Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés    Bibliographie et liens      Note d’intention

 

       

« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

Chapitre précédent      Chapitre suivant       Retour à la table des matières

 

TOME 1

 

 

CHAPITRE DEUXIEME

 

La Belgique reconquise par les alliés. - Renonciation de l ' Autriche. - Proposition faite par le prince souverain d'ériger un royaume maritime. - Union de la Belgique et de la Hollande. - Loi fondamentale. - Vues de la représentation nationale. - Conduite impolitique du gouvernement néerlandais.

 

(page 34) Depuis la paix de Campo-Formio jusqu'au printemps de 1814, les départements belges restèrent enchaînés aux destinées de l'empire français. A cette époque, la vieille Néerlande avait déjà secoué le joug de la France, et encore pleine du souvenir qu'un gouvernement oligarchique avait laissé dans les esprits, elle rappela de l'exil les descendants de ses stathouders pour les élever à la dignité de princes souverains (Le baron Fagel et Perponcher, députés en Angleterre pour cet objet, étaient dans un tel état de dénuement que le gouvernement britannique fut obligé d'avancer au prince souverain une somme de 100,000 livres sterling, sur les fonds extraordinaires de l'armée, pour les mettre en état de quitter Londres). La Belgique, (page 35) quoique hors d'étal de suivre cet exemple, désirait ardemment son émancipation, aussi quand les armées de la Sainte-Alliance eurent passé le Rhin, refoulant devant elles les vaillants débris des armées de Napoléon, le peuple belge accueillit avec joie la dissolution d'une union antinationale ; et confiant dans les promesses que les puissances alliées lui avaient faites, ainsi qu'à toutes les autres nations, par les traités de Reiffenbach (L'article 1er de la convention de Reiffenbach, signée le 14 juin 1813, se termine ainsi : « l'objet de la présente guerre est le rétablissement de l'indépendance des pays opprimés par la France ; les hautes puissances contractantes (l'Angleterre et la Prusse) se sont réciproquement engagées à diriger tous leurs efforts vers cet objet. » Le traité de Chaumont du 1er mai 1814 contient les mêmes stipulations) et de Chaumont, et qu'elles renouvelaient dans leurs nombreuses proclamations, il tourna les yeux vers l'avenir qui s'ouvrait devant lui, et il conçut l'espoir du rétablissement prochain de ses anciens droits et de ses libertés.

Le premier soin des alliés, après qu'ils eurent conquis la Belgique, fut l'établissement d'un gouvernement provisoire sous la direction du général autrichien Vincent, lequel conserva les formes administratives et judiciaires établies par la France.

Il n'est pas nécessaire d'observer que si les assurances contenues dans les traités et (page 36) proclamations des alliés avaient été prises à la lettre, la Belgique aurait dû être replacée sous la domination de l'Autriche, restauration qui aurait entraîné celle des anciens privilèges, ainsi que les incohérences de la Joyeuse Entrée et de la constitution de Charles-Quint. Ce retour vers l'ancien ordre des choses était incompatible avec les intérêts de l'Europe, la paix et le bonheur réel des provinces belges ; mais les destinées ultérieures de ce pays et sa réunion à la Hollande avaient déjà fait le sujet de négociations secrètes à la conférence de Chaumont, où les bases des traités de Londres, de Paris et de Vienne, en ce qui concerne les Pays-Bas, furent discutées et arrêtées. Il ne restait plus qu'à obtenir l'adhésion du prince souverain.

La renonciation de l'empereur François à ses droits de souveraineté sur les provinces belges fut aisément obtenue et compensée par des accroissements de territoire en Italie. Le monarque autrichien dut abandonner sans trop de répugnance des possessions qui avaient coûté à ses prédécesseurs tant d'argent et tant de soldats, et qui, en le plaçant de nouveau en contact immédiat avec la France, exposaient l'Autriche à être entraînée dans de nouvelles guerres, dès qu'une cause quelconque amènerait la désunion entre elle et la France, et même seulement entre la France et toute autre puissance européenne. C'est à cette (page 37) renonciation de l'empereur d'Autriche qu'il faut attribuer en partie le maintien de la paix en Europe, lors de la conflagration de 1830 ; car si la Belgique réunie à l'Autriche avait été entraînée par le mouvement sympathique de la France à l'époque de la révolution de juillet, il est hors de doute que l'Autriche aurait été obligée de prendre les armes pour maintenir son autorité, et dès ce moment la guerre générale eût été inévitable.

