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« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

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TOME 1

 

CHAPITRE TREIZIEME

 

Détresse des classes inférieures. - Bienfaisance de plusieurs familles belges. - Banquet offert à de Potter à Paris. - Position de l’armée du prince Frédéric. - Elle le retire devant les patrouilles belges. - Arrivée du prince d'Orange à La Haye. - Son entrevue avec le roi. - Il fait une proclamation qui exaspère le peuple. - Une députation est envoyée à Vilvorde au prince Frédéric. - Troubles dans le pays. - Violence des journaux hollandais. - Comité de sûreté publique formé à Bruxelles. - Arrivée de M. Cartwright.

 

(page 379) Une autre source de malaises sérieux commençait à se manifester ; les affaires étaient dans une stagnation complète depuis près de dix jours. Il ne se faisait plus de demandes ni dans la capitale, ni dans les provinces. L'argent ne circulait plus ; le crédit était nul, le travail paralysé ; par conséquent aucun moyen de subsistance pour les ouvriers ; la misère des classes inférieures croissait avec une effrayante rapidité. Toute l'aristocratie, à peu d'exceptions près, s'était retirée dans les (page 380) châteaux, et les Anglais, qui contribuaient pour une si grande part à la richesse et à la prospérité du pays, avaient abandonné la ville. Ceux qui demeuraient avaient supprimé leurs équipages, réduit leur dépense, fermé leurs maisons et écrit sur leurs portes : « Maison à louer. » Ils ne dépensaient que le strict nécessaire pour les besoins de leur famille. La régence avait offert de donner du travail, dans les fossés et les canaux qui environnaient la ville ; mais les artisans accoutumés à leurs occupations sédentaires, et n'étant pas disposés à ces travaux fatigants, refusaient de travailler ; et ceux qui acceptaient dépensaient leur argent en excès de boisson.

L'avenir était triste, et les malheurs ne pouvaient être évités que par des dons volontaires ; à cet effet, des commissions furent nommées dans les paroisses pour aller de porte en porte réclamer des dons. Mais ce moyen ne pouvait fournir que des secours limités, et comme les demandes de travail décroissaient à mesure que les inquiétudes allaient en augmentant, la détresse devait nécessairement amener le pillage. Heureusement que la bienfaisance des citoyens en général, et la philanthropie et le patriotisme des familles d'Aremberg, de Mérode, d'Hoogvorst, de Brouckère, Le Bon, Gendebien et Meeus, empêchèrent le mal ; et quelque grandes que fussent les souffrances des pauvres, il ne se commit aucun vol, aucun excès. (page 381)

Néanmoins, l'enthousiasme général pour la cause nationale (car elle avait à cette époque pris un caractère décidé de nationalité) s'étendait parmi les classes inférieures, s'augmentait des rapports qui arrivaient de Paris et de l'assurance qu'ils donnaient aux chefs du mouvement qu'aucune intervention étrangère n'aurait lieu, dans le cas de collisions avec les Hollandais. Les journaux français publiaient des articles sur les témoignages flatteurs de sympathie que recevaient de Potter et ses compagnons d'exil. La députation anglaise, qui avait passé la Manche pour porter aux Parisiens les félicitations des radicaux de Londres, avait visité et complimenté les exilés, sur leur martyre glorieux et le noble combat dans lequel leurs concitoyens étaient engagés. Il leur fut offert par la garde nationale parisienne un second banquet où ils furent comblés d'honneurs et d'applaudissements qui ne peuvent être comparés qu'à ceux décernés jadis au célèbre Franklin.

Plusieurs membres des états-généraux, étant arrives à Bruxelles, adressèrent à leurs collègues une circulaire par laquelle ils les engageaient à s'assembler sans délai dans cette capitale, pour conférer sur les mesures qu'il convenait de prendre. Lors de la première convocation des chambres à La Haye, plusieurs membres avaient résolu de ne point s'y rendre, et cette résolution, à laquelle les autres avaient adhéré, avait été (page 382) maintenue depuis le départ du prince. Mais une décision de cette nature pouvant être regardée comme une déclaration ouverte de rébellion, détruisait toute possibilité de négociations subséquentes, et les obligeait d'employer la force pour obtenir les concessions qu'ils espéraient ; en conséquence, ils revinrent sur leur détermination et résolurent unanimement de se rendre à La Haye et de soulever la question de séparation.

Cette résolution se fortifia par la nouvelle que le baron de Stassart, un de leurs membres, qui était parti pour La Haye comme président de la députation de Namur, avait été gravement insulté par la populace de Rotterdam, que sa vie avait été menacée et qu'il avait été obligé de rentrer en Belgique, sans pouvoir atteindre le but de son voyage. Quoique cette nouvelle ne fût pas rassurante, les députés belges déclarèrent qu'en persistant dans leur première intention ils feraient preuve de faiblesse, et tous, à l'exception d'un ou deux retenus pour maladie, se préparèrent à partir.

