses
vaisseaux. Il se plaçait entre l'incertitude du succès, des chances d'outrage
et de mort ; et la honte, les dissensions de famille, la haine des Hollandais
et le blâme de l'Europe. En cas de succès, il eût été flétri aux yeux de son
père, comme usurpateur, et désavoué par ses compatriotes ; tandis que la non-
réussite de sa démarche l'aurait jeté dans le monde comme un paria politique,
sans patrie et sans famille. Dans les deux cas, amis et ennemis se seraient
méfiés de lui et l'auraient accusé d'avoir, au mépris de toute morale, renié sa
patrie et son père. Cependant ce plan, en dépit (page 135) de ses conséquences funestes,
offrait à la dynastie la seule chance de salut qui lui restait ; et les
cabinets de l'Europe auraient bien fait de presser le prince et sa famille de
l'adopter franchement, et de l'aider dans ce but de toute leur influence en lui
promettant solennellement de reconnaître l'indépendance de
Il était impossible de trouver une
situation plus embarrassante. Enfin, après avoir hésité quelques jours, le
prince fit taire en partie ses scrupules, mais pas assez pour assurer le
succès. Après avoir inutilement passé l'intervalle du 5 au 16 à chercher le
gouvernement qui convînt le mieux à un pays qui désavouait fièrement son
autorité et repoussait avec dédain ses décrets ; après avoir vu l'effet de ses
assurances pacifiques et conciliatoires complètement paralysé par une
proclamation du roi, qui qualifiait de rebelles les habitants des provinces
méridionales, et appelait les Hollandais aux armes, au nom de leur roi, de leur
patrie et de leur Dieu ; après avoir fait de nouvelles et inutiles démarches
auprès du gouvernement provisoire, et de la commission chargée (page 136) de rédiger un projet de constitution ; après
avoir inutilement proposé un échange général de prisonniers, après avoir
visité, dans les pontons, ceux que son frère avait faits sur les Belges et leur
avoir donné la liberté, acte de générosité que n'imitèrent pas les Belges (Ce
procédé était d'autant moins excusable de la part des Belges, que la plupart
des prisonniers hollandais avaient été retenus au mépris de la capitulation, ou
pris par la populace, après que leurs corps les eurent abandonnés) ; enfin après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, il prit la
résolution de briser tout lien avec le gouvernement de son père, de dissoudre
la commission royale administrative, de reconnaître l'indépendance nationale et
de se placer à la tête du mouvement. Tel fut l'objet de la proclamation du 16
octobre :
« Belges !
« Depuis
que je me suis adressé à vous par ma proclamation du 5 du présent mois, j’ai
étudié avec soin votre position ; je la comprends et vous reconnais comme
nation indépendante ; c’est vous dire que dans les provinces même où
j’exerce un grand pourvoir, je ne m’opposerai en rien à vos droits de
citoyens ; choisissez librement, et par le même mode que vos compatriotes
des autres provinces, des députés pour le congrès national qui se prépare, et
allez y débattre les intérêts de la patrie.
« Je
me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui
vous mène vers un état de choses nouveau et stable dont la nationalisé fera la
force.
« Voilà
le langage de celui qui versa son sang pour l’indépendance de votre sol et qui
veut s’associer à vos efforts pour établir votre nationalité politique.
« Signé,
GUILLAUME, prince d’Orange.
« Anvers,
16 octobre 1830. »
Mais cette résolution manqua son
effet comme toutes les autres. Elle offensa les susceptibilités du peuple et
éveilla la jalousie du gouvernement provisoire, qui déclara, par une
contre-proclamation méprisante, que l'indépendance nationale étant un fait
accompli par les armes du peuple n'avait pas besoin de ratification, qu'il
protestait contre les prétentions du prince à une autorité dont eux seuls
étaient investis et ils ajoutaient que le peuple ayant consommé la (p. 137) révolution et chassé les Hollandais, eux seuls, et non le prince, étaient à
la tête du mouvement. En effet, la proclamation du prince était un acte tardif
et incomplet, et de plus entaché de deux vices capitaux, car, en même temps
qu'il dépassait les bornes en ce qui concernait le roi, il ne satisfaisait pas
aux exigences des patriotes. Ainsi il manqua son effet de deux côtés. Dans sa
colère et dans son indignation, le roi révoqua les pouvoirs qu'il avait
accordés à son fils, et exhala son mécontentement dans un message qu'il adressa
aux états-généraux, le 20 octobre ; et le gouvernement provisoire, dans
une pièce où régnait le ton démocratique de la première révolution française,
déclarait que Guillaume d'Orange, ayant reconnu l'indépendance des provinces
méridionales, s'était placé dans la nécessité de choisir entre la qualité de
sujet belge ou de sujet hollandais, que s'il se déclarait pour la dernière
alternative, il serait en hostilité flagrante vis-à-vis du peuple belge, que
dans l'autre cas, il devait se faire naturaliser, reconnaître le gouvernement,
se soumettre aux lois et descendre au niveau de tout autre citoyen belge. On ne
lui laissait pas d'autre choix. Le message ajoutait plus loin, qu'en
reconnaissant l'indépendance de
Découragé par l'insuccès de ses
efforts, alarmé par les mesures et les reproches de son père, et poursuivi par
les murmures improbateurs de Chassé et des autres généraux hollandais, le
prince regretta bientôt d'avoir été si loin et montra un désir extrême de
revenir sur ses pas. En conséquence, après avoir fait d'inutiles efforts pour
conclure un armistice, proposition hautement repoussée par le gouvernement
provisoire qui demandait l'évacuation préalable de Maestricht, Anvers, Termonde
et Venloo, et la retraite de toutes les troupes au-delà du Moerdyck
; après avoir vu repousser dédaigneusement par les Belges toutes ses tentatives
de conciliation après avoir vu son autorité contestée par le général Chassé,
qui déclara, le 24, la ville d'Anvers en état de siège, le prince délia de leur
serment les officiers belges qui avaient été mis aux arrêts pour avoir offert
leur démission, en refusant de se battre contre leurs compatriotes, après avoir
été témoin de l'inondation des polders et de l'envahissement de l'esprit
révolutionnaire dans la ville d'Anvers, jusqu'alors fidèle, s'embarqua pour
Rotterdam dans la nuit du 25, et, le cœur ulcéré, fit ses adieux aux provinces
belges dans une adresse courte et touchante :
« Belges !