Eu l'unissant à la Prusse, on donnait une trop grande prépondérance à cette puissance, et l'on envenimait la haine déjà si grande que se portaient mutuellement les Prussiens et les Français. La rupture de la paix générale qu'aurait amenée la révolution belge sous la domination autrichienne serait infailliblement arrivée sous le régime prussien, par les mêmes raisons auxquelles serait venu se joindre le mécontentement du peuple belge, chez qui s'étaient accréditées les idées les plus exagérées et les plus mal fondées touchant le despotisme et l'oppression du gouvernement prussien.

Un partage de la Belgique entre les puissances limitrophes, et qui aurait donné une partie des Flandres, Anvers et le Limbourg à la Hollande ; Liége, une partie du Brabant, Namur et le Luxembourg à la Prusse ; le Hainaut et le reste a la France, était incompatible avec les promesses faites par les souverains alliés, et sous (page 38) tous les rapports en contradiction avec la politique de la Grande-Bretagne ; celle-ci, en effet, ne pouvait ou au moins ne devait pas consentir à un partage qui aurait amené la France aux portes d'Anvers et jeté la Belgique et les provinces rhénanes dans les bras de cette puissance. Si un semblable partage était dangereux alors, il le serait bien davantage encore à présent ; car il est incontestable que la dislocation d'une partie de la Belgique ne manquerait pas d'entraîner la perte de la totalité, et servirait bientôt à réaliser les projets de quelques politiques français qui considèrent le Rhin d'un côté et l'Océan de l'autre comme les limites naturelles de la France.

L'Europe, au surplus, voulait élever une barrière contre les empiétements de cette puissance ; et si on avait rattaché la Belgique à l'Autriche ou à tout autre gouvernement dont le siège eût été trop éloigné, la conservation d'un pays déjà si faible par sa position géographique eût présenté de trop grandes difficultés.

Il ne restait donc qu'à ériger la Belgique en état indépendant et neutre, sous le sceptre de l'archiduc Charles ou de quelque autre prince d'Allemagne, ou qu'à l'unir à la Hollande. Le premier de ces plans ayant été trouvé impraticable, ce fut le dernier qu'on adopta.

La théorie sur laquelle cette résolution fut basée était éminemment politique et en harmonie avec (page 39) la tranquillité et les intérêts de l'Europe ; mais l'exécution de cette combinaison était hérissée de difficultés et féconde en dangers pour l'avenir. Aussi ce ne fut pas sans avoir hésité longtemps que le prince à qui le trône des Pays-Bas fut offert se décida à accepter cette tâche herculéenne, comme s'il avait eu le pressentiment de ses malheurs futurs. En réponse aux ouvertures des commissaires envoyés pour lui faire part du projet des puissances alliées, il présenta un contre-projet tendant à faire de la Hollande un royaume maritime puissant, au moyen de certains arrangements territoriaux très avantageux pour les Hollandais, mais à tous égards contraires aux intérêts des alliés.

Cette proposition consistait dans la cession à la Hollande de la rive gauche de l'Escaut, y compris Liefkenshoek à l'ouest, de la Frise orientale avec les duchés de Brême et d'Oldenbourg, et une partie du Hanovre à l'est, et de plus celle de tout le littoral compris entre l'Escaut et l'Elbe ; de sorte que la Hollande aurait possédé les bouches de la Meuse, du Rhin, de l'Ems et du Weser, et tous les grands débouchés de l'Océan entre la France et les frontières du Danemarck ; ce qui lui eût assuré le monopole de tout le commerce de transit de l'Allemagne.