Les événements marchaient rapidement, et la crise approchait. Chaque jour était marqué par quelque nouvel acte d'audace de la part du peuple, et apportait quelque preuve de la timidité et de l'hésitation des commandants royaux ; toutefois la position occupée par les forces que commandait le prince Frédéric, présentait tous les (page 383) avantages pour cerner la cité. Choisir une position stratégique, quand S. A. R. n'avait à combattre qu'une ville ouverte et une multitude indisciplinée, privée d'artillerie, c'était se jouer de l'art de la guerre. Son rôle était si facile, sa marche si clairement tracée, qu'il est difficile de concevoir comment il a pu se tromper. Son corps d'armée, fort d'environ 6,000 hommes d'infanterie, était concentré entré Vilvorde, Malines et les villages environnants. Sa réserve occupait Contich et Anvers. Sa droite s'appuyait à la grande route de Gand, entre Assche et Bruxelles, et sa gauche s'étendait jusqu'à Dieghem, à travers la chaussée de Louvain qui passe par Tervueren, interceptant de cette manière toutes les grandes communications dans la capitale, excepté celle par Waterloo et Halle. Son arrière-garde était en sûreté, et chaque jour ajoutait à ses forces. Dibbets occupait Maestricht ; Chassé était à Anvers ; Van Gheen dans la citadelle de Namur ; Boecop occupait celle de Liége, et le duc Bernard de Saxe-Weimar occupait Gand avec des forces supérieures. Schepern et Goethals étaient à Ostende et à Bruges. Les garnisons de Mons et de Tournay étaient suffisantes pour défendre au moins leurs citadelles et tenir ces villes en respect. Mais en moins de quinze jours tout cela fut perdu pour le roi.

La témérité du peuple s'augmenta au point (page 384) qu'il sortait de la ville pour faire des reconnaissances aux alentours. Ayant, dans une de ces circonstances rencontré un détachement de l'armée royale parti de Tervueren, non seulement il prit position avec l'air déterminé d'un ennemi disposé à attaquer, mais un officier fut dépêché au quartier-général pour inviter le prince à ordonner à ses troupes de se retirer, en le rendant responsable des événements. Au grand étonnement des citoyens eux-mêmes, cette incroyable demande fut à l'instant même accordée.

Au lieu de répondre que, tout en faisant ce qu'il était en son pouvoir pour éviter l'effusion du sang, il était déterminé à conserver sa position, et à préserver ses troupes de toute insulte, le prince souffrit que ses soldats eussent la honte de se retirer de Tervueren devant une poignée de misérables armés pour la plupart de bâtons, de fusils de chasse et de toutes les armes qui leur étaient tombées sous les mains. Au lieu de concentrer peu à peu ses forces et de les faire insensiblement avancer, de manière à envelopper la cité et à intercepter ainsi toutes ses communications avec l'extérieur, il recula son quartier-général vers Anvers, leva son camp, dissémina son armée dans des cantonnements plus éloignés, et laissa toutes les communications libres ; ses détachements, il est vrai, arrêtaient scrupuleusement les diligences et les voitures de voyage, mais en revanche (page 385) elles laissaient circuler librement les troupes armées, leur artillerie, leurs munitions et leurs approvisionnements.

Pendant que le prince Frédéric jouait aussi inconsidérément la partie qui s'était engagée, le prince d'Orange se rendait en toute hâte à La Haye. A son arrivée, il fut reçu avec un enthousiasme extraordinaire par le peuple qui, en apprenant son entrée à Bruxelles, l'avait regardé comme perdu. Le roi lui-même s'empressa d'aller à sa rencontre ; et cette entrevue fut des plus pathétiques.

Mais la joie qu'éprouvait le roi du retour d'un fils dont les jours avaient été menacés et de la bouche duquel il espérait apprendre la soumission des rebelles et le rétablissement des couleurs de la maison d'Orange, fit place au chagrin et à l'étonnement quand la vérité lui fut connue. Fidèle à sa promesse, le prince d'Orange aborda immédiatement les questions soulevées par la commission de Bruxelles ; il détailla tout ce qui s'était passé et conjura le roi d'accéder sans retard aux demandes des Belges ; le prince plaida leur cause avec une chaleur et une énergie qui touchèrent profondément son pure, sans cependant ébranler sa volonté.

Cédant toutefois au torrent de l'opinion publique, le roi avait déjà accepté la démission de M. Van Maanen. L'honorable retraite de ce vieux (page 386) serviteur du trône fut connue officiellement le 3 septembre. Mais cette concession si ardemment et si longtemps désirée par le peuple venait trop tard. Si elle avait été accordée un mois plus tôt, si M. Van Maanen avait forcé le roi à accepter sa démission, afin de vérifier si tel était véritablement le but de l'effervescence populaire, il aurait rendu au roi un important service. Alors on aurait bien vu si son nom était le prétexte ou la cause des griefs, et cette concession qui répugnait tant au roi n'aurait pas été accordée sans utilité. Du moment que la séparation était demandée, la retraite de M. Van Maanen ne signifiait plus rien.

Un conseil de cabinet ayant été convoqué, le prince d'Orange exposa le résultat de sa mission, et termina en disant que dans sa conviction il n'y avait qu'une séparation administrative qui pût prévenir les événements les plus désastreux. MM. Delacoste et Van Gobbelschroy, ministres des départements de l'intérieur et des colonies, et tous deux Belges, appuyèrent chaleureusement le prince, et celui-ci offrit de retourner à Bruxelles avec ces deux ministres, répondant sur sa tête du rétablissement immédiat de l'ordre, si le roi voulait bien lui accorder plein pouvoir pour agir comme il le jugerait convenable dans l'intérêt général.

Si le roi avait accepté cette offre, la révolution finissait ; s'il avait dit : « Allez, mon fils, ne perdez pas de temps, dites aux Belges qu'en acceptant (page 387) le spectre des deux pays je n'avais eu vue que le bien-être du peuple, et que les intérêts de la dynastie doivent s'effacer devant ceux de la nation. Je vous nomme vice-roi, et je vous donne des pouvoirs illimités pour promettre mon consentement à une séparation ultérieure. Mais il est de mon devoir de roi constitutionnel de demander à la représentation nationale un bill d'indemnité qui me justifie d'avoir enfreint les traités et la loi fondamentale. » Si le prince était retourné à Bruxelles porteur d'une proclamation dans ce sens, il est plus que probable que la bannière des Nassau flotterait en ce moment à côté de l'étendard brabançon sur les tours de Sainte-Gudule.

