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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 29 novembre 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)

(Présidence de M. Thibaut.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 91) M. Reynaert fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Borchgrave lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Reynaert présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« L'administration communale de Saint-Nicolas appelle l'attention de la Chambre sur l'abus, qui existe dans un grand nombre de communes, de payer en nature les salaires des ouvriers et demande une loi pour le réprimer. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le greffier provincial du Brabant propose une disposition additionnelle au projet de loi portant augmentation du traitement des greffiers provinciaux. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi.


« Des secrétaires communaux du canton d'Herenthals proposent des mesures pour améliorer la position des secrétaires communaux. »

M. Lelièvre. - Je demande que la requête soit renvoyée à la commission des pétitions, qui sera invitée à faire un prompt rapport. Déjà antérieurement, semblable résolution a été prise à l'égard de demandes de cette nature ; il est donc évident qu'elle doit aussi s'appliquer à la pétition dont nous nous occupons. Du reste, l'urgence est incontestable, la question soulevée par la requête devant nécessairement avoir une prompte solution.

- La proposition de M. Lelièvre est adoptée.


« Des habitants de Bruxelles demandent une enquête pour constater la dimension réelle du monument de la Bourse en construction dans cette ville, vérifier les cubages et subsidiairement pour déterminer la valeur réelle de l'édifice et la somme à payer par la ville. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Delprat demande que le gouvernement lui fasse la restitution d'une somme de 300,000 francs versée par la compagnie du chemin de fer Sud-Est belge, en garantie de l'exécution de ses engagements. »

- Même renvoi.


« Le sieur Colson demande que la caisse des pensions soit autorisée à lui rembourser, avec intérêts capitalisés, les sommes qui ont été retenues sur ses appointements comme officier et en qualité de directeur aux vivres et aux hôpitaux. »

- Même renvoi.


« Le sieur Landrien demande que, dans le cas de démission du ministère ou de toute autre modification gouvernementale, la Chambre manifeste au Roi son désir de voir, aussitôt les budgets votés, la Chambre prendre vacance jusqu'après les élections régulières prochaines et. qu'en attendant un ministère d'affaires dirige les intérêts du pays. »

- Même renvoi.


« M. Van Huffel fait hommage de 125 exemplaires de ses strophes sous le titre de : l'Union belge. »

- Dépôt à la bibliothèque et distribution aux membres de la Chambre.


M. Anspach. - Je viens demander à la Chambre de vouloir bien ne pas siéger demain. La Chambre sait que la commune de Bruxelles célèbre une fête à laquelle la ville attache, comme toute la population, une très grande importance et un grand nombre de nos collègues désireront assister à cette cérémonie.

- La proposition de M. Anspach est adoptée.

Interpellation relatif aux rumeurs de démission du gouvernement

M. Defuisseaux. - Messieurs, dans un récent discours qui a vivement impressionné la presse et le public, l'honorable bourgmestre de Bruxelles disait : « que sur un premier refus du Roi de signer la nomination de M. De Decker, le ministère aurait offert sa démission. »

Vous comprenez, messieurs, la gravité de ces paroles. Le lendemain paraissait au Moniteur une note qui n'était ni un démenti, ni une confirmation.

Je demande que le ministère veuille bien s'expliquer.

Je ne découvre pas ici la personne royale ; elle a été découverte par le discours du bourgmestre de Bruxelles et par le Moniteur, organe officiel du gouvernement.

Entrés dans cette voie, nous ne pouvons nous arrêter ; nous devons tout savoir pour tout apprécier avec justice. Il importe donc au ministère, à M. Anspach, au public, à nous tous, de connaître la vérité, toute la vérité.

J'attends une réponse catégorique de M. le ministre.

M. Anspach. - Messieurs, je trouve que l'interpellation qui vient d'être faite aurait pu ne pas se produire, puisqu'elle soulève une question sur laquelle la Chambre ne peut pas discuter. Cette interpellation m'est adressée à moi-même tout autant qu'au ministère. Or, je ne suis pas un ministre, et je n'ai pas d'interpellation à accepter ici.

Si l'interpellation pouvait être adressée au ministère, elle ne devait l'être que par moi, et M. Defuisseaux peut me laisser à moi-même le soin de ma propre défense.

M. Defuisseaux. - Vous n'êtes pas attaqué.

M. Anspach. - On m'a attaqué, on m'a accusé d'avoir découvert la personne royale : c'est ce que je n'ai pas fait.

Je maintiens ce que j'ai dit. Je n'ai rien à en retrancher, ni rien à y ajouter ; et par respect même pour l'inviolabilité de la Couronne, je m'abstiens d'entrer dans aucune explication.

Je suis convaincu que j'ai bien fait de prononcer les paroles, sur lesquelles porte l'interpellation : elles ont été acceptées avec la portée qu'elles devaient avoir ; elles ont obtenu la créance et le respect auxquels j'étais en droit de m'attendre, puisque je n'ai jamais trompé personne.

Mais si je les maintiens tout entières, je n'ai pas à revenir sur ce sujet.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, évidemment dans la pensée du gouvernement, comme dans celle de tous les membres de la Chambre, la personne royale ne peut jamais être découverte. Mais puisque les membres du cabinet ont été attaqués, il doit du moins leur être permis de déclarer que jamais, à propos de la nomination de M. De Decker, on n'a soulevé aucune question de cabinet, et que tous les détails publiés par certains journaux et qui se rapportent à une pression quelconque que j'aurais exercée à cette occasion, sont complètement inexacts.

- Personne ne demandant plus la parole, l'incident est clos.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre pour l’exercice 1872

Discussion générale

M. Frère-Orban. - Messieurs, je m'attendais aujourd'hui à des explications de la part du gouvernement. Je croyais que la nuit aurait porté (page 92) conseil et qu'on aurait fait cesser l'équivoque dans laquelle le gouvernement se trouve vis-à-vis de la Chambre, Il ne veut pas répondre à des interpellations nettes et précises.

Je ne puis pas, en effet, considérer comme satisfaisantes les déclarations faites hier par M. le ministre des finances,

M. le ministre des finances a laissé constater un désaccord avec M. le ministre des affaires étrangères qui, lui, venait de répondre comme M. le ministre de la guerre ; il a bientôt essayé d'expliquer comment il y avait accord et pas accord ; on s'entendait sur l'ensemble et non sur les détails ; mais on n'a pas réussi à savoir quels étaient les détails sur lesquels on différait et moins encore a-t-on pu connaître quels étaient les points, dans l'ensemble, qui ralliaient toutes les opinions dans le sein du cabinet.

Bref, nous n'avons pas d'explications sur la pensée véritable qui dirige le gouvernement dans cette circonstance.

M. le ministre de. l'intérieur a été interpellé par M. Pirmez ; il n'a pas davantage répondu. On lui demande si lui, au moins, est d'accord avec M. le ministre de la guerre ; ils ont constamment marché du même pas dans les questions militaires ; à l'époque où M le ministre de la guerre était un partisan très décidé du système de l'exonération qui a eu un si grand succès en France, M. Kervyn était dans la Chambre l'éditeur de la pensée de l'honorable ministre de la guerre ; il a défendu ce système dans le sein de la commission de milice ; il a inventé ensuite d'autres systèmes qui ont été soumis aux délibérations de la Chambre.

Il s'agissait toujours d'arriver à la suppression du remplacement. M. le ministre de la guerre, à une certaine époque, a déclaré le remplacement la plaie et la honte de l'armée ; M. Kervyn a répété ici le mot convenu. Eh bien, je demande si M. le ministre veut encore aujourd'hui la suppression du remplacement ? M. Kervyn continue-t-il à la vouloir ? Nous aurions au moins sur la question deux ministres d'accord ; ce n'est pas trop.

M. le ministre de la guerre va plus loin. Dans un rapport formel déposé sur le bureau de la Chambre et qui est ou qui n'est pas un acte du gouvernement, je n'en sais rien au juste, il conclut à la nécessité d'accroissement de dépenses pour compléter notre établissement militaire. Eh bien, les autres membres du cabinet sont-ils d'accord avec lui sur ce point ?

Il n'est pas besoin d'attendre les lumières d'une commission pour répondre à cette question. Une commission pourra indiquer tel ou tel système spécial pour certaines choses de détail, mais sur la question de savoir s'il y a lieu d'augmenter les dépenses militaires, d'augmenter l'artillerie, de mieux doter l'intendance, le gouvernement doit pouvoir nous dire quelle est sa pensée ; il ne peut pas laisser la commission dans le vague à cet égard.

Ce sont des questions excessivement élastiques.

Si on laisse la commission dans le vague, si elle-même ne sait rien, si elle ne connaît pas la pensée du gouvernement, Dieu sait où elle ira ! Que lé gouvernement s'explique donc ; s'il ne veut pas s'expliquer - je ne le presse pas autrement, - s'il lui faut du temps pour délibérer, si, après avoir passé déjà six ou huit mois et plus à délibérer, il n'est pas encore arrivé à se former une opinion, accordons-lui du temps, ne le pressons pas davantage. Mais que lui-même ne veuille pas contraindre la Chambre à voter en pareille circonstance le budget de la guerre.

Quelle est en effet la position que l'on fait aux membres de la Chambre ? On leur déclare que les dépenses, qui sont considérables, sont faites en pure perte ; que l'on croit avoir une armée et que l'on n'en a pas.

M. Couvreur. - C'est cela.

M. Frère-Orban. - Telle est la conclusion que d'honorables orateurs ont tirée du rapport du département de la guerre et M. le ministre de la guerre n'a pas songé à la réfuter. Il a dit, au contraire, que l'on avait tiré des inductions assez justes de son rapport.

M. le lieutenant-général Guillaume, ministre de la guerre. - Je n'ai pas dit que rien n'était bon, puisque l'armée avait parfaitement fait son devoir et préservé le pays de toute violation.

M. Frère-Orban. - Vous avez dit, en effet, dans votre rapport que l'organisation actuelle est bonne ; certaines parties seulement sont défectueuses. Ces choses défectueuses ont été signalées ; il faut y parer. L'honorable M. Pirmez a montré dans quelles erreurs on est tombé à cet égard. Mais n'importe. Vous avez signalé ces vices en déclarant que l'organisation était bonne. Je vous prie de dire ce que vous avez trouvé de bon dans l'organisation actuelle ; je vous le demande d'une manière expresse. Le système du recrutement est exécrable ; le système du remplacement est abominable. Il faut le faire disparaître, c'est-à-dire que c'est la base fondamentale de l'armée qui ne vaut rien.

La proportion entre les diverses armes est mauvaise, défectueuse ; il en faut une autre que celle qui a été arrêtée. Il faut augmenter, dans certaines proportions, diverses armes. L'intendance est dans l'état le plus déplorable Que reste-t-il donc de bon dans l'organisation ? Je ne vois plus qu'une bonne chose ; ce sont les millions qu'on vote pour l'armée.

M. le ministre de la guerre a, malheureusement selon moi, poursuivi un but : c'est celui de vouloir arriver à modifier essentiellement l’organisation, et pour y parvenir il a exagéré les vices mêmes qui étaient signalés.

Ces vices, messieurs, ont été considérablement exagérés : on n'a tenu aucun compte des réformes, des améliorations, des modifications qui ont été introduites dans l'organisation de l'armée ; et l'on a exagéré les vices de cette organisation pour obtenir de nouveaux crédits en faveur de.l'armée.

Eh bien, je demande, messieurs, si le cabinet tout entier est d'accord sur cette tendance et sur ce but. Voilà une question qui est essentiellement du domaine de la Chambre et à laquelle nous avons le droit d'obtenir une réponse.

Cette tendance, ce but qu'on poursuit est-il celui du gouvernement ? S'il y a deux pensées dans le gouvernement, qu'on le dise, qu'on s'explique. S'il y a contradiction, qu'elle se manifeste ; mais qu'on n'essaye donc pas, à l'aide de petites malices cousues de fil blanc, d'induire la Chambre et le pays en erreur en poursuivant un but qu'on n'ose pas avouer franchement.

Je dis, au surplus, que ce serait une situation déplorable. Le gouvernement, qui est chargé de la défense nationale ne saurait pas se mettre d'accord sur le point de savoir si les vices qu'on signale dans une organisation déterminée existent ou n'existent pas !

Et le gouvernement manquerait à ce point à ses devoirs qu'après avoir constaté ces vices, s'il les a constatés, il n'ose pas assumer la responsabilité devant la Chambre de demander les crédits nécessaires pour consolider notre établissement militaire.

Je demande donc que le gouvernement s'explique nettement et franchement sur tous ces points ; et s'il ne peut pas s'expliquer à présent, je ne le presse pas davantage, je consens volontiers à l'ajournement, je consens volontiers à ce qu'on ajourne ces explications à un mois, à deux mois, à trois mois, autant qu'il lui conviendra pour qu'il puisse formuler des idées précises à soumettre à la Chambre.

Dans un pareil état de choses, aucune discussion n'est possible, même sur une organisation, ni sur ce qui existe, ni sur ce que l'on veut y substituer.

Je voudrais contredire les idées de M. le ministre de la guerre qui nous a déclaré qu'il voulait, non pas le service obligatoire, mais le service personnel, alors que jusqu'à présent on a prêché partout que c'est le système obligatoire et personnel qui est indispensable à la défense du pays.

Je viendrais combattre les idées de M. le ministre de la guerre quant au système personnel, idées indiquées d'une manière très vague, M. le ministre me répondra après m'avoir laissé parler pendant deux heures : Ce n'est pas cela que je veux.

Un autre membre combattra une autre idée tout aussi peu précisée que celle-là ; ce ne sera pas encore ce que l'on a en-vue.

Jusqu'à ce que l'on ait formulé quelque chose de catégorique, il est donc impossible de discuter utilement, dans cette Chambre, les questions soulevées par le gouvernement lui-même.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, tout à l'heure l'honorable M. Frère et, dans la séance d'hier, deux honorables membres, MM. Pirmez et Van Humbeeck, m'ont interpellé sur mon opinion quant au remplacement. On m'a demandé si je maintenais aujourd'hui ce que j'ai déjà eu l'honneur de dire dans cette enceinte.

Je suis convaincu, messieurs, que, pendant ces dernières années, le remplacement a introduit dans l'armée une foule de mauvais éléments, et je ne suis pas persuadé que les améliorations que l’on a cherché à atteindre par la dernière loi de milice, soient satisfaisantes.

La thèse que j'ai toujours soutenue et qui, à coup sûr, répond aux vœux d'un grand nombre de membres de cette Chambre, c'est qu'il est à désirer que la carrière militaire librement embrassée, librement poursuivie, apporte à l'armée des éléments d'ordre et de discipline, de nature à garantir la défense du pays et le maintien de l'ordre public.

Pour atteindre ce but, pour arriver à la fois à diminuer les charges militaires et à améliorer l'élément du remplacement, qu'y a-t-il à faire ?

C'est ce que, pour ma part, je n'oserais pas préciser à cette heure.

Depuis deux ans, de grands événements se sont accomplis. Une commission militaire est constituée.

Le gouvernement n'a pas encore une opinion arrêtée, puisque les travaux de cette commission ne sont pas terminés, et, en ce qui me touche, tout en ayant devant moi un but que je cherche à atteindre, c'est-à-dire une armée composée des meilleurs éléments avec le moins de charges (page 93) possible pour les populations... (Interruption.) Ce ne sont pas des mots. La Chambre se souviendra qu'à différentes époques j'ai apporté ici des systèmes pratiques…

M. Muller. - Pratiques ?

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - ... qui au moins témoignaient une intention sérieuse de réaliser ces améliorations.