Ce projet ne donna pas lieu à un examen sérieux ; car les alliés, tout en déviant de la promesse qu'ils avaient faite « de rétablir toutes les (page 40) nations dans leur condition première », n'avaient pas en vue des accroissements de territoire au profit de la Hollande, ni au profit d'une dynastie quelconque. L'érection du royaume des Pays-Bas était une mesure strictement et essentiellement européenne ; car il fallait une barrière au nord de la France, et cette barrière, on ne l'aurait pas obtenue en donnant une semblable extension aux forces de la Hollande dont on voulait seulement faire une tête de pont assez puissante pour résister au premier choc de l'ambition de la France. C'était par ce motif, et ce motif seul, que le cabinet britannique consentit à fournir les sommes énormes destinées à la reconstruction des forteresses à la frontière (Par une convention signée le 31 août 1814, la Suède consentait à rendre la Guadeloupe à la France, à condition qu'en cas d'union de la Hollande et de la Belgique, la première l'indemniserait d'une somme d'un million sterling qui lui serait garanti par la Grande-Bretagne. Par une seconde convention de la même date, entre l'Angleterre et les Provinces-Unies, la première rendit Java et toutes les colonies prises sur les Hollandais, excepté celle du cap de Ceylan et celle de Dcmesara, Essequibo et Berbis. Pour compenser la cession des trois dernières, la Grande-Bretagne s'engageait à payer le million dû par la Hollande à la Suède, et de plus à avancer deux millions sterling, destinés à l'érection de forteresses sur la frontière du royaume des Pays-Bas. La totalité de la somme dépensée par la Grande-Bretagne ne devait pas excéder trois millions sterling. - Parliamentary reports). Le 6ème article du traité de Paris du 80 mai 1814, en le prenant à la lettre, dit sans aucun doute que la Hollande « recevra une augmentation de territoire. » Il est évident qu'ici il y a un vice dans les expressions du traité ; il n'a jamais pu entrer dans les intentions des alliés de transférer la (page 41) Belgique à la Hollande, comme une simple addition. Toute la teneur du traité de Londres et l'acte d'acceptation prouvent suffisamment que l'intention des alliés était d'unir et d'amalgamer les deux pays en les plaçant sur le pied d'une égalité absolue.

Le but réel des grandes puissances a été trop longtemps perdu de vue dans la polémique qui a eu lieu depuis, spécialement par ceux qui considèrent le traité des 24 articles, dont nous parlerons plus loin, comme une spoliation directe de la Hollande et une violation des droits légitimes de la dynastie des Nassau.

En premier lieu, la Hollande n'avait pas l'ombre d'une prétention fondée à aucune partie de la Belgique au-delà de quelques enclaves sur la rive gauche de la Meuse ; mais on lui offrit presque toute la rive gauche de ce fleuve et le territoire qui s'étend entre le Brabant septentrional et la Meuse. La population de ces enclaves connues sous le nom de pays de généralité,(page 42) était de 58,861 habitants, répartis dans 54 bourgs ou villages, tandis que la portion du Limbourg cédée par le traité, y compris Maastricht, renferme 175,000 habitants. Il n'est personne qui puisse soutenir que ce ne soit pas là un équivalent suffisant ou encore moins que les Hollandais pussent s'arroger le droit de remettre en vigueur le système des barrières et d'empêcher la navigation de l'Escaut.

En second lieu, il est notoire que le prince souverain n'a pas été choisi dans son intérêt personnel et comme membre de la famille des Nassau, mais parce qu'il se trouvait être le chef d'un pays auquel les alliés avaient résolu de réunir la Belgique. Ses qualités reconnues d'homme d'état, sa réputation d'équité, pesaient peu dans la balance, et quoique l'Angleterre éprouvât un sentiment profond d'estime pour son fils, prince vaillant qui s'était si noblement distingué sous les drapeaux britanniques ; quoique le peuple anglais considérât déjà ce prince comme l'époux de sa reine future, ces sentiments n'eurent aucune influence sur le choix que l’on fit du représentant de la maison des Nassau.