La position du roi était très embarrassante ; il était lié et par la loi fondamentale et par les traités ; et un esprit aussi méthodique et aussi pacifique que le sien, aussi fortement imbu de l'omnipotence de la légitimité, dut reculer, avec effroi, devant l'idée de devancer ses sujets et ses alliés dans la violation des traités et de la loi fondamentale ; mais si, s'élançant de son trône, il s'était jeté à la tête du mouvement révolutionnaire, s'il avait déployé la bannière de la liberté, comme l'avaient fait souvent ses illustres aïeux, la Belgique se serait prosternée à ses pieds, et il se plaçait en première ligne parmi les souverains de l'Europe régénérée.

(page 388) L'adhésion immédiate du roi au projet de séparation, semblait d'autant moins difficile qu'il n'avait pas été accueilli défavorablement par le cabinet, et qu'il s'accordait avec les vues de presque toute l'oligarchie commerciale de la Hollande, dont la jalousie trouvait un aliment dans la prospérité toujours croissante de la ville d'Anvers. Au moyen d'un tel arrangement, le renouvellement du traité des barrières, quant à l'Escaut, ne devait pas être impraticable, et pour obtenir ce point, les villes d'Amsterdam et de Rotterdam auraient consenti à presque tous les sacrifices qu'on leur aurait demandés.

Mais plus la crise devenait imminente, plus elle exigeait de l'énergie et de la présence d'esprit, plus le cabinet temporisait On négligeait les avis du prince d'Orange ; on écartait ses offres. L'on résolut de s'en tenir à la loi fondamentale dont les Belges demandaient l'abrogation, et de se rejeter sur les traités dont les grandes puissances semblaient faire bon marché. Les travaux du cabinet aboutirent à une proclamation extrêmement vague, qui, tout en exprimant des regrets pour le passé, laissait néanmoins peu d'espérances pour l'avenir.

Cette proclamation, quoique pleine des sentiments les plus honorables pour le cœur du roi, (page 389) quoiqu'essentiellement modérée et constitutionnelle, n'était pas de nature à satisfaire aux besoins du moment. Elle ne fut pas plus tôt affichée à Bruxelles, qu'elle fût arrachée, foulée aux pieds ou brûlée sur les places publiques, au milieu des bravades et des insultes de la populace. L'indignation qu'elle excita fut si vive, que les notables de la ville crurent nécessaire de se réunir en conseil à l'hôtel-de-ville, et, dans l'espoir d'atténuer plutôt que de détruire le mal, résolurent d'envoyer une députation au prince Frédéric à Vilvorde, pour le prier d'unir ses efforts à ceux de son frère, à l'effet d'obtenir du roi son consentement à la demande de séparation.

Le prince reçut avec affabilité cette députation composée exclusivement de membres des états-généraux, et écouta avec attention leurs observations. Mais tout en leur répondant sur les points généraux avec cette réserve et cette prudence qui distinguent son caractère, il leur avoua franchement que la proposition de séparation lui paraissait devoir rencontrer de l'opposition de la part de la couronne, tant sous le point de vue dynastique que sous le point de vue européen. Et quoique convaincu que le roi était disposé à sacrifier toute considération personnelle au bien-être du pays, il voyait à leur demande des obstacles tels qu'ils ne pourraient être levés qu'avec de grands efforts et de longues négociations, tant à l'intérieur qu'à (page 390) l'étranger. La prudence et la discrétion que le prince Frédéric mit en cette circonstance, dans ses paroles et sa conduite, prouvèrent qu'il était initié aux vues secrètes de son père, et qu'il ne céderait pas à ces accès d'émotion qui avaient entraîné le prince d'Orange à donner aux Belges de fausses espérances, dont les opinions bien connues du roi ne permettaient pas la réalisation.

En attendant, le peuple de la capitale prenait les mesures les plus énergiques de défense ; les arbres des boulevards furent abattus et convertis en palissades ; les maisons voisines furent crénelées ; les barricades des différentes portes et des rues avoisinant les remparts furent encore fortifiées, et celles de l'intérieur de la ville multipliées au point d'interrompre la circulation des voitures et même des cavaliers. Cependant, les habitants des provinces étaient loin d'être tranquilles ; des bandes de braconniers et de maraudeurs infestaient les forêts, détruisaient la chasse, endommageaient les arbres, en dépit des gendarmes et des gardes-champêtres, qui abandonnaient leur poste, ou étaient chassés par ces maraudeurs ; les châteaux et les maisons de plaisance, habités par la noblesse et les gens riches, furent, surtout dans le Hainaut, assaillis par des groupes de mendiants insolents ou de volontaires en route pour la capitale, qui, aux cris de « vive la liberté ! levaient des contributions d'argent ou de provisions, (page 391) et dans plus d'une occasion, les propriétaires furent obligés de les expulser. Chacun s'effrayait de l'idée de voir naître un système général de pillage et d'incendie, et craignait que le cri terrible de « guerre aux châteaux » qui avait couvert la France de misère et de sang en 1793, ne devînt le cri de ralliement de ces bandes répandues dans tout le pays, sous le prétexte de courir au secours de la capitale.