J’ai taché de vous faire tout le bien qu’il a été en mon pouvoir d’opérer, sans
avoir pu atteindre le noble but auquel tendaient mes efforts, la pacification
de vos belles provinces. Vous allez maintenant délibérer sur les intérêts de la
patrie dans le congrès national qui se prépare. Je crois avoir rempli pour
autant qu’il dépendant de moi en ce moment, mes devoirs envers vous ; et
je pense en remplir encore un bien pénible, en m’éloignant de votre sol pour
aller attendre ailleurs l’issue du mouvement politique de la Belgique ;
mais, de loin comme de près, mes vœux sont avec vous, et je tâcherai toujours
de contribuer à votre véritable bien-être. Habitants d’Anvers, vous qui m’avez
donné, pendant mon séjour dans votre vile, tant de marques de votre
attachement, je reviendrai, j’espère, dans des temps plus calmes, pour
concourir avec vous à l’accroissement de la prospérité de cette belle cité.
« Signé,
GUILLAUME, prince d’Orange.
« Anvers,
25 octobre 1830. »
(page 139) Ainsi se termina une mission qui n'aboutit qu'à consolider le
gouvernement des insurgés et à le détacher entièrement de celui du roi, mission
qui n'eut d'autre résultat que de mettre dans tout son jour le caractère
généreux mais faible du prince, et les contradictions du système de politique
suivi par le gouvernement hollandais ; car n'était-il pas absurde de charger le
prince héréditaire de former un gouvernement séparé dans les provinces du midi,
de souscrire à la demande de séparation, de promettre l'oubli des erreurs
politiques, et en même temps de faire suivre immédiatement ces dispositions
conciliatrices d'une proclamation qui déclarait ces provinces en état de
rébellion, et appelait les Hollandais aux armes, dans le but avoué non pas de
défendre leur territoire, mais de replacer les Belges sous le joug qu'ils
avaient secoué. La conduite du prince décela un manque de jugement, en ce qui
concernait le présent ; mais l'influence fâcheuse qu'elle eut sur sa cause se
fit sentir plus tard encore ; car elle détruisit la confiance que l'on avait
jusqu'alors placée dans sa sincérité et sa fermeté, et prouva que, quelque
désir qu'il en eût, il n'aurait jamais le courage de séparer entièrement sa
cause de celle de son père. Il voyait clairement pourtant, qu'entre le roi
Guillaume et le peuple belge, il ne pouvait plus y avoir d'autre lien que celui
qu'imposeraient les baïonnettes étrangères. Quoique ce fût là et (page 140) que ce soit encore les
auxiliaires qu'appellent les partisans de la maison de Nassau, il est évident
qu'ils seraient les moins propres à placer ou à maintenir un souverain sur le
trône des Belges. La conduite du prince, en cette occasion, fut d'autant plus
malheureuse qu'elle prouva qu'il n'avait point cette résolution et cette
énergie sans lesquelles il n'est pas de victoire possible et qui donnent aux
grands esprits un ascendant si puissant sur les hasards de la fortune, qu'il
n'avait ni la force d'avoir une volonté, ni la résignation de se soumettre à
celle du roi, et que, tout en désirant le trône, il manquait du courage
nécessaire pour y monter. Dans ces circonstances comme dans celles qui
suivirent, il n'abandonna jamais ce système de demi-mesures si nuisible dans
les moments de crise. L'audace de son entrée à Bruxelles, dans la journée du 1er septembre,
avait fait supposer que son énergie morale ne le cédait en rien à son
indomptable valeur ; mais les événements de l'année suivante démontrèrent
pleinement que s'il a le bras qui exécute, il n'a pas la tête qui conçoit.
Quoique doué de plusieurs des nobles qualités qui distinguaient ses ancêtres,
il n'était, ni comme homme d'état, ni comme général, à la hauteur des
difficultés de sa position. Ainsi, sa mission d'Anvers, en octobre 1830, échoua
complètement ; ainsi, la courte campagne d'août 1831, n'ajouta rien à sa (page 141) réputation militaire. Mais
nous aborderons ce sujet plus tard.
