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d’intention
« Histoire
de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de
l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).
Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836
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TOME 1
Détresse des classes inférieures. - Bienfaisance de plusieurs
familles belges. - Banquet
offert à de Potter à Paris. - Position de l’armée du prince Frédéric. - Elle le retire devant les patrouilles
belges. - Arrivée du prince
d'Orange à
(page 379) Une autre source de
malaises sérieux commençait à se manifester ; les affaires étaient dans une
stagnation complète depuis près de dix jours. Il ne se faisait plus de demandes
ni dans la capitale, ni dans les provinces. L'argent ne circulait plus ; le
crédit était nul, le travail paralysé ; par conséquent aucun moyen de
subsistance pour les ouvriers ; la misère des classes inférieures croissait
avec une effrayante rapidité. Toute l'aristocratie, à peu d'exceptions près,
s'était retirée dans les (page 380) châteaux, et les Anglais, qui contribuaient pour une si
grande part à la richesse et à la prospérité du pays, avaient abandonné la
ville. Ceux qui demeuraient avaient supprimé leurs équipages, réduit leur
dépense, fermé leurs maisons et écrit sur leurs portes : « Maison à louer. »
Ils ne dépensaient que le strict nécessaire pour les besoins de leur famille.
La régence avait offert de donner du travail, dans les fossés et les canaux qui
environnaient la ville ; mais les artisans accoutumés à leurs occupations
sédentaires, et n'étant pas disposés à ces travaux fatigants, refusaient de
travailler ; et ceux qui acceptaient dépensaient leur argent en excès de
boisson.
L'avenir était
triste, et les malheurs ne pouvaient être évités que par des dons volontaires ;
à cet effet, des commissions furent nommées dans les paroisses pour aller de
porte en porte réclamer des dons. Mais ce moyen ne pouvait fournir que des
secours limités, et comme les demandes de travail décroissaient à mesure que
les inquiétudes allaient en augmentant, la détresse devait nécessairement
amener le pillage. Heureusement que la bienfaisance des citoyens en général, et
la philanthropie et le patriotisme des familles d'Aremberg, de Mérode,
d'Hoogvorst, de Brouckère, Le Bon, Gendebien et Meeus, empêchèrent le mal ; et
quelque grandes que fussent les souffrances des pauvres, il ne se commit aucun
vol, aucun excès. (page 381)
Néanmoins,
l'enthousiasme général pour la cause nationale (car elle avait à cette époque
pris un caractère décidé de nationalité) s'étendait parmi les classes
inférieures, s'augmentait des rapports qui arrivaient de Paris et de
l'assurance qu'ils donnaient aux chefs du mouvement qu'aucune intervention
étrangère n'aurait lieu, dans le cas de collisions avec les Hollandais. Les
journaux français publiaient des articles sur les témoignages flatteurs de
sympathie que recevaient de Potter et ses compagnons d'exil. La députation
anglaise, qui avait passé
Plusieurs membres
des états-généraux, étant arrives à Bruxelles, adressèrent à leurs collègues
une circulaire par laquelle ils les engageaient à s'assembler sans délai dans
cette capitale, pour conférer sur les mesures qu'il convenait de prendre. Lors
de la première convocation des chambres à
Cette résolution se
fortifia par la nouvelle que le baron de Stassart, un de leurs membres, qui
était parti pour
Les événements
marchaient rapidement, et la crise approchait. Chaque jour était marqué par
quelque nouvel acte d'audace de la part du peuple, et apportait quelque preuve
de la timidité et de l'hésitation des commandants royaux ; toutefois la
position occupée par les forces que commandait le prince Frédéric, présentait
tous les (page 383) avantages pour cerner la cité. Choisir une position
stratégique, quand S. A. R. n'avait à combattre qu'une ville ouverte et une multitude
indisciplinée, privée d'artillerie, c'était se jouer de l'art de la guerre. Son
rôle était si facile, sa marche si clairement tracée, qu'il est difficile de
concevoir comment il a pu se tromper. Son corps d'armée, fort d'environ 6,000
hommes d'infanterie, était concentré entré Vilvorde, Malines et les villages
environnants. Sa réserve occupait Contich et Anvers. Sa droite s'appuyait à la
grande route de Gand, entre Assche et Bruxelles, et sa gauche s'étendait
jusqu'à Dieghem, à travers la chaussée de Louvain qui passe par Tervueren,
interceptant de cette manière toutes les grandes communications dans la
capitale, excepté celle par Waterloo et Halle. Son arrière-garde était en
sûreté, et chaque jour ajoutait à ses forces. Dibbets occupait Maestricht ; Chassé
était à Anvers ; Van Gheen dans la citadelle de Namur ; Boecop occupait celle
de Liége, et le duc Bernard de Saxe-Weimar occupait Gand avec des forces
supérieures. Schepern et Goethals étaient à Ostende et à Bruges. Les garnisons
de Mons et de Tournay étaient suffisantes pour défendre au moins leurs
citadelles et tenir ces villes en respect. Mais en moins de quinze jours tout
cela fut perdu pour le roi.