Les états-députés, pour remédier autant que possible à ces désordres, invitèrent les autorités municipales à appeler les citoyens aux armes, à former des gardes et des patrouilles, à organiser enfin un système général de police protectrice. Mais le pouvoir moral du gouvernement avait perdu toute son influence ; et cette pièce, signée par le gouverneur, ne produisit aucun résultat avantageux. En conséquence, chacun dut prendre telles mesures qui lui parurent les plus convenables, pour garantir sa propre sécurité, d'après le plus ou moins de danger que couraient ses propriétés, et les moyens qui étaient à sa disposition. Heureusement la moralité du peuple résista en général à la tentation et aux exemples de pillage et de désordre. Tous les yeux et tous les cœurs étaient tournés vers Bruxelles ; une sorte de levée en masse (car on peut lui donner ce nom), commença partout, mais particulièrement dans les provinces wallonnes. Le paysan (page 392) abandonnait ses champs, l'ouvrier ses ateliers, le mineur sa houillère ; toutes les classes laborieuses quittaient simultanément leurs travaux, et se portaient sur la capitale, où elles s'attendaient à trouver des moyens d'existence, et à jouir sans contrainte de la vie oisive du soldat. La charge de loger et nourrir cette affluence d'étrangers exigeants, sans lois et sans discipline, finit par devenir insupportable aux Bruxellois, et devint une source de misère et de mécontentement. Les habitants adressèrent les plus pressantes remontrances à l'état-major de la garde bourgeoise, qui représentait à cette époque la force publique ; on tâcha d'arrêter le mal, par une proclamation qui, en remerciant les volontaires de leurs intentions patriotiques, les invitait pour l'avenir à rester chez eux, et à se tenir prêts à porter du secours à Bruxelles lorsque les intérêts du pays l'exigeraient.

Quoique l'effervescence fût arrivée au plus haut point en Belgique, l'exaspération n'était guère moindre dans les provinces du nord. Toute la nation hollandaise s'unit pour offrir au trône des démonstrations de fidélité et exprimer l'horreur que leur inspirait la conduite des provinces méridionales. Ces cris de haine et de défiance furent répétés par la presse périodique, et rapportés par les journaux belges, dont ils augmentaient l'animosité et l'exaltation. Le Staats-Courant, journal officiel de La Haye, ne cherchait (page 393) pas à déguiser la pensée du gouvernement. Dans un article de fond du 7 septembre, il annonçait que « le roi ayant appris avec indignation la continuation de la révolte et de la résistance à l'autorité légale, dans quelques parties du Brabant méridional et de la province de Liége, avait donné les ordres les plus sévères aux gouverneurs et commandants, de ne rien épargner pour couper le mal dans sa racine et repousser la force par la force. » Dans le Journal d'Arnheim du même jour, on remarquait un article des plus violents : « Les rebelles (écrivait cette feuille) demandent la séparation des deux parties du royaume ; ils refusent de s'unir au prince d'Orange pour crier « Vive le roi ! » jusqu'à ce que leur demande soit satisfaite. Qui sont ceux qui demandent cette séparation ? Sont-ce les représentants de la Belgique ? nullement ; mais quelques bourgeois rebelles de Bruxelles et de Liège, et sept membres des états- généraux, parmi lesquels est le méprisable comte de Celles. Aux armes donc ! Mort aux rebelles ! Le sang des rebelles n'est pas le sang de nos frères. Ce langage trouvera de l'écho dans le cœur de habitants de la Hollande, de la Gueldre, de la Frise, de Groningue, d'Utrecht, du Brabant septentrional et de la plus grande partie des Flandres. » Le Nederlandsche gedachten, autre journal, s'exprimait ainsi : « Plus de négociations ! La guerre ! Guerre aux rebelles, aux assassins ! »

(page 394) Ce langage, quoiqu'essentiellement impolitique par rapport à la Belgique, exprimait les sentiments de la nation hollandaise, et il trouva un écho dans la plus grande partie de l'Europe. La nature des griefs qui avaient si longtemps pesé sur la Belgique, et avaient amené la révolution, était à peine connue même des membres du corps diplomatique, et encore moins des cabinets et des peuples qu'ils représentaient. Le caractère du mouvement même était complètement méconnu, il était, en général, considéré comme futile, et la rébellion comme le fait d'un petit nombre de démocrates, incendiaires, soulevés contre le gouvernement paternel du souverain le plus éclairé de l'Europe. On accusait l'insurrection de n'être qu'une dégoûtante copie des journées de juillet, dépourvue des caractères qui ennoblissaient cet événement. C'était une révolte sans cause et sans objet, une tentative de destruction de la part des jacobins, sans aucune chance pour l'avenir. Ou disait qu'une demande de séparation avec la Hollande n'était qu'un prétexte pour se réunir à la France, et que le seul mobile des acteurs principaux de ces scènes de désordre était de rallumer les passions qui commençaient à s'éteindre en France, et ainsi, sous le prétexte de soutenir les institutions libérales, de replonger toute l'Europe dans une guerre d'opinion.

A cette époque, la cause du peuple belge était donc essentiellement anti-européenne, tandis que (page 395) celle des Hollandais trouvait de la sympathie dans tous les cœurs. Excepté en France et sur quelques points de l'Angleterre, chaque voix les accusait. Jamais nation n'eut à combattre contre de plus grandes difficultés morales, jamais cause politique ne fut plus impopulaire. Si la destinée des Belges les eût abandonnés à l'arbitraire des peuples de l'Angleterre et de l'Allemagne, un effort unanime les eût jetés sous les pieds des Hollandais et livrés à leur domination. Les journaux anglais, les plus libéraux même, ne défendaient leur cause qu'avec tiédeur, tandis que le reste de la presse anglaise et allemande s'unissait pour fulminer l'anathème contre eux. Ceux même, dont la plume avait auparavant défendu la cause de la liberté, se tournaient contre eux et stigmatisaient leurs efforts pour obtenir le redressement de griefs, du nom de machination odieuse de quelques anarchistes.