Le départ du prince d'Orange
d'Anvers, et celui du prince Frédéric, qui avaient eu lieu précédemment, furent
les avant-coureurs de ce mémorable événement qui lie le nom du général Chassé
non à une résolution hardie et terrible par suite de laquelle une ville
importante et peut-être une couronne pouvait être rendue à son maître, mais à
un des actes de rigueur les plus inutiles et les plus odieux que présentent les
annales de la guerre.
Il est nécessaire de dire un mot des
événements militaires qui ont immédiatement précédé cette catastrophe. Ils ne
furent pas moins défavorables aux Hollandais que ceux de septembre. Dans
l'après-dîner du 22 octobre, les bandes patriotes, formant une masse
irrégulière d'à peu près 8,000 hommes, avec six pièces de canon, commencèrent
un mouvement simultané contre la ligne occupée par les troupes royales fortes
d'environ 7,000 hommes, ayant 40 pièces d'artillerie, dont presque une moitié,
formant l'arrière-garde, était en position sur les deux Nèthes
(Ces
rivières ont leur source, l'une près de Lummel, et l'autre
près de Hechtel, dans la province du Limbourg. La moins considérable se jette
dans la grande Nèthe à Lierre. Réunies elles
traversent Walhem, où elles prennent
le nom de Ruppel et se jettent dans l'Escaut, en face
de Rupelmonde.)
(page 142) Les chefs patriotes, s'étant réunis en conseil de guerre
le jour précédent, avaient décidé que Niellon se
porterait en avant par la chaussée de Lierre à Anvers, tournerait l'aile droite
des Hollandais et, menaçant leurs derrières, les forcerait de se jeter sur Berchem,
tandis que le centre menacerait Duffel, et que la gauche, sous Mellinet, ferait des démonstrations au pont de Walhem, qui fut jugé trop fortifié pour admettre une
attaque directe, même si les Hollandais négligeaient de le détruire (Le
général Million, nouvellement naturalisé belge, avait été sous-officier au
service de France. Au moment de la révolution, il était associé au
directeur du théâtre du Parc. Mellinet, autre
Français, avait aussi servi dans l'armée française où il avait été élevé au
rang de général de brigade. Des affaires pécuniaires et d'une autre nature les
avaient forcés tous les deux de quitter
(page 143) Mais la valeur impatiente des volontaires patriotes ne put
être contenue jusqu'à ce que Niellon eût pu exécuter
son mouvement. Le 23, à la pointe du jour, un petit détachement, conduit par un
ou deux chefs audacieux, se jeta dans des bateaux au dessus et au dessous du village, et réussit à traverser la
rivière presque sans opposition, tandis qu'un autre corps chargeait bravement
le front du pont, et, en dépit d'un feu opiniâtre d'artillerie et de
mousqueterie, parvint à en effectuer le passage et à forcer les Hollandais,
qui, ayant mis le feu à la partie du pont construite en bois, se retirèrent sur
Contich. Le jour suivant, la gauche des patriotes, après une vive escarmouche
près de cette dernière place, effectua sa jonction, avec la droite, à l'endroit
de la réunion des routes de Malines et de Lierre, près de Vieux-Dieu ; avançant
de ce point, dès la matinée du 28, ces deux corps, soutenus par six pièces de
canon, firent une attaque simultanée sur l'arrière-garde du duc de Saxe-Weimar,
qui occupait Berchem, avec environ 3,000 hommes d'infanterie, plusieurs
escadrons de cavalerie, et deux batteries d'artillerie. Quoique vigoureusement
reçus, ils réussirent à forcer les Hollandais à chercher un abri sous les murs
de la forteresse (Ce
fut à cette affaire que le comte Frédéric de Mérode fut mortellement blessé ;
il fut enterré près de l'endroit où il tomba ; un monument a été élevé depuis à
sa mémoire). Le 26, Mellinet,
ayant reçu l'avis d'un (page 144) soulèvement dans la ville, chargea Niellon
et Kessels de tâcher d'avancer du côté du faubourg de
Borgerhout. Le dernier s'empara d'une demi-lune en avant
de la porte, et tournant contre la ville les canons abandonnés par les
Hollandais, il tira à poudre pour annoncer sa présence. En même temps le centre
déboucha de Berchem, avançant avec précaution sur la porte de Malines, et la
gauche se portant en avant par Wylrick sur Kiel,
repoussa l'ennemi dans le corps de la place. La ville fut de cette manière
investie, dans presque toute la partie qui s'étend de l'Escaut par Kiel à la
gauche, jusqu'à la grande route qui conduit à Bergen-op-Zoom sur la droite. Un
détachement, ayant suivi le mouvement sur la rive gauche, prit possession de Burcht.