C'est donc bien à tort que l'on a mis en avant une prétendue spoliation au préjudice des Hollandais, une violation des droits de leur souverain ; car ce prince n'avait aucun droit ni héréditaire ni légitime, si ce n'est ceux résultant des (page 43) traités qui relevèrent à la royauté. Et que sont ces traités, si ce n'est un contrat obligatoire, aussi longtemps qu'il n'est pas en désaccord avec le bien-être général ? Il n'était certes pas irrévocable, eu égard à des droits personnels ou à des droits de propriété ; il fut dicté par la nécessité et imposé par la force ; il était soumis aux circonstances et susceptible d'être modifié par la volonté de ceux qui l'avaient établi. L'épée trace les traités que la plume ne fait que ratifier ensuite. L'histoire de la diplomatie fournit mille preuves de changements et de remaniements de traités, et il n'en est pas de plus frappants que ceux qui concernent particulièrement les affaires des Pays-Bas.

Les droits ou plutôt les avantages qui résultèrent pour le roi et sa dynastie de la volonté des alliés lui furent acquis par la force des événements ; et c'est par l'impulsion contraire de ces mêmes événements qu'il en a perdu une partie. Les fondements du royaume des Pays-Bas reposaient malheureusement sur le sable, les matériaux qui avaient servi à l'élever étaient aussi hétérogènes que ceux de la statue de Nabuchodonosor ; et les architectes qui l'avaient construit furent contraints d'approuver la démolition après en avoir reconnu les vices. Ainsi le roi Guillaume, élevé seulement en faveur des intérêts européens, a dû être sacrifié à la même loi de la nécessité.

(page 44) Tout cela n'a pas eu lieu sans de profonds regrets, ce n'est pas par leur propre impulsion et sans avoir la main forcée que les puissances appelées à maintenir la paix de l'Europe ont sanctionné les malheurs d'un monarque bienveillant, chéri et respecté à juste titre, par ses concitoyens, d'un roi, modèle des vertus domestiques et privées, qui s'était fait par son équité et sa connaissance profonde des lois internationales, une réputation telle que des peuples éloignés le choisirent pour arbitre de leurs différends, d'un prince qui, quels qu'aient été les vices de son système de gouvernement avait élevé incontestablement la Belgique à un haut degré de splendeur et de prospérité commerciales. Assurément ce n'est ni en Prusse, ni en Russie, ni en Autriche, ni encore moins en Angleterre, que les peuples et les gouvernements applaudirent à cette irrésistible combinaison d'événements qui privait le prince d'Orange d'une noble succession et le rendait victime des malheureuses conséquences de la ligne fatale de politique suivie par les ministres de son père. Mais le salut de la grande famille européenne demandait ce sacrifice, et entre une rigueur apparente envers une dynastie et la destruction probable de plusieurs autres, il n'était pas d'hésitation possible.

Cette rigueur a été néanmoins beaucoup exagérée ; on ne peut la comparer à la destinée (page 45) fatale qui a accablé d'autres maisons royales. Qu'on jette les yeux sur la branche aînée des Bourbons, qu'on jette surtout les yeux sur l'ex-roi de Suède. Peut-on trouver un plus triste exemple des vicissitudes humaines et de l'instabilité des grandeurs royales ? Dans ce dernier monarque, nous voyons le descendant d'une longue lignée de rois, parcourant le monde comme un malheureux banni ; tandis qu'un soldat de fortune, né dans les rangs du peuple, et qui n'a rendu que des services équivoques aux alliés qui confirmèrent son élévation, un homme qui fut ostensiblement traître à sa patrie, possède en paix ce sceptre qui fut la terreur de l'Europe, alors qu'il était porté par le grand Gustave-Adolphe et l'indomptable Charles XII (La conduite équivoque du prince royal de Suède, (depuis la bataille de Leipsick jusqu'au moment de l'entrée des alliés à Paris en 1814, quand il espérait être appelé au trône de France), est connue de tous les hommes publics). Le roi des Pays-Bas ne fut-il pas lui-même forcé de refuser la main de sa fille au fils du prince détrôné, pour ne pas donner ombrage à la Suède et pour ne pas blesser les intérêts des autres puissances !