Si, dans ces derniers temps, ces préjugés contre les Belges s'adoucissent, cela est dû tant à la conduite modérée et sage de leurs hommes d'état et de leurs diplomates qu'aux efforts de quelques amis zélés de leur cause qui ont concouru, au moyen de la presse anglaise et allemande, à les présenter sous leur véritable jour, autant toutefois que la censure de ce dernier pays a permis l'insertion d'articles favorables à leur cause (Ni la Gazette d'Augsbourg, ni le Staats Zeitung de Berlin, ni aucun journal influent en Allemagne n'accepte des articles favorables à la cause des Belges. Récemment encore, toute la presse trans-rhénane s'est montrée dévouée au roi des Pays-Bas et a contribué à propager les plus violentes préventions contre la Belgique, sans qu'il fût possible de les combattre). (page 396) Mais si les Belges s'étaient imaginé que leur cause fût populaire, s'ils avaient supposé que les sentiments des nations allemande et anglaise leur fussent en général favorables, ils se seraient trompés de tout point.

L'Europe avait à choisir entre une guerre contre le républicanisme et l'indépendance de la Belgique, et elle préféra cette dernière, comme une espèce de vaccine politique nécessaire pour empêcher l'invasion d'une maladie contagieuse. Les Belges profitèrent avec sagesse de cette circonstance ; mais ils ne doivent pas attribuer la reconnaissance de leur indépendance au désir général de les voir se consolider comme puissance. Leur dieu tutélaire fut la force des événements et non la justice de leur cause ; et peut-être doivent- ils plus à leur position topographique, qu'à toute autre circonstance. Si la nature les eût placés à 20 lieues de la frontière de France, ils ne se fussent jamais soulevés, ou bien ils eussent été aisément soumis. La Belgique fut comme un brandon ardent placé près de la mine et qui, à la moindre agitation, pouvait donner lieu à la plus terrible explosion ; elle peut être comparée à la poudre (page 397) fulminante qui éclate au moindre choc ; ce fut donc une politique admirable que celle qui réussit à empêcher l'explosion.

Mais il est juste de dire qu'à mesure que l'horizon devenait plus sombre autour d'eux, leur énergie morale et leur audace allaient croissant. Ils s'apercevaient bien que l'opinion générale était contre eux ; toutefois ayant plus de pénétration et de sagacité que leur roi, ils comprenaient que la parole et la presse pouvaient les condamner, mais que l'épée ne serait pas tirée du fourreau pour les soumettre. Ils comprirent qu'ils pouvaient compter sur l'appui moral de la France et la neutralité physique de toute l'Europe, et qu'avec une population de quatre millions d'individus, ils avaient quelque raison d'espérer qu'ils pourraient tenir tête à un peuple qui ne comptait que la moitié de ce chiffre. Leur seule crainte était que l'Angleterre, au moyen d'un arrangement avec la France, n'envoyât, d'après les sollicitations pressantes du cabinet hollandais, des troupes pour occuper Ostende et Anvers.

Leur audace et leur courage eussent redoublé, s'ils avaient su que le ministère anglais, auquel cette proposition fut faite, avait franchement annoncé sa détermination d'éviter toute intervention armée. « Si le roi des Pays-Bas ne peut maintenir la couronne qui a été placée sur sa tête, je mériterais de perdre la mienne, si, dans le seul (page 398) but de la lui rendre, je plongeais l'Europe dans une guerre générale. » Telle a été, dit-on, la réponse faite par le roi d'Angleterre, quand on l'engageait à accueillir favorablement la demande d'intervention. L'Angleterre et l'Europe recueillent maintenant les fruits de sa prudence.

A mesure que le temps éclaircira les événements, l'Europe se convaincra non seulement que les Belges méritent sa sympathie, mais que le roi des Pays-Bas est en grande partie la cause de ses malheurs, non qu'il ne soit, comme homme, resté sans tache, mais à cause de ses retards maladroits et impolitiques. Sous ce rapport, il sera généralement blâmé en Europe ; car, par une suite d'actes inconsidérés, il détruisit la barrière élevée avec tant de peine contre la France ; il chercha à jeter le continent dans une nouvelle guerre sanglante et ruineuse, pour récupérer ce qu'il n'aurait jamais dû perdre ; et quand la Grande-Bretagne voulut garantir à sa maison la possession du trône de la Belgique en y plaçant le prince d'Orange, le roi Guillaume, par sa fatale obstination, par ses demi-mesures, par sa politique intempestive, détruisit cette combinaison, et força ceux qui étaient sincèrement dévoués à ses intérêts à agir contre lui et à le traiter en ennemi.