Tandis que ces opérations
s'exécutaient à l'extérieur en dehors des murs, des émissaires du gouvernement
provisoire s'étaient mis en rapport avec les mécontents à l'intérieur, et
étaient parvenus à préparer une diversion dans la place. Depuis plusieurs
jours, un esprit hostile se manifestait dans les classes inférieures, et
causait beaucoup d'inquiétude au gouverneur. Ces symptômes de troubles avaient
été comprimés par la présence (page 145)
du prince d'Orange, mais aussitôt que le départ de S. A. R. fut connu,
l'explosion eut lieu. Divers mouvements partiels ayant éclaté, la garnison
forte d'environ 8,000 hommes d'effectif, prit les armes, l'artillerie de la
flotte et de la citadelle fut mise en état. Une tentative fut faite pour
palissader la porte de Malines et la convertir en blockkaut. Mais le général commandant
paraît avoir réservé les ressources de destruction de la citadelle, pour venger
une attaque, plutôt que d'avoir pris des mesures extraordinaires pour prévenir
une commotion et pour se garantir contre une surprise venant de l'extérieur, ou
contre une trahison dans l'intérieur. Quoiqu'il assurât les amis du
gouvernement que des renforts allaient arriver, et que des mesures énergiques
seraient prises pour garantir la place, il ne faisait qu'un usage partiel et
peu judicieux de celles qui étaient déjà à sa disposition ; car, jusqu'au
moment où des patriotes aventureux se jetèrent dans la ville, traînant
audacieusement leurs canons jusqu'aux bords de la rivière, pour tirer contre
l'arsenal et la flotte, il refusa de croire qu'ils oseraient tenter un coup de
main si hardi.
A peine le jour eut-il paru le 26,
qu'un corps de révoltés commença ses opérations en pillant un petit navire
chargé d'armes, à une demi-portée de fusil d'un bâtiment de guerre. S'étant
ainsi armés, ils se jetèrent sur différents postes militaires (page 146) isolés, dont une partie prit
la fuite et l'autre se rendit. Ainsi, en peu de temps, le peuple devint maître
de presque tous les postes de la ville, excepté celui de la grand'garde
; après s'être ainsi procuré une ample provision d'armes et de munitions, il
commença à attaquer les troupes sur les places et aux portes. Mais, excepté le
piquet de garde à l'hôtel-de-ville et un autre sur la grande place, les
détachements hollandais maintinrent leur position jusque dans la matinée du 27.
Dans ce moment, la porte Rouge et immédiatement après celle de Borgerhout ayant été abandonnées par eux, et le peuple les
ayant à l'instant même ouvertes, Niellon, Kessels et leurs compagnons se jetèrent dans la ville, où
ils ne rencontrèrent que peu de résistance, excepté près de la résidence du
gouverneur.
Une terreur panique semblait en ce
moment s'être emparée de toute la garnison, qui, abandonnant en hâte toute la
ligne des ouvrages intérieurs et extérieurs, excepté les lunettes de Saint-
Laurent et de Kiel et une partie de l'arsenal, se retira dans la citadelle,
poursuivie par Niellon et Kessels,
qui les chargèrent le long des remparts et mirent en pièces la porte de
Malines, par laquelle entra Mellinet, au bruit de houras étourdissants. Dans ce moment les autorités
parurent, apportant avec elles les clefs de la ville, et vinrent ainsi s'offrir
à la dérision des chefs patriotes qui (page
147) réclamaient l'honneur d'un assaut. Encouragés par
leurs succès, les volontaires poursuivirent rapidement leurs ennemis qui
fuyaient jusque sous les glacis de la citadelle. Ainsi, en moins de deux
heures, cette ville de guerre imposante et si importante qui pouvait résister à
l'attaque d'une armée régulière de 50 mille hommes à l'extérieur, et qui avait
une garnison et une flotte suffisantes pour réprimer tout mouvement populaire à
l'intérieur, fut irrévocablement arrachée à la couronne. Dans cette
circonstance, le général Chassé commit une de ces fautes graves qu'il est si
nécessaire d'éviter lors d'un tumulte populaire. Au lieu de concentrer ses
masses et de rappeler ses petits détachements pour prévenir qu'il ne fussent
défaits et pris l'un après l'autre ; au lieu d'occuper en force les points les
plus importants, spécialement les portes, et de les protéger par des barricades
et des retranchements, précaution d'autant plus essentielle, qu'à cette époque
les barricades étaient le grand instrument du triomphe populaire ; au lieu de
tenir ses réserves prêtes à se mouvoir en colonnes serrées et de balayer ainsi
les rues et les remparts, il les divisa en faibles patrouilles, ne fit garder
les portes que par un nombre de soldats qui n'allait guère au delà de la garde
ordinaire, et exposa ainsi ses hommes à être harasses, démoralisés et vaincus
en détail.
L'opinion générale, à cette époque,
était que (page 148) Chassé avait résolu de saisir
le premier prétexte pour sacrifier une partie de la ville à la jalousie du
commerce hollandais, et qu'il s'était empressé de retirer sa garnison pour
pouvoir exécuter ce barbare projet. La régence, espérant conclure un armistice,
envoya un parlementaire à la citadelle, accompagné d'un délégué du gouvernement
provisoire et de quelques-uns des consuls étrangers. Leur mission réussit, et
Chassé ayant conclu une convention verbale, le drapeau blanc fut à l'instant
même hissé. Ceci ayant été observé par Mellinet et Kessels, ils résolurent d'envoyer à la citadelle pour
connaître la nature de cette négociation et pour réclamer le droit de la
ratifier. Mais ils furent renvoyés aux autorités civiles, et informés par le
général hollandais qu'il ne voulait ni les reconnaître ni entrer en
communication avec les chefs des rebelles. Enorgueillis de leur triomphe, et
indignés de la réception faite à leurs envoyés, les chefs patriotes se
rendirent à l'hôtel-de-ville où un officier avait été envoyé par Chassé pour
conclure un arrangement définitif avec la municipalité. Là, Mellinet
et Niellon avancèrent que, la ville ayant été prise
d'assaut, il n'existait plus de régence et qu'ils étaient la seule autorité
compétente. Alors, déclarant tout arrangement antérieur nul et non avenu, ils
dressèrent un projet insolent de capitulation, qui fut rejeté avec indignation
par Chassé. En même (page 149) temps
le délégué du gouvernement provisoire produisit le document suivant qui leur
donnait l'autorisation d'agir en son nom :
« LE GOUVERNEMENT. PROVISOIRE
DE
« COMITE CENTRAL,
« Autorise M. Van der Herreweghe à
prendre possession de la ville et de la citadelle d'Anvers et à les faire
occuper au nom du peuple belge.