Messieurs, nous nous trouvons aujourd'hui devant cette situation : une commission a été nommée pour étudier ces graves questions.

M. Bouvier. - C'est un leurre. (Interruption.)

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il y a dans cette commission, M. Bouvier voudra bien le reconnaître, des éléments sérieux, des éléments appartenant à l'ordre militaire et aux deux Chambres, et le gouvernement, en nommant cette commission a évidemment fait chose très utile.

En cet état de choses, messieurs, nous continuerons à maintenir l'organisation qui, l'année dernière, a fait face à une situation périlleuse ; et tout en croyant qu'il y a des améliorations à introduire, nous voulons les étudier et les examiner avec soin et avec prudence afin de ne pas nous engager dans des épreuves et dans des essais stériles.

M. Vleminckx. - J'entends dire, depuis hier, qu'une commission est nommée à l'effet d'examiner le rapport de M. le ministre de la guerre dont il a été si souvent parlé et que le gouvernement attend le rapport de cette commission pour prendre une décision. Mais, messieurs, c'est véritablement induire la Chambre en erreur ; la commission qui a été nommée s'est prononcée, à la majorité que M. Thonissen a indiquée hier, précisément sur la seule question sur laquelle elle a pu être consultée. En effet, le gouvernement n'a pu avoir l'intention de la consulter sur une foule de questions de l’ordre administratif, sur la question de savoir si, avec un train d'équipage, il faut avoir un peu plus ou un peu moins d'artillerie de campagne, s'il faut modifier l'organisation de l'intendance, etc. Non, la commission n'a pas été consultée là-dessus. Elle l'a été principalement, je dirai même uniquement, sur le point de savoir s'il faut, oui ou non, maintenir le remplacement, et cette question, elle l'a résolue par une majorité de 24 voix contre 4. Le gouvernement est donc renseigné.

Et d'ailleurs s'il ne l'a pas été suffisamment, pourquoi a-t-il laissé cette commission pendant six mois sans réclamer d'elle aucun travail ? Depuis six mois elle n'a pas été convoquée. (Interruption.) Pourquoi donc ne l'a-t-elle pas été ? Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas réclamé d'elle des décisions sur d'autres points ?C'est qu'il n'en avait pas besoin ; il connaissait l'opinion de la commission sur le fait principal, sur le mode de recrutement. Le reste lui était bien égal.

Quant à ce reste, c'étaient, je le répète, des questions de l'ordre administratif qui ne peuvent être décidées que par le gouvernement.

Pour moi, je crois que, comme on l'a dit hier, le gouvernement ne veut pas trancher la question de notre organisation militaire. Il veut nous leurrer.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il attend les renseignements de l'étranger.

M. Vleminckx. - Voilà dix mois que vous devriez les avoir, et pendant ces dix mois vous n'avez plus réuni la commission. Le gouvernement veut nous leurrer, je le répète ; il veut attendre jusqu'aux élections et puis dire : « Vous le voyez, nous ne sommes pas militaristes, et la preuve, c'est que nous avons obéi à nos journaux qui nous ont imposé de ne pas étendre nos sacrifices pour l'armée. »

Quant à moi, je voterai pour l'ajournement, et si l'ajournement n'est pas adopté, je voterai contre le budget.

M. de Theux. - Mon opinion est diamétralement opposée à celle des honorables préopinants. Je pense qu'il est inopportun de discuter dans cette session la question d'organisation militaire. Cette question est agitée dans plusieurs pays. On a une peine infinie à se mettre d'accord ; et pourquoi nous, pays neutre, nous hâterions-nous d'introduire cette question dans cette session ? Il n'y a que très peu de temps que nous avons discuté l'organisation de l'armée ; nous avons discuté la loi de milice et l'on ne connaît pas encore tous les résultats de l'application de la nouvelle loi.

Je ne trouve pas que cette prétention soit raisonnable. Quant à moi, mon opinion bien formelle est qu'il n'y a pas urgence à discuter de nouveau cette question et je voterai contre la proposition d'ajournement.

M. Orts. - Messieurs, la discussion d'un budget et surtout d'un budget aussi important que celui qui concerne la défense nationale, est toujours une question de confiance dans les idées du ministre placé à la tête du département. C'est également, lorsqu'on se place sur le terrain constitutionnel régulier, une question de confiance dans le gouvernement dont ce ministre fait partie, et qu'il faut tenir pour homogène jusqu'à preuve contraire. Or, nous sommes dans une situation qui exclut toute possibilité de confiance à propos du budget de la guerre et nous demandons, en proposant et en défendant l'ajournement, que l'on sorte de cette situation.

Les membres du cabinet ne peuvent pas nous convier à discuter aujourd'hui ou demain l'organisation ou la réorganisation de l'armée, dit-on.

L'honorable député qui vient de se rasseoir se méprend s'il croit que cette discussion immédiate serait notre vœu.

Que le gouvernement nous dise au moins, lui surtout qui est un gouvernement nouveau, quelles sont ses idées générales et communes sur une question qui était jadis, pour la plupart des membres du gouvernement, un thème d'opposition.

Mais les membres du cabinet n'ont pas d'idées communes, ils le déclarent, ils le reconnaissent. Il y a sur l'organisation militaire les idées très connues de M. le ministre de la guerre. Il nous déclare que s'il n'est pas au banc ministériel pour les faire prévaloir, il n'entend pas au moins les abdiquer.

Nous avons les idées qui forment la propriété personnelle de M. la ministre de l'intérieur.

Il vient de nous les faire connaître un peu vaguement, mais, enfin, en se référant à un passé que nous connaissons tous.

Nous avons le système de M. le ministre des finances, qui déclarait, hier encore, maintenir ses idées d'organisation, et on sait quelles étaient les idées de M. le ministre des finances lorsqu'il siégeait dans l'opposition.

Quant à MM. les ministres de la justice, des affaires étrangères et des travaux publics, ils n'ont pas encore dit quel est leur système.

Nous sommes donc en présence au moins de trois manières de voir parfaitement distinctes, parfaitement discordantes ; où est la pensée du gouvernement ? Je ne la trouve nulle part et je crois qu'en définitive il y a de bonnes raisons pour qu'on ne la rencontre pas. Je veux les dire.

Avant de demander quelle est la pensée du gouvernement, je me permets de poser une autre question. Celle-là ira mieux au cœur de la difficulté.

Je demanderai au cabinet s'il y a encore un gouvernement. Je demanderai au gouvernement s'il est certain d'être le cabinet de demain.

Je lui demanderai quelles sont ses intentions ; reste-t-il, oui ou non, à son banc ? Nous saurons alors s'il y a encore un gouvernement ou s'il n'y en a plus.

Messieurs, il ne faut pas se le dissimuler ; nous sommes en présence d'une situation qui a ses dangers. Nous savons tous quelles sont les difficultés du moment.

Je demande que le cabinet me réponde et me dise quelle est sa situation et quelles sont ses intentions à ce sujet. D'après sa réponse, je verrai ensuite s'il est permis de nous abstenir sur l'intérêt grave au sujet duquel il a déjà été interpellé deux fois, la première, par l'honorable M. Pirmez, et la seconde, par l'honorable M. Frère-Orban.

Ce ne sera pas tout. Si le cabinet me répond qu'il est encore aujourd'hui ce qu'il était il y a quelques jours, je demanderai des explications sur un fait aussi grave et aussi difficilement explicable pour nous que celui qui a provoqué l'interpellation de mon honorable ami, M. Bara, à la séance de mercredi dernier, sur un fait qui est précisément contraire a celui dont l'honorable M. Bara a fait l'objet de son interpellation : la démission de M. De Decker aussi inexplicable que sa déplorable nomination.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, l'honorable M. Orts nous a adressé une interpellation relative à la position du cabinet.

Nous acceptons la suite de la discussion ; nous continuons à occuper le banc ministériel ; nous continuerons à répondre, en ce qui touche le budget de la guerre, à toutes les observations qui nous seraient présentées, (Interruption.)

Notre position est la même que celle de la semaine dernière. (Interruption.)

Nous continuons à remplir ici la mission que nous tenons de la confiance de la Couronne.

Une autre interpellation m'a été adressée par M. Orts ; il s'agit.de la démission de M. De Decker. Je ne sais si l'intention de M. Orts est de la développer aujourd'hui ; mais, aujourd'hui comme demain, je suis prêt à donner toutes les explications que la Chambre désirera.

(page 94) M. Orts. - Je ne m'oppose pas à ce que l'on vide le débat incidentel sur la question d'ajournement soulevée à propos du budget de la guerre ; mais je déclare à M. le ministre de l'intérieur que, puisque le gouvernement est encore aujourd'hui ce qu'il était avant l'interpellation de. M. Bara, je n'attendrai pas la fin de la séance pour reproduire l'interpellation que je lui ai annoncée tout à l'heure.

M. Coomans.- Quand j'eus l'honneur de prendre la parole hier, il était cinq heures passées ; vous étiez fatigués et moi aussi. Je me suis borné à vous présenter en quelques mots une observation que je trouve essentielle et que je désire reproduire aujourd'hui.

J'ai dit que ceux de nos honorables collègues qui se plaignent de la création d'une équivoque au sujet du budget de la guerre sont les auteurs d'une équivoque, ou tout au moins d'une tentative d'équivoque, qui, j'espère, ne sera pas suivie d'exécution.

On veut, dit-on, que la lumière se fasse et l'on embrouille si bien les choses que personne n'y comprendra plus rien.

Ainsi, on veut à gauche un vote unanime sur le budget de la guerre et sur toutes les questions militaristes qui s'y rattachent. (Interruption.)

Au fond, c'est la là pensée, un vote unanime, c'est-à-dire une échappatoire, c'est-à-dire une équivoque, c'est-à-dire une intrigue, c'est-à-dire, je puis bien répéter le mot d'hier, un acte de déloyauté politique et parlementaire.

M. Van Humbeeck. - Je demande la parole

M. Coomans. - Un acte de déloyauté politique et parlementaire ; le reproche de déloyauté nous a été adressé hier, par M. Frère-Orban.

Je suis décidé à renvoyer plus que. jamais, à qui de droit, les injures qu’on nous adresse.

Voilà donc un étrange spectacle ! La gauche va émettre un vote unanime sur la question d'ajournement ; je le répète, c'est pour masquer toutes ses divisions ; mais, enfin, elle en est maîtresse. Ce qui dépasse tout, c'est qu’on nous reproche, à nous autres, d'émettre sur le budget de la guerre des votes contraires à nos antécédents. Ainsi, on veut que le grand nombre de nombres de la droite qui ont régulièrement voté contre le budget de la guerre votent encore aujourd'hui contre le budget de la guerre, tandis que ceux qui, à gauche, ont toujours voté pour le budget de la guerre vont voter contre le budget de la guerre.

- Un grand nombre de membres. - C'est cela.

M. Coomans. - Je déclare que cela est inconcevable. Gardez donc pour vous vos leçons de loyauté et de logique. Medice, cura te ipsum et au grandissime pluriel, je le répète. Il faut qu'on le sache bien, vous allez émettre un vote de votre aveu contraire sinon à votre conscience, du moins à votre politique, MM. les militaristes, à tous vos antécédents.

Vous allez repousser le budget de la guerre et vous prétendez nous obliger, nous autres, à le repousser avec vous. Nous ne pouvons pas changer notre vote, nous, mais vous pouvez changer le vôtre !

Il est clair que j'aurais le droit, vis-à-vis de la volte-face que l'honorable M. Frère-Orban, par exemple, va opérer, d'en faire une moi-même, afin de ne pas me trouver à côté de lui, ce qui serait fort étrange sur la question militariste. J'aurais bien le droit de voter aujourd'hui le budget de la, guerre, puisque M. Frère-Orban va voter contre. J'aurais ce droit, je devrais en user peut-être, politiquement parlant, si j'étais aussi tacticien habile ou facile que vous autres. Mais je ne puis cependant aller jusque-là. Je ne puis pas, moi, pactiser ainsi avec ma conscience.

J'ai toujours voté contre le budget de la guerre. Je voterai encore de même, mais je dois dire que cette détermination je ne l'ai pas prise sans hésiter.

J'-ai cru un moment que, non seulement j'avais le droit, mais peut-être le devoir de voter le budget de la guerre, puisque ce n'est pas le budget de la guerre qui est en question. (Interruption.) Il n'y a que des équivoques ici depuis huit jours. Ce sont les portefeuilles qui sont en question ; ce n'est pas autre chose.

- Des membres. - Oui ! oui !

M. Coomans. - Beaucoup de ceux qui se livrent aujourd'hui aux manifestations auxquelles nous assistons depuis la semaine dernière se repentiront un jour de s'être laissé prendre encore une fois au piège, comme ils se sont repentis des sales et sottes émeutes de mai 1857 qui n'ont guère tourné à leur profit.

Oui, pendant que quelques hommes montaient au Capitole, les émeutiers étourdis de mai 1857 étaient lancés au bas de la roche tarpéienne.

Je ne sais pas ce qui en résultera cette fois-ci ; mais, je puis bien le dire, on se repentira, des deux côtés, du jeu insensé, dangereux, auquel on se livre depuis quelque jours,

On s'en repentira en bas parce qu'on sera joué au moins pendant quelque temps ; et on s'en repentira en haut, parce qu'il n'y a pas de doute que les conséquences de ce jeu ne deviennent fatales à ceux qui l'ont entrepris.

- Voix à droite. - Très bien !

M. Coomans. - On parle ici de loyauté parlementaire, de respect pour la liberté, pour la Constitution, pour les traditions libérales, dans le large sens du mot.

Et, messieurs, permettez-moi de le dire, comédie que tout cela ; je vais vous le démontrer.

Nos institutions veulent que la politique légale, effective soit faite par un certain nombre de citoyens, par le corps électoral, représenté par les Chambres. Je ne suis pas grand partisan, vous le savez depuis longtemps, du régime électoral actuel. Mais il est vraiment incroyable que ce soit précisément ce peuple que vous avez toujours exclu des comices électoraux, sur lequel vous vous appuyez aujourd'hui pour tâcher de vous hisser au pouvoir,

Vous ne voulez pas l'admettre à la vie politique par les voies légales et constitutionnelles, vous ne le laissez pas prendre part aux affaires du pays, vous l'excluez avec insulte de nos comices ; ce sont des ignorants, des hommes incapables et dangereux ! Mais quand ils viennent appuyer vos ambitieuses menées, ces mêmes gens-là deviennent l'élite de la nation belge ! Voilà les honnêtes gens par excellence ! Tandis que cette majorité, qui représente l'immense majorité du pays...

M. le président. - M. Coomans, vous vous écartez de la discussion du budget de la guerre.

M. Coomans. - C'est possible, M. le président ; c'est le résultat des interpellations qui ont été faites.

Du reste, je rentrerai dans le budget de la guerre par le chemin le plus court.

Voilà donc les honnêtes gens par excellence et vous n'en voulez pas dans le corps électoral ! Si je vous proposais aujourd'hui d'admettre dans le corps électoral tous ces gens-là, tout au moins les majeurs ; si je vous proposais d'admettre dans le corps électoral tous vos amis de la rue, vous n'en voudriez pas ; vous les traiteriez comme des langrandistes. Mais, pour le moment, vous les caressez parce qu'ils flattent vos vues ambitieuses.

Vous allez renverser le pays électoral et la Constitution au profit d'une ambition éphémère !

Mais voilà une leçon bien terrible, car qui vous dit que d'autres n'en profiteront pas ?