A l'époque où le langage auquel nous avons fait allusion était tenu par les journaux hollandais, un gouvernement prudent eût employé tous ses (page 399) efforts pour modérer la violence de la presse ; il eût tâché d'obtenir des éditeurs, d'en revenir à un langage plus modéré, et de rester dans une sage réserve, sans laquelle la guerre civile était inévitable. Il aurait ainsi dissimulé ses intentions, et, attendant que l'épée fût tirée du fourreau pour lancer ces diatribes, il n'eût répondu aux injures des journaux belges que par un silence digne et politique. Car quel fut le résultat de cette conduite ? « Le langage des journaux hollandais était si clair, si prononcé, qu'il éveilla les craintes des Belges et leur fit comprendre qu'ils ne devaient pas perdre un moment, et que c'en était fait de la nation si elle reculait d'un seul pas. Des mesures encore plus énergiques et plus décisives furent donc déclarées nécessaires, et on reconnut qu'il était temps de placer des chefs à la tête de l'insurrection de Bruxelles, ou plutôt de l'insurrection de la Belgique, et qu'il devenait indispensable de détruire ou au moins de paralyser l'action des autorités publiques » (Esquisses historiques de la révolution de Belgique. Bruxelles, 1830, p. 142).

Ces lignes sont extraites d'un ouvrage qui présente un tableau exact de la marche de l'opinion populaire pendant la première partie de la révolution, et on y trouve les premiers germes de l'indépendance nationale, c'est-à-dire de la formation d'un gouvernement distinct. Ce dernier (page 400) point présenta de grandes difficultés et donna matière aux plus vives discussions. Aussi longtemps que les membres des états-généraux étaient à La Haye, aussi longtemps que les provinces méridionales conservaient une apparence de légalité, il fallait procéder avec les plus grandes précautions au choix des individus destinés à former ce pouvoir et à l'adoption de la dénomination qu'il convenait de lui donner. L'idée d'un gouvernement provisoire se présenta d'abord, et c'était en effet le plan qui réunissait toutes les opinions ; mais prendre un tel titre, c'était trop directement déclarer la révolution et la séparation des deux pays. C'était renverser non seulement l'autorité de la commune et de la province, mais même celle du roi, et détruire ainsi toute possibilité de négociation et de conciliation. Cette barrière une fois franchie, il ne serait resté au roi d'autre alternative que d'abdiquer, on de traiter les Belges comme des rebelles.

La première mesure ouvertement proposée fut la formation d'un comité de salut public. Mais elle rencontra beaucoup d'opposition ; ce n'était pas la forme de ce comité qu'on attaquait, mais la dénomination que l'on considérait comme trop républicaine et révolutionnaire, et comme une servile imitation de la France en 1793, qui rappelait les jours de la terreur. Il était important d'inspirer la confiance et d'éviter tout ce qui pouvait exciter (page 401) la crainte. A la fin, le titre de Commission de sûreté publique fut adopté, quoique la différence entre cette désignation et celle de comité de salut public soit assez vague, et assez subtile pour qu'il soit difficile de l'apprécier.

Ces questions une fois résolues, les membres des états-généraux furent invités à se rendre à l'hôtel-de-ville, pour se concerter avec les chefs de la garde bourgeoise sur les mesures que réclamait la situation critique des provinces méridionales.

L'assemblée s'étant formée en comité ou conseil, il fut unanimement résolu qu'il serait, comme on l'avait proposé, créé une commission de sûreté publique, dont les attributions consisteraient 1e à veiller au maintien de la dynastie, 2° à faire triompher le principe de la séparation entre le nord et le midi, et 3° à protéger les intérêts du commerce et de l'industrie dans le pays.

Afin de montrer quelque déférence au gouvernement, on proposa de soumettre cette résolution à la ratification du gouverneur et de la régence ; ce qui était illusoire ; car ces autorités n'avaient plus qu'une existence nominale, le pouvoir étant tout entier dans les mains de la garde bourgeoise. La position de la régence était embarrassante ; elle n'avait aucun moyen de s'opposer aux empiètements du pouvoir illégal qui était destiné à la remplacer, et encore moins le droit d'en sanctionner la constitution définitive.

(page 402) Dans cet état des choses, les membres de la régence ne pouvaient abdiquer leurs fonctions, sans manquer à leurs devoirs, et la seule voie honorable à suivre eût été de déclarer l'illégalité des propositions du conseil et l'incompatibilité de leurs fonctions avec la coexistence d'un corps tel que celui proposé par la commission. Mais ils tombèrent dans le même système d'hésitation qui entacha toutes les mesures du gouvernement. Ils commencèrent par faire des objections, consentirent ensuite, et enfin, entraînés par le torrent, ils abandonnèrent leur poste.

Il fut décidé par le conseil que les huit sections seraient appelées à choisir des délégués destinés à les représenter dans l'élection des membres de la commission. Ces délégués, consistant en 8 commandants, 8 officiers subalternes, 8 sous-officiers et autant de gardes, furent choisis à l'instant et adjoints aux notables et à l'état-major assemblés à l'hôtel-de-ville. Ils formèrent entre eux un comité de 60 individus et procédèrent immédiatement à la nomination de 16 personnes parmi lesquelles on voulait que la régence choisît les 8 membres composant la commission définitive.

Ces résolutions furent aussitôt transmises à la régence qui, tout en se déclarant incompétente, les admit provisoirement, et sembla ainsi regarder l'œuvre des bourgeois révoltés comme l'acte d'une autorité légale.

(page 403) Les 8 candidats choisis par la régence furent MM. le duc d'Ursel, le prince de Ligne, le baron Frédéric de Sécus, le comte Félix de Mérode, Alexandre Gendebien, Van de Weyer, Ferdinand Meeus et Rouppe. Les 4 premiers devaient représenter la haute aristocratie et le parti catholique. Les 2 suivants représentaient le barreau, le 7e les intérêts de la finance, et le dernier était le représentant des citoyens en général. Mais comme la lettre de la régence qui faisait connaître son choix, contenait quelques modifications à la résolution proposée, les 5 derniers mentionnés refusèrent d'accepter le mandat qui leur était confié.