« Bruxelles, 26 octobre
1830.
« Signé, DE MÉRODE, etc., etc.
»
On trouverait difficilement dans l'histoire
des guerres civiles un document aussi audacieux que celui qui résulte de ce peu
de lignes. Qu'une forteresse comme Anvers, ayant une garnison nombreuse et
choisie, commandée par un chef brave et expérimenté, avec une flotte dévouée et
formidable stationnée à une portée de fusil de ses quais ouverts, une
forteresse placée immédiatement sous les canons de cette célèbre citadelle que
le duc d'Albe avait élevée menaçante contre le peuple ; ayant une grande
quantité de ses respectables habitants et de la garde communale fermement
attachés au gouvernement, et formant un point militaire et politique d'une si (page 150) haute importance que sa conservation était une
nécessité vitale, qu'une telle forteresse ait pu être abandonnée presque sans
résistance, est déjà une chose presque incompréhensible ; mais que le
gouvernement patriote ait pu espérer un semblable triomphe et donner à un
délégué le pouvoir de prendre possession de la citadelle, est certainement un
des plus singuliers et des plus hardis épisodes de la révolution ; et
pourtant le général qui la commandait a été regardé en Europe comme un modèle
de fermeté et de science militaire. Si le général Chassé avait possédé une
partie de l'énergie et des talents que l'opinion générale lui accordait, Anvers
et peut-être
Le mystère qui enveloppe les causes
de la terrible catastrophe du 27 octobre est si profond, les assertions d'un
parti sont si opposées à celles de l'autre qu'il est difficile d'en tirer une
conclusion impartiale. Mais la conduite des deux parties fut si peu honorable
qu'elles ont un égal intérêt à déguiser la vérité. D'un côté, les Belges
affirment qu'un plan avait été formé pour sacrifier l'arsenal et les riches
dépôts de marchandises qu'il contenait au premier prétexte, quelque frivole
qu'il pût être, que des matières combustibles avaient été placées dans ce but
en différentes parties du bâtiment, que des émissaires (page 151) soldés furent envoyés pour se
mêler à la populace et faire feu sur les troupes, dans l'intention de faire
naître ce prétexte que la trêve avait ôté, et que les soldats hollandais et non
les volontaires avaient commencé l'agression.
D'un autre côté, les Hollandais
affirmaient que l'infraction eut lieu du côté des patriotes et que, quoiqu'un
feu très vif de mousqueterie eût été nourri pendant quelque temps par eux, pas
un seul canon n'avait été tiré, lorsque Kessels, qui
commandait l'artillerie des assaillants, eut fait avancer une pièce de 6 et
commencé à battre la porte de l'arsenal, quoique le drapeau blanc flottât sur
la citadelle. Ce fait a été corroboré par le rapport des chefs patriotes. Les
Hollandais repoussent de même avec indignation toute accusation de projets de
malveillance, et en donnent pour preuve le désir qu'ils ont montré de
renouveler les négociations. Ils assurent, avec une grande apparence de
justice, que s'ils avaient eu le dessein de détruire la ville, elle aurait subi
le sort de l'entrepôt, que leur but en dirigeant leur feu principalement sur ce
quartier, n'était pas de satisfaire aux demandes jalouses du commerce
hollandais, mais d'empêcher le contenu de l'arsenal de tomber dans les mains
des patriotes, et que la destruction de l'entrepôt fut le résultat malheureux
de son voisinage immédiat de l'arsenal. Lorsqu'on examine avec calme l'évidence
des raisons (page 152) alléguées des deux côtés, il paraît peu douteux
que la première infraction de l'armistice n'ait été le fait des volontaires. Ce
n'est pas, en conséquence, contre le droit qu'avait Chassé de repousser la
force par la force que l'historien doit élever la voix ; mais contre l'abus
impolitique qu'il en fit. On ne peut douter qu'il n'ait été autorisé par les
lois rigoureuses de la guerre à se venger sur la cité et à faire peser sur la
totalité des citoyens, la faute d'un petit nombre ; mais un tel acte de
barbarie est non seulement contraire à la civilisation du 19e
siècle, et aux lois de l'humanité, mais ceux dont il voulait se venger
échappaient à ses coups, l'innocence seule était punie ; et quoique Chassé eût
en partie employé les moyens de destruction dont il disposait, il négligea de
recueillir les avantages qu'il pouvait en retirer.
La marche à suivre était simple et
d'un succès certain. Si elle eut été adoptée dès le 25, la révolte n'eût jamais
éclaté, et les volontaires ne seraient pas entrés dans la ville. Dès les
premiers symptômes de sédition, Chassé devait rappeler ses postes disséminés,
se contenter de garder les portes et tourner quelques-uns des canons des
remparts contre la ville, en faisant occuper fortement les postes qui
commandent les rues. Il devait surveiller attentivement la route de Berchem, du
fort Montebello, de la lunette Carnot et de la demi-lune de Borgerhout.