Quand 75,000 citoyens belges - je rentre dans le budget de la guerre, M. le président - dont 25,000 bourgmestres et échevins, se sont adressés à la Chambre pour obtenir une large réforme de nos institutions militaires, surtout du recrutement dans le sens du service volontaire, quand ces 75,000 honorables citoyens se sont adressés à la Chambre, vous ayez déclaré qu'il n'y avait aucun caractère sérieux dans toute cette démonstration et cependant cette démonstration était considérable et constitutionnelle.

De ces 75,000 citoyens vous n'en voulez pas.

Mais quand 2,000 ou 3,000 individus font une émeute anonyme qui manque de courage comme de la loyauté et de logique, ah ! voilà le peuple belge !

Non seulement il faut écouter avec soin les réclamations de ce peuple-là, mais il faut y obéir stante pede, violer la prérogative royale, nos grandes institutions constitutionnelles, il faut injurier la Chambre, l'abaisser, chasser les ministres qui n'ont guère d'autre tort que d'avoir pris votre place.

Voilà ce que vous voulez vis-à-vis de ce prétendu peuple, de ce peuple anonyme à qui vous ne donneriez pas la main, vous autres MM. les doctrinaires, si sa main n'était pas une menace quelquefois.

Lorsque 600,000 citoyens belges ont honnêtement, loyalement pratiqué la Constitution et demandé la réforme de la loi des cimetières, vous avez encore prétendu que cette grande manifestation ne signifiait rien.

Il y aurait beaucoup à défalquer de ces 600,000 signatures, je le veux bien, mais que n'auriez-vous pas à défalquer de vos émeutes ?

Voilà qui est étrange ! Se conforme-t-on à la loi ? On est sûr de n'être pas écouté. Mais la viole-t-on comme on le fait depuis huit jours ? Voilà les honnêtes gens, voilà ceux qu'il faut couronner !

Mais, messieurs, je vous le disais tantôt : prenez y garde ! Si, je ne dirai pas par impossible, il y a bien des mauvaises choses qui sont devenues possibles ; mais si, chose invraisemblable, l'émeute triomphe aujourd'hui ou demain (il parait que c'est pour demain, moi je ne suis pas dans le secret (page 95) des dieux, même des dieux doctrinaires, mais enfin tout le monde me dit que c’est pour demain), eh bien, je suppose que l'émeute triomphe demain et que vous veniez encore au nom de l'émeute, car vous n'avez pas d'autre nom à invoquer ici, que vous veniez encore au nom de l'émeute réclamer du Roi, du gouvernement et des Chambres, c'est-à-dire de la Belgique entière, l'obéissance aux décrets de l'émeute, de cette prétendue volonté nationale ; il est possible, il est certain que l'exemple pourra devenir contagieux.

Ah ! messieurs, prenez-y garde et excusez ma complète franchise. Vous avez eu tort d'invoquer l'autorité de l'émeute.

Car, enfin, je suis assez vieux pour savoir comment se font les émeutes ; j'en ai vu beaucoup, quoique je n'aie pas mis la main à cette pâte empoisonnée.

J'ai vu beaucoup d'émeutes. J'ai vu d'abord celles de 1830. J'ai vu celles de Paris de 1834 ; j'ai vu couler le sang rue Transnonain ; j'ai vu beaucoup d'autres émeutes. J'ai lu beaucoup de choses sur les émeutes ; j'ai même entendu et lu des professeurs d'émeutes. Eh bien, je n'avais pas besoin de tout cela pour savoir comment il serait facile de faire ici une émeute triomphante.

Messieurs, il y a quelques milliers de partisans de l'abolition de la conscription en Belgique, de l'abolition de notre système du service forcé, du vôtre comme de celui de l’honorable général Guillaume. Je suppose que ces partisans de l'abolition de la conscription, au nombre de quelques mille, et je suis très modéré dans mes calculs, viennent aussi manifester leur volonté autour de cette assemblée sur cette question qu'ils comprennent beaucoup mieux que vos amis les gamins de douze ans ne comprennent les affaires Langrand et les questions constitutionnelles ; - qu'ils viennent vous dire que la conscription est une chose inique ; je suppose que ces quelques milliers d'hommes accompagnés de pas mal de femmes et peut-être d'enfants comme aujourd'hui, viennent réclamer une réforme immédiate et le rejet non seulement du budget de la guerre, mais de toutes les ap et dépendances du budget, de la guerre et la retraite du ministère, de la majorité, que feriez-vous ?

Je devine à peu près ce que ferait l'honorable ministre de la guerre. A cette argumentation émeutière, il répondrait, je suppose, par des coups de fusil.

Mais, M. Anspach et d'autres, moi peut-être, moi assurément, nous trouverions cette argumentation trop vive, trop cruelle quoique légale et nous ne manquerions pas de prendre parti pour l'émeute, tout en reconnaissant que ce n'est pas régulier. (Interruption.)

Car, enfin, j'espère que l'honorable M. Orts et d'autres ne prétendront pas que toutes ces huées dont nous sommes l'objet sont quelque chose de convenable !

M. Orts. - C'est une injure que d'en douter.

M. Coomans. - Vous êtes le premier qui parlez ainsi, et si injure il y a, adressez-vous à vos amis.

Eh bien, je suppose que cette émeute (et il pourrait y en avoir d'autres ailleurs), je suppose qu'elle réussisse, et je puis le supposer avec une grande vraisemblance puisque vous vous attendez, vous, au succès de vos émeutes, je vous le demande, que direz-vous, que ferez-vous ?

Messieurs, voilà pour le moment ce que j'avais à dire sur le budget de la guerre.

Un mot en ce qui me concerne.

Je voterai avec les grands militaristes de la gauche contre le budget de la guerre, au moins, moi, je serai conséquent, nous verrons comment eux s'expliqueront et se justifieront.

Messieurs, je déclare que je ne serais pas étonné que mes amis fissent autrement, parce que M. Frère et les siens feront également le contraire de ce qu'ils ont fait précédemment.

C'est une opération militaire et puisque votre armée ira tout entière à gauche, il faut bien que la nôtre aille tout entière à droite. Il n'y aura peut-être que moi qui resterai fidèle à mes principes, mais c'est une position désagréable dont je me consolerai facilement.

M. Van Humbeeck. - J'ai demandé la parole sous l'empire d'une vive indignation quand j'ai entendu M. Coomans attribuer à un sentiment de déloyauté une proposition que j'ai signée. Je ne reconnais à personne le droit de m'accuser de déloyauté et si j'avais des leçons de loyauté à recevoir, M. Coomans est le dernier à qui je les demanderais..

Je ne voulais faire d'abord que cette protestation. Mais je profiterai de ce que la parole m'est accordée, pour rencontrer quelques-unes des autres considérations étranges auxquelles vient de se livrer l'honorable membre.

Il nous a accusés de n'agiter, depuis quelques jours, que des questions de portefeuilles., Entend-il dire qu'il y ait dans la gauche des membres qui pensent, dans le moment actuel, pouvoir recueillir les portefeuilles des ministres catholiques.

M. Coomans. - Comme en 1857.

M. Van Humbeeck. - M. Coomans, si vous ne voulez pas que je vous adresse des paroles indignes de cette Chambre, ne me provoquez point par des interruptions. J'ai eu l'honneur de présider quelquefois cette Chambre ; j'y ai fait observer le règlement que j'ai toujours moi-même observé à mon banc ; j'ai la confiance que M. le président le fera observer à mon égard. Les provocations dont je suis l'objet me font, en effet, sortir de mon calme habituel ; je demande que M. le président me garantisse contre elles.

M. le président. - J'engage tous les membres de cette Chambre au calme et à la modération. Les paroles injurieuses ne sont pas des raisons ; je prie mes honorables collègues, sur tous les bancs, d'user de politesse, de rester modérés et calmes dans cette discussion.

M. Coomans. Je demande la parole pour un rappel au règlement, le président,

M. le président. - Si c’est pour un rappel au règlement, je dois vous accorder la parole ; mais si. c'est pour un fait personnel, il faut laisser continuer M. Yan. Humbeeck ; vous aurez la parole après lui.

M. Coomans. - Messieurs, quoi qu'en dise M. Van Humbeeck, je n'ai pas manqué au règlement, puisqu'il doit être permis, à la droite de se servir des mêmes expressions dont on s'est servi à gauche.

M. le président. - Ce que vous venez de dire indique que c'est pour un fait personnel que vous demandez la parole. Je vous l’accorderai après que M. Van Humbeeck aura terminé son discours.

M. Coomans. - Bien, M. le président ; je constate seulement pour le moment qu'on n'a pas manqué au règlement ; je prendrai tout à l'heure la parole pour un fait personnel.

M. Van Humbeeck. - Je disais donc qu'on nous avait jeté comme une injure l'accusation de traiter depuis quelques jours des questions de portefeuille, et je me demandais ce qu'on voulait dire. Je me demandais si l'on entendait par là que quelques membres de la gauche se croient en droit de recueillir la succession des ministres actuels. Je n'ai mission de parler au nom de qui que ce soit, mais je suis convaincu que cette pensée n'est celle de personne sur les bancs de la gauche.

Mais voici la pensée qui nous domine tous. Les ministres actuels ont signé, une nomination qui a eu pour résultat de mettre momentanément à la tête d'une de nos provinces un homme dont je ne veux pas faire un coupable, je sais attendre la décision de la justice, mais qui à coup sûr était soupçonné, ce qui suffit pour n'être pas appelé à une position aussi élevée.

Un sentiment de respect pour nos institutions nous dicte le blâme de cet acte.

Le ministère actuel a violé ce sentiment élevé entre tous qui honore l'opposition comme le pays ; nous croyons, pour ce motif, que le ministère actuel doit se retirer au plus vite. Il y a des fautes qu'on ne répare pas.

- Des membres à gauche. - Très bien !

M. Van Humbeeck. – Je reviens à notre proposition d'ajournement. D'après l'honorable préopinant, cette proposition créerait une équivoque. Mais quelle équivoque ; s'il vous plaît ; où la voyez-vous ? Quelle est la pensée qui nous guide tous encore cette fois ? C'est qu'il ne doit pas être loisible à un cabinet arrivé au nom de certaines idées, au moyen de certaines promesses qu'il n'exécute pas, de se représenter devant les électeurs pour leur faire encore les mêmes promesses qui jamais ne seront suivies de la moindre exécution. Notre but est d'éviter que la situation électorale ne soit faussée, que l'électeur ne soit trompé et c'est là un but moral sur lequel il n'y a pas d'équivoque possible.

D'ailleurs, lorsque des hommes qui ont des opinions différentes sur certains points se trouvent réunis dans un vote commun, y a-t-il une équivoque pour cela ? Mais l'honorable M. Coomans oublie son passé ; il devrait se souvenir que de pareilles situations ii est passé maître à les amener. Pour ne pas sortir de la matière qui nous occupe, qu'il se rappelle la discussion de la réorganisation militaire en 1867, qu'il se rappelle cette proposition d'abolition du tirage au sort dans laquelle on trouvait moyen de faire marcher sous le même drapeau ceux qui ne veulent que des volontaires, ceux qui veulent le service militaire obligatoire à la façon de la Prusse, ceux qui le veulent à la façon de la Suisse et les partisans d'autres systèmes encore.

Il n'y a jamais eu de situation plus équivoque que celle-là, et c'est l'honorable membre qui vient aujourd'hui nous accuser de créer une équivoque, alors que l'accusation n'a pas la moindre raison d'être ! Allons donc !

(page 96) Autre reproche encore, mais celui-ci n'est plus direct contre la proposition. Il a pour but de faire dévier le débat. C'est pour cela qu'on met en scène le prétendu pétitionnement de 75,000 citoyens dont 2,500 bourgmestres ; je ne les ai pas comptés, et je n'accepterai pas les chiffres sans les avoir contrôlés ; à ce pétitionnement, dit-on, il n'a été fait aucun droit par le précédent ministère.

Sur qui frappez-vous, s'il vous plaît ? Si nous étions seize mois en arrière Vous frapperiez sur le cabinet précédent. Mais aujourd'hui, depuis seize mois un nouveau ministère est arrivé, au nom de ces idées que vous accusiez le cabinet ancien d'avoir combattues ; néanmoins, rien n'est fait ; est-ce à nous qu'il faut l'imputer encore ? Essayez donc de reproduire votre proposition et nous verrons si le cabinet nouveau la soutiendra. Non, il ne la soutiendra pas, parce que de hautes raisons gouvernementales s'y opposent.

Aussi, vous ne reproduirez pas la proposition, parce que ce seraient désormais alors vos propres amis que vous devriez accuser, Cela n'est pas sérieux.

Mais vous qui parlez d'équivoque, savez-vous où il y en aurait une ? Ce serait précisément dans le parti que vous nous conseillez, dans un vote unanime de rejet. Encore n'en serait-il ainsi que si cette résolution n'était pas accompagnée d'explications qui en feraient ressortir le sens. Il est évident que si un vote de rejet du budget de la guerre venait en pareille circonstance à être émis par la Chambre, ce serait un vote de coalition inconsciente, réunissant des adversaires du budget et des partisans qui ne voudraient cependant le voter que lorsque la situation du gouvernement serait devenue franche.

Ces derniers auraient voté le rejet, non comme but, mais comme moyen d'arriver à des explications et de faire sortir le gouvernement du vague dont il s'entoure. Si ces différences étaient nettement indiquées, on pourrait recourir à cette mesure extrême, sans qu'il y eût alors même une équivoque. N'arrive-t-il pas tous les jours, messieurs, que le même vote soit émis par les uns pour certains motifs, par d'autres pour des motifs tout opposés. Qu'y a-t-il donc en définitive dans cette accusation d'équivoque ? Des mots, des mots, rien que des mots.

Des accusations plus graves ont été lancées ; une interruption de l'honorable M. Orts en a déjà fait justice. On a accusé la gauche de caresser l'émeute et d'insulter la majorité. D'insulter, la majorité, et en quoi ? Quand la majorité a-t-elle été l'objet d'outrages de notre part ? Quelle est l'injure que nous lui avons adressée ? Il faut préciser quand on lance de pareilles accusations.

Nous avons la conscience d'avoir toujours respecté les opinions de nos adversaires. Nous les avons laissés s'exprimer toujours librement, nous les avons combattus énergiquement, mais nous ne les imitons pas quand il s'agit d'incriminer les intentions.

Et quant à avoir caressé l'émeute, il n'en est rien.

Nous savons comme vous que l'émeute est toujours chose regrettable. Nous savons comme vous que c'est un moyen irrégulier d'obtenir des satisfactions ; que l'émeute en permanence serait l'anarchie et que l'émeute, d'abord accidentelle, peut conduire à l'émeute permanente.

Mais, si nous ne caressons pas l'émeute, nous disons aussi qu'il est des émeutes plus excusables que d'autres ; ce sont celles qui dérivent d'une explosion de la probité publique.

Nous disons qu'à propos de pareilles émeutes, certaines appréciations passionnées sont imprudentes,

Pourquoi dire, par exemple, que dans les rassemblements dominent les chapeaux défoncés, les bottes éculées, le costume des gens ruinés, alors que l'émotion est précisément une protestation contre ceux qui ont semé autour d'eux des ruines.

La péroraison de l'honorable M. Coomans a été digne de son exorde. Il n'y a pas de chose plus étrange que d'entendre l'honorable membre se plaindre, de ce que les sentiments d'obéissance et de discipline tendent à disparaître.

Si ces sentiments s'affaiblissent dans le pays, je connais quelqu'un qui y a une grande part de responsabilité ; c'est l'honorable membre auquel je réponds.