La témérité du
peuple s'augmenta au point (page 384)
qu'il sortait de la ville pour faire des reconnaissances
aux alentours. Ayant, dans une de ces circonstances rencontré un détachement de
l'armée royale parti de Tervueren, non seulement il prit position avec l'air
déterminé d'un ennemi disposé à attaquer, mais un officier fut dépêché au
quartier-général pour inviter le prince à ordonner à ses troupes de se retirer,
en le rendant responsable des événements. Au grand étonnement des citoyens
eux-mêmes, cette incroyable demande fut à l'instant même accordée.
Au lieu de répondre
que, tout en faisant ce qu'il était en son pouvoir pour éviter l'effusion du
sang, il était déterminé à conserver sa position, et à préserver ses troupes de
toute insulte, le prince souffrit que ses soldats eussent la honte de se
retirer de Tervueren devant une poignée de misérables armés pour la plupart de
bâtons, de fusils de chasse et de toutes les armes qui leur étaient tombées
sous les mains. Au lieu de concentrer peu à peu ses forces et de les faire
insensiblement avancer, de manière à envelopper la cité et à intercepter ainsi toutes
ses communications avec l'extérieur, il recula son quartier-général vers
Anvers, leva son camp, dissémina son armée dans des cantonnements plus
éloignés, et laissa toutes les communications libres ; ses détachements, il est
vrai, arrêtaient scrupuleusement les diligences et les voitures de voyage, mais
en revanche (page 385) elles laissaient circuler librement les troupes armées, leur artillerie,
leurs munitions et leurs approvisionnements.
Pendant que le prince
Frédéric jouait aussi inconsidérément la partie qui s'était engagée, le prince
d'Orange se rendait en toute hâte à
Mais la joie
qu'éprouvait le roi du retour d'un fils dont les jours avaient été menacés et
de la bouche duquel il espérait apprendre la soumission des rebelles et le
rétablissement des couleurs de la maison d'Orange, fit place au chagrin et à
l'étonnement quand la vérité lui fut connue. Fidèle à sa promesse, le prince
d'Orange aborda immédiatement les questions soulevées par la commission de
Bruxelles ; il détailla tout ce qui s'était passé et conjura le roi d'accéder
sans retard aux demandes des Belges ; le prince plaida leur cause avec une
chaleur et une énergie qui touchèrent profondément son pure, sans cependant
ébranler sa volonté.
Cédant toutefois au
torrent de l'opinion publique, le roi avait déjà accepté la démission de M. Van
Maanen. L'honorable retraite de ce vieux (page
386) serviteur du trône fut connue officiellement le
3 septembre. Mais cette concession si ardemment et si longtemps désirée par le
peuple venait trop tard. Si elle avait été accordée un mois plus tôt, si M. Van
Maanen avait forcé le roi à accepter sa démission, afin de vérifier si tel
était véritablement le but de l'effervescence populaire, il aurait rendu au roi
un important service. Alors on aurait bien vu si son nom était le prétexte ou
la cause des griefs, et cette concession qui répugnait tant au roi n'aurait pas
été accordée sans utilité. Du moment que la séparation était demandée, la
retraite de M. Van Maanen ne signifiait plus rien.
Un conseil de
cabinet ayant été convoqué, le prince d'Orange exposa le résultat de sa
mission, et termina en disant que dans sa conviction il n'y avait qu'une
séparation administrative qui pût prévenir les événements les plus désastreux.
MM. Delacoste et Van Gobbelschroy, ministres des départements de l'intérieur et
des colonies, et tous deux Belges, appuyèrent chaleureusement le prince, et
celui-ci offrit de retourner à Bruxelles avec ces deux ministres, répondant sur
sa tête du rétablissement immédiat de l'ordre, si le roi voulait bien lui
accorder plein pouvoir pour agir comme il le jugerait convenable dans l'intérêt
général.