Au premier symptôme (page 153) d'insurrection, il devait faire une proclamation courte mais
énergique, dans des termes à peu près semblables à ceux-ci : « Habitants
d'Anvers ! le salut de la forteresse confiée à ma garde est menacé. La première
insulte qui sera faite à mes troupes, le premier coup de fusil tiré contre un
poste ou un détachement de mes soldats, seront punis par l'extermination du
quartier de la ville d'où cette agression sera partie. Le bombardement
continuera jusqu'à ce que les révoltés me soient livrés. Citoyens ! le salut de
vos demeures et de vos fortunes est dans vos mains ; unissez-vous à moi pour
maintenir la tranquillité, ou les conséquences de la révolte retomberont sur
vos têtes ! »
Mais en supposant qu'il n'eût pas
suivi cette marche d'abord, il était de son devoir de répondre à la proposition
insultante de Mellinet et Niellon,
en leur rappelant que la ville était sous le feu des canons de la citadelle,
des forts et de la flotte ; que si les volontaires n'évacuaient pas à l'instant
les limites de la forteresse, s'ils ne rendaient pas les prisonniers hollandais
avec leurs armes, et s'ils ne déposaient pas, au pied du glacis, celles dont le
peuple était en possession, s'ils n'élevaient pas le drapeau orange sur tous
les clochers de la ville, il était déterminé à la réduire en cendres.
Mais, même lorsque le bombardement
eut cessé, s'il avait demandé péremptoirement l'évacuation (page 154) et la soumission de la ville
comme sine quâ non de toute concession, il
pouvait imposer sa volonté. La terrible leçon que le peuple avait reçue
l'aurait rendu plus sensible à l'imminence du péril, et les délégués du
gouvernement provisoire se seraient arrêtés devant l'idée de sacrifier la
deuxième ville de
Tout ce qu'on sait des incidents qui
donnèrent lieu au bombardement, c'est qu'une multitude de volontaires, la
plupart ivres et tous dans l'état le plus violent d'exaltation, qui s'étaient
répandus dans les rues voisines de la citadelle et de l'arsenal, aperçurent
quelques soldats aux fenêtres de ce dernier édifice, les insultèrent d'abord et
finirent par tirer sur eux. On répondit aussitôt à cette attaque, et le feu
devint très vif des deux côtés. Les Belges firent avancer une pièce de 6 pour
tirer sur la porte de l'arsenal, que les volontaires attaquèrent bientôt à
coups de hache ; et ils s'élancèrent de suite dans l'intérieur de l'édifice où
ils firent plusieurs prisonniers.
Justement exaspéré de cette
infraction à un traité dont Niellon, Mellinet et Kessels étaient
responsables (car ils auraient pu empêcher l'emploi de l'artillerie, quoique
peut-être ils n'eussent pas eu le pouvoir de comprimer l'insolence (page 155) de leurs soldats, et empêcher
quelques décharges partielles de mousqueterie), Chassé fit diriger le feu de 2
ou 3 pièces sur le ravelin et le bastion qui font face à l'arsenal. Mais
n'ayant pas réussi, et l'attaque dirigée contre ce bâtiment continuant, il fit
baisser le drapeau blanc et donna le signal de l'action convenu avec la flotte,
qui consistait en 8 bâtiments de guerre formant une ligne de batteries de 90
bouches à feu.
Un bruit effroyable et général
d'artillerie frappa les oreilles des habitants effrayés. En un instant commença
le feu combiné de la citadelle, de la flotte et des forts. Un déluge de
projectiles tomba sur la ville et porta ses ravages au milieu des maisons. Les
bombes, les obus éclataient et détruisaient tout ce qui environnait les
antiques tours de St-Michel, et les échos lugubres de la cathédrale répétaient
le bruit de leur explosion. Les toits, les murailles, les planchers tombaient
sous le choc irrésistible de ces lourds projectiles, qui allaient chercher
leurs victimes jusqu'au fond des souterrains, mêlant les cadavres mutilés aux
ruines des édifices ; envoyait s'élever de longues colonnes d'une fumée noire
et épaisse entremêlée de flammes. L'arsenal et l'entrepôt étaient en feu.
L'obscurité de la nuit vint bientôt faire paraître dans tout leur horrible
éclat ces flammes rouges qui convertissaient la voûte noire des cieux en un
dôme éclatant, dont le reflet sinistre annonçait (page 156) à plusieurs
lieues à la ronde cette effroyable catastrophe.