Pour en revenir à l'union mal assortie de la Belgique et de la Hollande, le traité de Londres, confirmé par ceux de Vienne et de Paris, (page 46) stipulait que « la fusion des deux pays devait être intime et complète » ; et le 1er article de l'acte d'acceptation du protocole de la conférence de Londres, signé à La Haye le 21 juillet 1814, reproduit ce principe, ajoutant que « les deux pays formeront un seul et même état, pour être gouvernés sous l'empire de la constitution déjà établie en Hollande, modifiée d'un commun accord. » Si cette complète et intime fusion, avait été possible, ceux qui l'avaient formée eussent accompli une œuvre admirable et garanti de la manière la plus sûre le maintien de la paix européenne. Mais malheureusement cette conception offrait dans l'exécution des obstacles insurmontables, et n'était qu'une vaine utopie, comme l'ont prouvé les événements.

Indépendamment de la dédaigneuse indifférence avec laquelle les alliés oublièrent de demander l'assentiment du peuple belge à leur combinaison, ils parurent avoir perdu de vue l'histoire morale des Pays-Bas, et avoir oublié les semences de haines, de jalousies et de dissentiments religieux et politiques qui avaient pris racine dans le pays depuis le règne de Philippe II. Dans leur empressement à consommer leur ouvrage, ils perdirent de vue tous ces germes de discorde et proclamaient la fusion, comme si une fusion nationale pouvait être obtenue par le transfert diplomatique d'un peuple sous la domination d'un autre.

« Ce n'est quà la divinité (dit un auteur hollandais) qu'il appartient de dire : que la lumière soit faite ! Mais quand les hommes osent prendre ce langage ils s'exposent à répandre les ténèbres là où ils espéraient faire briller la lumière. »

Cette fusion désirable ne pouvait être obtenue que par un des deux moyens suivants : il fallait que l'une des deux nations renonçât à ses principes et à ses préjugés pour se soumettre à ceux de l'autre ; or, pouvaient-elles oublier leur rivalité continuelle de religion, d'habitudes, d'intérêts, de traditions, de langage, qui tendait à les maintenir dans une antipathie absolue ! Pouvaient-elles se faire de mutuelles concessions, oublier toute individualité, et réunir leurs efforts pour le bien-être général !

De telles concessions ne devaient pas être attendues de la Hollande. En effet, on connaît la ténacité du caractère national de ses habitants ; suivant eux, d'ailleurs, le traité de Paris leur avait donné la Belgique comme une extension de territoire. Ces expressions du traité donnèrent le jour apparemment à plusieurs actes du gouvernement, qui semblait croire que la Belgique lui avait été inféodée et était destinée à former un annexe de la Hollande. D'un autre côté, tous ceux qui avaient étudié le caractère des Belges et apprécié l'influence immense du clergé sur le peuple, l'orgueil jaloux de l'aristocratie (page 48) et la supériorité numérique de la population, ne pouvaient attendre d'eux aucune concession sans des garanties suffisantes de réciprocité de la part de la Hollande ; si aucune concession n'était faite d'un côté ni de l'autre, on ne devait nécessairement attendre aucun résultat de tous les efforts qu'on pourrait faire pour amener la fusion des deux pays et même leur coexistence. La différence dans le chiffre de la population des deux parties du royaume était un obstacle invincible à leur union ; car l'histoire offre plus d'un exemple de l'absorption d'un peuple par un autre plus nombreux ; mais il n'y a pas d'exemple d'une solution semblable d'une telle combinaison au moyen de la donnée inverse ; et il serait déraisonnable d'en attendre un autre résultat. Cette inégalité de population fit naître aussi de grands embarras, c'est ce dont nous allons nous occuper.