Si le roi avait
accepté cette offre, la révolution finissait ; s'il avait dit
: « Allez, mon fils, ne perdez pas de temps, dites aux Belges qu'en acceptant (page 387) le spectre des
deux pays je n'avais eu vue que le bien-être du peuple, et que les intérêts de
la dynastie doivent s'effacer devant ceux de la nation. Je vous nomme vice-roi,
et je vous donne des pouvoirs illimités pour promettre mon consentement à une
séparation ultérieure. Mais il est de mon devoir de roi constitutionnel de
demander à la représentation nationale un bill d'indemnité qui me justifie
d'avoir enfreint les traités et la loi fondamentale. » Si le prince était
retourné à Bruxelles porteur d'une proclamation dans ce sens, il est plus que
probable que la bannière des Nassau flotterait en ce moment à côté de
l'étendard brabançon sur les tours de Sainte-Gudule.
La position du roi
était très embarrassante ; il était lié et par la loi fondamentale et par les
traités ; et un esprit aussi méthodique et aussi pacifique que le sien, aussi
fortement imbu de l'omnipotence de la légitimité, dut reculer, avec effroi,
devant l'idée de devancer ses sujets et ses alliés dans la violation des
traités et de la loi fondamentale ; mais si, s'élançant de son trône, il
s'était jeté à la tête du mouvement révolutionnaire, s'il avait déployé la
bannière de la liberté, comme l'avaient fait souvent ses illustres aïeux,
(page 388) L'adhésion immédiate du roi au projet de séparation, semblait
d'autant moins difficile qu'il n'avait pas été accueilli défavorablement par le
cabinet, et qu'il s'accordait avec les vues de presque toute l'oligarchie
commerciale de
Mais plus la crise devenait
imminente, plus elle exigeait de l'énergie et de la présence d'esprit, plus le
cabinet temporisait On négligeait les avis du prince d'Orange ; on écartait ses
offres. L'on résolut de s'en tenir à la loi fondamentale dont les Belges
demandaient l'abrogation, et de se rejeter sur les traités dont les grandes
puissances semblaient faire bon marché. Les travaux du cabinet aboutirent à une
proclamation extrêmement vague, qui, tout en exprimant des regrets pour le
passé, laissait néanmoins peu d'espérances pour l'avenir.
Cette proclamation, quoique pleine des
sentiments les plus honorables pour le cœur du roi, (page 389) quoiqu'essentiellement modérée et
constitutionnelle, n'était pas de nature à satisfaire aux besoins du moment.
Elle ne fut pas plus tôt affichée à Bruxelles, qu'elle fût arrachée, foulée aux
pieds ou brûlée sur les places publiques, au milieu des bravades et des
insultes de la populace. L'indignation qu'elle excita fut si vive, que les
notables de la ville crurent nécessaire de se réunir en conseil à
l'hôtel-de-ville, et, dans l'espoir d'atténuer plutôt que de détruire le mal,
résolurent d'envoyer une députation au prince Frédéric à Vilvorde, pour le
prier d'unir ses efforts à ceux de son frère, à l'effet d'obtenir du roi son
consentement à la demande de séparation.
Le prince reçut avec affabilité cette
députation composée exclusivement de membres des états-généraux, et écouta avec
attention leurs observations. Mais tout en leur répondant sur les points
généraux avec cette réserve et cette prudence qui distinguent son caractère, il
leur avoua franchement que la proposition de séparation lui paraissait devoir
rencontrer de l'opposition de la part de la couronne, tant sous le point de vue
dynastique que sous le point de vue européen. Et quoique convaincu que le roi
était disposé à sacrifier toute considération personnelle au bien-être du pays,
il voyait à leur demande des obstacles tels qu'ils ne pourraient être levés
qu'avec de grands efforts et de longues négociations, tant à l'intérieur qu'à (page 390) l'étranger. La prudence et la discrétion que le prince
Frédéric mit en cette circonstance, dans ses paroles et sa conduite, prouvèrent
qu'il était initié aux vues secrètes de son père, et qu'il ne céderait pas à
ces accès d'émotion qui avaient entraîné le prince d'Orange à donner aux Belges
de fausses espérances, dont les opinions bien connues du roi ne permettaient
pas la réalisation.