La terreur et la stupéfaction des
habitants sont au-dessus de toute description. Quelques-uns s'étaient retirés
dans leurs caves et leurs celliers ; les autres couraient éperdus à travers les
rues, poussant des cris d'effroi et de douleur. Ceux qui possédaient des
chevaux et des voitures, n'importe de quelle espèce, rassemblaient à la hâte
les principaux objets de valeur, et s'enfuyaient dans les campagnes. D'autres,
songeant seulement à sauver leur vie, sortaient des portes à pied pour chercher
un refuge dans les champs voisins. Les vieillards, les femmes enceintes, les
enfants riches et pauvres, malades ou bien portants, fuyaient en désordre. Les
flammes ayant atteint la prison, on n'eut pas le temps de transférer les
prisonniers ; les portes furent en conséquence ouvertes, et près de 200
condamnés s'échappèrent ; mais aucun n'eut la pensée de voler. La terreur, la
confusion, le désespoir régnaient partout. Des femmes, des enfants en pleurs,
appelaient à leur secours des hommes qui ne pouvaient leur donner ni assistance
ni consolation. Quelques-unes moururent de frayeur, d'autres perdaient
connaissance ; on entendait partout des cris, des gémissements, des prières
interrompues par le bruit des décharges d'artillerie, entremêlés de
malédictions contre la révolution et contre l'auteur de tant de
maux. En (page 157) peu
d'heures tout ce qui pouvait marcher, et qui ne fut pas retenu par la terreur,
avait fui dans les campagnes. Les routes étaient couvertes de fugitifs de tout
âge, de tout sexe, qui tournaient des yeux pleins de larmes vers leurs maisons
menacées. Les ténèbres de la nuit ajoutaient encore à l'horrible lueur des
flammes. Les sifflements de l'élément destructeur, le bruit du canon, de la
fusillade et de la chute des édifices, les clameurs des femmes et des enfants,
les gémissements des blessés et des mourants s'unissaient pour produire sur
l'esprit une impression d'horreur que le temps n'a pu effacer.
Pendant la soirée, différentes
tentatives furent faites pour atteindre la citadelle ; mais l'intensité du feu,
le bruit, la fumée, faisaient échouer tous les efforts. A la fin, entre neuf et
dix heures du soir, une députation de quatre personnes, précédée par un
trompette, put arriver à un poste avancé, et ayant donné une lettre dont ils
étaient chargés par M. Rogier qui était arrivé de Bruxelles comme délégué du
gouvernement, ils furent admis dans l'intérieur de la citadelle. Cette lettre
pressait le général Chassé d'ordonner une suspension d'armes jusqu'au jour ; et
qu'alors il serait peut-être possible de renouveler les négociations qui «
n'avaient été interrompues, selon toute apparence, que par la faute de quelques
hommes ivres. » Chassé répondit immédiatement (page 158) « qu'il consentait à cette
proposition, à condition que ses troupes ne seraient pas davantage inquiétées,
déclarant que, à la moindre agression, il recommencerait le feu, et terminait
en engageant le gouvernement provisoire à nommer une commission ayant des
pouvoirs pour traiter avec lui, dans la matinée suivante. » M. Rogier y ayant
consenti, des ordres furent à l'instant donnés à la flotte et aux forts de
discontinuer le bombardement qui avait duré sans interruption, depuis trois
heures et demie jusqu'à dix heures et demie.
De nouveaux délégués étant arrivés
de Bruxelles pendant la nuit, une seconde députation fut envoyée à la citadelle
et une trêve préliminaire fut conclue, de bonne heure, le 28. Le
Le mal causé à la ville, en général,
par le bombardement, a été fortement exagéré. Car, à quelques accidents près,
les quartiers du centre et les quartiers éloignés souffrirent peu. D'un (page 159) autre côté, le feu étant
principalement dirigé sur l'arsenal et l'entrepôt (L'estimation
officielle de la perte des marchandises, selon les rapports des experts, fut de
1,888,000 florins. La valeur réelle s'élevait à 2,200,000 florins ; aucune évaluation n'a été faite des
bâtiments. Les dommages causés aux maisons particulières de la ville ont été
portés à 429,466 florins. La somme des marchandises, etc., était environ de
250,000 florins, quoique les propriétaires en aient réclamé 440,886. Ainsi la
somme totale de toutes les pertes, non compris les bâtiments de l'entrepôt et
de l'arsenal, s'élève à près de 3,880,000 florins. Les
morts furent au nombre de 85, dont 68 bourgeois et 17 militaires ; le nombre
des blessés d'environ 120, dont 80 furent guéris dans les hôpitaux),
tous les bâtiments qui composent l'ancienne église de S'-Michel et la plus
grande partie des rues environnantes furent convertis en un monceau de ruines.
Tout ce qui restait des valeurs contenues dans l'entrepôt formait une masse
calcinée et fumante de sucre, de café, de cuirs, de soieries, de tissus, et de
toutes sortes de denrées coloniales ; on ne put retirer du milieu des débris
que quelques projectiles. Les principales pertes furent causées par le feu de
la citadelle ; car la flotte ne maltraitait que très peu les bâtiments qui
bordent le quai. Les boulets passaient sur la ville pour aller tomber dans la
campagne. Ces faits sont importants ; car ils prouvent que Chassé ne fit pas
usage de (page 160)
tous les moyens de destruction qu'il avait à sa
disposition. Il est évident que s'il eût eu l'intention de détruire toute la
ville, il pouvait réaliser son projet en peu de temps. S'il eût tiré avec la
totalité de ses mortiers et de ses obusiers, si les vaisseaux n'eussent pas
élevé leur tir de manière à faire passer les projectiles sur la ville, au lieu
de les concentrer sur un point, il est incontestable qu'à l'expiration des sept
heures du bombardement, Anvers n'aurait plus été qu'un monceau de ruines (Il
n'a pas été possible de connaître le nombre de coups tire en cette occasion par
la flotte. Mais il est prouvé que la quantité de gargousses distribuées
excédait celle des boulets, preuve que les canons furent quelquefois chargés à
poudre).