Nous ne craignons pas d'affirmer que les alliés établirent leur combinaison sur une base fausse ; que préoccupés du désir de rétablir l'équilibre européen, et d'ériger une barrière contre les empiétements de la France, ils eurent trop de confiance dans la sagesse et l'influence du roi de Hollande, dans la stabilité de la dynastie au profit de laquelle la restauration venait d'avoir lieu en France, dans la malléabilité réciproque des peuples qu'ils avaient résolu d'unir ; ils eurent (page 49) tort, aveuglés qu'ils étaient par leur désir du bien, d'espérer que le temps, de mutuelles concessions, et un gouvernement prudent, affaibliraient à la longue les antipathies qui séparaient ces deux nations, éteindraient les animosités et garantiraient la durée d'une œuvre que ses auteurs regardaient comme un modèle de sagesse diplomatique. La base même de l'édifice contenait des éléments de dissolution nationale. L'union ne pouvait exister que par une similitude complète d'intérêts, de droits, de privilèges, par la plus stricte impartialité dans la répartition des impôts, l'égalité de la représentation nationale ; mais il était impossible d'obtenir tous ces points essentiels. Les principes de la loi fondamentale, dont l'acceptation ne se fit pas sans résistance, n'étaient pas calculés de manière à assurer à chacun des deux pays une existence durable ; cette constitution était entachée de deux ou trois vices capitaux, dont l'un consistait dans l'omission du principe de la responsabilité ministérielle, l'autre dans la lacune que laissait l'absence de la prérogative constitutionnelle que le roi aurait dû avoir de dissoudre les chambres. Ces vices du pacte fondamental eurent, comme nous le verrons plus loin, les plus graves conséquences (La loi fondamentale ayant pour titre : « Groudwet voor het Konnigryk der Nederlanden » fut rédigée par une commission de 24 membres et composée moitié de Belges, moitié de Hollandais ; elle ne fut en fait qu'une modification de la loi fondamentale des Provinces-Unies ; elle fut présentée à la sanction royale le 13 juillet 1815 et promulguée le 24 août suivant. Les notables hollandais qui s'assemblèrent pour discuter le projet original votèrent son acceptation à l'unanimité ; mais en Belgique, sur 1323 votants il y eut 796 votes négatifs et 527 votes affirmatifs. Or, comme 126 des premiers déclarèrent que leur vote négatif n'avait rapport qu'aux articles qui concernaient les matières religieuses, leur vote fut supposé affirmatif en ce qui concernait les autres dispositions ; puis, comme environ un sixième des notables belges n'avait pas voté, leur absence fut aussi considérée comme une adhésion ; et la loi passa, de cette manière, non sans exciter la clameur générale.) (page 50) Cette constitution était plus favorable à la Hollande qu'à la Belgique ; elle établissait un système de représentation nationale, qui devait amener les résultats les plus désastreux ; c'était en fait l'écueil contre lequel le vaisseau de l'état devait échouer dès sa sortie du port. Une saine politique pouvait établir dans la distribution des emplois civils et militaires un rapport entre le nombre des fonctions à conférer et le chiffre des populations. Mais donner une représentation égale, c'est-à-dire une représentation proportionnée au nombre relatif de la population, c'était accorder une grande majorité à la Belgique et mettre à sa merci les intérêts de la Hollande : car en supposant la population de la Belgique de 3,337,000 habitants, et celle de la Hollande de 2,046,000, la proportion des députés des deux pays devait être de 68 à 42. C'était là une difficulté à laquelle les législateurs les plus habiles ne pouvaient trouver de remède, et ce qu'il restait à faire, par conséquent, c'était de donner aux deux pays une représentation numériquement égale. Ainsi la Hollande, dont la population était d'un tiers inférieure à celle de la Belgique, obtint un même nombre de représentants ; ainsi se trouvèrent ébranlées d'un seul coup les bases de la représentation nationale ; ainsi se trouvèrent à jamais établis des éléments de discorde. Les raisons de cette disproportion furent énoncées dans les termes suivants, dans l'exposé des motifs de la loi fondamentale.