Jamais personne comme lui n'a ridiculisé dans cette Chambre les sentiments qui font l'honneur et la dignité d'un pays.

Il a trouvé plaisir à ridiculiser le patriotisme et l'esprit de sacrifice ; nous l'avons toujours vu, lorsque, à notre corps défendant, nous demandions à la nation des sacrifices, inviter le pays à les repousser, et dans ce but s'adresser uniquement aux intérêts matériels.

Une trop grande fraction du parti conservateur l'applaudissait ; ceux-là aussi, s'il y a dans le pays un affaissement moral, ont leur part d'une responsabilité que, quant à nous, nous pourrons décliner tout entière.

M. Coomans. - Vous venez d'entendre, M. le président, que j'ai bien fait de demander d'avance la parole pour un fait personnel, car la fin du discours de l'honorable M. Van Humbeeck vient d'en créer un. J'ai flétri tous les meilleurs sentiments, je ne me rappelle pas bien les mots, mais c'est bien le sens, j'ai flétri l'obéissance légale, le patriotisme, j'ai flétri le sacrifice, que sais-je encore ! Eh bien, je ne répondrai pas. Je trouve cette accusation insensée et il me paraît que tout ce que j'ai dit et écrit depuis de longues années le démontre.

L'honorable préopinant n'ayant pas répondu, et pour cause, aux principales considérations que j'ai présentées hier, je me bornerai à répliquer à l'expression qui a motivé, de sa part, mon rappel au règlement.

L'honorable M. Van Humbeeck se prétend insulté par moi.

Je crois réellement qu'il avait besoin de le penser, qu'il avait besoin de se passionner, car je l'avais prévenu que. j'employais le mot de déloyauté dans le même sens qu'il avait été employé dans cette enceinte. Mais M. Van Humbeeck n'a-t-il pas lu les Annales parlementaires d'hier ? On y voit encore que nous sommes accusés en masse de déloyauté et j'ai dit, seulement dit, que la demande de M. Van Humbeeck n'était pas un acte de loyauté ; je n'ai pas même parlé de sa personne, la vérité est que je n'y pensais guère. J'ai dit que cette demande n'était pas un acte de loyauté ; j'ai appliqué le mot à une chose, tandis que d'autres membres l'ont appliqué à des personnes. Hier encore on a dit que le gouvernement manquait de loyauté et nous aussi. (Interruption.)

Eh bien, le gouvernement c'est à peu près nous, c'est à coup sûr la grande majorité de cette Chambre. Je le demande à M. Van Humbeeck lui même, pouvons-nous ne pas nous servir des expressions dont on se sert à gauche ? Serions-nous tellement écrasés que nous devrions respecter votre dictionnaire à vous et respecter celui que vous voudriez nous prescrire ? Point. Comme je l'ai fait souvent, j'emploierai toutes vos expressions, et je déclare que celle que je viens de reproduire, je l'ai employée dans le sens où elle a été émise.

Maintenant si ce sens est rétracté par son auteur, je me joindrai à cette rétractation, j'en serai bien heureux.

Mais je n'ai voulu dire ni plus ni moins que ce qu'on nous a dit hier, et ce mot de déloyauté, je l'ai adressé non seulement à la proposition de l'honorable M. Van Humbeeck ; mais je l'ai adressé à l'acte commun que veut poser la gauche en cette circonstance.

Maintenant, voulez-vous bannir de nos débats ces gros mots ? J'y consens. Mais aussi longtemps que vous les emploierez, je rétorquerai ces mauvais arguments, et je suis bien bon en employant les mots dans le sens que vous fixez vous-mêmes.

L'honorable membre repousse, et je l'en loue, le reproche provisoire que je lui avais adressé, à lui et à la gauche, de pactiser avec l'émeute. Il veut bien reconnaître aujourd'hui que l'émeute est irrégulière et que ses résultats sont irréguliers aussi actuellement. C'est une concession, mais qu'il me permette de lui faire observer que. tout en acceptant aujourd'hui sa déclaration, qui est un blâme au moins relatif, je pouvais croire que telle au fond n'était pas sa pensée. Car un journal que l'honorable membre a des raisons particulières d'aimer, qui est son petit Moniteur, lui fait dire, dans l'Association libérale d'hier, présidée par l'honorable M. Van Humbeeck, que l'émeute est légitime. (Interruption.) Pas de dénégation, je vous prie.

M. Van Humbeeck. - Mais si, des dénégations.

M. Coomans. - Pas de dénégation quant à mon affirmation, puisqu'elle s'appuie sur l’Etoile belge ; et si vous vous plaignez de nos observations, adressez-vous à l’Etoile belge, qui vous attribue cette affirmation que l'émeute est légitime. Or, je trouve ce mot scandaleux. Maintenant je prononce le mot de scandaleux, parce que je commence à croire que l'honorable M. Van Humbeeck ne s'en est pas servi. Ce serait une énormité que de dire, dans de pareilles circonstances, devant ce qu'on appelle l'élite du pays, que l'émeute est légitime. Vous ne l'avez pas dit, tant mieux pour vous.

Mais vous en avez dit trop encore en soutenant que l'émeute est honnête. Voilà-ce qui exige des protestations de notre part et des protestations renouvelées. Non, l'émeute n'est pas honnête, elle n'est pas honnête parce qu'elle est illégale, parce qu'elle est inconstitutionnelle, parce qu'elle est inconciliable avec le texte de la Constitution, inconciliable avec les traditions de notre origine parlementaire, inconciliable avec les principes de la Constitution.

Messieurs, l'émeute est malhonnête encore par les moyens qu'elle emploie et par le personnel dont, en grande partie, elle semble se composer. Comment ! dans les ténèbres, nous avons été accusés d'être des voleurs ! Nous avons entendu pis encore, je n'ose pas répéter ici les accusations que j'ai entendues, accusations adressées non seulement à ceux (page 97) qui appartenaient à la majorité ; mais je dois dire qu'il y a eu autre chose et que, dans ma conviction, ce ne sont pas ceux qui ont soufflé ce vent-là qui recueilleront les bénéfices de la tempête.

L'émeute était composée, le premier jour, de gants jaunes ; le deuxième jour, elle ne mettait plus de gants, et hier la moitié de l'émeute se composait d'enfants qui, j'ai le droit de le dire, ne nous insultaient pas pour rien.

Nous passions à travers des haies d'enfants qui nous lançaient l'épithète de voleurs et d'autres encore, et cela s'est passé sans protestation, oui, sans protestation ; de la part de la droite, je le comprends, parce que c'est presque un honneur d'être en butte ainsi à d'injustes tentatives de diffamation ; mais sans protestation de la part de la gauche.

Ainsi, voilà la représentation nationale passant entre deux haies d'insulteurs, et la garde civique, qui est là, laisse tout faire !

- Un membre à gauche. - Faites disparaître la cause.

M. Coomans. - Ah ! la cause ! eh bien, la cause, je vais vous la dire : c'est l'ambition anticipée... (Interruption.)

Ah ! ce n'est pas M. Jottrand qui sera appelé aux profits de l'émeute.

On se rappelle que les fatales journées de 1857 ont brisé la majorité et la Constitution et on pense qu'il est encore facile de renouveler ces faits et leurs conséquences. Eh bien, cette fois-ci, vous ne réussirez pas ; quoi qu'il arrive, votre but ne sera pas atteint ; car, cette fois-ci, le peuple belge, que nous représentons, ne se laissera pas écraser par l'émeute ni par ceux qui espèrent en profiter.

M. Van Humbeeck. - Messieurs, je demande la parole pour une simple rectification. Je ne veux pas donner à M. Coomans l'occasion de passionner davantage ce débat. J'ai repris le calme que l'honorable membre représente comme mon état habituel, et cela, malgré l'invective qu'il m'a lancée tout à l'heure.

M. Coomans cite un journal qu'il dit être mon petit Moniteur. Je ne sais où il est allé chercher ce renseignement. Je voudrais que ce fût vrai, mais ce n'est pas ; et précisément, dans la séance d'hier de l'Association libérale, je me suis plaint que mes idées ne fussent pas assez défendues dans la presse. Je n'ai ni grand ni petit Moniteur.

Je n'ai d'ailleurs pas qualifié l'émeute de légitime ; je n'ai pas parlé d'émeute ; j'ai parlé de manifestations que j'ai appelées « bruyantes, mais honnêtes » ; « bruyantes, » c'était la condamnation ; « honnêtes, » c'était l'excuse. J'ai reproduit la même pensée dans cette séance en disant que s'il y a des manifestations excusables, ce sont celles qui ont pour cause un sentiment d'honnêteté publique. Je n'ai donc rien à retirer de ce que j'ai dit..

M. Frère-Orban. - Il y a quelques années, dans une de nos grandes villes, on arrivait drapeau déployé, tambour battant, appelant le peuple à s'assembler pour faire des manifestations contre le gouvernement.

L'agitation ainsi commencée a été poursuivie pendant longtemps. Dans des réunions populaires nombreuses, on a adressé au Roi, aux ministres, des injures et des outrages de tous genres.

Les actes accomplis alors étaient d'autant plus coupables qu'ils reposaient sur le mensonge ; le mensonge a été prouvé plus tard par une lettre écrite et signée par l'un de ceux qui fomentaient cette agitation. On disait que le Roi avait manqué à la parole qu'il avait donnée à la ville d'Anvers de la mettre à l'abri du danger et qu'il avait déloyalement introduit, dans un plan qui ' avait été soumis à la Chambre, l'érection de la citadelle du Nord.

Et il y avait preuve acquise que les meneurs de ce mouvement connaissaient parfaitement l'indignité de leur action, car le plan qui leur avait été soumis indiquait la citadelle du Nord et ils avaient écrit à l'un de leurs représentants à la Chambre de s'abstenir de critiquer cette citadelle, afin de ne pas compromettre l'exécution du plan qui était alors désiré. Ce mensonge avéré a mérité la croix à ceux qui l'ont propagé et qui en ont profité.

On a continué ces agitations dans la ville d'Anvers. Lorsque nous les avons blâmées, quelqu'un s'est levé pour les louer, les approuver. Le personnage qui a pris la défense de ces manifestations est le même dont vous venez d'entendre la parole indignée contre les manifestations qui ont eu lieu au sein de la capitale.

M. Coomans. - Je m'en vante.

M. Bouvier. - Il y a de quoi.

M. Frère-Orban. - Quand l'insulteur du Roi a été signalé dans cette Chambre, quelqu'un s'est levé pour défendre cet honnête homme, ainsi qu'il l'a nommé.

Il est pauvre, a-t-il dit, partant honnête. Celui qui parlait en cette circonstance, c'est l'orateur que vous venez d'entendre, celui qui n'a pas eu assez de louanges pour l'agitation d'Anvers, c'est précisément l'orateur qu'indigne si fort l'agitation qui se manifeste autour de nous. Nous avons, à cette époque, blâmé ce qui s'était passé. On s'en réjouissait sur vos bancs. On exaltait, on encourageait ce mouvement, ces manifestations populaires au milieu desquelles on désignait nominativement les ministres qu'il fallait placer à la bouche des canons. Vous applaudissiez...

M. Coomans. - Moi, pas du tout : je n'aime pas les canons.

M. Frère-Orban. - Vous avez défendu ces actes.

M. Coomans. - Non.

M. Frère-Orban. - Je dis que vous avez approuvé ces actes ; je devrais dire plus : vous y avez participé ; vous avez pris la parole dans ces réunions ; vous avez pris la parole pour dire à ce peuple assemblé : Vous réclamez de l'argent pour les servitudes militaires ; abandonnez ce moyen ; il est mauvais ; il donne une couleur fâcheuse à notre mouvement. Tenez-vous-en à vos réclamations contre la citadelle du Nord.

Mais aujourd'hui on vient demander le salaire de ce mouvement ; aujourd'hui on soumet à la Chambre des propositions qui doivent donner satisfaction à ces réclamations tumultueuses des meetings d'Anvers.

On vient demander des indemnités pour les servitudes militaires ; on vient dire, en d'autres termes, au peuple : Agitez-vous, troublez, inquiétez le pays, insultez le pouvoir, conspuez l'autorité, outragez jusqu'au Roi lui-même ; vous aurez votre récompense ; à son jour, à son heure, il y aura dans la Chambre une majorité pour vous donner la satisfaction que vous méritez.

- Voix à gauche ! Très bien ! (Interruption.)

M. Frère-Orban. - Les principes qui avaient prévalu dans l'agitation anversoise, on a essayé de les propager. On les a élevés à la hauteur d'une théorie politique.

Il fallait coaliser les éléments les plus opposés en apparence, sans souci de la moralité des actes qu'ils devaient engendrer. Des réunions ainsi formées ont provoqué d'autres agitations contre nos institutions militaires.

Des assemblées populaires ont été convoquées dans nos villes, dans nos centres industriels.

Dans ces réunions de prétendus conservateurs, on a été pactiser avec tous les éléments de désordre. Le mouvement avait été commencé par les agents de l'Internationale, signant de leur nom.

M. Coomans. - C'est moi qui l'ai commencé.

M. Frère-Orban. - Vous avez été à la suite, vous avez été à la queue. Vous avez été vous asseoir à côté des représentants de l'Internationale pour chercher à détruire nos institutions militaires.

Vous avez essayé d'agiter les passions, de les soulever contre nos institutions et les lois. On ne vous a guère suivis. Je le veux bien, vous avez cherché la popularité que vous n'avez jamais trouvée.

Eh bien, moi, j'ai blâmé ces manifestations, non pas que je les aie crues inquiétantes pour moi personnellement, ni pour mon parti, mais parce que le désordre est mauvais.

Ce même désordre, quand il se manifeste aujourd'hui et que vous feignez de croire qu'il y aurait quelque intérêt pour mon opinion aie produire, je le blâme encore. Mais vous, êtes-vous autorisés à blâmer les manifestations populaires parce qu'elles vous blessent en ce moment ?

Et croyez-vous, fortifier votre position en répétant la même injure qui, pendant treize ans, a traîné dans votre presse et sur vos bancs, à savoir que l'opinion libérale serait arrivée au pouvoir par suite des manifestations du mois de mai 1871 ?

Vous savez que vous dites la chose qui n'est pas.

Si, en 1857, au mois de mai, lorsque eurent lieu ces manifestations, le pouvoir avait été offert à l'opinion libérale, je l'ai déclaré au sein d'une assemblée, de mon parti, je n'aurais pas accepté. Mais, au mois de novembre 1857, plus de six mois après, alors que le pays avait été appelé à procéder, dans le calme le plus parfait, à des élections communales, les hommes qui vous représentaient alors au pouvoir ont jugé que le pays s'était prononcé contre eux. Ils ont offert spontanément leur démission.

Il n'y avait, à cette époque, aucune agitation dans le pays. Il n'y avait eu d'autre manifestation que celle du corps électoral et nous n'étions pas d'accord sur les conséquences avec les ministres démissionnaires.

Appelés à nous prononcer, en présence de démissions volontaires, qu'avons-nous fait ? L'honorable M. Rogier qu'a-t-il fait, appelé par le Roi ? Il a dit : Nous ne comprenons rien à la situation ; nous ne voyons pas de motif de prendre le pouvoir en ce moment.

Le cabinet est en pleine possession de la majorité ; il peut continuer à gouverner ; il nous serait impossible d'arriver autrement que par une dissolution. Soumettez donc la question aux ministres, demandez-leur s'ils persévèrent dans l'intention d'abdiquer le pouvoir.

(page 98) Et c'est après que cette question leur avait été soumise et qu'ils l'avaient résolue affirmativement que nous avons dû, en acquit d'un devoir impérieux, prendre le pouvoir qui était abandonné.