Mais si ces détails peuvent, jusqu'à
un certain point, excuser l'intention, ils n'excusent pas le fait qui ne servit
qu'à détruire les propriétés et les habitations de quelques citoyens paisibles,
sans châtier les agresseurs, sans arrêter les progrès de la révolution, et sans faire récupérer au
gouvernement hollandais la moindre partie de ce qu'il avait perdu. Il n'avait
pas même l'avantage de servir d'exemple ; car, à l'exception de Maestricht et
de Venloo, les Hollandais ne possédaient déjà plus de forteresse ; et l'une de
celles-ci fut bientôt prise, tandis que l'autre fut conservée (page 161) seulement par suite des circonstances
accidentelles, ou plutôt par la conduite énergique du général Dibbetz, commandant Maestricht, qui forma un honorable
contraste avec la rigueur tardive et inutile de Chassé à Anvers. L'un, avec des
moyens bornés, mais avec une activité remarquable et une résolution ferme,
parvint à conserver la ville, sans tirer un coup de fusil, sans verser une
goutte de sang ; l'autre, avec tous les avantages possibles de force et de
position, abandonna ce qu'il n'aurait jamais dû rendre ; et, après avoir perdu
l'occasion de le récupérer, se contenta du spectacle de ruines fumantes sous
lesquelles il ensevelit la dernière espérance de la maison de Nassau. Car cette
action fut plus fatale à leur cause que ne l'aurait été la perte de vingt
batailles.
La ruine calcinée de la tour de
Saint-Michel est un monument qui rappellera aux âges futurs que le général
Chassé, à la tête de 8,000 hommes, de troupes choisies, s'enfuit devant
quelques volontaires indisciplinés, et qu'après avoir abandonné une ville qu'il
n'eut ni le talent ni l'énergie de défendre, et s'être mis à couvert derrière
les fossés d'une citadelle, il immola des vieillards, des femmes, des enfants,
et ruina les propriétés de citoyens inoffensifs, soit en cédant à une soif de
vengeance impolitique, soit en montrant une condescendance criminelle pour
l'égoïsme du commerce hollandais. Quand la postérité apprendra (page 162) que le
général Chasse eut tout le temps nécessaire pour se préparer et tous les moyens
possibles pour sauver la ville d'Anvers, qu'il rendit sans livrer un seul
combat, et qu'il laissa ainsi ravir à la couronne la clef de ses possessions
belges ; que, sous le prétexte de venger quelques coups de fusil tirés sur ses
troupes, il bombarda pendant sept heures une ville populeuse et inoffensive, et
qu'il se contenta ensuite non pas de la soumission générale, de l'expulsion et
du châtiment des agresseurs, mais de la restitution d'une douzaine de bœufs,
de trois barriques d'eau-de-vie, et de deux barriques et demi de riz ; quand
la postérité songera à ces événements, elle ne comprendra pas qu'un vieux
soldat ait pu ternir ses lauriers par une action si peut glorieuse, et qu'un
gouvernement ait ainsi, sans aucun avantage, ajouté encore à l'antipathie qu'il
inspirait à une nation, et que, tandis qu'il s'applaudissait de cette barbare
destruction, il oubliait entièrement que les richesses et les ressources de la
ville bombardée n'existaient pas dans ses bâtiments, mais dans le fleuve
imposant qui baigne ses quais.
S'il est juste de dire que, selon
toute apparence, l'agression est venue du côté des volontaires et que les chefs
devaient en être responsables, il est juste également d'observer que Mellinet, Niellon et Kessels se dévouèrent avec une rare intrépidité à diminuer
les malheurs que leurs soldats avaient (page 163) occasionnés, et à porter
partout des secours. Ils ne bornèrent pas leurs efforts à recueillir les
blessés, à diriger des secours contre l'incendie, à maintenir la tranquillité
publique. Mais comme plusieurs caissons de poudre avaient été déposés dans un
bâtiment exposé à devenir la proie des flammes, Mellinet
s'élança sur ce point et, au milieu d'un déluge de projectiles, s'attela
lui-même aux chariots, et, encourageant le peuple par son exemple, parvint à
les traîner loin des lieux exposés et à éviter ainsi une explosion certaine.
Ses deux compagnons donnèrent des preuves égales de dévouement, à l'arsenal où
près de 40 chariots de munitions furent retirés des flammes. Plusieurs
habitants et quelques-uns des consuls étrangers se distinguèrent aussi de la
manière la plus honorable, surtout ceux de
Dès ce moment, jusqu'à celui où
l'hiver força les vaisseaux de guerre d'abandonner leurs stations devant la
ville, la flotte conserva tranquillement sa position sur l'Escaut, et les
troupes hollandaises, retirées dans les limites prescrites par la convention du
30 octobre, abandonnèrent le reste aux patriotes.
Cort-Heyligers
s'étant également retiré dans le Brabant septentrional, le duc de Saxe-Weimar (page 164) s'embarqua
de la citadelle pour Rotterdam, avec la garde et les troupes qui excédaient les
besoins, et fut nommé commandant d'un corps à l'extrême gauche. Ainsi se
termina cet épisode mémorable et si fécond en événements.