En attendant, le peuple de la capitale prenait
les mesures les plus énergiques de défense ; les arbres des boulevards furent
abattus et convertis en palissades ; les maisons voisines furent crénelées ;
les barricades des différentes portes et des rues avoisinant les remparts
furent encore fortifiées, et celles de l'intérieur de la ville multipliées au
point d'interrompre la circulation des voitures et même des cavaliers.
Cependant, les habitants des provinces étaient loin d'être tranquilles ; des
bandes de braconniers et de maraudeurs infestaient les forêts, détruisaient la
chasse, endommageaient les arbres, en dépit des gendarmes et des
gardes-champêtres, qui abandonnaient leur poste, ou étaient chassés par ces
maraudeurs ; les châteaux et les maisons de plaisance, habités par la noblesse
et les gens riches, furent, surtout dans le Hainaut, assaillis par des groupes
de mendiants insolents ou de volontaires en route pour la capitale, qui, aux
cris de « vive la liberté ! levaient des contributions
d'argent ou de provisions, (page 391) et dans plus d'une occasion, les propriétaires furent
obligés de les expulser. Chacun s'effrayait de l'idée de voir naître un système
général de pillage et d'incendie, et craignait que le cri terrible de « guerre
aux châteaux » qui avait couvert la France de misère et de sang en 1793, ne
devînt le cri de ralliement de ces bandes répandues dans tout le pays, sous le
prétexte de courir au secours de la capitale.
Les états-députés, pour remédier autant que
possible à ces désordres, invitèrent les autorités municipales à appeler les
citoyens aux armes, à former des gardes et des patrouilles, à organiser enfin
un système général de police protectrice. Mais le pouvoir moral du gouvernement
avait perdu toute son influence ; et cette pièce, signée par le gouverneur, ne
produisit aucun résultat avantageux. En conséquence, chacun dut prendre telles
mesures qui lui parurent les plus convenables, pour garantir sa propre
sécurité, d'après le plus ou moins de danger que couraient ses propriétés, et
les moyens qui étaient à sa disposition. Heureusement la moralité du peuple
résista en général à la tentation et aux exemples de pillage et de désordre.
Tous les yeux et tous les cœurs étaient tournés vers Bruxelles ; une sorte de
levée en masse (car on peut lui donner ce nom), commença partout, mais
particulièrement dans les provinces wallonnes. Le paysan (page 392) abandonnait ses champs, l'ouvrier
ses ateliers, le mineur sa houillère ; toutes les classes laborieuses
quittaient simultanément leurs travaux, et se portaient sur la capitale, où
elles s'attendaient à trouver des moyens d'existence, et à jouir sans contrainte
de la vie oisive du soldat. La charge de loger et nourrir cette affluence
d'étrangers exigeants, sans lois et sans discipline, finit par devenir
insupportable aux Bruxellois, et devint une source de misère et de
mécontentement. Les habitants adressèrent les plus pressantes remontrances à
l'état-major de la garde bourgeoise, qui représentait à cette époque la force
publique ; on tâcha d'arrêter le mal, par une proclamation qui, en remerciant
les volontaires de leurs intentions patriotiques, les invitait pour l'avenir à
rester chez eux, et à se tenir prêts à porter du secours à Bruxelles lorsque
les intérêts du pays l'exigeraient.
Quoique l'effervescence fût arrivée au plus
haut point en Belgique, l'exaspération n'était guère moindre dans les provinces
du nord. Toute la nation hollandaise s'unit pour offrir au trône des
démonstrations de fidélité et exprimer l'horreur que leur inspirait la conduite
des provinces méridionales. Ces cris de haine et de défiance furent répétés par
la presse périodique, et rapportés par les journaux belges, dont ils
augmentaient l'animosité et l'exaltation. Le Staats-Courant, journal
officiel de
(page 394) Ce langage, quoiqu'essentiellement
impolitique par rapport à
A cette époque, la cause du peuple belge était
donc essentiellement anti-européenne, tandis que (page 395)
celle des Hollandais trouvait de la sympathie dans tous les cœurs. Excepté en
France et sur quelques points de l'Angleterre, chaque voix les accusait. Jamais
nation n'eut à combattre contre de plus grandes difficultés morales, jamais
cause politique ne fut plus impopulaire. Si la destinée des Belges les eût
abandonnés à l'arbitraire des peuples de l'Angleterre et de l'Allemagne, un
effort unanime les eût jetés sous les pieds des Hollandais et livrés à leur
domination. Les journaux anglais, les plus libéraux même, ne défendaient leur
cause qu'avec tiédeur, tandis que le reste de la presse anglaise et allemande
s'unissait pour fulminer l'anathème contre eux. Ceux même, dont la plume avait
auparavant défendu la cause de la liberté, se tournaient contre eux et
stigmatisaient leurs efforts pour obtenir le redressement de griefs, du nom de
machination odieuse de quelques anarchistes.