Ainsi, le pouvoir municipal donnait à l'agonie un léger signe de vie, en annonçant son adhésion à la résolution première qu'elle modifiait seulement par l'addition des mots « Ordre public » à la fin du dernier article. Cet acte fut immédiatement suivi du départ du gouverneur, du bourgmestre et de la plus grande partie des 15 membres du conseil de régence. Dès lors disparut ce qui restait des autorités constitutionnelles, pour faire place aux premières bases d'un nouveau gouvernement.

Des 8 membres choisis, 5 annoncèrent leur installation définitive par une proclamation ; mais (page 404) le duc d'Ursel, qui sentait probablement l'illégalité de tout ce qui s'était fait, ne fit aucune réponse. Le baron de Sécus s'excusa en alléguant le soin de ses propres affaires, et le prince de Ligne parce que, selon ses propres expressions, « quoique habitant la Belgique, il était lié par serment à l'empereur d'Autriche, et que sa position ne lui permettait pas de faire partie d'une commission qui le forcerait peut-être à contracter d'autres engagements politiques. »

La conduite du prince fut à cette époque l'objet de nombreuses critiques ; et son refus fut d'autant plus sensible aux patriotes que l'autorité de son nom et ses rapports avec le parti catholique étaient de nature à fortifier et ennoblir leur cause au dedans et au dehors.

Malgré les efforts qu'elle fit pour dissimuler son but réel, la commission ne fut pas plus tôt installée qu'elle s'empara du pouvoir absolu ; mais quelles que puissent avoir été les vues cachées de ses membres, il est juste de dire qu'ils parvinrent à maintenir une parfaite tranquillité dans la ville.

Malgré la multitude d'étrangers qui encombrait les rues et dont la plus grande partie appartenait aux classes inférieures, le renversement de l'autorité légale, et l'apparence universelle de désordre, il ne se commit aucun dégât et à peine un seul vol. Le théâtre se rouvrit le 12 ; le peuple des campagnes arriva, comme à l'ordinaire, (page 405) au marché, les magasins étalèrent de nouveau, et les affaires reprirent en apparence. Mais il n'existait aucune confiance ; partout l'alarme, l'inquiétude et tous les malheurs qui accompagnent les troubles civils. Tel était le malaise général, qu'il était presque impossible de changer les billets de banque, au point que la garde bourgeoise fut obligée de faire publier un ordre du jour déclarant que rien n'autorisait cette panique, que les principaux marchands acceptaient ces billets en paiement, et que des ordres étaient donnés à tous les receveurs et percepteurs pour qu'ils eussent à les recevoir comme comptant.

La ville présentait un aspect étrange. Des bandes de volontaires, quelques-uns armés de piques, d'autres de mauvais fusils, précédés de tambours et de bannières, paradaient dans les rues, remplissant l'air de chants patriotiques et répétant en chœurs discordants la Marseillaise et la Brabançonne. Partout, excepté dans les classes inférieures, ils inspiraient la terreur sinon le dégoût. A leur aspect, la plupart des portes se fermaient, et quelques habitants, cédant à la curiosité, les regardaient en tremblant.

Ce fut à cette époque que M. Cartwright, premier secrétaire de l'ambassade anglaise à La Haye, arriva à Bruxelles, avec des instructions relatives à l'état de cette ville. Mais quelque zèle et quelque intelligence qu'il ait déployés, sa position (page 406) et ses opinions politiques étaient de nature à l'empêcher de juger les événements sainement et sans prévention.

Imbu des principes de l'administration qu'il servait, il se renferma dans cette réserve inopportune et cette routine qui caractérisent généralement la diplomatie anglaise ; gêné par les formes qui, pour convenir aux circonstances ordinaires, n'en sont pas moins incompatibles avec une crise révolutionnaire, alors que les minutes sont plus fécondes en événements que les années dans les temps ordinaires ; éveillant les soupçons des chefs du mouvement, trompé par ses adversaires, il ne pouvait ni pénétrer les vues des uns, ni connaître la vérité par les autres. Hors d'état de rien apprendre des premiers, il ne pouvait découvrir l'erreur de ceux qui travaillaient à le convaincre que le prince Frédéric n'avait qu'à se présentera la tête de ses troupes, et que tous les bourgeois respectables étaient prêts à lui ouvrir les portes de la ville, et à lui tendre les bras. Ils lui dissimulaient qu'ils n'avaient que des vœux stériles à lui offrir, que S. A. R. ne devait attendre d'eux aucune coopération active, ni aucun effort pour niveler ces barricades élevées, et gardées par le peuple en ce moment maître absolu de la ville.

Si cependant les rapports envoyés à l'ambassadeur d'Angleterre à La Haye le trompèrent, (page 407) et contribuèrent à maintenir le roi de Pays-Bas dans la ligne de politique qu'il avait adoptée, si l'erreur de l'envoyé anglais ne fut pas dissipée, il ne faut pas s'en étonner ; car il est incontestable qu'une grande partie des citoyens formait des vœux ardents pour le rétablissement de l'ordre ; et si la soumission n'eut pas lieu, la faute en est au gouvernement, à l’impéritie des chefs militaires et non aux citoyens eux-mêmes.