« Le nombre des députés que chaque province envoie aux états-généraux n'a pu être réglé d'une voix unanime. Plusieurs membres croyaient que la base à la fois la plus juste et la plus simple était la population de chacune d'elles ; des raisons plausibles et des exemples nombreux ne manquaient pas à l'appui de cette opinion ; on a combattu ces raisons, on a contesté la justesse des applications que l'on faisait de ces exemples à la réunion de nos provinces, et l'on a dit que les colonies qui reconnaissaient les provinces septentrionales pour leur mère-patrie, l'importance de (page 52) leur commerce et plusieurs millions d'habitants soumis aux lois de la métropole, ne permettaient pas d'adopter cette base ; que le seul moyen d'établir parfaitement et pour toujours une union intime et sincère entre les deux pays était de donner à l'un et à l'autre une représentation égale. La majorité s'est rangée à cet avis. »

Il est juste cependant d'observer que les difficultés de cette distribution étaient tout à fait indépendantes de la volonté du roi et de ses conseillers, et devaient être attribuées à des causes statistiques qui empêchaient tout autre mode d'arrangement. Le mal qui devait en résulter fut encore aggravé par l'égoïsme des députés hollandais et par l'inconciliable diversité d'intérêts politiques et de croyances religieuses qui existait dans les chambres. Une moitié des états-généraux était protestante et l'autre catholique ; la langue d'une moitié de l'assemblée était à peine comprise par l'autre. C'étaient là des faits qui devaient suffire pour amener un schisme éternel (La seconde chambre des états-généraux était composée de 110 députés, dont une moitié était nommée par les Hollandais et l'autre par les Belges. La proportion était d'un député par 37 mille habitants pour les premiers, et d'un par 61 mille pour les seconds. Pour les pays réunis, le terme moyen était d'un représentant par 50 mille habitants ; le maximum de la représentation nationale était d'un par 34 mille habitants (province de Groningue) ; le minimum d'un par 82 mille habitants (province de Namur)).

(page 53) Les conséquences funestes de ce système se révélèrent bientôt dans les discussions et les votes de la 2ème chambre des états-généraux. Chaque projet législatif ou financier nuisible aux intérêts de la Belgique, et qui passait à la chambre, était toujours voté par une majorité presque entièrement composée de Hollandais, tandis que ceux de même nature qui étaient rejetés, étaient toujours soutenus par une minorité hollandaise. En outre, toute proposition avantageuse à la Belgique était repoussée par l'influence de la majorité hollandaise, ou ne passait qu'après une opposition vigoureuse de la minorité de cette nation. D'un autre côté, tout projet d'une utilité immédiate pour la Hollande au détriment de la Belgique était soutenu par les députés hollandais, et quelques fonctionnaires belges, entraînés par l'influence de la cour et du gouvernement, venaient former une majorité qui, de cette manière, était toujours assurée aux Hollandais et au ministère. Ainsi passèrent les projets les plus oppressifs et les plus nuisibles ; ainsi furent engendrés plusieurs de ces griefs, dont le premier effet était de causer un mécontentement immédiat et universel (La statistique suivante, publiée par le docteur Friedlander, fait connaître la nature de ces votes : « Le 30 janvier 1821. Discussion de la taxe de la mouture et de l'abattage ; pour : Hollandais 53, Belges 2. - Séance du 20 décembre 1822.. Amortissement des fonds du syndicat ; pour : Hollandais 46, Belges 20. - Séance du 28 avril 1827. Budget annal ; pour : Hollandais 49, Belges 4. - Séance du 18 décembre 1829. - Deuxième budget décennal ; pour : Hollandais 48, Belges 13, etc., etc. - Abfall der Nederlanden, Hambourg, 1833).