Si, dans ces derniers
temps, ces préjugés contre les Belges s'adoucissent, cela est dû tant à la
conduite modérée et sage de leurs hommes d'état et de leurs diplomates qu'aux
efforts de quelques amis zélés de leur cause qui ont concouru, au moyen de la
presse anglaise et allemande, à les présenter sous leur véritable jour, autant
toutefois que la censure de ce dernier pays a permis l'insertion d'articles
favorables à leur cause (Ni
L'Europe avait à choisir entre une guerre
contre le républicanisme et l'indépendance de
Mais il est juste de dire qu'à mesure que
l'horizon devenait plus sombre autour d'eux, leur énergie morale et leur audace
allaient croissant. Ils s'apercevaient bien que l'opinion générale était contre
eux ; toutefois ayant plus de pénétration et de sagacité que leur roi, ils
comprenaient que la parole et la presse pouvaient les condamner, mais que
l'épée ne serait pas tirée du fourreau pour les soumettre. Ils comprirent
qu'ils pouvaient compter sur l'appui moral de la France et la neutralité
physique de toute l'Europe, et qu'avec une population de quatre millions
d'individus, ils avaient quelque raison d'espérer qu'ils pourraient tenir tête
à un peuple qui ne comptait que la moitié de ce chiffre. Leur seule crainte
était que l'Angleterre, au moyen d'un arrangement avec la France, n'envoyât,
d'après les sollicitations pressantes du cabinet hollandais, des troupes pour
occuper Ostende et Anvers.
Leur audace et leur courage eussent redoublé,
s'ils avaient su que le ministère anglais, auquel cette proposition fut faite,
avait franchement annoncé sa détermination d'éviter toute intervention armée. «
Si le roi des Pays-Bas ne peut maintenir la couronne qui a été placée sur sa
tête, je mériterais de perdre la mienne, si, dans le seul (page 398) but de la lui rendre, je plongeais
l'Europe dans une guerre générale. » Telle a été, dit-on, la réponse faite
par le roi d'Angleterre, quand on l'engageait à accueillir favorablement la
demande d'intervention. L'Angleterre et l'Europe recueillent maintenant les
fruits de sa prudence.
A mesure que le temps éclaircira les événements,
l'Europe se convaincra non seulement que les Belges méritent sa sympathie, mais
que le roi des Pays-Bas est en grande partie la cause de ses malheurs, non
qu'il ne soit, comme homme, resté sans tache, mais à cause de ses retards
maladroits et impolitiques. Sous ce rapport, il sera généralement blâmé en
Europe ; car, par une suite d'actes inconsidérés, il détruisit la barrière
élevée avec tant de peine contre la France ; il chercha à jeter le continent
dans une nouvelle guerre sanglante et ruineuse, pour récupérer ce qu'il
n'aurait jamais dû perdre ; et quand
A l'époque où le langage auquel nous avons fait
allusion était tenu par les journaux hollandais, un gouvernement prudent eût
employé tous ses (page 399) efforts pour modérer la
violence de la presse ; il eût tâché d'obtenir des éditeurs, d'en revenir à un
langage plus modéré, et de rester dans une sage réserve, sans laquelle la
guerre civile était inévitable. Il aurait ainsi dissimulé ses intentions, et,
attendant que l'épée fût tirée du fourreau pour lancer ces diatribes, il n'eût
répondu aux injures des journaux belges que par un silence digne et politique.