Arrière donc ces injures que vous avez répétées sans cesse et qui reposent encore sur une contre-vérité !

On ose dire qu'en ce moment, au milieu de l'agitation qui se manifeste dans le pays, ce qui nous préoccupe surtout, c'est la question de savoir si nous succéderons au ministère qui est assis sur ces bancs. Je sais que vous avez un public crédule à qui vous pouvez persuader bien des choses que vous inventez. (Interruption.) C'est à croire que la génération de crétins qui a été prédite est maintenant arrivée. (Interruption.) Quel est l'homme sensé sur nos bancs qui puisse croire que si le ministère actuel est renversé, c'est à gauche que l'on trouvera ses héritiers ? Qui peut dire, quel homme sensé peut dire : C'est à la gauche que le pouvoir appartient !

Vous avez une majorité considérable, majorité dans cette Chambre, majorité au Sénat. Les hommes qui sont au banc ministériel sont-ils les seuls qui puissent occuper le pouvoir ? Ils ont commis de graves fautes et nombreuses, et je n'ai pas attendu l'heure présente pour le dire. Je l'ai dit, il y a plus d'un an, peu après leur avènement. Je leur ai dit : Vous êtes constitués de telle sorte que vous ne pouvez convenablement, après les actes que vous avez posés, diriger les affaires du pays ; dans l'intérêt même de votre parti, vous deviez vous retirer, je l'ai dit, il y a un an.

J'ai dit que le ministère qui avait, à cette époque, commis la faute grave, irréparable, qui a causé un mal profond et dangereux, de donner des décorations aux agitateurs anversois, que ce ministère qui avait commis la faute, qu'il vient de porter au centuple en donnant à un administrateur de la société Langrand une haute position, devait se retirer ; qu'il devait céder la place à d'autres de leurs amis non compromis comme eux.

Eh bien, ce langage, on a malheureusement été contraint de le faire entendre aujourd'hui. Que d'autres hommes prennent le pouvoir, que le gouvernement soit dégagé de deux éléments qui le minent et le ruinent ; que l'on ne puisse plus dire désormais que le ministère est la représentation de la maison Langrand et de la maison anversoise. Voilà le mal ; il est là, pas ailleurs.

C'est là, messieurs, le vice de la situation, et si vous n'y prenez garde, si vous n'avisez vous-mêmes, il sera permanent, au détriment de votre parti, au détriment du pays.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Ce n'est pas la rue qui doit destituer un gouvernement. (Interruption.)

M. Frère-Orban. - Vous avez en cela parfaitement raison. Il est regrettable au plus haut point que vous ayez amené les choses à cette extrémité.

Je regretterai amèrement toute ma vie que, par des actes insensés, le pouvoir ait été exposé dans vos mains à subir une telle situation.

Mais vous vous êtes condamné vous-même. Vous avez rétracté l'acte que vous aviez posé. Vous avez cru échapper à l'orage ; vous n'aurez fait que constater votre faute et vous avez cédé devant les manifestations auxquelles vous prétendez résister.

Messieurs, il est un regret que je dois exprimer, regret bien sincère, c'est d'avoir été entraîné dans cette discussion. Dans la situation où nous sommes, je m'étais imposé la loi du silence ; il a fallu les indignes provocations qui ont été tolérées sous prétexte de discussion du budget de la guerre, pour m'obliger à parler.

M. le président. - M. Frère semble m'adresser un reproche, parce je n'ai pas arrêté M. Coomans pendant le discours qu'il a prononcé tout à l'heure. J'ai, messieurs, rappelé l'honorable M. Coomans à la discussion du budget de la guerre, mais l'attention que toute la Chambre a continué à prêter à sa parole m'a fait croire que je me conformais au désir de la Chambre en n'insistant pas.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, je vais au-devant de l'interpellation de l'honorable M. Orts, en répondant à quelques phrases qui viennent d'être prononcées par l'honorable M. Frère.

L'honorable M. De Decker a donné spontanément sa démission de gouverneur de la province de Limbourg. J'affirme qu'elle n'a pas été provoquée par le gouvernement (interruption) ; le gouvernement n'a fait aucune démarche pour obtenir sa démission.

Les personnes qui connaissent M. De Decker apprécieront parfaitement le sentiment de délicatesse auquel il a cru devoir céder, après toutes les accusations dont il a été l'objet

Lorsque l'honorable M. De Decker a été désigné pour le gouvernement provincial du Limbourg1, il m'a tenu à peu près ce langage : « Je crois être connu dans le pays, je crois être estimé de mes adversaires comme de mes amis, et j'accepte cette position, parce que je suis convaincu qu'elle ne donnera lieu à aucun reproche, de quelque part que ce soit. » C'était là la conviction de M. De Decker, et vous avez le devoir de la respecter ; car tous ceux qui l'ont connu lui ont toujours rendu ce témoignage, que c'est un homme d'honneur et de probité.

M. De Decker, il est vrai, a été enveloppé dans des affaires malheureuses ; il s'est retrouvé dans une position humble et modeste, mais en conservant toujours l'honneur de son nom et l'estime de ses amis.

Dans tout ce que je connaissais de la conduite de M. De Decker (et l'on n'a pas établi le contraire jusqu'aujourd'hui), il n'y avait absolument rien qui fût de nature à atteindre son honneur. Lorsque sje avais qu'après une instruction très longue, il n'avait pas été question un moment de le mettre en prévention ; lorsque je savais que M. De Decker était sorti de ses affaires avec l'estime de tous ceux qui le connaissaient le mieux, pourquoi aurais-je écarté le souvenir de l'homme politique, le souvenir des services administratifs qu'il avait tendus ? Il est peu de ministres placés au département de l'intérieur qui y aient laissé des traces aussi honorables que M. De Decker.

C'est en présence de ces titres que j'ai proposé au Roi la nomination de M. De Decker comme gouverneur du Limbourg ; et lorsque M. De Decker m'a fait part de sa démission, ç'a été exactement dans les mêmes termes dont il s'était servi pour accepter cette position.

La lettre de M. De Decker a été imprimée par les journaux, je ne crois pas devoir la relire ici. Mais qu'il me soit permis de le dire encore une fois : on est bien impitoyable pour des hommes qu'au fond de la conscience on est encore contraint à estimer. Je suis convaincu que si je formais dans cette Chambre un jury d'honneur, si je demandais aux membres de l'opposition d'y prendre place, la plupart (et je parle surtout ici de ceux qui ont siégé avec M. De Decker) la plupart, dis-je, déclareraient qu'aujourd'hui encore il est un honnête homme.

M. Bara. -Vous voulez donc recommencer ce débat ?

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Non, mais je tiens à faire remarquer que mon langage est net et sincère et qu'après avoir pris la parole dans cette enceinte pour défendre M. De Decker, ce n'est pas moi qui ai songé à lui imposer sa démission.

Je regrette pour M. De Decker ce débat ; je suis convaincu que dans un temps peu éloigné on lui rendra justice. Mais s'il a quitté sa position, c'est, chose bien triste à dire, parce qu'il sait trop que lorsqu'on occupe le pouvoir, on est en butte à des rancunes profondes et à des haines impitoyables.

M. De Decker, redevenu simple citoyen, trouvera sans doute plus de justice, et j'espère que les honorables membres de cette Chambre voudront, bien aussi me rendre cette justice, qu'en proposant au Roi la nomination de M. De Decker, je l'ai considéré comme un honnête homme, et un excellent fonctionnaire, et qu'en acceptant sa démission, loin de le blâmer, loin de le considérer comme un coupable, je n'ai vu dans sa détermination même que l'expression d'un nouveau sentiment de délicatesse.

M. Orts. - J'avais annoncé qu'après la clôture du débat spécial sur le budget de la guerre, j'amènerais par une interpellation le débat dans lequel vient d'entrer tout directement M. le ministre de l'intérieur. Je le suis sur ce terrain et je viens, non plus l'interroger, mais répondre aux explications qu'il a données concernant la démission de M. De Decker.

Et d'abord, je n'ajouterai que quelques mots aux paroles éloquentes prononcées par mon honorable ami M. Van Humbeeck et ensuite par l'honorable M. Frère-Orban à propos du mobile qui, d'après certains orateurs de la droite, déterminerait la conduite de l'opposition dans cette affaire.

Lorsque des hommes qui auraient autant de droit que l'honorable M. Van Humbeeck à accepter le pouvoir, s'il lui était un jour offert, lorsque des hommes qui ont aussi glorieusement tenu le pouvoir que MM. Frère-Orban et Bara vous déclarent que, dans la situation actuelle, ils n'accepteraient pas ce que vous leur reprochez de convoiter, tout est dit, reprenez votre accusation. Quant à moi, j'éprouve une répugnance énorme à mêler ma mince personnalité à de semblables questions.

Je ne dirai qu'un mot. Ma carrière parlementaire compte aujourd'hui vingt-trois ans passés dans cette Chambre sans interruption. Plus d'une fois à l'âge où la séduction du pouvoir est grande pour ceux qui ne l'ont pas exercé et qui ne l'ont jamais espéré, à cette époque et plus tard, plus d'une fois des mains amies m'ont tendu ces portefeuilles que vous me reprochez aujourd'hui de convoiter ; des voix amies m'ont demandé ma collaboration comme un service personnel.

Mais, persuadé que mes amis trouveraient des hommes plus capables (page 99) que moi pour diriger les affaires du pays, je crus pouvoir satisfaire mes goûts et je refusai.

Vous reprochez ensuite à cette interpellation, à ce débat de provoquer l'affaissement de nos institutions, d'être l'obéissance à des protestations illégales dont vous nous accusez très directement d'être les complices et quelquefois même les fauteurs. Ce n'est pas pour donner raison aux cris du dehors menaçant le respect de nos institutions, que je me plains de la nomination de M. De Decker, que je me plains de ce que le ministre qui a signé sa démission n'ait pas cru devoir faire vis-à-vis de lui-même ce qu'il a fait vis-à-vis de son subordonné.

C'est au nom du respect de nos institutions que j'élève la voix. En caractérisant ainsi cet acte, je n'entends pas davantage m'imposer le pénible devoir de juger la personnalité de M. De Decker. Je la tiens en dehors du débat : juger n'est pas notre droit.

La démission de M. De Decker proposée à la signature royale par le même ministre qui avait proposé et contresigné sa nomination, c'est pour moi, dans la circonstance où elle s’est produite, l'affaissement du respect de nos institutions. Je dois protester et je proteste.

Croit-on qu'après avoir dû reconnaître, à quelques semaines d'intervalle, qu'on a en tort de proposer à la Couronne d'élever un homme à la plus haute position du pays, après celle de ministre,, croit-on qu'on n'a pas compromis le prestige du pouvoir ministériel et un autre prestige encore ?

Quand le ministre qui a proposé un homme au choix du Roi vient plus tard lui proposer d'accepter sa démission, alors même qu'il ne se serait rien passé dans l'intervalle, une semblable faiblesse, un pareil aveu, une telle palinodie, ne compromet pas seulement la dignité de la signature ministérielle ; une. autre signature encore se trouve compromise en même temps.

Et, messieurs, vous qui êtes actuellement les dépositaires du pouvoir parlementaire, du pouvoir législatif, croyez-vous qu'en présence des actes posés par M. le ministre de l'intérieur, vous sortiez intacts de ce débat ? Si M. le ministre, reconnaissant qu'il avait commis une faute en nommant M. De Decker, jugeait qu'il devait accepter sa démission, il devait au moins s'abstenir, pour sauver sa situation personnelle, de faire approuver cette nomination par la majorité parlementaire à l'unanimité.

Là le cabinet ne s'est plus compromis seul. Il a compromis avec lui le pouvoir législatif et son prestige, le plus précieux des grands intérêts engagés dans le débat. Le cabinet ne devait pas se compromettre-lui-même en rapportant la nomination de M. De Decker, deux jours après avoir fait ici sa plus éloquente apologie ; sans doute ; mais il ne devait pas surtout abaisser l'autorité de la Chambre.

Et qu'on ne dise pas, pour sauver la situation, que la démission de M. De Decker est son œuvre exclusive. Monsieur le ministre, vous oubliez que les hommes qui, comme M. De Decker, se sont occupés des affaires du pays et acceptent de venir y reprendre une part considérable, ne sont pas seuls juges de ce que doit leur personnalité. M. De Decker ne pouvait ignorer que sa nomination serait critiquée ; vous le saviez comme lui ; vous en aviez, vous deviez en avoir la conviction commune.

Ni M. De Decker, ni vous, n'avez pu ne pas prévoir les réclamations que cette nomination aurait soulevées ; sinon cette faute, cette maladresse serait quelque chose de pis encore au point de vue du prestige du pouvoir en Belgique et de nos institutions ; ce serait un véritable enfantillage.

Je comprends que l'honorable ministre de l'intérieur ait cependant reconnu qu'il avait eu tort. Je comprends qu'après avoir obtenu une absolution à l'unanimité de sa majorité, il ait cru devoir satisfaire les réclamations de l'opinion publique.

Mais alors ce n'est pas M. De Decker seul qu'il fallait sacrifier. La main qui avait reçu n'était pas plus coupable que celle qui avait donné.

Et vous vous étonnez maintenant que nous ayons exprimé notre surprise douloureuse en même temps que notre surprise désintéressée à l'égard de pareils actes.

Messieurs, si nous ne cédions pas au cri de notre conscience, à l'énergie avec laquelle s'impose ce devoir, nous n'en parlerions pas. Si nous ne nous occupions que de convoitises politiques, si nous ne nous occupions que de redevenir, par des moyens quelconques, majorité et de gouverner le pays, demanderions-nous qu'on prenne sur vos bancs d'autres hommes auxquels on ne puisse faire les reproches que l'on fait à ceux-ci ? Mais nous ne demanderions pas mieux que de les conserver jusqu'au mois de juin. (Interruption.)

Il est avant tout une chose qui nous préoccupe. Ce qui nous préoccupe, c'est que le pouvoir en Belgique, quelle que soit l'opinion qui en dispose, soit tenu, d'une main ferme et digne.

Nous vous demandons, messieurs de la majorité, de comprendre cela comme nous et d'apporter pour soutenir ce pouvoir, trop lourd pour ceux qui le tiennent, des mains fermes et dignes.

Et quand nous vous demandons de choisir ces hommes sur vos bancs, ce serait réellement quelques chose de déplorable de voir un grand parti comme le parti conservateur, en présence d'actes que désavouent ceux mêmes qui les ont accomplis, de voir ce grand parti impuissant à trouver en lui de quoi donner au pouvoir ce qui lui manque.

Songez, messieurs, à votre devoir de majorité et, quelque suspect que puisse paraître le conseil que vous donne un adversaire politique croyez-en quelqu'un qui, en définitive, n'a dit que sa pensée, que vous connaissez depuis longtemps : faites que le pouvoir soit digne, faites que le pouvoir soit ferme, faites qu'on le respecte aujourd'hui et toujours : vous pourrez rester nos adversaires, mais vous ne serez jamais nos ennemis et nous serons heureux, quand le mouvement de l'opinion publique vous aura amenés là où vous êtes aujourd'hui, de vous avoir en face de nous pour le combat.

M. Rogier. - J'ai assisté silencieux aux débats qui nous occupent depuis plusieurs jours. Je n'éprouvais pas le désir d'y prendre part et je ne me sentais pas non plus assez de modération d'esprit pour relever les actes qui ont été signalés et les paroles qui ont été prononcées.