(page 54) Indépendamment des vices de ce mode de représentation nationale, la loi fondamentale consacrait un abus financier incompatible de tous points avec les usages et les privilèges de toutes institutions constitutionnelles ; c'était le vote approximatif du budget pour 10 ans ; les députés étaient ainsi privés de toute possibilité de scruter les dépenses ou de demander le plus léger amendement ou économie durant un laps de temps qui nécessairement devait amener des nécessités de révision ou au moins d'examen. Il est vrai que le budget était divisé en deux parties ; savoir : un budget décennal ou ordinaire et un budget annal ou extraordinaire. Mais les points les plus importants, ceux qui demandaient l'attention la plus scrupuleuse et qui donnent, tous les ans, lieu aux plus vives discussions, dans les autres corps législatifs, tels que : la liste civile, la guerre, la marine, les colonies, les affaires étrangères, l'intérieur et le département des finances, étaient compris dans le (page 55) premier, et se trouvaient ainsi à l'abri de tout examen ultérieur pendant 10 années ;la seconde section du budget, formant à peu près un quart de la totalité, comprenait les dépenses extraordinaires, c'est-à-dire celles qui tenaient à des circonstances fortuites ;elle renfermait néanmoins presque toutes les dépenses du département de la justice.

Les vices de ce système décennal étaient si flagrants qu'il est difficile de concevoir comment on a pu trouver en Belgique et en Hollande 24 hommes capables de proposer cette partie de la loi fondamentale, et comment les états-généraux ne repoussèrent pas à l'unanimité le 229ème article de cette constitution, comment ils accueillirent un système si fécond en abus, un système tel qu'on ne pourrait tenter de l'introduire ou de le défendre dans la chambre des communes d'Angleterre sans produire une conflagration générale dans toute la (page 56) Grande-Bretagne. Joignez à cela un autre vice capital que présentait le mode adopté pour le vote des budgets par le règlement de la chambre qui interdisant tout amendement obligeait l'assemblée à les adopter ou à les rejeter en masse.

Nous avons fait voir quelques-uns des vices inhérents à l'union des deux peuples et à la loi fondamentale, vices qui étaient de nature à rendre toute fusion impossible. Il nous reste à déterminer quelques-uns des griefs qui minèrent graduellement le trône et qui finirent par amener des résultats que tout le monde excepté l'autorité publique paraît avoir prévus. « Quand une mine est chargée, dit le comte Charles de Hoogendorp dans une de ses remarquables publications, une étincelle suffit pour causer l'explosion. Telle était la situation des affaires en Belgique où cette explosion était prévue plusieurs années avant la révolution. » On a peine à comprendre l'aveuglement du cabinet néerlandais, la nonchalance des autorités et l'indifférence de ceux qui devaient être avertis que le volcan grondait sous leurs pieds, fautes d'autant plus inexcusables que la révolution de juillet était pour eux un enseignement dont ils auraient dû profiter.

On a souvent demandé, non sans raison, comment alors que le gouvernement s'opposait si imprudemment à toute concession, les ambassadeurs étrangers demeurèrent si indifférents à tout (page 57) ce qui se passait. On dit que quelques-uns furent avertis et demandèrent la médiation de leur cour pour amener le gouvernement des Pays-Bas à adopter des mesures qui pussent conjurer l'orage. Les résultats prouvent que, si ces avis ont réellement été donnés, le gouvernement commit une grande faute en ne les suivant pas ; et c'est là une preuve de plus de la fatale opiniâtreté et du manque de prévoyance de ceux qui dirigeaient le vaisseau de l'état ; car il est incontestable que l'on pouvait accorder le redressement de presque tous les griefs que demandait le peuple belge, et quoique cette concession n'eût jamais pu amener une fusion complète, au moins aurait-elle détruit tout prétexte plausible de désunion, en donnant à toute tentative de révolution le caractère d'une inexcusable révolte. Sans appliquer absolument au gouvernement des Pays-Bas l'aphorisme connu : « Quos Deus vult perdere prius dementat », il est certain qu'un voile semblait couvrir ses yeux, et qu'il s'abandonnait à une sécurité tout à fait contraire à ce qu'on devait attendre du caractère politique du monarque.

Chapitre suivant