Car quel fut le résultat de cette conduite ? « Le langage des journaux
hollandais était si clair, si prononcé, qu'il éveilla les craintes des Belges
et leur fit comprendre qu'ils ne devaient pas perdre un moment, et que c'en
était fait de la nation si elle reculait d'un seul pas. Des mesures encore plus
énergiques et plus décisives furent donc déclarées nécessaires, et on reconnut
qu'il était temps de placer des chefs à la tête de l'insurrection de Bruxelles,
ou plutôt de l'insurrection de
Ces lignes sont extraites d'un ouvrage qui
présente un tableau exact de la marche de l'opinion populaire pendant la
première partie de la révolution,
et on y trouve les premiers germes de l'indépendance nationale, c'est-à-dire de
la formation d'un gouvernement distinct. Ce dernier (page 400) point présenta de grandes difficultés
et donna matière aux plus vives discussions. Aussi longtemps que les membres
des états-généraux étaient à
La première mesure ouvertement proposée fut la
formation d'un comité de salut public. Mais elle rencontra beaucoup
d'opposition ; ce n'était pas la forme de ce comité qu'on attaquait, mais la
dénomination que l'on considérait comme trop républicaine et révolutionnaire,
et comme une servile imitation de la France en 1793, qui rappelait les jours de
la terreur. Il était important d'inspirer la confiance et d'éviter tout ce qui
pouvait exciter (page 401) la crainte. A la fin, le titre de Commission de sûreté publique fut adopté, quoique la différence
entre cette désignation et celle de comité de salut public soit assez vague, et
assez subtile pour qu'il soit difficile de l'apprécier.
Ces questions une fois résolues, les membres
des états-généraux furent invités à se rendre à l'hôtel-de-ville, pour se
concerter avec les chefs de la garde bourgeoise sur les mesures que réclamait
la situation critique des provinces méridionales.
L'assemblée s'étant formée en comité ou
conseil, il fut unanimement résolu qu'il serait, comme on l'avait proposé, créé
une commission de sûreté publique, dont les attributions consisteraient 1e à veiller au maintien de la
dynastie, 2° à faire triompher le principe de la séparation entre le nord et le
midi, et 3° à protéger les intérêts du commerce et de l'industrie dans le pays.
Afin de montrer quelque déférence au
gouvernement, on proposa de soumettre cette résolution à la ratification du
gouverneur et de la régence ; ce qui était illusoire ; car ces autorités
n'avaient plus qu'une existence nominale, le pouvoir étant tout entier dans les
mains de la garde bourgeoise. La position de la régence était embarrassante ;
elle n'avait aucun moyen de s'opposer aux empiètements du pouvoir illégal qui
était destiné à la remplacer, et encore moins le droit d'en sanctionner la
constitution définitive.
(page 402) Dans
cet état des choses, les membres de la régence ne pouvaient abdiquer leurs
fonctions, sans manquer à leurs devoirs, et la seule voie honorable à suivre
eût été de déclarer l'illégalité des propositions du conseil et
l'incompatibilité de leurs fonctions avec la coexistence d'un corps tel que celui
proposé par la commission. Mais ils tombèrent dans le même système d'hésitation
qui entacha toutes les mesures du gouvernement. Ils commencèrent par faire des
objections, consentirent ensuite, et enfin, entraînés par le torrent, ils
abandonnèrent leur poste.
Il fut décidé par le conseil que les huit
sections seraient appelées à choisir des délégués destinés à les représenter
dans l'élection des membres de la commission. Ces délégués, consistant en 8
commandants, 8 officiers subalternes, 8 sous-officiers et autant de gardes,
furent choisis à l'instant et adjoints aux notables et à l'état-major assemblés
à l'hôtel-de-ville. Ils formèrent entre eux un comité de 60 individus et
procédèrent immédiatement à la nomination de 16 personnes parmi lesquelles on voulait
que la régence choisît les 8 membres composant la commission définitive.
Ces résolutions furent aussitôt transmises à la
régence qui, tout en se déclarant incompétente, les admit provisoirement, et
sembla ainsi regarder l'œuvre des bourgeois révoltés comme l'acte d'une
autorité légale.
(page 403) Les 8
candidats choisis par la régence furent MM. le duc d'Ursel, le prince de Ligne,
le baron Frédéric de Sécus, le comte Félix de Mérode, Alexandre Gendebien, Van
de Weyer, Ferdinand Meeus et Rouppe. Les 4 premiers devaient représenter la
haute aristocratie et le parti catholique. Les 2 suivants représentaient le
barreau, le 7e les intérêts de la finance, et le
dernier était le représentant des citoyens en général. Mais comme la lettre de
la régence qui faisait connaître son choix, contenait quelques modifications à
la résolution proposée, les 5 derniers mentionnés refusèrent d'accepter le
mandat qui leur était confié.