Je tâcherai cependant de rester modéré et je commence par dire que si c'est avec un grand regret que j'ai constaté les démonstrations aux abords de la Chambre, c'est une calomnie que je repousse au nom de mes amis et au mien que d'imputer aux provocations de la gauche parlementaire les manifestations du dehors.

Ces manifestations sont toutes spontanées, et il est misérable de venir reprocher à d'honnêtes gens, à d'anciens ministres, d'être mus par je ne sais quelle ambition et de remuer les passions populaires pour ressaisir le pouvoir. Ceci ressemble fort à une calomnie.

C'était aussi une calomnie, ancienne déjà et qu'on vient de renouveler, quand on reprochait au ministère de 1857 d'être arrivé au pouvoir à l'aide d'une émeute populaire. Cela n'est pas vrai. L'honorable M. Frère vient de vous rappeler, et nous l'avons répété dix fois, dans quelles circonstances le pouvoir a passé dans les mains des libéraux en 1857. C'est au mois de mai que les démonstrations extérieures avaient eu lieu ; c'est au mois d'octobre, après les démonstrations légales, régulières, de l'opinion publique dans les élections municipales, que le cabinet d'alors a cru devoir donner sa démission.

Y a-t-il eu empressement de la part de la gauche à ressaisir le pouvoir ? Eh non ! le Roi, qui voulut bien me faire l'honneur de m'appeler auprès de lui, reçut de moi le conseil, après que j'en eus conféré avec mes amis politiques, de maintenir le cabinet.

Nous exposâmes au Roi que le cabinet n'était pas en position de se retirer, qu'il n'avait pas le droit de se retirer, que le moment n'était pas venu pour lui de le faire ; qu'il possédait une grande majorité dans la Chambre.

Nous conseillâmes au Roi de s'adresser de nouveau au ministère démissionnaire, de l'engager à garder le pouvoir, ou à le céder à des membres de la majorité.

Les ministres reculèrent, ils persévérèrent dans leur résolution.

Nous ne pouvions abandonner la Couronne ; nous ne pouvions laisser le pays sans gouvernement.

Mais comme la majorité dans la Chambre était catholique, la dissolution était la conséquence nécessaire de notre entrée au pouvoir. Eh bien, cette dissolution nécessaire, et toute constitutionnelle a été dénoncée comme un coup d'Etat.

Voilà la justice de l'opposition d'alors et voilà la justice de l'opposition d'aujourd'hui, représentée par l'honorable M. Coomans qui a l'honneur, à ce qu'il paraît, d'être l'organe de la droite.

Messieurs, qui songeait, il y a deux mois à peine, aux débats dont nous sommes témoins ? Qui a provoqué cette émotion dans la Chambre et au dehors ?

Longtemps avant l'ouverture de la session, on disait qu'il n'y aurait pas de discours du trône, qu'on allait entamer immédiatement les affaires administratives et les questions pratiques qui sont depuis longtemps à l'ordre du jour. J'étais à l'étranger lorsque j'ai lu au Moniteur (et j'ai pu à peine en croire mes yeux) qu'un ancien membre de cette Chambre, ancien ministre, venait d'être nommé gouverneur de province.

Je trouvai cette nomination bien inopportune, bien imprudente. Je dis en passant qu'on m'a appris que M. le ministre de l'intérieur se serait appuyé de mon opinion approbative pour justifier cette nomination.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Vous m'ayez déjà fait cette observation il y a quelques jours et je vous ai répondu alors.

(page 100) M. Rogier. - Je tenais à la renouveler publiquement, parce que l'assertion de M. le ministre a été rendue en quelque sorte publique.

J'ai toujours eu et j'ai même encore pour l'honorable M. De Decker des sympathies. Je me souviens qu'il a eu le courage de résister à son propre parti et de lui dire des vérités assez dures.

Si tous les ministres qui représentent l'opinion catholique au pouvoir avaient eu l'indépendance de l'honorable M. De Decker, le parti catholique aurait aujourd'hui plus de consistance, plus d'autorité qu'il n'en possède.

M. De Decker comprenait alors les devoirs de sa position ; il n'obéissait pas aveuglément aux exigences exagérées de son parti, et le langage qu'il tenait alors serait dénoncé aujourd'hui comme le langage de l'émeute,

Aussi, messieurs, a-t-on conservé dans le parti catholique des rancunes qui n'existent pas au même degré, si j'en juge par moi-même, au sein même de l'opinion libérale. (Interruption.)

Evidemment je ne m'occupe que de l'homme politique ; je me tiens sur le terrain politique. Eh bien, à ce point de vue, il m'eût été pénible d'émettre un vote qui ait pu être de nature à atteindre l'honorabilité de l'ancien ministre.

Mais, messieurs, une chose que je m'explique moins encore que sa nomination, c'est la manière dont la démission du gouverneur a été acceptée par le ministre. Comment, il y a parmi vous un homme des plus honorables à vos yeux, pour lequel vous avez, dites-vous, la plus grande considération ; cet homme, vous lui faites l'honneur d'une apologie complète il y a quelques jours ; vous le défendiez sous toutes les formes ; vous le placiez à une grande hauteur ; vous défendiez cet acte avec énergie ; vous disiez que votre dignité vous commandait de le maintenir ; et, trois jours après, nous voyons paraître au Moniteur l'arrêté qui accepte la démission de cet homme ! Les convenances, la justice, la dignité exigeaient au moins que vous fissiez résistance à sa démission.

La lettre de M. De Decker est du 25 et la démission acceptée est du 26 ; il n'y a pas eu 24 heures de répit ; vite on s'est dépêché de prendre M. De Decker au mot sans s'inquiéter de savoir si l'on ne compromettait pas aussi la dignité de M. De Decker et celle du gouvernement et la majorité parlementaire qui l'avait soutenu. La même main qui avait signé, il y a six semaines à peine, la nomination a signé la destitution.

M. Bouvier. - On croyait sauver la situation.

M. Rogier. - Eh bien, je ne puis admettre pareille conduite.

Ce n'est pas un sentiment d'animosité qui m'inspire contre le ministère, je crois qu'il n'a pas trop à se plaindre des violences de mon opposition et j'aime à croire qu'il ne me range pas parmi les ambitieux qui seraient, à ce qu'il dit, tentés de prendre sa place.

Mais ayant eu l'honneur d'être ministre à plusieurs reprises, ayant fait partie du gouvernement depuis de longues années, tenant, aujourd'hui que je suis dans l'opposition, à rester gouvernemental, c'est au nom des principes gouvernementaux que je blâme formellement le dernier acte qui a été posé par le ministère.

Comment ! l'honorable ministre des finances nous déclare avec une grande fermeté que les ministres sont sur leurs bancs de par la majorité et de par la volonté royale et que ce ne sont pas les cris de l'opposition qui l'en feront descendre. J'ai cru que les ministres prenaient sérieusement fait et cause avec la majorité pour lez gouverneurs attaqués par l'opposition ; j'ai cru que les gouverneurs nommés et préconisés par eux faisaient partie de l'ensemble du gouvernement. Pas du tout. Ce gouvernement inébranlable devant l'opposition parlementaire, impassible devant l'émeule, prêt à la comprimer au besoin par les moyens qu'il se réserve, le voilà tout à coup qu'il cède.

Le désir de M. De Decker de se retirer, je puis le comprendre jusqu'à un certain point ; mais ce que je ne comprends pas, c'est l'adhésion immédiate donnée par le gouvernement à sa détermination. M. De Decker a cru devoir agir comme il l'a fait, en admettant qu'il ait pris l'initiative.

Je n'examine pas s'il a poussé trop loin la susceptibilité ; mais le gouvernement devait être susceptible pour lui ; en acceptant hic et nunc la démission de M. De Decker, le gouvernement a fait preuve d'une grande faiblesse, pour ne rien dire de plus. Si je voulais me livrer à des suppositions, je dirais qu'il y a peut-être eu pour la droite quelque chose qui ne déplaisait pas dans l'aventure du gouverneur du Limbourg. On a dû certainement conserver des rancunes contre cet ancien ministre de l'intérieur, libre penseur, qui osait parler du souffle d'intolérance qui avait passé sur la Belgique, qui osait critiquer les leçons données dans certaines livres et l'instruction donnée dans certains établissements, en prédisant à son parti qu'il deviendrait un parti de crétins, si cela continuait.

Ce sont là des aspérités de langage qu'on a gardées sur le cœur, Peut-être n'a-t-on pas été fâché de la mésaventure qui arrive au ministre gouverneur.

La preuve, messieurs, qu'il existe de ces rancunes dans vos rangs, c’est votre attitude pendant la discussion.

Comment ! voilà un de vos amis, un de vos chefs, je dirai si l'on veut une de vos gloires, qui se trouve attaqué de la manière la plus vive, pour des faits fort regrettables et pas un seul de vous ne prend la parole pour répondre aux accusations dont il est l'objet. Pas un seul membre de la droite n'a pris sur lui de défendre cet homme.

Je crois que c'est surtout cette attitude de la droite qui a blessé le cœur de M. De Decker. Ce silence de la droite m'a tellement impressionné que j'ai été sur le point, moi, de prendre la parole pour dire quelque chose en sa faveur. (Interruption.) Véritablement, je pensais qu'il devait se trouver dans vos rangs trois ou quatre amis au moins qui devaient prendre la parole et qui se taisent en ce moment. (Interruption.) Je ne sais pas s'il dort, M. Dumortier. (Interruption.). Pas un membre de la droite n'a donc défendu M. De Decker. Je pense que c'est surtout ce silence qui a dû lui peser ; il a été, je suppose, peu sensible à l'éloge académique que M. le ministre de l'intérieur lui a adressé, sauf à le frapper le lendemain d'une révocation plus ou moins brutale.

La discussion du budget de la guerre étant à l'ordre du jour, je dirai en quelques mots comment je comprends la proposition de l'honorable M. Van Humbeeck.

Il paraît que, dans cette question militaire comme dans beaucoup d'autres questions, l'unité de vues n'existe pas au sein du cabinet. Je ne sais pas s'il y a eu accord au sein du cabinet pour faire la nomination de M. De Decker et pour accepter sa démission dans les vingt-quatre heures. Je ne suis pas dans les secrets du cabinet.

Mais enfin sur cette question militaire nous constatons un différend. Jusqu'à présent les collègues de M. le ministre de la guerre ne semblent pas d'accord entre eux ni avec lui. Et pour savoir s'ils pourront établir cet accord, que font-ils, à ce que nous a dit un ministre ? Ils remettent le rapport de M. le ministre de la guerre, où il expose ses vues, à l'avis d'une commission. Et qu'arrivera-t-il si la commission est d'un autre avis que M. le ministre de la guerre ? Ses collègues donneront-ils raison à la commission, et le ministre de la guerre sera-t-il condamné ? Si, au contraire, la commission est du même avis que M. le ministre de la guerre, ses collègues lui donneront-ils raison ?

L'opinion du ministre de la guerre en matière militaire était un préalable essentiel sur lequel il eût été bien nécessaire que le cabinet se mît d'accord avant d'appeler M. le général Guillaume dans son sein. (Interruption.)

Pour le dire en passant, je trouve qu'on remue beaucoup trop cette question de réorganisation. Nous avons une organisation de l'armée, nous avons une organisation de la garde civique. Elles valent ce qu'elles valent, mais sont-elles aussi défectueuses qu'on se plaît à le dire ? Jusqu'ici elles n'ont pas manqué à leur mission.

Mais enfin, puisque la question est soulevée par le gouvernement lui-même, il faut bien qu'on la discute et qu'on la résolve le plus tôt possible.

Mais non ; au lieu de cela, on nous dit : Il y a une commission qui examine ; nous verrons ce qu'elle décide, et nous délibérerons ensuite sur les réformes à introduire.

Ce n'est pas là une conduite de gouvernement, il faut que vous soyez d'accord entre vous sur ce que vous voulez faire.

Vous êtes gouvernements ; vous êtes commission suprême, et après les délibérations des commissions successives, après les discussions parlementaires, vous devez trouver assez de lumières en vous-mêmes pour prendre un parti, pour arrêter un système quelconque sans aller le demander à une nouvelle commission.

Dans cet état de choses, je dois dire que moi, qui ai toujours voté et qui, je crois, voterai le budget de la guerre aussi longtemps que je serai membre de la Chambre, si on ne se lance pas dans des exagérations, je me propose de voter encore le budget de la guerre quand le moment du vote sera venu.

Mais, d'un autre côté, dans la situation d'incertitude où ce budget nous est présenté, dans l'état de désaccord où le cabinet semble se trouver, je ne vois pas d'inconvénient à ajourner le vote définitif du budget de la guerre.

Cela s'est fait, en d'autres circonstances ; on a remis, à diverses époques, la discussion des budgets à deux ou à trois mois.

Que le gouvernement se concerte, que les ministres se mettent d'accord sur un système quelconque et alors nous pourrons aborder le budget de la guerre d'un esprit libre.

(page 101) Quant à moi, tout en me réservant de voter pour le budget de la guerre, je voterai l'ajournement et je crois que tous ceux qui veulent que cette question soit résolue dans le courant de cette session doivent voter l'ajournement et se borner à voter des crédits provisoires.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il m'est impossible de ne pas rentrer dans un incident spécial dont on s'est occupé dans la séance d'aujourd'hui.

L'honorable M. Rogier m'a mis personnellement en cause en m'attribuant une phrase dont je lui ai déjà expliqué le véritable sens. Je n'ai pas dit que l'honorable M. Rogier eût approuvé la nomination de M. De Decker au gouvernement provincial du Limbourg, mais qu'il conservait pour lui ses anciens sentiments d'estime.

L'honorable M. Rogier a parlé tout à l'heure de sympathies. (Interruption.) Il y a peut-être une nuance entre ces deux expressions, mais j'ai toujours cru que l'honorable M. Rogier conservait pour M. De Decker ces sentiments d'estime qui se justifient lorsque l'on croit à la probité d'un homme.

M. Rogier. - Je l'ai traité d'honorable, mais je n'ai jamais fait de confidences à personne.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je suis convaincu que l'honorable M. Rogier, en ce moment même, n'irait pas jusqu'à s'associer à une accusation qui taxerait M. De Decker d'improbité et de manque d'honneur. (Interruption.) Je fais appel à sa loyauté. (Interruption.)

L'honorable M. Rogier a parlé tout à l'heure de mesures brutales, de destitution brutale, et déjà j'ai eu l'honneur de protester contre ce reproche ; j'ai déclaré qu'il n'y avait pas eu de destitution et à plus forte raison de mesures brutales.

Si l'arrêté royal publié dans le Moniteur porte la date du lendemain du jour où a été écrite la lettre de M. De Decker, il n'est pas inutile d'ajouter que M. De Decker s'est rendu lui-même à Bruxelles, qu'il a exprimé le désir que sa démission fût immédiatement acceptée, et le motif en est bien simple. Pourquoi M. De Decker donnait-il sa démission ? C'est qu'il voyait l'agitation naître à l'occasion de sa nomination et qu'il espérait, comme il le disait dans sa lettre, que sa démission aurait un caractère d'apaisement.

Dans cette situation, en présence de cette agitation qui grandissait, il y avait un sentiment d'honneur, un sentiment de délicatesse, aux yeux de M. De Decker, à insister pour que sa démission fût immédiatement agréée, et c'est dans ces termes que j'en ai proposé l'acceptation à la Couronne. Qu'y avait-il donc de si grave à accepter une démission fondée sur des sentiments que j'ai expliqués tout à l'heure ? Etait-ce avouer la culpabilité du fonctionnaire et en même temps celle du ministre qui l'avait nommé ? Pas le moins du monde.