Une séparation administrative, avec une vice-royauté, était peut-être inévitable ; mais un divorce complet n'entrait dans la pensée de personne, ou s'il était désiré par un ou deux individus, il ne pouvait être considéré que comme une hypothèse vague. On ne peut trop souvent répéter que le soulèvement n'eut pas lieu contre la maison de Nassau, mais contre la domination et le monopole hollandais. « La Belgique (dit de Potter dans la Tribune des Départements), peut et doit secouer le joug de la Hollande, et si elle ne demande pas davantage, on doit lui en savoir gré. Si le chef de la maison régnante s'opposait à son émancipation légitime, qu'il en porte la peine et qu'il voie la république fédérale des provinces belges s'élever à côté de son royaume batave. » Mais de Potter lui-même, dans l'ivresse de son triomphe à Paris, ne rêvait la séparation absolue que comme la réalisation de ses utopies républicaines.

(page 408) Tout agent diplomatique, arrivé à Bruxelles dans des circonstances semblables à celles qui existaient lors de l'arrivée du secrétaire de la légation anglaise, aurait pu se tromper comme lui ; car l'aristocratie héréditaire, la finance, le commerce et la grande masse des citoyens se prononçaient contre toute commotion, et si les forces dont les généraux hollandais disposaient eussent été bien employées, elles étaient plus que suffisantes pour s'emparer de la capitale, et la soumettre sans tirer un coup de fusil. Il existait sans doute, parmi les habitants respectables, un désir général d'amélioration, de redressement des griefs et peut-être de séparation, mais nullement de révolution. Ce n'était pas parmi ces classes que les germes du mouvement pouvaient se développer. Ceux qui désirent des commotions civiles sont ces hommes à caractère turbulent, des intrigants qui pour la plupart n'ont rien à perdre et par conséquent rien à risquer. Mais ceux qui forment la base du système social et offrent des garanties par leur fortune, ceux qui représentent les intérêts généraux (et ces intérêts résident assurément dans le commerce, l'industrie et l'agriculture) sont les adversaires naturels de toute commotion politique.

De tous les éléments de l'existence sociale aucun n'est plus essentiel aux pères de famille, aux négociants, aux fabricants et aux agriculteurs que (page 409) la paix publique. Consultez chacune de ces classes en particulier, et vous les trouverez plus disposées à se soumettre à un absolutisme modéré, qui garantit leur tranquillité, qu'à courir après une liberté illimitée qui, presque toujours, dégénère en licence. Pour ces personnes, tout ce qui dérange le cours ordinaire des choses est considéré comme une violation de la liberté ; pour elles la liberté est la faculté de poursuivre leurs affaires sans entraves. Ils ne la font pas consister dans le pouvoir de déposer un roi pour en élire un autre, mais dans la possibilité d'employer toute leur puissance intellectuelle et physique à l'accroissement de leur fortune, en concourant ainsi à la prospérité de leur pays.

Pour ces hommes, les révolutions sont toujours à craindre, et font naître des idées de vengeance et de proscription. Ils prétendent avec raison que tous les troubles leur causent un préjudice momentané pour leur fortune, sans espoir d'avantages dans l'avenir. Ils savent qu'ils doivent souffrir des révolutions ; car les calamités qu'elles entraînent atteignent toujours les gens riches. Ils ne peuvent comprendre les théories qui font envisager les commotions politiques comme des crises sociales destinées à produire plus tard des avantages durables, convulsions momentanées par lesquelles une génération est sacrifiée à la génération suivante ; indifférents aux théories, ils n'admettent (page 410) que les faits ; la balance de leurs comptes est leur baromètre politique.

Les tempêtes politiques et les révolutions ne sont jamais leur ouvrage, et personne ne peut compter sur eux dans les temps de troubles ; leur force d'inertie est une faible barrière contre ces mécontents audacieux qui, tout prêts à risquer leur vie, veulent arriver, à tout prix, à la fortune, non par le travail, mais par un coup de hardiesse. Pour ceux-ci les révolutions n'ont rien d'effrayant ; car s'ils sont renversés, leur chute n'est pas grande ; et si on compte parfois un martyr dans leurs rangs, la masse échappe toujours au danger. Tels sont les hommes dont les actions et les ressources doivent être l'objet d'une surveillance minutieuse pendant les commotions civiles.

Quant aux événements ultérieurs, lesquels sont du ressort de la haute diplomatie, le voile qui cachait l'avenir était impénétrable aux yeux des plus clairvoyants ; il n'était donné à aucun individu, quelque sagacité qu'il eût, de pouvoir prévoir ce qui arriverait le lendemain ; car, à cette époque, tout dépendait du hasard. En calculant les chances des événements, personne ne pouvait se flatter de prévoir des résultats aussi extraordinaires, non plus que le triomphe d'opinions si diamétralement opposées à celles qui, depuis si longtemps, formaient la base de la politique de l'Angleterre et du reste de l'Europe ; ni s'imaginer (page 411) que la monarchie néerlandaise, cette fille adoptive de la Sainte-Alliance, serait abandonnée par elle ; que les traités de Londres et de Vienne seraient violés ; qu'une poignée de volontaires indisciplinés, guidés par un exilé espagnol, repousseraient une armée brave et bien organisée, commandée par des généraux expérimentés ; et qu'un peuple asservi qui, pendant 18 siècles, n'avait cessé de passer d'un joug sous un autre, selon la volonté de ses maîtres,' lèverait tout à coup la tête, et par une succession d'événements extraordinaires réussirait à tenir l'Europe en échec, et à conquérir cette indépendance, cette nationalité, pour le triomphe de laquelle ils avaient vainement combattu pendant des siècles. Quiconque eût imaginé ou prédit de tels événements en septembre 1830, eût été un objet de dérision pour tout le corps politique et diplomatique.

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