Ainsi, le pouvoir municipal donnait à l'agonie
un léger signe de vie, en annonçant son adhésion à la résolution
première qu'elle modifiait seulement par l'addition des mots « Ordre public » à
la fin du dernier article. Cet acte fut immédiatement suivi du départ du
gouverneur, du bourgmestre et de la plus grande partie des 15 membres du
conseil de régence. Dès lors disparut ce qui restait des autorités
constitutionnelles, pour faire place aux premières bases d'un nouveau
gouvernement.
Des 8 membres choisis, 5 annoncèrent leur
installation définitive par une proclamation ; mais (page 404) le duc d'Ursel, qui sentait
probablement l'illégalité de tout ce qui s'était fait, ne fit aucune réponse.
Le baron de Sécus s'excusa en alléguant le soin de ses propres affaires, et le
prince de Ligne parce que, selon ses propres expressions, « quoique habitant
La conduite du prince fut à cette époque l'objet
de nombreuses critiques ; et son refus fut d'autant plus sensible aux patriotes
que l'autorité de son nom et ses rapports avec le parti catholique étaient de
nature à fortifier et ennoblir leur cause au dedans et au dehors.
Malgré les efforts qu'elle fit pour dissimuler
son but réel, la commission ne fut pas plus tôt installée qu'elle s'empara du
pouvoir absolu ; mais quelles que puissent avoir été les vues cachées de ses
membres, il est juste de dire qu'ils parvinrent à maintenir une parfaite
tranquillité dans la ville.
Malgré la multitude d'étrangers qui encombrait
les rues et dont la plus grande partie appartenait aux classes inférieures, le
renversement de l'autorité légale, et l'apparence universelle de désordre, il
ne se commit aucun dégât et à peine un seul vol. Le théâtre se rouvrit le 12 ;
le peuple des campagnes arriva, comme à l'ordinaire, (page 405) au marché, les magasins étalèrent de nouveau, et les affaires reprirent
en apparence. Mais il n'existait aucune confiance ; partout l'alarme, l'inquiétude
et tous les malheurs qui accompagnent les troubles civils. Tel était le malaise
général, qu'il était presque impossible de changer les billets de banque, au
point que la garde bourgeoise fut obligée de faire publier un ordre du jour
déclarant que rien n'autorisait cette panique, que les principaux marchands
acceptaient ces billets en paiement, et que des ordres étaient donnés à tous
les receveurs et percepteurs pour qu'ils eussent à les recevoir comme comptant.
La ville présentait un aspect étrange. Des
bandes de volontaires, quelques-uns armés de piques, d'autres de mauvais
fusils, précédés de tambours et de bannières, paradaient dans les rues,
remplissant l'air de chants patriotiques et répétant en chœurs discordants
Ce fut à cette époque que M.
Cartwright, premier secrétaire de l'ambassade anglaise à
Imbu des principes de l'administration qu'il
servait, il se renferma dans cette réserve inopportune et cette routine qui
caractérisent généralement la diplomatie anglaise ; gêné par les formes qui,
pour convenir aux circonstances ordinaires, n'en sont pas moins incompatibles
avec une crise révolutionnaire, alors que les minutes sont plus fécondes en
événements que les années dans les temps ordinaires ; éveillant les soupçons
des chefs du mouvement, trompé par ses adversaires, il ne pouvait ni pénétrer
les vues des uns, ni connaître la vérité par les autres. Hors d'état de rien
apprendre des premiers, il ne pouvait découvrir l'erreur de ceux qui travaillaient
à le convaincre que le prince Frédéric n'avait qu'à se présentera la
tête de ses troupes, et que tous les bourgeois respectables étaient prêts à lui
ouvrir les portes de la ville, et à lui tendre les bras. Ils lui dissimulaient
qu'ils n'avaient que des vœux stériles à lui offrir,
que S. A. R. ne devait attendre d'eux aucune coopération active, ni aucun
effort pour niveler ces barricades élevées, et gardées par le peuple en ce
moment maître absolu de la ville.