Lorsque dans cette enceinte j'ai pris la défense de M. De Decker, c'était avec conviction, en exprimant toute ma pensée ; et si presque aussitôt après M. De Decker a donné sa démission, c'est qu'il croyait que sa retraite marquerait, je l'ai déjà dit, une période d'apaisement. Avais-je, en présence de ces motifs, le droit de dire à M. De Decker : « Je n'accepte pas votre démission ? » Il n'y a pas un seul membre dans cette Chambre qui ne comprenne parfaitement la ligne de conduite qui m'était tracée.

Et c'est à propos de cette nomination que l'on vient aujourd'hui de nouveau renouveler je ne sais quelles accusations.

L'honorable M. Rogier lui-même, en parlant de l'honorable M. De Decker, disait tout à l'heure que c'était une des gloires de cette tribune. Personne ne niera ses services ; personne ne niera la grande position qu'il a occupée, et quant aux griefs qui sont dirigés contre lui, il n'y en a pas un seul dont le fondement soit établi. J'avais donc le devoir de le considérer comme innocent. (Interruption.)

M. Pirmez. - Ne rentrez pas dans ce débat.

M. le président. - Finissons cet incident.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je crois donc que, ni dans la nomination de l'honorable M. De Decker, ni dans la démission qui a été acceptée, je n'ai démérité de la majorité parlementaire qui jusqu'à présent m'a soutenu.

Mais, répondant à une parole qui a été prononcée aujourd'hui dans cette enceinte, je déclare très expressément que, le jour où cette majorité croira que le portefeuille de l'intérieur peut être confié à de plus dignes mains, ce n'est pas moi qui y ferai obstacle.

L'opinion de la majorité est la règle du gouvernement dans les pays libres. Je serai toujours prêt à m'y soumettre.

M. le président. - Ne pourrait-on vider la question d'ajournement, voter sur cette question et reprendre ensuite l'incident ?

M. Bara. - Pas du tout, M. le président. Je demande la parole.

M. le président. - Vous avez la parole.

M. Orts. - Je prie M. Bara de me laisser dire un mot.

M. Bara. - Volontiers.

M. le président. - Cédez-vous la parole à M. Orts ?

M. Bara. - Pas du tout, M. le président. M. Orts demande simplement à pouvoir dire un mot.

M. Orts. - Je viens d'entendre une réponse à la question que j'avais posée. Cette réponse vient de M. le ministre de l'intérieur. Dans ma manière de voir et dans mon appréciation, après avoir nommé M. De Decker, c'était une faute plus grande encore que d'accepter cette démission. Je crois que le ministre qui a contresigné ces deux actes ne peut pas continuer à occuper le pouvoir et s'exposer à proposer encore à la Couronne demain une nomination qu'il devra défaire dans quinze jours.

M. le ministre de l'intérieur m'a répondu qu'en présence de l'attitude de la majorité, telle n'était pas son appréciation.

Je demande si l'appréciation de M. le ministre de l'intérieur est celle de ses collègues et si, par conséquent, le cabinet croit qu'il est de son devoir de rester ?...

Je constate qu'on ne répond pas.

M. Jacobs, ministre des finances. - Je constate qu'on est d'accord...

- Un membre. - Pour rester ?

M. Jacobs, ministre des finances. - Oui.

M. Orts. - Je constate avec douleur alors que l'on est d'accord pour braver l'opinion publique.

M. Bara. - M. le ministre des finances dit : Nous sommes d'accord pour ne pas nous retirer. Voilà au moins une déclaration. M. d'Anethan n'a pas parlé, mais le chef du cabinet, M. Jacobs, a parlé pour lui. Le gouvernement est donc décidé à rester au pouvoir. Je ne le regrette pas pour mon parti, mais je le regrette pour le pays et pour le parti catholique., Le cabinet aurait dû quitter le pouvoir en même temps que, M. De Decker abandonnait le gouvernement du Limbourg ; la chute de l'un devait entraîner la chute de l'autre. Il y a en politique des règles qu'on ne viole pas impunément.

La conduite du cabinet est incompréhensible, et elle prend le caractère d'un défi à l'opinion publique. Comment ! messieurs, nous avons tous cru que c'était par respect du sentiment public que M. De Decker s'était retiré et que M. le ministre de l'intérieur avait accepté sa démission.

Nous avons tous cru que par cette démission on voulait donner satisfaction aux sentiments d'indignation qui animent la population, nous avons cru que le gouvernement s'inclinait devant l'opinion publique qui ne veut pas, comme gouverneur d'une province, un homme qui a été mêlé aux affaires Langrand.

Il n'en est rien. C'est avec regret que M. le ministre de l'intérieur a signé la démission de M. De Decker. S'il l'avait pu, il eût empêché sa retraite.

Voilà comment le gouvernement se pose vis-à-vis du pays. Songe-t-il à faire quelque chose pour faire taire l'indignation qui l'agite ? Non, il affirme que, si M. De Decker n'avait pas donné sa démission, il l'aurait maintenu en fonctions, lui administrateur des sociétés Langrand !

Eh bien, messieurs, je dis avec l'honorable M. Frère-Orban que cette conduite est insensée. Comment ! vous voulez prétendre encore réhabiliter les affaires Langrand. (Interruption.) Oui, vous voulez les réhabiliter, puisque vous déclarez que vous auriez laissé M. De Decker à la tête de la province de Limbourg, malgré les incidents qui sont nés de l'acte que vous avez posé. Voilà la situation politique qui vous est faite ; vous voulez, malgré l'indignation publique, imposer à l'opinion la réhabilitation des affaires Langrand. Vous n'y parviendrez pas.

M. le ministre de l'intérieur a déduit de ce que M. Rogier, inspiré par un vieux sentiment, a exprimé ses sympathies pour le passé politique de M. De Decker, que mon honorable collègue approuvait sa nomination.

Il n'en est rien.

M. Rogier ne pourrait jamais absoudre ce que nous avons signalé à charge des administrateurs des sociétés Langrand, et jamais il n'a pu entrer dans sa pensée que l'on doit recruter parmi eux les gouverneurs de nos provinces.

Quel que soit le passé de M. De Decker, quelques services qu'il ait rendus, quel que soit son talent, il a commis plus que des fautes, il s'est compromis dans des sociétés véreuses.

(page 102) Il ne s’agit pas de savoir s'il y a dans les affaires Langrand des crimes ou des délits, mais au point de vue moral, ces affaires et ceux qui y ont pris part sont sévèrement blâmés par l'opinion publique. Aussi le gouvernement est-il sans excuse d'avoir nommé M. De Decker, et quand vous lui avez donné sa démission, j'ai cru que vous aviez reconnu la faute que vous aviez commise ; j'ai cru que vous aviez fait amende honorable. Maintenant vous venez dire au pays : C'est tout le contraire, nous nous félicitons de la nomination que nous avions faite, nous en acceptons toute la responsabilité ; nous ne partageons pas l'indignation que cette nomination a soulevée ; nous ne regrettons rien et nous restons au pouvoir.

Eh bien, vous aggravez vos torts, vous vous rendez de plus en plus impossibles et vous mettez un abîme entre le peuple et vous. (Interruption.)

On nous reproche de faire de l'agitation pour prendre le pouvoir.

Mais quand donc est née l'agitation ? Est-ce après la discussion que nous avons eue ici ?

Non, messieurs, l'agitation a commencé le jour même de l'interpellation faite à propos de la nomination de M. De Decker ; l'émotion populaire existait avant même que mon discours eût été publié ; elle s'est produite parce que des pièces accablantes avaient été révélées ; parce que l'on avait lu le dossier Brasseur et d'autres pièces qui compromettent les hommes de votre parti.

Cette émotion est naturelle ; elle est spontanée. Vous parlez d'émeute, mais où est-elle ? On a poussé des cris que je regrette, des cris qui ne sont pas respectueux pour l'assemblée nationale.

Mais n'examinez pas seulement les protestations, pensez aux actes qui les ont provoquées. (Interruption.) Je demande qui est le plus coupable de celui qui blâme un acte mauvais, ou de celui qui le pose, celui qui provoque l'indignation ou celui qui s'y laisse entraîner. Pour moi les coupables ce sont ceux qui ont nommé M. De Decker, ceux qui ont voulu réhabiliter les affaires Langrand. (Interruption.)

Quant au parti libéral, il ne songe pas à recueillir le fruit de vos fautes ; c'est à la droite à constituer un cabinet pour remplacer celui qui ne peut plus dignement et utilement faire les affaires du pays. Si le ministère veut rester quand même au pouvoir, eh bien, je pourrai dire tant mieux pour le parti libéral, mais je le regretterai pour le pays.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Nous assistons dans cette enceinte à un spectacle réellement affligeant. Les paroles que vient de prononcer M. Bara s'expliqueraient peut-être dans des temps calmes, dans des temps ordinaires, mais à la suite des déplorables incidents qui ont marqué ces derniers jours, je ne puis m'empêcher d'exprimer hautement devant la Chambre le sentiment de regret et de profonde douleur que m'inspire l'attitude prise par M. Bara dans ces débats.

L'honorable M. Frère-Orban a prononcé tout à l'heure une parole que j'ai remarquée. Il disait qu'il s'était imposé la loi du silence dans cette discussion. J'apprécie le sentiment qui l'animait.

En disant qu'il n'y était intervenu qu'à la suite de certaines attaques, il a fait entendre au milieu de son discours quelques regrets et une sorte de blâme de tout ce qui s'était passé dans la rue. Mais M. Bara n'a pas pris cette attitude. Lui, dont le nom est prononcé avec des vivats par les groupes qui stationnent devant la Chambre et circulent dans la capitale ; lui qui est en ce moment-ci le héros de certaines adresses qui lui sont remises par les délégués des associations libérales - manifestations parfaitement légales celles-là, parfaitement légitimes puisqu'elles sont la pratique régulière de nos libres institutions, - M. Bara, dans l'une de vos précédentes séances, a tenu un langage inouï dans l'assemblée nationale d'un pays aussi libre que le nôtre.

Vous vous en souvenez : il a pris à la rue son mot de ralliement pour le porter à la tribune. Nous avons tous entendu répéter par des masses compactes groupées devant le parlement, ce mot : Démission ! démission ! démission ! Eh bien, M. Bara a ramassé ce mot pour le faire retentir à la tribune et il s'est écrié : Le ministère doit donner sa démission.

On a déjà vu des discours parlementaires jeter aux foules de la rue leur mot de ralliement, mais on a rarement, on n'a peut-être jamais vu un membre du parlement d'un pays libre porter à la tribune le mot de l'émeute pour en faire un mot d'ordre et l'inscrire sur son drapeau.

Il y a quelque chose de plus haut dans ce qui se passe aujourd'hui que la question de la nomination et de la démission de M. De Decker, quelque chose de plus grave qu'une question de portefeuille. Admettons pour un instant, si vous le voulez, que le gouvernement ait commis une faute en nommant M. De Decker ; soit. Cette faute n'est-elle pas aujourd'hui réparée ?

L'honorable M. De Decker, cédant à des sentiments de délicatesse, de susceptibilité et d'honneur qui ont toujours été l'apanage de son caractère, a spontanément offert sa démission ; il n'a pas voulu que son nom servît de prétexte à la continuation des agitations dont nous avons été témoins.

La cause a donc disparu, le prétexte n'existe plus. Mais cette démission ne suffit pas ; il en faut une autre, il faut que la démission de M. le ministre de l'intérieur suive...

- Voix à gauche. - Tous ! tous !

M. Cornesse, ministre de la justice. - Oh ! vous devancez ma pensée ; c'est précisément la conséquence que j'allais tirer de ces prémisses et je vous remercie de votre interruption.

La démission de M. le ministre de l'intérieur, que réclamait tout à l'heure l'honorable M. Orts, plus habile en cela que mes interrupteurs... (Interruption.) La démission de M. le ministre de l'intérieur serait suivie de réclamations tendantes à la démission en masse du cabinet. Déjà, l'on dit à la droite : Les hommes qui sont au banc ministériel, qui ont accepté le pouvoir après le14i juin, qui ont fait la dissolution qui a amené l'imposante majorité dans les deux Chambres, ces hommes en qui vous avez placé votre confiance, que vous avez toujours soutenus depuis dix-huit mois, qui n'ont encore subi aucun échec parlementaire, ces hommes sont indignes de rester au pouvoir. Qu'ils s'en aillent, qu'ils abdiquent devant les manifestations de la rue, et que parmi vous se constitue un nouveau cabinet.

Eh bien, messieurs, c'est là une singulière tactique de la part de la gauche. (Interruption.) C'est une injonction qui se formule ici comme l'écho des clameurs du dehors. (Interruption.) Qui ne comprend que, si nous nous retirions, ceux qui nous succéderaient seraient à la première occasion l'objet des mêmes clameurs et des mêmes attaques implacables ? (Interruption.)

Messieurs, ce qui se passe aujourd'hui est un grave échec à nos instituions parlementaires et représentatives. Bruxelles n'est pas toute la Belgique et ne peut aspirer à lui faire la loi. Et ce qu'il y a de désastreux pour mon pays dans ces tristes épisodes, ce qui m'afflige et me désole, ce qui afflige tous les vrais amis de nos institutions, c'est que ce n'est pas la première fois que de pareilles atteintes sont portées à notre régime constitutionnel ; ces excès, ces abus déplorables ne peuvent pas se renouveler impunément : les plus solides institutions finissent par s'user à ce jeu périlleux ; la confiance intérieure disparaît, la désaffection et le découragement s'emparent des hommes d'ordre, et ce qui est non moins grave, la confiance et l'estime dont nous jouissons à l'étranger s'affaiblissent également. (Interruption.) Je vous rends attentifs à ces conséquences...

- Voix à gauche. - A qui la faute ?

M. Cornesse, ministre de la justice. - Il y a quelque chose qui domine votre prétendue moralité publique : c'est le respect de nos institutions, leur pratique sincère et loyale. (Interruption.)

- Voix à gauche. - A l'ordre !

M. Jottrand.—Quand les lois servent à couvrir l'immoralité, ce sont des lois mortes.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, il y a dans notre pays une autre justice que la justice politique, que la justice de la rue.

Il y a une autre justice que celle qui est alimentée et inspirée par les passions et par les haines politiques. C'est la justice régulière, la justice des cours et tribunaux.

Laissez les tribunaux faire leur office et remplir leurs devoirs dans la sphère sereine et impartiale où ils se meuvent. (Interruption.)

Je le déclare bien haut, el tout le monde me rendra cette justice, je ne suis en aucune façon intervenu et je me garderai bien d'intervenir en rien pour peser sur l'instruction qui se poursuit. (Interruption.)

J'ai confiance dans l'esprit d'impartialité et, de justice de la magistrature. Loin de l'entraver dans son action, je suis disposé à la seconder dans l'accomplissement de son devoir.

M. Bara.- Nous discuterons cette question.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Quand vous le voudrez.

M. Bara. - Vous avez fermé le débat.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Je reviens à l'idée que je développais tout à l'heure. Je dis que l'honorable M. Bara donne un triste exemple en ne rappelant pas la rue qui l'acclame, au respect de la majesté parlementaire, au respect de la souveraineté nationale.

Je ne connais rien de plus sacré que le respect de la souveraineté nationale incarnée dans la majorité parlementaire. Nous sommes les élus d'une nation libre et dans un pays comme le nôtre, les manifestations violentes et extra-légales n'ont aucune espèce d'excuse ni de justification.