Si cependant les rapports envoyés à l'ambassadeur
d'Angleterre à
Une séparation administrative, avec
une vice-royauté, était peut-être inévitable ; mais un divorce complet
n'entrait dans la pensée de personne, ou s'il était désiré par un ou deux
individus, il ne pouvait être considéré que comme une hypothèse vague. On ne
peut trop souvent répéter que le soulèvement n'eut pas lieu contre la maison de
Nassau, mais contre la domination et le monopole hollandais. «
(page 408) Tout
agent diplomatique, arrivé à Bruxelles dans des circonstances semblables à
celles qui existaient lors de l'arrivée du secrétaire de la légation anglaise,
aurait pu se tromper comme lui ; car l'aristocratie héréditaire, la finance, le
commerce et la grande masse des citoyens se prononçaient contre toute
commotion, et si les forces dont les généraux hollandais disposaient eussent
été bien employées, elles étaient plus que suffisantes pour s'emparer de la
capitale, et la soumettre sans tirer un coup de fusil. Il existait sans doute,
parmi les habitants respectables, un désir général d'amélioration, de redressement
des griefs et peut-être de séparation, mais nullement de révolution. Ce n'était pas parmi ces classes que
les germes du mouvement pouvaient se développer. Ceux qui désirent des
commotions civiles sont ces hommes à caractère turbulent, des intrigants qui pour
la plupart n'ont rien à perdre et par conséquent rien à risquer. Mais ceux qui
forment la base du système social et offrent des garanties par leur fortune,
ceux qui représentent les intérêts généraux (et ces intérêts résident
assurément dans le commerce, l'industrie et l'agriculture) sont les adversaires
naturels de toute commotion politique.
De tous les éléments de l'existence sociale
aucun n'est plus essentiel aux pères de famille, aux négociants, aux fabricants
et aux agriculteurs que (page 409) la paix publique.
Consultez chacune de ces classes en particulier, et vous les trouverez plus
disposées à se soumettre à un absolutisme modéré, qui garantit leur
tranquillité, qu'à courir après une liberté illimitée qui, presque toujours,
dégénère en licence. Pour ces personnes, tout ce qui dérange le cours ordinaire
des choses est considéré comme une violation de la liberté ; pour elles la
liberté est la faculté de poursuivre leurs affaires sans entraves. Ils ne la
font pas consister dans le pouvoir de déposer un roi pour en élire un autre,
mais dans la possibilité d'employer toute leur puissance intellectuelle et
physique à l'accroissement de leur fortune, en concourant ainsi à la prospérité
de leur pays.
Pour ces hommes, les révolutions sont toujours
à craindre, et font naître des idées de vengeance et de proscription. Ils
prétendent avec raison que tous les troubles leur causent un préjudice
momentané pour leur fortune, sans espoir d'avantages dans l'avenir. Ils savent
qu'ils doivent souffrir des révolutions ; car les calamités qu'elles entraînent
atteignent toujours les gens riches. Ils ne peuvent comprendre les théories qui
font envisager les commotions politiques comme des crises sociales destinées à
produire plus tard des avantages durables, convulsions momentanées par
lesquelles une génération est sacrifiée à la génération suivante ; indifférents
aux théories, ils n'admettent (page 410) que les faits ;
la balance de leurs comptes est leur baromètre politique.
Les tempêtes politiques et les révolutions ne sont
jamais leur ouvrage, et personne ne peut compter sur eux dans les temps de
troubles ; leur force d'inertie est une faible barrière contre ces mécontents
audacieux qui, tout prêts à risquer leur vie, veulent arriver, à tout prix, à
la fortune, non par le travail, mais par un coup de hardiesse. Pour ceux-ci les
révolutions n'ont rien d'effrayant ; car s'ils sont renversés, leur chute n'est
pas grande ; et si on compte parfois un martyr dans leurs rangs, la masse
échappe toujours au danger. Tels sont les hommes dont les actions et les
ressources doivent être l'objet d'une surveillance minutieuse pendant les
commotions civiles.
Quant aux événements
ultérieurs, lesquels sont du ressort de la haute diplomatie, le voile qui
cachait l'avenir était impénétrable aux yeux des plus clairvoyants ; il n'était
donné à aucun individu, quelque sagacité qu'il eût, de pouvoir prévoir ce qui
arriverait le lendemain ; car, à cette époque, tout dépendait du hasard. En
calculant les chances des événements, personne ne pouvait se flatter de prévoir
des résultats aussi extraordinaires, non plus que le triomphe d'opinions si
diamétralement opposées à celles qui, depuis si longtemps, formaient la base de
la politique de l'Angleterre et du reste de l'Europe ; ni s'imaginer (page 411)
que la monarchie néerlandaise, cette fille adoptive de