Je comprends que dans les pays despotiques la foule soit entraînée à (page 103) descendre dans la rue pour secouer le joug qui pèse sur elle ; mais, je le répète, dans un pays aussi libre que le nôtre, les manifestations brutales de la force sous la forme hideuse de l'émeute sont absolument sans excuse et sans justification.

Si nous avons commis des fautes, attendez patiemment l'heure prochaine où nous comparaîtrons devant les électeurs ; attaquez-nous à la tribune comme vous l'avez fait, mais à la condition que les mugissements de la place publique ne viennent pas troubler nos délibérations. (Interruption.)

Agissez par tous les moyens que la liberté met à votre disposition, agissez, comme on l'a toujours et légitimement fait, par des meetings, par vos associations, faites vos adresses, agissez dans votre presse ; mais lorsque le débat descend dans la rue, lorsqu'une foule tumultueuse et égarée veut nous dicter ses lois, tous nous devons être d'accord pour nous donner la main, pour réclamer le respect de nos institutions, tous nous devons être d'accord, sans acception de parti, pour demander, non pas que l'on cède aux clameurs et aux exigences de la rue, mais que force reste à la loi, à la Constitution, au droit, au fonctionnement régulier et normal de nos institutions. (Interruption.)

Voilà, messieurs, le véritable, le seul terrain du débat, voilà la question telle qu'elle s'impose à nous dans les circonstances que nous traversons. Et puisque je suis amené à exprimer devant la Chambre et le pays les sentiments que j'éprouve en ce moment, permettez-moi de rappeler un souvenir de notre histoire. Messieurs, on a cité, c'est l'honorable M. Guillery, je pense, à propos des émeutes de 1857, des paroles du feu roi, du monarque auquel la Belgique doit tant de reconnaissance pour les services rendus à notre jeune nationalité. On a rappelé que le roi Léopold Ier avait dit alors qu'il y a, dans les pays qui s'occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus aisément qu'elle ne s'explique et avec lesquelles il est plus prudent de transiger que de raisonner.

Messieurs, permettez-moi de vous citer à mon tour les paroles que prononçait le même monarque à propos des événements de mai 1857 qui ressemblaient beaucoup à ceux d'aujourd'hui. Alors, comme aujourd'hui, on vit les abords de la Chambre envahis par une foule tumultueuse ; alors, comme aujourd'hui, des membres de la majorité furent hués, sifflés, outragés, les membres de la minorité applaudis, acclamés, portés en quelque sorte en triomphe.

Le Roi avait été lui-même l'objet de manifestations et d'acclamations tendant à le séparer du ministère qu'il s'était choisi et qui avait la confiance de la majorité. Il avait été l'objet d'une bruyante ovation, en venant de Laeken à Bruxelles, pour présider le conseil des ministres. Quel effet avaient produit sur le Roi Léopold Ier ; ces acclamations de la foule ? Il en avait été douloureusement affecté et son historien raconte ainsi et incident :

« Il était irrité, humilié de voir compromettre au dehors la bonne réputation de la Belgique. Le conseil s'étant réuni, il émit l'opinion qu'il fallait arriver sans retard au rétablissement de l'ordre, dût-on recourir à l'état de siège. » (Interruption.)

Ecoutez, ce n'est qu'une page d'histoire que je vous cite en ce moment :

« Je monterai à cheval, s'il le faut, dit-il, pour protéger la représentation nationale, je ne laisserai pas outrager la majorité. » Sa voix, son geste, son regard, tout révélait une indignation profonde. « C'est la mort du régime parlementaire, continua-t-il avec plus de force encore. Vous comprenez cela, messieurs ; vous comprenez qu'aujourd'hui, 28 mai, on a clôturé le régime parlementaire, on a violé la Constitution ; oui, on a violé la Constitution. J'ai tenu mon serment depuis vingt-six ans ; on vient de m'en dégager. Qu'on ne l'oublie pas. »

Je livre ces paroles à vos méditations.

- Des membres - Qui a dit cela ?

M. Cornesse, ministre de la justice. – C’est le roi Léopold Ier.

- Des membres. - Ce n'est pas cela. Qui a écrit cela ?

M. Cornesse, ministre de la justice. - Son historien, M. Th. Juste. (Interruption.)

Ces paroles n'ont jamais été contestées ; nul ne peut les nier. (Nouvelles interruptions.)

M. le président. - Si vous voulez continuer la discussion, faites silence.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Un dernier mot et je termine. Si la rue pouvait peser sur nos délibérations, s'il suffisait que devant l'enceinte du palais de la Nation, une bande vînt pousser des clameurs, outrager la majorité et demander la destitution du ministère, pour que ce ministère abandonnât le pouvoir, pour que cette majorité fût forcée d'abdiquer et de se dissoudre, il n'y aurait plus de gouvernement possible ; c'en serait fait de la Belgique libre et indépendante de 1830.

- Des membres. - Très bien !

- D'autres membres. - La clôture !

-D'autres membres. - A vendredi !

M. le président. - Le vendredi est ordinairement le jour des pétitions. D'après la proposition, on continuerait vendredi ce débat. (Oui ! oui !)

M. Guillery.—Je demande formellement à répondre à M. le ministre de la justice. Les circonstances sont graves. Il ne faut pas que nous quittions cette séance sous le coup de l'accusation d'avoir fomenté l'émeute et de ne pas blâmer des manifestations regrettables.

M. le président. - La Chambre veut-elle entendre M. Guillery ?

- Des membres. - Oui ! Oui !

- D'autres membres. - Non ! A vendredi !

M. Guillery. - Messieurs, comme l'a dit M. le ministre de la justice, nous assistons à un spectacle étrange. Un ministère qui ne se trouve d'accord sur aucune question, un ministre de la guerre ayant son opinion arrêtée, publiant un rapport au nom du gouvernement et un gouvernement déclarant qu'il n'accepte pas ce rapport, que son opinion n'est point fixée.

D'un autre côté, il s'agit de la démission d'un gouverneur, acte politique de la plus haute importance, et M. le ministre de la justice déclare que, quant à lui, il ne fait aucune difficulté de reconnaître que c'était une grande faute.

M. Cornesse, ministre de la justice. - C'est une concession.

M. Bouvier. - C'est un fait que vous avez constaté.

M. Guillery. - M. le ministre de la justice a dit : Je concède que c'est une faute. Voilà un aveu qui n'est pas flatteur pour la majorité qui a déclaré que c'était parfait et qui nous a fermé la bouche tant elle était pressée d'approuver le gouvernement. Elle ne voulait pas même permettre de discuter, tant l'acte était irréprochable.

Il était indiscutable et le ministère qui l'avait posé était infaillible, il devait commander le respect et l'assentiment de tout le monde.

M. le ministre de l'intérieur, en acceptant la démission, reconnaît que la nomination était une faute, car sans cela, il aurait répondu à M. De Decker : Vous êtes trop généreux ; nous n'acceptons pas votre démission ; nous vous maintiendrons tant que nous serons au pouvoir.

Il y avait donc, de la part du ministre qui signait la nomination de M. De Decker, reconnaissance que le vote de la majorité avait été un excès de zèle.

Maintenant, l'honorable ministre de la justice, entraîné par sa loyauté, par sa conscience, entraîné par la force de la logique, a été entraîné à reconnaître que la nomination de M. De Decker était une faute.

Et c'est ce cabinet, composé d'éléments hétérogènes, qui prétend avoir l'autorité nécessaire pour gouverner le pays dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons !

Voilà, messieurs, je vous l'avoue, ce que je ne puis comprendre. On a trouvé un moyen qui n'est pas nouveau, qui a été employé par tous les mauvais gouvernements, c'est de dire à ceux qui se font les interprètes du sentiment public, que ce sont eux qui l'ont créé. C'est, par exemple, de reprocher à l'honorable M. Bara d'être l'auteur des manifestations qui se produisent sur la voie publique, parce que l'honorable M. Bara, agissant loyalement et honnêtement, est venu révéler au pays des scandales sur lesquels le pays devait être édifié. (Interruption.)

- Une voix à gauche. - Oui, une cascade de scandales.

M. Guillery. - On nous accuse de fomenter les émeutes ; non, messieurs, nous ne fomentons pas les émeutes, et s'il dépendait de nous que les manifestations ne se produisissent pas dans la rue, nous les ferions disparaître immédiatement !

Si nous avions assez d'influence sur nos concitoyens pour les empêcher de laisser éclater sur la voie publique l'émotion qui les domine, on ne trouverait plus, au sortir du palais de la Nation, un groupe de cinq personnes réunies. Mais nous manquerions à notre devoir si nous ne disions pas ce que pensent nos commettants. L émotion publique serait d'autant plus vive, elle se produirait avec d'autant plus d'ardeur dans les rues, qu'elle n'aurait pas d'écho dans cette Chambre.

Ce langage qu'on nous reproche de ne pas tenir, que M. le ministre de la justice nous engage à tenir dans les associations libérales et dans les journaux, hier encore je l'ai tenu à l’Association libérale de Bruxelles. J'ai supplié mes concitoyens de ne pas recourir aux manifestations dans la (page 104) rue ; je leur ai dit : « Adressez-vous aux Chambres, rédigez des pétitions ; ayez des réunions, des meetings ; que votre opinion se manifeste hautement, librement et légalement, voila le seul moyen qui soit digne d'un peuple libre. »

Et pourquoi tenons-nous ce langage ? Parce que nous, hommes politiques, nous comprenons la portée des manifestations qui ont lieu dans la rue ; parce que nous, hommes politiques, nous comprenons qu'elles ne peuvent servir la cause de la liberté.

Elles peuvent même quelquefois avoir pour conséquence de maintenir au pouvoir un gouvernement faible, un cabinet incapable de gouverner, un gouvernement qui n'a plus assez d'autorité sur la Chambre et sur le pays pour pouvoir répondre d'une situation.

Vous croyez que l'émotion et l'indignation publiques raisonnent ! vous croyez qu'il dépend de nous de calmer l'émotion qui se traduit dans la rue !

Cela ne dépend de personne aujourd'hui, cela dépend uniquement du ministère. Il peut faire acte de civisme en se retirant et en donnant satisfaction à l'opinion publique. (Interruption à droite.)

Les membres de la droite m'ont hué, lorsque je protestais ici, il y a quelques jours, contre la clôture de la discussion, lorsque, plus soucieux qu'elle-même de sa dignité, je l'adjurais de respecter la liberté de la tribune.

En prononçant la clôture, vous avez montré que, sous la majorité actuelle, les débats ne sont pas libres. Mais cette discussion que vous avez étouffée, elle revient tous les jours, elle se reproduit sous toutes les formes.

Elle se reproduit dans nos débats parce qu'elle est l'expression de l'opinion publique, parce qu'il nous est impossible à nous, représentants, de ne pas parler de ce qui est dans le cœur et dans le cerveau de la nation. Vous aurez beau voter (interruption), nous interrompre, clore les discussions, vous n'empêcherez pas l'opinion publique de se faire jour.

Si les circonstances n'étaient pas aussi graves, je n'aurais pas pris la parole aujourd'hui ; je n'aurais pas demandé mieux que de ne pas prendre part à ce débat, mais j'ai l'intime conviction que la situation est grave, très grave. (Interruption.)

. Messieurs, je ne sais pas de gouvernements qui soient tombés parce qu'ils manquaient d'une majorité dévouée, mais je sais des gouvernements qui sont tombés parce qu'il leur a manqué des avertissements salutaires, des interprètes fidèles de l'opinion publique.

L'honorable ministre des finances disait l'autre jour, en m'interrompant (je n'avais pas saisi l'interruption), qu'on comprimerait l'émotion publique. C'est un mot malheureux qui trahit l'inexpérience de l'homme d'Etat et la témérité du jeune homme.

On ne comprime pas l'émotion publique ; on ne comprime pas les sentiments qui sont au fond de notre cœur.

M. le ministre de la justice vient de citer des paroles tirées de je ne sais quel livre d'histoire et que l'on attribue à un des plus illustres monarques que l'Europe ait connu. Je ne connais pas ce livre et je ne connais de ce monarque que ce qui est public ; je connais une lettre qui est un monument de sagesse, de modération et de respect profond pour l'opinion publique.

Chez un peuple qui s'occupe lui-même de ses affaires, le devoir du souverain est de s'incliner devant la volonté nationale. Voilà le langage que tenait ce monarque, voilà ce que disait Léopold Ier et voilà ce qui lui a valu le respect de l'Europe et du pays.

Ces rois, colonels de cuirassiers, qui montent à cheval pour se jeter, les armes à la main, sur leur peuple, ces rois-là, je ne les connais pas et je déclare que Léopold Ier n'était pas de ces rois-là.

Vous parlez de comprimer l'émotion publique ? Il y a un moyen de comprimer cette émotion, c'est de donner satisfaction aux sentiments les plus loyaux, les plus honnêtes. On ne demande pas à la majorité d'abdiquer le pouvoir, on lui demande de placer au pouvoir des représentants de ses idées, de ses opinions, qui ne soient pas compromis, directement ou indirectement, dans les affaires Langrand.

Un peuple libre, un peuple aussi généreux et aussi loyal en toutes choses que le peuple belge, aussi fidèle, aussi dévoué à ses souverains, qui a tant d'amour et d'affection pour ceux qui lui rendent justice, qui conserve si profondément dans son cœur et dans son âme le sentiment des services qui lui ont été rendus, à ce peuple on n'oppose point des baïonnettes, à ce peuple-là : on parle à son cœur, à son âme, on lui rend justice.

Oh ! croyez-moi, vous qui avez le pouvoir, ce n'est pas en réunissant des troupes à Cortenberg et à Uccle, ce n'est pas en faisant venir les canonniers, les lanciers, l'infanterie à Bruxelles que vous arriverez à vaincre l'opinion publique.

Au nom du pays, au nom de ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, je vous en supplie, ne faites point de pareilles choses. M. le ministre, de la guerre est présent : je m'adresse à son cœur de soldat, à sa loyauté. Ne faites point venir les troupes ; l'administration communale répond de tout ; nous, gardes civiques, nous défendrons l'ordre ; les gardes civiques qui existent de par la Constitution pour sauvegarder la liberté sauront maintenir la tranquillité publique. Mais n'effrayez pas, ne provoquez pas la population. Ne faites point de provocations inutiles et dangereuses ; retirez ces troupes.

Agissez comme ministres, en politique, nous discuterons, nous vous combattrons. Ce sera un débat parlementaire, régulier, honorable pour tout le monde. Mais comme dépositaires du pouvoir, inspirez-vous de la gravité de la situation, pensez à notre pays, à l'avenir de la Belgique, et ne vous exposez pas à verser le sang de nos concitoyens pour une question d'amour-propre, pour une question de portefeuille. N'assumez pas devant l'histoire la responsabilité de maux, de calamités qui seront peut-être irréparables.

- à gauche. - Très bien !

M. le président. - La Chambre a décidé que le débat serait continué vendredi prochain.

- Des membres. - La clôture !

M. Bouvier. - Si l'on demande la clôture, nous réclamons l'appel nominal.

M. le président. - Il faut que la demande de clôture soit faite par dix membres.

M. Coomans. - Sur quoi demande-t-on la clôture ? Si c'est sur les incidents de ce jour, soit ; mais laissons parler chacun sur le budget de la guerre.

M. le président. - Dix membres demandent-ils la clôture ?

Je constate qu'il n'y a pas dix membres qui la demandent.

En conséquence, la discussion est continuée à vendredi. L'ordre du jour portera en premier lieu la suite de l'interpellation de M. Orts, et, en second lieu, la continuation de la discussion du budget de la guerre.

- La séance est levée à 5 heures et demie.